Soumis par Revue Internationale le
Ce troisième article consacré aux luttes révolutionnaires en Allemagne de 1918-1919 ([1]) aborde une des questions les plus délicates du combat prolétarien : les conditions et l’opportunité de l’insurrection. L’expérience allemande, pour négative qu’elle fut, constitue dans ce domaine une très riche source d’enseignements pour les combats révolutionnaires à venir.
En novembre 1918, en se soulevant, la classe ouvrière contraint la bourgeoisie en Allemagne à mettre fin à la guerre. Pour saboter la radicalisation du mouvement et la répétition des “ événements de Russie ”, la classe capitaliste utilise, au sein des luttes le SPD ([2]) comme fer de lance contre la classe ouvrière. Grâce à une politique de sabotage particulièrement habile, le SPD, avec l'aide des syndicats, a tout fait pour saper la force des conseils ouvriers.
Face au développement explosif du mouvement, voyant partout des mutineries de soldats et le passage de ceux-ci du côté des ouvriers en insurrection, il est impossible, à la bourgeoisie, d'envisager une politique de répression immédiate. Elle se doit d'abord d'agir politiquement contre la classe ouvrière pour ensuite obtenir la victoire militaire. Nous avons analysé en détails dans la Revue internationale n° 82 le sabotage politique qu'elle a accompli. Nous voulons aborder ici son action au niveau de l'insurrection ouvrière.
Les préparatifs en vue d'une action militaire sont engagés depuis le premier jour. Ce ne sont pas les partis de droite de la bourgeoisie qui organisent cette répression mais celui qui passe encore pour “ le grand parti du prolétariat ”, le SPD, et cela en étroite collaboration avec l'armée. Ce sont ces “ démocrates ” tant célébrés qui entrent en action comme dernière ligne de défense du capitalisme. Ce sont eux qui se révèlent le rempart le plus efficace du capital. Le SPD commence par mettre systématiquement sur pieds des corps-francs dans la mesure où les unités des troupes régulières infestées par le “ virus des luttes ouvrières ” suivent de moins en moins le gouvernement bourgeois. Ainsi des unités de volontaires, bénéficiant de soldes spéciales, vont servir d'auxiliaires à la répression.
Les provocations militaires des 6 et 24 décembre 1918
Le 6 décembre, juste un mois après le début des luttes, le SPD donne l'ordre à ses sbires d'entrer en force dans les locaux du journal de Spartakus, Die Rote Fahne. K. Liebknecht, R. Luxemburg, quelques autres Spartakistes, mais aussi des membres du Conseil exécutif de Berlin sont arrêtés. Simultanément, les troupes loyales au gouvernement attaquent une manifestation de soldats démobilisés et de déserteurs ; quatorze manifestants sont tués. En réaction plusieurs usines entrent en grève le 7 décembre ; partout des assemblées générales se tiennent dans les usines. Le 8 décembre se produit pour le première fois une manifestation d'ouvriers et de soldats en armes rassemblant plus de 150 000 participants. Dans des villes de la Ruhr, comme à Mülheim, les ouvriers et les soldats arrêtent des patrons de l'industrie.
Face aux provocations du gouvernement les révolutionnaires ne poussent pas à l'insurrection immédiate mais appellent à la mobilisation massive des ouvriers. Les Spartakistes analysent, en effet, que les conditions nécessaires au renversement du gouvernement bourgeois ne sont pas encore réunies notamment au niveau des capacités de la classe ouvrière. ([3])
Le Congrès national des conseils qui se tient à la mi-décembre 1918 illustre cette situation et la bourgeoisie va en tirer profit (voir le dernier article dans la Revue internationale n° 82). Lors de ce Congrès, les délégués décident de soumettre leurs décisions à une Assemblée nationale qu'il faut élire. Simultanément est mis en place un “ Conseil central ” (Zentralrat) composé exclusivement de membres du SPD prétendant parler au nom des conseils d’ouvriers et de soldats d'Allemagne. Après ce congrès la bourgeoisie se rend compte qu'elle peut utiliser immédiatement cette faiblesse politique de la classe ouvrière en déclenchant une seconde provocation militaire : les corps-francs et les troupes gouvernementales passent à l'offensive le 24 décembre. Onze marins et plusieurs soldats sont tués. De nouveau une grande indignation s'élève parmi les ouvriers. Ceux de la “ Société des moteurs Daimler ” et de nombreuses autres usines berlinoises réclament la formation d'une Garde Rouge. Le 25 décembre ont lieu de puissantes manifestations en riposte à cette attaque. Le gouvernement est contraint de reculer. Suite au discrédit grandissant qui frappe l'équipe au pouvoir, l'USPD ([4]), qui en faisait partie jusqu'alors aux côtés du SPD, se retire.
Cependant la bourgeoisie ne lâche pas pied. Elle continue à vouloir procéder au désarmement du prolétariat à Berlin et se prépare à lui porter un coup décisif.
Le SPD appelle au meurtre des communistes
Afin de dresser la population contre le mouvement de la classe ouvrière, le SPD se fait le porte-voix d'une ignoble et puissante campagne de calomnie contre les révolutionnaires et va même jusqu'à appeler au meurtre des Spartakistes : “ Vous voulez la paix ? Alors chacun doit faire en sorte que la tyrannie des gens de Spartakus prenne fin ! Vous voulez la liberté ? Alors mettez les fainéants armés de Liebknecht hors d'état de nuire ! Vous voulez la famine ? Alors suivez Liebknecht ! Vous voulez devenir les esclaves de l'Entente ? Liebknecht s'en occupe ! A bas la dictature des anarchistes de Spartakus ! Seule la violence peut être opposée à la violence brutale de cette bande de criminels ! ” (Tract du conseil municipal du Grand-Berlin du 29 décembre 1918)
“ Les agissements honteux de Liebknecht et de Rosa Luxemburg salissent la révolution et mettent en péril toutes ses conquêtes. Les masses ne doivent plus tolérer une minute de plus que ces tyrans et leurs partisans paralysent ainsi les instances de la République. (...) C'est par le mensonge, la calomnie et la violence qu'ils renverseront et abattront tout obstacle qui osera s'opposer à eux.
Nous avons fait la révolution pour mettre fin à la guerre ! Spartakus veut une nouvelle révolution pour commencer une nouvelle guerre. ” (tract du SPD, janvier 1919)
Fin décembre, le groupe Spartakus quitte l'USPD et s'unit aux IKD ([5]) pour former le KPD. La classe ouvrière dispose ainsi d'un Parti communiste qui est né en plein mouvement et qui, d'emblée, est la cible des attaques du SPD, le principal défenseur du capital.
Pour le KPD c'est l'activité des masses ouvrières les plus larges qui est indispensable pour s'opposer à cette tactique du capital. “ Après la première phase de la révolution, celle de la lutte essentiellement politique, s'ouvre la phase de la lutte renforcée, intensifiée et principalement économique. ” (R. Luxemburg au Congrès de fondation du KPD). Le gouvernement SPD “ ne viendra pas à bout des flammes de la lutte de classe économique. ” (Ibid.) C'est pourquoi le capital, avec le SPD à sa tête, va tout faire pour empêcher tout élargissement des luttes sur ce terrain en provoquant des soulèvements armés prématurés des ouvriers et en les réprimant. Il s'agit, pour lui, dans un premier temps d'affaiblir le mouvement en son centre, à Berlin, pour ensuite s'attaquer au reste de la classe ouvrière.
Le piège de l'insurrection prématurée à Berlin
En janvier la bourgeoisie réorganise les troupes stationnées à Berlin. En tout, elle masse plus de 80 000 soldats autour de la ville dont 10 000 forment des troupes de choc. Au début du mois, elle lance une nouvelle provocation contre les ouvriers afin de les amener à en découdre militairement. Le 4 janvier, en effet, le préfet de police de Berlin, Eichhorn, est démis de ses fonctions par le gouvernement bourgeois. Ceci est aussitôt ressenti comme une agression par la classe ouvrière. Le soir du 4 janvier, les “ hommes de confiance révolutionnaires ” ([6]) se réunissent en une séance à laquelle participent Liebknecht et Pieck au nom du KPD, fondé quelques jours auparavant. Un “ Comité révolutionnaire provisoire ”, qui s'appuie sur le cercle des “ hommes de confiance ”, est créé. Mais dans le même temps le Comité exécutif des conseils de Berlin (Vollzugsrat) et le Comité central (Zentralrat) nommé par le congrès national des conseils -tous deux dominés par le SPD- continuent d'exister et d'agir au sein de la classe.
Le Comité d'action révolutionnaire appelle à un rassemblement de protestation pour le dimanche 5 janvier. Environ 150 000 ouvriers s'y rendent après une manifestation devant la préfecture de police. Le soir du 5 janvier quelques manifestants occupent les locaux du journal du SPD Vorwærts et d'autres maisons d'édition. Ces actions sont probablement suscitées par des agents provocateurs, en tout cas elles se produisent sans que le Comité n'en ait connaissance et sans son approbation.
Mais les conditions pour le renversement du gouvernement ne sont pas réunies et c'est ce que met en évidence le KPD dans un tract au tout début du mois de janvier :
“ Si les ouvriers de Berlin dispersaient aujourd'hui l'Assemblée nationale, s'ils jetaient en prison les Ebert-Scheidemann alors que les ouvriers de la Ruhr, de Haute-Silésie et les ouvriers agricoles des pays de l'est de l'Elbe restent calmes, les capitalistes seraient alors en mesure de soumettre Berlin dés le lendemain en l'affamant. L'offensive de la classe ouvrière contre la bourgeoisie, le combat pour la prise du pouvoir par les conseils d’ouvriers et de soldats doivent être l'oeuvre de l'ensemble du peuple travailleur dans tout le Reich. Seule la lutte des ouvriers des villes et des campagnes en tout lieu et en permanence, s'accélérant et allant croissant, à condition qu'elle se transforme en un flot puissant traversant toute l'Allemagne à grand fracas, seule la vague initiée par les victimes de l'exploitation et de l'oppression, submergeant tout le pays, permettront de faire éclater le gouvernement du capitalisme, de disperser l'Assemblée nationale et d'installer sur leurs ruines le pouvoir de la classe ouvrière qui conduira le prolétariat à la complète victoire dans la lutte ultérieure contre la bourgeoisie. (...)
Ouvriers et ouvrières, soldats et marins ! Convoquez partout des assemblées et éclairez les masses sur le bluff de l'Assemblée nationale. Dans chaque atelier, dans chaque unité de troupe, dans chaque ville, voyez et examinez si votre conseil d’ouvriers et de soldats a vraiment été élu, s'il ne comporte pas en son sein des représentants du système capitaliste, des traîtres à la classe ouvrière comme les hommes de Scheidemann, ou des éléments inconsistants et oscillants comme les Indépendants. Convainquez alors les ouvriers et faites élire des communistes. (...) Là où vous possédez la majorité dans les conseils ouvriers, faites que ces conseils ouvriers établissent immédiatement des liaisons avec les autres conseils ouvriers de la région. (...) Si ce programme est réalisé (...) l'Allemagne de la république des conseils aux côtés de la république des conseils des ouvriers russes entraînera les ouvriers d'Angleterre, de France, d'Italie sous le drapeau de la révolution... ”. Cette analyse montre que le KPD voit clairement que le renversement de la classe capitaliste n'est pas encore possible dans l'immédiat et que l'insurrection n'est pas encore à l'ordre du jour.
Après la gigantesque manifestation de masse du 5 janvier, se tient à nouveau le soir même une séance des “ hommes de confiance ” avec la participation de délégués du KPD et de l'USPD ainsi que de représentants des troupes de la garnison. Marqués par l'impression laissée par la puissante manifestation de la journée, les présents élisent un comité d'action (Aktionsauschuß) comprenant 33 membres à la tête duquel sont placés Ledebour comme président, Scholze pour les “ hommes de confiance révolutionnaires ” et K. Liebknecht pour le KPD. Pour le lendemain 6 janvier la grève générale et une nouvelle manifestation sont décidés.
Le Comité d'action distribue un tract d'appel à l'insurrection avec le mot d'ordre : “ Luttons pour le pouvoir du prolétariat révolutionnaire ! A bas le gouvernement Ebert-Scheidemann ! ”
Des soldats viennent proclamer leur solidarité au Comité d'action. Une délégation de soldats assure qu'elle se mettra du côté de la révolution dès la déclaration de la destitution de l'actuel gouvernement Ebert-Scheidemann. Là-dessus, K. Liebknecht pour le KPD, Scholze pour les “ hommes de confiance révolutionnaires ” signent un décret proclamant cette destitution et la prise en charge des affaires gouvernementales par un comité révolutionnaire. Le 6 janvier, environ 500 000 personnes manifestent dans la rue. Dans tous les quartiers de la ville ont lieu des manifestations et des rassemblements ; les ouvriers du Grand-Berlin réclament des armes. Le KPD exige l'armement du prolétariat et le désarmement des contre-révolutionnaires. Alors que le mot d'ordre “ A bas le gouvernement ! ” a été donné par le Comité d'action, celui-ci ne prend aucune initiative sérieuse pour réaliser cette orientation. Dans les usines, aucune troupe de combat n'est organisée, aucune tentative n'est faite pour prendre en mains les affaires de l'Etat et pour paralyser l'ancien gouvernement. Non seulement le Comité d'action ne possède aucun plan d'action, mais le 6 janvier il est lui même mis en demeure, par des soldats de la marine, de quitter le bâtiment où il siège, ce qu'il fait effectivement !
Les masses d'ouvriers en manifestation attendent des directives dans les rues pendant que les dirigeants siègent désemparés. Alors que la direction du prolétariat demeure dans l'expectative, hésite, ne possède même aucun plan, la gouvernement mené par le SPD, de son côté, se remet rapidement du choc causé par cette première offensive ouvrière. De toutes parts se rassemblent autour de lui des forces qui lui viennent en aide. Le SPD appelle à des grèves et à des manifestations de soutien en faveur du gouvernement. Une campagne acharnée et perfide est lancée contre les communistes : “ Là où règne Spartakus, toute liberté et sécurité individuelle sont abolies. Les périls les plus graves menacent le peuple allemand et en particulier la classe ouvrière allemande. Nous ne voulons pas nous laisser terroriser plus longtemps par ces criminels à l'esprit égaré. L'ordre doit enfin être établi à Berlin et la construction paisible d'une Allemagne révolutionnaire nouvelle doit être garantie. Nous vous convions à cesser le travail en protestation contre les brutalités des bandes spartakistes et à vous rassembler immédiatement devant l'hôtel du gouvernement du Reich. ” (...)
“ Nous ne devons pas trouver le repos tant que l'ordre n'est pas rétabli à Berlin et tant que la jouissance des conquêtes révolutionnaires n'est pas garantie à l'ensemble du peuple allemand. A bas les meurtriers et les criminels ! Vive la république socialiste ! ” (Comité exécutif du SPD, 6 janvier 1919)
La cellule de travail des étudiants berlinois écrit : “ Vous, citoyens, sortez de vos demeures et mettez vous aux côtés des socialistes majoritaires ! La plus grande hâte est nécessaire ! ” (Tract du 7-8 janvier 1919).
De son côté Noske déclare avec cynisme le 11 janvier : “ Le gouvernement du Reich m'a transmis le commandement des soldats républicains. Un ouvrier se trouve donc à la direction des forces de la République socialiste. Vous me connaissez, moi et mon passé dans le Parti. Je me porte garant qu'aucun sang inutile ne sera versé. Je veux assainir, non anéantir. L'unité de la classe ouvrière doit être faite contre Spartakus pour que la démocratie et le socialisme ne sombrent pas. ”
Le Comité central (Zentralrat), “ nommé ” par le Congrès national des conseils et surtout dominé par le SPD, proclame : “ ... une petite minorité aspire à l'instauration d'une tyrannie brutale. Les agissements criminels de bandes armées mettant en danger toutes les conquêtes de la révolution, nous contraignent à conférer les pleins pouvoirs extraordinaires au gouvernement du Reich afin que l'ordre (...) soit enfin rétabli dans Berlin. Toutes les divergences d'opinions doivent s'effacer devant le but (...) de préserver l'ensemble du peuple travailleur d'un nouveau et terrible malheur. Il est du devoir de tous les conseils d'ouvriers et de soldats de nous soutenir dans notre action, nous et le gouvernement du Reich, par tous les moyens (...) ” (Edition spéciale du Vorwærts, 6 janvier 1919).
Ainsi, c'est au nom de la révolution et des intérêts du prolétariat que le SPD (avec ses complices) se prépare à massacrer les révolutionnaires du KPD. C'est avec la plus ignoble duplicité qu'il appelle les conseils à se ranger derrière le gouvernement pour agir contre ce qu'il nomme “ les bandes armées ”. Le SPD fournit même une section militaire qui reçoit des armes dans les casernes et Noske est placé à la tête des troupes de répression : “ Il faut un chien sanglant, je ne recule pas devant cette responsabilité. ”
Dés le 6 janvier se produisent des combats isolés. Tandis que le gouvernement ne cesse de masser des troupes autour de Berlin, le soir du 6, siège l'Exécutif des conseils de Berlin. Celui-ci, dominé par le SPD et l'USPD, propose au Comité d'action révolutionnaire des négociations entre les “ hommes de confiance révolutionnaires ” et le gouvernement, au renversement duquel le Comité révolutionnaire vient justement d'appeler. L’Exécutif des conseils joue le rôle de “ conciliateur ” en proposant de concilier l'inconciliable. Cette attitude déboussole les ouvriers et en particulier les soldats déjà hésitants. C'est ainsi que les marins décident d'adopter une politique de “ neutralité ”. Dans les situations d'affrontement direct entre les classes, toute indécision peut rapidement conduire la classe ouvrière à une perte de confiance dans ses propres capacités et à adopter une attitude de méfiance vis à vis de ses organisations politiques. Le SPD, en jouant cette carte, contribue à affaiblir le prolétariat de façon dramatique. Simultanément, par l'intermédiaire d'agents provocateurs (comme cela sera révélé par la suite), il pousse les ouvriers à l’affrontement. C'est ainsi que le 7 janvier, ceux-ci occupent par la force les locaux de plusieurs journaux.
Face à cette situation, la direction du KPD, contrairement au Comité d'action révolutionnaire, a une position très claire : se basant sur l'analyse de la situation faite au cours de son congrès de fondation, elle considère l'insurrection comme prématurée.
Le 8 janvier Die Rote Fahne écrit : “ Il s'agit aujourd'hui de procéder à la réélection des conseils d’ouvriers et de soldats, de reprendre l'Exécutif des conseils de Berlin sous le mot d'ordre : dehors les Ebert et consorts ! Il s'agit aujourd'hui de tirer les leçons des expériences des huit dernières semaines dans les conseils d’ouvriers et de soldats et d'élire des conseils qui correspondent aux conceptions, aux buts et aux aspirations des masses. Il s'agit en un mot de battre les Ebert-Scheidemann dans ce qui forme les fondements de la révolution, les conseils d'ouvriers et de soldats. Ensuite, mais seulement ensuite, les masses de Berlin et aussi de l'ensemble du Reich auront dans les conseils d’ouvriers et de soldats de véritables organes révolutionnaires qui leur donneront, dans tous les moments décisifs, de véritables dirigeants, de véritables centres pour l'action, pour les luttes et pour la victoire. ”
Les Spartakistes appellent ainsi la classe ouvrière à se renforcer d'abord au niveau des conseils en développant les luttes sur son propre terrain de classe, dans les usines, et en en délogeant les Ebert, Scheidemann et Cie. C'est par l'intensification de sa pression, à travers ses conseils, qu'elle pourra donner une nouvelle impulsion à son mouvement pour ensuite se lancer dans la bataille de la prise du pouvoir politique.
Ce jour même, R. Luxemburg et L. Jogisches critiquent violemment le mot d'ordre de renversement immédiat du gouvernement lancé par le Comité d'action mais aussi et surtout le fait que celui-ci, par son attitude hésitante voire capitularde, se montre incapable de diriger le mouvement de la classe. Ils reprochent plus particulièrement à K. Liebknecht d'agir de sa propre autorité, de se laisser entraîner par son enthousiasme et son impatience au lieu d'en référer à la direction du Parti et de prendre appui sur le programme et les analyses du KPD.
Cette situation montre que ce n'est ni le programme ni les analyses politiques de la situation qui font défaut mais la capacité du parti, en tant qu'organisation, à jouer son rôle de direction politique du prolétariat. Fondé depuis quelques jours seulement, le KPD n'a pas l'influence dans la classe ni encore moins la solidité et la cohésion organisationnelles qu'avait notamment le parti bolchevik un an auparavant en Russie. Cette immaturité du parti communiste en Allemagne est à la base de la dispersion qui existe dans ses rangs, laquelle va peser lourdement et de façon dramatique dans la suite des événements.
Dans la nuit du 8 au 9 janvier, les troupes gouvernementales se lancent à l'assaut. Le Comité d'action qui n'analyse toujours pas correctement le rapport de forces, pousse à agir contre le gouvernement : “ Grève générale ! Aux armes ! Il n'y a pas le choix ! Il faut combattre jusqu'au dernier. ” De nombreux ouvriers suivent l'appel, mais à nouveau, ils attendent des directives précises du Comité. En vain. En effet, rien n'est fait pour organiser les masses, pour provoquer la fraternisation entre les ouvriers révolutionnaires et les soldats... C'est ainsi que les troupes gouvernementales entrent dans Berlin et livrent pendant plusieurs jours de violents combats de rue contre les ouvriers armés. Nombre d'entre eux sont tués et blessés dans des affrontements qui ont lieu, de façon dispersée, dans différents quartiers de Berlin. Le 13 janvier la direction de l'USPD proclame la fin de la grève générale et le 15 janvier Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht sont assassinés par les sbires du régime dirigé par les Social-démocrates ! La campagne criminelle lancée par le SPD sur le thème “ Tuez Liebknecht ! ” se conclut sur un succès de la bourgeoisie. Le KPD est, à ce moment-là, privé de ses plus importants dirigeants.
Alors que le KPD fraîchement fondé a correctement analysé le rapport de forces et a mis en garde contre une insurrection prématurée, produit d'une provocation de l'ennemi, le Comité d'action dominé par les “ hommes de confiance révolutionnaires ” a une appréciation fausse de la situation. C'est falsifier l'histoire que de parler d'une prétendue “ semaine de Spartakus ”. Les Spartakistes se sont au contraire prononcé contre toute précipitation. La rupture de la discipline de parti par Liebknecht et Pieck en est la preuve à contrario. C'est l'attitude précipitée des “ hommes de confiance dés révolutionnaires ”, brûlant d'impatience et en définitive manquant de réflexion, qui est à l'origine de cette défaite sanglante. Le KPD, quant à lui, ne possède pas, à ce moment-là, la force de retenir le mouvement comme les Bolcheviks étaient parvenus à le faire en juillet 1917. Comme l'avouera le social-démocrate Ernst, nouveau Préfet de police qui a remplacé Eichorn démis de ses fonctions : “ Tout succès des gens de Spartakus était dés le départ exclu compte tenu que par nos préparatifs nous les avions contraints à frapper prématurément. Leurs cartes furent découvertes plus tôt qu'ils ne le souhaitaient et c'est pourquoi nous étions en mesure de les combattre. ”
La bourgeoisie, suite à ce succès militaire, comprend immédiatement qu'elle doit accentuer son avantage. Elle lance une vague de répression sanglante où des milliers d'ouvriers berlinois ainsi que de communistes sont assassinés, suppliciés et jetés en prisons. Le meurtre perpétré contre R. Luxemburg et K. Liebknecht n'est pas une exception mais révèle la détermination bestiale de la bourgeoisie à éliminer ses ennemis mortels, les révolutionnaires.
Le 19 janvier, la “ démocratie ” triomphe : les élections à l'Assemblée nationale ont lieu. Sous la pression des luttes ouvrières, le gouvernement a, entre temps, transféré son siège à Weimar. La république de Weimar s'instaure ainsi sur des milliers de cadavres ouvriers
L'insurrection est-elle l'affaire du parti ?
Sur cette question de l'insurrection le KPD s'appuie clairement sur les positions du marxisme et particulièrement sur ce qu'avait écrit Engels après l'expérience des luttes de 1848 :
“ L'insurrection est un art. C'est une équation aux données les plus incertaines, dont les valeurs peuvent changer à tout moment ; les forces de l'adversaire ont de leur côté tous les avantages de l'organisation, de la discipline et de l'autorité ; dés que l'on n'est plus en mesure de s'opposer à elles en position de forte supériorité, on est battu et anéanti. Deuxièmement, dés que l'on s'est engagé sur le chemin de l'insurrection, il faut agir avec la plus grande détermination et passer à l'offensive. La défensive est la mort de toute insurrection armée ; l'issue est perdue avant même de s'être mesuré à l'ennemi. Prends ton adversaire en défaut tant que ses forces sont dispersées ; fais en sorte d'obtenir quotidiennement de nouvelles victoires, si menues soient-elles ; conserve toi la suprématie morale que t'a créée la première victoire du soulèvement ; attire à toi les éléments hésitants qui suivent toujours l'élan le plus fort et se mettent toujours du côté le plus sûr ; contraint tes ennemis à la retraite avant même qu'ils ne soient en mesure de rassembler leurs forces contre toi... ” (Révolution et contre-révolution en Allemagne)
Les spartakistes utilisent la même démarche vis à vis de la question de l'insurrection que Lénine en avril 1917 :
“ Pour réussir, l'insurrection doit s'appuyer non pas sur un complot, non pas sur un parti, mais sur la classe d'avant-garde. Voilà le premier point. L'insurrection doit s'appuyer sur l'élan révolutionnaire du peuple. Voilà le second point. L'insurrection doit surgir à un tournant de l'histoire de la révolution ascendante où l'activité de l'avant-garde du peuple est la plus forte, où les hésitations sont fortes dans les rangs de l'ennemi et faibles dans ceux des amis de la révolution. Voilà le troisième point. Telles sont les trois conditions qui font que, dans la façon de poser la question de l'insurrection, le marxisme se distingue du blanquisme. ” (Lettre au comité central du POSDR, septembre 1917)
Qu'en est-il concrètement en janvier 1919 sur cette question fondamentale ?
L'insurrection s'appuie sur l'élan révolutionnaire de la classe
La position du KPD lors de son congrès de fondation est que la classe n'est pas encore mûre pour l'insurrection. En effet, après le mouvement dominé au départ par les soldats, une nouvelle impulsion provenant des usines, des assemblées et des manifestations est indispensable. C'est la condition pour que la classe acquière, dans son mouvement, plus de force et plus de confiance en elle-même. C'est la condition pour que l'insurrection ne soit pas l'affaire d'une minorité, l'affaire de quelques éléments désespérés et impatients, mais au contraire qu'elle puisse s'appuyer sur “ l'élan révolutionnaire ” de l'immense majorité des ouvriers.
De plus, en janvier, les conseils ouvriers n'exercent pas un réel double pouvoir dans la mesure où le SPD a réussi à les saboter de l'intérieur. Comme nous l'avons présenté dans le dernier numéro, le Congrès national des conseils à la mi-décembre a été une victoire pour la bourgeoisie et malheureusement aucune nouvelle stimulation des conseils ne s'est produite depuis. L'appréciation qu'a le KPD du mouvement de la classe et du rapport de forces est parfaitement lucide et réaliste.
Pour certains, c'est le parti qui prend le pouvoir. Alors, il faut expliquer comment une organisation révolutionnaire, aussi forte soit-elle, pourrait le faire alors que la grande majorité de la classe ouvrière n'a pas encore développé suffisamment sa conscience de classe, hésite et oscille, alors qu'elle n'a pas été capable de se doter de conseils ouvriers suffisamment puissants pour s'opposer au régime bourgeois. Développer une telle position c'est totalement méconnaître les caractéristiques fondamentales de la révolution prolétarienne et de l'insurrection que soulignait en premier Lénine : “ L'insurrection doit s'appuyer non pas sur un parti, mais sur la classe d'avant-garde. ” Même en octobre 1917 les Bolcheviks tenaient particulièrement à ce que ce ne soit pas le parti bolchevik qui prenne le pouvoir mais le Soviet de Pétrograd.
L'insurrection prolétarienne ne peut “ se décréter d'en haut ”. Elle est, au contraire, une action consciente des masses qui doivent auparavant développer leur propre initiative et la maîtrise de leurs luttes. C'est sur cette base que les directives et orientations données par les conseils et le parti seront suivies.
L'insurrection prolétarienne ne peut être un putsch, comme essaient de le faire croire les idéologues bourgeois. Elle est l'oeuvre de l'ensemble de la classe ouvrière. Pour secouer le joug du capitalisme, la seule volonté de quelques-uns, même s'il s'agit des éléments les plus clairs et déterminés de la classe, ne suffit pas. “ (...) le prolétariat insurgé ne peut compter que sur son nombre, sur sa cohésion, sur ses cadres, sur son état-major. ” (Trotsky, Histoire de la Révolution Russe, “ L'art de l'insurrection ”)
Ce degré de maturité n'avait pas été atteint, en janvier, dans la classe ouvrière en Allemagne.
Le rôle des communistes est central
Le KPD est conscient, à ce moment-là, que sa responsabilité essentielle est de pousser au renforcement de la classe ouvrière et en particulier au développement de sa conscience de la même manière que Lénine l'a fait auparavant en Russie dans ses “ Thèses d'Avril ” :
“ Travail de propagande 'et rien de plus', semblerait-il. C'est en réalité un travail révolutionnaire éminemment pratique ; car on ne saurait faire progresser une révolution qui s'est arrêtée, grisée de phrases, et qui 'marque le pas' non point à cause d'obstacles extérieurs, non point à cause de la violence qu'exercerait la bourgeoisie (...), mais à cause de l'aveugle crédulité des masses.
C'est uniquement en combattant cette aveugle crédulité (...) que nous pouvons nous dégager de l'emprise de la phraséologie révolutionnaire déchaînée et stimuler réellement aussi bien la conscience prolétarienne que la conscience des masses, leur initiative audacieuse et décidée (...). ” (Lénine, “ Les tâches du prolétariat dans notre révolution ”, point 7, avril 1917)
Lorsque le point d'ébullition est atteint, le parti doit justement “ au moment opportun surprendre l'insurrection qui monte ”, pour permettre à la classe de passer à l'insurrection au bon moment. Le prolétariat doit sentir “ au dessus de lui une direction perspicace, ferme et audacieuse ” sous la forme du parti. (Trotsky, Histoire de la Révolution Russe, “ L'art de l'insurrection ”)
Mais à la différence des Bolcheviks en juillet 1917, le KPD, en janvier 1919, ne possède pas encore suffisamment de poids pour être en mesure de peser de façon décisive sur le cours des luttes. Il ne suffit pas, en effet, que le parti ait une position juste, encore faut-il qu’il est une influence importante dans la classe. Et ce n'est pas le mouvement insurrectionnel prématuré à Berlin ni encore moins la défaite sanglante qui s'en est suivie qui vont permettre à celle-ci de se développer. La bourgeoisie, au contraire, réussit à affaiblir de façon dramatique l'avant-garde révolutionnaire en éliminant ses meilleurs militants mais également en faisant interdire son principal outil d'intervention dans la classe, Die Rote Fahne. Dans une situation où l'intervention la plus large du parti est absolument indispensable, le KPD se retrouve, pendant des semaines entières, sans pouvoir disposer de son organe de presse.
Le drame des luttes dispersées
Au cours de ses semaines, au niveau international, la classe ouvrière dans plusieurs pays affronte le capital. Alors qu'en Russie l'offensive des troupes blanches contre-révolutionnaires se renforce contre le pouvoir ouvrier, la fin de la guerre entraîne une certaine accalmie sur le front social dans les “ pays vainqueurs ”. En Angleterre et en France il y a une série de grèves, mais les luttes ne prennent pas la même orientation radicale qu'en Russie et en Allemagne. Les luttes en Allemagne et en Europe centrale restent ainsi relativement isolées de celles des autres centres industriels européens. En mars les ouvriers de Hongrie établissent une république des conseils qui est rapidement écrasée dans le sang par les troupes contre-révolutionnaires, grâce, ici encore à l’habile travail de la Social-démocratie locale.
A Berlin, après avoir défait l'insurrection ouvrière, la bourgeoisie poursuit une politique en vue de dissoudre les conseils de soldats et de créer une armée destinée à la guerre civile. Par ailleurs, elle s'attaque au désarmement systématique du prolétariat. Mais la combativité ouvrière continue de s'exprimer un peu partout dans le pays. Le centre de gravité du combat, au cours des mois qui suivent, va se déplacer à travers l'Allemagne. Dans presque toutes les grandes villes vont se produire des affrontements extrêmement violents entre la bourgeoisie et le prolétariat mais malheureusement isolés les uns des autres.
Brême en janvier...
Le 10 janvier, par solidarité avec les ouvriers berlinois, le conseil d’ouvriers et de soldats de Brême proclame l'instauration de la République des conseils. Il décide l'éviction des membres du SPD de son sein, l'armement des ouvriers et le désarmement des éléments contre-révolutionnaires. Il nomme un gouvernement des conseils responsable devant lui. Le 4 février le gouvernement du Reich rassemble des troupes autour de Brême et passe à l'offensive contre la ville insurgée, restée isolée. Le jour même, Brême tombe aux mains des chiens sanglants.
La Ruhr en février...
Dans la Ruhr, la plus grande concentration ouvrière, la combativité n'a cessé de s'exprimer depuis la fin de la guerre. Déjà avant la guerre, il y avait eu, en 1912, une longue vague de grèves. En juillet 1916, en janvier 1917, en janvier 1918, en août 1918 les ouvriers réagissent contre la guerre par d'importants mouvements de luttes. En novembre 1918, les conseils d'ouvriers et de soldats se trouvent pour la plupart sous l'influence du SPD. A partir de janvier et février 1919, de nombreuses grèves sauvages éclatent. Les mineurs en lutte se rendent dans les puits voisins pour élargir et unifier le mouvement. Souvent des oppositions violentes se produisent entre les ouvriers en lutte et les conseils encore dominés, par des membres du SPD. Le KPD intervient :
“ La prise du pouvoir par le prolétariat et l'accomplissement du socialisme ont pour présupposé que la grande majorité du prolétariat s'élève à la volonté d'exercer la dictature. Nous ne pensons pas que ce moment soit déjà arrivé. Nous pensons que le développement des prochaines semaines et des prochains mois fera mûrir dans l’ensemble du prolétariat la conviction que c'est seulement dans sa dictature que réside son salut. Le gouvernement Ebert-Scheidemann épie la moindre occasion pour étouffer dans le sang ce développement. Comme à Berlin, comme à Brême il va tenter d'étouffer isolément les foyers de la révolution, pour ainsi éviter la révolution générale. Le prolétariat a le devoir de faire échouer ces provocations en évitant de s'offrir de plein gré en sacrifice aux bourreaux dans des soulèvements armés. Il s'agit bien plus, jusqu'au moment de la prise du pouvoir, d'élever à son plus haut point l'énergie révolutionnaire des masses grâce aux manifestations, aux rassemblements, à la propagande, à l'agitation et à l'organisation, de gagner les masses dans une proportion de plus en plus importante et de préparer les esprits pour l'heure venue. Surtout il faut partout pousser à la réélection des conseils ouvriers sous le mot d'ordre :
Les Ebert-Scheidemann hors des conseils !
Dehors les bourreaux ! ”
(Appel de la Centrale du KPD du 3 février pour la réélection des conseils ouvriers)
Le 6 février, 109 délégués des conseils siègent et réclament la socialisation des moyens de production. Derrière cette revendication, il y a la reconnaissance croissante par les ouvriers que le contrôle des moyens de production ne doit pas rester aux mains du capital. Mais, tant que le prolétariat ne détient pas le pouvoir politique, tant qu'il n'a pas renversé le gouvernement bourgeois, cette revendication peut se retourner contre lui. Toutes les mesures de socialisation sans disposer du pouvoir politique ne sont pas seulement de la poudre aux yeux mais aussi un moyen que peut utiliser la classe dominante pour étrangler la lutte. C'est ainsi que le SPD promet une loi de socialisation qui prévoit une “ participation ” et un pseudo-contrôle de la classe ouvrière sur l'Etat. “ Les conseils ouvriers sont constitutionnellement reconnus comme représentation d'intérêts et de participation économique et sont ancrés dans la Constitution. Leur élection et leurs prérogatives seront réglementées par une loi spéciale qui prendra effet immédiatement. ”
Il est prévu que les conseils soient transformés en “ comités d'entreprise ” (Betribräte) et qu'ils aient pour fonction de participer au processus économique par la cogestion. Le but premier de cette proposition est de dénaturer les conseils et de les intégrer dans l'Etat. Ils ne sont plus ainsi des organes de double pouvoir contre l'Etat bourgeois mais au contraire servent à la régulation de la production capitaliste. De plus, cette mystification entretient l'illusion d'une transformation immédiate de l'économie dans “ sa propre usine ” et les ouvriers sont ainsi facilement enfermés dans une lutte locale et spécifique au lieu de s'engager dans un mouvement d'extension et d'unification du combat. Cette tactique, utilisée pour la première fois par la bourgeoisie en Allemagne, s'illustre à travers quelques occupations d'usines. Dans les luttes en Italie de 1919-1920 elle sera appliquée par la classe dominante avec grand succès.
A partir du 10 février, les troupes responsables des bains de sang de Brême et de Berlin marchent sur la Ruhr. Les conseils d'ouvriers et de soldats de l'ensemble du bassin décident la grève générale et appellent à la lutte armée contre les corps-francs. De partout s'élève l'appel “ Sortez des usines ! ” Un nombre très important d'affrontements armés a lieu et toujours sur le même schéma. La rage des ouvriers est telle que les locaux du SPD sont souvent attaqués, comme le 22 février à Mülheim-Ruhr où une réunion social-démocrate est mitraillée. A Gelsenkirchen, Dortmund, Bochum, Duisburg, Oberhausen, Wuppertal, Mülheim-Ruhr et Düsseldorf des milliers d'ouvriers sont en armes. Mais là aussi, comme à Berlin, l'organisation du mouvement fait cruellement défaut, il n'y a pas de direction unie pour orienter la force de la classe ouvrière, alors que l'Etat capitaliste, avec le SPD à sa tête, agit de façon organisée et centralisée.
Jusqu'au 20 février, 150 000 ouvriers sont en grève. Le 25 février, la reprise du travail est décidée et la lutte armée est suspendue. La bourgeoisie peut à nouveau déchaîner sa répression et les corps-francs investissent la Ruhr ville par ville. Cependant, début avril, une nouvelle vague de grèves reprend : le 1er, il y a 150 000 grévistes ; le 10, 300 000 et à la fin du mois leur nombre retombe à 130 000. A la mi-avril, à nouveau, la répression et la chasse aux communistes se déchaînent. Le rétablissement de l'ordre dans la Ruhr devient une priorité pour la bourgeoisie car simultanément à Brunswick, Berlin, Francfort, Dantzig et en Allemagne centrale d'importantes masses entrent en grève.
l'Allemagne centrale en février et en mars...
A la fin février, au moment où le mouvement se termine dans la Ruhr écrasé par l’armée, le prolétariat d'Allemagne centrale entre en scène. Alors que le mouvement dans la Ruhr s'est cantonné aux secteurs du charbon et de l'acier, ici il concerne tous les ouvriers de l'industrie et des transports. Dans presque toutes les villes et les grosses usines les ouvriers se joignent au mouvement.
Le 24 février la grève générale est proclamée. Les conseils d'ouvriers et de soldats lancent immédiatement un appel à ceux de Berlin pour unifier le mouvement. Une fois encore, le KPD met en garde contre toute action précipitée : “ Tant que la révolution n'a pas ses organes d'action centraux, nous devons opposer l'action d'organisation des conseils qui se développe localement en mille endroits. ” (Tract de la Centrale du KPD). Il s'agit de renforcer la pression à partir des usines, d'intensifier les luttes économiques et de renouveler les conseils ! Aucun mot d'ordre appelant au renversement du gouvernement n'est formulé.
Grâce à un accord sur la socialisation, la bourgeoisie parvient, ici aussi, à briser le mouvement. Les 6 et 7 mars le travail reprend. Et à nouveau la même action commune entre l'armée et le SPD se met en place : “ Pour toutes les opérations militaires (...) il est opportun de prendre contact avec les membres dirigeants du SPD fidèles au gouvernement. ” (Märcker, dirigeant militaire de la répression en Allemagne centrale). La vague de grève ayant débordé sur la Saxe, la Thüringe et l'Anhalt, les sbires de la bourgeoisie exercent leur répression jusqu'en mai.
Berlin, à nouveau, en mars...
Le mouvement dans la Ruhr et en Allemagne centrale touchant à sa fin, le prolétariat de Berlin entre à nouveau en lutte le 3 mars. Ses principales orientations sont : le renforcement des conseils d’ouvriers et de soldats, la libération de tous les prisonniers politiques, la formation d'une garde ouvrière révolutionnaire et l'établissement de contacts avec la Russie. La dégradation rapide de la situation de la population après la guerre, l'explosion des prix, le développement du chômage massif suite à la démobilisation, poussent les ouvriers à développer des luttes revendicatives. A Berlin, les communistes réclament de nouvelles élections aux conseils ouvriers pour accentuer la pression sur le gouvernement. La direction du KPD de la circonscription du Grand-Berlin écrit : “ Croyez vous atteindre vos objectifs révolutionnaires grâce au bulletin de vote ? (...) Si vous voulez faire progresser la révolution, alors engagez toutes vos forces dans le travail au sein des conseils d’ouvriers et de soldats. Faites en sorte qu'ils deviennent de véritables instruments de la révolution. Procédez à de nouvelles élections aux conseils d’ouvriers et de soldats. ”
Le SPD, de son côté, se prononce contre un tel mot d'ordre. Encore une fois, il se livre au sabotage du mouvement au niveau politique mais aussi, comme nous le verrons, au niveau répressif. Lorsque les ouvriers berlinois entrent en grève début mars, le conseil exécutif composé de délégués du SPD et de l'USPD prend la direction de la grève. Le KPD, lui, refuse d'y siéger : “ Accepter les représentants de cette politique dans le comité de grève signifie la trahison de la grève générale et de la révolution. ”
Comme le font aujourd'hui les socialistes, staliniens et autres représentants de la gauche du capital, le SPD a réussi à investir le comité de grève grâce à la crédulité d'une partie des ouvriers mais surtout grâce à toutes sortes de manoeuvres, magouilles et duperies. C'est pour ne pas avoir les mains liées que les spartakistes refusent, à ce moment-là, de siéger aux côtés de ces bourreaux de la classe ouvrière.
Le gouvernement fait interdire Die Rote Fahne alors que le SPD arrive à faire imprimer son journal. Les contre-révolutionnaires peuvent ainsi développer leur propagande répugnante tandis que les révolutionnaires sont condamnés au silence. Avant d'être interdit, Die Rote Fahne met en garde les ouvriers :
“ Cessez le travail ! Restez pour l'instant dans les usines. Rassemblez vous dans les usines. Convainquez les hésitants et ceux qui traînent. Ne vous laissez pas entraîner dans d'inutiles fusillades que guette Noske pour faire à nouveau couler le sang ”.
Rapidement, en effet, la bourgeoisie suscite des pillages, grâce à ses agents provocateurs, qui servent de justification officielle à l'engagement de l'armée. Les soldats de Noske détruisent en tout premier lieu les locaux de la rédaction de Die Rote Fahne. Les principaux membres du KPD sont à nouveau jetés en prison. Léo Jogisches est fusillé. C'est justement parce que Die Rote Fahne a mis en garde la classe ouvrière contre les provocations de la bourgeoisie, qu'il est la cible immédiate des troupes contre-révolutionnaires.
La répression à Berlin commence le 4 mars. Environ 1 200 ouvriers sont passés par les armes. Pendant des semaines la Sprée rejette des cadavres sur ses rives. Quiconque se trouve en possession d'un portrait de Karl et de Rosa est arrêté. Nous le répétons : ce ne sont pas les fascistes qui sont responsables de cette répression sanglante mais le SPD !
Alors que le 6 mars la grève générale est brisée en Allemagne centrale, celle de Berlin prend fin le 8.
En Saxe, en Bade et en Bavière aussi il y a, durant ces mêmes semaines, des luttes importantes mais jamais le lien ne réussit à se faire entre ces différents mouvements.
La république des conseils de Bavière en avril 1919
En Bavière aussi la classe ouvrière est en lutte. Le 7 avril le SPD et l'USPD, cherchant “ à regagner la faveur des masses par une action pseudo-révolutionnaire ” (Léviné), proclament la République des conseils. Comme en janvier à Berlin, le KPD constate que le rapport de forces n'est pas favorable aux ouvriers et prend position contre l'instauration de cette République. Pourtant les communistes de Bavière appellent les ouvriers à élire un “ conseil véritablement révolutionnaire ” en vue de la mise en place d'une véritable République des conseils communiste. E. Léviné se retrouve, le 13 avril, à la tête d'un nouveau gouvernement qui prend, sur les plans économique, politique et militaire, des mesures énergiques contre la bourgeoisie. Malgré cela, cette initiative est une lourde erreur des révolutionnaires de Bavière qui agissent à l'encontre des analyses et orientations du Parti.
Maintenu dans un total isolement par rapport au reste de l'Allemagne, le mouvement voit se développer une contre-offensive d'ampleur de la part de la bourgeoisie. Munich est affamée et 100 000 soldats s'amassent dans ses alentours. Le 27 avril le Conseil exécutif de Munich est renversé. De nouveau le bras de la répression sanglante s'abat et frappe : des milliers d'ouvriers sont fusillés ou tués dans les combats ; les communistes sont pourchassés et Léviné est condamné à mort.
oOo
Les générations actuelles du prolétariat ont du mal à imaginer ce que peut représenter la puissance d'une vague de luttes quasi-simultanées dans les grandes concentrations du capitalisme et la pression gigantesque que cela exerce sur la classe dominante.
A travers son mouvement révolutionnaire en Allemagne, la classe ouvrière a prouvé qu'elle est en mesure, face à une bourgeoisie parmi les plus expérimentées, d'établir un rapport de force qui aurait pu conduire au renversement du capitalisme. Cette expérience montre que le mouvement révolutionnaire du début du siècle n'était pas réservé au prolétariat de “ pays arriérés ” comme la Russie mais qu'il a impliqué massivement les ouvriers du pays le plus développé industriellement d'alors.
Mais la vague révolutionnaire, de janvier à avril 1919, s'est développée dans la dispersion. Ces forces, concentrées et unies, auraient suffi au renversement du pouvoir bourgeois. Elles se sont au contraire éparpillées et le gouvernement est ainsi parvenu à les affronter et à les anéantir paquet par paquet. L'action de celui-ci, dès janvier à Berlin, avait décapité et brisé les reins de la révolution.
Richard Müller, l'un des dirigeants des “ hommes de confiance révolutionnaires ”, qui se sont caractérisés pendant longtemps par leurs grande hésitation, ne peut s'empêcher de constater : “ Si la répression des luttes de janvier à Berlin ne s'était pas produite, alors le mouvement aurait pu obtenir plus d'élan ailleurs au printemps et la question du pouvoir se serait posée plus précisément dans toute sa portée. Mais la provocation militaire avait en quelque sorte coupé l'herbe sous le pied du mouvement. L'action de janvier avait fourni des arguments pour les campagnes de calomnies, le harcèlement et la création d'une atmosphère de guerre civile. ”
Sans cette défaite, le prolétariat de Berlin aurait pu opportunément soutenir les luttes qui se sont développées dans les autres régions d'Allemagne. Par contre, cet affaiblissement du bataillon central de la révolution a permis aux forces du capital de passer à l'offensive et d'entraîner partout les ouvriers dans des affrontements militaires prématurés et dispersés. La classe ouvrière, en effet, n'est pas parvenue à mettre sur pied un mouvement large, uni et centralisé. Elle n'a pas été capable d'imposer un double pouvoir dans tout le pays à travers le renforcement des conseils et de leur centralisation.
Seul l'établissement d'un tel rapport de force peut permettre de se lancer dans une action insurrectionnelle, celle-ci exigeant la plus grande conviction et coordination dans l’action. Et cette dynamique ne peut se développer sans l'intervention claire et déterminée d’un parti politique au sein du mouvement. C'est ainsi que le prolétariat peut se sortir victorieusement de son combat historique.
La défaite de la révolution en Allemagne durant les premiers mois de l'année 1919 n'est pas seulement le fait de l'habileté de la bourgeoisie autochtone. Elle est aussi le résultat de l'action concertée de la classe capitaliste internationale. Cette dernière qui, pendant 4 années, s'est entre-déchirée avec la plus extrême violence, a dépassé ses profondes divisions et retrouvé une unité pour faire face au prolétariat révolutionnaire. Lénine le met clairement en évidence quand il affirme que tout a été
Alors que la classe ouvrière en Allemagne offre des luttes dispersées, les ouvriers en Hongrie en mars se dressent contre le capital dans des affrontements révolutionnaires. Le 21 mars 1919 la République des conseils est proclamée en Hongrie mais elle est cependant écrasée dans l'été par les troupes contre-révolutionnaires.
La classe capitaliste internationale se tenait unie derrière la bourgeoisie en Allemagne. Alors que pendant quatre années auparavant elle s'était entre-déchirée le plus violemment, elle s'affrontait unie à la classe ouvrière. Lénine pensait que tout avait été “ fait pour s'entendre avec les conciliateurs allemands afin d'étouffer la révolution allemande. ” (Rapport du Comité central pour le 9e Congrès du PCR). C'est une leçon que la classe ouvrière doit retenir : chaque fois qu'elle met en danger le capitalisme, elle trouve face à elle non pas une classe dominante divisée mais des forces du capital unies internationalement.
Cependant si le prolétariat en Allemagne avait pris le pouvoir, le front capitaliste aurait été enfoncé et la révolution russe ne serait pas restée isolée.
Lorsque la 3e Internationale est fondée à Moscou en mars 1919, pendant que se développent encore les luttes en Allemagne, cette perspective semble à portée de main à l'ensemble des communistes. Mais la défaite ouvrière en Allemagne va entamer le déclin de la vague révolutionnaire internationale et notamment celui de la révolution russe. C'est l'action de la bourgeoisie, avec le SPD comme tête de pont qui va permettre l'isolement puis la dégénérescence de la révolution bolchevik et accoucher ultérieurement du stalinisme.
***
Dans le prochain article on abordera l'intervention des révolutionnaires dans les luttes depuis 1914 et on examinera à nouveau la question si l'échec de la révolution doit exclusivement être mis au compte de la faiblesse ou de l'absence d'un parti.
DV.
[6]. Les “ hommes de confiance révolutionnaires ”, Revolutionnäre Obleute (RO), sont constitués, à l’origine, essentiellement de délégués syndicaux élus dans les usines, mais qui ont rompu avec les directions social-chauvines des centrales syndicales. Ils sont le produit direct de la résistance de la classe ouvrière contre la guerre et contre la trahison des partis ouvriers et des syndicats. Malheureusement, la révolte contre la direction syndicale, les conduit souvent à être rétifs à l’idée de centralisation et à développer un point de vue trop localiste, voire usiniste. Ils seront toujours mal à l’aise dans les questions politiques générales et souvent une proie facile pour la politique de l’USPD.