Aggravation de la guerre en ex-Yougoslavie : Plus les puissances parlent de paix, plus elles sèment la guerre

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La barbarie guerrière qui depuis quatre ans répand la mort, la des­truction et la misère dans l'ex-You­goslavie a connu au cours du prin­temps 1995 un nouvel enfoncement dans l'horreur. Pour la première fois les deux fronts principaux de cette guerre, en Croatie et en Bosnie, après une brève période de moindre intensité guerrière, se sont rallumés simultanément, menaçant d'entraî­ner un embrasement généralisé sans précédent. Derrière leurs dis­cours « pacifistes » et « humanitai­res », les grandes puissances, véri­tables responsables et instigateurs de la plus sanglante guerre en Europe depuis le deuxième conflit mondial, franchissent de nouvelles étapes dans leur engagement. Les deux plus importantes, par le nom­bre de soldats déjà envoyés sur place sous l'uniforme de l'ONU, la Grande-Bretagne et la France, ont entrepris d'accroître fortement leur présence, qui plus est, en consti­tuant une force militaire spéciale, la Force de réaction rapide (FRR), dont la spécificité est d'être moins dé­pendante de l'ONU et plus directe­ment sous le commandement de leurs gouvernements nationaux.

L'épais tissu de mensonges qui re­couvre l'action criminelle des princi­paux impérialismes de la planète dans cette guerre s'est encore déchi­ré un peu plus, laissant entrevoir le caractère sordide des intérêts et des motifs qui les animent.

Pour les prolétaires, en particulier en Europe, la sourde inquiétude que développe cette boucherie ne doit pas être un sujet de lamentations impuissantes, mais doit développer leur prise de conscience de la res­ponsabilité de leurs propres gouver­nements nationaux, de l'hypocrisie des discours que les classes domi­nantes entretiennent ; prise de con­science du fait que la classe ou­vrière des principaux pays indus­trialisés constitue la seule force ca­pable de mettre un terme à cette guerre, et à toutes les guerres.

Les femmes, les enfants, les vieillards qui, à Sarajevo comme dans tant d'au­tres villes en ex-Yougoslavie, sont obli­gés de se terrer dans les caves et les souterrains, sans électricité, sans eau, pour échapper à l'enfer des bombarde­ments et des « snipers », les hommes qui en Bosnie comme en Croatie ou en Serbie sont mobilisés de force pour aller risquer leur vie sur le front ont-ils quel­que raison d'espérer en apprenant l'ac­tuel afflux massif de nouveaux « soldats de la paix » vers leur pays ? Les 2 000 marines américains qui accompagnent le porte-avions Roosevelt dépêché en mai dans l'Adriatique, les 4 000 soldats français et britanniques qui ont déjà commencé à débarquer avec des tonnes de nouvelles armes en ex-Yougoslavie, viennent-ils, comme le prétendent leurs gouvernements, pour soulager les souf­frances d'une population qui a déjà connu plus de 250 000 morts et 3 mil­lions et demi de personnes « dépla­cées u pour fait de guerre ?

Les Casques bleus de l'ONU apparais­sent comme des bienfaiteurs lorsqu'ils escortent des convois de vivres pour les populations de villes assiégées, lorsqu'ils se présentent comme une force d'interposition entre belligérants. Ils ap­paraissent comme des victimes lorsque, comme récemment, ils sont pris en ota­ges par une des armées locales. Mais derrière cette apparence se cache en réalité l'action cynique des classes do­minantes des grandes puissances qui les commandent, et pour qui la population de l'ex-Yougoslavie n'est que de la chair à canon dans la guerre qui les oppose pour se partager les zones d'influence dans cette partie stratégiquement cru­ciale de l'Europe. La nouvelle aggrava­tion que vient de connaître cette guerre au cours du printemps dernier en est une flagrante illustration. L'offensive de l'armée croate commencée début mai, en Slavonie occidentale, l'offensive bosnia­que déclenchée au même moment juste à la fin de la « trêve u signée en décem­bre dernier, mais aussi la mascarade des Casques bleus pris en otages par les Serbes de Bosnie, ne sont pas des inci­dents locaux déterminés par la seule logique des combats sur place, mais des actions préparées et réalisées avec la participation active, sinon l'initiative, des grandes puissances impérialistes.

Comme nous l'avons mis en évidence tout au long des articles consacrés de­puis quatre ans dans cette revue à la guerre dans les Balkans, les cinq pays qui constituent le dit «groupe de con­tact » (Etats-Unis, Russie, Allemagne, France, Grande-Bretagne), entité suppo­sée chercher les moyens de mettre un terme à ce conflit, ont soutenu et sou­tiennent activement chacune l'un des camps en présence localement. Et l'ac­tuelle recrudescence de la guerre ne peut être comprise en dehors de la logique et de l'action de gangsters à la tête des ces puissances. C'est l'Allemagne, en pous­sant la Slovénie et la Croatie à procla­mer leur indépendance vis-à-vis de l'ancienne confédération yougoslave, qui a fait éclater ce pays et joué un rôle primordial dans le déclenchement de la guerre en 1991. Face à cette poussée de l'impérialisme allemand, ce sont les quatre autres puissances qui ont soutenu et encouragé le gouvernement de Bel­grade à mener une contre-offensive. Ce fut la première phase de la guerre, par­ticulièrement meurtrière. Elle aboutit en 1992 à ce que la Croatie vit près d'un tiers de son territoire contrôlé par les armées et les milices Serbes. La France et la Grand-Bretagne, sous couvert de l'ONU, avaient alors envoyé les plus importants contingents de Casques bleus qui, sous prétexte d'empêcher les affrontements, se sont systématiquement employés à assurer le maintien du statu quo en faveur de l'armée serbe. En 1992 le gouvernement des Etats-Unis s'est prononcé pour l'indépendance de la Bosnie-Herzégovine et a soutenu le secteur musulman de cette province, dans une guerre contre l'armée croate (toujours soutenue par l'Allemagne) et l'armée serbe (soutenue par la Grande­Bretagne, la France et la Russie). En 1994, l'administration de Clinton est parvenue à imposer un accord pour la constitution d'une fédération entre la Bosnie et la Croatie contre la Serbie et, à la fin de l'année, sous l'égide de l'ex­président Carier, à obtenir la signature d'une trêve entre la Bosnie et la Serbie. Au début 1995, les principaux fronts en Croatie et en Bosnie semblent donc relativement apaisés. Et Washington ne se prive pas de présenter cet état de choses comme le triomphe de l'action pacifica­trice des puissances, en particulier de la sienne. Mais, en réalité, il ne s'agit que d'un répit partiel en vue de permettre le réarmement de la Bosnie, essentielle­ment par les Etats-Unis, préparant une contre-offensive contre les armées ser­bes. En effet, après quatre ans de guere, celles-ci, avec l'appui des Etats britan­nique, français et russe, contrôlent toujours 70 % du territoire de la Bosnie et plus du quart de celui de la Croatie. Le gouvernement de Belgrade lui-même reconnaît que son camp, qui inclut les u Républiques serbes » de Bosnie et de Croatie (Krajina), récemment a réuni­fiées o, devra reculer. Mais, malgré des négociations où l'on retrouve tous les différends entre puissances, aucun ac­cord n'est atteint. ([1]) Ce qui ne peut être obtenu par la négociation, le sera donc par la force militaire. Ainsi, ce à quoi nous assistons aujourd'hui n'est rien d'autre que la suite logique, préméditée, d'une guerre où les grandes puissances n'ont cessé de jouer en sous-main un rôle prépondérant.

Et contrairement à ce qu'affirment hy­pocritement les gouvernements de cel­les-ci, qui présentent le renforcement actuel de leur piésence dans le conflit comme une action en vue de limiter la violence des nouveaux affrontements, ces derniers sont le produit direct de leur propre action guerrière.

L'invasion d'une partie de la Slavonie occidentale par la Croatie, au début du mois de mai, ainsi que la reprise des combats en divers points du front de 1 200 kilomètres qui oppose le gouver­nement de Zagreb aux Serbes de Kraji­na ; le déclenchement, au même mo­ment, d'une offensive de l'armée bosnia­que se déployant au nord de la Bosnie dans l'enclave de Bihac, dans la région du corridor serbe de Brcko et enfin au­tour de Sarajevo en vue de forcer l'ar­mée serbe à relâcher la pression sur le siège de la ville ; tout cela n'a pas été fait en dehors de la volonté des puissan­ces, encore moins contre une soi-disant volonté pacificatrice de ces dernières. Il est clair que ces actions ont été entrepri­ses avec l'accord et à l'initiative des gouvernements américain et allemand. ([2])

La mascarade des otages 

La réaction du camp adverse n'est pas moins significative de l'engagement des autres puissances : la Grande-Bretagne, la France et la Russie, aux côtés de la Serbie. Mais ici les choses ont été moins apparentes. Parmi les alliés au camp serbe, seule la Russie clame ouverte­ment son engagement. La France et la Grande-Bretagne ont, par contre, jus­qu'à présent, toujours entretenu un dis­cours de a neutralité » dans le conflit. Qui plus est, en de nombreuses occa­sions, leurs gouvernements ont fait de grandes déclarations d'hostilité aux Ser­bes. Cela ne les a jamais empêchés de leur prêter main forte sur le terrain mili­taire comme sur le terrain diplomatique.

On connaît les faits : suite à l'offensive croato-bosniaque, l'armée des Serbes de Bosnie répond par une intensification des bombardements en Bosnie et plus particulièrement sur Sarajevo. L'OTAN, c'est-à-dire essentiellement le gouver­nement Clinton, effectue, en repré­sailles, deux bombardements aériens d'un dépôt de munitions près de Pale, la capitale des Serbes de Bosnie. Le gou­vernement de Pale riposte en prenant en otage 343 Casques bleus, en majorité français et britanniques, dont quelques­uns sont placés comme o boucliers hu­mains u, enchaînés prés d'objectifs mili­taires susceptibles d'être bombardés. Immédiatement une grande opération médiatique est mise en place exposant les photos de soldats enchaînés. Les gouvernements français et britannique dénoncent u l'odieuse action terroriste » contre les forces de l'ONU, et en pre­mier lieu contre les pays qui fournissent le plus grand nombre de soldats dans les rangs des Casques bleus: la France et la Grande-Bretagne. Le gouvernement serbe de Milosevic, à Belgrade, se dé­clare en désaccord avec l'action des Ser­bes de Bosnie, tout en dénonçant les bombardements de l'OTAN. Mais, rapi­dement, ce qui au départ pouvait appa­raître comme un affaiblissement de l'al­liance franco-britannique avec le camp serbe, comme une vérification dans la pratique du rôle o humanitaire u, neu­tre, non-pro-serbe des forces de l'ONU, va révéler sa réalité : celle d'une impos­ture, une de plus, qui sert aussi bien les gouvernements serbes que les alliés de la FORPRONU.

Pour les gouvernements de ces deux puissances, la prise en otage de leurs soldats a apporté deux avantages ma­jeurs pour leur action dans cette guerre. Premièrement, de façon immédiate, cela a contraint l'OTAN, c'est-à-dire les Etats-Unis à cesser tout bombardement supplémentaire sur leurs alliés serbes. Au début de la crise, le gouvernement français avait été contraint d'accepter le premier bombardement, mais il avait ouvertement exprimé une vigoureuse désapprobation du second. L'utilisation par le gouvernement serbe des otages comme boucliers, a permis de régler la question de façon immédiate. Deuxiè­mement, et surtout, la prise d'otages, présentée comme une « insupportable humiliation », a constitué un excellent prétexte pour justifier l'envoi immédiat par les deux pays de milliers de nou­veaux soldats en ex-Yougoslavie. La Grande-Bretagne, à elle seule, a an­noncé le triplement du nombre de ses soldats en mission.

Le coup a été bien monté. D'un côté, les gouvernements britannique et français, exigeant de pouvoir envoyer sur place de nouveaux renforts pour o sauver l'honneur et la dignité de nos soldats humiliés par les Serbes de Bosnie » ; de l'autre, Karadzic, chef du gouvernement de Pale, justifiant son attitude par la né­cessité de protéger ses troupes contre les bombardements de l'OTAN ; au centre, Milosevic, chef du gouvernement de Belgrade, jouant les « médiateurs ». Le résultat fut spectaculaire. Alors que de­puis des semaines les gouvernements britannique et français o menaçaient » de retirer leurs troupes de l'ex-Yougo­slavie si l'ONU ne leur accordait pas une plus grande indépendance de mou­vement et d'action (en particulier la possibilité de se regrouper a pour mieux se défendre »), ils décident d'augmenter massivement leurs effectifs sur place grâce à cette justification. ([3])

Au début de la mascarade, au moment des premières prises d'otages, la presse suggéra que peut-être certains des ota­ges avaient été torturés. Quelques jours plus tard, lorsque les premiers otages français furent libérés, certains ont livré leur témoignage : «  Nous avons fait de la musculation et du tennis de table... On a visité toute la Bosnie, on s'est promenés... (Les Serbes) ne nous consi­déraient pas- comme des ennemis. » ([4]) Tout aussi parlante est l'attitude conci­liante prise par le commandement fran­çais des forces de l'ONU sur place, quelques jours seulement après que le gouvernement français ait crié sur tous les toits qu'il avait donné des a consignes de fermeté » contre les Ser­bes : « Nous appliquerons strictement les principes du maintien de la paix jusqu'à nouvel avis... Nous pouvons essaver d'établir des contacts avec les Serbes de Bosnie, nous pouvons es-sa - ver d'acheminer l'aide alimentaire, nous pouvons essayer de ravitailler nos troupes. » ([5]) Le journal français Le Monde s'en offusquait ouvertement : «  Tranquillement, tandis que 144 sol­dats de l'ONU étaient toujours otages des Serbes, la FORPRONU revendi­quait solennellement sa paralvsie. » Et de citer un officier de la FORPRONU : « Depuis quelques jours nous sentions une tendance au relâchement. L'émo­tion provoquée par les images des boucliers humains s'estompe, et nous craignons que nos gouvernements n'aient envie de passer l'éponge, d'évi­ter l'affrontement. »

Si les Serbes de Bosnie ne considéraient pas les o otages » français « comme des ennemis », si cet officier de la FOR­PRONU avait l'impression que les gou­vernements français et britannique avaient envie o d'éviter l'affrontement » c'est tout simplement parce que, quels que soient les dérapages qui peuvent se produire entre les troupes serbes et celles de l'ONU sur le terrain, leurs gouvernements sont alliés dans cette guerre, et parce que « l'affaire des ota­ges » n'a été qu'un chapitre de plus dans la série des mensonges et des manipula­tions auxquelles se livrent les classes dominantes pour couvrir leur oeuvre meurtrière et barbare.

La signification de la constitution de la Force de Réaction Rapide 

Le résultat principal du coup monté des otages aura été la constitution de la FRR. La définition de la fonction de cc nouveau corps militaire franco-britanni­que, supposé venir en aide aux forces de l'ONU en ex-Yougoslavie, a varié au cours des semaines où les gouverne­ments des deux puissances tutélaires se sont attachées à en faire accepter, dif­ficilement, l'existence et le financement par leurs o partenaires » au sein du Conseil de sécurité de l'ONU. ([6]) Mais, quels que soient les méandres des for­mulations diplomatiques employées dans ces débats d'hypocrites, ce qui est important c'est la signification profonde de cette initiative. Sa portée doit être comprise sur deux plans : la volonté des grandes puissances de renforcer leur engagement militaire dans ce conflit, d'une part ; d'autre part, la nécessité pour ces puissances de se dégager, ou du moins de prendre leurs distances par rapport au carcan que constitue, pour leur action, le cadre de la comédie «  humanitaire onusienne ».

Les bourgeoisies française et britanni­que savent que leur prétention à conti­nuer de jouer un rôle comme puissance impérialiste sur la planète, dépend, en grande mesure, de leur capacité à affir­mer leur présence dans cette zone, cru­ciale stratégiquement. Les Balkans, tout comme la zone du Moyen-Orient, constituent un enjeu majeur dans la lutte que se livrent au niveau mondial les grandes puissances. En être absent, c'est renoncer au statut de grande puissance. La réaction du gouvernement allemand, face à la constitution de la FRR, est particulièrement significative de ce souci commun à tous les principaux Etats européens : « L'Allemagne ne pourra plus longtemps demander à ses alliés français et britanniques de faire le sale boulot, tandis qu'elle se réserve les places de spectateur dans l’Adriati­que, tout en revendiquant un rôle poli­tique mondial. Elle doit aussi assumer sa part de risque. » ([7]) Cette déclara­tion des milieux gouvernementaux de Bonn est particulièrement hypocrite : comme on l'a vu, lé capital allemand a, depuis le début de la guerre en ex-You­goslavie, largement pris sa part dans le « sale boulot » des grandes puissances dans cette guerre. Elle illustre de plus clairement le véritable esprit qui anime les soi-disant « pacificateurs humanitai­res » lorsqu'ils prétendent «  venir en aide » à la population civile dans les Balkans.

L'autre aspect important dans la consti­tution de la FRR est la volonté de la France et de la Grande-Bretagne de se donner les moyens d'assurer plus li­brement la défense de leurs propres in­térêts impérialistes spécifiques. Ainsi, à la fin du mois de mai, un porte-parole du ministère de la défense britannique, interrogé sur la question de savoir si la FRR serait placée sous l'égide de l'ONU, répondait que les «  renforts seraient sous le commandement de l'ONU », mais il ajoutait aussitôt : « ils dispose­ront aussi de leur propre commande­ment » ([8]). Au même moment, des offi­ciers français affirmaient que ces forces auraient «  leurs propres peintures de guerre et leurs insignes », n'agiraient plus sous le Casque bleu et que leurs engins ne seraient pas obligatoirement peints en blanc. Au moment où nous écrivons, la question de savoir de quelle couleur seront les « peintures de guerre » des soldats de la FRR reste en­core dans le flou. Mais, la signification de la constitution de cette nouvelle force militaire est parfaitement claire : les grandes puissances affirment plus clai­rement qu'auparavant l'autonomie de leur action impérialiste.

Non, la population de l'ex-Yougoslavie, qui subit depuis quatre ans les horreurs de la guerre, n'a rien de positif à atten­dre de la venue de ces nouvelles « forces de la paix ». Celles-ci ne viennent que pour continuer et intensifier l'action barbare et sanguinaire que les grandes puissances y mènent depuis le début du conflit.

Vers l'extension et l'intensification de la barbarie guerrière

Tous les gouvernements en ex-Yougo­slavic se sont dès à présent engagés dans une nouvelle flambée guerrière. Izetbegovic, chef du gouvernement bosniaque, a clairement annoncé l'am­pleur de l'offensive que son armée a dé­clenchée : Sarajcvo ne doit plus passer un hiver assiégée par les armées serbes. Des experts de l'ONU ont estimé qu'une tentative de briser ce siège devrait coû­ter près de 15 000 morts aux forces bosniaques. Tout aussi clairement, le gouvernement croate a signifié que l'of­fensive en Slavonie occidentale n'était que le point de départ d'une opération qui doit s'étendre sur tout le front qui l'oppose aux Serbes de Krajina, en par­ticulier sur la côte dalmate. Quant au gouvernement des Serbes de Bosnie, il a déclaré l'état de guerre dans la zone de Sarajcvo et mobilise toute sa population. A la mi juin, alors que les diplomates américains s'attachaient à négocier une reconnaissance de la Bosnie par les gouvernements serbes, Slavisa Rakovic, un des conseillers du gouvernement de Pale, déclarait froidement qu'il était o pessimi.sle à court terme u et qu'il croyait o plus en une recrudescence de la guerre qu'en une possibilité d'abou­tissement des négociations, car l'été est idéal pour se battre. » ([9])

Les Serbes de Bosnie ne se battent et ne se battront évidemment pas seuls. Les « Républiques serbes » de Bosnie et de Krajina viennent de proclamer leur uni­fication. Quant au gouvernement de Belgrade, qui est supposé appliquer un embargo sur les armes vis-à-vis des Ser­bes de Bosnie, il est connu qu'il n'en a jamais rien été et que, quelles que soient les divergences plus ou moins réelles qui peuvent exister entre les différents partis serbes au pouvoir, leur coopéra­tion militaire face aux armées croate et bosniaque sera totale. ([10])

Mais les antagonismes entre le diffé­rents nationalismes de l'ex-Yougoslavie ne suffiraient pas à entretenir et déve­lopper la guerre, si les grandes puissan­ces mondiales ne les alimentaient et ne les exacerbaient, si les discours a paci­fistes » de ces dernières étaient autre chose que la couverture idéologique de leur propre politique impérialiste. Le pire ennemi de la paix en ex-Yougosla­vie n'est autre que la guerre impitoyable à laquelle se livrent les grandes puis­sances. Celles-ci trouvent toutes, à des degrés divers, un intérêt au maintien de la guerre dans les Balkans. Au delà des positions géo-stratégiques que chacune d'elles défend ou essaie de conquérir_ elles y voient d'abord et avant tout un moyen d'empêcher ou de détruire les alliances des autres puissances concur­rentes. « Dans une telle situation d'in­stabilité, il est plus facile pour chaque puissance de créer des troubles chez ses adversaires, de saboter les alliances qui lui portent ombrage, que de développer pour sa part des alliances solides et assurer une stabilité sur ses terres. »([11])

Cette guerre a constitué pour le capital allemand ou français un puissant ins­trument pour briser l'alliance entre les Etats-Unis et la Grande-Bretagne, tout comme pour saboter la structure de l'OTAN, instrument de domination du capital américain sur les anciens mem­bres du bloc occidental. Un haut fonc­tionnaire du Département d'Etat améri­cain le reconnaissait explicitement ré­cemment : « La guerre en Bosnie a créé les pires tensions dans l'OTAN depuis la crise de Suez. » (International Herald Tribune, 13.06.95). Parallèlement, pour Washington, cette guerre constitue un moyen d'entraver la consolidation de l'Union européenne autour de l'Allema­gne. Santer, le nouveau président de la commission de l'Union européenne s'en est amèrement plaint, début juin, en commentant l'évolution de la situation dans les Balkans.

L'aggravation actuelle de la barbarie guerrière en Yougoslavie est ainsi la concrétisation de l'avancée de la décom­position capitaliste telle qu'elle exacerbe tous les antagonismes entre fractions du capital, imposant le règne du « chacun pour soi » et du «  tous contre tous ».

La guerre comme facteur de prise de conscience du prolétariat

La guerre dans l'ex-Yougoslavie, consti­tue le conflit le plus sanglant en Europe depuis la dernière guerre mondiale. De­puis un demi-siècle, l'Europe, avait été épargnée par les multiples guerres entre les deux principaux camps impérialis­tes. Ces affrontements ensanglantaient les zones du  « tiers-monde », par luttes de « libération nationale » interposées. L'Europe était demeurée un « havre de paix ». La guerre en ex-Yougoslavie, en mettant fin à cette situation, revêt une importance historique majeure. Pour le prolétariat européen, la guerre est de moins en moins une réalité exotique qui se déroule à des milliers de kilomètres et dont on suit les développements sur les écrans de télévision à l'heure des re­pas.

Cette guerre n'avait jusqu'à présent que faiblement constitué un facteur de pré­occupation dans l'esprit des prolétaires des pays industrialisés d'Europe occi­dentale. Les bourgeoisies européennes ont su présenter ce conflit comme une autre guerre « éloignée », où les Etats « démocratiques » se doivent de remplir une mission «  humanitaire » et « civilisatrice », dans le but de pacifier des « ethnies » qui s'entre-tuent sans raison. Même si quatre ans d'images médiatiques manipulées n'ont pas pu cacher la réalité sordide et sauvage de la guerre, même si dans l'esprit des prolé­taires cette guerre apparaît comme une des horreurs qui se développent actuel­lement sur toute la planète, le sentiment prédominant généralement parmi les exploités a été celui d'une relative indifférence résignée. Sans enthou­siasme on s'est efforcé de croire à la réalité des discours officiels sur les «  missions humanitaires » des soldats de l'ONU et de l'OTAN.

L'évolution actuelle de ce conflit, avec le changement d'attitude auquel sont contraints les gouvernements des prin­cipales puissances impliquées va en­traîner un changement cet état d'esprit. Le fait que les gouvernements de France et de Grande-Bretagne décident d'en­voyer des milliers de nouveaux soldats sur le terrain, et que ceux-ci soient dé­sormais envoyés non plus seulement comme des représentants d'une organi­sation internationale comme l'ONU, mais comme des soldats portant l'uni­forme et le drapeau de leur patrie, est en train de donner une nouvelle dimension à la guerre et à la façon de la percevoir. La participation active des « Grands » au conflit se dévoile sous son vrai jour. Le voile « humanitaire » dont ils recouvrent leur action se déchire de plus en plus, laissant apparaître la sordide réalité des motivations impérialistes.

L'intensification actuelle de la guerre en ex-Yougoslavie se produit à un moment où les perspectives économiques mon­diales connaissent une nouvelle dégra­dation importante, annonçant de nou­velles attaques sur les conditions d'exis­tence de la classe ouvrière, en particu­lier dans les pays les plus industrialisés. Guerre et crise économique, barbarie et misère, chaos et paupérisation, plus que jamais la faillite du capitalisme, le dé­sastre qu'entraîne la survie de ce sys­tème en décomposition, mettent la classe ouvrière mondiale devant ses res­ponsabilités historiques. Dans ce contexte, la brutale accélération de la guerre en ex-Yougoslavie doit constituer un facteur supplémentaire de prise de conscience de ces responsabilités.

Il revient aux révolutionnaires de con­tribuer de toute leur énergie au proces­sus de cette prise de conscience dont ils sont un élément indispensable. Ils doi­vent en particulier mettre en évidence que la compréhension du rôle joué par les grandes puissances dans cette guerre permet de combattre le sentiment d'im­puissance que la classe dominante distille depuis le début de celle-ci. Les gouvernements des grandes puissances industrielles et militaires ne peuvent faire la guerre que parce que la classe ouvrière de leur pays le leur permet, en ne parvenant pas encore à y unifier con­sciemment ses forces contre le capital. C'est le prolétariat des grands pays in­dustrialisés qui, par son expérience historique, par le fait que la bourgeoisie n'y est pas parvenue à l'embrigader suffisamment idéologiquement pour l'envoyer à une nouvelle guerre mon­diale, qui est le seul capable de faire obstacle aux guerres et de mettre fin à la la barbarie capitaliste en général. C'est cela que l'aggravation de la guerre en ex-Yougoslavie doit rappeler aux prolé­taires.

RV, 19 juin 95



[1] Il est particulièrement significatif que les négociations avec les différents gouvernements serbes sur la reconnaissance de la Bosnie, soient menées non pas par des représentants bosniaques, mais par des diplomates de Washington. Tout aussi significative de l'engagement des puissances dans cette guerre aux côtés de tel ou tel belligérant, sont les positions défendues par chacune d'entre elles à propos de cette négociation. Un des marchandages proposé au gouvernement de Milosevic est qu'il reconnaisse la Bosnie en échange d'une levée des sanctions économiques internationales qui pèsent toujours sur la Serbie. Mais lorsqu'il s'agit de définir cette levée des sanctions, on retrouve les clivages qui divisent les puissances : pour les Etats-Unis cette levée doit être entièrement conditiomielle et pouvoir être suspendue à tout moment en fonction de chaque action du gouvernement serbe ; pour la France et la Grande-Bretagne, par contre, cette levée doit être garantie pendant une période d'au moins six mois ; pour la Russie, elle doit être inconditionnelle et sans limite de temps.

[2] Le 6 mars de cette année, un accord militaire a été signé entre le gouvernement de la Croatie et celui des Musulmans de Bosnie en vue de se rc défendre contre l'agresseur commun s. Cependant, cet accord entre la Croatie et la Bosnie, et parallèlement entre les Etats-Unis et l'Allemagne, pour mener une contre-offensive contre les armées serbes ne peut étre que provisoire et circonstanciel. Dans la partie de la Bosnie contrôlée par la Croatie, les deux armées se font face et à tout moment les affrontements peuvent reprendre comme ce fut le cas dans les premières années de la guerre. La situation dans la ville de Mostar, la plus importante de la région, qui fut l'objet d'affrontements particulièrement sanglants entre Croates et Musulmans, est à cet égard éloquente. Bien que supposée vivre sous un gouvernement croato-bosniaque commun, avec une présence active de représentants de IUnion européenne, la ville reste divisée en deux parties bien distinctes et les hommes musulmans, en âge de combattre, sont strictement interdits de séjour dans la partie croate. Mais par ailleurs et surtout, l'antagonisme qui oppose le capital américain au capital allemand en ex-Yougoslavie, comme dans le reste du monde, constitue la principale ligne de fracture dans les tensions inter-impérialistes depuis l'effondrement du bloc de l'Est (voir en particulier, K Tous contre tous N dans Revue internationale n° 80, 1 er trimestre 1995)

 

[3] L'exigence de la France et de la Grande-Bretagne que les forces de l'ONU sur place soient regroupées afin de « mieux se défendre contre les Serbes v est, elle aussi, une manceuvre hypocrite. Loin de traduire une action contre les armées serbes, une telle mesure impliquerait l'abandon de la présence des Casques bleus dans presque toutes les enclaves encerclées par celles-ci en Bosnie (à l'exception des trois principales). Cela impliquerait leur laisser toute possibilité de s'en emparer de façon plus définitive, tout en permettant de concentrer K l'aide s des Casques bleus dans les zones les plus importantes.

[4] Libération, 7.06.95

[5] Le Monde, 14.0G.95

[6] La discussion qui a eu lieu à ce propos entre le président français Chirac, lors de son voyage pour le sommet du G7 en juin, et le speaker de la Chambre des représentants des Etats-Unis, Newl Gingrich, fut qualifié de x directe ,u et K musclée ». Le gouvernement russe, n'en a accepté le principe qu'après avoir ouvertement marqué son opposition et sa méfiance.

[7] Libération, 12.06.95

[8] Libération, 31.05.95

[9] Le Monde, 14.06.9 5

[10] Le gouvernement de Belgrade avait obtenu un allégement de l'embargo économique international à son égard en échange de l'engagement de ne plus fournir des amies au gouvernement de Pale. Mais les salaires des officiers serbes de Bosnie sont, et ont toujours été payés par Belgrade. Celle-ci n'a jamais cessé de fournir en secret des armes aux x frères de Bosnie s et, par exemple, le système de défense radar anti-aérien des deux e Républiques » est toujours resté lié.

[11] Résolution sur la situation internationale, l le congrès du CCI (publiée dans ce numéro).

 

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