La gauche hollandaise de 1914 au début des années 1920 : du tribunisme au communisme (1914-1916)

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DU TRIBUNISME AU COMMUNISME (1914-1916)

Nous publions la suite de l'histoire de la Gauche hollandaise dont plusieurs chapitres sont parus dans de précédents numéros de la Revue Internationale. La période traitée dans cette nouvelle série d'articles va de 1914 au début des années 20 : le déclenchement de la 1° guerre mondiale, la révolution russe et la vague révolutionnaire en Europe occidentale. Cette 1° partie concerne l'attitude du courant « tribuniste » pendant la première guerre mondiale.

Bien que les Pays-Bas aient préservé pendant la première guerre mondiale leur neutralité et se soient épargné les destructions matérielles et les terribles saignées en hommes, la guerre a été une hantise constante de la population. L'invasion de la Belgique portait les combats aux frontières mêmes de la Hollande. La prolongation du conflit mondial semblait rendre inévitable l'engagement de la bourgeoisie hollandaise dans le camp de l'Allemagne ou dans celui des Alliés. Le mouvement socialiste, comme dans les autres pays, devait donc se déterminer clairement sur le soutien ou la lutte contre son propre gouvernement.

En fait, bien souvent, les gouvernements de pays comme la Suisse, la Suède, le Danemark et la Norvège avaient une « neutralité » de façade : leur orientation était discrètement pro-allemande. Mais cette orienta­tion se manifestait avec d'autant plus de discrétion qu'ils en tiraient des avantages commerciaux dans les deux camps. A cela s'ajoutait, facteur décisif, la profonde division des bourgeoisies de ces pays en deux fractions souvent de poids égal : l'une pro-Entente, l'autre pro-allemande (Triplice).

La bourgeoisie néerlandaise décréta très tôt la mobilisation en prévision de son engagement militaire. Ce fut surtout pour elle un moyen de tester à la fois l'adhésion des ouvriers à une éventuelle guerre et de mesurer l'intégration de la social-démocratie à l'Etat national.

La social-démocratie officielle, comme la plupart des partis des pays belligérants, adhéra au nationa­lisme. Le SDAP franchissait le Rubicon en reniant l'internationalisme encore affiché dans son pro­gramme. Dès le début de la guerre, Troelstra s'affir­mait « principiellement au côté du gouvernement ». Le 3 août 1914, avant même la social-démocratie allemande, le SDAP votait les crédits de guerre. Il affirmait nettement sa volonté d'« Union sacrée » avec la bourgeoisie néerlandaise : « l'idée nationale domine les différends nationaux », affirmait Troelstra au Parlement.

Cependant, tout en s'engageant au côté du gouvernement dans l'Union sacrée, le SDAP mena une politique internationale qui le fit apparaître, apparem­ment, « neutre ». Le SDAP ne se prononça pas ouvertement pour le camp allemand, bien que la majorité du parti, et Troelstra en particulier, inclinât vers la Triplice. Il est vrai qu'une minorité signifi­cative, autour de Vliegen et Van der Goes, était ouvertement pro-Entente....

La tactique du SDAP consistait à faire ressurgir la 2e Internationale, une Internationale disloquée en partis nationaux, une Internationale qui s'était vola­tilisée en août 1914 avec le vote des crédits de guerre par ses principaux partis adhérents. Troelstra fit en sorte que le Bureau socialiste international, auquel refusaient d'adhérer les socialistes français, fût trans­porté à La Haye, pour passer sous le contrôle du SDAP et... de la social-démocratie allemande. Quant à convoquer une conférence des partis des pays neutres, comme le proposaient dans un premier temps les socialistes suisses et italiens, le parti de Troelstra ne voulait pas en entendre parler.

Néanmoins, cette pseudo-neutralité du SDAP en politique internationale lui permit d'éviter le choc de multiples scissions. L'attitude du prolétariat néerlan­dais resta pendant toute la durée du conflit mondial résolument anti-guerre. Celle-ci, même si elle se tenait aux frontières des Pays-Bas, se traduisait par une chute dramatique du niveau de vie de la classe ouvrière de ce pays : l'étouffement économique du pays se concrétisait rapidement par une augmentation considérable du chômage. A la fin de 1914, il y avait plus de 40000 chômeurs à Amsterdam. Rapidement, les produits de première nécessité étaient rationnés. Pour la majorité des ouvriers, la guerre mondiale était une réalité qui se traduisait par plus de misère, plus de chômage. Le risque d'extension du carnage aux Pays-Bas était aussi bien présent et permanent : en décrétant en août 1914 la mobilisation, le gouver­nement plaçait sous les drapeaux des milliers d'ouvriers et laissait planer en permanence l'engagement militaire de l'armée dans le conflit mondial. Pour cela, une propagande constante était menée pour l'Union sacrée et l'arrêt des grèves ouvrières.

Menacé des horreurs des champs de bataille, soumis à une misère grandissante, le prolétariat hollandais se montrait très combatif. Des grèves éclataient, comme celle de 10000 diamantaires à Amsterdam. Dès 1915, et pendant toute la durée de la guerre, des manifestations contre la vie chère se déroulaient dans la rue. Les meetings dirigés contre la guerre et ses effets trouvaient des auditeurs de plus en plus attentifs et combatifs.

Il faut noter d'ailleurs que, dès le départ, les idées antimilitaristes et internationalistes rencontrè­rent un très vif écho dans le prolétariat. Sous l'influence de Nieuwenhuis, un fort antimilitarisme organisé s'était développé aux Pays-Bas depuis le début du siècle. L'Association internationale antimi­litariste (IAMV) avait été fondée en 1904 à Amsterdam. Sa section néerlandaise, qui publiait la revue « De Wapens neder » (A bas les armes !), était la plus active de cette association. Sous l'autorité de Nieu­wenhuis, qui restait un révolutionnaire, elle ne prit jamais une coloration pacifiste. Restant libertaire, elle était liée aussi bien au SDP qu'au mouvement libertaire de Nieuwenhuis. Pour un petit pays de la taille des Pays-Bas, le tirage de la revue devint considérable pendant la guerre : plus de 950000 exemplaires. De façon générale, à côté du mouvement antimilitariste, le courant syndicaliste révolutionnaire connut un nouvel essor et le NAS passa de 10000 à 30000 adhérents pendant la période de la guerre.

Le SDP, de son côté, ne resta pas passif. Dès le 1° août 1914, « De Tribune » proclamait « la guerre à la guerre ». Un manifeste publié en décembre 1914 pour la démobilisation de l'armée hollandaise montrait la volonté du parti de mener une propagande vigou­reuse contre la guerre.

Cependant, la politique du SDP était loin d'être claire et montrait même un éloignement des positions marxistes intransigeantes. Le SDP avait choisi en août 1914 de participer avec d'autres organisations — NAS, IAMV — à la formation d'un cartel d'organi­sations, dénommé « Unions ouvrières agissantes » (SAV). Ce cartel, dans lequel se fondait le SDP, apparaissait finalement moins comme une organisation de lutte révolutionnaire contre la guerre que comme une nébuleuse antimilitariste à connotation inévita­blement pacifiste, faute de se prononcer clairement pour la révolution.

D'autre part, au sein du SDP, une partie de la direction véhiculait des conceptions étrangères à l'intransigeance première du tribunisme. C'est ainsi que Van Ravesteyn, entre autres, se prononçait pour « l'armement populaire » en cas d'invasion des Pays-Bas. Cette position était déjà ancienne dans la 2° Internationale ; elle essayait de concilier l'inconci­liable : le patriotisme, que l'armement « populaire » transformerait en « patriotisme ouvrier » et l'internationalisme. Même les révolutionnaires les plus intransigeants, comme Rosa Luxemburg, n'échappè­rent pas pendant la guerre à cette conception, héritée de l'époque des révolutions bourgeoises, qui menait directement au soutien d'un camp impérialiste. Mais chez Rosa Luxemburg, une ambiguïté passagère était vite surmontée par un rejet de toute guerre nationale à l'époque de l'impérialisme. Rejet sans ambiguïté aucune.

En fait, derrière la conception de Van Revestayn, il y avait l'idée d'une défense nationale des petits pays menacés par les « grands » pays. Cette conception menait inévitablement à la défense du camp impéria­liste soutenant les petits pays en question. C'est cette idée implicite d'une « guerre juste » que les socialistes serbes avaient rejetée avec force en août 1914, en refusant de voter les crédits de guerre et en se prononçant pour l'internationalisme et la révolution internationale.

Il fallut une bataille acharnée de Gorter pour que la conception d'une défense nationale des petits pays plongés dans le conflit généralisé soit explicite­ment condamnée. Une résolution écrite par Gorter, dite « Résolution de Bussum », fut proposée et adoptée lors du congrès du parti de juin 1915. Elle marquait le rejet de la position de Van Revesteyn.

Lors du même congrès, Gorter fit adopter dans la même résolution le rejet du pacifisme, qui sans être explicite dans le SDP s'infiltrait derrière un langage radical, mais en fait anarchisant. Gorter s'en prenait particulièrement à la section de Groningue qui par principe, comme les anarchistes, déclarait « combattre et rejeter toute organisation militaire et toute dépense militaire. »

Une telle position, en fait, par son purisme abstrait, ne faisait qu'évacuer la question de la révolution prolétarienne. Celle-ci, finalement, dans cette vision, ne pourrait être que pacifique, sans que se pose la question concrète de l'armement des ouvriers avant la prise du pouvoir, donc celle de l'organisation militaire des ouvriers. De plus, une telle position niait la réalité, après la prise du pouvoir, d'une orientation de la production, en cas de guerre civile, en vue de la fabrication d'armes pour défendre le nouveau pouvoir révolutionnaire face à la contre-révolution.

Finalement, l'acceptation de la position de la section de Groningue par le parti aurait signifié un glissement du SDP vers le pacifisme, danger d'autant plus grand que celui-ci était inséré dans un cartel d'organisations anarchistes à orientation plus pacifiste que révolutionnaire. Pour cette raison, Gorter, par sa résolution acceptée par 432 voix contre 26, faisait condamner sans ambiguïté l'idéologie pacifiste, fût-elle antimilitariste, comme menant à l'abandon de la lutte révolutionnaire pour le pouvoir armé du prolé­tariat : « Si un jour les ouvriers ont le pouvoir en main, ils doivent le défendre les armes à la main. »

Ces flottements politiques au sein du SDP fai­saient contraste avec les positions théoriques sur la guerre mondiale qui s'inscrivaient pleinement dans l'orientation de la gauche révolutionnaire en Russie et en Allemagne. Mais celles-ci étaient plus le produit de l'activité de Gorter que du parti comme un tout. Comme Pannekoek, Gorter avait finalement plus d'écho réel dans le mouvement révolutionnaire inter­national que dans son parti même.

Avec Lénine et Rosa Luxemburg, Gorter fut au début de la guerre le théoricien marxiste qui exprima de la façon la plus cohérente les raisons de la mort de l'Internationale et la nature des guerres à l'ère de l'impérialisme, pour en tirer les implications pratiques pour la lutte révolutionnaire future.

C'est en décembre 1914 que Gorter fit publier par les éditions du SDP sa principale contribution théorique et politique à la lutte contre la guerre, « L'impérialisme, la guerre mondiale et la social-démo­cratie ». Cette brochure, qui connut plusieurs éditions rapprochées en hollandais, fut immédiatement traduite en allemand pour mener le combat politique contre la social-démocratie au niveau international.

Gorter abordait les questions les plus brûlantes posées par la guerre mondiale et la faillite de l'Internationale :

LA NATURE DE LA GUERRE

Comme les révolutionnaires de l'époque, Gorter situe le conflit mondial dans le cadre de l'évolution du capitalisme. Cette évolution est celle de la mon­dialisation du capital, à la recherche de nouveaux débouchés. L'analyse de Gorter sur le plan écono­mique reste néammoins très sommaire et constitue plus une description des étapes du développement capitaliste en direction des colonies et semi-colonies qu'une véritable explication théorique du phénomène impérialiste. Par certains côtés, Gorter est plus proche de Lénine que de Rosa Luxemburg. C'est sur le plan politique que l'analyse de Gorter est proche de celle de Rosa Luxemburg, en affirmant fortement que tout Etat est impérialiste et qu'il ne peut y avoir de lutte de libération nationale, comme le soutenait encore Lénine pendant la première guerre mondiale : « sont tous les Etats qui font une politique impérialiste et veulent étendre leur territoire. » (Op. cit.)

En conséquence, le combat du prolétariat ne peut être dirigé seulement contre « sa » propre bourgeoisie. A la différence de Liebknecht, qui proclamait que « l'ennemi principal est dans son propre pays », Gorter proclame qu'il n'y a pas d'ennemis n° 1 et n° 2, mais au contraire qu'il s'agit de combattre tous les impé-rialismes, puisque le combat ne se situe plus sur un terrain national, mais sur un terrain mondial :

« L'impérialisme national menace le prolétariat autant que l'impérialisme des autres nations. Par conséquent, pour le prolétariat dans son ensemble il est nécessaire de combattre de la même façon, c'est-à-dire avec une égale énergie, tous les impérialismes, le sien comme l'impérialisme étranger. » (Ibid.)

LE DECLIN DU SYSTEME CAPITALISTE

Gorter ne voit pas la décadence du système capitaliste en théoricien, en s'appuyant sur une étude historique et économique. Il la saisit dans ses effets à la fois sociaux et culturels. La guerre mondiale signifie une menace directe pour la vie même du prolétariat mondial ; la mondialisation du capitalisme est l'aboutissement d'une évolution historique qui conduit à un combat mortel entre prolétariat et capital mondial: « Les temps ont changé ! Le capitalisme s'est tellement développé qu'il peut continuer son dévelop­pement ultérieur seulement en massacrant le prolétariat de tous les pays. Un capitalisme mondial est né qui se tourne contre le prolétariat mondial... L'impéria­lisme mondial menace la classe ouvrière du monde entier. » (Ibid.)

On ne sera pas étonné que le grand poète que fut Gorter soit particulièrement sensible à la crise des valeurs artistiques, signe indubitable du déclin de la civilisation capitaliste. Son jugement est sans doute expéditif, car il fait abstraction des nouvelles formes d art qui surgiront au lendemain de la guerre, fortement inspirées par la vague révolutionnaire (expressionnisme, surréalisme...). Mais Gorter montre surtout l'incapacité de créer de nouveau un grand art à l'image d'un système en expansion, comme ce fut le cas au 19e siècle :

« Le grand art est aujourd'hui mort. La grande poésie dans tous les pays est morte ; sont morts l'impressionnisme, le naturalisme, le grand réalisme bourgeois... Morte la grande architecture. Ce qui subsiste encore d'architecture est sans coeur, sans amour. La musique est l'ombre de ce qu'elle était. La grande peinture est morte. La philosophie est morte ; l'ascension même du prolétariat l'a tuée. »  (Ibid.)

Cette vision de la décadence du système capita­liste, sous toutes ses formes, n'est pas propre à Gorter ; elle sera la base même des courants de la gauche communiste après la guerre, en particulier de la gauche allemande, influencée aussi bien par Rosa Luxemburg que par Gorter et Pannekoek.

LA FAILLITE DE LA SOCIAL-DEMOCRATIE

La guerre a été rendue possible par la trahison des partis qui ont « renié les idées socialistes ». Comme Pannekoek, Gorter montre que le processus d'effondrement de la 2° Internationale a été préparé par des reniements successifs de la lutte contre la guerre et de la lutte immédiate. C'est le facteur subjectif qui a finalement permis à la bourgeoisie mondiale d'avoir les mains libres en 1914 pour se lancer dans la guerre. Nulle mieux que la bourgeoisie, classe qui vit dans sa propre putréfaction comme classe condamnée par l'histoire, ne pouvait saisir avec autant d'intelligence, l'intelligence d'une classe toute orientée vers sa propre survie, la putréfaction de son adversaire, au sein même du prolétariat. Gorter donne l'exemple au congrès de Bâle (1912) :

« La bourgeoisie qui, suite à sa propre putréfac­tion, a un odorat très fin pour la décomposition morale, sentit immédiatement la marche de ce congrès de l'Internationale. Elle sentit que d'un tel congrès il n'y avait rien à craindre. Elle mit la cathédrale de Bâle à notre disposition...; » (Ibid.)

Ainsi, pour la gauche hollandaise, qui avait d'ailleurs été interdite de parole lors de ce congrès, Bâle n'était que l'ultime aboutissement d'un long déclin. Août 1914 est annoncé par Bâle, qui ne fut qu'une messe contre la guerre.

Cependant, Gorter n'analyse pas la trahison de la 2° Internationale comme simplement la trahison des chefs. Il va plus profondément en analysant les facteurs organisationnels, tactiques qui ont conduit à cette banqueroute. Toutes les causes envisagées mè­nent à une interrogation brûlante : quel est le réel état de conscience du prolétariat, son degré de maturité révolutionnaire ?

Il est significatif que Gorter hésite dans les explications de la faillite de la 2e Internationale. Il insiste fortement sur le fait que les révisionnistes et les centristes kautskystes sont « coresponsables du nationalisme et du chauvinisme des masses ». D'un autre côté, il préfigure sa théorie, exposée en 1920 dans sa « Réponse à Lénine »,  sur l'opposition entre « masses » et « chefs ». C'est le phénomène bureau­cratique qui aurait privé la masse prolétarienne de sa capacité d'action révolutionnaire :

«Le centre de gravité se déplaça... de la masse aux chefs. Il se forma une bureaucratie ouvrière. La bureaucratie cependant est par nature conservatrice. » (Ibid.)

Mais Gorter, qui est profondément marxiste, ne se contente pas d'une simple analyse sociologique ; la question de l'organisation des partis comme éma­nation de l'Internationale est la question décisive. Comme plus tard, pour la gauche italienne, c'est l'Internationale qui précède les partis et non les partis nationaux l'Internationale. La faillite de la 2° Inter­nationale s'explique avant tout par son caractère fédéraliste :

«La seconde Internationale alla réellement à la débâcle, parce qu'elle n'était pas internationale. Elle était un conglomérat d'organisations nationales et non un organisme international. » (Ibid.)

Toutes ces causes expliquent finalement le recul de la conscience du prolétariat, dans la guerre. Le prolétariat s'est trouvé « très affaibli » et « spirituel­lement démoralisé ». Mais pour Gorter, comme pour les révolutionnaires de l'époque, il ne s'agissait que d'un recul et non d'une défaite définitive. De la guerre devait nécessairement surgir la révolution.

L'AVENIR

Les conditions même d'évolution du capitalisme donnent les conditions objectives pour l'unification du prolétariat mondial. La révolution est posée à l'échelle mondiale :

« ...pour la première fois dans l'histoire mondiale, tout le prolétariat international est aujourd'hui uni grâce à l'impérialisme, en temps de paix comme en temps de guerre, comme un tout, dans une lutte qui ne peut être menée sans un commun accord du prolétariat international, face à la bourgeoisie inter­nationale. »

Cependant, Gorter souligne avec force que la révolution est un long processus, « s'étendant sur des décennies et des décennies ». Les « facteurs spirituels » sont décisifs. En particulier, la lutte passe par un changement radical de tactique : lutte non par le moyen du syndicat ou du parlement, mais par la grève de masse. Sans être développé, ce point annonçait toute la conception communiste de gauche pleinement développée en 1919 et 1920.

Tout aussi décisive était la lutte politique du prolétariat. Celui-ci devait combattre aussi bien le révisionnisme que le centrisme. Mais plus encore, pour s'engager dans la voie révolutionnaire, le pro­létariat devait rejeter la lutte pour la paix, telle qu'elle était développée par les courants pacifistes. L'ennemi le plus dangereux restait le pacifisme :

« ...autant comme hypocrisie et auto tromperie que comme moyen de mieux asservir et exploiter, le mouvement pacifiste est le revers de la médaille de l'impérialisme (...) Le mouvement pacifiste, c'est la tentative de l'impérialisme de la bourgeoisie contre le socialisme du prolétariat. » (Ibid.)

Enfin, sans Internationale, créée par le proléta­riat, il ne pouvait y avoir de véritable mouvement révolutionnaire. De la guerre devait naître une « nou­velle internationale », à la fois nécessaire et possible.

La brochure de Gorter, qui fut saluée comme un modèle par Lénine, posait donc de façon concrète l'attitude du SDP dans la reprise des liens internatio­naux en vue de poser les bases de la nouvelle Internationale.

LE SDP ET ZIMMERWALD

Il est significatif que la position de Gorter d'oeuvrer énergiquement au regroupement internatio­nal des socialistes opposés à la guerre et partisans de la fondation d'une nouvelle internationale restât isolée dans le parti. De toutes ses forces, Gorter — appuyé par Pannekoek — souhaitait la participation du SDP aux débats et à la conférence de Zimmerwald en 1915.

En cette année 1915, l'opposition à la guerre commençait à se faire plus vigoureuse. Dans le SPD allemand, l'opposition de Rosa Luxemburg et celle d'éléments à Berlin et Brème s'enhardissait et posait les bases d'une réorganisation des forces révolution­naires. Dans tous les pays belligérants, et dans les pays neutres, naissait une opposition au social-patrio­tisme qui dans les faits posait la question de la réorganisation des révolutionnaires dans les anciens partis et même en dehors, au prix de la scission.

Précisément, aux Pays-Bas, au sein même du SDAP, des éléments opposés à la politique nationaliste de leur parti, officialisée par un congrès de janvier 1915, s'étaient constitués en « club révolutionnaire-socialiste » à Amsterdam. Ils décidèrent de constituer une fédération de clubs qui prit le nom de « Revolutionaire Socialistisch Verbond » (RSV), afin de dé­velopper une opposition contre la guerre et le natio­nalisme en dehors du SDAP. Mais à la tête du RSV se trouvaient des éléments qui n'appartenaient pas au SDAP de Troelstra. Roland-Holst, sans parti depuis qu'elle avait quitté le SDAP en 1912, était le porte-parole reconnu du RSV. Celui-ci, composé essentiel­lement d'intellectuels, avait peu d'influence dans la classe ouvrière. Numériquement très réduit — une centaine de membres au départ — il ressemblait plus à un cartel qu'à une véritable organisation. La confusion organisationnelle de ses adhérents était grande : beaucoup étaient encore dans le SDAP et appartenaient donc à deux organisations. Cela dura encore quelques mois, jusqu'au moment où ils furent expulsés ou quittèrent définitivement le SDAP. Non moins floue était l'attitude des membres du SDP, qui bien que membres d'une organisation révolutionnaire, adhéraient au RSV. Il fallut toute la fermeté du congrès d'Utrecht du SDP (20 juin 1915) pour que soit interdite formellement la double appartenance organisationnelle. Ceux qui avaient adhéré au RSV le 2 mai durent donc le quitter.

Politiquement, le RSV — à l'image de Roland-Holst — pouvait être considéré comme un groupe du centre, entre le SDAP et le SDP. D'un côté, il se prononçait pour « l'action de masse nationale et internationale », pour la reprise des mouvements de lutte de classe ; d'un autre côté, il refusait de condamner explicitement l'attitude du SDAP dans la guerre, au nom de l'unité qui devait se concrétiser par la « concentration de tous les travailleurs révolutionnaires » . Cette position hésitante n'empêcha pas néanmoins une collaboration de plus en plus active entre le RSV et le SDP.

Pourtant, le SDP, plus clair politiquement et théoriquement, allait dans le concret se retrouver derrière le RSV, lorsque en 1915, la reprise des relations internationales entre groupes révolution­naires en vue d'une conférence s'effectua.

Lénine dès le début de la guerre prit contact avec les Hollandais. Il s'adressa tout naturellement au SDP afin « d'arriver à un contact plus étroit » entre Russes et Hollandais. Il ne pensait certainement pas à s'associer à Roland-Holst, en laquelle il voyait — depuis son attitude face aux tribunistes en 1909 — une version de Trotsky, voire de Kautsky, transplantée aux Pays-Bas ».

Mais le SDP resta divisé pour mener clairement une activité de collaboration étroite avec les révolu­tionnaires russes et allemands. Une petite minorité de la direction du parti, autour de Gorter, était fermement décidée à mener un travail international contre le social-chauvinisme et le centre kautskyste. Dans ce sens, Gorter proposa le 8 avril 1915 à Lénine de publier une revue marxiste, sous la direction de Pannekoek, qui se substituerait à la « Neue Zeit » de Kautsky. A cette proposition, Lénine s'associa. Dans les faits, l'effort de regroupement mené au sein du SDP avec d'autres groupes révolutionnaires, en Suisse, avant Zimmerwald, fut l'oeuvre de Gorter et de Luteraan, membre de la direction du parti. Luteraan fut délégué à la conférence internationale des jeunes socialistes à Berne, en avril 1915, non comme repré­sentant officiel du SDP, mais comme membre du groupe de jeunes socialistes « De Zaaier », indépendant du parti. C'est là que Luteraan prit contact avec Lénine.

On doit noter qu'au contraire la position des chefs historiques du tribunisme, Wijnkoop, Ravesteyn et Ceton fut plus qu'ambiguë. Lénine souhaitait associer étroitement les Hollandais à la préparation de la conférence de Zimmerwald. Dans une lettre à Wijnkoop, écrite au cours de l'été, Lénine déclarait avec force : « Mais vous et nous nous sommes des partis indépendants ; nous devons faire quelque chose : formuler le programme de la révolution, démasquer et dénoncer les mots d'ordre stupides et hypocrites de paix. » Et un télégramme fut envoyé peu avant Zimmerwald à Wijnkoop : « Venez aussitôt ! ».

Mais le SDP n'envoya aucun délégué à la confé­rence de Zimmerwald, qui se déroula du 5 au 8 septembre 1915. Wijnkoop et ses amis firent circuler l'information dans le parti — non confirmée — que l'organisateur de la conférence, le Suisse Robert Grimm, député, aurait donné au début de la guerre son vote pour l'approbation des crédits de mobilisation. « De Tribune », l'organe du parti ne donna pas à ses lecteurs communication des résolutions de la confé­rence. Au lieu de voir dans Zimmerwald «un pas en avant dans la rupture idéologique et pratique avec l'opportunisme et le social-chauvinisme», les chefs du SDP — à l'exception de Gorter, Pannekoek et Luteraan — n'y trouvèrent que pur opportunisme. Pire, ils passèrent à côté de l'importance historique de l'événement, comme première réaction organisée à la guerre et première étape d'un regroupement de révolutionnaires internationalistes ; ils ne virent qu'une « farce historique » dans ce qui devint par la suite le symbole de la lutte contre la guerre, une « sottise » dans le geste de fraternisation par delà les tranchées de socialistes allemands et français :

« Nous devons manifestement remercier Dieu (sic)...qu'il nous ait préservé de la sottise de la conférence de Zimmerwald, ou en termes plus précis, de la nécessité de nous occuper de l'opposition sur les lieux (...) Nous savions déjà à l'avance ce qu'il en adviendrait: rien que de l'opportunisme et aucune lutte de principe ! »

Cette attitude de Wijnkoop, mélange de sectarisme et d'irresponsabilité, ne fut pas sans conséquence pour l'image même de la gauche hollandaise. Elle laissa la place libre au courant de Roland-Holst, à Zimmerwald, qui représenta — par défection du SDP — le mouvement révolutionnaire aux Pays-Bas. Le RSV se situait dans le courant « centriste« de Zim­merwald, qui envisageait comme seule possible la lutte pour la paix, et refusait de s'associer à la gauche zimmerwaldienne, qui posait comme bases la lutte révolutionnaire et la nécessité d'une 3e Internationale. Internationalement, dans le mouvement de la gauche zimmerwaldienne, auquel s'associait le SDP politi­quement, le « tribunisme » apparaissait comme un courant sectaire.

Dans le cas de Wijnkoop, Ravesteyn et Ceton, le sectarisme ne faisait que camoufler une politique opportuniste qui se révéla pleinement à partir de 1916-17. Le « sectarisme », dont l'Internationale com­muniste les accusa en 1920, n'était pas chez Gorter, Pannekoek et leurs partisans, qui oeuvraient de façon décidée pour un regroupement international des ré­volutionnaires.

QUELQUES LEÇONS

Les leçons que le mouvement révolutionnaire peut tirer de cette période de crise dans le mouvement ouvrier ne sont pas différentes ou spécifiques en comparaison des autres pays. Ce sont des leçons générales :

1) Le vote des crédits de guerre par le SDAP de Troelstra le 3 août 1914 signifie que l'ensemble de l'appareil s'est rangé du côté de la bourgeoisie hollandaise. Cependant, comme dans les autres partis, la crise provoquée dans ce parti se traduira par deux scissions, à gauche. Celles-ci seront numériquement très limitées : 200 militants pour chacune, pour un parti comptant 10000 adhérents. Le SDAP, à la différence du SPD allemand, n'était plus capable de sécréter en son sein de très fortes minorités, voire une majorité, hostile à la guerre, et se rangeant sur des positions prolétariennes. La question de la recon­quête du parti ne pouvait plus se poser. C'est autour du SDP « tribuniste » que s'opère le processus de regroupement pendant la guerre. L'existence même du SDP depuis 1909 a en quelque sorte vidé le SDAP de l'essentiel de ses minorités révolutionnaires.

2) L'antimilitarisme et la « lutte pour la paix » en période de guerre sont une source énorme de confu­sion. Ils rejettent au second plan la lutte de classe et la lutte pour la révolution, seule capable de mettre fin à la guerre. Ces mots d'ordre, qu'on retrouve dans le SDP, traduisent la pénétration — dans le meilleur des cas — de toute l'idéologie petite-bourgeoise véhiculée en priorité par les courants anarchiste, syndicaliste-révolutionnaire et « centriste ». L'alliance conduite par le SDP avec ces courants, pendant la guerre, n'a fait que favoriser la pénétration de l'opportunisme dans le parti révolutionnaire qu'était le SDP.

3)   Une scission « étroite » et précoce d'avec l'ancien parti, tombé dans l'opportunisme, n'est pas une garantie en soi contre le retour de l'opportunisme dans le nouveau parti révolutionnaire. La scission à gauche n'est pas un remède miracle. Toute organisation, fut-elle une minorité la plus sélectionnée, la plus armée théoriquement et la plus décidée, n'est pas épargnée par la pénétration constante de l'idéo­logie bourgeoise et/ou petite-bourgeoise. L'histoire du SDP pendant la guerre le montre amplement. Nécessairement se créent en réaction des minorités qui tendent à devenir fraction dans le parti. Telle fut l'opposition qui se développe autour de Gorter — à partir de 1916 — contre le danger opportuniste représenté par la clique Wijnkoop-Ravesteyn, succé­dané « radical » de celle de Troelstra.

4) Dans un parti révolutionnaire, l'opportunisme ne se manifeste pas toujours au grand jour. Très souvent, il se cache sous le masque du radicalisme verbal et de la « pureté des principes ». La direction Wijnkoop-Ravesteyn-Ceton en est l'illustration lors­qu'elle refuse de participer à la conférence de Zimmerwald sous prétexte que celle-ci serait dominée par les courants opportunistes. Le sectarisme ici n'est bien souvent que le revers de la médaille de l'opportunisme. Il s'accompagne bien souvent d'un grand esprit de « largesse » avec des courants confus, anarchisants et même carrément opportunistes. L'évolution de la direction du SDP, qui entraîne dans sa suite une grande partie de l'organisation, est typique. En cédant aux sirènes du parlementarisme, en s'alliant avec des courants étrangers au mouvement ouvrier — comme les Chrétiens-sociaux —, en ayant une attitude pro-Entente à la fin de la guerre, en se situant au début de la révolution russe aux côtés de Kerensky, cette direction empruntait le chemin de Troelstra avec un vernis «révolutionnaire» en plus. Les événements cruciaux — guerre et révolution — dissolvent immanquablement un tel vernis.

5) Dans la lutte contre l'opportunisme, l'action des minorités révolutionnaires est décisive. Il n'y a pas de fatalisme. Le fait que la réaction de Gorter, Pannekoek ait été dispersée, et au départ une simple opposition, a beaucoup pesé sur l'évolution ultérieure du SPD, lorsqu'il se transforma en parti communiste en novembre 1918.

Ch.

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