Soumis par Revue Internationale le
Le texte que nous reproduisons ci-dessous est paru, dans le n°46 d'Internationalisme en été 1952. Ce fut le dernier numéro de cette revue, et à ce titre, ce texte constitue en quelque sorte un résumé condensé des positions et de l'orientation politique de ce groupe. L'intérêt qu'il présente est donc certain.
Ce qui devrait être tout particulièrement mis en évidence, est la différence de la perspective telle qu'elle se dégage du texte et telle que nous la percevons aujourd'hui. Internationalisme avait raison d'analyser la période qui a suivi la 2ème guerre mondiale comme une continuation de la période de réaction et de reflux de la lutte de classe du prolétariat, et en conséquence, de condamner comme artificielle et aventuriste la proclamation bordiguiste de la constitution du Parti. elle avait encore raison d'affirmer qu'avec la fin de la guerre le capitalisme ne sort pas de sa période de décadence, que toutes les contradictions qui ont amené le capitalisme à la guerre subsistaient et poussaient inexorablement le monde vers de nouvelles guerres. Mais Internationalisme n'a pas perçu ou pas suffisamment mis en évidence la phase de reconstruction possible dans le cycle : crise-guerre-reconstruction-crise.
C'est pour cette raison et dans le contexte de la lourde atmosphère de la guerre froide USA-URSS de l'époque qu'Internationalisme ne voyait la possibilité d'un resurgissement du prolétariat que dans et à la suite d'une 3ème guerre. On doit noter qu'aujourd'hui encore il y a des militants révolutionnaires qui partagent cette vision. Cependant, la crise qui a suivi nécessairement la phase de reconstruction, durant laquelle se sont en partie épuisées bien des mystifications, a permis une reprise de la lutte de la classe ouvrière et obligé le capitalisme mondial, malgré l'aggravation de ses antagonismes internes, à faire face d'abord son ennemi de classe.
Si la perspective d'inévitabilité de la 3ème guerre peut se comprendre dans le contexte des années 50, car elle reposait sur une possibilité réelle, nous n'avons aucune raison de la maintenir aujourd'hui. Le capitalisme peut trouver dans des guerres localisées un exutoire momentané à ses contradictions et antagonismes, mais il ne peut aller à la guerre généralisée tant qu'il n'a pas réussi à immobiliser le prolétariat. Cette immobilisation, il ne peut l'obtenir que par l'affrontement ouvert et l'écrasement par la force du prolétariat. C'est cet affrontement qui est notre perspective aujourd'hui et auquel nous devons nous préparer. Rien ne nous autorise à présager une issue défavorable à cet affrontement. De toutes leurs forces, les révolutionnaires ne peuvent que miser et espérer la victoire de leur classe (extraits de l'introduction à la republication du texte parue dans le Bulletin d'études et de discussion t n°8, de Révolution Internationale, juillet 1974)
Nous publions ici une série d'exposés, faits au cours de réunions communes avec des camarades de l'Union Ouvrière Internationaliste. Afin d'en permettre, au plus rapidement, la discussion, nous les donnons sous la forme de compte-rendu analytique. Il s'ensuit que le lecteur n'y trouvera pas les nécessaires-indications statistiques ni certains développements importants. Ce sont des schémas d'un travail de fond, plutôt que ce travail de fond. Le camarade M. qui portait la responsabilité de ces exposés, se réserve de les élargir et de leur adjoindre la documentation utile.
Nous souhaitons vivement qu'une discussion la plus large possible, s'engage cependant à leur propos. Il est superflu d'insister sur la nécessité d'une telle discussion et de la publication de tous documents s'y rapportant. Il va sans dire que nous sommes prêts à assumer ces publications.
L'ÉVOLUTION DU CAPITALISME ET LA NOUVELLE PERSPECTIVE
Avant de dégager les caractères généraux du capitalisme à son présent stade du capitalisme d'Etat, il est nécessaire de rappeler et préciser les caractères fondamentaux du capitalisme en tant que système.
Tout système économique, au sein de la société divisée en classes, a pour but l'extraction de surtravail aux classes laborieuses et au profit des classes exploiteuses. Ce qui distingue, entre eux, ces différents systèmes et partant ces différentes sociétés, c'est le mode d'appropriation du surtravail par les exploiteurs, de son évolution à laquelle le développement des forces productives confère un caractère de nécessité.
L'on se bornera ici à rappeler les caractères essentiels de l'exploitation capitaliste de la force de travail.
SEPARATION DES MOYENS DE PRODUCTION D'AVEC LES PRODUCTEURS
Le travail passé et accumulé-le travail mort- domine et exploite le travail présent -le travail vivant-. C'est en tant que contrôlant le travail mort, c'est à dire les moyens de production, que les capitalistes -non pris individuellement mais comme classe sociale exploitent le travail des ouvriers.
La vie économique est toute entière suspendue à cet objectif de recherche du profit par le capitaliste. Ce profit lui-même est en partie consommé par le capitaliste, et en partie, la plus grande, destiné à la reproduction et à l'élargissement du capital.
LA PRODUCTION COMME PRODUCTION DE MARCHANDISES
Les rapports entre les membres de la société prennent la forme de rapports entre marchandises. La force de travail est elle-même une marchandise qui est payée à sa valeur : celle des produits nécessaires à sa reproduction totale se mesure par la valeur de la force de travail comparée à la valeur du produit. Ainsi, l'accroissement de la productivité du travail, en faisant baisser la valeur des marchandises consommées par la classe salariée, et partant la valeur de la force de travail, aboutit à la diminution du salaire par rapport à la plus-value. Plus la production augmente, et plus baisse la part des ouvriers dans cette production, plus baisse le salaire relatif à cette production 'accrue.
(L'échange des marchandises s'opère sur la base de la loi de la valeur. Cet échange est mesuré par la quantité de travail social nécessaire dépensé dans la production des marchandises.
Les caractères, que l'on vient de dire, se retrouvent à tous les stades de l'évolution du capitalisme. Cette évolution les modifie, sans doute; mais ces modifications, qui s'effectuent à l'intérieur du système, demeurent secondaires, elles n'altèrent pas fondamentalement la nature du système.
LE MODE DE L'APPROPRIATION
On ne peut analyser le capitalisme qu'en le saisissant dans son essence qui est le rapport capital-travail; il faut examiner le capital dans ses rapports avec le travail, et non ceux du capitaliste et de l'ouvrier.
Dans les sociétés antérieures au capitalisme, la propriété des moyens de production était fondée sur le travail personnel, l'usage de la force étant considérée comme une expression de ce travail personnel. La propriété était réellement propriété privée des moyens de production, étant considéré que l'esclave, par exemple, était lui-même moyen de production. Le propriétaire était souverain, cette souveraineté n'étant limitée que par des biens d'allégeance au plus fort (tribut, vassalité, etc...).
Avec le capitalisme, la propriété se fonde sur le travail social. Le capitaliste est assujetti aux lois du marché. Sa liberté est limitée aussi bien à l'extérieur qu'à l'intérieur de son entreprise..: il ne peut produire "à perte", en enfreignant la loi du marché. En ce dernier cas, la sanction serait immédiate : ce serait la faillite: cependant, il faut noter que cette faillite est celle du capitaliste, mais non celle de la classe capitaliste. Tout se passe comme si la classe capitaliste était le propriétaire collectif, social, des moyens de production. La situation du capitaliste est instable, chaque instant le remet en question. Ainsi Marx pouvait-il affirmer que "le système d'appropriation découlant du mode de production capitaliste et, par suite, la propriété capitaliste constituent la première négation de la propriété privée individuelle fondée sur le travail personnel." Car cette propriété capitaliste est essentiellement celle de la classe comme telle. Et c'est très justement que Marx peut désigner, dans la préface à sa "Contribution à la critique de l'économie politique", les rapports de propriété comme "l'expression juridique des rapports de production".
La propriété du capitaliste, la propriété de son entreprise privée, correspond aux stades du capitalisme où elle est rendue nécessaire par le faible niveau des forces productives et par le fait que le champ d'expansion du système est encore vaste et n'oblige pas à recourir à un mode supérieur de concentration de la propriété. Dans ces conditions, l'intervention de l'Etat dans l'économie demeure accidentelle, l'Etat demeure un organisme politique, chargé d'administrer la société en fonction des intérêts des capitalistes.
Toutefois, si le faible niveau de développement des forces productives entrainait l'existence d'une propriété privée capitaliste sur une fraction du capital social global (... celle constituée par son entreprise), il ne suit pas de là que le haut niveau atteint par ces forces exigent le recours au capitalisme d'Etat, Le haut niveau provoque certes une concentration de la propriété ainsi qu'on le vit avec la société anonyme ou le monopole, mais il ne suffit pas de l'invoquer pour expliquer le recours à la concentration-de la propriété dans les mains de l'Etat. En effet, sur le plan strict de la propriété, la concentration aurait pu s'effectuer et s'effectue en partie selon la modalité différente d'une concentration monopoliste de la propriété à l'échelle internationale-(cartels par exemple) et non pas à l'échelle nationale qu'implique toute forme étatique de la propriété.
LE CAPITALISME COMME ETAPE HISTORIQUE NECESSAIRE A L'INSTAURATION DU SOCIALISME
L'un des fondements essentiels de l'exploitation de l'homme par l'homme tient en ce que l'ensemble de la production ne parvient pas à satisfaire l'ensemble des besoins sociaux humains. Il y a lutte pour répartir les biens, en d'autres termes pour exploiter le travail. Aussi la possibilité historique d'une émancipation des travailleurs ne peut-elle surgir qu'à partir d'un certain degré d'expansion des forces productives et suffisant à couvrir l'ensemble des besoins sociaux.
Le socialisme, comme société sans classe ne peut se concevoir qu'à partir de ce degré atteint, lequel permet de liquider les anciennes contradictions de classe. Le capitalisme, le développement de la production qu'il a su provoquer, apparait ainsi comme la condition nécessaire du socialisme.
Ce n'est que sur son acquis que peut s'instaurer le socialisme.
On ne peut donc soutenir, comme le font les anarchistes par exemple, qu'une perspective socialiste resterait ouverte quand bien même les forces productives seraient en régression, en écartant toute considération relative à leur niveau. Le capitalisme représente une étape indispensable et nécessaire à l'instauration du socialisme dans la mesure où il parvient à en développer suffisamment les conditions objectives. Mais, de même qu'au stade actuel, -et c'est l'objet de la présente étude-, Il devient un frein par rapport au développement des forces productives, de même la prolongation du capitalisme, au-delà de ce stade, doit entraîner la disparition des conditions du socialisme. C'est en ce sens que se pose aujourd'hui l'alternative historique : le socialisme ou la barbarie.
LES THÉORIES DE L'EVOLUTION DU CAPITALISME
Si Marx analyse les conditions de développement de la production capitaliste, il ne put cependant, pour d'évidentes raisons de chronologie, examiner dans lé concret les formes suprêmes de son évolution. Cette tâche devait incomber à ses continuateurs. Aussi, différentes théories ont-elles surgi dans le mouvement marxiste, lesquelles prétendaient mettre à jour la théorie de l'évolution du capital. Nous nous proposons, pour la clarté de l'exposition de rappeler très cursivement trois axes essentiels de ces théories.
LA THEORIE DE LA CONCENTRATION
Proposée par Hilferding, puis reprise par Lénine,
- cette théorie est plutôt une description qu'une interprétation de l'évolution du capitalisme. Elle part de la constatation générale que le haut degré de concentration de la production et de centralisation du capital donne aux monopoles le rôle directeur dans l'économie. La tendance de ces monopoles à s'aménager des superprofits géants les conduit au partage impérialiste du monde.
Cette théorie peut s'appliquer au passage du capitalisme concurrentiel à celui des monopoles, elle ne saurait s'appliquer au capitalisme d'Etat, lequel apparaît comme une négation du monopole international. Une concentration plus poussée n'implique pas nécessairement le recours à des formes étatiques de concentration. La concentration capitaliste résulte de la concurrence entre capitalistes au travers de laquelle le moins bien placé techniquement finit par être absorbé par le plus gros. Suit de là un élargissement du capitaliste victorieux. Ce développement continu de quelques 'entreprises tend à interdire l'apparition de nouvelles entreprises du fait de l'importance des capitaux nécessaires aux investissements en capitaux fixes et circulants. Si ce procès explique la formation de trusts monopolistiques à capitaux hautement centralisés, rien ne prouve que, du point de vue du montant des capitaux à investir, le monopole était incapable de faire face aux exigences d'une concentration supérieure à celle déjà atteinte. L'étatisation ne représente nullement une concentration supérieure à celle déjà atteinte par le monopole. Bien plus, certaines ententes monopolistiques internationales représentaient une tendance vers une concentration supérieure, en tout état de cause, à celle qui s'opérerait à l'intérieur d'un seul Etat.
D'autre part, en reprenant le point de vue réformiste d'Hilferding, Lénine en arrivait à cette conclusion, au moins logique et implicite, que le capitalisme n'avait pas de terme à son développement. Aussi la barbarie ne représentait pas pour lui une éventualité historique, mais une image : expression de la stagnation des forces productives et du caractère "parasitaire" du capitalisme dans ces conditions. Pour Lénine, comme pour les sociaux-démocrates -mais selon, des voies et moyens différents et opposés-, la question des conditions objectives de la révolution ne se posait plus en termes de progression ou de régression des forces productives-il n'importait- mais uniquement en fonction de la nécessité historique pour le prolétariat de faire culminer la révolution bourgeoise en révolution prolétarienne. Ce dernier aspect sera touché plus loin.
LA THEORIE DE LA BAISSE TENDANCIELLE DU TAUX DE PROFIT
Cette théorie fut présentée par Henryk Grossman. Partant d'une formulation nouvelle des schémas marxiens de la reproduction élargie, Grossman insista sur ce que la hausse continue de la composition organique du capital amenait une chute de la valorisation de ce capital (baisse du taux de profit entraînant celle de la masse de ce profit) : l'insuffisance relative de la plus-value s'oppose aux besoins de l'accumulation. Pour y remédier, les capitalistes s'essaient à diminuer le coût de production du capital et des transports, le niveau des salaires, etc... Le développement technique suit un rythme accéléré, tandis que la lutte de classe se poursuit avec une vigueur accrue par la surexploitation du travail.
Cette théorie assigne nettement une fin objective au développement de l'accumulation capitaliste : son effondrement. Les capitaux ne trouvent plus à s'employer dans des conditions de rentabilité suffisante. C'est une série de guerres -entraînant le maintien provisoire de la rentabilité- et au delà l'effondrement du capitalisme. Le point de vue de Grossman , cependant, ne paraît guère convaincant en ce qu'il établit un lien absolu entre la baisse du taux et la diminution relative de la masse du profit.
Dans son "Anticritique" Rosa Luxembourg eut l'occasion de noter :
"On dit que le capitalisme s'écroulera par suite de la baisse du taux de profit. Cet espoir sera malheureusement réduit en fumée par une seule thèse de Marx, là où il montre que, pour de grands capitaux, la chute du taux de profit est compensée par la masse de ce profit. Si on attend de la chute du taux de profit l'écroulement du capitalisme, on pourrait attendre aussi bien jusqu'à ce que le soleil s'éteigne."
Comment le capitalisme réagit-il à la baisse du taux de profit ? Marx a déjà montré que face à la tendance à la baisse du taux, le capitalisme a certains moyens de réagir et de rendre rentable l'exploitation du travail additionnel. L'accentuation de l'exploitation de la force de travail est un de ces moyens. Un autre est l'élargissement de la production, bien que dans chaque produit la-baisse du taux entraîne une diminution de la part du profit, la somme totale du profit augmente par la somme supérieure de produits ainsi obtenus. Enfin le capitalisme réagit par l'élimination d'éléments "parasitaires" émargeant antérieurement sur la totalité du profit. Ainsi le passage du capitalisme concurrentiel à celui du monopole entraîna l'élimination partielle de petits producteurs retardataires. Rien ne permet d'affirmer que le passage au capitalisme d'Etat s'accompagne de ce processus. Bien au contraire, peut-on soutenir, avec plus de motifs, que la concentration étatique fait surgir une couche sociale -improductive de valeurs et donc parasitaire- qui est la bureaucratie.
Pour que cette théorie puisse passer pour interprétative de la crise du système, il faudrait qu'elle démontrât que l'augmentation de la masse de profit ne parvient plus à compenser la baisse du taux ou, en d'autres termes, que la somme du profit social global diminue malgré une augmentation de la production.
Le théorème que la théorie de Grossman devrait démontrer serait alors le suivant : à la fin du nouveau cycle de production, le profit global (entant que produit d'une masse augmentée de la production multipliée par un taux inférieur) est inférieur au profit social global issu du cycle antécédent (en tant que, produit d'une masse inférieure de la production multipliée par un taux de profit supérieur antérieur à la baisse). Une telle démonstration peut être donnée dans l'infini de des schémas, elle ne se retrouve pas dans les conditions réelles de la production. Il faut donc conclure que la solution véritable est ailleurs. L'impossibilité d'élargir la production vient aujourd’hui, non de la non-rentabilité de cette production élargie, mais uniquement de l'impossibilité de son écoulement.
LA THEORIE DE L'ACCUMULATION DE ROSA LUXEMBOURG
Pas plus que pour les précédentes théories nous ne donnerons ici qu'un résumé, un tant soit peu complet ([1]), de la thèse de Rosa Luxembourg. On sait que Rosa, après une étude approfondie des schémas marxiens de la reproduction élargie, concluait à l'incapacité pour les capitalistes de réaliser toute leur plus-value sur leur propre marché. Afin de poursuivre l'accumulation, les capitalistes sont contraints d'écouler une partie de leurs marchandises dans des milieux extra-capitalistes : producteurs possédant en propre leurs moyens de production (artisans, paysans, colonies ou semi-colonies). C'est l'existence de ces milieux extra-capitalistes qui conditionne le rythme de l'accumulation capitaliste. Cette frange extra-capitaliste vient-elle à se rétrécir et le capitalisme est plongé dans la crise. Les luttes se développent entre les différents secteurs du capitalisme mondial afin de se réserver l'exploitation de ces pays extra-capitalistes.
La disparition des marchés extra-capitalistes entraîne donc une crise permanente du capitalisme. Rosa Luxemburg démontre par ailleurs que le point d'ouverture de cette crise s'amorce bien avant que cette disparition soit devenue absolue. Afin de pallier à cette disparition, le capitalisme développe une production parasitaire, improductive de par sa nature : celle des moyens de destruction. Le caractère décadent du capitalisme s'affirme par cela qu'il devient incapable de maintenir la production dés valeurs sociales (objets de consommation). La guerre devient le mode de vie du capitalisme : guerres entre Etats ou coalition d'Etats où chacun tente de se survivre par le pillage ou l'assujettissement du vaincu. Alors qu'aux stades antérieurs, la guerre provoquait une expansion de la production chez l'un ou l'autre des antagonistes, elle amène aujourd'hui la ruine, à des degrés divers, de l'un et de l'autre. Cette ruine se traduit aussi bien par la baisse du niveau de vie de la population que par le caractère toujours plus improductif de valeurs que prend la production. L'aggravation des luttes entre Etats et leur caractère décadent depuis 1914, mène chaque Etat à vivre sur lui-même, en cycle fermé, et à recourir à la concentration étatique. Nous n'insisterons pas plus ici, ce sera l'objet des développements suivants que d'ajuster la théorie à la réalité historique.
QUELQUES CARACTERES FONDAMENTAUX DU CAPITALISME D’ETAT
Le capitalisme d'Etat n'est pas une tentative de résoudre les contradictions essentielles du capitalisme en tant que système d'exploitation de la force de travail, mais la manifestation de ces contradictions. Chaque groupe d'intérêts capitalistes essaie de rejeter les effets de la crise du système sur un groupe voisin, concurrent, en se l'appropriant comme marché et champ d'exploitation. Le capitalisme d'Etat est né de la nécessité pour ce groupe d'opérer sa concentration et de mettre sous sa coupe les marchés extérieurs à lui. L'économie se transforme donc en une économie de guerre.
LE PROBLÈME DE LA PRODUCTION ET DE L'ECHANGE
Dans les stades Capitalistes antérieurs au capitalisme d'Etat, l'échange précédait la production : la production suit le marché. Lorsque l'indice de la production approche l'indice du volume du commerce mondial, la crise s'ouvre. Cette crise manifeste la saturation du marché. A la sortie de la crise, la reprise de l'expansion économique s'effectue d'abord dans la sphère de l'échange et non dans celui de la production, lequel suit la demande.
A partir de 1914, le phénomène se renverse : la production précède l'échange. Il apparût, tout d'abord, que ce phénomène était imputable aux destructions causées par la guerre. Mais en 1929, l'indice de l'échange rejoint celui de la production et c'est la crise. Les stocks s'accumulent, le capitaliste est dans l'incapacité de réaliser la plus-value sur le marché.
Auparavant les crises se résorbaient par l'ouverture de nouveaux débouchés, laquelle entraînait une reprise du commerce mondial et, à sa suite, celle de la production. Entre 29 et 35, la crise ne peut trouver d'exutoire dans un élargissement des marchés dont les limites tendancielles sont atteintes. La crise fait déboucher le capitalisme sur une économie de guerre.
Le monde capitaliste est entré dans sa crise permanente : il ne peut plus élargir sa production. On verra là l'éclatante confirmation de la théorie de Rosa.: le rétrécissement des marchés extra-capitalistes entraîne une saturation du marché proprement capitaliste.
LE PROBLEME DES CRISES
Le caractère essentiel des crises depuis 1929 est qu'elles sont plus profondes que les précédentes. Il ne s'agit plus de crises cycliques, mais d'une crise permanente. La crise cyclique, celle que connut le capitalisme classique, affectait l'ensemble des pays capitalistes. La reprise s'effectuait, elle aussi, de façon globale. La crise permanente, celle que nous connaissons aujourd'hui, se caractérise par la chute continue des échanges et de la production dans l'ensemble des pays capitalistes (ainsi des années 1929 à 1934). Mais on n'assiste plus à une reprise généralisée. Cette reprise ne se manifeste que dans un compartiment de la production et dans ce secteur aux dépens des autres. De plus, la crise se déplace d'un pays à l'autre, maintenant en permanence l'économie mondiale en état de crise.
Devant l'impossibilité de s'ouvrir de nouveaux marchés, chaque pays se ferme et tend désormais à vivre sur lui-même. L'universalisation de l'économie capitaliste, atteinte au travers du marché mondial, se rompt : c'est l'autarcie. Chaque pays tente de se suffire à lui-même; on y crée un secteur non rentable de production, lequel a pour objet de pallier aux conséquences de la rupture du marché. Ce palliatif même aggrave encore la dislocation du marché mondial.
La rentabilité, par la médiation du marché, constituait avant 1914 l'étalon, mesure et stimulant, de la production capitaliste. La période actuelle enfreint cette loi de la rentabilité : celle-ci s'effectue désormais non plus au niveau de l'entreprise mais à celui, global, de l'Etat. La péréquation se fait sur un plan comptable, à l'échelle nationale; non plus par l'entremise du marché mondial Ou bien, l'Etat subventionne la partie déficitaire de l'économie, ou bien, l'Etat prend en mains l'ensemble de l'économie.
De ce qui précède, on ne peut conclure à une "négation" de la loi de la valeur. Ce à quoi nous assistons tient en ce que la production d'une unité de la production semble détachée de la loi de la valeur cette production s'effectuant sans considération apparente de sa rentabilité.
Le surprofit monopolistique se réalisait au travers de prix "artificiels", cependant sur le plan global de la production, celle-ci demeurait liée à la loi de la valeur. La somme des prix, pour l'ensemble des produits n'exprimait rien d'autre que la globale valeur des produits. Seule la répartition des profits entre divers groupes capitalistes se trouvait transformée : les monopoles s'arrogeaient un surprofit aux dépens des capitalistes moins bien armés. De même peut-on dire que la loi de la valeur joue au niveau de la production nationale. La loi de la valeur n'agit plus sur un produit pris individuellement, mais sur l'ensemble des produits. On assiste à une restriction du champ d'application de la loi de la valeur. La masse totale du profit tend à diminuer du fait de la charge que fait peser l'entretien des branches déficitaires sur les autres branches de l'économie.
LE CHAMP D'APPLICATION DE LA LOI DE LA VALEUR
1) Le capital
De ce qui précède, ressort que si le rigoureux mécanisme de la loi de la valeur ne joue plus toujours à l'échelon de l'entreprise, d'une branche entière de l'économie, la loi se manifeste au ni veau de l'échange. Ainsi qu'aux stades antérieurs le marché reste, en dernière instance, le souverain régulateur de la valeur capitaliste des marchandises ou, si l'on préfère, des produits.- La loi de la valeur semble niée dans ces pays où plusieurs secteurs industriels cohabitent à l'intérieur même du secteur étatique. Cependant en cas d'échange avec les autres secteurs, cet échange s'opère sur la loi de la valeur.
En Russie, la disparition de la propriété privée a entraîné une très grande restriction dans le mode capitaliste d'application de la loi de la valeur. Cette loi peut ne pas jouer dans les échanges entre deux secteurs étatisés -de même qu'elle ne joue pas à l'intérieur de l'usine, entre ses divers ateliers- mais elle joue dés lors qu'il s'agit d'échanger un produit fini contre un autre produit. C'est toujours le temps de travail socialement nécessaire à sa production qui fixe le prix du produit, et non l'omnipotent caprice d'un "bureaucrate". Les produits s'échangent, se déplacent d'après les besoins de la production et si "dirigés" soient-ils, selon ceux aussi du marché. Les prix demeurent l'expression marchande de la loi de la valeur.
2) La force de travail
Mais l'échange fondamental dans l'économie capitaliste est celui qui se fait entre les produits et la force de travail....En Russie comme ailleurs, l'achat de la force de travail se fait à sa valeur capitaliste. Le prix payé est celui nécessaire à sa reproduction.
La plus ou moins grande valorisation de la force de travail, la plus ou moins grande hauteur du niveau des salaires ne change rien à la question. La valeur de la force de travail est fixée en partie par la façon dont les ouvriers réagissent 'à leur exploitation. Leur lutte, ou leur absence de lutte, peut augmenter ou diminuer ainsi la part de la production qui leur échoit sous forme de salaire. Les ouvriers cependant ne peuvent agir, au sein même du capitalisme, que sur la grandeur du volume des produits qui leur sont attribués en échange de leur force de travail et non sur le sens capitaliste -ce qu'il implique- de cette répartition.
La présence, en Russie ou ailleurs, d'une force de travail "concentrationnaire" ne change rien à ces observations. Non seulement, elle ne représente qu'une fraction minime de la force de travail dépensée sur l'ensemble du territoire, mais encore ce phénomène demeure dans le cadre des caractéristiques fondamentales des rapports entre la force de travail et le capital.
La signification de ce phénomène doit être recherchée dans la nécessité pour un pays capitaliste arriéré de maintenir un bas niveau de salaires. C'est une pression exercée, dans le cadre de l'accumulation, afin d'agir sur la grandeur de la valeur sociale globale des produits affectés à la reproduction de la force de travail, telle l'armée industrielle de réserve, des chômeurs du capitalisme classique. Le caractère passager de ce phénomène s'affirme plus encore si l'on considère que, le plus généralement, la main d'œuvre "concentrationnaire" est dirigée vers des travaux de colonisation intérieure. Il s'agit de travaux qui ne sont rentables qu'à une échéance lointaine exécutés par une main d'œuvre bon-marché et non spécialisée et qu'il serait impossible dans les conditions générales d'un état arriéré de l'économie, de compter les salaires de cette main-d’œuvre à leur valeur capitaliste. Il faut ajouter qu'à cet investissement de force de travail s'ajoute, en Russie, la nécessité pour le capitalisme de se créer un efficace moyen de coercition politique.
D'aucuns s'efforcent à voir dans cette forme d'exploitation du travail l'amorce d'un retour à l'esclavagisme. Il faudrait, pour persuader, démontrer auparavant la disparition absolue de la loi capitaliste de la valeur. Signalons encore que l'esclave antique pénalisé était soumis à une punition corporelle (verges, marque au fer, jeux du cirque). Pour l'ouvrier russe "saboteur", la punition est une pénalité de valeur. Cet ouvrier sera contraint de fournir un certain nombre d'heures de travail supplémentaires et non-payées. En revanche, le "bon" ouvrier stakhanoviste jouira davantage de salaires et surtout de logement et de loisirs. Politiquement ce système a pour mission de diviser 1a classe des exploités (formation d'une aristocratie ouvrière dévouée au régime).
D'une façon générale, l'on doit reconnaitre que, pour pallier la baisse du taux moyen et de la masse du profit, on doit utiliser au maximum la force de travail disponible. Le nombre des ouvriers est accru : la prolétarisation des masses paysannes ou petites bourgeoises s'accentue; les mutilés de guerre, les fous sont soignés et récupérés dans le cycle de production; la procréation et l'éducation des enfants est encouragée et soutenue. L'intensité du travail est accrue : les temps sont sévèrement contrôlés, on revient au travail aux pièces sous la forme du "boni" et autres primes, etc... Les crapuleux théoriciens de l'accroissement de la productivité ou du plein emploi ne font que rationaliser cette tendance à l'exploitation maximum du travail humain.
LA DESTINATION DE LA PRODUCTION.
La production se développe alors que le commerce diminue. Où donc va cette production que l'absence de possibilité d'échanges condamne à demeurer sans emploi social ? Elle est orientée vers la production de moyens de destruction. Si le capitalisme d'état accroit la production industrielle, il ne crée pas pour autant de valeurs nouvelles, mais des bombes ou des uniformes.
Le financement de cette production s'opère essentiellement de trois façons :
1) - Dans un cycle de production donné, une partie de plus en plus grande de cette production va dans les produits qui ne se retrouvent plus au cycle suivant. Le produit quitte la sphère de la production et n'y revient plus. Un tracteur revient à la production sous forme de gerbes de blé, un tank non.
Le temps de travail social incorporé dans cette production lui confère une valeur. Mais ce temps de travail est dépensé sans contrepartie sociale: ni consommé, ni réinvesti, il ne servira pas à la reproduction. Il demeure rentable sur un plan privé, par rapport au capitaliste, mais non sur un plan global.
La production s'élargit en volume, non en valeur sociale réelle. Ainsi une première part de la production des moyens de destruction est prélevée sur la production courante.
2) - Une deuxième part est payée par le drainage des capitaux improductifs (rentiers, boutiquiers, et paysannerie du bas de laine) et par celui aussi des capitaux accumulés productifs, mais non indispensables au fonctionnement d'une production qui n'est plus orientée vers la consommation productive. L'épargne finit par disparaître. Certainement contestables, les indications suivantes donnent cependant une idée de la tendance dans un pays comme la France où l'évolution est typique à cet égard : "Evalué en pouvoir d'achat, le capital de 1950, soit 19 500 milliards en chiffre rond, ne représente plus que 144 milliards de 1911 (contre 286), ce qui lui retire la moitié de sa valeur. Mais cette vue serait incomplète si l'on ne prenait en considération la masse des apports de l'épargne. Au rythme de 1910-1914 (4 milliards) elle eût -toutes choses égales- ajouté 144 milliards-or aux 300 milliards de cette époque. Pour avoir été moindre sous l'effet des deux guerres, cette épargne annuelle n'en a pas moins existé. Or il n'en reste aucune trace". ([2])
Les bénéfices commerciaux sont amputés par un prélèvement étatique énorme. Enfin l'inflation devient permanente et la dégradation du pouvoir d'achat de la monnaie atteint des proportions considérables.
3) - Une troisième part, enfin, est directement prélevée sur les ouvriers : diminution du niveau de vie et intensification de l'exploitation du travail. Alors qu'en France, par exemple, l'indice de la production se situe, au début de 1952, à 153 par rapport au niveau de 1938, la baisse du niveau de vie ouvrier par rapport à l'avant-guerre, atteint plus de 30% et plus même encore si l'on examine relativement à l'augmentation de la production. Ce paradoxe apparent d'une production en progression continue qu'accompagne une consommation des ouvriers en régression continue, ainsi que la fonte du capital social accumulé est une manifestation de la décadence du capitalisme.
STRUCTURE SOCIALE DE LA CLASSE CAPITALISTE
De telles transformations économiques entraînent de profondes modifications sociales. La concentration du pouvoir économique entre les mains de l'Etat -et parfois même l'élimination physique du bourgeois en tant que capitaliste individuel- précipite une évolution déjà sensible aux stades antérieurs du capitalisme. Nombre de théories ont fleuri –particulièrement sur le terrain trotskiste- qui prétendaient interpréter cette évolution en lui assignant pour dynamique la lutte d'une nouvelle classe contre la bourgeoisie classiques. Ces théoriciens arguaient de la destruction physique du bourgeois, de la propriété privée dans l'Est européen et de sa mise au pas dans les pays fascistes, travaillistes, ou "issus de la Résistance". Ces exemples cependant n'autorisent pas cette conclusion. Bâtir une théorie sur une série de faits dont les témoignages les plus typiques sont empruntés à une économie relativement arriérée, et sur des faits plus apparents que réels (le capitaliste n'est pas une personne physique, mais une fonction sociale), revient à bâtir sur le sable.
Seule reste fondamentale, au regard d'une saine analyse, l'observation du monde capitaliste hautement développé. La situation y est caractérisée par un amalgame, une imbrication d'éléments capitalistes traditionnels et d'éléments issus de 1 appareil étatique. Un tel amalgame ne s'opère pas, sans doute, sans frictions vives, ni éclopés. Le "fascisme" ou la "résistance" furent, en ce sens, des tentatives qui échouèrent.
La conclusion, que tirent nos théoriciens, d'une guerre civile entre la nouvelle classe "bureaucratique" et le capitalisme classique-mène à nier l'évidence de la crise permanente du capitalisme. A cette crise, dont les effets se répercutent au sein même des couches exploiteuses, on substitue une lutte prétendument progressive (le trotskysme officiel) ou non (SCHACHTMAN), entre deux classes "historiques". L'absence du prolétariat sur la scène historique est ainsi rationnalisée. A l'alternative que posent l'Histoire et les révolutionnaires : le Socialisme ou la Barbarie, un troisième terme est offert qui permet à nos théoriciens de s'intégrer à l'un ou l’autre bloc. Cette présupposition de l'existence, au sein du capitalisme, d'une nouvelle classe exploiteuse, apportant avec elle une solution historique aux contradictions du capitalisme, mène à l'abandon de l'idéologie révolutionnaire et le passage à celle du capitalisme.
SITUATION DES CAPITALISTES.
Le bénéfice du bourgeois de la propriété privée prenait la forme d'une rétribution proportionnée à la grandeur de l'entreprise gérée. Le caractère salarié du capitaliste, par rapport au capital, demeurait caché : il apparaissait être le propriétaire de son entreprise. Dans sa dernière forme, le capitaliste continue de vivre sur la plus-value extirpée aux ouvriers, mais perçoit son profit sous forme de salaire direct : c'est un fonctionnaire. Les profits ne sont plus distribués d'après les titres juridiques de propriété, mais d'après la fonction sociale du capitaliste. Aussi ce capitaliste se sent-il profondément solidaire, en tout temps, de l'ensemble de la production nationale, et non plus intéressé au seul profit de son entreprise. Il tend à traiter l'ouvrier d'égal à égal, à l'associer à la production, aux soucis qu'elle entraine.
Le prolétariat voit nettement que le capitalisme peut subsister sans la propriété privée des moyens de production. Cependant, l'évolution de la "salarisation" du capital abolit, en apparence, les frontières économiques entre les classes. Le prolétariat se sait exploité, mais il parvient avec difficulté à reconnaître l'exploiteur sous le veston du "boss" syndical ou la chemise du savant progressiste.
LE PROBLEME COLONIAL
On croyait autrefois, dans le mouvement ouvrier, que les colonies ne pourraient parvenir à leur émancipation nationale que dans le cadre de la révolution socialiste. Certes, leur caractère "du maillon le plus faible dans la chaîne de l'impérialisme" du fait de l'exacerbation de l'exploitation et de la répression capitaliste, les rendaient-elles particulièrement vulnérables à des mouvements sociaux. Toutefois leur accès à l'indépendance demeurait lié au sort de la révolution dans les métropoles capitalistes.
Ces dernières années ont vu, cependant, la plupart des colonies accéder à l'indépendance : les bourgeoisies coloniales se sont émancipées peu ou prou des métropolitaines. Ce phénomène, si limité soit
-il en réalité, ne peut se comprendre dans le cadre de l'ancienne théorie qui faisait du capitaliste colonial le pur et simple laquais de l'impérialisme, un courtier.
En fait, les colonies ont cessé de représenter un marché extra-capitaliste pour la métropole, elles sont devenues de nouveaux pays capitalistes. Elles perdent donc leur caractère de débouchés, ce qui rend moins énergique la résistance des vieux impérialismes aux revendications des bourgeoisies coloniales. A ceci s'ajoute le fait que les difficultés propres à ces impérialismes ont favorisé l'expansion économique -au cours des deux guerres mondiales- des colonies. Le capital constant s'amenuisait en Europe, tandis que la capacité de production des colonies ou semi-colonies augmentait, amenant une explosion du nationalisme indigène (Afrique du Sud, Argentine, Inde, etc...). Il est significatif de constater que ces nouveaux pays capitalistes passent, dès leur création, en tant que nations indépendantes, au stade de capitalisme d'Etat présentant ces mêmes aspects d'une économie tournée vers la guerre que l'on décèle par ailleurs.
La théorie de Lénine et de Trotski s'effondre: Les colonies s'intègrent au monde capitaliste et, par là même, le renforcent d'autant. Il n'y a plus de "maillon le plus faibles : la domination du capital est également répartie sur la surface entière du globe.
INCORPORATION DE LA LUTTE DU PROLETARIAT ET DE LA SOCIETE CIVILE DANS L'ETAT
La vie réelle, au stade classique du capitalisme, se déroulait dans la Société Civile, en dehors de l'Etat. Cet Etat n'était que l'instrument des intérêts dominants dans la Société Civile et cela seul : agent d'exécution et non organe de direction effective de l'économie et de la politique. Les éléments de l'Etat, cependant, appelés à maintenir l'ordre -c'est à dire administrer les hommes- tendait à se libérer du contrôle de la société, tendait à se muer en classe autonome, axant tant ses intérêts propres. Cette dissociation et lutte entre l'Etat et la Société Civile ne pouvait aboutir à la domination absolue de l'Etat tant que cet Etat ne contrôlait pas les moyens de production. La période des monopoles vit s'opérer le début d'un amalgame de l'Etat et de l'Oligarchie, toutefois cet amalgame demeurait instable : l'Etat restait extérieur à la Société Civile essentiellement fondée sur la propriété privée. La phase actuelle voit s'unifier dans les mêmes mains, l'administration des choses et le Gouvernement des hommes. Le capital décadent nie les antagonismes entre les deux classes économiques exploiteuses : les Capitalistes et les propriétaires fonciers (par la disparition des seconds). Il nie également les contradictions entre les divers groupes capitalistes dont les contrastes formaient auparavant l'un des moteurs d'une production qui, du point de vue de la production réelle de valeur, est sur le déclin.
A son tour, la classe économique exploitée est intégrée à l'Etat. Cette intégration s'effectue d'autant plus aisément, sur le plan de la mystification que les ouvriers ne trouvent plus en face d'eux que le capital en tant que tel, comme représentant du patrimoine de la nation, comme cette nation même dont les ouvriers formeraient une part.
Nous avons vu que le capitalisme d'Etat se trouve dans l'obligation de réduire la grandeur des biens destinés à alimenter le capital variable, à exploiter sauvagement le travail des ouvriers. Hier, les revendications économiques des ouvriers pouvaient être satisfaites, au moins partiellement, par l'expansion de la production : le prolétariat pouvait prétendre à une amélioration effective de sa condition. Ce temps est passé. Le capital a perdu ce volant de sécurité que représentait pour lui une augmentation réelle des salaires. La baisse de la production entraîne l'impossibilité, pour le capitalisme, d'une revalorisation même du salaire. Les luttes économiques des ouvriers ne peuvent plus amener que des échecs -au mieux le maintien habile de conditions de vie d'ores et déjà dégradées. Elles lient le prolétariat aux exploiteurs en l'amenant à se considérer solidaire du système en échange d'une assiette de soupe supplémentaire (et qu'il n'obtiendra, en fin de compte qu'en améliorant sa "productivité").
L'Etat maintient les formes d'organisation des ouvriers (syndicats) pour mieux les encaserner et mystifier. Le syndicat devient un rouage de l'Etat et comme tel intéressé à développer la productivité -c'est à dire accroitre l'exploitation du travail. Le syndicat fut l'organe de défense des ouvriers tant que la lutte économique eut un sens historique. Vidé de ce contenu ancien, le syndicat devient sans changer de forme, un instrument de répression idéologique du capitalisme d'Etat et de contrôle sur la force de travail.
LA REFORME AGRAIRE ET L'ORGANISATION DE LA DISTRIBUTION : LES COOPERATIVES.
Afin d'assurer un rendement maximum du travail, et aux conditions les meilleures, le capitalisme d'Etat se doit d'organiser et centraliser la production agricole ainsi que de limiter le parasitisme dans le secteur de la distribution. Il en va de même pour les branches artisanales. Ces différentes branches sont groupées en coopératives dont l'objet est d'éliminer le capital commercial, de réduire la distance de la production à la consommation et d'intégrer la production agricole à l'Etat.
LA SECURITE SOCIALE.
Le salaire même est intégré à l'Etat. La fixation, à sa valeur capitaliste, en est dévolue à des organismes étatiques. Une part du salaire est enlevée à l'ouvrier et est administrée directement par l'Etat. Ainsi l'Etat "prend en charge" la vie de l'ouvrier, il contrôle sa santé (lutte contre l'absentéisme), dirige ses loisirs (répression idéologique). A la limite l'ouvrier n'a plus de vie privée, chaque instant en appartient, directement ou non, à l'Etat. L'ouvrier est conçu comme la cellule active d'un corps vivant qui le dépasse, sa personnalité disparait (ce qui ne va pas sans provoquer de nombreuses névroses : l'aliénation mentale sous toutes ses formes est à notre époque ce que les grandes épidémies furent au Moyen-âge). II va sans dire que ce qui est le sort des ouvriers est aussi mutatis mutandis, celui des autres catégories économiques dans la société.
Il n'est pas besoin de souligner que si la société socialiste défend l'individu contre la maladie ou les risques de l'existence, ses objectifs ne sont pas ceux de la Sécurité Sociale capitaliste. Celle. ci n'a de sens que dans le cadre de l'exploitation du travail humain et en fonction de ce cadre. Elle n'est qu'un appendice du système.
LA PERSPECTIVE REVOLUTIONNAIRE,
Nous avons vu que la lutte économique, les revendications immédiates ne peuvent plus émanciper en rien les ouvriers. Il en va de même pour leur lutta politique menée à l'intérieur et pour la réforme du système capitaliste.
Quand la Société Civile vivait séparée de l'Etat, la lutte entre les différentes couches sociales qu' la composaient, amenait un bouleversement continu des conditions politiques dans la société. La théorie de la Révolution en permanence correspondait à cette modification perpétuelle des rapports de for. ce à l'intérieur de la société. Ces transformations permettaient au prolétariat de mener sa propre lutte politique en débordant les luttes ouvertes au sein de la bourgeoisie. La société créait ainsi les conditions sociales et le climat idéologique nécessaires à sa propre subversion. Flux et reflux révolutionnaires se succédaient à un rythme chaque foi plus approfondi. Chacune de ces crises permettait au prolétariat de manifester une conscience de classe historique toujours plus nette. Les dates de 1791, 1848, 1871 et 1917 sont les plus significatives d'une bien longue liste.
Le capitalisme d'Etat ne connaît plus de luttes politiques profondes naissant des perturbations entra différents groupes d'intérêts. A la multiplication de ces intérêts correspondait, dans le capitalisme classique, la multiplication des partis, condition d'exercice de la démocratie parlementaire. Avec le capitalisme d'Etat la société s'unifie, la tendance s'affirme au parti unique : la répartition de la plus-value sur le plan de la fonction entraine un intérêt global pour la classe spoliatrice, une unification dans les conditions d'extraction et de distribution de la plus-value. Le parti unique est l'expression de ces conditions nouvelles. Il signifie la fin de la démocratie bourgeoise classique : le délit politique devient un crime. Les luttes, qui trouvaient leur expression traditionnelle au Parlement, ou même dans la rue, se déroulent aujourd'hui au sein même de l'appareil d'Etat ou bien, avec quelques variantes, au sein même de la coalition généralisée des intérêts capitaliste d'une nation et, dans les conditions actuelles, d'un bloc de nations.
SITUATION PRESENTE DU PROLETARIAT
Le prolétariat n'a pu di su prendre conscience de cette transformation de l'économie. Plus même, il se trouve intégré à l'Etat. Le capitalisme eût pu, avant d'accéder à sa forme étatique, être renversé. L'ère des révolutions était ouverte. La lutte politique, révolutionnaire, des ouvriers se traduisait par un échec et un recul absolu de la classe, tel que l'Histoire contemporaine n'en a pas connu. Cet échec et ce recul ont permis au capitalisme d'opérer sa transformation.
Il semble exclu qu'au cours de ce procès, le prolétariat, en tant que classe historique, puisse se ressaisir. Ce qui donna la possibilité à la classe de s'affirmer, c'était qu'au travers de ses crises cycliques, la société rompait ses cadres et éjectait le prolétariat du cycle de production. Rejetés de la société, les ouvriers prenaient une conscience révolutionnaire et de leur condition et des moyens de la transformer.
Avant la guerre d'Espagne, et le début de la mystification "antifasciste", où se traduit pour la première fois l'unification relative de la classe exploiteuse, puis au cours de la deuxième guerre mondiale et par après, le capitalisme tend à faire disparaître les crises cycliques et leurs séquelles, il s'installe dans la crise permanente. Le prolétariat se trouve associé à sa propre exploitation. Il se trouve ainsi intégré mentalement et politiquement au capitalisme. Le capitalisme d'Etat enchaîne plus fortement que jamais le prolétariat avec sa propre tradition de lutte. Car les capitalistes, comme classe, ont tiré les leçons de l'expérience, et compris que l'arme essentielle du maintien de leur domination est moins la police que la répression idéologique directe. Le parti politique des ouvriers est devenu celui des capitalistes. Ce qui se passe avec le syndicat, vidé de son ancien contenu et absorbé dans l'Etat, se passe pour ce qui fut le parti ouvrier. Ce parti peut devenir, tout en gardant une phraséologie prolétarienne, l'expression d'une classe d'exploiteurs, adaptant ses intérêts et son vocabulaire aux réalités nouvelles. L'un des fondements de cette mystification sont les mots d'ordre de lutte contre la propriété privée. Cette lutte trouvait un sens révolutionnaire à l'époque où le capitalisme s'identifiait à la propriété privée, elle venait mettre en cause l'exploitation sous sa forme la plus apparente. La transformation des conditions du capital a rendu cette lutte des ouvriers contre la propriété privée historiquement caduque. Elle est devenue le cheval de bataille des fractions du capital les plus avancées dans la décadence. Elle leur allie les ouvriers.
L'attachement affectif des ouvriers à leur tradition de lutte, aux mythes et à toute une imagerie dépassée est utilisé aux mêmes fins de leur intégration à l'Etat. Ainsi du Premier Mai, qui signalait naguère des grèves parfois violentes, et qui gardait toujours un caractère de lutte, devenu un jour férié du capitalisme : le Noël des ouvriers. L'Internationale est chantée par des généraux, et des curés font dans l'anticléricalisme.
Tout cela sert le capitalisme pour cette raison que l'objectif de lutte, attaché à une période écoulée, a disparu, alors que les formes de cette lutte survivent sans leur ancien contenu.
LES ELEMENTS D'UNE PERSPECTIVE REVOLUTIONNAIRE
Le procès de prise de conscience révolutionnaire, par le prolétariat, est directement lié au retour des conditions objectives à l'intérieur desquelles peut s'effectuer cette prise de conscience. Ces conditions peuvent se ramener à une seule, la plus générale, que le prolétariat soit éjecté de la société, que le capitalisme ne parvienne plus à lui assurer ses conditions matérielles d'existence.
C'est au point culminant de la crise que cette condition peut être donnée. Et ce peint culminant de la crise, au stade du capitalisme d'Etat se situe dans la guerre.
Jusqu'à ce point, le prolétariat ne peut se manifester en tant que classe historique, ayant sa propre mission. Il ne peut s'exprimer, bien au contraire, qu'en tant que catégorie économique du capital.
Dans les conditions actuelles du capital, la guerre généralisée est inévitable. Mais ceci ne veut pas dire que la révolution soit inéluctable, et moins encore son triomphe. La révolution ne représente qu'une des branches de l'alternative que son développement historique impose aujourd'hui à l'humanité. Si le prolétariat ne parvient pas à une conscience socialiste, c'est l'ouverture d'un cours de barbarie dont, aujourd'hui, on peut mesurer quelques aspects.
MAI 1952 - M.
[1] On sait que ce résumé a été fait par Lucien Laurat (l'Accumulation du Capitale d'après Rosa Luxemburg; Paris 1930). Voir aussi J. Suret, le marxisme et les crises, Paris 1933. Léon Sarbre, la Théorie marxiste des crises 1934 - et c'est toute la bibliographie française sur ce sujet.
[2] René Papin dans Problèmes économiques n°159 16-1651