Soumis par Revue Internationale le
Il suffit de jeter un bref coup d'œil pour constater que, si la crise politique de la bourgeoisie s'est effectivement approfondie, l'arrivée de la gauche au pouvoir ne s'est pas vérifiée, mieux encore, la gauche été cette dernière année systématiquement écartée du pouvoir dans la majeure partie des pays de l'Europe. Il suffit de citer-le Portugal, l'Italie, l'Espagne, les pays scandinaves, la France, la Belgique, la Hollande, l'Angleterre ainsi qu'Israël pour le constater. Il ne reste pratiquement que deux pays en Europe où la gauche reste au pouvoir : l'Allemagne et l'Autriche.
Ceci pose d'emblée une première question : le CCI s'est-il trompé durant des années dans l'analyse de la situation internationale et ses perspectives, notamment celle de la gauche au pouvoir ? Nous pouvons répondre catégoriquement : non. Car pour ce qui concerne l'analyse générale, les données actuelles, comme le font ressortir les rapports, ne font que la confirmer amplement. Pour ce qui est de "la gauche au pouvoir", la réponse est plus complexe mais également : non.
Suite à l'apparition de la crise et aux premières manifestations de la lutte ouvrière, la gauche au pouvoir était la réponse la plus adéquate du capitalisme durant les premières années de la gauche dans les gouvernements, tout comme la gauche posant sa candidature au gouvernement remplissait efficacement sa fonction d'encadrement du prolétariat, le démobilisant et le paralysant par ses mystifications du "changement" et de l'électoralisme.
La gauche devait rester et est restée dans cette position tant que cette position lui permettait de remplir sa fonction. Il ne s'agit donc pas d'une erreur que nous aurions commise dans le passé mais de quelque chose de différent et de plus substantiel, d'un changement qui est intervenu dans l'alignement des forces politiques de la bourgeoisie. Ce serait une grave erreur de ne pas reconnaître à temps ce changement et de continuer à répéter dans le vide sur le "danger de la gauche au pouvoir". Avant de poursuivre l'examen du pourquoi de ce changement et de sa signification, il faut insister tout particulièrement sur le fait qu'il ne s'agit pas là d'un phénomène circonstanciel et limité à tel ou tel pays, mais d'un phénomène général, valable à court et peut-être à moyen terme pour l'ensemble des pays du monde occidental. Cette reconnaissance préalable est nécessaire pour permettre l'examen et la compréhension du changement intervenu et les implications que cela apporte et notamment la rectification de "tir" politique nécessaire dans le proche avenir.
Après avoir efficacement réalisé sa tâche d'immobilisation de la classe ouvrière durant ces dernières années, la gauche au pouvoir ou en marche vers le pouvoir ne peut plus assumer cette fonction qu'en se plaçant aujourd'hui dans l'opposition. Les raisons de ce changement sont multiples; elles relèvent notamment de conditions particulières spécifiques aux divers pays, mais ce sont là des raisons secondaires; les principales raisons résident dans l'usure subie par la gauche et le lent dégagement des mystifications de la gauche de la part des masses ouvrières. La récente reprise des luttes ouvrières et leur radicalisation en sont le témoignage évident.
Rappelons les trois critères dégagés lors des analyses et discussions antérieures pour la gauche au pouvoir :
- nécessité de renforcement des mesures capitalistes d'Etat ;
- meilleure intégration dans le bloc impérialiste occidental sous la domination du capital des USA ;
- encadrement efficace de la classe ouvrière et immobilisation de ses luttes.
La gauche réunissait le mieux et le plus efficacement ces trois conditions, et les USA, leader du bloc, appuyaient plus volontiers son arrivée au pouvoir avec des réserves toutefois pour ce qui concerne les PC. C'est à ces réserves que répondait l'inauguration de la politique dite "eurocommunisme" des PC en Espagne, en Italie et en France, politique cherchant à donner des garanties de loyauté au bloc occidental. Mais si les USA restaient quand même méfiants pour ce qui concerne les PC, leur soutien au maintien ou à l'arrivée des socialistes au pouvoir, partout où cela était possible, était total.
Ce serait une erreur de croire que la raison de l'écartement de la gauche du pouvoir résiderait dans la méfiance à l'égard des PC, même si cette raison avait une importance dans certains pays comme la France et l'Italie. L'écartement des socialistes des gouvernements comme au Portugal, en Israël, en Angleterre et ailleurs, prouve qu'il s'agit d'un phénomène qui dépasse la simple méfiance à l'égard des PC et dont les raisons doivent être cherchées ailleurs.
Revenons aux critères pour la gauche au pouvoir. En les examinant de plus près, nous voyons que même si la gauche les représente le mieux, ils ne sont pas tous le patrimoine exclusif de la gauche. Les deux premiers, les mesures de capitalisme d'Etat et l'intégration dans le bloc peuvent parfaitement être accomplis, si la situation l'exige, par d'autres forces politiques de la bourgeoisie comme les partis du centre ou même carrément de la droite. L'histoire récente abonde en exemples pour qu'il ne soit pas nécessaire d'insister plus là-dessus. Par contre, le troisième critère, l'encadrement de la classe ouvrière, est l'apanage propre et exclusif de la gauche. C'est sa fonction spécifique, sa raison d'être.
Cette fonction, la gauche ne l'accomplit pas uniquement, et même pas généralement au pouvoir. La plupart du temps, elle 1'accomplit plutôt en étant dans 1'opposition parce qu'il est généralement plus facile de 1'accomplir en étant dans l'opposition qu'au pouvoir. En règle générale, la participation de la gauche au pouvoir n'est absolument nécessaire que dans deux situations précises :
- dans l'Union Sacrée en vue de la guerre pour entraîner les ouvriers à la défense nationale;
- dans une situation révolutionnaire pour contrecarrer la marche de la révolution. [1]
En dehors de ces deux situations extrêmes, dans lesquelles la gauche ne peut pas ne pas s'exposer ouvertement comme défenseur inconditionnel du régime bourgeois en affrontant ouvertement et violemment la classe ouvrière, la gauche doit toujours veiller à ne pas trop dévoiler sa véritable identité et sa fonction capitaliste et à maintenir la mystification que sa politique vise la défense des intérêts de la classe ouvrière.
Tout parti bourgeois est mû par des intérêts propres de clique politique et de clientèle électorale en concurrence avec les autres partis, pour aller au pouvoir. Mais aucun parti ne peut échapper aux impératifs de sa fonction de classe qui prédominent sur ses intérêts immédiats de clique, au risque de disparaître. Ceci est également vrai pour les partis de gauche qui doivent avant tout exécuter les impératifs de leur fonction. Ainsi, même si la gauche comme tout autre parti bourgeois aspire "légitimement" à accéder au pouvoir étatique, on doit cependant noter une différence qui distingue ces partis des autres partis de la bourgeoisie pour ce qui concerne leur présence au pouvoir. C'est que ces partis de la gauche prétendent être des partis "ouvriers" et comme tels ils sont obligés de se présenter devant les ouvriers avec un masque, une phraséologie "anticapitaliste" de loups vêtus de peau de mouton. Leur séjour au pouvoir les met dans une situation ambivalente plus difficile que pour tout autre parti franchement bourgeois. Un parti ouvertement bourgeois exécute au pouvoir ce qu'il disait être, la défense du capital, et ne se trouve nullement discrédité en faisant une politique anti-ouvrière. Il est exactement le même dans l'opposition que dans le gouvernement. C'est tout le contraire en ce qui concerne les partis dits "ouvriers". Ils doivent avoir une phraséologie ouvrière et une pratique capitaliste, un langage dans l'opposition et une pratique absolument opposée dans le gouvernement.
Tous les partis ouvertement bourgeois trompent sans vergogne les masses populaires. Les masses ouvrières ne sont cependant pas leur clientèle. A leur égard, les ouvriers savent à quoi s'en tenir, se font peu d'illusions. Mais ces mêmes masses ouvrières sont la clientèle de prédilection des partis de gauche dont la fonction première consiste à les mystifier, à les tromper, à les fourvoyer. Dans l'opposition, ces partis de gauche disent ce qu'ils ne font pas et ne feront jamais. Une fois au gouvernement, ils sont amenés à faire ce qu'ils n’ont jamais dit, jamais osé avouer.
Ils ne peuvent remplir leur fonction bourgeoise que dans ces conditions contradictoires. Dans des situations "normales" du capitalisme, leur présence au gouvernement est toujours aléatoire et ils occupent de préférence des places secondaires dans une coalition plutôt que d'en assumer la direction. Leur présence au gouvernement les rend plus vulnérables, leur usure au pouvoir plus grande et leur crédibilité se trouve plus rapidement mise en question. Dans une situation d'instabilité, cette tendance est encore accélérée. Or, la baisse de leur crédibilité les rend inaptes pour assurer leur fonction d'immobilisation de la classe ouvrière et rend donc ainsi également superflue leur présence au gouvernement. Leur position incommode peut se résumer dans : être au pouvoir sans y être tout en y étant. C'est pourquoi leur séjour au gouvernement ne peut être de trop longue durée, et comme "certaines espèces qui doivent remonter constamment à la surface de l'eau pour respirer, la gauche éprouve un besoin impérieux de faire constamment des cures d'opposition. Il ne s'agit nullement de voir en cela un esprit machiavélique qui guiderait la bourgeoisie. Il s'agit d'une nécessité qui s'impose à elle restant que classe exploiteuse, et d'une division du travail et des fonctions en son sein indispensables pour assurer sa domination sur la société. Classe exploiteuse et dominante, la bourgeoisie doit occuper toute l'aire sociale; elle ne peut laisser échapper aucun espace, aucune couche, à aucun niveau, à son contrôle et surtout pas la classe ouvrière. Si un parti "ouvrier" compromet pour une raison ou pour une autre son aptitude à assurer sa fonction de dévoiement de la classe de sa lutte, alors la bourgeoisie doit faire surgir au plus vite un autre parti plus apte à assurer cette fonction. En général, elle engendre -tout comme la ruche des abeilles produit toujours plusieurs reines de rechange- plusieurs partis, les uns plus à gauche que les autres (voir PS, socialistes de gauche, PC, gauchistes et ainsi de suite). Cette fonction est tellement importante qu'elle ne saurait souffrir d'aucun arrêt de continuité. Ainsi l'avantage que possèdent les partis de gauche d'être aussi efficaces au gouvernement que ceux de la droite dans certaines situations extrêmes, devient leur talon d'Achille dans des situations "normales", et il faut alors qu'ils reprennent normalement leur place dans l'opposition, où ils sont infiniment plus efficaces que les partis de la droite.
Nous nous trouvons aujourd'hui dans cette situation. Après une première explosion de mécontentement et de convulsions sociales qui avait surpris la bourgeoisie, et n’a été neutralisée que par la "gauche au pouvoir", la continuation de la crise qui s'aggrave, les illusions de la gauche au pouvoir qui se dissipent, la reprise de la lutte qui s'annonce, il devenait urgent que la gauche retrouve sa place dans l'opposition et radicalise sa phraséologie pour pouvoir contrôler cette reprise des luttes qui se fait jour. Evidemment cela ne peut être un absolu définitif, mais c'est actuelle ment et pour le proche avenir un fait général. Il est caractéristique que les pays où la gauche reste au pouvoir comme l'Allemagne et l'Autriche sont précisément les pays où la lutte ouvrière est la plus faible. Non seulement la gauche s'écarte du pouvoir, mais doit encore donner une impression de se radicaliser. Cela est évident pour les PC, comme en Italie où le PCI rompt avec "le compromis historique" ou en France où le PCF a provoqué la rupture de l'Union de la gauche et du Programme Commun à la veille des élections; ce dernier parle maintenant de l'union à la base, met en sourdine le slogan de l'union du peuple de France et lui préfère la "défense des travailleurs" et un parti de lutte de classe. Son 23ème Congrès retrouve "un bilan globalement positif" du socialisme de l'Est après un 22ème Congrès qui avait abandonné la dictature du prolétariat et s'était livré à une critique violente du manque de démocratie dans les pays "socialistes" et à un rejet du modèle russe [2].
Ce durcissement des PC oblige les PS -dans les pays où les PC sont forts et où ils sont directement en concurrence- à une égale radicalisation de la phraséologie pour ne pas perdre leur emprise sur les ouvriers. Tel est le cas par exemple en France, où dans le dernier Congrès on a vu la direction Mitterrand rompre avec le courant Rocard pour se rapprocher de celui du CERES. On a même pu1 voir le PS s'associer à la manifestation du 23 mars, en opposition à la CFDT. Mais cela est également évident dans les pays où une telle concurrence d'un PC fort n'existe pas. C'est le cas en Angleterre où les travaillistes provoquent les élections, mettent fin au "contrat social"; au Portugal où Soares élimine une tendance par trop droitière, ou encore plus récemment, où l'ancienne direction de Gonzales est écartée au Congrès par une grande majorité lui reprochant le "consensus", au nom d'un parti voulant se revendiquer du "marxisme". La fin de la politique de la gauche au pouvoir, une fois constatée on doit se demander quel impact aura ce retour de la gauche dans l'opposition ? La gauche politique et syndicale va tendre à redorer son blason, faire oublier ce qu'elle a fait hier, coller le plus possible aux masses, et à la place de sa politique d'hier d'opposition aux luttes, elle va aujourd'hui tendre à les "radicaliser" à sa manière, les multiplier en les dispersant afin de mieux les saboter de l'intérieur, se gauchisant afin d'éviter son débordement. En somme, au lieu de conduire le train sur des voies de garage en étant dans la locomotive, elle va de façon pernicieuse tenter de le faire dérailler. Ainsi, cette gauche se présente plus dangereuse en tant que "défenseur de la classe ouvrière" qu'en tant qu'accusateur. C'est ce danger qu'aura à affronter la classe ouvrière, et il sera plus difficile de le combattre. Dans cette nouvelle situation, les gauchistes risquent de perdre un peu leur identité d'extrême-gauche. Après avoir été les champions de "PC, PS au pouvoir", ils mettront l'accent sur le "front unique", sur des "comités à la base" sur l'initiative et l'égide des partis et des syndicats réunis.
Il ne faut pas se faire d'illusions. La capacité de récupération et de manipulation de la gauche et des gauchistes est énorme. Il y aura à les combattre dans des conditions nouvelles. Hier lorsqu'ils tenaient fermement le gouvernail conduisant allègrement le train ouvrier sur des rails capitalistes, il fallait rester sur les bords du parcours appelant les ouvriers à quitter le train. Aujourd'hui lorsque le train ouvrier s'engage lentement sur les rails de classe, la tâche est d'être dedans, partie prenante et active de la lutte, renforcer la voie et veiller à ce qu'il n'y ait pas d'acte de sabotage de la part des agents du capitalisme.
C'est au sein de la lutte, au cours de son développement qu'il faut dénoncer concrètement les agissements de la gauche et lui arracher son masque "radical". C'est là une tache difficile d'autant plus que manque l'expérience d'une telle situation. Il ne s'agit pas de faire une surenchère de radicalisme, mais savoir pratiquement, concrètement en tout te occasion montrer ce que cache le "radicalisme" de la gauche. Cette vision s'imbrique parfaitement dans l'analyse générale de la situation internationale et de la reprise de la lutte ouvrière. Elle constitue une pièce qui lui a manqué, et notamment en ce qui concerne le cours historique, car un cours vers la guerre ne rend pas nécessaire une radicalisation de la gauche dans l'opposition. Au contraire, la classe ouvrière atomisée et apathique laisse à la gauche sa liberté et rend possible et nécessaire son association au gouvernement.
C'est à cette nouvelle situation qu'il faut adapte» l'activité et l'intervention -une situation pleine d'embûches, mais également pleine de promesses.
[1] Encore faut-il remarquer une différence de comportement des partis "ouvriers" dans ces deux situations. En temps de guerre ils s'intègrent ou soutiennent un gouvernement d'Union nationale sous la direction des représentants officiels de la bourgeoisie, alors que dans une période révolutionnaire c'est généralement la grande bourgeoisie qui s'abrite derrière un "gouvernement de "gauche ou ouvrier". C'est à la gauche que revient l'honneur et la tâche d'assassiner la révolution prolétarienne au nom de la "démocratie", du "socialisme" et de "la bonne marche de la révolution" comme le montre l'histoire des menchéviks en Russie et de la social-démocratie en Allemagne.
[2] Ainsi prend fin le fameux "eurocommunisme" qui a tant inquiété des groupes comme Battaglia Comunista qui voulait voir en lui on ne sait quel changement fondamental et définitif des PC et de leur nature stalinienne. Ce qui n'était qu'une apparence et un tournant tactique devenait pour ces groupes la "social-démocratisation" des PC. Comme on peut le constater aujourd'hui, il n'en est rien.