Soumis par Revue Internationale le
Le marxisme, dans la mesure où il est une connaissance scientifique de la succession des modes et des formes sociales de la production dans le passé, est aussi la prévision des étapes et des caractéristiques fondamentales et indissociables de la succession de l'ultime forme sociale, le communisme à partir de celle où nous vivons. Les formes économiques se transforment selon un processus ininterrompu dans l'histoire de la société humaine. Mais ce processus se traduit sous la forme de périodes de convulsions, de luttes pendant lesquelles l'affrontement politique et armé des classes brise les entraves qui empêchent l'accouchement et le développement accéléré de la nouvelle forme, c'est la période de la lutte pour le pouvoir, dont l'aboutissement est une dictature de la force de demain sur celle d'hier (ou l'inverse jusqu'à une nouvelle crise). Le révisionnisme socialiste de l'avant-dernière guerre avait prétendu effacer la théorie de Marx et d'Engels sur la dictature, et c'est à Lénine que revient le mérite de l'avoir remise sur ses pieds, dans "L'État et la Révolution", où, restaurant complètement le marxisme, il pousse à son terme le devoir théorique de destruction de l'État bourgeois. Lénine, en accord parfait avec la doctrine marxiste, pose ainsi le cadre permettant de distinguer les phases successives de la transition du capitalisme au communisme.
Stade intermédiaire
Le prolétariat a conquis le pouvoir politique et comme toutes les autres classes dans le passé impose sa propre dictature. Ne pouvant abolir d'un seul coup les autres classes, le prolétariat les met hors-la-loi. Ce qui veut dire que l'État prolétarien contrôle une économie, qui dans un secteur toujours plus restreint, non seulement comporte une distribution marchande, mais aussi des formes d'appropriation privée de ses produits et de ses moyens de production, tant individuels qu'associés ; en même temps, par ses interventions despotiques, il ouvre la voie qui mène au stade inférieur du communisme. Comme on voit, contrairement aux assertions de R. sur une prétendue complexité de la conception de l'État et de son rôle chez Lénine, l'essence de celle-ci est très simple : le prolétariat s'érigeant en classe dominante crée son propre organe d'État différent des précédents par la forme, mais gardant par essence la même fonction : oppression des autres classes, violence concentrée contre elles pour le triomphe de ses intérêts historiques comme classe dominante même si ceux-ci coïncident à long terme avec ceux de l'humanité.
Communisme inférieur
Dans cette phase, la société a déjà la disposition des produits en général et en fait la répartition à ses membres, selon un plan de contingentement. Pour une telle tache, il n'y a plus besoin d'échange marchand ni de monnaie : la distribution s'effectue centralement sans échange d'équivalents. A un tel stade, il y a non seulement obligation au travail, mais comptabilisation du temps de travail "effectué" et un certificat qui en atteste : les fameux bons de travail tant discutés, qui ont la caractéristique de ne pouvoir être accumulés, de telle sorte que toute tentative d'accumulation se fasse en pure perte, avec une quote-part de travail ne recevant aucun équivalent. La loi de la valeur est détruite parce que la société "n'accorde aucune valeur aux produits" (Engels). A ce second stade, succède le communisme supérieur, sur lequel nous ne nous attarderons pas.
Comme nous l'avons vu, le marxisme met au début de la phase de transition et comme prémisse nécessaire, la révolution politique violente dont l'issue est l'inévitable dictature de classe. Ce sera par l'exercice de cette dictature qu'avec des interventions despotiques et soutenues par le monopole de la force année que le prolétariat actualisera les profondes "réformes" qui détruiront jusqu'au dernier vestige de la forme capitaliste.
Jusqu'ici, il me semble qu'il n'y a aucune divergence. Les difficultés commencent quand on affirme que "L'État a une nature historique anti-communiste et anti-prolétarienne" et "essentiellement conservatrice" et que donc sa dictature (celle du prolétariat) ne "peut trouver dans une institution conservatrice par excellence sa propre expression authentique et totale". Ici l'anarchisme (pardonnez-moi la brutalité des mots) chassé par la porte rentre par la fenêtre. En fait, on accepte la dictature du prolétariat, mais on oublie qu'État et dictature ou pouvoir exclusif d'une classe sont synonymes.
Avant de critiquer plus spécifiquement quelques affirmations contenues dans le texte pris en exemple, Je veux rappeler les lignes fondamentales de la théorie marxiste de l'État. Chaque État se définit, dans Engels, par un territoire précis et par la nature de la classe dominante, il se définit donc par un lieu, la capitale où se réunit le gouvernement, qui pour le marxisme est le "comité d'administration des intérêts de la classe dominante". Dans la phase du pouvoir féodal au pouvoir bourgeois, se forme la théorie politique -typique de la mystification bourgeoise- qui dans toutes les révolutions historiques a dissimulé le caractère du passage du féodalisme au capitalisme. La bourgeoisie dans sa conscience mystifiée affirme détruire le pouvoir d'une classe non pour y substituer celui d'une autre, mais pour construire un État qui fonde son propre pouvoir sur l'accord et l'harmonisation des exigences de "tout un peuple". Mais dans toutes les révolutions, une série de faits mirent en lumière la robustesse de la dynamique révolutionnaire marxiste fondée sur les classes, la dictature de l'une s'accompagnant de l'a violation de la liberté des autres, et de violence exacerbées contre leurs partis, jusqu'à la terreur, fait aussi inséparable des révolutions purement bourgeoises.
Un des premiers actes à accomplir est la démolition du vieil appareil d'État que la classe arrivée au pouvoir doit entreprendre sans hésitation. Les leçons, déjà tirées par Marx de la Commune de Paris, qui, s'installant à l'Hôtel de Ville, opposa l'État à l'État armé, étouffa dans la terreur (avant d'être étouffée à son tour) même les individus de la classe ennemie, sont celles-là. Et "s'il y eut une faute, ce ne fut pas celle d'avoir été trop féroce mais de ne pas l'avoir été assez".
De cette importante expérience du prolétariat, Marx tira l'enseignement fondamental auquel nous ne pouvons renoncer, que les classes exploiteuses ont besoin de la domination politique pour le maintien de l'exploitation et que le prolétariat en a besoin pour la supprimer complètement. La destruction de la bourgeoisie n'est réalisable qu'à travers la transformation du prolétariat en classe dominante. Cela veut dire que l'émancipation de la classe travailleuse est impossible dans les limites de l'État bourgeois. Celui-ci doit être défait dans la guerre civile et son mécanisme démoli. Après la victoire révolutionnaire, il faut que surgisse une autre forme historique pendant laquelle surgit la société socialiste et s'éteint l'État.
Après cette brève réaffirmation de ce que sont pour moi les piliers de la doctrine marxiste de l'État et du passage d'un système social à un autre, et plus spécifiquement du capitalisme au communisme, je vais m'arrêter sur le texte de la résolution relative à la période de transition. Ce qui saute aux yeux dans un tel document est avant tout le caractère contradictoire de certaines affirmations.
Si, d'un côté on affirme "que la prise du pouvoir politique général. dans la société par le prolétariat précède, conditionne et garantit la poursuite de la transformation économique et sociale", on ne se rend pas compte que prendre le pouvoir politique général, signifie instaurer une dictature sur les autres classes et que l'État est et fut toujours l'organe(différent dans ses caractéristiques : fonctionnement, division des pouvoirs, représentation, selon le mode de production et les classes dont il représentait la domination) de la dictature d'une classe sur les autres.
En outre, quand on affirme que "toute cette organisation exclut catégoriquement toute participation des classes et couches sociales exploiteuses qui pont privées de tout, droit politique et civique", on ne se rend pas compte que toutes les justes caractéristiques de cet État exprimées dans d'autres points du même paragraphe et surtout celle déjà citée de la représentation politique d'une seule classe, ne sont pas de simples différences formelles mais détruisent toutes les assertions qui servent à identifier l'État de la bourgeoisie et de ce fait donnent une base à l'identité tant combattue entre État et dictature du prolétariat.
Mais sur quelles bases arrive-t-on à affirmer la nécessité absolue pour le prolétariat de ne pas identifier sa propre dictature et l'État de la période de transition ? Avant tout parce qu'on affirme que l'État est une institution conservatrice par excellence. On rejoint par là l'anti-historicisme de l'anarchisme et ses oppositions de principe à l'État. Les anarchistes tirent leur conviction de la nécessité de l'affranchissement de sa seigneurie "l'Autorité". R.I. ne va pas jusque là, évidemment, mais exactement comme les anarchistes, juge l'État conservateur et réactionnaire dans toute époque sociale, n'importe quelle aire géographique, quelle que soit la direction vers laquelle il s'oriente, et donc quelle que soit la domination de classe dont il est l'expression, indépendamment de la période historique au cours de laquelle cette domination s'exerce.
Rien de tel pour le marxisme. Pour le marxisme, l'État est avant tout une institution différente selon les époques historiques, tant par ses caractéristiques formelles que par ses fonctions propres. En fait, le matérialisme du marxisme nous enseigne, si on se réfère à l'histoire, que dans le passé et les phases révolutionnaires, à peine une classe a-t-elle conquis le pouvoir qu'elle stabilise le type d'organisation étatique répondant le mieux à la poursuite de ses intérêts de classe. L'État assumait alors la fonction révolutionnaire qu'avait la classe -alors révolutionnaire- qui l'avait institué. C'est à dire : faciliter par ses interventions despotiques -après avoir brisé par la terreur la résistance des anciennes classes- le développement des forces productives, en balayant les obstacles qui barrent ce chemin, en stabilisant et en imposant par le monopole des forces armées un cadre de lois et rapports de production qui favorisent ce développement et répondent aux intérêts de la nouvelle classe ou pouvoir. Par exemple, pour n'en citer qu'un, l'État français de 1793 assuma une fonction éminemment révolutionnaire.
Une autre raison est exprimée au même paragraphe du point C : "l'État de la période de transition porte encore tous les stigmates d'une société divisée en classes". C'est une bien étrange raison, puisque tout ce qui sort de la société capitaliste en porte les stigmates. Donc, pas seulement l'État, mais aussi le prolétariat organisé dans les soviets, puisqu'il a grandi et a été éduqué sous l'influence pesante de l'idéologie conservatrice du système capitaliste. Seul, le parti, même s'il ne constitue pas un îlot de communisme au sein du capitalisme, est moins marqué par ces stigmates puisqu'en lui se fondent "volonté et conscience qui deviennent prémisses de l'action, comme résultat d'une élaboration générale historique" (Bordiga). (Ces affirmations peuvent sembler sommaires mais je les éclaircirai par la suite) (*).
Pour conclure, je veux n'arrêter sur la profonde contradiction à laquelle votre vision mène. Vous affirmez en fait :"sa domination (du prolétariat) sur la société est aussi dominante sur l'État et il ne peut l'assurer qu'à travers sa dictature de classe". Je veux répondre avec les paroles classiques de Lénine qui, dans"l'État et la Révolution" souligne encore une fois l'essence de la doctrine marxiste de l'État : 'L' essence de la doctrine de l'État de Marx peut être comprise en profondeur seulement par celui qui comprend que la dictature d'une seul la classe est nécessaire, non seulement pour toutes sociétés de classes en général, non seulement pour le prolétariat après avoir abattu la bourgeoisie mais pour toute la période historique qui sépare le capitalisme de "la société sans classes", du communisme. Les formes de l'État bourgeois sont extraordinairement variées, mais leur substance est unique : tour car. État cent, d'une façon ou d'une autre, et en dernière instance, nécessairement une dictature de la bourgeoisie. Le passage au communisme ne peut naturellement pas produire une énorme abondance et diversité de formes politiques mais sa substance est nécessairement une: la dictature du prolétariat".
Donc, du point de vue marxiste, l'État se définit comme un organe (différent dans la forme et les structures selon les époques historiques, les sociétés de classes et la direction de classe dans laquelle il travaille) au moyen duquel s'exerce la dictature du prolétariat, disposant du monopole de la force armée.
C'est donc un non sens de parler d'un État qui soit soumis à une dictature qui lui est extérieure et qui ne peut alors intervenir despotiquement dans la réalité économique, et sociale pour l'orienter vers une certaine direction de classe.
E.* Dans un prochain numéro de la REVUE INTERNATIONALE, nous publierons la seconde partie de cette lettre, avec notre réponse, sur la question du parti.