A propos du film "Indigènes" : comment la bourgeoisie déverse son poison nationaliste

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A moins de s’être profondément endormi au cours du mois de septembre, il est impossible de ne pas avoir vu ou entendu parler d’Indigènes, "l’événement cinématographique de l’année 2006".

Dans ce film, le réalisateur Rachid Bouchareb nous livre un plaidoyer en règle en faveur de la réhabilitation, dans les mémoires, des soldats issus des colonies d’Afrique (Algériens, Marocains, Sénégalais…) qui ont participé à la "Libération" de la France en 1944. Conséquence logique, le film est aussi un appel aux autorités françaises pour la réévaluation des pensions de ces anciens combattants oubliés de la métropole.

Une chose est sûre, Indigènes restera dans les annales comme le film qui a "ému" le président Chirac et fait "bouger le gouvernement" au point que tout ce beau monde s’est accordé le 27 septembre pour rétablir l’égalité des pensions entre soldats des colonies et soldats de la métropole.

Mais, à en juger par son aura médiatique, ce film est, pour la classe dominante, bien plus que ça…

C’est un cadeau en or pour la bourgeoisie française…un Noël avant l’heure puisque Bouchareb lui offre là un moment immanquable pour lâcher la bonde de son nationalisme.

Il faut dire que les occasions sont rares et le sujet délicat à diffuser. En effet, il est devenu plus compliqué, aujourd’hui, pour la bourgeoisie de faire vibrer la fibre patriotique, d’exalter la fierté nationale. C’est que la classe ouvrière se souvient des massacres et des souffrances endurées lors de la Première puis de la Seconde Guerre mondiale : dix millions de morts après 1914-1918, cinq fois plus après 1939-1945, au nom justement de la "défense nationale" propagée par l’hystérie chauvine.

Désormais, chaque bourgeoisie nationale doit prendre des gants et attendre le moment propice pour verser son poison dans les crânes. Les grandes rencontres sportives comme le Mondial de football sont un excellent prétexte pour cela. Le cinéma en est un autre et avec Indigènes un cap vient d’être franchi.

Le débarquement nationaliste…

Après la débandade de l’armée française en mai 1940 et l’installation à Vichy d’un gouvernement défaitiste, la France libre du général de Gaulle mobilise dans les colonies pour renforcer l’armée française d’Afrique. Ainsi, la première scène du film nous expédie tout droit en 1943 dans un village algérien où un recruteur lance l’appel "il faut laver le drapeau français avec notre sang !"… inutile d’aller plus loin ; le reste du film est tout entier résumé dans cette phrase ! Le message est explicite, l’exaltation patriotique à son comble… et le tout est un grand succès !

Pourquoi ? Simplement parce que les héros ont le teint basané et l’acteur principal est un comique populaire, Djamel Debbouze. "Qui mieux que Debbouze peut se permettre ce numéro décalé ? Clown désarmant et déjanté, à mille lieues de l’univers militaro-machiste…" (Le Nouvel Observateur) Il fallait simplement y penser, des acteurs d’origine magrehbine (Debbouze, Bouajila, Roshdy Zem, Sami Naceri), sympathiques et au goût du jour, pour incarner des patriotes… de couleur (Saïd, Abdelkhader, Messaoud, Yassir) et ça coule comme du miel. "C’est le jour J de Jamel, le D-Day de Debbouze. L’icône des banlieues défend le drapeau français. Il était la voix de Rodney le hamster dans "Docteur Dolittle" ; dans "Indigènes", il est la voix de la nation." (Le Nouvel Observateur). La recette est imparable et la bourgeoisie parvient ainsi à nous resservir subtilement sa bouillie chauvine. Il n’y a qu’à le dire avec une fleur… au bout du fusil !

Jusqu’à présent la seule épopée cinématographique traitant de la Seconde Guerre mondiale, côté français, était contenue dans la pitoyable trilogie des aventures de la 7e compagnie ("perdue"…  "retrouvée"…"au clair de lune"). Autant dire qu’avec Indigènes, soulagement pour la classe dominante française, le coq gaulois retrouve le plein éclat de ses 3 couleurs et, comme un second souffle, un deuxième chant national, Le chant des tirailleurs :

"Nous venons des colonies
Pour sauver la Patrie (…)
Car nous voulons porter haut et fier
Le beau drapeau de notre France entière
Et si quelqu’un venait à y toucher
Nous serions là pour mourir à ses pieds",
etc…

Bref, un hymne aussi débile et sanguinaire que La Marseillaise mais qui résume à merveille l’idéologie guerrière et la perspective macabre de tous ces gens et de leur monde .

… et le débarquement citoyen du film "Indigènes"

Pour le réalisateur Rachid Bouchareb, ce film ne s’adresse pas qu’à ceux qui ont oublié" mais aussi et en premier lieu à "ceux qui ne savent pas", c’est-à-dire tous les jeunes de France et de Navarre. Si les principaux acteurs se sont fendus d’un généreux tour de France des avant-premières, réunissant des classes entières de lycéens, ce n’était pas en vue de la traditionnelle promotion commerciale mais plutôt de celle de la Nation républicaine et de la citoyenneté. Indigènes a donc clairement une vocation de propagande  pédagogique qui inonde d'ores et déjà les cours d’Education civique des établissements scolaires. La leçon doit être martelée et apprise par coeur : "Quelle que soit ton origine, mon petit, tu peux être  fier d’être Français et prendre ta part du drapeau bleu-blanc-rouge"… autrement dit "maintenant ou plus tard il faudra aller voter pour continuer à défendre la nation et son ordre comme l’on fait vos ancêtres qui se sont sacrifiés en 1940 contre les nazis". C’est exactement le même discours que nous servait il y a un an à peine le collectif "Devoirs de mémoire" dans la foulée des émeutes de banlieues : "la démocratie n’attend que nous" alors "Allons, jeunes et moins jeunes de la patrie, le jour de s’inscrire sur les listes électorales est arrivé". Un collectif dans lequel on trouvait déjà à l’oeuvre le même "show-bizz" gauchisant, mobilisé pour transmettre aux jeunes l’envie d’aimer la patrie et la démocratie : le rappeur Joey Starr, le footballeur Lilian Thuram et encore une fois l’incontournable comique d’Etat… Djamel Debbouze.

La machine à laver les jeunes cerveaux est donc repartie pour un tour. Et les dégâts peuvent être impressionnants comme en témoigne l’état lamentable et délirant de l’un des acteurs d’Indigènes, Sami Naceri, qui après une inhalation excessive du poison qu’il a contribué à déverser, déclare dans une interview : "Moi, si demain tu me coupes un bras je me bats pour la France. Je suis Français dans le 4e arrondissement. Je suis un vrai Parigot."

L’amour et la défense de la patrie, quel que soit le drapeau, sont un jeu de dupe pour le prolétariat qui ne peut y trouver au mieux que la promesse d’une place réservée au fond d’un cimetière militaire, ces drôles de champs que sait si bien faire pousser le capitalisme.

Les "devoirs de mémoire" de la classe dominante (façon Indigènes) sont là justement pour faire oublier que les ouvriers n’ont pas de patrie, et qu’ils ne se délivreront de leurs chaînes capitalistes que par leur union fraternelle et internationale contre les nations.

Azel (6 octobre)


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