A bas tous les pogroms !

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Il y a cent ans, en 1903, au second congrès du Parti Ouvrier Social-Démocrate Russe - le Congrès historique qui a débouché sur la scission entre Bolcheviks et Mencheviks-, une résolution était adoptée en réponse à une vague de pogroms en Russie.

  • "A la lumière du fait que des mouvements comme le tristement célèbre pogrom de Kichinev, et en dehors des abominables atrocités qu'ils occasionnent, font le jeu de la police en lui fournissant un moyen de s'opposer aux progrès de la conscience de classe dans le prolétariat; le Congrès recommande aux camarades d'utiliser tous les moyens en leur possession pour combattre de tels mouvements et pour expliquer au prolétariat la nature réactionnaire et classiste des incitations antisémites, ou national-chauvines en général".

Le pogrom de Kichinev avait éclaté après qu'on ait fait courir le bruit que les Juifs avaient assassiné un jeune chrétien pour faire des pains de Pâque avec son sang, une absurdité totale lorsqu'on sait que les Juifs pratiquants sont soumis à une interdiction totale de consommer du sang, sous quelque forme que ce soit. Néanmoins, cette vieille "diffamation du sang", issue du cloaque de la société médiévale, avait été ravivée et le POSDR avait totalement raison de voir la main sinistre de la classe dominante derrière les "émeutes" antisémites, exactement comme cela avait été aussi souvent le cas dans les pogroms du Moyen-Age.

Une fois de plus, les Juifs étaient utilisés comme boucs émissaires des problèmes de la société, dans le but d'empêcher les classes opprimées de voir où sont leurs véritables ennemis. C'est pour cette raison que le marxiste allemand Bebel appelait l'antisémitisme le socialisme des imbéciles.
Cent ans de "progrès" capitaliste plus tard, un siècle qui a été marqué par l'holocauste des Juifs européens au cours de la Seconde Guerre mondiale, le nombre de ceux qui sont dupés par le vieux mythe antisémite n'a pas diminué, même si la focalisation antisémite s'est déplacée dans une large mesure vers le monde "musulman".
Le discours de départ du premier ministre malaisien Muhatir Mohamad, en octobre 2003, illustre clairement cela, brossant le tableau de musulmans dans le monde oppressés par une petite minorité, les Juifs, qui aurait le contrôle principal de l'empire américain; Muhatir a tenté de se démarquer des terroristes islamistes radicaux, mais son langage est exactement le même que celui de Ben Laden et compagnie : le devoir des musulmans partout dans le monde est de combattre les Juifs. C'est cette idéologie qui justifie les attaques à la bombe sans discrimination contre des Juifs en Israël, en Tunisie, au Maroc et même en Argentine. Elle se base sur la republication de la fameuse falsification de la police secrète tsariste, le Protocole des Sages de Sion, qui peut être consultée gratuitement sur de nombreux sites Internet islamistes, et qui prétend nous informer sur le fonctionnement interne de la conspiration juive mondiale.
Tout cela démontre que ces cent années n'ont pas été des années de progrès, mais de décadence capitaliste, qui a produit et propagé les haines les plus absurdes et irrationnelles sur toute la planète. Surtout lors de ces deux dernières décennies, l'esprit de pogrom est devenu universel.

Le capitalisme décadent propage l'esprit de pogrom

Au 20e siècle, il y a eu bien sûr aussi des pogroms contre d'autres minorités -le massacre de près d'un million d'Arméniens par l'armée turque pendant le premier conflit mondial étant le plus horrible- et c'était déjà une expression claire de la décadence de la société bourgeoise. Mais aujourd'hui, dans la phase d'accélération de la décadence, que nous appelons la décomposition du capitalisme, le nombre de ces massacres augmente chaque jour.
Aujourd'hui, les Juifs eux-mêmes ont leurs propres fauteurs de pogroms. Le groupe Kach en Israël, fondé par le rabbin américain Meir Kahane, applaudit l'action de Baruch Goldstein, un Juif colon américain affilié au Kach, qui en 1994 a ouvert le feu sur des fidèles à la mosquée Il-Jibrihimi de Hébron, tuant 29 personnes et faisant 125 blessés; son idéologie a inspiré le massacre d'enfants palestiniens par trois colons juifs en plaçant des bombes dans leur école en septembre dernier; il préconise une "solution finale" à la manière nazie pour le problème palestinien, leur expulsion de tout le territoire du "Grand Israël".
Officiellement, Kach et son satellite Kahan Chai sont des groupes terroristes, mis hors la loi par la Knesset. Mais ils bénéficient du climat politique général actuel en Israël. Ariel Sharon, le chef du gouvernement, a lui-même un passé de massacreur ethnique. En 1953, il a dirigé une attaque commando sur le village palestinien de Kibya, suite au meurtre de trois civils juifs. Soixante-neuf résidents, dont la moitié étaient des femmes et des enfants, ont été tués, quarante-cinq maisons détruites. En 1982, Sharon a joué un rôle central dans la boucherie abominable des camps de Sabra et Chatila au Liban: avec la complicité directe de l'armée israélienne, des milliers de Palestiniens ont été assassinés durant trois jours d'horreur par l'aile droite des milices chrétiennes. Sharon, qui était ministre de la Défense à ce moment-là, a été réprimandé plus tard par un comité d'enquête de haut niveau, comme porteur d'une "responsabilité indirecte" dans ce crime monstrueux. Et aujourd'hui, Sharon dirige un Etat qui produit des discours enflammés en faveur d'un "Grand Israël" -les colonies juives dans les territoires occupés, un Etat qui dresse un "mur anti-terroriste", qui s'étend le long des frontières d'Israël mais boucle une mosaïque de territoires appartenant aux Palestiniens. En bref, le régime de Sharon est un régime d'épuration ethnique, un régime poussant aux pogroms.
L'épuration ethnique est une expression inventée pour décrire le meurtre, les intimidations et l'expulsion forcée de diverses minorités dans les Balkans pendant les sept années de guerre qui ont ravagé la région dans les années 1990. Que ce soient les forces serbes attaquant les Croates, les Bosniaques, les Albanais, ou les civils serbes subissant les mêmes horreurs de la part des forces croates, bosniaques ou albanaises, le résultat était le même, réintégrant en Europe les pires excès de la barbarie raciste depuis la Seconde Guerre mondiale.
Pas moins horrifiant, il y a aussi eu le génocide de centaines de milliers de Tutsis par les escadrons de la mort hutus au Rwanda, en l'espace de quelques semaines en 1994.
Ces massacres ont été menés au nom de différentes idéologies, de différentes bannières : dans les Balkans, le nationalisme serbe, croate ou albanais, mélangé à de vieilles divisions religieuses entre musulmans, chrétiens orthodoxes ou catholiques romains. Au Rwanda et dans d'autres pays africains, comme au Congo actuellement, ce sont souvent les appartenances tribales qui ont été mises en avant, alors qu'au Soudan, en Ouganda ou en Algérie, le carnage d'innocents est souvent justifié par des raisons religieuses. En Inde, des foules "hindouistes" ont déchaîné leur violence contre des musulmans; en Indonésie, des brutes "musulmanes" ont agressé et assassiné des chrétiens.
Le plus souvent, ces horreurs sont présentées dans "le monde civilisé" comme l'expression de rivalités tribales et religieuses incompréhensibles. Le plus souvent, on nous raconte qu'elles ne peuvent être arrêtées que par l'intervention humanitaire des forces les plus éclairées de la "démocratie". Cela fut le prétexte, en particulier, des attaques de l'OTAN sur la Serbie en 1999.
Mais exactement de la même manière que les forces tsaristes manipulaient les bandes des "Cent-Noirs" à l'origine des pogroms en Russie il y a une centaine d'années, la même main sinistre de l'Etat se retrouve toujours derrière les pogroms d'aujourd'hui. Dans les Balkans, des troupes serbes incontrôlées comme les Tigres fascistes d'Arkan ont commis quelques-unes des pires atrocités. Mais ils agissaient avec la bénédiction du président serbe Milosevic.
Et derrière Milosevic, depuis des années, se tenaient la France, la Russie et la Grande-Bretagne, intéressées à préserver leur sphère d'influence dans cette région face aux avancées de l'Allemagne et des Etats-Unis. Au Rwanda, le génocide n'était pas simplement une explosion spontanée de folie; il avait été préparé depuis des mois par l'Etat, qui avait créé les escadrons de la mort hutus. Et ces mêmes escadrons de la mort étaient entraînés par rien de moins que l'armée française qui, après les massacres, avait mis sur pied sa propre intervention, au nom de raisons humanitaires.
Il est vrai que le climat moral d'une société en putréfaction engendre désespoir et irrationalité à une échelle effrayante. Cette fuite vers les idéologies les plus rétrogrades empoisonne l'esprit de toutes les classes de la société. Cela inclut la classe dominante dans les pays les plus avancés. Le degré de pourriture de l'actuelle administration Bush a été montré par les révélations selon lesquelles le nouveau sous-secrétaire d'Etat à la Défense pour les services secrets, le lieutenant-colonel William Boykin, croit que l'Islam est une religion idolâtre que tous les chrétiens doivent combattre au nom du Christ. L'islamophobie est bien sûr l'image miroir en Occident de l'antisémitisme et de l'antiaméricanisme qui s'insinue dans tout le monde "islamique".
Mais, même quand elle poursuit sa descente abyssale dans une absurdité apocalyptique, la classe dominante des "démocraties libérales" est toujours parfaitement capable d'attiser froidement et cyniquement les plus sombres affects sociaux comme le racisme et la xénophobie dans son propre intérêt, que ce soit pour ses intérêts impérialistes, comme dans les Balkans et en Afrique, ou pour semer la division dans les rangs de son ennemi mortel, le prolétariat. Un exemple patent en est la campagne répugnante contre les demandeurs d'asile dans les tabloïds anglais, qui constitue l'arrière-plan idéologique du nombre croissant d'attaques physiques contre les réfugiés dans ce pays. Reprocher à un petit nombre de demandeurs d'asile le déclin général des conditions de vie de la classe ouvrière est un exemple classique de désignation raciste d'un bouc émissaire, consciemment destinée à saper l'identité et la solidarité de classe.
Le regain de l'esprit de pogrom pose un problème de vie ou de mort à la classe ouvrière. Si celle-ci se laisse diviser, si elle succombe à l'ambiance délétère de la décomposition capitaliste, elle sera perdue, et avec elle, l'humanité tout entière. Parce que le prolétariat est la classe sociale qui existe à travers des rapports de solidarité, parce qu'elle est une classe internationaliste qui a les mêmes intérêts matériels partout dans le monde, il est la seule force pouvant agir comme une barrière à la fuite en avant vers l'autodestruction, caractérisée par l'épidémie grandissante des émeutes ethniques et religieuses.

Solidarité de classe contre divisions raciales

En 1903, nous avons vu les socialistes russes dénoncer les pogroms contre les Juifs, essentiellement parce qu'ils étaient utilisés pour entraver l'émergence d'une conscience de classe révolutionnaire au sein du prolétariat. En 1905, cette maturation souterraine de la conscience de classe s'exprima au grand jour sous la forme de la grève de masse et des premiers Soviets. Et comment Trotsky (le révolutionnaire qui avait vu à l'époque l'importance de ces organes embryonnaires du pouvoir prolétarien plus clairement que quiconque) définissait le rôle immédiat des Soviets ?
"Quelle était la nature essentielle de cette institution, qui en si peu de temps avait pris une telle importance dans la révolution et marqué la période de son pouvoir? Les Soviets organisaient les masses travailleuses, dirigeaient les grèves et manifestations politiques, armaient les travailleurs, et protégeaient la population des pogroms" (1905, traduit de l'anglais par nos soins).
Aujourd'hui, à une échelle mondiale, la classe ouvrière reste la seule force sociale capable de protéger la population du monde contre la nouvelle vague de pogroms. Non pas parce que c'est une classe qui n'agit que pour des idéaux purs, mais parce qu'elle a un intérêt matériel à agir de la sorte. Le prolétariat ne peut pas se défendre s'il est divisé; toutes les formes de racisme, toutes les sortes de nationalisme le divisent et l'affaiblissent. La classe ouvrière ne peut assumer son avenir révolutionnaire qu'en rejetant, en théorie et en pratique, toutes les divisions que le capitalisme lui impose.
C'est aussi vrai en Israël que partout ailleurs : les coûts énormes du budget de la défense israélien, combinés aux effets de la crise économique mondiale, génèrent un phénomène de sans-abri et une pauvreté croissante parmi les ouvriers israéliens. Ils créent aussi les conditions pour un renouveau de combativité de la classe : dans la période récente, nous avons vu, par exemple, des protestations contre des coupes claires dans les allocations de chômage et une grève sauvage parmi les bagagistes de l'aéroport de Tel Aviv. Ces réactions limitées mais significatives prouvent que les ouvriers israéliens ne sont pas une sorte d'élite privilégiée; au contraire, ils rejoignent de plus en plus les niveaux de misère et d'insécurité qui pèsent sur la classe ouvrière palestinienne. Certes, le terrorisme impitoyable du Hamas ou du Jihad islamique est utilisé pour convaincre la majorité des ouvriers israéliens que leur "protection" ne peut être assurée que s'ils s'identifient à la politique de fermeté militaire de l'Etat israélien, exactement comme les opprimés et les exploités de la population palestinienne sont renvoyés à la terreur d'Etat israélienne pour percevoir l'OLP et les islamistes comme leurs défenseurs (malgré des protestations de la part de chômeurs palestiniens contre des promesses non tenues du proto-Etat palestinien). Il serait stupide de sous-estimer l'importance de la peur et du désir de vengeance engendrés par la spirale de la terreur et de la contre-terreur dans la région. Mais la seule issue à cette situation est de dépasser le piège de la solidarité nationale et de retrouver le chemin de la solidarité de classe. Les travailleurs des pays capitalistes plus développés, qui sont dans l'ensemble les moins contaminés par le poison des divisions raciales, ont la responsabilité fondamentale de démontrer en pratique ce que signifie la solidarité de classe en développant les luttes défensives contre les attaques sur leurs conditions de vie, en ouvrant la voie à la grève de masse et à l'offensive révolutionnaire contre l'Etat capitaliste. Seul un tel exemple peut définitivement éliminer l'esprit de pogrom et ouvrir une perspective pour les prolétaires qui se trouvent sous sa menace la plus directe.

Amos