Courrier de lecteur : l'incapacité chronique de l'anarchisme à comprendre la lutte de classe

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Nous publions ci-dessous des extraits d'un courrier de lecteur qui entreprend de défendre l'anarcho-syndicalisme aujourd'hui et le combat de la CNT durant la guerre d'Espagne en 1936-1939. Nous nous limiterons dans notre réponse aux questions essentielles que soulève ce courrier.

"( …) il est très difficile de dire à des collègues qui ont perdu un mois de salaire environ que ce mouvement isolé a été nocif, mais c'est aussi avec cette sincérité-là que nous pourrons faire reculer la Poste sur ses projets de désorganisation. Il ne s'agit pas de condamner le jusqu'au boutisme comme vous le faites mais de cerner, dès le départ, les revendications sans occulter la stratégie de l'employeur. Ceci en mettant en place tous les principes qui font la force de la démocratie directe (AG souveraines, mandatés révocables sur des revendications précises, syndiqués ou non). C'est ce que tentent de faire les anarcho-syndicalistes partout où ils sont présents. Ce n'est pas la révolution tous les jours mais c'est un moyen de vivre ses idées et de participer au sabotage du profit capitaliste.
Enfin, il serait juste de rappeler que la CNT espagnole a mené le plus loin le mouvement d'auto-émancipation humaine jamais réalisé au XXe siècle en 1936-39, même s'il faut y soulever toutes ses insuffisances. Pour ma part, l'anarcho-syndicalisme n'entre pas en contradiction avec le mouvement des conseils mais doit le favoriser (...)".

 

NOTRE REPONSE

Concernant les luttes ouvrières et l'intervention des révolutionnaires dans ces luttes, notre lecteur fait référence à une grève dans un centre de tri postal de l'agglomération rouennaise dont nous nous étions fait l'écho de façon critique dans RI n° 329 daté de décembre 2002 et qui avait déjà suscité un précédent courrier de lecteur auquel nous avions répondu dans RI n° 333.
Certes, nous ne pouvons qu'approuver quelques remarques de ce lecteur. C'est vrai qu'il n'est pas facile "de dire à des collègues qui ont perdu un mois de salaire environ" dans une grève que ce mouvement a été nocif parce qu'il est resté isolé. Nous sommes totalement d'accord avec lui quand il ajoute que dire la vérité aux autres ouvriers est pourtant le seul moyen de faire reculer la bourgeoisie. Cependant nous nous demandons pourquoi il ne reste pas conséquent avec cette affirmation en nous reprochant aussitôt après "de condamner le jusqu'au boutisme".
Pour nous, le jusqu'au boutisme "est nocif pour la lutte" précisément parce qu'il pousse la lutte dans l'isolement et ne peut entraîner que la défaite la plus amère et démoralisante. Et nous devons toujours avoir la sincérité de dire cette vérité-là à tous les ouvriers.
Notons qu'avec ces propos contradictoires, il est difficile de savoir ce que pense vraiment notre lecteur des positions défendues par le CCI dans cette grève.
Mais les contradictions de notre lecteur sont pourtant révélatrices d'une divergence de point de vue. Le CCI, dans ses prises de position et ses interventions, se revendique clairement du marxisme et de sa méthode. Notre lecteur se réclame, lui, ouvertement de l'anarchisme et plus précisément de l'anarcho-syndicalisme dont il cherche à défendre les positions.
Certes, l'anarchisme se prétend révolutionnaire et proclame bien haut et fort sa volonté de changer le monde. Cependant, l'anarchisme et le marxisme s'opposent sur deux aspects essentiels : d'une part, sur la vision du but à atteindre, c'est-à-dire pour quelle transformation de la société nous nous battons et, d'autre part, sur la conscience du monde dans lequel nous vivons qui implique de comprendre par quels moyens parvenir à le transformer.

 

Ce qui sépare le marxisme et l'anarchisme

Sur le premier point, l'anarchisme se fourvoie sur toute la ligne quant à la perspective de ce qu'est une société sans classes quand il réclame fondamentalement une société égalitaire dont les rapports sociaux seraient fondés sur la liberté individuelle et des principes fédéralistes entre diverses communautés autonomes. Le marxisme se bat dans une tout autre perspective car il a une autre compréhension de la société communiste : il s'agit d'un stade supérieur d'accomplissement de l'humanité. L'organisation même de la société communiste, parce qu'elle est conditionnée par la satisfaction des besoins humains ne peut être assumée que collectivement et de façon centralisée.
Sur le second point, le marxisme met en avant que nous vivons dans une société de classes, une société d'exploitation et que la lutte de classe est le seul moteur possible du combat prolétarien contre la bourgeoisie pour renverser l'exploitation, là où l'anarchisme ne comprend pas la place centrale de la classe ouvrière dans les rapports de production et son rôle historiquement révolutionnaire qui porte en lui l'émancipation des chaînes de l'exploitation pour toute l'humanité. L'anarchisme, au lieu de considérer qu'il existe un rapport de forces entre des classes sociales, préconise pour tout un chacun de se battre avant tout contre des rapports d'autorité d'où qu'ils viennent.
Ce que ne comprennent pas en particulier les anarchistes, c'est la nature révolutionnaire, et par conséquent la dimension politique essentielle du prolétariat comme classe, qui est à la fois fossoyeur du capitalisme et porteur d'un autre projet de société. Les anarcho-syndicalistes séparent les revendications économiques et la dimension politique et, de ce fait, enferment les ouvriers sur un terrain purement revendicatif en les empêchant de faire le lien avec la dimension politique de leurs luttes. Cela revient à ne pas comprendre la nécessité de la révolution prolétarienne, à ne pas reconnaître le rôle émancipateur du prolétariat dans la société. Les marxistes ont toujours combattu le vieux fonds de commerce de l'anarchisme selon lequel la révolution pouvait se décréter. Rosa Luxembourg en particulier a consacré toute une brochure, Grève de masses, parti et syndicats, essentiellement dirigée contre la vision de la grève générale prônée à la fois par Bakounine (vieux credo récurrent du viatique anarchiste) et par tout le courant réformiste au sein de la 2e Internationale. Elle met en avant, à travers l'exemple vivant de 1905 en Russie, la dynamique de la grève de masses qui démontre l'interaction constante entre revendications économiques et affirmation du prolétariat sur le terrain politique. Chaque lutte porte inévitablement à la fois des revendications économiques immédiates et un niveau de réflexion et de maturité politique. Les notions et les principes abstraits mis en avant par l'anarchisme tels que la démocratie directe, le sabotage du profit capitaliste, leurs recettes sur la grève générale ne renvoient pas seulement à une terminologie particulière mais relèvent d'une conception de la lutte par des actions individuelles ou minoritaires totalement étrangère au marxisme. Cela a des répercussions qui ne restent pas dans le domaine abstrait mais qui sont éminemment pratiques.

 

L'anarcho-syndicalisme s'oppose au développement de la lutte ouvrière

L'évolution du capitalisme depuis son entrée en décadence au début du siècle précédent, n'a fait que confirmer l'incapacité pour le prolétariat d'obtenir des conquêtes durables sur le plan économique.
C'est pourquoi la défense de ses intérêts immédiats acquiert d'emblée une dimension politique pour la classe ouvrière, allant dans le sens d'une remise en question de la société capitaliste. Ce qui entraîne non seulement la faillite historique du syndicalisme du point de vue de la défense des intérêts prolétariens mais condamne irrémédiablement celui-ci à être totalement intégré dans les rouages de l'Etat capitaliste et à assumer une fonction essentiellement mystificatrice d'encadrement et de sabotage des luttes ouvrières au service du capitalisme.
Nous ne partageons nullement l'appréciation de notre lecteur qui estime que "l'anarcho-syndicalisme n'entre pas en contradiction avec le mouvement des conseils" et même "le favoriserait". Même si nous accordons une importance de premier ordre aux assemblées générales et au caractère souverain des décisions qu'elles prennent, nous n'y donnons pas du tout le même sens et n'y mettons pas le même contenu que l'anarchisme. Ce n'est pas parce qu'elles seraient l'expression d'un quelconque besoin abstrait d'un "principe de démocratie directe" mais parce qu'elles sont la forme spontanée dans laquelle s'exprime le développement de la lutte de classe, elles sont l'expression de la classe en lutte qui se rassemble et s'organise de façon unitaire et qui tente de se donner les moyens d'affronter la bourgeoisie.
Les AG ne portent pas en soi la conscience de classe mais expriment en fait un degré tout à fait variable de maturité et de conscience. Ce niveau se traduit à travers leurs discussions et leurs décisions concrètes, leurs perspectives, les délégués révocables qu'elles élisent. Elles sont l'expression à un moment donné de la dynamique unitaire et collective de la classe, de la grève de masse. Les AG, parce qu'elles sont une condition indispensable de l'affirmation révolutionnaire du prolétariat en lutte, ouvrent la possibilité de développer la dynamique d'extension de la lutte, la conscience des enjeux et l'unité de la classe au-delà des divisions corporatistes ou sectorielles. Et c'est dans les moments les plus forts de cette dynamique d'extension de la lutte et de confrontation avec son ennemi de classe dans les périodes révolutionnaires, que le prolétariat est capable de s'organiser en conseils ouvriers. Cette expression unitaire et collective de la lutte s'oppose en réalité à la conception fédéraliste des anarchistes. C'est pourquoi les AG et les conseils ouvriers représentent tout autre chose pour le prolétariat qu'un instrument au service d'un simple "sabotage du profit capitaliste". Il ne s'agit pas de réduire les luttes et leurs AG comme le font la plupart du temps les anarcho-syndicalistes à une accumulation additionnelle de grèves juxtaposées, une fédération de grèves autonomes, chacune mobilisée autour de ses propres revendications, quand ils ne la réduisent pas à une couverture falsificatrice qui sert tout bonnement aux agissements d'une minorité syndicale ou gauchiste. Ainsi, la vision anarchiste participe pleinement à la dénaturation du rôle des AG car elle masque que ces AG, comme les autres organes de la lutte de classe, sont à la fois le lieu et l'enjeu d'une confrontation politique dans laquelle le prolétariat doit affirmer et imposer les besoins de sa lutte contre les entreprises bourgeoises de contrôle et de dévoiement du combat de classe.

 

L'absence de vision historique de l'anarchisme

La révolution n'est pas seulement une affaire de sincérité des individus mais le produit d'un rapport de forces et d'un développement de la conscience de classe au sein de la classe ouvrière dans son ensemble. L'hétérogénéité de cette maturation de la conscience au sein du prolétariat détermine l'engagement et le rôle des organisations révolutionnaires dont la responsabilité essentielle est de toujours mettre en avant et défendre les intérêts communs comme les buts historiques de la classe ouvrière et de ses luttes. La conscience de classe n'est pas le seul produit mécanique du développement ou du reflux des luttes ouvrières mais d'une expérience historique, d'une maturation au sein des conditions sociales, historiques, matérielles à un moment donné.
Si notre lecteur admet qu'il faut tenir compte de l'état du rapport des forces entre les classes en énonçant "qu'il ne s'agit pas de faire la révolution tous les jours", il réintroduit aussitôt par la fenêtre ce qu'il vient de faire sortir par la porte en ajoutant qu'on peut au jour le jour "participer au sabotage du profit capitaliste". Pour l'anarchisme, il s'agit non de se battre collectivement, de développer un rapport de forces en tant qu'exploités contre l'exploitation capitaliste mais de "saboter le profit capitaliste", soit individuellement, soit par une minorité combative et déterminée. De ce fait, pour l'anarchisme, la révolution est possible à tout moment. Pour les marxistes, le combat de classe n'est pas "un combat pour faire vivre ses idées", relevant d'un "libre choix individuel". Contre cette vision totalement idéaliste propre à l'anarchisme, nous affirmons que le combat de classe et l'abolition de l'exploitation capitaliste correspondent à une nécessité matérielle pour le prolétariat, dans un monde où l'histoire de l'humanité se confond jusqu'ici avec l'histoire de la lutte des classes.

L'anarchisme en général, et l'anarcho-syndicalisme en particulier, sont incapables de s'appuyer sur une vision historique. Ce point de vue néglige de tirer les leçons des luttes précédentes et ignore superbement l'expérience historique du mouvement ouvrier, qui est le point d'appui essentiel du marxisme. Les intérêts et les positions de classe sont en fait les produits de l'expérience du mouvement ouvrier, de la maturation de la conscience de classe.
C'est pourquoi l'anarchisme, en se privant de la seule véritable boussole permettant de mener le combat de classe, en est réduit à s'accrocher à des principes abstraits, à une vision moralisante quand il entreprend de s'engager dans ce combat. Les anarchistes agissent à partir de jugements de valeur, de principes moraux parce qu'ils ignorent ou méconnaissent les fondements matériels des principes prolétariens. Les corollaires de l'anarchisme, qu'il porte dans son patrimoine génétique, sont toujours l'immédiatisme et l'activisme.
C'est aussi pourquoi, face aux situations concrètes, les anarchistes choisissent toujours ce qui leur paraît être le moindre mal, ce qui en fonction de leurs critères est la solution ou la voie la moins "autoritaire", ce qui les amène à tomber dans tous les pièges tendus par la bourgeoisie, à choisir la "démocratie" contre le "fascisme" et, comme on l'a vu dans la guerre d'Espagne, à s'enrôler activement dans le camp républicain contre Franco. Autrement dit, ils sont le plus souvent amenés à choisir entre deux fractions bourgeoises, et à se laisser happer par l'une d'elles en désertant et en trahissant le camp du prolétariat.
Nous reviendrons dans la deuxième partie de notre réponse (qui paraîtra dans le prochain numéro de RI) sur les appréciations de notre lecteur concernant la CNT et la guerre d'Espagne pour démontrer que le courant anarchiste n'a pas davantage de boussole face à la guerre impérialiste que dans la lutte de classe et nous mettrons en avant les leçons que doivent en retirer les ouvriers sur le rôle réel joué par la CNT pendant la période 1936-39.

Wim.

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