Pourquoi l'Irak est-il au coeur de la curée impérialiste

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Pour Bush, Blair et leurs supporters dans le monde, la guerre qui se prépare contre l'Irak est une "guerre pour la paix", laquelle serait menacée par les "armes de destruction massive" de Saddam Hussein. Pour Chirac, Schröder et leurs "fans", c'est le désarmement "pacifique" de Saddam qui permettra le mieux de garantir cette "paix mondiale". L'histoire nous a appris depuis longtemps ce que valent les discours des gouvernements bourgeois, qu'ils soient "bellicistes" ou "pacifistes" : dans le capitalisme d'aujourd'hui, la "paix" comme la guerre ne préparent jamais la paix mondiale mais toujours de nouvelles guerres. Et si les grandes démocraties, anciennes alliées de la "guerre froide" sont aujourd'hui divisées, ce n'est certainement pas à cause de désaccords sur la meilleure solution pour garantir la paix.
En réalité, lorsque la France et les Etats-Unis se prennent violemment à partie et que, déchirée par les oppositions entre ses Etats membres, l'UE révèle au grand jour qu'elle ne constitue rien de plus qu'une entente économique dénuée de toute cohésion politique, ce sont des intérêts impérialistes antagoniques qui s'affrontent, d'autant plus fortement que chaque pays se trouve assailli par des contradictions de plus en plus insurmontables sur le plan économique.

 

L'importance géostratégique de l'Irak

Depuis le début des années 1990, de telles tensions n'ont cessé de se manifester à travers en particulier une série des démonstrations de force des Etats-Unis. Comme nous l'avons déjà mis en évidence dans nos colonnes (et celles de la Revue Internationale), celles-ci ont pour objectif, à travers l'usage de leur écrasante supériorité militaire, de faire taire la contestation de leur leadership mondial tout en conquérant des positions stratégiques renforçant encore leur suprématie vis-à-vis de leurs rivaux, européens principalement. En ce sens, l'Irak constitue une position clé que les Etats-Unis se proposent de contrôler directement. Ce pays constitue un maillon de l'encerclement de l'Europe. Son contrôle ne peut qu'affaiblir les positions de la France (le plus turbulent rival des Etats-Unis) et de l'Allemagne, potentiellement le plus dangereux du fait de sa puissance économique et de son rayonnement géographique et historique en direction de l'Est.
L'effondrement de l'Empire ottoman ("l'homme malade de l'Europe") qui s'est accéléré à la fin du 19e siècle et au début du 20e a attisé les convoitises des puissances de l'époque envers les régions qu'il contrôlait, notamment les Balkans (d'où est partie la Première Guerre mondiale) et le Proche-Orient qui est devenu un carrefour stratégique entre plusieurs continents. Alors que la France et l'Angleterre visaient au contrôle de cette région à travers la Méditerranée (c'est la France qui construit le canal de Suez achevé en 1869) et, pour l'Angleterre, à partir de l'Empire des Indes (via l'Afghanistan et la Perse), l'Allemagne de Guillaume II se donne le même objectif à travers une voie continentale, un axe Berlin-Istambul-Bagdad. Ainsi, c'est l'Allemagne qui finance la ligne de chemin de fer de Bagdad, commencée en 1903, visant à relier Berlin au Golfe persique (via l'Orient-Express et la Turquie). Evidemment, l'importance de cette région (et la convoitise à son égard de la part des grandes puissances) s'accroît encore au début du 20e siècle avec la mise en exploitation de ses réserves pétrolières : c'est à la veille de la Première Guerre mondiale que l'or noir commence à couler en Iran et en Irak (encore dominé par l'Empire ottoman). Les ambitions impérialistes de l'Allemagne ont subi un coup d'arrêt avec la défaite de ce pays dans la Première Guerre mondiale et c'est à l'Angleterre qu'échoit le protectorat de l'Irak à partir de 1920. Cette domination anglaise est pratiquement sans partage jusqu'au renversement de la monarchie hachémite par un coup d'Etat le 14 juillet 1958. Mais à la suite de ce dernier, l'Irak échappe au contrôle de la puissance anglaise pour passer des accords économiques, politiques et militaires avec l'URSS, la France et l'Allemagne. L'effondrement du bloc de l'Est a légué à ces deux derniers pays l'essentiel de l'influence étrangère en Irak, une influence que ne parvient pas à abolir la guerre du Golfe de 1991, ni l'embargo et les bombardements anglo-américains infligés depuis à ce pays. Cela explique pourquoi la France et l'Allemagne, contrairement à la Grande-Bretagne et aux Etats-Unis (qui ont perdu avec la chute du Shah d'Iran en 1979 une position essentielle dans la région) ont tout intérêt au statu quo en Irak.

Ces éléments permettent à eux seuls de comprendre pourquoi c'est l'Irak qui a constitué, après l'Afghanistan, l'objectif prioritaire des Etats-Unis. Il en existe d'autres, stratégiques également. En choisissant l'Irak comme cible suivante de leurs opérations militaires, les Etats-Unis savaient qu'ils rallieraient à eux la Grande-Bretagne, qui elle non plus ne peut retrouver une influence en Irak tant que Saddam Hussein est en place. Du même coup se trouvait écarté le scénario de la guerre en Yougoslavie à partir de 1991 où la France et la Grande-Bretagne ont fait alliance pour la défense d'intérêts impérialistes communs, face aux Etats-Unis. Le volume considérable des réserves pétrolières de l'Irak accentue évidemment de façon majeure l'importance stratégique de ce pays situé au coeur d'une région qui fournit la plus grande partie du pétrole consommé au Japon et en Europe. Comme nous l'avons déjà développé, si les Etats-Unis parvenaient à un contrôle absolu sur les fournitures de l'Europe ou du Japon en hydrocarbures, cela voudrait dire qu'ils seraient en mesure d'exercer le plus puissant des chantages sur ces contrées en cas de crise internationale grave.
Le contrôle direct de l'Irak (une clé pour la domination de tout le Moyen-Orient) constitue également une étape nécessaire pour le renforcement de l'autorité américaine dans la région, en particulier à travers la "normalisation" de la situation en Arabie Saoudite et la remise au pas de l'Iran, qui pourrait bien constituer la prochaine cible de l'offensive américaine. Ainsi, ce qui se profile derrière la mainmise sur l'Irak par les Etats-Unis, c'est tout un remodelage de la carte géopolitique du Moyen-Orient avec, en perspective, le "règlement" de la question palestinienne. En fait de règlement, ce qui est visé ce n'est ni plus ni moins que la création du Grand Israël, cher à Sharon, au moyen de l'expulsion des populations des territoires occupés, au delà du rempart que constitue le Jourdain, pour les parquer en Jordanie.
Dans la crise irakienne actuelle, le refus de la France et de l'Allemagne des plans des Etats-Unis traduit leur volonté de défendre leurs propres intérêts. Mais si cela a pris la forme d'une opposition aussi ouverte et véhémente, témoignant d'une contestation du leadership américain à un niveau inégalé jusqu'ici, c'est parce que ces pays ont exploité à fond la faiblesse des justifications idéologiques de cette nouvelle croisade américaine. La scène où de Villepin est applaudi à l'assemblée de l'ONU et où Powell, déstabilisé, ne parvient pas à trouver ses mots, symbolise parfaitement cet affront fait à la première puissance mondiale et que cette dernière ne peut que faire payer très cher, sous peine d'en subir d'autres aux conséquences coûteuses sur le plan impérialiste.

 

Vers une aggravation des tensions impérialistes entre les grandes puissances

On ne sait pas encore aujourd'hui si la résistance de la France et de l'Allemagne aux plans américains va se poursuivre à l'ONU, ni sous quelle forme. On ne sait pas non plus encore comment les Etats-Unis s'arrangeront avec le "droit international" au cas où ils n'obtiendraient pas de l'ONU la majorité pour intervenir en Irak. Par contre, ce qui est d'ores et déjà acquis c'est que, en isolant la France et l'Allemagne de la presque totalité des pays européens, les Etats-Unis ont marqué des points très importants qui compteront dans le futur. Ainsi certains pays "amis" de la France et de l'Allemagne, comme l'Espagne et l'Italie en particulier, leur ont fait faux bond.
C'est pour l'Allemagne que les dommages apparaissent pour l'instant les plus importants. Alors que depuis sa réunification, c'est en direction de l'Europe de l'Est qu'elle avait, non sans succès, tenté d'élargir sa zone d'influence, on voit des pays comme la Hongrie et la Tchéquie, fer de lance de la pénétration de l'Allemagne au niveau économique, lui faire des infidélités.
En fait, si certains pays ont lâché la France et l'Allemagne, c'est par crainte, d'une part des représailles américaines, d'autre part de l'affirmation de voisins plus puissants, et donc plus aptes à faire valoir leurs propres intérêts sur l'échiquier impérialiste mondial. Jouer sur deux tableaux à la fois, tant que c'est possible, est vu par ces pays comme un moyen de ne pas se faire phagocyter par des "amis" géographiquement trop proches.
Quant à la France, elle ne perd rien pour attendre au niveau des représailles que la bourgeoisie américaine va exercer sur elle. Déjà ses positions en Afrique sont soumises à une pression accrue à laquelle les Etats-Unis ne sont pas étrangers 1.
Même si, pour un temps, l'action de la France et de l'Allemagne risque de perdre en efficacité contre la politique américaine, ce n'est pas sans difficultés que les Etats-Unis s'engagent au Moyen-Orient. Les alliances qui se nouent sont toujours de circonstance (contrairement à celles qui pouvaient exister au sein des deux anciens blocs de l'Est et de l'Ouest), et de fait sont soumises aux fluctuations des intérêts particuliers des uns et des autres. C'est ce que vient illustrer le marchandage imposé par la Turquie qui accepte de mettre à la disposition des Etats-Unis ses installations militaires aéroportuaires, moyennant une rétribution que, jusqu'à ce jour, l'Oncle Sam a jugé excessive. Il n'est pas un pays dont les Etats-Unis n'aient pas à se méfier. Jusqu'à la Grande-Bretagne, alors qu'elle leur avait damé le pion au Kosovo en 1999, au dernier moment, dans la répartition des protectorats.
Depuis le début des années 1990, les offensives américaines successives, même si elles sont parvenues à contenir momentanément la contestation de leur leadership, n'ont en définitive abouti qu'à renforcer encore cette contestation. C'est la raison pour laquelle la première puissance mondiale doit en permanence être à l'offensive avec des moyens de plus en plus importants. C'est à cette nécessité qu'avait correspondu l'exploitation des attentats du 11 septembre (que les services secrets américains n'ont pas tenté d'empêcher alors qu'ils étaient au courant de leur préparation) en libérant la bourgeoisie américaine du syndrome du Vietnam, c'est-à-dire lui laissant les mains libres pour engager les troupes américaines sans devoir rendre des comptes sur le coût en vies humaines : selon sa propagande, l'exigence du "zéro mort américain", à laquelle ils se soumettaient avant, a été balayée par les 3 000 morts du World Trade Center.
Quel que soit le consensus que les Etats-Unis obtiendront, ou pas, pour intervenir en Irak, quelles que soient la facilité ou les difficultés militaires de cette guerre, toutes les frustrations suscitées par cette nouvelle opération de police des Etats-Unis ne pourront que rejaillir par la suite et participer d'une nouvelle aggravation des tensions impérialistes. Une fois encore, ce seront les populations civiles locales qui vont faire les frais de la boucherie impérialiste et ce sera, comme toujours, la classe ouvrière qui va devoir supporter le coût de la guerre et du militarisme.

Luc (20 février)

1 Dans les manifestations anti-françaises en Côte d'Ivoire à la fin du mois de janvier, des drapeaux américains ont fait leur apparition dans la foule, traduisant ainsi l'activité sur place de différents services "spécialisés" américains.

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