Soumis par Révolution Inte... le
Loin de lui permettre de circonscrire le mouvement de protestation qui secoue le pays depuis deux mois maintenant, la brutalité de la répression policière dont a fait preuve l'Etat algérien, a servi de catalyseur à la révolte[1]. Ce mécontentement a culminé avec la manifestation monstre du jeudi 14 juin. Celle-ci a réuni plus d'un million de manifestants dans les rues d'Alger, venus d'un peu partout, surtout des régions de l'Est de l'Algérie, et pas seulement de Kabylie. Jamais une telle manifestation ne s'était produite en Algérie depuis 1962. De nouveaux affrontements avec les forces de l'ordre ont alors fait plusieurs morts et des centaines de blessés. Les unités de police anti-émeutes ont chargé avec du gaz et des canons à eau mais surtout elles ont tiré avec des grenades explosives et des balles réelles.
Entre avril et mai, il y eût 52 morts et 1300 blessés, certains d'entre eux arrachés des hôpitaux par la police pour parachever la répression. Depuis, la révolte a pris la forme d'un mouvement tellurique secouant toute la société algérienne, alternant émeutes et manifestations massives, surgissant dans la moindre faille du dispositif policier, d'un bout à l'autre du pays, débordant largement le cadre de la revendication berbérophone dans lequel les médias bourgeois, français notamment, aimaient à nous décrire les événements.
Les raisons de la colère
C'est la mort d'un lycéen tué par balles dans une caserne de gendarmerie en Kabylie qui avait mis le feu aux poudres le 18 avril. On peut d'ailleurs se demander si la "raison politique" de cette provocation policière ne réside pas une nouvelle fois dans les luttes intestines des fractions de la bourgeoisie algérienne qui ravagent les coulisses de l'Etat depuis des lustres. Quoi qu'il en soit, si cette explosion de colère a trouvé son détonateur dans une répression aussi absurde que barbare, elle se nourrit essentiellement d'une exaspération sociale qui est à son comble. C'est avec cette phrase terrible que les jeunes décrivent leur existence : "nous sommes déjà morts", dans un pays où plus de 70% de la population a moins de 35 ans et le chômage dépasse largement les 30% !
"Du travail !" a été la première des revendications des manifestants : "Parmi les revendications..., l'accès à un emploi figurait en tête de liste. Ils sont de plus en plus nombreux à réclamer ce droit. C'est le motif de leur colère actuelle contre le système". Ce fléau touche près du tiers de la population : "En hausse de 4 % entre 1997 et 2000, selon le BIT (Bureau International du Travail), le taux de chômage est passé de 26,41 à 30,49 %" (El Watan 26 juin).
"A bas la misère!" la seconde grande revendication avec une pénurie qui hante les régions et s'abat sur les familles à tout moment : rationnements d'eau potable, coupures d'électricité, pénuries de denrées alimentaires de base, abandon des services de santé, caractérisent la vie quotidienne en Algérie où des milliers de pauvres sont transformés en mendiants jour après jour. En 1988, il y eût "la révolte de la semoule" à cause d'une brutale augmentation de prix des denrées de base. Cette révolte, réprimée par l'armée, fit plus de 500 morts. Depuis, la population algérienne non-exploiteuse n'a jamais pu connaître un semblant d'espoir de voir son sort s'améliorer. Le PNB par habitant est passé en dix ans de 3700 à 1600 dollars. Les couches non-exploiteuses d'Algérie sont en train de vivre un processus accéléré de paupérisation.
"A bas la Hogra !", aura été le troisième grand cri des manifestants qui, après deux années d'exercice du "providentiel" Bouteflika, ont vu la corruption se répandre avec toujours plus de mépris pour les besoins les plus élémentaires de la population.
"A bas la répression !" aura été enfin, le dernier grand cri du ras le bol de la société algérienne qui n'en peut plus d'étouffer sous la botte de l'appareil militaire et policier, véritable squelette de l'Etat capitaliste et embrassant dans une mortelle étreinte la moindre respiration de la vie sociale.
Malgré ces légitimes revendications un sentiment de détresse déchire tous les coeurs. Car, malheureusement, après deux mois d'explosion, nous ne voyons pas pointer dans ce mouvement ne serait- ce que l'embryon d'une affirmation prolétarienne indépendante, en termes de conscience et d'organisation, seule force qui pourrait donner à la colère de la rue un sens et une perspective.
Les forces en présence
Le régime algérien s'assimile à bien des égards aux Etats néo-staliniens qui fleurirent aux quatre coins de la planète dans la deuxième moitié du 20e siècle et dont la maison mère, l'URSS, se vautra à la fin des années 80 dans un océan de décomposition, d'anarchie politique, de corruption, de misère sociale, sans que le prolétariat n'ait pu trouver la force d'intervenir sur son terrain de manière indépendante.
Aujourd'hui, douze ans après, la situation n'a fait qu'empirer. Des années d'une guerre non déclarée entre le pouvoir militaire et les islamistes, faisant plus de 100.000 morts et des milliers de disparus, a terrorisé une population prise en otage entre deux blocs armés, utilisant une sauvagerie inouïe et bien programmée.
L'armée, véritable ossature du pouvoir, après avoir fait taire momentanément ses divisions[2], laisse Bouteflika assumer la responsabilité de la répression et de l'anarchie. Celui-ci, énième pantin de l'Etat capitaliste algérien, après quinze jours d'un pesant silence, n'a eu d'autre position que celle d'un zélé serviteur de la bourgeoisie qu'il est : Appels au calme, à l'unité nationale, etc.
C'est aussi le cas de tous les politiciens embusqués derrière le bois, attendant le moment propice pour récupérer le mécontentement en faveur d'un "projet démocratique" susceptible d'alimenter le crédit politique de l'Etat, même si ce ne sera que pour quelques mois de plus.
On ne voit guère plus les islamistes, d'ailleurs bien intégrés dans les arcanes du pouvoir officiel. C'est bien une preuve de plus que cette manifestation particulièrement rétrograde du niveau de décomposition atteint par la société bourgeoise, n’était qu'une fausse réponse, fabriquée de toutes pièces[3], à la terrible dégradation des conditions de vie de la classe ouvrière et des couches non-exploiteuses ces 12 dernières années.
En avril, on a beaucoup insisté sur les revendications régionalistes berbères : ce serait un mouvement pour la langue et la culture. Cela a obligé même un parti politique, le Rassemblement Culturel Berbère, à quitter le gouvernement Bouteflika pour avoir les mains libres pour " dénoncer la répression ". Quant à l'autre parti bourgeois "démocrate", le Front de Forces Socialistes, il soutient le mouvement pour mieux tenter de le récupérer pour le compte d'un programme de "sauvetage de l'Algérie" qui n'est jamais qu'un programme de défense de l'Etat bourgeois et du capital algérien. Comme les autres forces bourgeoises en présence, il ne fait que disputer au régime militaire le contrôle de l'économie et notamment des rentrées de devises de la rente du gaz et du pétrole algériens.
L'image des politiciens bourgeois d'opposition, qu'ils soient démocrates, ou qu'ils soient islamistes, est presque aussi dégradée que ceux qui occupent le pouvoir, civil ou militaire, qui sont littéralement vomis. Ainsi, il est très peu probable que les "forces d'opposition démocratique", malgré le soutien diplomatique et idéologique que leur apporte l'Etat français, représentent vraiment une alternative à la crise et au régime militaire du FLN, compte tenu de l'arriération des structures algériennes dans un contexte de crise économique mondiale. La seule chose dont la bourgeoisie algérienne sera capable, c'est encore l'utilisation de ces révoltes pour renforcer son pouvoir répressif. A l'heure actuelle, le pouvoir algérien fait tout et va tout faire pour circonscrire cette révolte dans un cadre régional kabyle ou démocratique national, en multipliant les provocations, en accentuant les divisions entre "arabes" et "kabyles" et autres faux choix. A tel point que la seule institution qui parvient à encadrer un tant soit peu la colère de la population en Kabylie sont les "comités des villages", organismes qui sont des vestiges d'un monde révolu et qu'on remet en service -en coordination avec diverses "associations" d'intellectuels du monde éducatif-, pour essayer d'enfermer cette colère dans l'étau de l'identité culturelle berbère d'un côté et de la revendication démocratique de l'autre. Voilà comment la classe dominante algérienne essaye de compenser l'incapacité chronique de son Etat de se doter des oripeaux d'une démocratie bourgeoise à l'occidentale.
Ces comités prônent de fait la paix sociale : "Les membres de la coordination des archs et des comités de daïras et de communes souhaitent, par ailleurs, l'arrêt des émeutes. Le mouvement de contestation doit se poursuivre, de leur avis, dans un pacifisme total afin d'éviter que l'état d'exception ne soit décrété, et par conséquent gêner leurs actions futures." (El Watan 2 juin).
A tout cela s'ajoute la pression des grandes puissances, en premier lieu de la France, mais aussi des Etats-Unis, pour qui l'Algérie est un pays de la plus grande importance stratégique dans l'échiquier impérialiste. Elles aussi participent activement à la prise en otage de la population, dans leur rivalité pour le contrôle de la rive Sud de la Méditerranée, par fractions bourgeoises locales interposées.
Quelles perspectives pour une véritable réponse de classe ?
Que fait la classe ouvrière dans les événements récents ? Il y a douze ans encore, on a pu voir, du moins au début de la révolte, une classe ouvrière qui exprimait de timides tentatives, à travers ses grèves, d'affirmer son existence. Aujourd'hui, le moins qu'on puisse dire c'est que la mobilisation ouvrière n'apparaît pas de façon claire dans les événements. Même si les émeutes impliquent un grand nombre de jeunes ouvriers et chômeurs, ceux-ci sont mêlés dans une masse plus informe qui inclut aussi bien les petits commerçants et paysans locaux. Et surtout, même si des grèves sont déclenchées de ci de là, elles sont noyées dans le mouvement populaire et restent dans l'ensemble soumises aux mots d'ordres des diverses coordinations de "citoyens" ou des syndicats.
Ceci ne veut pas dire que la bourgeoisie algérienne, au premier chef l'armée, ignore le danger potentiel que représenterait une réelle mobilisation de la classe ouvrière des centres industriels sur son terrain de classe, c'est-à-dire de l'extension de grèves sur la base de revendications élaborées de manière indépendante par des assemblées ouvrières. On a pu voir en mars dernier, un mois avant l'explosion de la révolte, à l'occasion de grèves dans le secteur du gaz et pétrole, que cette préoccupation était tout à fait réelle, puisque syndicats et gouvernement ont été d'une très grande prudence : "La direction de la centrale syndicale, qui, jusque-là, a pratiqué une politique de modération sociale, s'est abstenu de désavouer le mouvement de contestation sociale." (L’Humanité, 14/04/2001).
Mais il faut être lucide, c'est actuellement la révolte de la jeunesse qui tient le haut du pavé. En cela, et bien qu'il exprime des revendications qui concernent le prolétariat (contre la répression, contre le chômage, etc.), ce mouvement -tant que n'émergera pas une réelle mobilisation ouvrière indépendante- ne peut que s'épuiser et finir par servir de masse de manoeuvre aux affrontements entre cliques bourgeoises. Il en est de l'Algérie comme de beaucoup d'émeutes de la misère qui, de plus en plus nombreuses, dans un contexte de crise et de décomposition, explosent de par le monde. La seule force qui puisse leur présenter une perspective, un espoir et empêcher leur récupération sur un terrain bourgeois, c'est la classe ouvrière, dans son combat sur son propre terrain contre l'exploitation capitaliste. C'est pourquoi, pour les prolétaires algériens, il ne s'agit pas de soutenir les émeutiers en venant simplement grossir leurs rangs. Il s'agit d'abord d'affirmer leurs propres revendications, d'affirmer leur autonomie de classe en s'organisant de manière distincte, en dehors de toutes les sirènes syndicales classiques (qui sont les piliers sociaux du régime de capitalisme d'Etat du FLN) comme de toutes les sirènes démocratiques, identitaires ou islamistes. Toutes ces sirènes-là, au delà de leurs luttes intestines, en appellent toutes au même objectif, parfaitement bourgeois : celui de "sauver l'Algérie", c'est-à-dire de défendre l'intérêt du capital algérien. Cet intérêt du capital national qui est, comme partout ailleurs, antagonique à celui du prolétariat. Rompre avec tout objectif national, se battre comme une partie de la classe ouvrière internationale, relier consciemment son combat à tous les combats prolétariens contre l'exploitation capitaliste et son cortège de licenciements, de chômage et d'austérité de part le monde, voilà la tâche de la classe ouvrière en Algérie, comme elle est celle de la classe ouvrière en France, au Japon ou aux Etats-Unis.
Certes dans l'immédiat, cette partie du prolétariat international en Algérie est bien faible. Dans les centres industriels, elle est encore largement prisonnière du carcan syndical qui l'enferme notamment dans l'illusoire "privilège" que serait le fait d'avoir un emploi et un salaire. Cela dit, comme partout ailleurs, elle a potentiellement les moyens de se mobiliser pour ses intérêts immédiats et l'aggravation de la crise économique ne peut que venir alimenter ces potentialités de lutte. Cependant, c'est, bien au delà, la question de la capacité du prolétariat d'affirmer à terme son projet politique propre qui est posée et que viennent nous rappeler les tragiques événements d'Algérie. Alors, à ce niveau, il faut être clair : cette question n'a pas sa réponse en Algérie même, mais d'abord dans le développement du combat ouvrier dans les pays centraux.
Ainsi, dans les pays développés, et notamment en France, la classe ouvrière n'a qu'une manière d'affirmer sa solidarité avec ses frères de classes de l'autre côté de la Méditerranée et de s'opposer à la sauvagerie de la répression qui s'abat sur les manifestants en Algérie. C'est d'abord de ne pas mêler sa voix à celle des bourgeois hypocrites qui réclament du gouvernement français "qu'il aide l'Algérie à se doter d'un régime vraiment démocratique", c'est de refuser tout autant d'aller défiler derrière des drapeaux algériens ou kabyles comme le 17 juin dernier à Paris. C'est ensuite, tout naturellement, de développer ses luttes ici, contre les licenciements, le chômage, les bas salaires, luttes qui seront un puissant révélateur de la réalité internationale du prolétariat. Notamment ce sont ces luttes qui pourront dissiper les illusions sur l'Etat bourgeois démocratique qui pèsent si lourdement à la périphérie[4]. Enfin, sur le plan politique, un travail est à l'ordre du jour : celui de regrouper internationalement la petite minorité d'éléments prolétariens conscients qui peut émerger à l'occasion de la crise sociale en Algérie (comme dans d'autres régions du monde), notamment en s'appuyant sur les liens organiques et historiques forts qui existent entre ces deux parties du prolétariat international de part et d'autre de la Méditerranée. Ceci, d'ores et déjà, constitue la tâche des révolutionnaires. Sans elle, la classe ouvrière mondiale ne pourra pas accomplir sa tâche historique de destruction de l'Etat bourgeois et de renversement des rapports de production capitaliste à l'échelle internationale.
PBP (1er juillet)
[2] Sur le consensus entre les onze généraux qui chapeautent l'Etat algérien, voir l'interview de Hichem Aboud, ancien chef de cabinet du patron de la sécurité militaire algérienne dans Le Nouvel Observateur du 14 juin 2001.
[3] Soit par l'Etat dans la période Chadli pour le FIS, soit par des impérialistes concurrents dans le cas des GIA (Arabie Saoudite et Etat-Unis par exemple).
[4] Cet Etat bourgeois des pays développés dispose d'un arsenal impressionnant d'amortisseurs sociaux qui suffisent pour le moment à maintenir une relative paix sociale. Mais le même Etat n'aura demain pas plus d'états d'âme que la clique de Bouteflika pour réprimer la classe ouvrière des pays centraux quand, ayant brisé ces digues, elle se dressera contre l'ordre capitaliste.