Soumis par Révolution Inte... le
A peine les résultats des élections européennes tombaient qu’un constat s’imposait immédiatement : ce scrutin n’intéresse personne et prend de plus en plus ouvertement la forme d’un défouloir électoral. Comment s’en étonner ? Le Parlement européen est un véritable panier de crabes sans réel pouvoir et surtout destiné à donner une caution démocratique aux institutions de l’UE qui ne trompe personne. Sans même parler des magouilles très officielles des lobbies ou des chamailleries de couloir sur fond de sordides intérêts nationaux, les règles institutionnelles elles-mêmes montrent très clairement que ce sont les États et non le Parlement qui dictent la “politique européenne”. Le niveau de l’abstention, frôlant les 60 % depuis le début des années 2000, illustre le peu d’illusions sur les enjeux de cette élection : sauf dans les États obligeant la population à se déplacer aux urnes sous peine de sanction pécuniaire, la participation au scrutin de mai 2014 a rarement dépassé les 50 %, plongeant à 37 % au Pays-Bas et 36 % au Royaume-Uni, 19 % au Portugal, voire à 13 % en Slovaquie. Ceci, malgré toutes les campagnes de culpabilisation contre les abstentionnistes.
De même, en dépit du battage médiatique pré-électoral, avec ses désormais traditionnelles mises en garde contre la “menace” d’une montée en puissance de l’extrême-droite, les européennes se caractérisent de plus en plus par un vote atypique, avec des scores relativement honorables de partis secondaires, voire fantaisistes. Ainsi, à l’époque où “l’écologie politique” devait, disait-on, sauver le capitalisme et le monde des pires tourments, les partis écologistes en France ou en Allemagne faisaient jeu égal avec leurs alliés “socialistes”. De la même façon, la poussée des partis populistes et anti-européens dans plusieurs pays et ceux d’extrême-gauche dans certains autres a fortement marqué le dernier scrutin.
L’abstentionnisme et la poussée des partis qui ne sont pas destinés à diriger le gouvernement expriment un véritable mécontentement de la population vis-à-vis de la crise économique et de la multiplication des attaques, ainsi qu’un discrédit de l’appareil politique bourgeois et un rejet à l’égard des institutions que vient confirmer la faible mobilisation en faveur des partis de gouvernement dans de nombreux pays européens. La participation aux élections est une impasse, mais ce serait prendre des vessies pour des lanternes que de mettre superficiellement l’abstention au crédit de la conscience politique de la classe ouvrière. Pour éviter un tel écueil, il est indispensable de comprendre dans quelle dynamique et dans quel cadre historique s’inscrit ce résultat.
En fait, loin de manifester un développement de la conscience du prolétariat sur la nature de la démocratie bourgeoise et sur la perspective du communisme, l’abstention massive lors de ce dernier scrutin traduit plutôt ce dont la poussée du populisme est également porteuse : un certains désespoir, une peur de l’avenir et une profonde méfiance envers le monde politique.
La décomposition du capitalisme au cœur de l’abstention et de la poussée des populismes
Depuis plus de trente ans, le contexte mondial est dominé par une situation historique inédite que nous avions décrite en 1990 dans : “La décomposition, phase ultime de la décadence capitaliste”. Contrairement à la crise ouverte des années 1930, la classe ouvrière n’est aujourd’hui pas physiquement et idéologiquement écrasée par la contre-révolution qui s’était alors déchaînée après la défaite de la vague révolutionnaire de 1917. A partir de 1968, avec la fin de la contre-révolution, le prolétariat, bien qu’il n’ait pas encore trouvé la force de renverser le capitalisme a néanmoins trouvé celle d’empêcher la bourgeoisie de mettre à l’ordre du jour sa propre “réponse” à la décadence de son système : la guerre mondiale. “Certes, une réponse d’une incroyable cruauté, une réponse de nature suicidaire entraînant la plus grande catastrophe de l’histoire humaine, une réponse qu’elle n’avait pas choisi délibérément puisqu’elle lui était imposée par l’aggravation de la crise, mais une réponse autour de laquelle, avant, pendant et après, elle a pu, en l’absence d’une résistance significative du prolétariat, organiser l’appareil productif, politique et idéologique de la société”. Tandis que les contradictions du capitalisme ne cessent de s’approfondir, l’incapacité des deux classes fondamentales et antagonistes de la société à imposer leur perspective respective “ne peut que déboucher sur un phénomène de décomposition généralisée, de pourrissement sur pied de la société”.
Dans ce contexte d’impasse momentanée, la bourgeoisie ne peut que naviguer à vue, incapable de proposer une quelconque direction capable de mobiliser la société autour d’un objectif “commun” et “réaliste”. Or, non seulement la classe dominante n’est pas en mesure d’enrôler le prolétariat derrière elle, mais, incapable de s’entendre sur une réponse appropriée à la crise historique de son système, elle ne peut désormais plus imposer la même discipline qu’auparavant à l’ensemble de ses propres composantes politiques. Ceci entraîne de plus en plus les appareils, y compris de grands partis traditionnels, vers un manque de cohésion et le chacun pour soi. Cette impasse a nécessairement un impact négatif sur la vie politique de la bourgeoisie et la gestion de son État. Les crises politiques à répétition et toujours plus suicidaires, même au sein des grandes puissances, confirment pleinement cette analyse.
Les résultats des élections européennes s’inscrivent complètement dans ce cadre historique. Lorsque les différentes fractions de la bourgeoisie sont suffisamment disciplinées pour s’éclipser devant l’intérêt général de leur classe, il est relativement aisé, avec l’énorme appareil médiatique et idéologique dont elle dispose et la faiblesse politique actuelle de notre classe, de pousser le prolétariat vers l’isoloir et de lui suggérer un “choix raisonnable”. L’opération est beaucoup plus délicate lorsque les fractions de la bourgeoisie sont de moins en moins en mesure de marcher dans la même direction. Alors, ce sont surtout les tendances à l’irrationalité et à la haine aveugle, portées par le capitalisme en décomposition, qui pèsent sur les épaules du “citoyen” atomisé, isolé de sa classe.
Dans un tel contexte de décomposition sociale, où la classe ouvrière souffre d’une perte d’identité et d’un grave manque de confiance en elle-même, certains ouvriers peuvent suivre les leaders populistes qui critiquent faussement les hommes politiques et le “système”, qui mettent en avant la défense de la nation bourgeoise comme un cadre protecteur face à la crise du capitalisme et désignent toutes sortes de boucs émissaires pour l’expliquer.
Mais ces idéologies réactionnaires et ultranationalistes ne sont nullement l’apanage des populistes d’extrême-droite. Non seulement l’ensemble des partis bourgeois véhiculent plus ou moins ouvertement ces tendances à la haine et à la mentalité de pogrom, ainsi qu’un nationalisme inébranlable, mais, en plus, un populisme d’extrême-gauche, partageant le même chauvinisme hystérique, s’est raffermi ces dernières années. Que ce soit le Front de gauche, en France, Die Linke en Allemagne, Syriza en Grèce ou Podemos en Espagne, toutes ces nouvelles devantures plus ou moins héritées du stalinisme prônent ouvertement le nationalisme et le rejet de l’étranger, cela, au nom de la “défense du peuple et des opprimés”. D’ailleurs, en France, par exemple, le Front national s’est inspiré du Parti communiste français, de tous les thèmes patriotiques de la “défense nationale contre l’impérialisme étranger” avec en plus le rejet de l’immigration. C’est pour cela que la poussée des partis d’extrême-gauche dans certains pays ne représente en rien un “pas en avant” pour la classe ouvrière ou une quelconque forme de prise de conscience. Ce “néo-stalinisme” n’est rien d’autre qu’un piège nationaliste destiné à pourrir la conscience des ouvriers les plus combatifs.
Existe-t-il un “danger fasciste” aujourd’hui ?
Avec la poussée électorale des fractions d’extrême-droite en Europe et dans le monde depuis les années 1980 et la participation au gouvernement de certaines d’entre-elles dans des pays comme l’Italie ou l’Autriche, où la droite traditionnelle étant très affaiblie fut contrainte d’accepter une coalition, les campagnes sur le “danger fasciste” ont redoublé, tout comme celles culpabilisant les abstentionnistes, les accusant de “faire le lit du fascisme” et de “bafouer la mémoire des héros morts pour la démocratie”. Lors des élections européennes de mai, la bourgeoisie n’a pas joué sur cette corde avec beaucoup de force mais il n’en reste pas moins que le thème de “la défense de la démocratie contre le fascisme” joue encore un rôle idéologique de premier plan. Tout comme il est illusoire d’espérer l’avènement d’une “vraie” démocratie où tous les hommes seraient “égaux” dans un système où ils sont exploités, la classe ouvrière n’a aujourd’hui rien à attendre du bulletin de vote et de l’État. Le capitalisme épuisé par ses propres contradictions n’a plus rien à offrir à l’humanité, ni grandes, ni petites réformes. Au contraire, le cirque électoral et toutes les campagnes antifascistes sont de véritables mystifications destinées à pousser la classe ouvrière dans les bras de la défense de l’État démocratique, cette expression politique particulièrement sournoise de la dictature capitaliste.
En fait, l’idéologie et les revendications des partis xénophobes sont aujourd’hui incompatibles avec l’exercice du pouvoir. L’extrême-droite est composée des fractions les moins lucides de la bourgeoisie et les moins en mesure de répondre aux besoins objectifs du capital. La mise en place de leurs revendications fantaisistes représenterait un véritable cataclysme que la bourgeoisie, dans son ensemble, ne peut pas permettre. Surtout, l’extrême-droite est marquée par son incapacité à comprendre les enjeux de l’encadrement idéologique de la classe ouvrière et de la mystification démocratique. C’est pour ces raisons que la classe dominante préfère “muscler” le discours des partis de droite traditionnels, à l’image de l’aile droite de l’UMP en France ou des fractions les plus souverainistes du Parti conservateur britannique.
Cependant, même lorsque les partis xénophobes parviennent, à l’occasion d’une coalition de circonstance, à se hisser au gouvernement, la réalité du capitalisme d’État et la nécessité de défendre les intérêts nationaux s’imposent de manière implacable, les contraignant alors à abandonner l’essentiel de leur programme politique. C’est ainsi qu’aussitôt aux affaires, le Mouvement social italien de Gianfranco Fini adopta, en 1995, un programme pro-européen de centre-droit en rupture complète avec son passé fasciste afin de faciliter son maintien au gouvernement de Silvio Berlusconi, tout comme la Ligue du Nord abandonna rapidement ses velléités indépendantistes. La même logique s’imposa en Autriche à Jörg Haider contraint d’assouplir ses revendications et d’adopter un programme plus “responsable” ou aux indépendantistes flamands en Belgique.
Pour comprendre pourquoi le fascisme n’est, aujourd’hui, pas à l’ordre du jour, il est indispensable de revenir aux circonstances historiques particulières dans lesquelles il est apparu. Après la Première Guerre mondiale, les pays vaincus, comme l’Allemagne, ou lésés, comme l’Italie, durent rapidement préparer le terrain à l’éclatement d’un nouveau conflit afin de répartir en leur faveur le marché mondial, de se doter d’un “espace vital” : “Pour cela, il fallait concentrer tous les pouvoirs au sein de l’État, accélérer la mise en place de l’économie de guerre, de la militarisation du travail et faire taire toutes les dissensions internes à la bourgeoisie. Les régimes fascistes ont été directement la réponse à cette exigence du capital national”.
Surtout, tout comme le stalinisme, le fascisme était une expression du développement du capitalisme d’État et de l’exploitation la plus brutale, ainsi qu’un instrument d’embrigadement de la classe ouvrière dans la guerre, que seul le contexte de la période contre-révolutionnaire a autorisé. Sans l’écrasement physique préalable des ouvriers orchestré par la gauche “socialiste” (la social-démocratie) et les partis démocratiques pendant la Révolution allemande ou les grèves de 1920 en Italie, jamais le fascisme n’aurait pu voir le jour. Inversement, dès la guerre d’Espagne en 1936, le “combat contre le fascisme” fut un puissant mot d’ordre d’embrigadement des ouvriers des pays démocratiques dans la guerre.
Bien que la contre-révolution des années 1920-1960 pèse encore sur la conscience du prolétariat, la bourgeoisie n’est aujourd’hui pas en mesure d’embrigader idéologiquement le prolétariat pour un nouveau conflit mondial, et encore moins de se priver des illusions démocratiques, sans se heurter à une réaction extrêmement dangereuse pour le maintien de sa domination. Si la propagande antifasciste ne joue plus son rôle de préparation à la boucherie planétaire comme pour la Seconde Guerre mondiale, elle demeure néanmoins un poison idéologique destiné à culpabiliser les abstentionnistes et à pousser le prolétariat dans les bras de la défense de l’État qui l’exploite, afin qu’il abandonne le combat sur son propre terrain de classe pour celui de la démocratie.
L’avenir ne se décide pas dans le bulletin de vote, mais dans la lutte de classe !
El Generico, 23 juin