Soumis par Révolution Inte... le
Aux côtés des quelques adorateurs des Saintes Ecritures, les agissements des groupuscules d'extrême-droite et autres skinheads ont pu choquer par leur violence très médiatisée : inondation du web par des propos infâmes, passage à tabac des militantes du groupe Femen et de plusieurs journalistes, agressions contre des homosexuels, etc. Le 5 juin ponctuait cette multiplication d'actes plus ou moins barbares par l’assassinat d’un jeune militant antifasciste, Clément Méric.
Ces expressions de violence aveugle s’inscrivent dans une dynamique d’affirmation des fractions les moins lucides, voire irrationnelles de la bourgeoisie dans le monde entier. Que ce soit par la présence dans plusieurs gouvernements européens de personnalités populistes, par le développement des mouvements religieux intégristes tant islamistes, chrétiens que judaïques, ou le renforcement du Tea Party sur la scène politique américaine, les exemples sont innombrables à l’échelle internationale.
Avec l’approfondissement des contradictions du système capitaliste, les structures économiques, mais aussi sociales, politiques et idéologiques se décomposent à un rythme sans cesse croissant. Or, le développement des courants d’extrême droite est une manifestation directe de l’absence de perspectives que le capitalisme est en mesure de proposer, tout comme la violence des groupes les plus radicaux2.
L’émergence des partis d’extrême droite dans les années 1980
Cette dynamique de surenchère idéologique et de violence correspond, en effet, à un enfoncement dans la phase de décomposition sociale du capitalisme dans les années 1980. Au début de cette décennie, la référence européenne des mouvements d’extrême droite était le Front National (FN) en France. Si le FN laissait quelques mouvements insoumis et plusieurs groupes skinheads issus des années 1970 végéter à sa marge (Œuvre française, Troisième Voie, le GUD, etc.), le parti de Jean-Marie Le Pen regroupait alors la plupart des chapelles xénophobes et traditionalistes sous sa bannière.
En 1981, les illusions de la classe ouvrière sur la gauche au pouvoir se dissipèrent rapidement avec les nombreuses attaques du gouvernement socialiste contre ses conditions de vie. Confronté au discrédit, le parti socialiste (PS) favorisera par des réformes électorales et des "contacts permanents"3 les succès électoraux du FN, permettant notamment l’entrée de celui-ci au parlement en 1986. S’appuyant sur une tendance typique de la période de décomposition, le rejet de "la classe politique" et le vote protestataire, le PS a développé une stratégie délibérée consistant à se présenter en rempart de la démocratie contre le "danger fasciste", et, surtout, inciter le prolétariat à se mobiliser dans les urnes pour la "défense des valeurs républicaines".
Avec la surenchère rhétorique autour de la "démocratie en danger" et de la prétendue "montée de la menace fasciste", le PS a alimenté la logique de violence et de radicalité des militants d’extrême droite. Entre les assassinats racistes et les ratonnades, c’est sans doute le meurtre de Brahim Bouaram en 1995, noyé dans la Seine par des militants proches du FN, qui choqua le plus fortement.
Bien que le processus fût parfois plus lent, dans de nombreux pays européens, une logique similaire présida au surgissement de partis d’extrême droite d’envergure nationale comme le Vlaams Belang en Belgique, le FPÖ en Autriche ou la Ligue du Nord en Italie.
Si, aujourd’hui, la capacité de la bourgeoisie à manipuler l’extrême droite comme par le passé est moins aisée, la manière dont le gouvernement français a excité les opposants au mariage homosexuel, tout comme les déclarations du Premier ministre appelant à "tailler en pièces" les groupes néo-nazis, procèdent sans aucun doute d'une stratégie similaire. Si la bande lumpenisée des Jeunes Nationalistes Révolutionnaires (JNR) est directement responsable du meurtre atroce de Clément Méric, le PS a fait tout son possible pour créer le sentiment d’un climat d’ultra violence.
La montée en puissance des partis d’extrême droite dans les années 2000
Avec l’approfondissement de la crise du système capitaliste, la dynamique électorale des partis xénophobes s'accéléra dans les années 2000, au point de devenir difficilement contrôlable. Ainsi, dès 1999, la bourgeoisie française tenta de briser le FN en favorisant une querelle des chefs à la tête du parti entre Jean-Marie Le Pen et son dauphin Bruno Mégret. Bien que l’extrême droite n’avait alors aucune chance de faire son entrée au gouvernement, ses scores électoraux hypothéquaient sérieusement les capacités de la droite à reprendre en main les rênes du pouvoir, obligeant le PS, dirigé par Lionel Jospin, à assumer directement les attaques contre la classe ouvrière, ce qui continue encore aujourd’hui à lourdement handicaper les partis de gauche quant à leur aptitude à leurrer le prolétariat sur leur nature de partis prétendument "progressistes" et "protecteurs". Mais cette vaine tentative de démantèlement s'avéra pire que le mal, au point que le FN réussit à se qualifier au second tour de l’élection présidentielle de 2002.
À la même période, avec le poids croissant de la décomposition, plusieurs pays européens connurent la même dynamique. Élections après élections, les partis d’extrême droite progressèrent : en 2001, le FPÖ autrichien entra au gouvernement ; la même année, le Vlaams Belang (Belgique) obtint 33% des voix à l’élection municipale d’Anvers et 24% aux élections législatives de 2004 ; entre 2001 et 2011, le Parti du Progrès norvégien participa au gouvernement, tout comme la Ligue du Nord et le Mouvement Social Italien au sein du gouvernement de Silvio Berlusconi. De même, le Parti du Peuple danois est devenu une force politique importante depuis 2001 où il réalisa 12% aux élections législatives. En Suisse, l’Union Démocratique du Centre obtint 62 sièges au conseil national en 2007...
Par ailleurs, en réaction au rôle institutionnel que les partis extrémistes les plus influents commencèrent à jouer, une multitude de groupuscules marginaux et très violents proliféra sur des bases politiques confuses4, à l’image des JNR ou du Bloc Identitaire en France. Il s’agit d’une véritable évolution par rapport à la situation des années 1980 puisque les grosses écuries xénophobes ne parviennent même plus à contrôler leurs composantes les plus radicales.
Cette perte de maîtrise du jeu politique s’est encore accélérée avec le développement, d’abord en Allemagne puis dans toute l’Europe, des Nationalistes Autonomes (NA), sorte de mouvance hétéroclite et déstructurée, composée de membres, souvent très jeunes, sans véritables activités en dehors du web. Les NA sont un phénomène tellement caricatural de la décomposition que leur propre "charte" se passe de commentaires : "Le Nationaliste autonome (…) n’a ni intérêts personnels, ni affaires, ni sentiments, ni attachements, ni propriété, ni même de nom. (…) En ce qui concerne ce monde civilisé, il en est un ennemi implacable, et s’il continue à y vivre, ce n’est qu’afin de le détruire plus complètement. (…) Il doit chaque jour être prêt à mourir. Il doit s’habituer à supporter les tortures, les infamies, la diffamation."
Le poids actuel de l’extrême droite est donc un véritable problème pour la bourgeoisie, pas tant à cause de son rôle institutionnel croissant que de la perte de contrôle du jeu politique qu’il représente et occasionne. Comme les manœuvres de François Mitterrand l’ont parfaitement illustré, l’extrême droite, au même titre que le gauchisme, a un rôle avant tout idéologique, à la fois comme véhicule d’un programme destiné à pourrir les consciences des franges les plus rétrogrades de la population sur le terrain de l’ultra-nationalisme et de la xénophobie, mais aussi comme repoussoir pour la défense du piège démocratique.
Le prétendu "danger fasciste" aujourd’hui
L’idéologie et les revendications des partis xénophobes sont incompatibles avec l’exercice du pouvoir. L’extrême droite est composée des fractions les moins lucides de la bourgeoisie et les moins en mesure de répondre aux besoins objectifs du capital. Par exemple, l’application de leurs revendications fantaisistes en matière économique contre l’Union Européenne, la monnaie unique ou en faveur du protectionnisme représenterait un véritable cataclysme que la bourgeoisie, dans son ensemble, ne peut pas permettre. Surtout, même si l’extrême droite commence à considérer ces questions avec un peu plus de sérieux, elle est marquée par son incapacité historique à comprendre les enjeux de l'encadrement de la classe ouvrière et de la mystification démocratique. C’est pour ces raisons que la classe dominante préfère recourir aux partis de droites traditionnels "musclant" leur discours, à l’image de l’aile droite de l’UMP en France ou des fractions les plus souverainistes du Parti conservateur britannique.
Cependant, même lorsque les partis xénophobes parviennent, à l’occasion d’une coalition de circonstance, à se hisser au gouvernement, la réalité du capitalisme d’État et la nécessité de défendre le capital national s'imposent de manière implacable, les contraignant alors à abandonner l’essentiel de leur fatras idéologique. C’est ainsi qu’aussitôt aux affaires, le Mouvement Social Italien de Gianfranco Fini adopta, en 1995, un programme pro-européen de centre-droit en rupture complète avec son passé fasciste afin de faciliter son maintien au gouvernement de Silvio Berlusconi, tout comme la Ligue du Nord abandonna rapidement ses velléités indépendantistes. La même logique s’imposa en Autriche à Jörg Haider contraint d’assouplir ses revendications et d’adopter un programme plus responsable.
Pour comprendre pourquoi le fascisme n’est, aujourd’hui, pas à l’ordre du jour, il est indispensable de revenir aux circonstances historiques particulières dans lesquelles il est apparu. Après la Première Guerre mondiale, les pays vaincus, comme l’Allemagne, ou lésés, comme l’Italie, durent rapidement préparer le terrain à l’éclatement d’un nouveau conflit afin de répartir en leur faveur le marché mondial, de se doter d’un "espace vital" : "Pour cela, il fallait concentrer tous les pouvoirs au sein de l’État, accélérer la mise en place de l'économie de guerre, de la militarisation du travail et faire taire toutes les dissensions internes à la bourgeoisie. Les régimes fascistes ont été directement la réponse à cette exigence du capital national."5 Ainsi, la plupart des fractions des bourgeoisies allemande, autrichienne et italienne soutinrent bec et ongles l’ascension des régimes fascistes.
Surtout, tout comme le stalinisme, le fascisme était une expression du développement du capitalisme d’Etat et de l’exploitation la plus brutale, ainsi qu’un instrument d’embrigadement de la classe ouvrière dans la guerre, que seul le contexte de la période contre-révolutionnaire a autorisé. Sans l’écrasement physique préalable des ouvriers orchestré par la Gauche et les partis démocratiques pendant la Révolution allemande ou les grèves de 1920 en Italie, jamais le fascisme n’aurait pu voir le jour. Inversement, dès la guerre d’Espagne en 1936, le "combat contre le fascisme" fut un puissant mot d’ordre d’embrigadement des ouvriers des pays démocratiques vers la guerre.
Bien que la contre-révolution des années 1920-1960 pèse encore sur la conscience du prolétariat, la bourgeoisie n’est aujourd’hui pas en mesure d’imposer la militarisation de l’économie et un nouveau conflit mondial, et encore moins de se priver des illusions démocratiques, sans se heurter à une réaction extrêmement dangereuse pour le maintien de sa domination.
Si la propagande antifasciste ne joue plus son rôle de préparation à la boucherie planétaire comme pour la Seconde Guerre mondiale, elle demeure néanmoins un poisson idéologique destiné à pousser le prolétariat dans les bras de la défense des institutions et de l’État, afin qu'il abandonne le combat de son propre terrain de classe pour celui de la démocratie.
El Generico (22 juin)
1 Voir notre article : Mariage pour tous, seule la société communiste peut mettre fin aux discriminations sexuelles, dans le numéro 439 de Révolution Internationale.
2 Voir notre article : La décomposition, phase ultime de la décadence capitaliste, dans le numéro 62 de la Revue Internationale et sur notre site. (https://fr.internationalism.org/icconline/2013/la_decomposition_phase_ul...)
3 Lorrain de Saint-Affrique, Dans l'ombre de Le Pen (1998).
4 Un des aspects très frappant de cette confusion est l’immense inculture, voire le néant idéologique de ces groupes, caractérisés par une filiation politique qui relève visiblement d’une mosaïque des plus hétéroclites, où se côtoient nostalgies du nazisme, conservatisme ou traditionalisme le plus rétrograde et mystique New Age.
5 "Montée de l'extrême-droite en Europe, existe-t-il un danger fasciste aujourd'hui ?", dans le numéro 110 de la Revue Internationale.