Il y a cent ans, la guerre entre dans une nouvelle année de massacres. Elle devait être "terminée pour Noël", mais Noël est passé et la guerre est toujours là.
A partir du 24 décembre, des fraternisations sur les lignes de front ont donné lieu à la "Trêve de Noël". De leur propre initiative et au grand dam des officiers, les soldats – ouvriers ou paysans en uniforme – sont sortis spontanément de leurs tranchées pour échanger bière, cigarettes, et nourriture. Pris de court, les Etats-Majors n'ont pas su réagir sur le champ.
Les fraternisations posent la question : que serait-il passé s'il y avait eu un parti ouvrier, une Internationale, capable de leur donner une vision plus large, de les faire fructifier pour devenir une opposition consciente non seulement à la guerre mais à ses causes ? Mais les ouvriers sont abandonnés par leurs partis : pire, ces partis sont devenus les sergents-recruteurs de la classe dominante. Derrière les pelotons d'exécution qui attendent les déserteurs et les mutins, se tiennent des ministres "socialistes". La trahison des partis socialistes dans la plupart des pays belligérants fait que l'Internationale socialiste s'effondre, incapable de faire appliquer les résolutions contre la guerre adoptées par le congrès de Stuttgart en 1907 et de Bâle en 1912 : cet effondrement est le thème d'un des articles de ce numéro.
L'année 1915 s'ouvre. Il n'y aura plus de "Trêve de Noël" : les Etats-Majors, inquiets, feront appliquer la discipline et tonner les canons le Noël prochain afin de tuer dans l'œuf toute velléité de mettre fin à la guerre de la part des soldats et des ouvriers.
Et pourtant, péniblement et sans plan d'ensemble, la résistance ouvrière ressurgit. En 1915 il y aura encore des fraternisations sur le front, de grandes grèves dans la vallée du Clyde en Ecosse, des manifestations d'ouvrières allemandes contre le rationnement. De petits groupes, comme Die Internationale (où milite Rosa Luxembourg) ou le groupe Lichtstrahlen en Allemagne, rescapés de la ruine des partis de l'Internationale, s'organisent malgré la censure et la répression. En septembre, certains participeront à la première conférence internationale des socialistes contre la guerre, à Zimmerwald en Suisse. Cette conférence, et les deux qui suivront, s'affronteront aux mêmes problèmes posés à la 2e Internationale : est-il possible de mener une politique de "paix" sans passer par la révolution prolétarienne ? Peut-on envisager une reconstruction de l'Internationale sur la base de l'unité d'avant 1914 qui s'est avérée apparente et non réelle, ?
Cette fois, c'est la gauche qui va gagner la bataille, et la 3e Internationale qui sortira de Zimmerwald sera explicitement communiste, révolutionnaire, et centralisée : ce sera la réponse à la faillite de l'Internationale, tout comme les Soviets en 1917 seront la réponse à la faillite du syndicalisme.
Il y a presque 30 ans (en 1986) nous avons commémoré le 70e anniversaire de Zimmerwald dans un article publié dans cette Revue. Six ans après l'échec des Conférences internationales de la Gauche communiste 1 nous écrivions : "Comme à Zimmerwald, le regroupement des minorités révolutionnaires se pose aujourd'hui de façon brûlante (...) Face aux enjeux actuels, la responsabilité historique des groupes révolutionnaires est posée. Leur responsabilité est engagée dans la formation du parti mondial de demain, dont l'absence aujourd'hui se fait cruellement sentir (...) L'échec des premières tentatives de conférences (1977-80) n'invalide pas la nécessité de tels lieux de confrontation. Cet échec est relatif : il est le produit de l'immaturité politique, du sectarisme et de l'irresponsabilité d'une partie du milieu révolutionnaire qui paie encore le poids de la longue période de contre-révolution (...) Demain, de nouvelles conférences des groupes se revendiquant de la Gauche se tiendront...".2
Force est de constater que nos espoirs, notre confiance d'alors ont souffert une amère déception. Des groupes ayant participé aux Conférences, seuls restent le CCI et la TCI (ex-BIPR, créé par Battaglia Comunista d'Italie et la CWO de Grande Bretagne peu après les Conférences). 3 Si la classe ouvrière ne s'est pas laissé enrôler sous les drapeaux dans une guerre impérialiste généralisée, elle n'a pas non plus su opposer sa propre perspective à la société bourgeoise. De ce fait, la lutte de classe n'a pas imposé aux révolutionnaires de la Gauche communiste un minimum des sens des responsabilités : les Conférences n’ont jamais été renouvelées, et nos appels répétés à un minimum d’action commune des internationalistes (notamment lors des guerres du Golfe dans les années 1990 et 2000) sont restés sans réponse et lettre morte. L'anarchisme nous offre un spectacle encore plus affligeant, si c'était possible. Avec les guerres en Ukraine et en Syrie, c'est la débandade dans le nationalisme et l'antifascisme dont peu s'en sortent avec honneur (le KRAS en Russie est une exception admirable).
Dans cette situation, caractéristique de la décomposition sociale ambiante, le CCI n'a pas été épargné. Notre organisation est secouée par une crise profonde, qui exige de nous une réflexion théorique et une mise en question toute aussi profonde pour y faire face. C'est le thème de l'article sur notre récente Conférence extraordinaire, également publié dans ce numéro.
Les crises ne sont jamais une situation confortable, mais sans crises il n'y a pas de vie, et elles peuvent être à la fois nécessaires et salutaires. Comme souligne notre article, s'il y a une leçon à tirer de la trahison des partis socialistes et de l'effondrement de l'Internationale, c'est que la voie tranquille de l'opportunisme mène à la mort et à la trahison, et que la lutte politique de la gauche révolutionnaire ne s'est jamais faite sans heurts et sans crises.
CCI, décembre 2014
1 Nous renvoyons le lecteur non informé sur ces conférences à notre article de la Revue internationale n° 22, "Le sectarisme, un héritage de la contrerévolution à dépasser" ; https://fr.internationalism.org/rinte22/conference.htm [2]..
2 Revue internationale n°44, 1er Trimestre 1986.
3 Le GCI étant passé du côté de la bourgeoisie en soutenant le Sentier lumineux péruvien.
Depuis plus de dix ans, le vacarme lointain des armes faisait écho en Europe, celui des guerres coloniales d'Afrique et des crises marocaines (1905 et 1911), celui de la guerre russo-japonaise de 1904, celui des guerres balkaniques. Les ouvriers d'Europe faisaient confiance à l'Internationale pour tenir à distance la menace d'un conflit généralisé. Les contours de la guerre à venir – déjà prévue par Engels en 1887 1 - se dessinaient de plus en plus clairement, année après, année, au point que les Congrès de Stuttgart en 1907 et de Bâle en 1912 la dénoncèrent clairement : ce n'était pas une guerre défensive mais une guerre de concurrence impérialiste, de pillage et de rapine. L'Internationale et ses partis membres avaient constamment prévenu les ouvriers du danger et menacé de renverser les classes dominantes si elles osaient défier la classe ouvrière, puissante et organisée, et lâcher leurs meutes guerrières. Et pourtant, en août 1914, l'Internationale se désintégra, emportée comme poussière insignifiante tandis que, l'un après l'autre, ses leaders et ses députés aux parlements trahissaient leurs promesses solennelles, votaient les crédits de guerre et appelaient les ouvriers à la boucherie. 2
Comment un tel désastre a-t-il pu se produire ? Karl Kautsky, auparavant le théoricien le plus en vue de l'Internationale, faisait porter la responsabilité sur les ouvriers : "Qui osera affirmer que 4 millions de prolétaires allemands conscients peuvent, sur la simple injonction d'une poignée de parlementaires, faire en 24 heures demi-tour à droite et prendre le contre-pied de leurs objectifs antérieurs ? Si cela était exact, cela témoignerait, certes, d'une terrible faillite non seulement de notre parti, mais aussi de la masse (souligné par Kautsky). Si cette masse était un troupeau de moutons à tel point dépourvus de caractère, il ne nous resterait plus qu'à nous laisser enterrer." 3 Bref, si quatre millions d'ouvriers allemands se laissèrent emmener de force dans la guerre, c'était de leur propre gré, cela n'avait rien à voir avec les parlementaires qui, avec le soutien de la majorité de leurs partis, avaient voté les crédits et qui, en France et en Grande-Bretagne, se firent très vite une place dans des gouvernements bourgeois d'unité nationale. À cette excuse pitoyable et lâche, Lénine apporta une réponse cinglante : "Pensez donc : en ce qui concerne l'attitude à l'égard de la guerre, seule une "poignée de parlementaires" (ils ont voté en toute liberté, protégés par le règlement ; ils pouvaient parfaitement voter contre ; même en Russie, on n'a été ni frappé, ni molesté, ni même arrêté pour autant), une poignée de fonctionnaires, de journalistes, etc., a pu se prononcer avec quelque liberté (c'est-à-dire sans être immédiatement arrêtés et conduits à la caserne, sans courir le risque d'être immédiatement passés par les armes). Aujourd'hui, Kautsky rejette noblement sur les masses la trahison et la veulerie de cette couche sociale dont la liaison avec la tactique et l'idéologie de l'opportunisme a été soulignée des dizaines de fois par ce même Kautsky pendant des années !" 4
Trahis par leurs dirigeants, leurs organisations se changeant en une nuit d'organisations de lutte pour la défense des ouvriers en sergents recruteurs de la boucherie, les ouvriers en tant qu'individus se retrouvaient isolés et seuls à devoir confronter la toute puissance militaire de l'appareil d'État. Comme l'écrivit plus tard un syndicaliste français : "Je n'ai qu'un reproche à me faire (...) ce reproche, c'est - étant antipatriote, antimilitariste - d'être parti comme mes camarades au 4ème jour de la mobilisation. Je n'ai pas eu, quoique ne reconnaissant pas de frontières, ni de patrie, la force de caractère pour ne pas partir. J'ai eu peur, c'est vrai, du poteau d'exécution. J'ai eu peur... Mais, là-bas, sur le front, pensant à ma famille, traçant au fond de ma tranchée le nom de ma femme et de mon fils, je disais : "Comment est-il possible que moi, antipatriote, antimilitariste, moi qui ne reconnais que l'Internationale, je vienne donner des coups à mes camarades de misère et peut-être pour mourir contre ma propre cause, mes propres intérêts, pour des ennemis ?" ". 5
Dans toute l'Europe, les ouvriers avaient fait confiance à l'Internationale, ils avaient cru aux résolutions contre la guerre à venir, adoptées à plusieurs reprises lors de ses congrès. Ils avaient fait confiance à l'Internationale, cette expression la plus haute de la puissance de la classe ouvrière organisée, pour arrêter le bras criminel de l'impérialisme capitaliste.
En juillet 1914, alors que la menace de guerre se faisait de plus en plus imminente, le Bureau de l'Internationale socialiste (BSI) – l'organe le plus analogue à un organe central de l'Internationale – convoqua une réunion d'urgence à Bruxelles. Au début, les dirigeants des partis présents avaient du mal à croire qu'une guerre généralisée puisse vraiment éclater mais au moment où le Bureau se réunit, le 29 juillet, l'Autriche-Hongrie avait déclaré la guerre à la Serbie et imposé la loi martiale. Victor Adler, président du parti social-démocrate d'Autriche, intervint pour dire que son parti était impuissant, aucune tentative n'était prévue pour résister à la mobilisation ni à la guerre elle-même. Aucun plan n'avait été fait pour que le parti entre dans la clandestinité et continue illégalement son activité. La discussion se perdit en délibérations sur le changement de lieu du prochain congrès de l'Internationale qui était prévu à Vienne : aucune action pratique ne fut envisagée. Oubliant tout ce qui avait été dit lors des congrès précédents, les dirigeants continuaient à faire confiance à la diplomatie des grandes puissances pour empêcher la guerre d'éclater, inconscients du fait que, cette fois-ci, toutes les puissances inclinaient à la guerre – ou ils ne voulaient pas le voir.
Le délégué britannique, Bruce Glasier 6, écrivit que "bien que le péril effroyable d'une éruption généralisée de la guerre fût le sujet principal des délibérations, personne, pas même les représentants allemands, ne semblait envisager que puisse avoir lieu une rupture véritable entre les grandes puissances tant que toutes les ressources de la diplomatie n'avaient pas été épuisées." 7 Jaurès déclara même que "le gouvernement français veut la paix et travaille au maintien de la paix. Le gouvernement français est le meilleur allié de la paix de cet admirable gouvernement anglais qui a pris l’initiative de la médiation". 8
Après la réunion du BSI, des milliers d'ouvriers belges se rassemblèrent pour écouter les dirigeants de l'Internationale prendre la parole contre la menace de guerre. Jaurès fit l'un de ses plus grands discours contre la guerre et les ouvriers l'acclamèrent.
Mais un orateur resta remarquablement silencieux : Rosa Luxemburg, la combattante la plus clairvoyante et la plus indomptable de tous, refusa de parler, rendue malade par la veulerie et l'auto-illusion de tout ce qu'elle voyait autour d'elle ; elle seule pouvait voir la lâcheté et la trahison qui allaient emporter les partis socialistes dans le soutien aux ambitions impérialistes de leurs gouvernements nationaux.
Une fois la guerre ouverte, les traitres socialistes de tous les pays belligérants proclamèrent qu'il s'agissait d'une guerre "défensive" : en Allemagne, la guerre avait lieu pour défendre la "culture" allemande contre la barbarie cosaque de la Russie tsariste, en France, c'était pour défendre la république française contre l'autocratie prussienne, en Grande-Bretagne pour défendre "la petite Belgique". 9 Lénine démolit ces prétextes hypocrites, rappelant aux lecteurs les promesses solennelles que les dirigeants de la Deuxième Internationale avaient faites, au Congrès de Bâle en 1912, de s'opposer non seulement à la guerre en général mais à cette guerre impérialiste en particulier dont depuis longtemps le mouvement ouvrier avait vu les préparatifs : "La résolution de Bâle ne parle pas de la guerre nationale, de la guerre du peuple, dont on a vu des exemples en Europe et qui sont même typiques pour la période 1789-1871, ni de la guerre révolutionnaire que les sociaux-démocrates n'ont jamais juré de ne pas faire ; elle parle de la guerre actuelle, engagée sur le terrain de "l'impérialisme capitaliste" et des "intérêts dynastiques", sur le terrain de la "politique de conquête" des deux groupes de puissances belligérantes, du groupe austro-allemand comme du groupe anglo-franco-russe. Plékhanov, Kautsky et consorts trompent tout bonnement les ouvriers en reprenant le mensonge intéressé de la bourgeoisie de tous les pays, qui multiplie ses efforts pour présenter cette guerre de rapine impérialiste, coloniale, comme une guerre populaire, défensive (pour qui que ce soit), et en cherchant à la justifier par des exemples historiques relatifs à des guerres non impérialistes." 10
Comment fut-il possible que l'Internationale à qui les ouvriers faisaient tant confiance, se soit avérée incapable d'agir ? En réalité, sa capacité d'action était plus apparente que réelle : le BSI était un simple organisme de coordination dont le rôle se réduisait en grande partie à organiser les congrès et à servir de médiateur dans les conflits ayant lieu entre les partis socialistes ou au sein de ceux-ci. Bien que l'aile gauche de l'Internationale – autour de Lénine et de Luxemburg en particulier – ait considéré les résolutions des congrès contre la guerre comme de véritables engagements, le BSI n'avait aucun pouvoir pour les faire respecter ; il n'avait pas de possibilité de mener une action indépendante des partis socialistes de chaque pays – encore moins à l'encontre de leurs désirs – et en particulier du plus puissant d'entre eux : le parti allemand. En fait, bien que le Congrès de fondation de l'Internationale ait eu lieu en 1889, le BSI ne fut pas constitué avant le Congrès de 1900 : jusque-là, l'Internationale n'existait en effet que pendant les sessions des congrès. Le reste du temps, elle n'était pas grand-chose de plus qu'un réseau de relations personnelles entre les différents dirigeants socialistes, dont beaucoup s'étaient connu personnellement pendant les années d'exil. Il n'y avait même pas de réseau formel de correspondance. August Bebel s'était même plaint auprès d'Engels en 1894 du fait que tous les liens avec les autres partis socialistes étaient entièrement entre les mains de Wilhelm Liebknecht : "se mêler des relations de Liebknecht avec l'étranger est tout simplement impossible. Personne ne sait à qui il écrit ni ce qu'il écrit ; il ne parle de ça à personne". 11
Le contraste avec la Première Internationale (l'Association internationale des Travailleurs, AIT) est frappant. Le premier acte de l'AIT à la suite de sa fondation en 1864 à St Martin's Hall (Londres) lors d'une réunion d'ouvriers britanniques et français pour la plupart, fut de formuler un projet de programme organisationnel et de constituer un Conseil général – organisme centralisateur de l'Internationale. Une fois les statuts rédigés, un grand nombre d'organisations en Europe (des partis politiques, des syndicats, même des coopératives) se joignirent à l'organisation sur la base des statuts de l'AIT. Malgré les tentatives de "L'Alliance" de Bakounine de le saboter, le Conseil général, élu par les congrès de l'AIT, bénéficiait de toute l'autorité d'un véritable organe centralisateur.
Ce contraste entre les deux Internationales était lui-même le produit d'une situation historique nouvelle et confirmait en fait les paroles prémonitoires du Manifeste communiste : "Bien qu'elle ne soit pas, quant au fond, une lutte nationale, la lutte du prolétariat contre la bourgeoisie en revêt cependant d'abord la forme. Le prolétariat de chaque pays doit, bien entendu, en finir avant tout avec sa propre bourgeoisie." 12 Après la défaite de la Commune de Paris en 1871, le mouvement ouvrier est entré dans une période de forte répression et s'est réduit, en particulier en France – où des milliers de Communards furent tués ou exilés dans les pénitenciers des colonies – et en Allemagne où le SDAP (prédécesseur du SPD) dut travailler clandestinement sous les lois antisocialistes de Bismarck. Il était clair que la révolution n'était pas immédiatement à l'ordre du jour comme l'avaient espéré beaucoup de révolutionnaires, y compris Marx et Engels, au cours des années 1860. Economiquement et socialement, les trente années qui vont de 1870 à 1900 13 allaient connaître une période d'expansion massive du capitalisme, à la fois en son sein avec la croissance de la production de masse et de l'industrie lourde au détriment des classes artisanales, et à l'extérieur du monde capitaliste avec l'expansion vers de nouveaux territoires, aussi bien en Europe même qu'au-delà des océans, en particulier aux États-Unis et dans un nombre croissant des possessions coloniales des grandes puissances. Ceci voulait aussi dire une énorme augmentation du nombre d'ouvriers : au cours de cette période, la classe ouvrière devait en effet se transformer d'une masse amorphe d'artisans et de paysans déplacés en une classe du travail associé capable d'affirmer sa propre perspective historique et de défendre ses intérêts économiques et sociaux immédiats. En fait, ce processus avait déjà été annoncé par la Première Internationale : "…les seigneurs de la terre et les seigneurs du capital se serviront toujours de leurs privilèges politiques pour défendre et perpétuer leurs privilèges économiques. Bien loin de pousser à l'émancipation du travail, ils continueront à y opposer le plus d'obstacles possible. (…) La conquête du pouvoir politique est donc devenue le premier devoir de la classe ouvrière. Elle semble l'avoir compris, car en Angleterre, en Allemagne, en Italie, en France, on a vu renaître en même temps ces aspirations communes, et en même temps aussi des efforts ont été faits pour réorganiser politiquement le parti des travailleurs." 14
Par sa nature même, du fait des conditions de l'époque, cette auto-formation de la classe ouvrière allait prendre des formes spécifiques au développement historique de chaque pays et être déterminée par celui-ci. En Allemagne, les ouvriers luttèrent d'abord dans les conditions difficiles de clandestinité imposées par les lois antisocialistes de Bismarck sous lesquelles la seule action légale possible était au parlement, et où les syndicats se développèrent sous couvert du parti socialiste. En Grande-Bretagne, qui était toujours la puissance industrielle européenne la plus développée, la défaite écrasante de grand mouvement politique du Chartisme en 1848 avait discrédité l'action politique ; l'énergie organisationnelle des ouvriers était en grande partie dédiée à la construction de syndicats ; les partis socialistes restèrent petits et insignifiants sur la scène politique. En France, le mouvement ouvrier était divisé entre Marxistes (le "Parti ouvrier" de Jules Guesde fondé en 1882), Blanquistes inspirés par la tradition révolutionnaire de la grande Commune de Paris (le "Comité révolutionnaire central" de Édouard Vaillant), Réformistes (connus sous le nom de "possibilistes") et syndicats, groupés dans la CGT et fortement influencés par les idées du syndicalisme révolutionnaire. Inévitablement, toutes ces organisations luttaient pour développer l'organisation et l'éducation des ouvriers et pour acquérir des droits politiques et syndicaux contre leur classe dominante respective et donc au sein du cadre national.
Le développement d'organisations syndicales de masse et d'un mouvement politique de masse participa également à redéfinir les conditions dans lesquelles travaillaient les révolutionnaires. L'ancienne tradition blanquiste – l'idée d'un petit groupe conspiratif de révolutionnaires professionnels qui prend le pouvoir avec le soutien plus ou moins passif des masses – était dépassée, la nécessité de construire des organisations de masse l'avait remplacée, des organisations qui forcément devaient opérer dans un certain cadre légal. Le droit de s'organiser, de tenir des assemblées, le droit de libre parole, tout cela devint d'un intérêt vital pour le mouvement de masse : inévitablement, toutes ces revendications étaient une fois de plus posées dans le cadre spécifique de chaque nation. Pour prendre un seul exemple : tandis que les socialistes français pouvaient avoir des députés élus au parlement de la république qui détenait un pouvoir législatif effectif, en Allemagne, le gouvernement ne dépendait pas du Reichstag (le parlement impérial) mais des décisions autocratiques du Kaiser en personne. Il était donc bien plus facile pour les allemands de maintenir une attitude de refus rigoureux d'alliance avec les partis bourgeois puisqu'il était hautement improbable qu'ils soient appelés à le faire ; à quel point cette position de principe était fragile se vit dans la façon dont elle fut ignorée par le SPD dans le Sud de l'Allemagne dont les députés votèrent régulièrement en faveur des propositions de budget par les Landtags régionaux (parlements régionaux).
Néanmoins, au fur et à mesure que les mouvements ouvriers dans plusieurs pays émergeaient d'une période de réaction et de défaite, la nature par définition internationale du prolétariat se réaffirma. En 1887, le Congrès du Parti allemand se tint à St Gallen en Suisse et décida de prendre l'initiative d'organiser un congrès international ; la même année, la réunion du TUC britannique (Trade Unions Congress) à Swansea vota en faveur d'une conférence internationale qui défendrait la journée de huit heures. 15 Ceci mena à la tenue d'une réunion préliminaire, en novembre 1888 à Londres, à l'invitation du comité parlementaire du TUC, à laquelle des délégués de plusieurs pays assistèrent, mais aucun d'Allemagne. Ces deux initiatives simultanées firent rapidement apparaître une scission fondamentale au sein du mouvement du travail, entre les réformistes dirigés par les syndicats britanniques et les possibilistes français d'une part, et les marxistes révolutionnaires dont l'organisation la plus importante était le SDAP d'Allemagne (les syndicats britanniques étaient en fait opposés à toute participation à des initiatives d'organisations politiques).
En 1889 – 100e anniversaire de la Révolution française qui était toujours une référence pour tous ceux qui aspiraient au renversement de l'ordre existant – il se tint non pas un mais deux congrès ouvriers internationaux à Paris : le premier appelé par les possibilistes français, le deuxième par le Parti ouvrier marxiste 16 de Jules Guesde. Le déclin des possibilistes qui a suivi, a fait que le congrès marxiste (appelé d'après le lieu de sa tenue, salle Petrelle) fut ensuite considéré comme le Congrès de fondation de la Deuxième Internationale. Inévitablement, le Congrès était marqué par l'inexpérience et beaucoup de confusion : confusion sur la question très controversée de la validation des mandats des délégués, ainsi que sur les traductions dont se chargeaient les membres de cette assemblée polyglotte qui étaient disponibles. 17 Les aspects les plus importants du Congrès ne furent donc pas ses décisions pratiques mais d'abord et avant tout, le fait qu'il ait eu lieu et ensuite la personnalité des délégués. De France participèrent les gendres de Marx, Paul Lafargue et Charles Longuet, ainsi que Edouard Vaillant, héros de la Commune ; d'Allemagne, Wilhelm Liebknecht et August Bebel ainsi qu'Edouard Bernstein et Klara Zetkin ; de Grande-Bretagne, le représentant le mieux connu était William Morris et c'était en soi indicatif de l'arriération du socialisme britannique puisque les membres de la Socialist League n'étaient que quelques centaines. Un temps fort du Congrès fut la poignée de mains échangée entre les présidents Vaillant et Liebknecht, symbole de la fraternité internationale des socialistes français et allemands.
Dans son évaluation de l'Internationale en 1948, la Gauche communiste de France a donc raison de mettre en avant deux caractéristiques. D'abord, elle "marque une étape de différenciation entre la lutte économique des salariés et la lutte politique sociale. Dans cette période de plein épanouissement de la société capitaliste, la Deuxième Internationale est l’organisation de la lutte pour des réformes et des conquêtes politiques, l’affirmation politique du prolétariat." En même temps, le fait que l'Internationale fut explicitement fondée comme organisation révolutionnaire marxiste "marqu[ait] une étape supérieure dans la délimitation idéologique au sein du prolétariat, en précisant et élaborant les fondements théoriques de sa mission historique révolutionnaire". 18
La Deuxième Internationale était fondée mais n'avait pas encore de structure organisationnelle permanente. N'existant que pendant ses congrès, elle n'avait pas de moyen de faire appliquer les résolutions adoptées par ceux-ci. Ce contraste entre l'apparente unité internationale et la pratique des particularités nationales apparut de façon évidente dans la campagne pour la journée de huit heures, centrée sur la manifestation du Premier Mai, qui était l'une des préoccupations majeures de l'Internationale au cours des années 1890.
La résolution la plus importante du Congrès de 1889 fut probablement celle proposée par le délégué français Raymond Lavigne : les ouvriers de tous les pays devaient s'engager dans la campagne pour la journée de huit heures, décidée à St Louis par le Congrès de la American Federation of Labour en 1888, sous la forme de manifestations de masse et d'un arrêt de travail général tous les ans le jour du Premier Mai. Cependant, il apparut rapidement que les socialistes et les syndicats avaient, selon les pays, une idée très différente de ce que signifiaient les célébrations du Premier Mai. En France, en partie du fait de la tradition syndicaliste révolutionnaire des syndicats, le Premier Mai allait vite devenir l'occasion de manifestations massives, menant à des confrontations avec la police : en 1891, à Fourmies dans le Nord, la troupe tira sur une manifestation ouvrière, faisant dix morts dont des enfants. En Allemagne, par contre, les conditions économiques difficiles encourageaient les patrons à transformer les grèves en lock-out, et se combinaient aux réticences des syndicats et du SPD à accepter qu'une intervention extérieure à l'Allemagne dicte leur action, même si elle venait de l'Internationale ; il y avait donc une forte tendance à ne pas appliquer la résolution et à se limiter à la tenue de meetings à la fin de la journée de travail. Les syndicats britanniques partageaient la même réticence.
Le fait que le Parti socialiste le plus puissant d'Europe sonnât ainsi la retraite alarma les Français et les Autrichiens et, lors du Congrès de l'Internationale en 1893 à Zürich, le dirigeant socialiste autrichien Victor Adler proposa une nouvelle résolution qui insistait sur le fait que le Premier Mai devait être l'occasion d'un véritable arrêt de travail : la résolution fut adoptée contre les voix de la majorité des délégués allemands.
Trois mois après seulement, le Congrès du SPD à Cologne réduisait la portée de la résolution de l'Internationale et déclarait qu'elle ne devait être appliquée que par les organisations qui pensaient qu'il était vraiment possible d'arrêter le travail.
L'histoire des arrêts de travail du Premier Mai illustre deux aspects importants qui déterminèrent la capacité – ou l'incapacité – de l'Internationale à agir comme un seul corps. D'une part, il était impossible de ne pas voir que ce qui était possible dans un pays ne l'était pas nécessairement dans un autre : Engels lui-même était dubitatif vis-à-vis des résolutions sur le Premier Mai précisément pour cette raison, craignant que les syndicats allemands ne se discréditent en prenant des engagements qu'ils ne pourraient en fin de compte pas honorer. D'autre part, le fait même d'agir dans un cadre national, combiné aux effets dissolvants du réformisme et de l'opportunisme au sein du mouvement, avait tendance à rendre les partis et les syndicats nationaux jaloux de leurs prérogatives : c'était particulièrement vrai pour les organisations allemandes puisque le parti y étant le plus important de tous, il était encore plus réticent à se voir dicter ses orientations par des partis plus restreints qui auraient dû – c'est ce que pensaient les dirigeants allemands – suivre son exemple.
Les difficultés rencontrées dans cette première tentative d'action internationale unie présageaient mal du futur, quand l'Internationale aurait à agir pour des enjeux bien plus importants.
Lors de la réunion de la salle Pétrelle, non seulement l'Internationale fut fondée mais encore elle fut fondée en tant qu'organisation marxiste. A ses débuts, le marxisme de la Deuxième Internationale, dominé par le parti allemand et, en particulier, par Karl Kautsky qui était responsable de la revue théorique du SPD, la Neue Zeit, avait fortement tendance à avoir une vision du matérialisme historique défendant l'inévitabilité de la transformation du capitalisme en socialisme. C'était déjà évident dans la critique inattendue faite par Kautsky à la proposition de programme du SPD par le Vorstand (le comité exécutif du Parti) qui devait être adopté au Congrès d'Erfurt de 1891. Dans un article publié dans la Neue Zeit, Kautsky décrivait le communisme comme "une nécessité résultant directement de la tendance historique des méthodes de production capitalistes" et critiquait la proposition du Vorstand (rédigé par le dirigeant plus âgé du SPD, Wilhelm Liebknecht) pour faire découler le communisme "non des caractéristiques de la production actuelle mais des caractéristiques de notre parti (…) L'enchaînement de la pensée dans la proposition du Vorstand est le suivant : les méthodes actuelles de production créent des conditions insupportables ; nous devons donc les éliminer. (…) A notre avis, l'enchaînement correct est le suivant : les méthodes actuelles de production créent des conditions insupportables ; cependant, elles créent aussi la possibilité et la nécessité du communisme." 19 Finalement, la proposition de Kautsky d'insister sur la "nécessité inhérente" du socialisme a été intégrée dans le préambule théorique du Programme d'Erfurt. 20
Il est certain que l'évolution du capitalisme rend le communisme possible. C'est également une nécessité pour l'humanité. Mais, dans la conception de Kautsky, c'est aussi de plus en plus quelque chose d'inévitable : la croissance des syndicats, les victoires électorales retentissantes de la social-démocratie, tout cela apparaissait comme le fruit d'une force irrésistible, prévisible avec une précision scientifique. En 1906, à la suite de la révolution russe de 1905, il écrivait que "une coalition des puissances européennes contre la Révolution, comme en 1793, n’est pas à prévoir. (…) Ce n’est donc pas à une coalition contre la Révolution qu’il faut s’attendre". 21 Dans sa polémique avec Pannekoek et Luxemburg, intitulée "La nouvelle tactique", il argumente ainsi : "Pannekoek envisage comme une conséquence naturelle de l'aiguisement des conflits de classe que les organisations prolétariennes soient détruites, que ni droit, ni loi ne les protègent plus. (…) Assurément, la tendance, l'aspiration à détruire les organisations prolétariennes croît chez l'adversaire au fur et à mesure que ces organisations se renforcent et deviennent plus dangereuses pour l'ordre existant. Mais tout autant s'accroît, alors la capacité de résistance de ces organisations, voire, sous nombre d'aspects, leur caractère irremplaçable. Priver le prolétariat de toute possibilité de s'organiser est devenu déjà chose impossible dans les pays capitalistes développés (…) Ainsi, on ne peut aujourd'hui détruire l'organisation prolétarienne que de manière provisoire…" 22
Au cours des dernières années du 19e siècle quand le capitalisme était encore ascendant – profitant de la grande expansion et de la prospérité qui allaient être appelées plus tard La Belle époque en opposition à la période d'après 1914 – l'idée que le socialisme serait un résultat naturel et inévitable du capitalisme constituait sans aucun doute une source de force pour la classe ouvrière. Cela donnait une perspective et une signification historiques à la tâche méticuleuse de construction des organisations syndicales et du parti et cela donnait aux ouvriers une grande confiance en eux-mêmes, dans leur lutte et dans l'avenir - cette confiance dans l'avenir est l'une des différences les plus frappantes dans la classe ouvrière entre le début du 20e siècle et le début du 21e.
L'histoire cependant ne progresse pas de façon linéaire et ce qui fut une force des ouvriers quand ils construisaient leurs organisations, allait se transformer en une dangereuse faiblesse. L'illusion de l'inévitabilité du passage au socialisme, l'idée qu'il pourrait être atteint de façon graduelle par la construction d'organisations ouvrières jusqu'à ce que, presque facilement, il puisse simplement occuper la place laissée vacante par une classe capitaliste dont "la propriété privée des moyens de production est devenue inconciliable avec un sage emploi et avec le plein développement de ces moyens de production" (Programme d'Erfurt), dissimulait le fait qu'une transformation profonde avait lieu dans le capitalisme du 20e siècle. La signification de ce changement des conditions, en particulier pour la lutte de classe, apparut de façon explosive dans la révolution russe de 1905 : soudain, de nouvelles méthodes d'organisation et de lutte – les soviets et la grève de masse – surgirent sur la scène. Tandis que la gauche du SPD – surtout Rosa Luxemburg dans sa célèbre brochure Grève de masse, parti et syndicats – comprenait la signification de ces conditions nouvelles et cherchait à stimuler le débat dans le parti allemand, la droite et les syndicats firent tout ce qui était en leur pouvoir pour empêcher toute discussion de la grève de masse tandis que, dans le SPD, il devenait de plus en plus difficile de publier des articles dans la presse du parti sur ce sujet.
Chez le centre et la droite du SPD, la confiance dans le futur s'était transformée en un aveuglement tel qu'en 1909, Kautsky pouvait écrire : "Maintenant, le prolétariat est devenu si puissant qu'il peut envisager une guerre avec plus de confiance. Nous ne pouvons plus parler d'une révolution prématurée, car il a déjà acquis une si grande force sur la base légale actuelle qu'on peut s'attendre à ce que la transformation de celle-ci créerait les conditions d'un progrès ultérieur.(…) Si la guerre éclatait malgré tout, le prolétariat est la seule classe qui pourrait tranquillement attendre son issue". (Le chemin du pouvoir)
Dans le Manifeste communiste, Marx nous rappelle que "la condition naturelle" des ouvriers sous le capitalisme est celle de la concurrence et de l'atomisation des individus : ce n'est que dans la lutte qu'ils peuvent réaliser une unité qui est elle-même la précondition vitale pour que la lutte réussisse. Ce n'est donc pas par hasard si la plupart des drapeaux syndicaux du 19e siècle portaient le slogan "l'unité c'est la force" ; le slogan exprimait la conscience qu'avaient les ouvriers du fait que l'unité était quelque chose pour quoi il fallait lutter et qu'il fallait sauvegarder précieusement une fois qu'on l'avait réalisée.
L'effort de chercher l'unité existe au sein et entre les organisations politiques de la classe ouvrière dans la mesure où elles n'ont pas d'intérêts distincts à défendre, ni pour elles, ni par rapport à la classe elle-même. Assez naturellement, cet effort vers l'unité trouve son expression la plus haute quand la lutte de classe est historiquement en train de se développer au point qu'il devient possible de créer un parti international : l'AIT en 1864, la Deuxième Internationale en 1889, la Troisième Internationale en 1919. Les trois Internationales elles-mêmes exprimaient l'unification politique grandissante au sein de la classe ouvrière : tandis que l'AIT avait comporté en son sein une très large gamme de positions politiques – des Proudhoniens et des Blanquistes jusqu'aux Lassalliens et aux Marxistes – la Deuxième Internationale s'était déclarée marxiste et les 21 conditions d'adhésion à la Troisième Internationale avaient l'objectif explicite de restreindre ses participants aux éléments communistes et révolutionnaires et de corriger précisément les facteurs qui avaient causé la faillite de la Deuxième, en particulier l'absence de toute autorité centralisatrice capable de prendre des décisions pour l'ensemble de l'organisation.
Néanmoins, toutes les Internationales furent de véritables lieux de débat et de lutte idéologique, y compris la Troisième : en témoigne par exemple la polémique de Lénine contre l'aile gauche et sa réponse à Herman Gorter.
La Deuxième Internationale était profondément dévouée à l'unité des différents partis socialistes, sur la base du fait qu'il y avait un seul prolétariat dans chaque pays, ayant les mêmes intérêts de classe, aussi il ne devait y avoir qu'un seul parti socialiste. Il y eut de constants efforts pour maintenir l'unité des Mencheviks et des Bolcheviks russes après 1903 mais la principale question au cours des premières années de l'Internationale fut l'unification des différents partis français. Cela atteignit un point critique en 1904 au Congrès d'Amsterdam où Jules Guesde présenta une résolution qui n'était en fait rien de plus qu'une traduction de celle adoptée l'année précédente par le SPD à Dresde, condamnant "les tactiques révisionnistes [dont le résultat] ferait qu'à la place d'un parti travaillant pour la transformation la plus rapide possible de la société bourgeoise existante en un ordre social socialiste, c'est à dire révolutionnaire dans le meilleur sens du terme, le parti deviendrait un parti se contentant de réformer la société bourgeoise". 23 C'était une condamnation explicite de l'entrée de Millerand 24 dans le gouvernement et implicite du réformisme du Parti socialiste français de Jean Jaurès. La motion de Guesde fut adoptée à une grande majorité et le Congrès se poursuivit en adoptant unanimement une motion réclamant l'unification des socialistes français : en avril suivant, le Parti socialiste et le Parti ouvrier s'unirent et formèrent la Section française de l'Internationale ouvrière (SFIO). C'est tout à l'honneur de Jaurès d'avoir accepté le vote de la majorité et abandonné ses convictions profondes 25 au nom de l'unité de l'Internationale. 26 Ce moment fut sans doute celui où l'Internationale fut le plus capable d'imposer le principe d'une unité d'action sur ses partis membres.
L'unité d'action, si nécessaire pour le prolétariat en tant que classe, peut être une arme à double tranchant dans les moments de crise. Et l'Internationale était justement en train d'entrer dans une période de crise avec l'augmentation des tensions entre puissances impérialistes et la menace de guerre qui se rapprochait. Comme l'écrivait Rosa Luxemburg : "En dissimulant les contradictions par "l'unité" artificielle de vues incompatibles, les contradictions ne peuvent qu'atteindre un sommet, jusqu'à ce qu'elles explosent violemment tôt ou tard dans une scission (...) Ceux qui mettent en avant les divergences de vue, et combattent les opinions divergentes, travaillent à l'unité du parti. Mais ceux qui dissimulent les divergences travaillent à une réelle scission dans le parti." 27
Nulle part ce danger n'était plus évident que dans les résolutions adoptées contre la menace imminente de la guerre. Les derniers paragraphes de la résolution de Stuttgart en 1907 disent ceci : "Si une guerre menace d'éclater, c'est le devoir des classes travailleuses des pays impliqués et de leurs représentants aux parlements, soutenus par l'activité coordonnée du Bureau socialiste international, d'unir tous leurs efforts pour empêcher l'éclatement de la guerre par les moyens qu'ils estiment les plus efficaces qui, naturellement, varient selon l'acuité de la lutte de classe et celle de la situation politique générale.
Au cas où la guerre éclate malgré tout, c'est leur devoir d'intervenir afin d'y mettre rapidement un terme et par tous les moyens d'utiliser la crise politique et économique créée par la guerre pour réveiller les masses et précipiter la chute de la domination de classe capitaliste."
Le problème est que cette résolution ne dit rien des moyens avec lesquels les partis socialistes devraient intervenir dans la situation : c'est seulement "les moyens qu'ils estiment les plus efficaces". Ceci mettait sous le tapis trois questions majeures.
La première était la grève de masse que la gauche du SPD n'avait eu de cesse de chercher à mettre en avant depuis 1905 contre l'opposition déterminée et largement réussie des opportunistes dans le parti et de la direction syndicale. Les socialistes français, Jaurès en particulier, étaient de fervents défenseurs de la grève générale comme moyen d'empêcher la guerre, bien qu'ils aient entendu par cela une grève organisée par les syndicats sur un modèle syndical et non le surgissement massif d'auto-activité du prolétariat qu'envisageait Rosa Luxemburg, dans un mouvement que le Parti devait stimuler mais ne pourrait lancer de façon artificielle. Il est notable qu'une tentative conjointe du français Edouard Vaillant et de l'écossais Keir Hardie au Congrès de Copenhague en 1910 de faire adopter une résolution engageant l'Internationale à lancer une action de grève générale en cas de guerre fut rejetée par la délégation allemande.
La deuxième était l'attitude que les socialistes de chaque pays devaient adopter si leur pays était attaqué : c'était une question critique puisque dans la guerre impérialiste, un des belligérants apparaît toujours comme "l'agresseur" et l'autre comme "l'agressé". L'époque des guerres nationales progressistes n'était pas loin et les causes nationales telles que l'indépendance de la Pologne ou de l'Irlande étaient toujours à l'ordre du jour socialiste : le SDKPiL 28 de Rosa Luxemburg était très minoritaire, même dans la gauche de l'Internationale, dans son opposition à l'indépendance de la Pologne. Dans la tradition française, la mémoire de la Révolution française et de la Commune de Paris était encore très vivace et on avait tendance à identifier la révolution à la nation : d'où la prise de position de Jaurès selon laquelle "la révolution est nécessairement active. Et elle ne peut l'être qu'en défendant l'existence nationale qui lui sert de base". 29 Pour les allemands, le danger de la Russie tsariste comme soutien "barbare" de l'autocratie prussienne était également un article de foi et, en 1891, Bebel pouvait écrire que "le sol de l'Allemagne, la patrie allemande nous appartient ainsi qu'aux masses tout autant qu'aux autres. Si la Russie, ce champion de la terreur et de la barbarie, venait à attaquer l'Allemagne (…), nous sommes aussi concernés que ceux qui sont à la tête de l'Allemagne". 30
Finalement, malgré toutes leurs déclarations sur les actions prolétariennes qui seraient menées contre la guerre, les dirigeants de l'Internationale (à l'exception de la gauche) continuaient à croire à la diplomatie des classes bourgeoises pour préserver la paix. De ce fait, tandis que le Manifeste de Bâle en 1912 déclarait : "Rappelons aux gouvernements que dans les conditions actuelles en Europe et avec l'état d'esprit de la classe ouvrière, ils ne peuvent déchaîner la guerre sans se mettre eux-mêmes en danger", il pouvait en même temps "considérer que les meilleurs moyens [pour surmonter l'hostilité entre la Grande-Bretagne et l'Allemagne] doivent être la conclusion d'un accord entre l'Allemagne et l'Angleterre concernant la limitation des armements navals et l'abolition du droit de butin de guerre". Les classes ouvrières étaient appelées à faire de l'agitation pour la paix, non à se préparer au renversement révolutionnaire du capitalisme qui, seul, pouvait garantir cette paix : "Le Congrès fait donc appel à vous, prolétaires et socialistes de tous les pays, à faire entendre votre voix en cette heure décisive ! (…) veiller à ce que les gouvernements soient toujours conscients de la vigilance et de la volonté de paix passionnée de la part du prolétariat ! Au monde capitaliste de l'exploitation et du meurtre de masse, opposons le monde prolétarien de la paix et de la fraternité des peuples !"
L'unité de l'Internationale dont tout espoir d'action unie contre la menace de guerre dépendait, était donc fondée sur une illusion. L'Internationale était en réalité divisée en une aile droite et une aile gauche, la première prête et même impatiente de faire cause commune avec la classe dominante en défense de la nation, la deuxième qui préparait une réponse à la guerre par le renversement révolutionnaire du capital. Au 19e siècle, il était encore possible pour la droite et la gauche de coexister au sein du mouvement ouvrier et de participer à l'organisation des ouvriers comme classe consciente de ses propres intérêts ; avec l'ouverture de "l'époque des guerres et des révolutions", cette unité devint une impossibilité.
Jens (décembre 2014)
1 "Huit à dix millions de soldats s’entr’égorgeront ; ce faisant, ils dévoreront toute l’Europe comme jamais ne le fit encore une nuée de sauterelles. Les dévastations de la guerre de Trente ans, condensées en trois ou quatre années et répandues sur tout le continent : la famine, les épidémies, la férocité générale, tant des armées que des masses populaires, provoquée par l’âpreté du besoin, la confusion désespérée dans le mécanisme artificiel qui régit notre commerce, notre industrie et notre crédit, finissant dans la banqueroute générale. L’effondrement des vieux États et de leur sagesse politique routinière est tel que les couronnes rouleront par douzaines sur le pavé et qu’il ne se trouvera personne pour les ramasser ; l’impossibilité absolue de prévoir comment tout cela finira et qui sortira vainqueur de la lutte ; un seul résultat est absolument certain : l’épuisement général et la création des conditions nécessaires à la victoire finale de la classe ouvrière." Préface à la brochure de Sigismund Borkheim, cité par Lénine, "Paroles prophétiques", Pravda n°133, 2 juillet 1918 (Œuvres complètes, Tome 27, pages 526-527).
2 La Social-Démocratie serbe dont les députés refusèrent de soutenir la guerre malgré les obus qui tombaient sur Belgrade, fut une exception remarquable.
3 Cité par Lénine dans La faillite de la Deuxième Internationale, chapitre VI (Œuvres complètes, Tome 21, pages 242-243)
4 Ibid., page 243.
5 Cité par Édouard Dolléans, Histoire du mouvement ouvrier (1871-1936), tome II. Version électronique mise en ligne par la Bibliothèque Paul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à Chicoutimi. p. 155. https://classiques.uqac.ca/classiques/dolleans_edouard/hist_mouv_ouvrier... [4]
6 Membre du Conseil national du Independent Labour Party, opposé à la Première Guerre mondiale, il tomba malade d'un cancer en 1915 et fut incapable de jouer un rôle actif contre la guerre.
7 Cité par James Joll, The Second International, Routledge & Kegan Paul, 1974, p.165.
8 Cité par James Joll, ibid., p. 165 et dormirajamais.org/jaures-1 [5]. Ce que Jaurès ne savait pas car il ne rentra à Paris que le 29 juillet, c'est que le président français, Raymond Poincaré, avait fait un voyage en Russie et y avait fait tout son possible pour soutenir la détermination de la Russie à entrer en guerre ; Jaurès devait changer de point de vue sur les intentions du gouvernement français à son retour à Paris, dans les jours qui précédèrent son assassinat.
9 La classe dominante britannique gagne le prix de l'hypocrisie puisque l'invasion de la Belgique en vue d'attaquer l'Allemagne faisait partie de ses propres plans.
10 La faillite de la Deuxième Internationale, op.cit, chapitre I, page 213.
11 Cité par Raymond H Dominick, Wilhelm Liebknecht, University of North Carolina Press, 1982, p.344.
12 Chapitre I, "Bourgeois et prolétaires".
13 Cette expansion économique allait continuer jusqu’à la veille de la guerre.
14 Adresse inaugurale de l'Association internationale des Travailleurs, 1864.
15 Joll, op.cit., p. 28.
16 Entretemps, le parti avait pris le nom de Parti ouvrier français.
17 Les difficultés de traduction rappellent beaucoup celles des premiers congrès du CCI !
18 "Sur la nature et la fonction du parti politique du prolétariat", (Internationalisme n° 38 – octobre 1948), https://fr.internationalism.org/revue-internationale/201409/9122/nature-... [6]
19 Voir Raymond H. Dominick, Wilhelm Liebknecht, 1982, University of North Carolina Press, p361.
21 "Ancienne et nouvelle révolution", 9 décembre 1905, https://www.marxists.org/francais/kautsky/works/1905/12/kautsky_19051209... [8]
22 "La nouvelle tactique", Neue Zeit, 1912 (in Socialisme, la voie occidentale, PUF 1983, page 360)
23 Cité par Joll, op.cit., p. 122.
24 Alexandre Millerand était un associé de Clémenceau et fut l'arbitre du conflit social de Carmaux en 1892. Il fut élu au parlement en 1885 en tant que socialiste radical et devait devenir le dirigeant de la fraction parlementaire du Parti socialiste de France de Jaurès. En 1899, il entra dans le gouvernement de Waldeck-Rousseau qui était supposé défendre la République française contre les menaces des monarchistes et des militaires antidreyfusards – bien que la réalité de cette menace ait été sujette à débat comme l'a souligné Rosa Luxemburg. Selon Jaurès et Millerand lui-même, il entra dans le gouvernement à sa propre initiative et sans consulter le parti. L'affaire provoqua un scandale immense dans l'Internationale, à la fois parce que, en tant que ministre, il partageait la responsabilité collective de la répression par le gouvernement des mouvements ouvriers et parce que l'un de ses collègues ministres était le Général Galliffet qui avait été à la tête du massacre de la Commune de Paris en 1871.
25 Quels qu’aient pu être ses désaccords avec la façon dont Millerand est entré dans le gouvernement, Jaurès était un réformiste honnête, profondément convaincu de la nécessité pour la classe ouvrière d’utiliser la voie parlementaire pour arracher des réformes à la classe dominante.
26 Ce ne fut pas le cas d'A.Briand et de R.Viviani qui préférèrent quitter le parti plutôt qu'abandonner la perspective d'un portefeuille ministériel.
27 "Unser leitendes Zentralorgan", Leipziger Volkszeitung, 22.9.1899, Rosa Luxemburg in Ges. Werke, Bd. 1/1, p. 558 (cité dans notre article sur la dégénérescence du SPD).
28 Social-Démocratie du Royaume de Pologne et de Lituanie.
29 Cité par Joll, op.cit, p. 115
30 Ibid., page 114
Dans la première partie de cet article, nous avons examiné le processus qui a conduit à l'intégration de l'organisation officielle anarcho-syndicaliste, la Confédération nationale du travail (CNT), dans l'État républicain bourgeois en Espagne en 1936-37 et cherché à relier ces trahisons aux faiblesses programmatiques et théoriques sous-jacentes dans la vision du monde de l'anarchisme. Certes, ces capitulations ne sont pas restées sans opposition de la part de courants prolétariens à l'intérieur et à l'extérieur de la CNT : les Jeunesses libertaires, une tendance de gauche du Parti ouvrier d'unification marxiste (POUM) autour de Josep Rebull 1, le groupe bolchevique léniniste (trotskiste) autour de Grandizo Munis, l'anarchiste italien Camillo Berneri qui a édité Guerra di Classe, et en particulier les Amis de Durruti 2, animés entre autres par Jaime Balius. Tous ces groupes étaient composés dans une mesure plus ou moins grande de militants de la classe ouvrière ayant participé aux luttes héroïques de juillet 1936 et de mai 1937. Sans jamais parvenir à la clarté de la Gauche communiste italienne, comme nous l'avons souligné dans la première partie de cet article, ils se sont opposés à la politique officielle de la CNT et du POUM de participation dans l'État bourgeois et de briseur de grève pendant les journées de mai 1937.
Les Amis de Durruti étaient peut-être la plus importante de toutes ces tendances. Ce groupe l'emportait numériquement largement sur les autres et a été en mesure de mener une intervention importante durant les journées de mai 1937, distribuant la célèbre brochure qui définit ses positions programmatiques :
"Le Groupe des Amis de Durruti" de la CNT-FAI. Travailleurs ! Junte révolutionnaire ! Tirez sur les coupables ! Désarmez les corps armés ! Socialisez l'économie ! Dissolvez les partis politiques qui se sont retournés contre la classe ouvrière ! Vous ne devez pas abandonner la rue ! La révolution avant tout ! Saluons nos camarades du POUM qui fraternisent avec nous dans la rue ! Vive la révolution sociale ! À bas la contre-révolution !"
Ce tract est une version courte de la liste des revendications que les Amis de Durruti avaient publiée sous la forme d'une affiche murale en avril 1937 :
"Le Groupe des Amis de Durruti. À la classe ouvrière :
1 - Constitution immédiate d’une Junte révolutionnaire formée par les ouvriers de la ville, de la campagne et par les combattants.
2 - Salaire familial. Carte de rationnement. Direction de l’économie et contrôle de la distribution par les syndicats.
3 - Liquidation de la contre-révolution.
4 - Création d’une armée révolutionnaire.
5 - Contrôle absolu de l’ordre public par la classe ouvrière.
6 - Opposition ferme à tout armistice.
7 - Justice prolétarienne.
8 - Abolition des échanges de prisonniers.
Travailleurs, attention ! Notre groupe s’oppose à l’avancée de la contre-révolution. Les décrets sur l’ordre public, soutenus par Aiguadé, ne seront pas appliqués. Nous exigeons la libération de Maroto et des autres camarades détenus.
Tout le pouvoir à la classe ouvrière.
Tout le pouvoir économique aux syndicats.
Contre la Généralité, la Junte révolutionnaire."
Les autres groupes, y compris les trotskistes, avaient tendance à voir les Amis de Durruti comme une avant-garde potentielle : Munis était même optimiste quant à son évolution vers le trotskisme. Mais peut-être l'aspect le plus important du Groupe des Amis de Durruti était que, bien qu'émergeant de la CNT elle-même, il ait reconnu l'incapacité de celle-ci à développer une théorie révolutionnaire et donc le programme révolutionnaire qu'exigeait, à son avis, la situation en Espagne. Agustin Guillamón attire notre attention sur un passage de la brochure Vers une nouvelle révolution, publiée en janvier 1938, où l'auteur, Balius, écrit:
"La CNT était totalement dépourvue de théorie révolutionnaire. Nous n'avions pas de programme concret. Nous ne savions pas où nous allions. Nous avions du lyrisme en abondance : mais quand tout est dit et fait, nous ne savions pas quoi faire avec nos masses de travailleurs ni comment donner de la substance à l'effusion populaire qui avait éclaté à l'intérieur de nos organisations. Ne sachant pas quoi faire, nous avons remis la révolution sur un plateau à la bourgeoisie et aux marxistes qui soutiennent la farce d'antan. Pire, nous avons fourni à la bourgeoisie une marge de manœuvre lui permettant de se reprendre, de se réorganiser et de se comporter comme le ferait un conquérant" 3
Comme indiqué dans notre article de la Revue internationale n° 102, "Anarchisme et communisme", la CNT avait en fait une théorie fumeuse à ce niveau - une théorie justifiant la participation dans l'État bourgeois, surtout au nom de l'antifascisme. Mais le Groupe des Amis de Durruti avait raison dans le sens plus général où le prolétariat ne peut pas faire la révolution sans une compréhension claire et consciente de la direction dans laquelle il se dirige, et c'est la tâche spécifique de la minorité révolutionnaire de développer et d'élaborer une telle compréhension, basée sur l'expérience de la classe dans son ensemble.
Dans cette quête de clarté programmatique, le Groupe des Amis de Durruti a été obligé de remettre en question certains postulats fondamentaux de l'anarchisme, notamment le rejet de la nécessité de la dictature du prolétariat et d'une avant-garde révolutionnaire combattant au sein de la classe ouvrière pour sa réalisation. Guillamón reconnaît clairement l'avancée faite par les Amis de Durruti sur ce plan, en particulier dans son analyse des articles que Balius a écrits en exil :
"Après une lecture de ces deux articles, il faut reconnaître que l'évolution de la pensée politique de Balius, basée sur une analyse de la richesse de l'expérience faite au cours de la guerre civile, l'avait conduit à aborder des questions taboues dans l'idéologie anarchiste : 1 La nécessité pour le prolétariat de prendre le pouvoir. 2 L'inéluctabilité de la destruction de l'appareil d'État capitaliste pour ouvrir la voie à une alternative prolétarienne. 3 Le rôle indispensable d'une direction révolutionnaire" 4. À part les réflexions de Balius, la notion d'une direction révolutionnaire était, dans l'activité pratique du groupe, plus implicite que formulée explicitement, et n'était pas vraiment compatible avec la définition que le Groupe des Amis de Durruti avait de lui-même, à savoir un "groupe d'affinité" ce qui, au mieux, implique une formation politique limitée dans le temps et à des objectifs spécifiques, et non une organisation politique permanente basée sur un ensemble défini de principes programmatiques et organisationnels. Mais la reconnaissance par le groupe de la nécessité d'un organe de pouvoir prolétarien est plus explicite. Elle est contenue dans l'idée de "junte révolutionnaire", dont il admettait qu'elle constituait un certain type d'innovation pour l'anarchisme : "nous introduisons une légère variation de l'anarchisme dans notre programme. La mise en place d'une junte révolutionnaire" 5. Munis, dans une interview au journal français trotskiste Lutte ouvrière, considère la junte comme équivalente à l'idée de soviet et ne doute pas que "Ce cercle de travailleurs révolutionnaires [les Amis de Durruti] représentait un début d'évolution de l'anarchisme en direction du marxisme. Il avait été conduit à remplacer la théorie du communisme libertaire par celle de la "junte révolutionnaire" (soviet) en tant qu'incarnation du pouvoir prolétarien, élu démocratiquement par les travailleurs" 6.
Dans son livre, Guillamón reconnaît cette convergence entre les "innovations" des Amis de Durruti et les positions classiques du marxisme, bien qu'il s'attache à réfuter toute idée selon laquelle le groupe aurait été directement influencé par les groupes marxistes avec lesquels il était en contact, comme les bolcheviks-léninistes. Le groupe lui-même aurait certainement rejeté avec colère l'"accusation" d'évoluer vers le marxisme, qu'il était à peine capable de distinguer de ses caricatures contre-révolutionnaires, comme en témoigne le passage reproduit précédemment de la brochure de Balius. Mais si le marxisme est effectivement la théorie révolutionnaire du prolétariat, il n'est pas surprenant que les prolétaires révolutionnaires, réfléchissant sur les leçons de la lutte de classe, soient amenés à ses conclusions fondamentales. La question de l'influence spécifique dans ce processus de tel ou tel groupe politique n'est pas négligeable mais elle constitue un élément secondaire.
Néanmoins, malgré ces avancées, le Groupe des Amis de Durruti n'est jamais parvenu à effectuer une rupture profonde avec l'anarchisme. Ils restèrent fortement attachés aux traditions et aux idées anarcho-syndicalistes. Pour rejoindre le groupe, il fallait aussi être membre de la CNT. Comme on peut le voir sur l'affiche du mois d'avril et dans d'autres documents, le groupe considérait toujours que le pouvoir des travailleurs pouvait s'exprimer non seulement à travers une "junte révolutionnaire" ou des comités de travailleurs créés au cours de la lutte mais, également, au moyen du contrôle syndical de l'économie et par l'existence de "municipalités libres" 7 - formules qui révèlent une continuité avec le programme de Saragosse dont nous avons examiné les importantes limites dans la première partie de cet article. Ainsi, le programme élaboré par les Amis de Durruti n'a pas réussi à se baser sur la véritable expérience des mouvements révolutionnaires de 1905 et de 1917 à 1923, où dans la pratique la classe ouvrière était allée au-delà de la forme syndicale et dans lesquels les Spartakistes, par exemple, avaient appelé à la dissolution de tous les organes existants de gouvernement local et leur remplacement par les conseils ouvriers. Il est significatif à cet égard que, dans les colonnes du journal du groupe, El Amigo del Pueblo [L'Ami du peuple], qui cherchait à tirer les leçons des événements de 1936-37, une importante série historique sur l'expérience de la Révolution bourgeoise française ait été publiée, et rien sur les révolutions prolétariennes en Russie ou en Allemagne.
Les Amis de Durruti considéraient certainement la "junte révolutionnaire" comme un moyen pour le prolétariat de prendre le pouvoir en 1937, mais pour autant Munis avait-il raison de dire que la "junte révolutionnaire" équivalait aux soviets ? Il y a ici une zone de flou, sans doute précisément à cause de l'incapacité apparente des Amis de Durruti à se relier à l'expérience des conseils ouvriers en dehors de l'Espagne. Par exemple, la vision du groupe concernant la manière dont la junte se constituerait n’apparaît pas clairement. La voyait-il naître comme émanation directe des assemblées générales dans les usines et dans les milices, ou devait-elle être le produit des travailleurs les plus déterminés eux-mêmes ? Dans un article du n° 6 de El Amigo del Pueblo, le groupe "défend que les seuls participants à la Junte révolutionnaire devraient être les travailleurs de la ville et de la campagne et les combattants qui, à chaque moment crucial du conflit, sont apparus comme les plus fervents défenseurs de la révolution sociale" 8. Guillamón n'a pas de doute quant à l'implication d'une telle vision : "L'évolution de la pensée politique des Amis de Durruti était désormais inéluctable. Après que la nécessité d'une dictature du prolétariat eut été reconnue, la prochaine question à se poser était : à qui revient-il d'exercer cette dictature du prolétariat ? La réponse était : à la Junte révolutionnaire, définie rapidement comme étant l'avant-garde révolutionnaire. Et son rôle? Nous ne pouvons pas croire qu'il soit autre que celui que les marxistes ont assigné au parti révolutionnaire" 9. Mais, de notre point de vue, l'une des leçons fondamentales des mouvements révolutionnaires de 1917 à 1923, et de la révolution russe en particulier, est que le parti révolutionnaire ne peut pas assumer son rôle s'il s'identifie à la dictature du prolétariat. Ici Guillamón semble théoriser les propres ambiguïtés des Amis de Durruti sur cette question ; nous reviendrons plus loin sur ce sujet. En tout cas, il est difficile de ne pas avoir l'impression que la junte était une sorte d'expédient, plutôt que la "forme enfin trouvée de la dictature du prolétariat" telle que des marxistes comme Lénine et Trotsky ont qualifié les soviets. Dans Towards a fresh revolution, par exemple, Balius fait valoir que la CNT elle-même aurait dû prendre le pouvoir : "Quand une organisation a passé toute son existence à prêcher la révolution, elle a l'obligation d'agir chaque fois qu'un ensemble de circonstances favorables survient. Et en juillet, l'occasion s'était présentée. La CNT aurait dû sauter dans le siège de conducteur du pays et donner un sévère coup de grâce à tout ce qui était dépassé et archaïque. De cette façon, nous aurions gagné la guerre et sauvé la révolution" 10. En plus du fait qu'il sous-estime gravement le profond processus de dégénérescence qui avait rongé la CNT bien avant 1936 11, ces propos révèlent à nouveau une incapacité à assimiler les leçons de toute la vague révolutionnaire de 1917-23, qui avait clarifié pourquoi ce sont les soviets et non les syndicats qui sont la forme indispensable de la dictature du prolétariat.
L'attachement des Amis de Durruti à la CNT eut également des répercussions importantes sur le plan organisationnel. Dans leur manifeste du 8 mai, le rôle joué par les échelons supérieurs de la CNT dans le sabotage du soulèvement de mai 1937 est caractérisé sans hésitation comme une trahison ; ceux qu'il dénonçait comme des traîtres avaient déjà attaqué les Amis de Durruti en les traitant d'agents provocateurs, faisant ainsi écho aux calomnies habituelles des staliniens, et les avaient menacés d'expulsion immédiate de la CNT. Cet antagonisme féroce était certes un reflet de la division de classe entre le camp politique du prolétariat et des forces qui étaient devenues une agence de l'État bourgeois. Mais, face à la nécessité d'opérer une rupture décisive avec la CNT, les Amis de Durruti firent marche arrière et acceptèrent d'abandonner l'accusation de trahison en échange de la levée de la demande d'expulsion les concernant, un changement qui sans aucun doute mina la capacité du groupe à continuer à fonctionner de façon indépendante. L'attachement sentimental à la CNT était tout simplement trop fort pour une grande partie des militants, même si un nombre important d'entre eux - et pas seulement des membres des Amis de Durruti ou d'autres groupes dissidents - avaient déchiré leur carte face à l'ordre de démanteler les barricades et de retourner au travail en mai 1937. Cet attachement est résumé dans la décision de Jaoquin Aubi et de Rosa Muñoz de démissionner des Amis de Durruti face à la menace d'expulsion de la CNT : "Je continue à considérer les camarades appartenant aux Amis de Durruti comme des camarades : mais je répète ce que j'ai toujours dit dans des réunions plénières à Barcelone : "la CNT a été le ventre qui m'a donné le jour et la CNT sera ma tombe"" 12
Dans la première partie de cet article, nous avons montré que le programme de la CNT était coincé dans un cadre strictement national qui voyait le communisme libertaire comme étant possible dans le contexte d'un seul pays auto-suffisant. Certes les Amis de Durruti avaient une forte attitude internationaliste à un niveau presque instinctif - par exemple, dans leur appel à la classe ouvrière internationale à venir en aide aux travailleurs insurgés en mai 1937 - mais celle-ci ne s'appuyait pas théoriquement sur une analyse sérieuse du rapport de forces entre les classes à une échelle mondiale et historique, ni sur une capacité à développer un programme basé sur l'expérience internationale de la classe ouvrière, comme nous l'avons déjà noté au sujet de l'imprécision de leur notion de "Junte révolutionnaire". Guillamón est particulièrement cinglant dans les critiques de cette faiblesse telle qu'elle s'exprime dans un chapitre de la brochure de Balius :
"Le chapitre suivant de la brochure aborde le sujet de l'indépendance de l'Espagne. Il est entièrement rempli de notions obtuses, à courte vue ou mieux adaptées à la petite-bourgeoisie. Un nationalisme bon marché et vide est défendu au moyen de références inconsistantes, simplistes, à la politique internationale. Nous allons donc passer ce chapitre, en disant seulement que les Amis de Durruti adhèrent à des idées bourgeoises, simplistes et/ou passéistes en matière de nationalisme" 13.
Les influences du nationalisme étaient particulièrement cruciales dans l'incapacité des Amis de Durruti à comprendre la véritable nature de la guerre d'Espagne. Comme nous l'écrivions dans notre article de la Revue internationale 102, "Anarchisme et communisme" :
"De fait les considérations des Amis de Durruti sur la guerre étaient faites en partant des positions nationalistes étroites et ahistoriques de l'anarchisme, les amenant à comprendre les événements actuels en Espagne en continuité avec les tentatives ridicules de révolution qu'avait faites la bourgeoisie en 1808 contre l'invasion napoléonienne. Alors que le mouvement ouvrier international débattait de la défaite du prolétariat mondial et de la perspective d'une Seconde Guerre mondiale, les anarchistes en Espagne en étaient à Fernand VII et à Napoléon.
"Aujourd'hui se répète ce qui s'est passé à l'époque de Fernand VII. De la même manière se tient à Vienne une réunion des dictateurs fascistes visant à préciser leur intervention en Espagne. Et le rôle qu'avait El Empecinado est joué aujourd'hui par les travailleurs en armes. L'Allemagne et l'Italie manquent de matières premières. Ces deux pays ont besoin de fer, de cuivre, de plomb, de mercure. Mais ces minerais espagnols sont détenus par la France et l'Angleterre. Alors qu'ils essaient de conquérir l'Espagne, l'Angleterre ne proteste pas de manière vigoureuse. En sous-main, elle tente de négocier avec Franco (...) La classe travailleuse a pour devoir d'obtenir l'indépendance de l'Espagne. Ce n'est pas le capital national qui y parviendra, étant donné que le capital au niveau international est intimement lié d'un bout à l'autre. C'est le drame de l'Espagne actuelle. Aux travailleurs il revient la tâche de chasser les capitalistes étrangers. Ce n'est pas un problème patriotique. C'est une question d'intérêts de classe. (Jaime Balius, Vers une nouvelle révolution, 1997, Centre de documentation historico-sociale, Etcétera,p. 32-33.)"
Comme on peut le constater toutes les ficelles sont bonnes pour transformer une guerre impérialiste entre États en guerre patriotique, en guerre "de classes". C'est une manifestation du désarmement politique auquel 1'anarchisme soumet les militants ouvriers sincères comme les Amis de Durruti. Ces camarades, qui cherchaient à lutter contre la guerre et pour la révolution, furent incapables de trouver le point de départ pour une lutte efficace : l'appel aux ouvriers et aux paysans (embrigadés par les deux camps, républicain et franquiste) à déserter, à retourner leurs fusils contre les officiers qui les opprimaient, à revenir à 1'arrière et à lutter par les grèves, par les manifestations, sur un terrain de classe contre le capitalisme dans son ensemble."
Et cela nous amène à la question la plus importante de toutes : la position des Amis de Durruti sur la nature de la guerre d'Espagne. Ici, il ne fait aucun doute que le nom du groupe signifie plus qu'une référence sentimentale à Durruti 14, dont la bravoure et la sincérité étaient très admirées par le prolétariat espagnol. Durruti était un militant de la classe ouvrière, mais il fut totalement incapable de faire une critique approfondie de ce qui était arrivé aux travailleurs espagnols après le soulèvement de juillet 1936 - de la façon dont l'idéologie antifasciste et le transfert de la lutte du front social aux fronts militaires constituaient déjà une étape décisive dans l’entraînement des travailleurs dans un conflit impérialiste. Durruti, comme beaucoup d'anarchistes sincères, était un "jusqu’au-boutiste" 15 quand il s'est agi de la guerre, il affirma que la guerre et la révolution, loin d'être en contradiction l'une avec l'autre, pourraient se renforcer mutuellement pour autant que la lutte sur les fronts soit combinée avec les transformations "sociales'' à l'arrière que Durruti identifiait avec l'instauration du communisme libertaire. Mais, comme Bilan l'a souligné, dans le contexte d'une guerre militaire entre blocs capitalistes, les entreprises industrielles et agricoles autogérées ne pouvaient fonctionner que comme un moyen de mobiliser davantage les travailleurs pour la guerre. Ce fut un "communisme de guerre" qui nourrissait une guerre impérialiste.
Les Amis de Durruti n'ont jamais contesté cette idée que la guerre et la révolution devaient être menées simultanément. Comme Durruti, ils ont appelé à la mobilisation totale de la population pour la guerre, même quand ils ont analysé que la guerre était perdue. 16
Pour Guillamón, en résumé, les événements d'Espagne étaient "la tombe de l'anarchisme en tant que théorie révolutionnaire" 17. Nous pouvons seulement ajouter que, malgré l'héroïsme des Amis de Durruti et leurs efforts louables pour développer une théorie révolutionnaire, le sol anarchiste sur lequel ils ont tenté de cultiver cette fleur a prouvé son inhospitalité.
Mais Guillamón lui-même n'est pas exempt d'ambiguïtés sur la guerre d'Espagne et cela est évident dans ses critiques à la Fraction italienne de la Gauche communiste qui publiait Bilan.
Sur la question centrale de la guerre, la position de Guillamón, comme il la résume dans son livre, semble assez claire :
"1. Sans destruction de l'État, il n'y a pas révolution. Le Comité central des milices antifascistes de Catalogne (CCMA) n'était pas un organe de double pouvoir, mais une agence pour la mobilisation militaire des travailleurs, pour l'union sacrée avec la bourgeoisie, en bref, une agence de la collaboration de classe.
2. L'armement du peuple n'a pas de sens. La nature de la guerre militaire est déterminée par la nature de la classe qui la dirige. Une armée qui combat pour la défense d'un État bourgeois, fût-il antifasciste, est une armée au service du capitalisme.
3. La guerre entre un État fasciste et un État antifasciste n'est pas une guerre de classe révolutionnaire. L'intervention du prolétariat dans un des camps est une indication qu'il a déjà été vaincu. L'infériorité technique et professionnelle insurmontable de la part de l'armée populaire ou basée sur des milices était implicite dans la lutte armée sur un front militaire.
4. La guerre sur les fronts militaires impliquait l'abandon du terrain de classe. L'abandon de la lutte de classe signifiait la défaite du processus révolutionnaire.
5. Dans l'Espagne d'août 1936, la révolution n'était plus présente et seule la guerre était possible : une guerre militaire non-révolutionnaire.
6. Les collectivisations et socialisations dans l'économie ne comptent pour rien quand le pouvoir d'État est dans les mains de la bourgeoisie." 18
Cela ressemble beaucoup à une reprise des positions défendues par la Gauche communiste. Mais Guillamón rejette effectivement certaines des positions les plus importantes de Bilan, comme nous pouvons le voir dans un autre document, "Thèses sur la guerre civile espagnole et la situation révolutionnaire créée le 19 juillet 1936", publié en 2001 par Balance 19. Tout en reconnaissant que certains aspects de l'analyse des événements en Espagne par Bilan étaient brillants, il porte des critiques fondamentales à la fois à cette analyse et aux conclusions politiques qui en sont tirées :
1. Bilan n'a pas vu qu'il y avait une "situation révolutionnaire" en juillet 1936. "D'une part, Bilan reconnaît le caractère de classe des luttes de Juillet 36 et Mai 37, mais, d'autre part, non seulement il nie leur caractère révolutionnaire, mais il nie même l'existence d'une situation révolutionnaire. Ce point de vue ne peut s'expliquer que par l'éloignement géographique d'un groupe parisien totalement isolé, qui a donné priorité à ses analyses plutôt qu'à l'étude de la réalité espagnole. Il n'y a pas un seul mot dans Bilan sur la véritable nature des comités, ni sur la lutte du prolétariat de Barcelone pour la socialisation et contre la collectivisation, ni sur les débats et les confrontations dans les Colonnes de la milice concernant la militarisation des milices, ni de critique sérieuse des positions des Amis de Durruti, pour la simple raison que Bilan ignore pratiquement totalement l'existence et l'importance de toutes ces questions. Il était facile de justifier cette ignorance en niant l'existence d'une situation révolutionnaire. L'analyse de Bilan échoue parce que, à son avis, l'absence d'un parti révolutionnaire (bordiguiste) implique nécessairement l'absence d'une situation révolutionnaire".
2. L'analyse que fait Bilan des événements de mai est incohérente : "L'incohérence de Bilan est mise en évidence par l'analyse des journées de mai 1937. Il se trouve que la "révolution" du 19 Juillet, qui a cessé une semaine plus tard d'être une révolution parce que ses objectifs de classe ont été transformés en objectifs de guerre, réapparaît aujourd'hui comme le Phénix de l'histoire, comme un fantôme qui s'était caché dans quelque lieu inconnu. Et maintenant, il se trouve que, en mai 1937, les travailleurs ont été une fois de plus "révolutionnaires", et ont défendu la révolution des barricades. Comment cela a-t-il pu être le cas puisque, selon Bilan, il n'y avait pas eu de révolution ? Ici, Bilan est tout empêtré. Le 19 Juillet (selon Bilan) il y a eu une révolution, mais une semaine plus tard, il n'y avait plus de révolution, car il n'y avait pas le parti (bordiguiste) ; en mai 1937, il y eut une autre semaine révolutionnaire. Mais comment pouvons-nous caractériser la situation entre le 26 Juillet 1936 et le 3 mai 1937 ? On ne nous dit rien à ce sujet. La révolution est considérée comme une rivière intermittente [parfois en surface, parfois souterraine comme la rivière d'Espagne "Guadiana", note du traducteur Libcom] qui émerge sur la scène historique lorsque Bilan veut expliquer certains événements qu'il ne comprend pas et n'est pas capable d'expliquer".
3. La position de Bilan sur le parti et l'idée que c'est le parti, pas la classe, qui fait la révolution, est basée sur un "concept léniniste, totalitaire et substitutionniste du parti".
4. Les conclusions pratiques de Bilan sur la guerre étaient "réactionnaires" : "Selon Bilan, le prolétariat a été plongé dans une guerre antifasciste, c’est-à-dire qu'il a été enrôlé dans une guerre impérialiste entre une bourgeoisie démocratique et une bourgeoisie fasciste. Dans cette situation, les seules positions appropriées étaient la désertion et le boycott, ou bien attendre des temps meilleurs, lorsque le parti (bordiguiste) entrerait sur la scène de l'histoire depuis les coulisses où il attendait son heure". Ainsi : nier l'existence d'une situation révolutionnaire en 1936 a amené Bilan à des "positions politiques réactionnaires telles que briser les fronts militaires, la fraternisation avec les troupes franquistes, couper l'acheminement des armes aux troupes républicaines".
Pour répondre en profondeur aux critiques que porte Guillamón à la Fraction italienne, il faudrait un autre article, mais nous voulons faire quelques remarques :
- Il est faux de dire que Bilan ignorait totalement le mouvement réel de la classe en Espagne. Il est vrai qu'il semblait ne pas connaître les Amis de Durruti, mais il était en contact avec Camillo Berneri. Ainsi, en dépit de ses critiques sévères envers l'anarchisme, il était tout à fait capable de reconnaître qu'une résistance prolétarienne pouvait encore apparaître dans ses rangs. Plus important encore, il a pu, comme Guillamón le reconnaît, percevoir le caractère de classe des événements de juillet 1936 et de mai 1937, et il est tout simplement faux de prétendre qu'il n'a pas dit pas un mot sur les comités qui ont émergé de l'insurrection de juillet : dans la première partie de cet article, nous avons cité un extrait du texte "La leçon des événements d'Espagne" publié dans Bilan n° 36 qui mentionne ces comités, les considère comme des organes prolétariens mais reconnaît également le processus de récupération rapide dont il font l'objet via les "collectivisations". Bilan laisse entendre dans ce même article que le pouvoir était à la portée des travailleurs et que la prochaine étape était la destruction de l'État capitaliste. Mais Bilan avait un cadre historique et international lui permettant d'avoir une vision plus claire du contexte général ayant déterminé l'isolement tragique du prolétariat espagnol - celui de la contre-révolution triomphante et d'un cours vers la guerre impérialiste mondiale, dont le conflit espagnol constituait une répétition générale. Guillamón traite à peine de cela, de la même manière que c'était plus ou moins absent des analyses des anarchistes espagnols à l'époque ;
- Les événements de mai ont confirmé l'analyse de Bilan plutôt que de montrer ses confusions. La lutte des classes, comme la conscience de classe elle-même, est en effet comparable à un fleuve qui peut devenir souterrain pour réapparaître ensuite à la surface : l'exemple le plus important de cela étant les événements révolutionnaires de 1917-1918 qui ont suivi une terrible défaite de la classe sur le plan idéologique en 1914. Le fait que l'élan prolétarien initial de juillet 1936 ait été contrecarré et détourné ne signifie pas que l'esprit combatif et la conscience de classe du prolétariat espagnol avaient été totalement brisés, et ils réapparurent dans une dernière action d'arrière-garde contre les attaques incessantes envers la classe, imposées surtout par la bourgeoisie républicaine. Mais cette réaction a été écrasée par les forces combinées de la classe capitaliste, des staliniens à la CNT, et ce fut un coup dont le prolétariat espagnol ne s'est pas relevé ;
- Rejeter la position de Bilan sur le parti comme étant "léniniste et substitutionniste", comme le fait Guillamón, est un exemple de raccourci douteux, surprenant de la part d'un historien normalement aussi rigoureux. Guillamón laisse entendre que Bilan voyait le parti comme un deus ex machina, qui attend dans les coulisses le moment venu. Cela pourrait être dit à propos des bordiguistes aujourd'hui qui prétendent être le Parti, mais Guillamón ignore totalement la conception de Bilan de ce qu'est la Fraction, qui est basée sur la reconnaissance que le parti ne peut pas exister dans une situation de contre-révolution et de défaite, précisément parce que le parti est le produit de la classe et non l'inverse. Il est vrai que la Gauche italienne n'avait pas encore rompu avec l'idée substitutionniste du parti qui prend le pouvoir et exerce la dictature du prolétariat - mais nous avons déjà montré que Guillamón lui-même n'est pas entièrement dégagé de cette conception, et Bilan avait commencé à élaborer un cadre global permettant de rompre avec le substitutionnisme 20. En Espagne en 1936, Bilan explique l'absence de parti comme le produit de la défaite de la classe ouvrière au niveau mondial et, bien qu'il ne néglige pas la possibilité de soulèvements révolutionnaires, il voyait que les dés étaient jetés, en défaveur du prolétariat. Et comme Guillamón le reconnaît lui-même, une révolution qui ne donne pas naissance à un parti révolutionnaire ne peut pas réussir. Ainsi, contrairement à ce qui fut si souvent faussement affirmé, Bilan n'avait pas une position idéaliste du type "il n'y a pas de révolution en Espagne parce qu'il n'y a pas de parti", mais une position matérialiste "il n'y a pas de parti parce qu'il n'y a pas de révolution".
Là où on peut voir le plus clairement l'incohérence de Guillamón, c'est dans le rejet de la position "défaitiste révolutionnaire" de Bilan sur la guerre. Guillamón accepte l'idée que la guerre a été très rapidement transformée en une guerre non-révolutionnaire, et que l'existence de milices armées, de collectivisations, etc. n'a apporté aucune changement à cela Mais l'idée d'une "guerre non-révolutionnaire" est ambiguë : Guillamón semble réticent à accepter l'idée que c'était une guerre impérialiste et que la lutte des classes ne pouvait se ranimer qu'en revenant au terrain de classe de la défense des intérêts matériels du prolétariat, contre la discipline du travail et les sacrifices imposés par la guerre. Cela aurait certainement sapé les fronts militaires et saboté l'armée républicaine – et c'est précisément la raison de la répression sauvage lors des événements de mai. Et pourtant, quand les choses se gâtent, Guillamón fait valoir que les méthodes classiques de lutte du prolétariat contre la guerre impérialiste - les grèves, les mutineries, les désertions, les fraternisations, les grèves à l'arrière - étaient réactionnaires, même s'il s'agissait d'une "guerre non-révolutionnaire". Ceci est, au mieux, une position centriste qui aligne Guillamón sur tous ceux qui ont cédé au chant des sirènes de la participation à la guerre, des trotskistes aux anarchistes, jusqu'à des parties de la Gauche communiste elle-même. Quant à l'isolement de Bilan, celui-ci l'a reconnu, non comme un produit de la géographie, mais bien de la période sombre qu'il traversait, quand tout autour de lui n'était que trahison des principes de l'internationalisme. Comme il l'a écrit dans un article intitulé précisément "L'isolement de notre Fraction devant les événements d’Espagne" du n° 36 de sa revue (Octobre-Novembre 1936) :
"Notre isolement n'est pas fortuit : il est la conséquence d'une profonde victoire du capitalisme mondial qui est parvenu à gangrener jusqu'aux groupes de la Gauche communiste dont le porte-parole a été jusqu'à ce jour Trotsky. Nous ne poussons pas la prétention jusqu'à affirmer qu'à l'heure actuelle nous restons le seul groupe dont les positions aient été confirmées sur tous les points par la marche des événements, mais ce que nous prétendons catégoriquement c'est que, bien ou mal, nos positions ont été une affirmation permanente de la nécessité d'une action indépendante et de classe du prolétariat. Et c'est sur ce terrain que s'est précisément vérifiée la faillite de tous les groupes trotskistes et semi-trotskistes."
C'était la force de la tradition marxiste italienne qu'elle ait été capable de donner naissance à une Fraction aussi clairvoyante que Bilan. Ce fut une grave faiblesse du mouvement ouvrier en Espagne, caractérisé par la prédominance historique de l'anarchisme sur le marxisme, qu'aucune fraction de ce type n'ait pu y émerger.
Dans le manifeste produit en réponse à l'écrasement de la révolte des travailleurs en mai 1937 à Barcelone, les Fractions italienne et belge de la Gauche communiste ont rendu hommage à la mémoire de Camillo Berneri 21, dont l'assassinat par la police stalinienne fit partie de la répression générale de l'État républicain contre tous ceux qui, travailleurs et révolutionnaires, avaient joué un rôle actif durant les journées de mai et qui, en paroles ou en actes, s'étaient opposés à la politique de la CNT-FAI de collaboration avec l'État capitaliste.
Voici ce qu'écrivaient les Fractions de gauche en juin 1937, dans Bilan n° 41 :
"Les ouvriers du monde entier s'inclinent devant tous les morts et revendiquent leurs cadavres contre tous les traîtres : ceux d'hier, comme ceux d'aujourd'hui. Le prolétariat du monde entier salue en Berneri un des siens, et son immolation à l'idéal anarchiste est encore une protestation contre une école politique qui s'est effondrée au cours des événements d'Espagne : c'est sous la direction d'un gouvernement à participation anarchiste que la police a répété sur le corps de Berneri l'exploit de Mussolini sur le corps de Matteotti !"
Dans un autre article du même numéro, intitulé "Antonio Gramsci – Camillo Berneri", Bilan note que ces deux militants, qui sont morts à quelques semaines d'intervalle, avaient donné leur vie à la cause du prolétariat en dépit de graves lacunes de leurs positions idéologiques :
"Berneri, un chef des anarchistes ? Non, parce que, même après son assassinat, la CNT et la FAI mobilisent les ouvriers sur le danger de leur évincement d’un gouvernement qui est recouvert du sang de Berneri. Ce dernier avait cru pouvoir s’appuyer sur l’école anarchiste pour contribuer à l’œuvre de rédemption sociale des opprimés et c’est un ministère comprenant des anarchistes qui a lancé l’attaque contre les exploités de Barcelone !
Les vies de Gramsci et de Berneri appartiennent au prolétariat qui s’inspire de leur exemple pour continuer sa lutte. Et la victoire communiste permettra aux masses d’honorer dignement les deux disparus, parce qu’elle permettra aussi de mieux comprendre les erreurs dont ils furent les victimes et qui ont dû certainement ajouter, aux sévices de l’ennemi, le tourment intime de voir les événements contredire tragiquement leurs convictions, leurs idéologies."
L'article se termine en disant que le numéro suivant de Bilan reviendrait plus en détail sur ces deux figures du mouvement ouvrier. Dans le numéro en question (Bilan n° 42, juillet-août 1937), il y a en effet un article spécifique consacré à Gramsci qui, bien que d'un intérêt considérable, est en dehors du sujet du présent article. Berneri lui-même est mentionné dans l'éditorial de ce numéro, "La répression en Espagne et en Russie", qui examine les tactiques que la police avait utilisées pour assassiner Berneri et son camarade Barbieri :
"Nous savons aussi comment Berneri a été assassiné. Deux policiers se présentent d’abord chez lui. "Nous sommes des amis", disent-ils. Dans quel but viennent-ils ? Ils viennent se rendre compte où se trouvent deux fusils. Ils retournent, pour faire une simple perquisition, et ils emmènent les deux armes. Ils reviennent une dernière fois et cette fois c’est pour le coup final. Ils sont sûrs que Berneri et son camarade sont désarmés, qu’aucune possibilité de défense ne leur reste, ils procèdent à leur arrestation en vertu d’un mandat légalement décerné par les autorités d’un gouvernement dont font partie les amis politiques de Berneri, les représentants de la CNT et de la FAI. Les femmes de Berneri et de Barbieri apprendront, par la suite, que les cadavres de leurs camarades sont à la morgue.
Nous savons enfin que dans les rues de Madrid et de Barcelone, cela devient courant désormais. Des escadres armées, à la solde des centristes, parcourent les rues et tuent les ouvriers soupçonnés d’idées subversives.
Et tout cela, sans que l’édifice des socialisations, des milices, des syndicats gérant la production, ne soit encore anéanti par une nouvelle réorganisation de l’État capitaliste."
En fait il existe à ce jour différents récits de l'assassinat : celui d'Augustin Souchy contemporain des événements, "La semaine tragique en mai", publié à l'origine dans Spain and the World puis republié dans The May Days Barcelona 1937 (Freedom Press, 1998) qui est très similaire au récit de Bilan. D'autre part, il y a la courte biographie sur Libcom, écrite par Toni 22, et selon laquelle Berneri a été abattu dans la rue après être allé aux bureaux de Radio Barcelona pour parler de la mort de Gramsci. Et il existe encore d'autres variations dans la description des détails. Mais la question essentielle, comme l'a dit Bilan, était que dans la répression générale qui a suivi la défaite de la révolte de mai 1937, il était devenu pratique courante de procéder à l'élimination physique des éléments gênants comme Berneri qui eurent le courage de critiquer le gouvernement social-démocrate/stalinien/anarchiste, et la politique étrangère contre-révolutionnaire de l'URSS. Les staliniens, qui avaient la mainmise sur l'appareil de la police, étaient aux avant-postes de ces assassinats. Bien qu'il ait continué à utiliser le terme "centristes" pour décrire les staliniens, Bilan les voyait clairement pour ce qu'ils étaient : des ennemis violents de la classe ouvrière, des flics et des assassins avec lesquels aucune collaboration n'était possible. Cela tranche totalement avec la position des trotskistes qui continuaient à qualifier les "PC" de partis ouvriers avec qui un front uni était toujours souhaitable, et l'URSS de régime qui doit toujours être défendu contre l'attaque impérialiste.
Si certains des faits concernant l'assassinat de Berneri demeurent encore assez flous, nous sommes encore moins clairs sur la relation entre la Fraction italienne et Berneri. Notre livre sur la Gauche italienne nous dit que, suite au départ de la minorité de Bilan pour combattre dans les milices du POUM, la majorité envoya une délégation à Barcelone pour tenter de trouver des éléments avec qui un débat fructueux pourrait être possible. Les discussions avec les éléments du POUM se sont révélées infructueuses et "seule l'entrevue avec le professeur anarchiste Camillo Berneri eut des résultats positifs" (p. 129). Mais le livre ne précise pas ce qu'étaient ces résultats positifs. À première vue, il n'y a aucune raison évidente pour laquelle Bilan et Berneri auraient pu trouver un terrain d'entente. Par exemple, si on se penche sur un de ses textes les plus connus, la "Lettre ouverte à la camarade Federica Montseny" 23, datée d'avril 1937, après que celle-ci soit devenue ministre dans le gouvernement de Madrid, nous ne trouvons pas grand-chose permettant de distinguer la position de Berneri de celle de beaucoup d'autres antifascistes de "gauche" à l'époque. À la base de sa démarche - qui est plus un dialogue avec une camarade égarée que la dénonciation d'une traîtresse – il y a la conviction qu'une révolution est effectivement en cours en Espagne, qu'il n'y avait pas de contradiction entre l'approfondissement de la révolution et la poursuite de la guerre jusqu'à la victoire, à condition d'utiliser des méthodes révolutionnaires - mais ces méthodes n'excluaient pas de demander au gouvernement de prendre des mesures plus radicales, comme l'octroi immédiat de l'autonomie politique au Maroc afin d'affaiblir l'emprise des forces franquistes sur leurs recrues d'Afrique du Nord. Certes, l'article est très critique envers la décision des dirigeants de la CNT-FAI d'entrer au gouvernement, mais il y a beaucoup d'éléments dans cet article permettant de soutenir l'affirmation de Guillamón selon laquelle "La critique des Amis de Durruti était encore plus radicale que celle de Berneri, parce que Berneri était critique vis-à-vis de la participation de la CNT dans le gouvernement, alors que le Groupe a critiqué la collaboration de la CNT avec l'État capitaliste" 24 Alors, pourquoi la Fraction italienne fut-elle en mesure de tenir des discussions positives avec lui ? Nous pensons que c'est parce que Berneri, comme la Gauche italienne, était d'abord et avant tout engagé dans la défense de l'internationalisme prolétarien et dans une perspective mondiale, alors que, comme Guillamón l'a lui-même noté, un groupe comme les Amis de Durruti montrait encore des signes du lourd bagage de patriotisme espagnol. Au cours de la Première Guerre mondiale, Berneri avait pris une position très claire : quand il était encore membre du Parti socialiste, il avait travaillé en étroite collaboration avec Bordiga pour exclure les "interventionnistes" 25 du journal socialiste L'Avanguardia. Son article "Burgos et Moscou" 26 portant sur les rivalités impérialistes sous-tendant le conflit en Espagne, publié dans Guerra di Classe n° 6, le 16 décembre 1936, malgré une tendance à appeler la France à intervenir pour défendre ses intérêts nationaux 27, est en même temps clair sur les objectifs antirévolutionnaires et impérialistes de toutes les grandes puissances, fascistes, démocratiques et "soviétique" dans le conflit en Espagne. En fait, Souchy défend l'idée que c'est en particulier cette dénonciation du rôle impérialiste de l'URSS dans la situation en Espagne qui a signé l'arrêt de mort de Berneri.
Dans notre texte "Marxisme et éthique", nous écrivons : "Une caractéristique du progrès moral est l’agrandissement du rayon d’application des vertus et des pulsions sociales, jusqu’à embrasser l’ensemble de l’humanité. La plus haute expression, de loin, de la solidarité humaine, du progrès éthique de la société jusqu’à présent, c’est l’internationalisme prolétarien. Ce principe est le moyen indispensable de la libération de la classe ouvrière, qui pose les bases de la future communauté humaine" 28
Derrière l'internationalisme qui unissait Bilan et Berneri, il y a un profond attachement à la morale prolétarienne - la défense des principes fondamentaux quel qu'en soit le coût : l'isolement, le ridicule, et la menace physique. Comme Berneri l'écrit dans la dernière lettre à sa fille Marie-Louise : "On peut perdre ses illusions sur tout et sur tout le monde, mais pas sur ce que l'on affirme avec sa conscience morale" 29
La position de Berneri contre le "circonstancialisme" adopté par tant de personnes dans le mouvement anarchiste de l'époque – "les principes sont bien beaux, mais dans ces circonstances particulières, nous devons être plus réalistes et plus pragmatiques" - avait certainement touché une corde sensible chez les camarades de la Gauche italienne, dont le refus d'abandonner les principes face à l'euphorie de l'unité antifasciste, de l'immédiatisme opportuniste qui balaya la quasi-totalité du mouvement politique prolétarien à cette époque, les avait en effet obligés à suivre un parcours très solitaire.
Comme nous l'avons indiqué ailleurs 30, la fille de Camillo Berneri, Marie-Louise Berneri, et le compagnon de celle-ci, l'anarchiste anglo-italien Vernon Richards, faisaient partie des quelques éléments au sein du mouvement anarchiste, en Grande-Bretagne ou à l'étranger, qui ont maintenu une activité internationaliste pendant la Seconde Guerre mondiale, à travers leur publication War Commentary [Commentaires de guerre]. Le journal "a vivement dénoncé que la lutte idéologique entre la démocratie et le fascisme n'était que le prétexte de la guerre, de même que les dénonciations par les alliés démocratiques des atrocités nazies, n'étaient qu'hypocrisie après leur soutien tacite aux régimes fascistes et à la terreur stalinienne dans les années 1930. Soulignant la nature cachée de la guerre comme lutte de pouvoir entre les intérêts impérialistes britanniques, allemands et américains, War Commentary a également dénoncé l'utilisation de méthodes fascistes par les alliés "libérateurs" et leurs mesures totalitaires contre la classe ouvrière dans leur propre pays" 31. Marie-Louise Berneri et Vernon Richards furent arrêtés à la fin de la guerre et accusés de fomenter l'insubordination parmi les forces armées. Bien que Marie-Louise Berneri ne soit pas passée en jugement en vertu d'une loi stipulant que des conjoints ne peuvent pas être considérés comme ayant comploté ensemble, Vernon Richards fit neuf mois de prison. Marie-Louise Berneri donna naissance à un enfant mort-né et mourut peu après en avril 1949 d'une infection virale contractée lors de son accouchement, une perte tragique pour Vernon Richards et pour le mouvement prolétarien.
Richards publia également un livre qui constitue une référence, Enseignement de la révolution espagnole, sur la base d'articles parus dans le journal Spain and the World au cours des années 1930. Ce livre, d'abord publié en 1953 et dédié à Camillo et à Marie-Louise, est absolument sans faille dans sa dénonciation de l'opportunisme et de la dégénérescence de l'anarchisme "officiel" en Espagne. Dans son introduction à la première édition anglaise, Richards nous dit que certains éléments du mouvement anarchiste "m'avaient suggéré que cette étude fournissait des munitions aux ennemis politiques de l'anarchisme", ce à quoi Richards répondit : "Mis à part le fait que la cause de l'anarchie ne peut certainement pas être lésée par n'importe quelle tentative d'établir la vérité, la base de ma critique n'est pas que les idées anarchistes ont fait la preuve, face à l'expérience espagnole, qu'elles étaient inapplicables, mais que les anarchistes et les syndicalistes espagnols n'ont pas réussi à mettre leurs théories à l'épreuve et ont adopté à la place la tactique de l'ennemi. Je ne vois donc pas comment les partisans de l'ennemi, à savoir les gouvernements et les partis politiques, pourraient utiliser cette critique contre l'anarchisme sans qu'elle se retourne contre eux" 32
Au cours de la Seconde Guerre mondiale, une grande partie du mouvement anarchiste avait succombé aux sirènes de l'antifascisme et de la résistance. C'est le cas en particulier d'importants éléments du mouvement espagnol qui ont légué à l'histoire l'image de voitures blindées ornées de bannières CNT-FAI en tête du défilé de la "Libération" à Paris en 1944. Dans son livre, Richards attaque le "mélange d'opportunisme politique et de naïveté" qui a fait adopter aux dirigeants de la CNT-FAI le point de vue selon lequel "tous les efforts devraient être faits pour prolonger la guerre à tout prix jusqu'au déclenchement des hostilités entre l'Allemagne et la Grande-Bretagne, dont tout le monde savait qu'il était inévitable, tôt ou tard. De la même manière que certains espéraient la victoire à la suite de la conflagration internationale, beaucoup de révolutionnaires espagnols ont apporté leur soutien à la Seconde Guerre mondiale parce qu'ils croyaient que la victoire des "démocraties" (y compris la Russie !) entraînerait la libération automatique de l'Espagne de la tyrannie fasciste de Franco" 33.Encore une fois, cette fidélité à l'internationalisme était intégralement liée à une position éthique forte, exprimée tant au niveau intellectuel qu'à travers l'indignation évidente de Richards face au comportement répugnant et aux auto-justifications hypocrites des représentants officiels de l'anarchisme espagnol.
En réponse aux arguments du ministre anarchiste Juan Peiró, Richards mettait le doigt sur la mentalité du "circonstancialisme" : "tout compromis, toute déviation, nous expliquait-on, n'était pas une "rectification" des "principes sacrés" de la CNT, mais simplement des actions déterminées par les "circonstances" et, une fois celles-ci surmontées, il y aurait un retour aux principes" 34. Ailleurs, il dénonçait la direction de la CNT "prête à abandonner les principes pour la tactique", et pour sa capitulation face à l'idéologie de "la fin justifie les moyens" : "Le fait est que, pour les révolutionnaires ainsi que pour le gouvernement, tous les moyens étaient justifiés pour atteindre le but ; à savoir la mobilisation de l'ensemble du pays sur le pied de guerre. Et dans ces circonstances, l'hypothèse est que tout le monde soutiendrait la "cause". Ceux qui ne le font pas y sont contraints ; ceux qui résistent sont traqués, humiliés, punis ou liquidés".35
Dans cet exemple particulier, Richards parlait de la capitulation de la CNT face aux méthodes bourgeoises traditionnelles pour discipliner les prisonniers, mais il exprimait lucidement la même colère face aux trahisons politiques de la CNT dans toute une série de domaines. Certaines d'entre elles sont évidentes et bien connues :
- L'abandon rapide de la critique traditionnelle de la collaboration avec le gouvernement et les partis politiques en faveur de l'unité antifasciste. Le plus célèbre exemple en était l'acceptation de postes ministériels dans le gouvernement central et la justification idéologique infâme de ce pas par les ministres anarchistes qui affirmèrent que cela signifiait que l'État cessait d'être un instrument d'oppression. Mais Richards fustigeait également la participation des anarchistes à d'autres organes de l'État, comme le gouvernement régional de Catalogne et le Conseil national de défense - que Camillo Berneri avait lui-même reconnu comme faisant partie de l'appareil gouvernemental, en dépit de son étiquette "révolutionnaire", et dont il avait rejeté une invitation à siéger en son sein.
- La participation de la CNT dans la normalisation capitaliste de toutes les institutions qui émergèrent du soulèvement des travailleurs en juillet 1936 : l'incorporation des milices dans l'armée bourgeoise régulière et l'institution du contrôle des entreprises par l'État, même s'il se dissimulait derrière la fiction syndicaliste selon laquelle les travailleurs étaient désormais maîtres chez eux. Son analyse du Plenum national économique étendu de janvier 1938 (chapitre XVII) montre à quel point la CNT avait totalement adopté les méthodes de gestion capitaliste, et son obsession d'augmenter la productivité et de punir les désœuvrés. Mais la pourriture avait certainement commencé à se développer depuis bien plus longtemps, comme le montre Richards en dénonçant la signification pour la CNT de la signature du pacte "Unité d'action" avec le syndicat social-démocrate Union générale des travailleurs (UGT) et le Parti socialiste unifié de Catalogne (PSUC) stalinien - acceptation de la militarisation, de la nationalisation des entreprises avec une mince couche de "contrôle ouvrier", et ainsi de suite 36.
- Le rôle de la CNT dans le sabotage des journées de mai 1937. Richards a analysé ces événements comme une mobilisation spontanée et potentiellement révolutionnaire de la classe ouvrière et comme l'expression concrète d'un fossé croissant entre la base de la CNT et son appareil bureaucratique qui a utilisé toutes ses capacités de manœuvre et de pure tromperie pour désarmer les ouvriers et les remettre au travail.
Mais certains des exposés les plus révélateurs de Richards concernent la manière dont la dégénérescence politique et organisationnelle de la CNT a nécessairement impliqué une corruption morale croissante, surtout de la part des personnes les plus en pointe dans ce processus. Il montre comment cela s'exprimait à la fois dans les déclarations des dirigeants anarchistes et dans la presse de la CNT. Trois expressions de cette corruption en particulier suscitaient sa fureur :
- Un discours de Federica Montseny à un rassemblement de masse le 31 août 1936, où il est dit de Franco et de ses disciples qu'ils sont "cet ennemi manquant de dignité ou de conscience, démuni du sentiment d'être espagnol, parce que s'ils étaient espagnols, s'ils étaient patriotes, ils n'auraient pas laissé déferler sur l'Espagne les troupes régulières et les Maures pour imposer la civilisation des fascistes, non en tant que civilisation chrétienne, mais en tant que civilisation maure ; des gens que nous sommes allés coloniser pour que, maintenant, ils viennent nous coloniser, avec les principes religieux et les idées politiques qu'ils souhaitent imposer au peuple espagnol" 37. Richards commente avec amertume : "Ainsi parlait une révolutionnaire espagnole, l'un des membres les plus intelligents et les plus doués de l'organisation (et encore traité comme une des figures marquantes par la majorité de la section de la CNT en France). Dans cette seule phrase sont exprimés des sentiments nationalistes, racistes et impérialistes. Quelqu'un a-t-il protesté lors de la réunion ?"
- Le culte du leadership : Richards cite des articles de la presse anarchiste qui, presque dès le début de la guerre, visent à créer une aura semi-religieuse autour de figures comme García Oliver : "la mesure de jusqu'où vont les sycophantes est donnée dans un rapport publié dans Solidaridad Obrera (29 août 1936) à l'occasion du départ d'Oliver au front. Il est diversement décrit comme "notre cher camarade", "le militant exceptionnel", "le courageux camarade", "notre camarade le plus aimé" ", et ainsi de suite. Richards ajoute d'autres exemples de cette flagornerie et termine avec le commentaire : "Il va sans dire qu'une organisation qui encourage le culte du chef ne peut pas aussi cultiver un sens des responsabilités chez ses membres, qui est absolument fondamental pour l'intégrité d'une organisation libertaire" 38. Il est à noter que, à la fois, le discours de Montseny et la canonisation d'Oliver proviennent de la période antérieure à celle où ils devinrent ministres.
- La militarisation de la CNT : "Une fois résolue à l'idée de la militarisation, la CNT-FAI se jeta à corps perdu dans la tâche de démontrer à tout le monde que leurs militants de base étaient les plus disciplinés, les membres les plus courageux des forces armées. La presse de la Confédération publia d'innombrables photographies de ses chefs militaires (dans leur uniforme d'officier), les interviewa, écrivit des tribunes élogieuses sur leur promotion au rang de colonel ou de major. Et, alors que la situation militaire s'aggravait, le ton de la presse confédérale devenait plus agressif et militariste. Solidaridad Obrera publiait des listes quotidiennes d'hommes qui avaient été condamnés par les tribunaux militaires à Barcelone et exécutés pour "activités fascistes", "défaitisme" ou "désertion". On pouvait lire le cas d'un homme condamné à mort pour avoir aidé des conscrits à fuir en traversant la frontière… ". Richards cite ensuite un article de Solidaridad Obrera du 21 avril 1938 à propos d'un autre homme exécuté pour avoir quitté son poste, "pour faire un exemple plus fort. Les soldats de la garnison étaient présents et ont défilé devant le corps acclamant la République", et il conclut : "cette campagne pour la discipline et l'obéissance par la peur et la terreur […] n'a pas empêché les désertions des fronts à grande échelle (bien que pas souvent en direction des lignes de Franco) et la chute de la production dans les usines" 39.
Ces exemples de l'indignation de Richards face à la trahison totale des principes de classe par la CNT sont un exemple de la morale prolétarienne qui est un fondement indispensable à toute forme de militantisme révolutionnaire. Mais nous savons aussi que l'anarchisme a tendance à fausser cette morale avec des abstractions ahistoriques, et ce manque de méthode souligne quelques-unes des principales faiblesses du livre.
La démarche de Richards envers la question syndicale en est une illustration. Derrière la question des syndicats, il y a un élément "invariant" de principe : la nécessité pour le prolétariat de se doter des formes d'association pour se défendre de l'exploitation et de l'oppression du capital. Historiquement, l'anarchisme, tout en restant opposé à tous les partis politiques, a généralement accepté que les syndicats de métier, les syndicats d'industrie de type IWW, ou les organisations anarcho-syndicalistes constituaient une telle forme d'association. Mais, parce qu'il rejette l'analyse matérialiste de l'histoire, il ne peut pas comprendre que ces formes d'association peuvent changer profondément dans différentes époques historiques. D'où la position de la gauche marxiste pour qui, avec l'entrée dans l'époque de décadence du capitalisme, les syndicats et les anciens partis de masse perdent leur contenu prolétarien et sont intégrés dans l'État bourgeois. Le développement de l'anarcho-syndicalisme au début du 20e siècle a constitué une réponse partielle à ce processus de dégénérescence des anciens syndicats et des anciens partis, mais il lui manquait les outils théoriques pour vraiment expliquer le processus, et il s'est ainsi trouvé piégé dans de nouvelles versions de l'ancien syndicalisme : le destin tragique de la CNT en Espagne était la preuve que, dans la nouvelle époque, il n'était pas possible de maintenir le caractère prolétarien et, moins encore, ouvertement révolutionnaire, d'une organisation permanente de masse. Influencé par Errico Malatesta 40 (comme l'était Camillo Berneri), Richards 41 était conscient de certaines des limites de l'idée anarcho-syndicaliste : la contradiction qu'implique la construction d'une organisation qui, à la fois, se proclame pour la défense au jour le jour des intérêts des travailleurs et est de ce fait ouverte à tous les travailleurs et, dans le même temps, est engagée pour la révolution sociale, un objectif qui, à tout moment au sein de la société capitaliste, ne pourra être partagé que par une minorité de la classe. Cela ne pouvait que favoriser les tendances à la bureaucratie et au réformisme qui, tous deux, firent brutalement surface lors des événements de 1936-39 en Espagne. Mais cette vision n'est pas suffisante pour expliquer le processus par lequel toutes les organisations de masse permanentes qui, par le passé avaient pu constituer des expressions du prolétariat, étaient désormais directement intégrées dans l'État. Ainsi Richards, malgré quelques intuitions sur le fait que la trahison de la CNT n'était pas simplement une question de "leaders", est incapable de reconnaître que l'appareil de la CNT lui-même, au terme d'un long processus de dégénérescence, s'était intégré à l'État capitaliste. Cette incapacité à comprendre la transformation qualitative des syndicats est aussi perceptible dans la manière dont il voit la fédération "socialiste" des syndicats, l'UGT : pour lui, alors que toute collaboration avec les partis politiques et le gouvernement constituait une trahison de principe, il était positivement en faveur d'un front uni avec l'UGT qui, en réalité, ne pouvait être qu'une version plus radicale du Front populaire.
La principale faiblesse du livre, cependant, est celle partagée par une écrasante majorité d'anarchistes dissidents et de groupes d'opposition de l'époque, l'idée selon laquelle il y aurait effectivement eu une révolution prolétarienne en Espagne, la classe ouvrière serait réellement arrivée au pouvoir, ou aurait au moins établi une situation de double pouvoir qui aurait duré bien au-delà des premiers jours de l'insurrection de juillet 1936. Pour Richards, l'organe de double pouvoir était le Comité central des milices antifascistes, même s'il savait que le CCMA était devenu plus tard un agent de la militarisation. En fait, comme nous l'avons noté dans l'article précédent, d'après Bilan, le CCMA a joué un rôle crucial dans la préservation de la domination capitaliste, presque dès le premier jour de l'insurrection. À partir de cette erreur fondamentale, Richards est incapable de rompre avec l'idée que nous avons déjà notée dans les positions des Amis de Durruti, à savoir que la guerre d'Espagne était essentiellement une guerre révolutionnaire qui aurait pu simultanément repousser Franco sur le front militaire et établir les bases d'une nouvelle société, au lieu de voir que les fronts militaires et la mobilisation générale pour la guerre étaient en eux-mêmes une négation de la lutte de classe. Bien que Richards fasse des critiques très lucides à la manière concrète dont la mobilisation pour la guerre a conduit à la militarisation forcée de la classe ouvrière, à l'écrasement de son initiative autonome et à l'intensification de son exploitation, il reste ambigu sur des questions telles que la nécessité d'augmenter le rythme et la durée du travail dans les usines afin d'assurer la production d'armes pour le front. Faute d'une vision globale et historique des conditions de la lutte de classe dans cette période, une période de défaite de la classe ouvrière et de préparation d'une nouvelle division impérialiste du monde, il ne saisit pas la nature de la guerre d'Espagne en tant que conflit impérialiste, répétition générale de l'holocauste mondial à venir. Son insistance selon laquelle la "révolution" a fait une erreur clé en n'utilisant pas les réserves d'or de l'Espagne pour acheter des armes à l'étranger démontre (comme pour Berneri avec son appel plus ou moins ouvert à l'intervention des démocraties) une sous-estimation profonde d'à quel point le basculement très rapide du terrain de la lutte de classe au terrain militaire avait également propulsé le conflit dans la cocotte-minute inter-impérialiste mondiale.
Pour Bilan, l'Espagne 1936 a été à l'anarchisme ce que 1914 avait été à la social-démocratie : un acte de trahison historique qui a marqué un changement dans la nature de classe de ceux qui avaient trahi. Cela ne signifie pas que toutes les différentes expressions de l'anarchisme étaient passées de l'autre côté de la barricade, mais - comme avec les survivants du naufrage de la social-démocratie - cela appelait vraiment à un processus d'auto-examen impitoyable, à une profonde réflexion théorique de la part précisément de ceux qui étaient restés fidèles à des principes de classe. Dans l'ensemble, les meilleures tendances au sein de l'anarchisme ne sont pas allées assez loin dans cette autocritique, et certainement pas aussi loin que la Gauche communiste dans l'analyse des échecs successifs de la social-démocratie, de la révolution russe, et de l'Internationale communiste. La majorité - et ce fut certainement le cas avec les Amis de Durruti, les Berneri et Richards - a essayé de préserver le noyau dur de l'anarchisme quand c'est précisément ce noyau qui reflète les origines petites-bourgeoises de l'anarchisme et sa résistance à la cohérence et à la clarté du "parti Marx" (en d'autres termes la tradition marxiste authentique). Le rejet de la méthode matérialiste historique l'a empêchée de développer une perspective claire dans la période d'ascendance du capitalisme et, ensuite, de comprendre les changements dans la vie de l'ennemi de classe et de la lutte prolétarienne à l'époque de la décadence capitaliste. Et il l'empêche toujours de faire sienne une théorie adéquate du mode de production capitaliste lui-même - ses forces motrices et sa trajectoire vers la crise et l'effondrement. Peut-être de façon plus cruciale, l'anarchisme est incapable de développer une théorie matérialiste de l'État - ses origines, sa nature et les modifications historiques qu'il a subi - et des moyens d'organisation du prolétariat pour le renverser : les conseils ouvriers et le parti révolutionnaire. En dernière analyse, l'idéologie anarchiste est un obstacle à la tâche d'élaboration du contenu politique, économique et social de la révolution communiste.
CDW
1. Voir la Revue internationale n° 104, "Document (Josep Rebull, POUM) : Sur les Journées de mai 1937 à Barcelone" [10] https://fr.internationalism.org/rinte104/espagne.htm [10]: Sur les Journées de mai 1937 à Barcelone".
2. Sur ce groupe, l'ouvrage écrit d'un point de vue clairement prolétarien et faisant autorité a été écrit par Agustin Guillamón : The Friends of Durruti Group 1937-39 [Le Groupe des Amis de Durruti 1937-1939] (AK Press, 1996). Nous en parlerons tout au long de cette partie de l'article. Voir aussi l'article de la Revue internationale du CCI n° 102, Anarchisme et communisme ; https://fr.internationalism.org/rinte102/anar.htm [11].
3. Guillamón, The Friends of Durruti Group, p. 78. Notre traduction.
4. The Friends of Durruti Group, p. 92
5. Towards a fresh revolution [Vers une nouvelle révolution], cité dans The Friends of Durruti Group p. 84
6. Lutte ouvrière, 24 février et 3 mars 1939, cité dans The Friends of Durruti Group, p. 98.
7. The Friends of Durruti Group, p. 64.
8. The Friends of Durruti Group, p. 68.
9. Ibid.
10. The Friends of Durruti Group, p. 79.
11. Voir nos articles sur l'histoire de la CNT de la série plus large sur l'anarcho-syndicalisme : "Histoire du mouvement ouvrier - La CNT : Naissance du syndicalisme révolutionnaire en Espagne (1910-1913)" ; [12]https://fr.internationalism.org/rint128/CNT_anarcho_syndicalisme_syndicalisme_revolutionnaire.htm [12] ; "Histoire du mouvement ouvrier : le syndicalisme fait échouer l'orientation révolutionnaire de la CNT (1919-1923)" [13] ; ; [14]https://fr.internationalism.org/rint130/histoire_du_mouvement_ouvrier_le_syndicalisme_fait_echouer_l_orientation_revolutionnaire_de_la_cnt_1919_1923.html [13] ; "La contribution de la CNT à l'instauration de la République espagnole (1921-1931)" https://fr.internationalism.org/rint131/la_contribution_de_la_cnt_a_l_instauration_de_la_republique_espagnole.html [14].
12. Cité dans la préface de The Friends of Durruti Group, p. VII.
13. The Friends of Durruti Group, p. 82.
14. Buenaventura Durruti est né en 1896, fils d'un cheminot. Dès l'âge de 17 ans, il fut impliqué dans des luttes ouvrières combatives - d'abord dans les chemins de fer, puis dans les mines et, plus tard, dans les mouvements de classe massifs qui ont balayé l'Espagne lors de la vague révolutionnaire d'après-guerre. Il rejoignit la CNT à cette époque. Pendant le reflux de la vague révolutionnaire, Durruti fut impliqué dans les combats des "Pistoleros" contre les mercenaires de l'État et des patrons, et mena l'assassinat d'au moins une personnalité de haut rang. Exilé en Amérique du Sud et en Europe au cours de la plus grande partie des années 1920, il fut condamné à mort dans plusieurs pays. En 1931, après la chute de la monarchie, il retourna en Espagne et devint membre de la FAI et du groupe Nosotros, tous deux formés dans le but de lutter contre les tendances de plus en plus réformistes de la CNT. En juillet 1936, à Barcelone, il prit une part très active dans la réponse des travailleurs au coup d'État de Franco, puis forma la Colonne de Fer, une milice spécifiquement anarchiste qui alla combattre sur le front contre les franquistes, alors que dans le même temps elle suscitait ou soutenait les collectivisations agraires. En novembre 1936, il se rendit à Madrid avec un grand contingent de miliciens pour tenter de soulager la ville assiégée, mais fut tué par une balle perdue. 500 000 personnes assistèrent à ses funérailles. Pour celles-ci et pour bien d'autres travailleurs espagnols, Durruti était un symbole de courage et de dévouement à la cause du prolétariat. On peut trouver une courte notice biographique de Durruti en anglais sur libcom.org [15] et en français sur Wikipédia [16].
15. Un terme inventé durant la Première Guerre mondiale pour désigner ceux qui insistaient pour que la guerre soit menée "jusqu'au bout".
16. The Friends of Durruti Group, p. 71.
17. The Friends of Durruti Group, p. 108.
18. The Friends of Durruti Group, p. 10.
19. "Theses on the Spanish Civil War and the revolutionary situation created on July 19, 1936 - BALANCE (Agustín Guillamón)" [17], sur libcom.org. https://libcom.org/library/theses-spanish-civil-war-revolutionary-situation-created-july-19-1936-balance-agust%C3%ADn-gu [17]
20. En particulier, l'insistance selon laquelle le parti ne devait pas s'identifier à l'État de transition, une erreur qu'il considérait avoir été fatale aux Bolcheviks en Russie. Voir à ce sujet un article précédent de cette série, Revue internationale n° 127, "Le communisme (III) : Les années 1930 : le débat sur la période de transition" [18]; https://fr.internationalism.org/rint127/communisme_periode_de_transition.html [18].
21. Camillo Berneri est né dans le nord de l'Italie en 1897, fils d'un fonctionnaire et d'une enseignante. Il travailla lui-même pendant un certain temps comme professeur dans une école de formation des enseignants. Il rejoignit le Parti socialiste italien au cours de son adolescence et, pendant la guerre de 1914-18, avec Bordiga et d'autres, prit une position internationaliste contre le flottement centriste du parti et contre la trahison pure et simple de ses positions par Mussolini. Mais à la fin de la guerre, il était devenu anarchiste et était proche des idées d'Errico Malatesta. Poussé à l'exil par le régime fasciste, il resta une cible des machinations de la police secrète fasciste, l'OVRA. Ce fut durant cette période qu'il écrivit un certain nombre de contributions sur la psychologie de Mussolini, sur l'antisémitisme et sur le régime de l'URSS. Apprenant la nouvelle du soulèvement des travailleurs à Barcelone, il alla en Espagne et combattit sur le front d'Aragon. De retour à Barcelone, il critiqua de façon cohérente les tendances opportunistes et ouvertement bourgeoises dans la CNT, écrivit pour Guerra di Classe [Guerre de classe] et prit contact avec les Amis de Durruti. Comme relaté dans cet article, il fut assassiné par des tueurs staliniens durant les journées de mai 1937.
22. "Berneri, Luigi Camillo, 1897-1937" [19], sur libcom.org. https://libcom.org/article/berneri-luigi-camillo-1897-1937 [19]
23. Guerra di Classe No. 12, 14 avril 1937. Reproduite en anglais sur libcom.org,"The anarchists in government in Spain: Open letter to comrade Federica Montseny - Camillo Berneri" [20] ; https://libcom.org/article/anarchists-government-spain-open-letter-comrade-federica-montseny-camillo-berneri [20]. Cette lettre est partiellement reproduite en français sur le blog "La Bataille socialiste", "1937-04 Lettre ouverte à la camarade Federica Montseny [Berneri]" [21].
24. The Friends of Durruti Group, p. 82.
25. Ce terme désigne en Italie les partisans de la participation de ce pays à la Première Guerre mondiale aux côtés de l'Entente.
26. Connu également sous le titre "Entre la guerre et la révolution" ; disponible en anglais sur libcom.org "Between the war and the Revolution - Camillo Berneri" [22].
27. Cette position dangereuse est encore plus explicite dans un autre article de Berneri initialement publié dans Guerra di Classe n° 7, 18 juillet 1937, "Non intervention et implication internationale dans la guerre civile espagnole"; . On le trouve en anglais, "Non - intervention and international involvement in the Spanish Civil War" [23] sur le site "The Struggle Site" : https://struggle.ws/berneri/international.html [23].
28. Revue internationale n° 127, "Marxisme et éthique (débat interne au CCI)" [24] ; https://fr.internationalism.org/rint127/ethique_morale.html [24].
29. "Berneri's last letters to his family" [25], sur le site "The Struggle Site". https://struggle.ws/berneri/last_letter.html [25].
30. Voir notre article en anglais, World Revolution n° 270, décembre 2003, "Revolutionaries in Britain and the struggle against imperialist war, Part 3: the Second World War" [26] [Les révolutionnaires en Grande-Bretagne et la lutte contre la guerre impérialiste]. https://en.internationalism.org/wr/270_rev_against_war_03.html [26] Voir également notre article en français, "Notes sur le mouvement anarchiste internationaliste en Grande-Bretagne" ; https://fr.internationalism.org/icconline/2011/notes_sur_le_mouvement_anarchiste_internationaliste_en_grande_bretagne.html [27]" [27]Voir aussi notre brochure en anglais The British Communist Left [la Gauche communiste britannique] p. 101.
31. "Revolutionaries in Britain and the struggle against imperialist war", op. cit.
32. Lessons of the Spanish Revolution, 1995 Éditions Freedom Press, p. 14 [En français : Enseignement de la Révolution espagnole, 1997, Éditions Acratie, disponible en ligne sur le site www.somnisllibertaris.com [28]].
33. Lessons of the Spanish Revolution, pp. 153-4.
34. Lessons of the Spanish Revolution, pp. 179-80.
35. Lessons of the Spanish Revolution, p. 213.
36. Le souci de vérité de Richards signifie aussi que dans son livre, il est loin de faire l'apologie des collectifs anarchistes qui auraient constitué, pour certains, la preuve que la "révolution espagnole" avait largement dépassé la Russie concernant son contenu social. Ce que Richards montre vraiment c'est que, bien que la prise de décisions par les assemblées et les expériences de distribution sans argent aient duré plus longtemps à la campagne, surtout dans les domaines plus ou moins autosuffisants, toute contestation des normes de gestion capitaliste avait été très rapidement éliminée dans les usines, qui ont été plus immédiatement dominées par les besoins de la production de guerre. Une forme de capitalisme d'État gérée par les syndicats réimposa très rapidement la discipline sur le prolétariat industriel.
37. Lessons of the Spanish Revolution, p. 211.
38. Lessons of the Spanish Revolution, p. 181.
39. Lessons of the Spanish Revolution, p. 161. Marc Chirik, un membre fondateur de la Gauche communiste de France et du CCI, faisait partie de la délégation de la majorité de la Fraction qui est allée à Barcelone. Plus tard, il a parlé de l'extrême difficulté des discussions avec la plupart des anarchistes et estimé que certains d'entre eux étaient tout à fait capables de les descendre, lui et ses camarades, pour oser mettre en cause la validité de la guerre antifasciste. Cette attitude est le clair reflet des appels dans la presse de la CNT à l'exécution de déserteurs.
40. Voir par exemple, sur marxists.org, "Syndicalism and Anarchism" [29] [Syndicalisme et anarchisme], 1925.
41. Voir par exemple Lessons of the Spanish Revolution, p. 196.
Après l’Afrique de l’Ouest,1 nous entamons une seconde série sur l’histoire du mouvement ouvrier africain avec une contribution portant sur les luttes de classes en Afrique du Sud. Un pays célèbre surtout sur deux plans : d’un côté, ses richesses minières (or, diamant, etc.) grâce auxquelles il s’est relativement développé et, de l’autre, son système monstrueux d’apartheid dont on voit encore aujourd’hui un certain nombre des séquelles. En même temps, l’apartheid accoucha d’une immense "icône", à savoir Nelson Mandela, considéré comme la principale victime mais surtout l’exutoire de ce système d’un autre âge, d’où ses "titres" de "héros de la lutte anti-apartheid" et d’homme de "paix et de réconciliation des peuples d’Afrique du Sud" adulé dans toute la planète capitaliste. L’image médiatique de Mandela voile tout le reste à tel point que l’histoire et les combats de la classe ouvrière sud-africaine avant et pendant l’apartheid sont carrément ignorés ou déformés en étant systématiquement catégorisés dans la rubrique "luttes anti-apartheid" ou "luttes de libération nationale". Bien entendu, pour la propagande bourgeoise, ces luttes ne pouvaient être incarnées que par Mandela. Ceci alors même qu’il est de notoriété publique que, depuis leur arrivée au pouvoir, Mandela et son parti le Congrès National Africain (l’ANC) n’ont jamais été tendres envers les grèves de la classe ouvrière 2.
Le but principal de cette contribution vise à rétablir la vérité historique sur les luttes ayant opposé les deux classes fondamentales, à savoir la bourgeoisie (dont l’apartheid n’était qu’un des moyens de sa domination) et le prolétariat d’Afrique du Sud qui, le plus souvent, est parti en lutte sur ses propres revendications de classe exploitée, d’abord à l’époque de la bourgeoisie coloniale hollando-anglaise puis sous le régime de Mandela/ANC. En d’autres termes, un prolétariat sud-africain dont le combat s’inscrit parfaitement dans celui du prolétariat mondial.
Selon certaines sources d’historiens, cette région était occupée initialement par les populations Xhosa, Tswana et Sotho qui s’y installèrent entre 500 et l’an 1000. À ce propos, l’historien Henri Wesseling 3 nous donne l'éclairage suivant : "L’Afrique du Sud n’était pas une terre vierge lorsque des navires européens accostèrent pour la première fois vers 1500 au pied des montagnes de la Table. Elle était peuplée par différentes ethnies, essentiellement nomades. Les colons hollandais les divisèrent en Hottentots et Bochimans. Ils les considérèrent comme deux peuples totalement distincts du point de vue physique et culturel. Les Bochimans étaient plus petits que les Hottentots et parlaient une autre langue qu’eux. En outre, ils étaient plus "primitifs", pratiquant la chasse et la cueillette, alors que les Hottentots avaient atteint le niveau des peuples pasteurs. Cette dichotomie traditionnelle a longtemps dominé l’historiographie. Aujourd’hui, nous n’employons plus ces termes, mais ceux de Khoi ou Khoikhoi pour les Hottentots et celui de San pour les Bochimans, le terme de Khoisan servant à désigner le groupe ethnique qu’ils forment ensemble. En effet, actuellement, on souligne moins la distinction entre ces peuples, essentiellement parce qu’ils sont tous deux très différents des ethnies voisines parlant des langues bantoues et autrefois dénommées Cafres, de l’arabe kafir (infidèles). Ce terme-là est également tombé en désuétude".
On peut noter comment les colons hollandais considéraient les premiers occupants de cette région du monde, selon l’idéologie coloniale établissant des classements entre "primitifs" et "évolués". Par ailleurs l’auteur du propos indique que le terme Afrique du Sud est un concept politique (récent) et que nombre de ses populations sont historiquement originaires des pays voisins (par exemple de l’Afrique australe).
Concernant la colonisation européenne, les Portugais y firent escale les premiers en Afrique du Sud en 1488 et les Hollandais les suivirent en débarquant dans la région en 1648. Ces derniers décidèrent de s’y installer définitivement à partir de 1652, ce qui marque le début de la présence "blanche" permanente dans cette partie de l'Afrique. En 1795, Le Cap fut occupé par les Anglais qui, 10 ans plus tard, s’emparèrent du Natal, tandis que les Boers (Hollandais) dirigèrent le Transvaal et l’État libre d’Orange en parvenant à faire reconnaître leur indépendance par l’Angleterre en 1854. Quant aux divers États ou groupes africains, ils résistèrent longtemps par la guerre à la présence des colons européens sur leur sol avant d’être vaincus définitivement par les puissances dominantes. Au terme des guerres qui les opposèrent aux Afrikaners et aux Zoulous, les Britanniques procédèrent en 1910 à l’unification de l’Afrique du Sud sous l’appellation "Union Sud-Africaine" et ce jusqu’en 1961 où le régime afrikaner décida simultanément de quitter le Commonwealth (communauté anglophone) et de changer le nom du pays.
L’apartheid fut établi officiellement en 1948 et aboli en 1990. Nous y reviendrons plus loin en détail.
Concernant les rivalités impérialistes, l’Afrique du Sud joua en Afrique australe le rôle de "gendarme délégué" du bloc impérialiste occidental et c’est à ce titre que Pretoria intervint militairement en 1975 en Angola, soutenu alors par le bloc impérialiste de l’Est au moyen de troupes cubaines.
L’Afrique du Sud est considérée aujourd’hui comme un pays "émergent" membre des BRIC (Brésil, Russie Inde, Chine) et cherche à faire son entrée dans l’arène des grandes puissances.
Depuis 1994, l’Afrique du Sud est gouvernée principalement par l’ANC, le parti de Nelson Mandela, en compagnie du Parti Communiste et de la centrale syndicale COSATU.
La classe ouvrière sud-africaine émergea à la fin du 19e siècle et constitue aujourd’hui le prolétariat industriel le plus nombreux et le plus expérimenté du continent africain.
Enfin, nous pensons utile d’expliquer deux termes proches mais cependant distincts que nous serons amenés à utiliser souvent dans cette contribution, à savoir les termes "boer" et "afrikaner" ayant à l’origine des racines hollandaises.
Sont appelés Boers (ou Trekboers) les fermiers hollandais (à dominante petite paysanne) qui, de 1835 à 1837, entreprirent une vaste migration en Afrique du Sud en raison de l’abolition de l’esclavage par les Anglais dans la colonie du Cap en 1834. Il se trouve que le terme est encore utilisé aujourd’hui à propos des descendants, directs ou non, de ces fermiers (y inclus des ouvriers d’usine).
Concernant la définition du terme afrikaner, nous renvoyons à l’explication que donne l’historien Henri Wesseling (Ibid.) : "La population blanche qui s’était installée au Cap était de diverses origines. Elle se composait de Hollandais, mais aussi de nombreux Allemands et de huguenots français. Cette communauté avait adopté progressivement un mode de vie propre. On pourrait même dire qu’une identité nationale se constitua, celle des Afrikaners, qui considérèrent le gouvernement britannique comme une autorité étrangère."
Nous pouvons donc dire que ce terme renvoie à une sorte d’identité revendiquée par un nombre de migrants européens de l’époque, une notion que l’on emploie encore dans des publications récentes.
Si le capitalisme naissant a été marqué dans chaque région du monde comme en Afrique du Sud par des caractéristiques spécifiques ou locales, néanmoins il s’est développé en général selon trois étapes différentes, comme l’explique Rosa Luxemburg 4 :
"Il convient d’y [dans son développement] distinguer trois phases : la lutte du capital contre l’économie naturelle, sa lutte contre l’économie marchande et sa lutte sur la scène mondiale autour de ce qui reste des conditions d’accumulation.
Le capitalisme a besoin pour son existence et son développement de formes de productions non capitalistes autour de lui. Mais cela ne veut pas dire que n’importe laquelle de ces formes puisse lui être utile. Il lui faut des couches sociales non capitalistes comme débouchés pour sa plus-value, comme sources de moyens de production et comme réservoirs de main-d’œuvre pour son système de salariat".
En Afrique du Sud, le capitalisme a emprunté ces trois étapes. Au 19e siècle il y existait une économie naturelle, une économie marchande et une main-d’œuvre suffisante pour développer le salariat.
"À la colonie du Cap et dans les républiques boers, une économie purement paysanne régnait jusqu’aux alentours de 1860. Pendant longtemps, les Boers menèrent la vie d’éleveurs nomades, ils avaient pris aux Hottentots et aux Cafres les meilleurs pâturages, les avaient exterminés ou chassés autant qu’ils le pouvaient. Au 18e siècle, la peste apportée par les bateaux de la Compagnie des Indes orientales leur rendait de grands services en anéantissant des tribus entières de Hottentots et en libérant ainsi des terres pour les migrants hollandais".
(…) En général l’économie des Boers resta, jusqu’aux alentours de 1860, patriarcale et fondée sur l’économie naturelle. Ce n’est qu’en 1859 que le premier chemin de fer fut construit en Afrique du Sud. Certes, le caractère patriarcal n’empêchait nullement les Boers d’être durs et brutaux. On sait que Livingstone se plaignait bien plus des Boers que des Cafres. (…) En réalité, il s’agissait de la concurrence entre l’économie paysanne (incarnée par les Boers) et la politique coloniale du grand capital (anglais) autour des Hottentots et des Cafres, c'est-à-dire autour de leurs territoires et de leurs forces de travail. Le but des deux concurrents était le même : ils voulaient asservir, chasser ou exterminer les indigènes, détruire leur organisation sociale, s’approprier leurs terres et les contraindre au travail forcé pour les exploiter. Seuls les méthodes étaient différentes. Les Boers préconisaient l’esclavage périmé comme fondement d’une économie naturelle patriarcale ; la bourgeoisie anglaise voulait introduire une exploitation moderne du pays et des indigènes sur une grande échelle". (Rosa Luxemburg, Ibid.)
À noter l’âpreté du combat que durent se livrer Boers et Anglais pour la conquête et l’instauration du capitalisme dans cette zone qui se fit, comme ailleurs, "dans le sang et dans la boue". Au final ce fut l’impérialisme anglais qui domina la situation et concrétisa l’avènement du capitalisme en Afrique du Sud comme le relate, à sa manière, la chercheuse Brigitte Lachartre 5 :
"L’impérialisme britannique, lors qu’il se manifesta dans le sud du continent en 1875, avait d’autres visées : citoyens de la première puissance économique de l’époque, représentants de la société mercantiliste puis capitaliste la plus développée d’Europe, les Britanniques imposèrent dans leur colonie d’Afrique australe une politique indigène beaucoup plus libérale que celle des Boers. L’esclavage fut aboli dans les régions contrôlées par eux, tandis que les colons hollandais fuyaient dans l’intérieur du pays pour échapper au nouvel ordre social et à l’administration des colons britanniques. Après avoir vaincu les Africains par les armes (une dizaine de guerres "cafres" en un siècle), les Britanniques s’attachèrent à "libérer" la force de travail : on regroupa d’abord les tribus vaincues dans des réserves tribales dont on restreignait de plus en plus les limites ; on empêcha les Africains d’en sortir sans autorisation et laissez-passer en règle. Mais le vrai visage de la colonisation britannique apparut avec la découverte des mines de diamants et d’or vers 1870. Une ère nouvelle commençait qui opéra une transformation profonde de toutes les structures sociales et économiques du pays : les activités minières entraînèrent l’industrialisation, l’urbanisation, la désorganisation des sociétés traditionnelles africaines, mais aussi des communautés boers, l’immigration des nouvelles vagues d’Européens (…)".
En clair, ce propos peut se lire comme un prolongement concret du processus, décrit par Rosa Luxemburg, selon lequel le capitalisme a vu le jour en Afrique du Sud. En effet, dans sa lutte contre "l’économie naturelle", la puissance économique anglaise dut briser les anciennes sociétés tribales et se débarrasser violemment des anciennes formes de productions comme l’esclavage qu’incarnèrent les Boers qui furent contraints de fuir pour échapper à l’ordre du capitalisme moderne. Précisément, ce fut au milieu de ces guerres entre tenants de l’ancien et du nouvel ordre économique que le pays passa illico au capitalisme moderne grâce à la découverte du diamant (en 1871), puis de l’or (en 1886). La "ruée vers l’or" se traduisit ainsi par une accélération fulgurante de l’industrialisation du pays consécutivement à l’exploitation et à la commercialisation des matières précieuses en attirant massivement les investisseurs capitalistes des pays développés. Dès lors, il fallait recruter des ingénieurs et ouvriers qualifiés, et c’est ainsi que des milliers d’Européens, d’Américains et Australiens vinrent s’installer en Afrique du Sud. Et la ville de Johannesburg de symboliser ce dynamisme naissant par la rapidité de son développement. Le 17 juillet 1896, un recensement y fut organisé et il en ressortit que la ville, qui comptait 3000 habitants en 1887, en comptait 100 000 dix ans plus tard. Ensuite, en un peu plus de dix ans, la population blanche passa de six cent mille à plus d’un million d’habitants. D’autre part dans la même période le produit intérieur brut (le PIB) passa de quelque 150 000 livres à près de quatre millions. Voilà comment l’Afrique du Sud est devenue le premier et l’unique pays africain relativement développé sur le plan industriel, ce qui ne tarda pas d’ailleurs à aiguiser les appétits des puissances économiques rivales 6 :
"Le centre économique et politique de l’Afrique du Sud ne se trouvait plus au Cap, mais à Johannesburg et à Pretoria. L’Allemagne, la plus grande puissance économique européenne, s’était établie dans le Sud-Ouest africain et avait manifesté de l’intérêt pour le Sud-Est africain. Si le Transvaal ne se montrait pas disposé à se soumettre à l’autorité de Londres, l’avenir de l’Angleterre serait remis en cause dans toute l’Afrique du Sud".
En effet, dès cette époque on pouvait voir que derrière les enjeux économiques se cachaient les enjeux impérialistes entre les grandes puissances européennes qui se disputaient le contrôle de cette région. D’ailleurs la puissance britannique fit tout pour circonscrire la présence de sa rivale allemande à l’ouest de l’Afrique du Sud, dans ce qui s’appelle aujourd’hui la Namibie (colonisée en 1883), et ce après avoir neutralisé le Portugal, autre puissance impérialiste aux moyens beaucoup plus limités. Dès lors, l’empire britannique pouvait pavoiser en restant le seul maître aux commandes de l’économie sud-africaine en pleine expansion.
Mais le développement économique de l’Afrique du Sud, propulsé par les découvertes minières, se heurta très vite à une série de problèmes en premier lieu d’ordre social et idéologique. En effet :
"Le développement économique, stimulé par la découverte des mines ne tardera pas à placer les colons blancs devant une contradiction profonde (…). D’une part la mise en place du nouvel ordre économique nécessitait la constitution d’une main-d’œuvre salariée ; de l’autre, la libération de la force de travail africaine hors réserves et hors de leur économie de subsistance traditionnelle mettait en péril l’équilibre racial dans l’ensemble du territoire. Dès la fin du siècle dernier (le 19e), les populations africaines furent donc l’objet d’une multitude de lois aux effets souvent contradictoires. Certaines visaient à les faire migrer dans les zones d’activités économiques blanches pour se soumettre au salariat. D’autres tendaient à les maintenir en partie dans les réserves. Parmi les lois destinées à fabriquer une main-d’œuvre disponible, il y en eut qui pénalisaient le vagabondage et devaient "arracher les indigènes à cette oisiveté et de paresse, leur apprendre la dignité du travail, et leur faire contribuer à la prospérité de l’État". Il y en eut pour soumettre les Africains à l’impôt. (…) Parmi les autres lois, celles sur les laissez-passer avaient pour but de filtrer les migrations, de les orienter en fonction des besoins de l’économie ou de les stopper en cas de pléthore". (Brigitte Lachartre. Ibid.)
On voit là que les autorités coloniales britanniques se trouvèrent dans des contradictions liées au développement des forces productives. Mais on peut dire que la contradiction la plus forte d’alors fut d’ordre idéologique quand la puissance anglaise décida de considérer la main-d’œuvre noire sur des critères administratifs ségrégationnistes en particulier à l’instar des lois sur les laissez-passer et le parcage des africains. En fait cette politique était en contradiction flagrante avec l’orientation libérale ayant conduit à la suppression de l’esclavage.
D'autres difficultés liées aux guerres coloniales se manifestèrent également. Après avoir subi des défaites et gagné des guerres face à ses adversaires Zoulous et Afrikaners entre 1870 et 1902, l’empire britannique dut digérer le coût extrêmement élevé de ses victoires, notamment celle de 1899/1902, aussi bien sur le plan humain qu’économique. En effet, "la guerre des Boers" a été une boucherie : "La guerre des Boers fut la plus grande guerre coloniale de l’ère impérialiste moderne. Elle dura plus de deux ans et demi (du 11 octobre 1899 au 31 mai 1902). Les Britanniques y engagèrent environ un demi-million de soldats, dont 22 000 trouvèrent la mort en Afrique du Sud. Leurs pertes totales, c'est-à-dire l’ensemble de leurs tués, blessés et disparus, s’élevèrent à plus de 100 000 hommes. Les Boers, quant à eux, mobilisèrent près 100 000 hommes. Ils perdirent plus de 7 000 combattants et près de 30 000 des leurs moururent dans les camps. Un nombre indéterminé d’Africains combattaient aux côtés des uns et des autres. Les pertes qu’ils subirent sont elles aussi indéterminées. Des dizaines de milliers d’entre eux perdirent sans doute la vie. Le War Office britannique calcula également que 400 346 chevaux, ânes et mules périrent lors de ce conflit, ainsi que des millions de têtes de bétail appartenant au Boers. Cette guerre coûta aux contribuables britanniques 200 000 000 de livres sterling, soit dix fois le budget annuel de l’armée ou 14 % du revenu national de 1902. Si l’assujettissement des futurs sujets britanniques d’Afrique coûta en moyenne quinze pennies par tête, la soumission des Boers coûta en revanche 1 000 livres sterling par homme". (H .Wesseling. Ibid.)
Autrement dit une sale guerre à ciel ouvert qui inaugura l’entrée du capitalisme britannique dans le 20e siècle. Surtout, on aura remarqué dans les détails de cette horrible boucherie que les camps de concentration hitlériens purent y trouver une source d’inspiration. En effet, le capitalisme britannique fit aménager au total quarante-quatre camps destinés aux Boers où furent emprisonnés environ 120 000 femmes et enfants. À la fin de la guerre, en 1902 on constata que 28 000 détenus blancs y avaient perdu la vie, parmi lesquels 20 000 enfants de moins de 16 ans.
Pourtant ce fut sans remords que le commandant de l’armée britannique Lord Kitchener 7 justifia les massacres en parlant des Boers comme "une espèce de sauvages issue de générations ayant mené une existence barbare et solitaire".
Il s’agit de propos cyniques d’un grand criminel de guerre. Certes on se doit de noter que, dans cette boucherie, les troupes afrikaners ne furent pas en reste en termes de massacres de masse et d’atrocités, et que des dirigeants Afrikaners furent plus tard des alliés de l’armée allemande pendant la Seconde Guerre et ce avant tout pour régler leurs comptes avec la puissance britannique. "Vaincus par l’impérialisme britannique, soumis au système capitaliste, humiliés dans leur culture et leurs traditions, le peuple afrikaner (…) s’organise à partir de 1925-1930 dans un fort mouvement de réhabilitation de la nation afrikaner. Son idéologie revancharde, anticapitaliste, anticommuniste et profondément raciste désigne Africains, métis, Asiatiques et juifs, comme autant de menaces sur la civilisation occidentale qu’ils prétendent représenter sur le continent africain. Organisés à tous les niveaux, école, église, syndicat et en sociétés secrètes terroristes (dont la plus connue est Broederbond), les Afrikaners se montrèrent plus tard de fervents partisans de Hitler, du nazisme et de son idéologie". (Brigitte Lachartre. Ibid.)
Le fait que des ouvriers afrikaner aient été entraînés dans un mouvement adoptant un tel positionnement illustre l’immensité de l’obstacle que devait franchir la classe ouvrière dans ce pays pour se joindre aux combats ouvriers d’autres ethnies.
Ce conflit façonna durablement les rapports entre les colonialismes britannique et afrikaner sur le sol sud-africain jusqu’à la chute de l’apartheid. Aux divisions et haines ethniques entre blancs Britanniques et Afrikaners, se superposaient celles entre, d’une part, ces deux catégories et, d’autre part, les noirs (et autres hommes de couleur) que la bourgeoisie utilisa systématiquement pour briser toutes tentatives d’unité dans les rangs ouvriers.
La naissance du capitalisme entraîna la dislocation de bon nombre de sociétés traditionnelles africaines. En effet, à partir des années 1870, l’empire britannique entreprit une politique coloniale libérale en abolissant l’esclavage dans les régions qu’il contrôlait dans le but de "libérer" la force de travail constituée alors de travailleurs agricoles boers et africains. Signalons que les colons boers, eux, continuaient d’exploiter les agriculteurs noirs sous l’ancienne forme d’esclavage avant d’être vaincus par les britanniques. Mais, en dernière analyse, ce fut la découverte de l’or qui accéléra brusquement à la fois la naissance du capitalisme et celle de la classe ouvrière : "Le capital ne manquait pas. Les bourses de Londres et de New York fournirent volontiers les fonds nécessaires. L’économie mondiale, qui était en pleine croissance, réclamait l’or. Les ouvriers affluèrent aussi. L’exploitation minière attira les foules dans le Rand. Les gens vinrent s’y installer non pas par milliers, mais par dizaines de milliers. Aucune ville au monde ne connut alors un développement aussi rapide que Johannesburg" 8.
En effet, en l’espace de 20 ans la population européenne de Johannesburg passa de quelques milliers à plusieurs centaines de milliers (250 000) dont une majorité d’ouvriers qualifiés, ingénieurs et autres techniciens. Ce sont eux qui donnèrent naissance à la classe ouvrière sud-africaine au sens marxiste du terme, c'est-à-dire ceux qui, sous le capitalisme, vendent leur force de travail en échange d’une rémunération. En fait, il convient de préciser que le capital avait un besoin important et urgent de main-d’œuvre plus ou moins qualifiée qui ne se trouvait pas sur place, d’où le recours aux migrants venus d’Europe et notamment de l’empire britannique. Mais, au fur et à mesure que progressait le développement économique, l’appareil industriel fut acculé à recruter de plus en plus de travailleurs africains non qualifiés se trouvant à l’intérieur du pays ou à l’extérieur, venant notamment du Mozambique et du Zimbabwe. Dès lors la main-d’œuvre économique sud-africaine "s’internationalisa" véritablement.
Comme conséquence de l’arrivée massive en Afrique du Sud des travailleurs d’origine britannique, la classe ouvrière fut d’emblée organisée et encadrée par les syndicats anglais et, au début des années 1880, nombreuses furent les sociétés et corporations qui se créèrent sur le "modèle anglais" (trade-union). Cela veut dire que les ouvriers d’origine sud-africaine, en tant que groupes ou individus sans expérience organisationnelle, pouvaient difficilement s’organiser en dehors des organisations syndicales préétablies 9. Certes, il y eut des dissidences au sein des syndicats comme au sein des partis se réclamant de la classe ouvrière avec tentatives de développer une activité syndicale autonome de la part d’éléments prolétariens radicaux qui ne supportaient plus la "trahison des dirigeants". Mais ceux-là furent très minoritaires.
Comme partout dans le monde où il existe des affrontements de classes sous le capitalisme, la classe ouvrière finit toujours par secréter des minorités révolutionnaires se réclamant, plus ou moins clairement, de l’internationalisme prolétarien. Ce fut aussi le cas en Afrique du Sud. Quelques éléments ouvriers furent à l’origine de luttes mais aussi à l’initiative de la formation d’organisations prolétariennes. Parmi ces éléments nous proposons de présenter trois figures de cette génération sous la forme d’un résumé succinct de leur trajectoire.
- Andrew Dunbar (1879-1964). Immigrant écossais, il fut secrétaire général du syndicat l’IWW (Industrial Workers of the World) créé en 1910 en Afrique du Sud. Il était cheminot à Johannesburg et participa activement à la grève massive de 1909 à l’issue de laquelle il fut licencié. En 1914, il lutta contre la guerre et participa à la création de la Ligue Internationale Socialiste (ISL), tendance syndicaliste révolutionnaire. Il lutta aussi contre les mesures répressives et discriminatoires contre les Africains, ce qui lui attira la sympathie des travailleurs noirs. Il fut d’ailleurs à l’origine de la création du premier syndicat africain "Union africaine" sur le modèle de l’IWW en 1917. Mais sa sympathie pour la révolution russe devenant de plus en plus grande, il décida alors, avec d’autres camarades, de former le "Parti communiste de l’Afrique" en octobre 1920 sur une plate-forme essentiellement syndicaliste et dont il fut secrétaire. En 1921, son organisation décida de fusionner avec le Parti Communiste officiel qui venait de voir le jour. Mais il en fut exclu quelques années plus tard et abandonna dans la foulée ses activités syndicales.
- TW Thibedi (1888-1960). Il fut considéré comme un grand syndicaliste membre de l’IWW (il y adhéra en 1916). Il était originaire de la ville sud-africaine de Vereeniging et exerça un métier d’enseignant dans une école dépendant d’une église à Johannesburg. Dans le cadre de ses activités syndicales il prônait l’unité de classe et l’action de masse contre le capitalisme. Il faisait partie de l’aile gauche du parti nationaliste africain "Congrès national indigène sud-africain" (SANNC). Thibedi lui aussi était membre de l’ISL et lors d'un mouvement de grève dirigé par ce groupe en 1918 il subit avec ses camarades une dure répression policière. Membre du PC sud-africain dès le début, il en fut exclu en 1928 mais, face à la réaction de nombre de ses camarades, il fut réintégré avant d’être définitivement chassé du parti et il décida ensuite de sympathiser brièvement avec la mouvance trotskiste avant d’entrer dans l’anonymat complet. Signalons que les sources dont nous disposons 10 ne donnent pas d’ordre de grandeur des militants trotskistes sud-africains de cette époque.
- Bernard Le Sigamoney (1888-1963). Indien d’origine et issue d’une famille d’agriculteurs, il fut membre actif du syndicat IWW indien et, comme ses camarades précédemment cités, il fut aussi membre de l’ISL. Il s’investit en faveur de l’unité des travailleurs de l’industrie de l’Afrique du Sud, de même que, avec ses camarades de l’ISL, il fut à la tête d’importants mouvements de grève en 1920/1921. Cependant, il ne rejoignit pas le Parti Communiste et décida d’abandonner ses activités politiques et syndicales en allant étudier en Grande Bretagne en 1922. En 1927 il revint en Afrique du Sud (Johannesburg) comme missionnaire pasteur anglican tout en reprenant ses activités syndicales au sein d’organisations proches de l’IWW. Il fut alors dénoncé comme "fauteur de troubles" par les autorités et finit par se décourager en se contentant de ses travaux dans l’église et de la promotion des droits civils des personnes de couleur.
Voilà donc 3 "portraits" de militants à trajectoires syndicales et politiques assez similaires tout en étant d’origine ethnique différente (un européen, un africain et un indien). Mais, surtout, ils partagent une caractéristique commune essentielle : la solidarité de classe prolétarienne et l’esprit internationaliste avec une grande combativité contre l’ennemi capitaliste. Ce furent eux et leurs camarades de lutte les précurseurs des combattants ouvriers actuels en Afrique du Sud.
D’autres organisations, de nature et origine différentes ont eu une action au sein de la classe ouvrière. Il s’agit des principaux partis et organisations 11 se réclamant à l’origine plus ou moins formellement de la classe ouvrière ou prétendant défendre ses "intérêts", ceci à l’exclusion de Parti Travailliste qui est demeuré fidèle à sa bourgeoisie depuis sa participation active à la première boucherie mondiale. Plus précisément nous donnons ici un aperçu 12 de la nature et origine de l’ANC et du PC sud-africain en tant que forces d’encadrement idéologique de la classe ouvrière depuis les années 1920.
- L’ANC. Cette organisation fut créée en 1912 par et pour la petite bourgeoisie indigène (médecins, juristes, enseignants et autres fonctionnaires, etc.), des individus qui réclamaient la démocratie, l’égalité raciale et en se revendiquant du système constitutionnel anglais comme l’illustrent les dires mêmes de Nelson Mandela 13 : "Pendant 37 ans, c'est-à-dire jusqu’en 1949, le Congrès national africain lutta en respectant scrupuleusement la légalité (…) On croyait alors que les griefs des Africains pourraient être pris en considération au terme de discussions pacifiques et que l’on s’acheminerait lentement vers une pleine reconnaissance des droits de la nation africaine".
En ce sens, depuis sa naissance jusqu’aux années 1950 14, l’ANC menait plutôt des actions pacifiques respectueuses de l’ordre établi, et était donc très loin de vouloir renverser le système capitaliste. De même que Mandela se vantait de son combat "anti-communiste" comme le souligne son autobiographie "Un long chemin vers la liberté". Mais l’orientation stalinienne, suggérant une alliance entre la bourgeoisie ("progressiste") et la classe ouvrière, permit à l’ANC de s’appuyer sur le PC pour avoir pied dans les rangs ouvriers, notamment par le biais des syndicats que ces deux partis contrôlent ensemble jusqu’aujourd’hui.
- Le Parti Communiste sud-africain. Le PC fut créé par des éléments se réclamant de l’internationalisme prolétarien et à ce titre fut membre de la Troisième Internationale (en 1921). À ses débuts, il préconisait l’unité de la classe ouvrière et mettait en perspective le renversement du capitalisme et l’instauration du communisme. Mais il devint, dès 1928, un simple bras exécutant des orientations de Staline dans la colonie sud-africaine. En effet, la théorie stalinienne du "socialisme en un seul pays" s’accompagnait de l’idée suivant laquelle les pays sous-développés devaient obligatoirement passer par "une révolution bourgeoise" et que, dans cette optique, le prolétariat pouvait toujours lutter contre l’oppression coloniale mais pas question d’instaurer un quelconque pouvoir prolétarien dans les colonies de l’époque.
Le PC sud-africain appliqua cette orientation jusqu’à l’absurde en devenant même le chien fidèle de l’ANC dans les années 1950, comme l’illustre ce propos : "Le PC fit des offres de service à l’ANC. Le secrétaire général du PC expliquait à Mandela : "Nelson, qu’est-ce tu as contre nous ? Nous combattons le même ennemi. Nous ne parlons pas de dominer l’ANC ; nous travaillons dans le contexte du nationalisme africain". Et au cours de l’année 1950 Mandela accepta que le PC mette son appareil militant au service de l’ANC, en lui offrant ainsi le contrôle sur une bonne partie du mouvement ouvrier et un avantage important permettant à l’ANC de prendre l’hégémonie sur l’ensemble du mouvement anti-apartheid. En échange l’ANC servirait de vitrine légale pour l’appareil du PC interdit." 15
De ce fait, ces deux partis ouvertement bourgeois sont devenus inséparables et se trouvent aujourd’hui à la tête de l’État sud-africain pour la défense des intérêts bien compris du capital national et contre la classe ouvrière qu’ils oppressent et massacrent, comme lors du mouvement de grève des mineurs de Marikana en août 2012.
Voilà un mot barbare honni aujourd’hui dans le monde entier, même par ses anciens soutiens tant il a longtemps symbolisé et incarné la forme d’exploitation capitaliste la plus ignoble contre les couches et classes appartenant au prolétariat sud-africain. Mais avant d’aller plus loin nous proposons une définition parmi d’autres de ce terme : En langue "afrikaans" parlée par les Afrikaners, apartheid signifie "séparation", plus précisément séparation raciale, sociale, culturelle, économique, etc... Mais derrière cette définition formelle du mot apartheid se cache une doctrine véhiculée par des capitalistes et colonialistes "primitifs" mêlant objectifs économiques et idéologiques : "L’apartheid est issu à la fois du système colonial et du système capitaliste ; à ce double titre, il imprime à la société sud-africaine des divisions de races caractéristiques du premier, et des divisions de classes inhérentes au second. Comme bien d’autres lieux du globe, il y a coïncidence presque parfaite entre races noires et classe exploitée. À l’autre pôle cependant, la situation est moins claire. En effet, la population blanche ne peut pas être assimilée à une classe dominante sans autre forme de procès. Elle est, certes, constituée d’une poignée de détenteurs des moyens de production, mais aussi de la masse de ceux qui en sont dépossédés : ouvriers agricoles et de l’industrie, mineurs, employés du tertiaire, etc. Il n’y a donc pas identité entre race blanche et classe dominante. (…) Or, rien de tel ne s’est jamais produit [la main-d’œuvre blanche côtoyant la main-d’œuvre noire sur un pied d’égalité] ni ne se produira jamais en Afrique du Sud tant que l’apartheid sera en vigueur. Car ce système a pour but d’éviter toute possibilité de création d’une classe ouvrière multiraciale .16 C’est là que l’anachronisme du système de pouvoir sud-africain, que ses mécanismes datant d’une autre époque viennent au secours du système capitaliste qui tend généralement à simplifier les rapports au sein de la société. L’apartheid - dans sa forme la plus complète -est venu consolider l’édifice colonial, au moment où le capitalisme risquait de faire crouler la toute-puissance des Blancs. Le moyen en a été une idéologie et une législation visant à annihiler les antagonismes de classe à l’intérieur de la population blanche, à en extirper les germes, à en gommer les contours et à les remplacer par des antagonismes de races.
En déplaçant les contradictions d’un terrain difficile à contrôler (division de la société en classes antagoniques) sur celui, plus facilement maîtrisable, de la division non antagonique de la société entre races, le pouvoir blanc a pratiquement atteint le résultat escompté : constituer un bloc homogène et uni du côté de l’ethnie blanche - bloc d’autant plus solide qu’il se croit historiquement menacé par le pouvoir noir et le communisme - et de l’autre côté, diviser les populations noires entre elles, par tribus distinctes ou par couches sociales aux intérêts différents.
Les dissonances, les antagonismes de classe qui sont minimisés, ignorés ou gommés du côté blanc, sont encouragés, soulignés et provoqués du côté noir. Cette entreprise de division - facilitée par la présence sur le sol sud-africain de populations aux origines très diverses - est systématiquement menée depuis la colonisation : détribalisation d’une partie des populations africaines, maintien dans les structures traditionnelles d’une autre ; évangélisation et instruction de certains, privation de toute possibilité d’éducation des autres ; instauration de petites élites de chefs et de fonctionnaires, paupérisation des grandes masses ; enfin, mise en place à grand renfort de publicité d’une petite bourgeoisie africaine, métisse, indienne, composée d’individus- tampons prêts à s’interposer entre leurs frères de races et leurs alliés de classe" (Brigitte Lachartre. Ibid.)
Nous sommes globalement d’accord avec le cadre de définition et d’analyse du système d’apartheid de cet auteur. Nous sommes particulièrement de son avis quand elle affirme que l’apartheid est avant tout un instrument idéologique au service du capital contre l’unité (dans la lutte) des différents membres de la classe exploitée, en l’occurrence les ouvriers de toutes couleurs. Autrement dit, le système d’apartheid est avant tout une arme contre la lutte de classe comme moteur de l’histoire, la seule qui soit capable de renverser le capitalisme. Aussi, si l’apartheid fut théorisé et appliqué à fond à partir de 1948 par la fraction Afrikaner la plus rétrograde de la bourgeoisie coloniale sud-africaine, ce sont quand même les Britanniques porteurs de la "civilisation la plus moderne" qui posèrent les jalons de ce système abject. "En effet, c’est dès le début du XIXe siècle que les envahisseurs britanniques avaient pris des mesures législatives et militaires pour regrouper une partie des populations africaines dans les "réserves", laissant ou contraignant l’autre partie à en sortir pour s’employer à travers le pays dans les divers secteurs "économiques. La superficie de ces réserves tribales fut fixée en 1913 et légèrement agrandie en 1936 pour n’offrir à la population (noire) que 13 % du territoire national. Ces réserves tribales fabriquées de toutes pièces par le pouvoir blanc (…) ont reçu le nom Bantoustans (…) "foyers nationaux pour Bantous", chacun d’eux devant théoriquement regrouper les membres d’une même ethnie". (Brigitte Lachartre. Ibid.)
Ainsi, l’idée de séparer les races et les populations fut initiée par le colonialisme anglais qui appliqua méthodiquement sa fameuse stratégie dite "diviser pour régner" en instaurant une séparation ethnique, pas seulement entre blancs et noirs mais plus cyniquement encore entre les ethnies noires.
Cependant, les tenants du système ne purent jamais empêcher l’éclatement de ses propres contradictions générant inévitablement la confrontation entre les deux classes antagoniques. En clair, sous ce système barbare, de nombreuses luttes ouvrières furent menées aussi bien par les ouvriers blancs que par les ouvriers noirs (ou métis et indiens).
Certes, la bourgeoisie sud-africaine a remarquablement réussi à rendre les luttes ouvrières impuissantes en empoisonnant durablement la conscience de classe des prolétaires sud-africains. Cela se traduisit par le fait que certains groupes ouvriers se battaient souvent à la fois contre leurs exploiteurs mais aussi contre leurs camarades d’une ethnie différente de la leur, tombant ainsi dans le piège mortel tendu par l’ennemi de classe. En somme, rares furent les luttes unissant ouvriers d’origines ethniques diverses. On sait que nombreuses furent aussi les organisations dites "ouvrières", à savoir syndicats et partis, qui facilitèrent la tâche au capital en cautionnant cette politique de la "division raciale" de la classe ouvrière sud-africaine. Par exemple, les syndicats d’origine européenne en compagnie du Parti Travailliste sud-africain, défendaient d’abord (voire exclusivement) les "intérêts" des ouvriers blancs. De même, les divers mouvements noirs (partis et syndicats) luttaient avant tout contre le sort réservé aux noirs par le système d’exclusion en réclamant l’égalité puis l’indépendance. Cette orientation fut incarnée principalement par l’ANC. Soulignons ici le cas particulier du PC sud-africain qui, dans un premier temps (début années 1920), essaya d’unir la classe ouvrière sans distinction dans le combat contre le capitalisme mais ne tarda pas à abandonner le terrain de l’internationalisme en décidant de privilégier "la cause noire". C’était le début de sa "stalinisation" définitive.
Première lutte ouvrière à Kimberley.
Comme par hasard, le diamant qui donna naissance symboliquement au capitalisme sud-africain fut aussi à l’origine du premier mouvement de lutte prolétarienne. En effet, la première grève ouvrière éclata à Kimberley, "capitale diamantaire" en 1884 où les mineurs d’origine britannique décidèrent de lutter contre la décision des compagnies minières de leur imposer le système dit "compound" (camp de travail forcé) réservé jusqu’alors aux travailleurs noirs. Dans cette lutte, les mineurs organisèrent des piquets de grève pour imposer un rapport de force leur permettant de satisfaire leurs revendications. Tandis que pour faire plier les grévistes, les employeurs engagèrent d’un côté des "jaunes" et de l’autre des troupes armées jusqu’aux dents qui ne tardèrent pas à tirer sur les ouvriers. Et on dénombra 4 morts chez les grévistes qui poursuivirent cependant la lutte avec vigueur, ce qui obligea les employeurs à satisfaire leurs revendications. Voilà le premier mouvement de lutte opposant les deux forces historiques sous le capitalisme sud-africain qui se termina dans le sang mais victorieux pour le prolétariat. De ce fait, on peut dire qu’ici débuta la vraie lutte de classe en Afrique du Sud capitaliste, posant les jalons pour les confrontations ultérieures.
Grève contre la réduction des salaires en 1907
Non contents des cadences qu’ils imposèrent aux ouvriers en vue d’un meilleur rendement, les employeurs du Rand 17 décidèrent, courant 1907, de réduire les salaires de 15 %, en particulier ceux des mineurs d’origine anglaise considérés comme "privilégiés". Comme lors de la grève de Kimberley, le patronat recruta des jaunes (afrikaners très pauvres) qui, sans être solidaires des grévistes, refusèrent cependant de faire le sale boulot qu’on leur demandait. Malgré cela le patronat finit par réussir à faire plier les grévistes, notamment grâce à l’usure. Notons ici que les sources dont nous disposons parlent bien de grève d’ampleur mais ne donnent pas de chiffre concernant le nombre des participants au mouvement.
Grèves et manifestations en 1913
Face à la réduction massive des salaires et à la dégradation de leurs conditions de travail, les mineurs entrèrent massivement en lutte. En effet, courant 1913, une grève fut lancée par les ouvriers d’une mine contre les heures supplémentaires que l’entreprise voulait leur imposer. Et il n’en fallut pas plus pour généraliser le mouvement à tous les secteurs avec des manifestations de masse, lesquelles furent néanmoins brisées violemment par les forces de l’ordre. Au final on compta (officiellement) une vingtaine de morts et une centaine de blessés.
Grève des cheminots et des charbonniers en 1914
Au début de cette année-là éclata une série de grèves aussi bien chez les mineurs de charbon que chez les cheminots contre la dégradation des conditions de travail. Mais ce mouvement de lutte se situa dans un contexte particulier, celui des terribles préparatifs de la première boucherie impérialiste généralisée. Dans ce mouvement, on put remarquer la présence de la fraction afrikaner, mais à l’écart de la fraction anglaise. Bien entendu toutes deux bien encadrées par leurs syndicats respectifs dont chacun défendait ses propres "clients ethniques".
Dès lors le gouvernement s’empressa d’instaurer la loi martiale sur laquelle il s’appuya pour briser physiquement la grève et ses initiateurs et en emprisonnant ou en déportant un grand nombre de grévistes dont on ignore encore le nombre exact des victimes. Par ailleurs, nous tenons à souligner ici le rôle particulier des syndicats dans ce mouvement de lutte. En effet, ce fut dans ce même contexte de répression des luttes que les dirigeants syndicaux et du Parti Travailliste votèrent les "crédits de guerre" en soutenant l’entrée en guerre de l’Union Sud-Africaine contre l’Allemagne.
Agitations ouvrières contre la guerre de 1914 et tentatives d’organisation
Si la classe ouvrière fut muselée globalement durant la guerre 1914/18, en revanche quelques éléments prolétariens purent tenter de s’y opposer en préconisant l’internationalisme contre le capitalisme. Ainsi : " (…) En 1917, une affiche fleurit sur les murs de Johannesburg, convoquant une réunion pour le 19 juillet : "Venez discuter des points d’intérêt commun entre les ouvriers blancs et les indigènes". Ce texte est publié par l’International Socialist League (ISL), une organisation syndicaliste révolutionnaire influencée par les IWW américains (…) et formée en 1915 en opposition à la Première Guerre mondiale et aux politiques racistes et conservatrices du parti travailliste sud-africain et des syndicats de métiers. Comptant au début surtout des militants blancs, l’ISL s’oriente très vite vers les ouvriers noirs, appelant dans son journal hebdomadaire L’International, à construire "un nouveau syndicat qui surmonte les limites des métiers, des couleurs de peau, des races et du sexe pour détruire le capitalisme par un blocage de la classe capitaliste" " 18.
Dès 1917, L’ISL organise des ouvriers de couleurs. En mars 1917, elle fonde un syndicat d’ouvriers indiens à Durban. En 1918, elle fonde un syndicat des travailleurs du textile (se déclarant aussi plus tard à Johannesburg) et un syndicat des conducteurs de cheval à Kimberley, ville d’extraction de diamant. Au Cape, une organisation sœur, L’Industrial Socialist League, fonde la même année un syndicat des travailleurs des sucreries et confiseries.
La réunion du 19 juillet est un succès et constitue la base de réunions hebdomadaires de groupes d’étude menés par des membres de L’ISL (notamment Andrew Dunbar, fondateur de L’IWW en Afrique du Sud en 1910). Dans ces réunions, on discute du capitalisme, de la lutte des classes et de la nécessité pour les ouvriers africains de se syndiquer afin d’obtenir des augmentations de salaires et de supprimer le système du droit de passage. Le 27 septembre suivant, les groupes d’étude se transforment en un syndicat, L’Industrial Workers of Africa (IWA), sur le modèle des IWW. Son comité d’organisation est entièrement composé d’Africains. Les demandes des nouveaux syndicats sont simples et intransigeantes dans un slogan : Sifuna Zonke ! ("Nous voulons tout !").
Enfin, voilà l’expression de l’internationalisme prolétarien naissant. Un internationalisme porté par une minorité d’ouvriers mais d’une haute importance à l’époque, car ce fut au moment où nombre de prolétaires étaient ligotés et entraînés dans la première boucherie impérialiste mondiale par le Parti Travailliste traître en compagnie des syndicats officiels. Un autre aspect qui illustre la force et la dynamique de ces petits regroupements internationalistes fut le fait que des éléments (notamment de la Ligue Internationale Socialiste et d’autres) purent s’en dégager pour former le Parti Communiste sud-africain en 1920. Ce furent ces groupes dominés apparemment par les tenants du syndicalisme révolutionnaire qui purent favoriser activement l’émergence de syndicats radicaux en particulier chez les travailleurs noirs ou de couleurs.
Malgré la dureté des temps d’alors avec les lois martiales réprimant toute réaction ou mouvement de protestation, des grèves purent se produire : "En 1918, une vague sans précédent de grèves contre le coût de la vie et pour des augmentations de salaire, rassemblant ouvriers blancs et de couleur, submerge le pays. Lorsque le juge McFie fait jeter en prison 152 ouvriers municipaux africains en juin 1918, les enjoignant à continuer "d’effectuer le même travail qu'auparavant" mais maintenant depuis la prison sous surveillance d’une escorte armée, les progressistes blancs et africains sont outragés. Le TNT (le Transvaal Native Congres, ancêtre de l’ANC) appelle à un rassemblement de masse des ouvriers africains à Johannesburg le 10 juin". (http//www-pelloutier.net, déjà cité).
On doit souligner ici un fait important ou symbolique : voilà l’unique implication (connue) de l’ANC dans un mouvement de lutte de classe au sens premier du terme. C’est certainement une des raisons expliquant le fait que cette fraction nationaliste ait pu par la suite avoir une influence au sein de la classe ouvrière noire.
Grèves massives en 1919/1920 réprimées dans le sang
Courant 1919 un syndicat radical (Industrial and Commercial Workers Union) composé de noirs et métis mais sans les blancs lança un vaste mouvement de grève notamment chez les dockers du Port-Elisabeth. Mais une fois de plus ce mouvement fut brisé militairement par la police épaulée par des groupes blancs armés et provoquant plus de 20 morts chez les grévistes. Voilà encore des grévistes isolés et ainsi assurée la défaite de la classe ouvrière dans un combat inégal sur le plan militaire.
En 1920 ce furent cette fois les mineurs africains qui déclenchèrent une des plus grandes grèves du pays touchant quelques 70 000 travailleurs. Un mouvement qui dura une semaine avant d’être écrasé par les forces de l’ordre qui, par les armes, liquidèrent un grand nombre de grévistes. À souligner le fait que, malgré sa massivité, ce mouvement des ouvriers africains ne put bénéficier du moindre soutien des syndicats blancs qui refusèrent d’appeler à la grève et de venir en aide aux victimes des balles de la bourgeoise coloniale. Et malheureusement ce manque de solidarité encouragé par les syndicats devint systématique dans chaque lutte.
En 1922 une grève insurrectionnelle écrasée par une armée suréquipée
Fin décembre 1921, le patronat des mines de charbon annonça des réductions massives de salaires et des licenciements visant à remplacer 5 000 mineurs européens par des indigènes. En janvier 1922, 30 000 mineurs décidèrent de partir en lutte contre les attaques des employeurs miniers. En effet, face aux tergiversations des syndicats, un groupe d’ouvriers prit l’initiative de la riposte en se dotant d’un comité de lutte et décrétant une grève générale. De ce fait les mineurs forcèrent ainsi les dirigeants syndicaux à suivre le mouvement, mais cette grève ne fut pas tout à fait "générale" car elle ne concernait que les "blancs".
Face à la pugnacité des ouvriers, l’État et le patronat unis décidèrent alors d’employer les plus gros moyens militaires pour venir à bout du mouvement. En effet, pour faire face à la grève, le gouvernement décréta la loi martiale et regroupa quelques 60 000 mille hommes équipés de mitrailleuses, canons, chars et même des avions.
De leur côté, voyant l’ampleur de l’armement de leurs ennemis, les grévistes se mirent à s’armer en se procurant des armes (fusils et autres) et s’organisant en commandos. Dès lors on assista à une véritable bataille militaire comme dans une guerre classique. Au terme du combat on énuméra du côté ouvrier plus de 200 morts, 500 blessés, 4750 arrestations, 18 condamnations à mort. En clair, il s’est agi là d’une vraie guerre, comme si l’impérialisme sud-africain qui prit part active dans la première boucherie mondiale voulait prolonger son action en bombardant les ouvriers mineurs comme il affrontait les troupes allemandes. En clair, par ce geste la bourgeoisie coloniale britannique fit la démonstration de sa haine absolue du prolétariat sud-africain mais aussi de sa terrible peur de ce dernier.
En termes de leçons à tirer de ce mouvement, il convient de dire que, malgré son caractère très militaire, cette confrontation sanglante fut surtout une vraie guerre de classe, en l’occurrence le prolétariat contre la bourgeoisie, avec cependant des moyens inégaux. Cela ne fait que souligner que la force première de la classe ouvrière n’est pas militaire mais réside avant tout dans son unité la plus large possible. Au lieu de chercher le soutien de l’ensemble des exploités, les mineurs (blancs) tombèrent dans le piège tendu par la bourgeoisie à travers son projet de remplacer les 5 000 ouvriers européens par des indigènes. Cela se traduisit tragiquement par le fait que, durant toute la bataille rangée entre les mineurs européens et les forces armées du capital, les autres ouvriers (noirs, métis et indiens) eux, furent 200 000 à travailler ou à croiser les bras. Il est clair aussi que, dès le départ, la bourgeoisie était visiblement consciente de l’état de faiblesse des ouvriers allant au combat profondément divisés. En fait la recette abjecte "diviser pour régner" a été appliquée ici avec succès bien avant l’instauration officielle de l’apartheid (dont le but principal - rappelons-le - est avant tout contre la lutte de classe). Mais surtout la bourgeoisie profita de sa victoire militaire sur les prolétaires sud-africains pour renforcer son emprise sur la classe ouvrière. Elle organisa des élections en 1924 dont sortirent vainqueurs les partis populistes clientélistes se voulant défenseurs des "intérêts des Blancs", à savoir le Parti National (Boer) et le Parti Travailliste qui formèrent une coalition gouvernementale. Ce fut cette coalition gouvernementale qui promulgua les lois instaurant des divisions raciales allant jusqu’à assimiler à un crime une rupture de contrat de travail par un noir ; ou encore imposant un système de laissez-passer pour les noirs et instaurant des zones de résidence obligatoire pour les indigènes. De même "La barre de la couleur" ("color bar") visait à réserver aux Blancs les emplois qualifiés leur assurant un salaire nettement plus élevé que celui des Noirs ou des Indiens. À cela s’ajoutèrent d’autres lois ségrégationnistes dont celle intitulée "La Loi de Conciliation Industrielle" permettant l’interdiction d’organisations non blanches. Ce fut ce dispositif ultra répressif et ségrégationniste sur lequel s’appuya, en 1948, le gouvernement afrikaner pour instaurer juridiquement l’apartheid.
La bourgeoisie parvint ainsi à paralyser durablement toute expression de lutte de classe prolétarienne et il fallut attendre la veille de la Seconde Guerre mondiale pour voir la classe ouvrière sortir la tête de l’eau en reprenant le chemin des combats de classe. En fait, entre la fin des années 1920 et 1937, le terrain de la lutte fut occupé par le nationalisme : d’un côté, par le PC sud-africain, l’ANC et leurs syndicats, de l’autre, par le Parti National afrikaner et ses satellites.
(à suivre)
Lassou (décembre 2013)
1. Voir la série "Contribution à une histoire du mouvement ouvrier en Afrique, au Sénégal en particulier", dans la Revue internationale : 145, 146, 147, 148 et 149.
2. En août 2012, la police du gouvernement de l’ANC a massacré 34 grévistes des mines de Marikana.
3. Henri Wesseling, Le partage de l’Afrique, Editions Denoel, 1996, pour la traduction française.
4. Rosa Luxemburg, L’accumulation du capital, tom 2, chapitre "La lutte contre l’économie naturelle", Editions Maspero, 1976.
5. Brigitte Lachartre, Luttes ouvrières et libération en Afrique du Sud, Editions Syros, 1977.
6. Henri Wesseling. Ibid.
7. Lord Kitchener, commandant de l’armée britannique d’alors, cité par Henri Wesseling. Ibid.
8. Henri Wesseling, ibid.
9. L’État sud-africain y a certes contribué largement par des lois réprimant toute organisation non blanche.
10. Lucien van der Walt (Bikisha media collective) Site https://zabalaza.net/ [37]
11. Nous reviendrons ultérieurement sur les organisations syndicales se réclamant de la classe ouvrière.
12. Dans l’article suivant on développera sur les rôles des partis/ syndicats agissant au sein de la classe ouvrière.
13. Cité par Brigitte Lachartre. Ibid.
14. C’est au lendemain de l’instauration officielle de l’apartheid en 1948 que le PC et l’ANC entrèrent en lutte armée.
15. Cercle Léon Trotski, Exposé du 29/01/2010, site Internet www.lutte-ouvriere.org [38]
16. Souligné par nous.
17. Nom d'une région, Rand étant un raccourci de Witwatersrand.
18. Une histoire du syndicalisme révolutionnaire en Afrique du Sud, Site : http// www.pelloutier.net [39], 2008.
Liens
[1] https://fr.internationalism.org/files/fr/pdf/fr_rint_154.pdf
[2] https://fr.internationalism.org/rinte22/conference.htm
[3] https://fr.internationalism.org/tag/evenements-historiques/premiere-guerre-mondiale
[4] https://classiques.uqac.ca/classiques/dolleans_edouard/hist_mouv_ouvrier_2/hist_mouv_ouvrier_t2.pdf
[5] http://dormirajamais.org/jaures-1/
[6] https://fr.internationalism.org/revue-internationale/201409/9122/nature-et-fonction-du-parti-politique-du-proletariat-internationali
[7] https://www.marxists.org/francais/inter_soc/spd/18910000.htm
[8] https://www.marxists.org/francais/kautsky/works/1905/12/kautsky_19051209.htm
[9] https://fr.internationalism.org/tag/conscience-et-organisation/seconde-internationale
[10] https://fr.internationalism.org/rinte104/espagne.htm
[11] https://fr.internationalism.org/rinte102/anar.htm
[12] https://fr.internationalism.org/rint128/CNT_anarcho_syndicalisme_syndicalisme_revolutionnaire.htm
[13] https://fr.internationalism.org/rint130/histoire_du_mouvement_ouvrier_le_syndicalisme_fait_echouer_l_orientation_revolutionnaire_de_la_cnt_1919_1923.html
[14] https://fr.internationalism.org/rint131/la_contribution_de_la_cnt_a_l_instauration_de_la_republique_espagnole.html
[15] https://libcom.org/article/buenaventura-durruti-peter-e-newell
[16] https://fr.wikipedia.org/wiki/Buenaventura_Durruti
[17] https://libcom.org/library/theses-spanish-civil-war-revolutionary-situation-created-july-19-1936-balance-agustín-gu
[18] https://fr.internationalism.org/rint127/communisme_periode_de_transition.html
[19] https://libcom.org/article/berneri-luigi-camillo-1897-1937
[20] https://libcom.org/article/anarchists-government-spain-open-letter-comrade-federica-montseny-camillo-berneri
[21] https://bataillesocialiste.wordpress.com/documents-historiques/1937-04-lettre-ouverte-a-la-camarade-federica-montseny-berneri/
[22] https://libcom.org/article/between-war-and-revolution-camillo-berneri
[23] https://struggle.ws/berneri/international.html
[24] https://fr.internationalism.org/rint127/ethique_morale.html
[25] https://struggle.ws/berneri/last_letter.html
[26] https://en.internationalism.org/wr/270_rev_against_war_03.html
[27] https://fr.internationalism.org/icconline/2011/notes_sur_le_mouvement_anarchiste_internationaliste_en_grande_bretagne.html
[28] https://www.somnisllibertaris.com/libro/enseignementdelarevolution/index03.htm
[29] https://www.marxists.org/archive/malatesta/1925/04/syndic1.htm
[30] https://fr.internationalism.org/tag/histoire-du-mouvement-ouvrier/revolution-russe
[31] https://fr.internationalism.org/tag/30/416/camillo-berneri
[32] https://fr.internationalism.org/tag/30/417/jaime-balius
[33] https://fr.internationalism.org/tag/30/418/vernon-richards
[34] https://fr.internationalism.org/tag/6/414/guerre-despagne
[35] https://fr.internationalism.org/tag/courants-politiques/anarchisme-officiel
[36] https://fr.internationalism.org/tag/approfondir/communisme-necessite-materielle
[37] https://zabalaza.net/
[38] http://www.lutte-ouvriere.org
[39] https://www.pelloutier.net
[40] https://fr.internationalism.org/tag/geographique/afrique