La plongée dans une récession ouverte qui sera encore plus profonde que les précédentes ‑ certains parlent même de «dépression» - est en train de faire taire les discours sur une croissance économique durable promise par les «experts». Selon ces derniers, l’effondrement en cascade des pays du sud-est asiatique à partir de l’été 1997 n’aurait dû être qu’un accroc sans grande conséquence pour l’économie des pays développés. Depuis, de la Russie au Brésil, du Venezuela au Japon, «l’heure est aux révisions déchirantes» et c’est bien une lame de fond qui vient frapper au coeur même des grandes puissances capitalistes.
Entre juillet et décembre 1998, 3500 millards de dollars au bas mot sont partis en fumée dans l’effondrement des Bourses, une perte sèche dont la moitié pour les Etats-Unis, le reste en Europe et en Asie, l’équivalent de 12 % de la production annuelle mondiale. Au Japon l’Etat décide d’injecter 520 milliards de dollars «dans ses banques pour les sauver du naufrage et ranimer la seconde économie du monde.» Partout «les analystes revoient brutalement à la baisse les prévisions de bénéfices des entreprises, tandis que sont annoncés les premiers plans de licenciements massifs.» Les auto-congratulations autour du lancement de l’Euro ont du mal à cacher la profonde inquiétude des bourgeoisies des pays d’Europe de l’ouest qui parlent de moins en moins d’une Europe «à l’abri» des turbulences de la crise mondiale. Partout «on peut se demander si la croissance de 2 % pour 1999, initialement jugée trop basse, ne s’avèrera pas au contraire difficile à réaliser.»
Tout cela serait risible si les premiers à faire les frais de cette nouvelle accélération dramatique de la crise économique n’étaient pas des centaines de millions de travailleurs, de chômeurs et de sans-travail qui vont être plongés dans une misère grandissante sans perspective de sortie. Après le continent africain quasiment laissé à l’abandon, en proie aux ravages des famines, des massacres et des guerres «locales» à répétition, c’est au tour des pays de l’Asie du sud-est d’être entraînés les uns après les autres dans la spirale d’une décomposition sociale qui emporte tout sur son passage. Aux Etats-Unis, les pertes boursières frappent directement des millions d’ouvriers dont l’épargne et les fonds de retraite sont placés en Bourse. Dans les pays développés, derrière les discours qui se veulent rassurants, la classe dominante déchaîne de nouvelles attaques contre les conditions d’existence de la classe ouvrière : baisses des salaires et de toutes les formes d’allocations de ressources, «flexibilité», licenciements et «réductions d’effectifs», coupes sombres dans les budgets de santé, de logement, d’éducation ; la liste est longue des mesures tous azimuts que la bourgeoisie concocte dans tous les pays «démocratiques» pour tenter de sauvegarder ses profits face à la tourmente financière mondiale.
Ce qui se passe n’est ni une «purge salutaire», ni un «réajustement» face aux excès de la spéculation qu’il suffirait de réguler pour éviter la catastrophe. La spéculation débridée n’est que la conséquence de l’impasse de l’économie mondiale. Elle résulte de l’impossibilité de contrecarrer le rétrécissement toujours plus important du marché mondial et la baisse des taux de profit. Dans une guerre commerciale sans merci entre capitalistes de tous bords et de tous horizons, les capitaux qu’il est impossible de placer dans des investissements productifs sans risquer des pertes certaines, du fait de l’insuffisance des marchés solvables, se réfugient dans des placements financiers d’autant plus hasardeux qu’ils ne correspondent à aucune production dans l’économie réelle et reposent simplement sur un endettement massif et généralisé. La retentissante faillite du fond de pension américain Long Term Capital Management en est une illustration éclatante : «Alors que ce fond spéculatif n’avait que 4,7 milliards de dollars de capital, il s’est endetté à hauteur de 100 milliards de dollars et, selon certaines estimations, ses engagements sur le marché représentent en tout plus de 1300 milliards de dollars, soit à peu près la valeur du PIB de la France ! Des engagements vertigineux dans lesquels sont impliqués tous les grands de la finance mondiale.» Il s’agit certes là d’une spéculation débridée, mais ce que ne disent pas ceux qui soudain s’insurgent contre de «telles pratiques», c’est surtout qu’il s’agit du fonctionnement «normal» du capitalisme aujourd’hui. «Tous les grands de la finance mondiale» - les banques, les entreprises, les institutions financières privées et étatiques - procèdent de la même manière, suivant des directives des Etats qui fixent les règles du jeu et des organismes internationaux tels que la Banque mondiale, le FMI, l’OCDE et autres, qui fournissent les «analyses» ainsi que les «conseils» en placements lucratifs, «conseils» qu’on peut surtout résumer en un leitmotiv lancinant : pressurer, comprimer, réduire le prix de la force de travail par tous les moyens !
Avec la catastrophe au coeur du monde industrialisé, les «experts» semblent soudain découvrir les méfaits du «moins d’Etat» et de la «mondialisation» qui ont été depuis près de vingt ans les thèmes de la propagande pour un capitalisme «libre, riche et prospère». La classe ouvrière a pendant ces mêmes vingt années appris à ses dépens ce qu’il en était de cette propagande : une mystification pour justifier les attaques contre les conditions d’existence des salariés en même temps qu’une multiplication de mesures destinées à maintenir la compétitivité de chaque capital national face à ses concurrents dans la guerre économique. Outre sa fonction anti-ouvrière, la défense du «moins d’Etat» et de la «mondialisation» a surtout été une arme des plus puissants contre les plus faibles. Le «moins d’Etat» et la dénonciation du protectionnisme prônés par la bourgeoisie nord-américaine n’a pas empêché cette dernière d’accroître de 20 à 35 % la part des importations que les Etats-Unis soumettent à un contrôle draconien, ceci au nom de la «sécurité», de la «pollution», ou de n’importe quel autre alibi destiné à masquer... son propre protectionnisme. Si l’Etat s’est débarrassé de toutes une série de responsabilités dans la gestion des entreprises, par le biais des privatisations, cela ne signifie pas pour autant qu’il ait abandonné ses prérogatives de contrôle politique du capital national ou que le cadre de la gestion économique capitaliste ait dépassé les frontières nationales. Bien au contraire, le «moins d’Etat» n’a été que la forme de la nécessaire adaptation pour chaque capital national à l’intensification de la guerre économique, guerre dans laquelle l’Etat garde toujours plus le rôle principal, main dans la main avec les grandes entreprises ; la «mondialisation» n’a été que l’imposition de règles du jeu de cette guerre économique par les plus grandes puissances capitalistes pour avoir au maximum les coudées franches pour piller leurs rivaux sur le champ de bataille du marché mondial. Aujourd’hui le «plus d’Etat» fait un retour en force dans la propagande de la bourgeoisie, en particulier de la part de tous les gouvernements social-démocrates installés en Europe de l’ouest, parce que la nouvelle accélération de l’inexorable faillite du capitalisme mondial remet au premier plan cruement les besoins élémentaires du capital : resserrer les rangs autour de chaque capital national pour faire face à la concurrence, attaquer les conditions d’existence de la classe ouvrière.
Après trente ans de descente dans l’abîme de la crise économique, dont nous rappelons les caractéristiques et les principaux moments d’accélération des années 1970 dans l’article qui suit, aujourd’hui l’«ordre économique» mondial vacille au centre du capitalisme. Derrière la solidarité internationale manifestée pour affronter la «crise asiatique», derrière la volonté commune affichée pour «repenser le système monétaire international» ou pour «réinventer un nouveau Bretton Woods», les bourgeoisies des principaux pays industrialisés sont en fait entraînées dans un «chacun pour soi» toujours plus aigu, un renforcement considérable du capitalisme d’Etat comme politique de défense déterminée de chaque capital national, et dont la classe ouvrière est la principale cible dans tous les pays, une fuite en avant dans la guerre de tous contre tous comme en témoigne l’intensification des tensions impérialistes, ce que nous abordons également dans ce numéro.
MG, 4 janvier 1999
Sources : Le Monde, Economie, «Comment réinventer Bretton-Woods ?», octobre 1998 ; L’Expansion (www.lexpansion.com [1]) décembre 1998, Banque Mondiale (www.worldbank.org [2]) décembre 1998, Le Monde Diplomatique, «Anatomie de la crise financière», novembre-décembre 1998.
Le capitalisme a subi depuis trente ans de nombreuses convulsions économiques qui ont systématiquement démenti les discours de la classe dominante vantant la «bonne santé» et la pérennité de son système d’exploitation. Nous nous bornerons à rappeler entre autres les récessions de 1974-75, de 1980-82, celle particulièrement sévère de 1991-93 ainsi que les cataclysmes boursiers en octobre 1987 et l’effet « Tequila » au Mexique en 1994. La série de catastrophes économiques qui s’accumulent depuis août 1997, avec l’effondrement de la monnaie thaïlandaise, la débâcle des « tigres » et des « dragons » asiatiques, la purge brutale des bourses mondiales, la banqueroute en Russie, la situation extrêmement délicate au Brésil et dans d’autres pays « émergents » d’Amérique Latine et surtout l’état gravissime dans lequel se trouve le Japon (2e puissance mondiale) sont à ce jour l’événement le plus grave de la crise historique du capitalisme et l’éclatante confirmation de l’analyse marxiste, mettant en évidence la nécessité objective de la destruction du capitalisme et de la révolution prolétarienne mondiale.
Ceci dit, il faut aussi remarquer que durant ces trente dernières années, la forme qu’a revêtu cette crise n’a pas été, en particulier dans les grands pays industrialisés, celle d’une dépression brutale comme ce fut le cas pendant les années 1930. Nous avons assisté dans ces pays à une chute lente et progressive, à une descente petit à petit aux enfers du chômage et de la misère, alors que les effets majeurs se concentraient dans la majorité des pays de la « périphérie » : l’Afrique, l’Amérique du Sud, l’Asie, qui se sont irrémédiablement enfoncés dans la barbarie et la décomposition, dans le marasme absolu.
Pour la bourgeoisie des grands pays industrialisés, cette forme inédite de la crise historique du capitalisme a présenté l’avantage de masquer l’agonie du capitalisme en créant l’illusion que les convulsions n’étaient que passagères et correspondaient à des crises cycliques, comme il y en avait au siècle dernier, suivies de période de développement général intensif.
Pour contribuer à la lutte contre ces mystifications, nous publions une analyse de l’évolution du capitalisme ces trente dernières années qui met en évidence d’une part que ce rythme lent et progressif de la crise est le fait d’une «gestion» des Etats basée sur des tricheries quant aux propres lois du système capitaliste (en particulier le recours à un endettement astronomique, à un niveau jamais vu dans l’histoire de l’humanité) et d’autre part que de telles politiques ne contiennent pas la moindre solution à la maladie mortelle du capitalisme. Elles ne peuvent tout au plus que retarder ses manifestations les plus catastrophiques dans les pays développés, au prix de rendre les contradictions encore plus explosives et d’aggraver davantage encore le cancer incurable dont est frappé le capitalisme mondial.
Le marxisme a clairement démontré que le capitalisme n’a pas de solution à sa crise historique, laquelle est à l’ordre du jour depuis la première guerre mondiale. Cependant, la forme et les causes de cette crise ont toujours été l’objet de débats entre les révolutionnaires de la Gauche communiste [1] [5]. La forme est-elle celle d’une dépression déflationniste comme l’était celle des crises cycliques de la période ascendante, entre 1820 et 1913, ou au contraire est-elle celle d’un processus progressif de dégénérescence au cours duquel s’écroule toute l’économie mondiale, dans un état toujours plus critique d’épuisement et de décomposition ?
Au cours des années 1920, quelques tendances du KAPD avaient soutenu la « théorie de l’effondrement » selon laquelle la crise historique du capitalisme devait prendre la forme d’un effondrement brutal et irréversible qui mettrait le prolétariat dans les conditions nécessaires pour faire la révolution. On retrouve d’ailleurs cette vision chez certains courants bordiguistes pour lesquels la forme subite de la crise mettrait le prolétariat au pied du mur de l’action révolutionnaire.
Nous ne ferons pas dans cet article l’analyse détaillée de cette théorie. Nous voulons cependant mettre en évidence que cette vision a été réfutée, tant économiquement que politiquement, par la réalité même de l’évolution du capitalisme depuis 1914. Cette expérience historique a confirmé que la bourgeoisie était capable de faire l’impossible pour éviter l’effondrement brutal de son système de production. La question du dénouement de la crise historique du capitalisme n’est pas strictement économique mais essentiellement politique, conditionnée par l’évolution de la lutte de classe :
– ou bien le prolétariat est capable de développer ses combats jusqu’à l’affirmation de sa dictature révolutionnaire qui libérera l’humanité du marasme actuel et la conduira au communisme, comme nouveau mode de production capable de résoudre et de dépasser les contradictions insolubles dans le capitalisme,
– ou alors la survie de ce système plonge l’humanité dans la barbarie et la destruction définitive que ce soit par la guerre mondiale généralisée ou par une agonie sans fin, celle d’une décomposition progressive et systématique [2] [6].
La bourgeoisie répond à la crise permanente de son système par la tendance universelle au capitalisme d’Etat. Le capitalisme d’Etat n’est pas qu’une réponse économique. Elle est aussi et surtout une réponse politique tant en ce qui concerne la nécessité de mener à bien la guerre impérialiste qu’en ce qui concerne celle d’affronter le prolétariat. Mais du seul point de vue économique, le capitalisme d’Etat est moins une tentative de dépasser cette crise que de l’accompagner et de la ralentir [3] [7].
La dépression violente de 1929 a montré à la bourgeoisie, sur le plan économique, les graves dangers contenus par sa crise historique, comme la vague révolutionnaire internationale du prolétariat en 1917-23 lui avait montré, sur le plan politique, la gigantesque menace constituée par la classe révolutionnaire, le prolétariat. La bourgeoisie a réagi sur les deux fronts, en développant l’Etat totalitaire comme rempart autant contre la menace prolétarienne que pour faire face aux contradictions de son système d’exploitation.
Au cours de ces trente dernières années marquées tant par la réapparition de la crise ouverte du capitalisme que par la reprise de la lutte du prolétariat, nous avons vu la bourgeoisie perfectionner et généraliser ses mécanismes étatiques de palliatifs à la crise économique afin d’éviter une explosion brutale et incontrôlable de celle-ci, au moins dans les grandes concentrations industrielles d’Europe, d’Amérique du Nord et du Japon, là où se situe le coeur du capitalisme, le centre des enjeux historiques. [4] [8]
La bourgeoisie utilise les plus incroyables tricheries par rapport aux lois économiques de son système pour éviter que ne se répète l’expérience douloureuse de 1929, avec une chute catastrophique de 30 % en moins de trois ans de la production mondiale et une explosion du chômage de 4 % à 28 % dans le même laps de temps. Non seulement elle ressasse des campagnes idéologiques pour tenter de cacher la gravité de la crise et ses causes véritables, mais elle a en outre recours à tous les artifices de sa «politique économique» pour maintenir l’apparence d’un édifice économique qui fonctionne, progresse et serait même susceptible de porter quelques perspectives... radieuses.
Le CCI l’a affirmé clairement dès sa constitution : «A certains moments, la convergence de plusieurs de ces points peut provoquer une dépression importante dans certains pays, tels que l’Angleterre, l’Italie, le Portugal ou l’Espagne. C’est une éventualité que nous ne nions pas. Toutefois, bien qu’un tel désastre ébranle irréparablement l’économie mondiale (les investissements et actions britanniques à l’étranger comptent à eux seuls pour 20 milliards de dollars), le système capitaliste mondial pourra encore se maintenir, tant que sera assuré un minimum de production dans certains pays avancés tels que les USA, l’Allemagne, le Japon ou les pays de l’Est. De tels événements tendent évidemment à porter atteinte au système tout entier, et les crises sont inévitablement aujourd’hui des crises mondiales. Mais pour les raisons que nous avons exposées plus haut, nous avons lieu de croire que la crise sera étalée, avec des convulsions, en dents de scie, mais son mouvement ressemblera plus au mouvement rebondissant d’une balle qu’à une chute brutale et soudaine. Même l’effondrement d’une économie nationale ne signifierait pas nécessairement que tous les capitalistes en faillite vont aller se pendre, comme le disait Rosa Luxemburg dans un contexte légèrement différent. Pour qu’une telle chose arrive, il faut que la personnification du capital national, l’Etat, soit détruit : il ne le sera que par le prolétariat révolutionnaire.» [5] [9]
Dans le même ordre d’idées, après les violentes secousses économiques des années 1980, nous affirmions : « ... la machine capitaliste ne s’est pas réellement effondrée. Malgré des records historiques de faillites, malgré des craquements de plus en plus puissants et fréquents, la machine à profits continue de tourner, concentrant de nouvelles fortunes gigantesques – produit du carnage auquel se livrent les capitaux entre eux – et affirmant une arrogance cynique sur les bienfaits des lois du "libéralisme mercantile". » [6] [10]
En tout état de cause, la crise reste le meilleur allié du prolétariat pour l’accomplissement de sa mission révolutionnaire. Mais elle ne l’est pas de façon spontanée ou mécanique. Elle l’est à travers un processus de développement de ses luttes et de sa conscience. Elle reste cet allié à condition que le prolétariat développe une réflexion sur ses causes profondes et si les organisations révolutionnaires poursuivent leur combat tenace et obstiné pour montrer la réalité de l’agonie du capitalisme, dénonçant toutes les tentatives du capitalisme d’Etat pour retarder les effets de la crise, la ralentir, la masquer, la déplacer des centres névralgiques du capitalisme mondial vers des régions plus périphériques dans lesquelles le prolétariat est plus faible.
L’accompagnement de la crise ou, pour employer les termes du rapport de notre dernier Congrès international [7] [11], la «gestion de la crise» est la manière dont le capitalisme a répondu à la réapparition de la forme ouverte de sa crise historique depuis 1967. Cette «gestion de la crise» est la clé pour comprendre tant le cours de l’évolution économique de ces trois dernières décennies que les succès obtenus par la bourgeoisie dans son entreprise pour aveugler le prolétariat quant à l’ampleur et à la gravité de la crise.
Cette politique constitue l’expression la plus achevée de la tendance historique générale au capitalisme d’Etat. En réalité, les Etats occidentaux ont développé de façon progressive, durant cette période, toute une politique de manipulation de la loi de la valeur, d’endettement massif et généralisé, d’intervention autoritaire de leur part sur les agents économiques et les processus de production, de tricheries systématiques sur les monnaies, sur le commerce extérieur et la dette publique; politique à côté de laquelle les méthodes de planification étatique des bureaucrates staliniens n’étaient que des jeux d’enfant. Toutes les fanfaronnades des bourgeoisies occidentales sur «l’économie de marché», le «libre jeu des forces économiques», la «supériorité du libéralisme» etc., ne sont qu’une gigantesque mystification. Comme l’a affirmé la Gauche communiste, deux systèmes économiques ne coexistent pas côte à côte depuis 70 ans, celui de « l’économie planifiée » et celui de « l’économie libre »; il n’existe qu’un seul système, le capitalisme, qui dans sa lente agonie est soutenu par l’intervention toujours plus hégémonique et totalitaire de l’Etat.
Cette intervention de l’Etat pour accompagner la crise, s’adapter à elle pour la ralentir et si possible en retarder les effets a permis aux grandes puissances industrielles d’éviter un effondrement brutal, une débâcle générale de l’appareil économique. Elle n’est cependant parvenue ni à trouver une solution à la crise, ni à résoudre ne serait-ce que quelques-unes de ses expressions les plus aiguës comme le chômage et l’inflation. Trente années de ces politiques de palliatifs à la crise n’ont permis qu’une espèce de descente accompagnée au fond de l’abîme, comme une chute planifiée dont l’unique résultat réel est de prolonger la domination de son système avec son cortège de souffrances, d’incertitude et de désespoir pour la classe ouvrière et pour l’immense majorité de la population mondiale. Pour sa part, la classe ouvrière des grands centres industriels a été soumise à une politique systématique d’attaques graduelles et successives contre son pouvoir d’achat, ses conditions de vie, ses salaires, ses emplois, sa survie même. Quant à la grande majorité de la population mondiale, celle qui survit misérablement et agonise dans l’énorme périphérie qui entoure les centres vitaux du capitalisme, elle n’a connu, pour l’essentiel, que la barbarie croissante, la famine et la mort, à un niveau tel qu’on peut aujourd’hui parler du plus gigantesque génocide que l’humanité ait jamais connu.
Cette politique est cependant la seule possible pour l’ensemble du capitalisme mondial, la seule à pouvoir le maintenir en vie même s’il lui faut pour cela précipiter dans l’abîme des parties toujours plus importantes de sa propre structure économique. Les Etats les plus puissants du point de vue impérialiste, économique mais également décisifs en ce qui concerne la lutte de classe concentrent tous leurs efforts afin d’exporter la crise sur les pays plus faibles, qui ont moins de recours face à ses effets dévastateurs et dans lesquels s’exerce moins le poids direct du prolétariat et de ses combats de classe. C’est ainsi que dans les années 1970-80 se sont effondrés la plupart des pays d’Afrique, une bonne partie de l’Amérique du Sud et toute une série de pays asiatiques. Dans les années 1990, cela a été le tour des pays d’Europe de l’Est, de l’Asie centrale etc., qui étaient jusque là sous la férule de ce géant aux pieds d’argile nommé Russie. Aujourd’hui c’est celui des anciens « dragons » et autres « tigres » asiatiques qui connaissent la plus brutale chute de l’économie qu’on ait connue depuis 80 ans.
Nous avons entendu beaucoup de bavardages d’hommes politiques, de syndicalistes, de soi-disant experts en «modèles économiques», les «politiques économiques appropriées» et les «solutions à la crise». Tout au long de ces trente dernières années, la froide réalité de la crise a réduit les discours de ces «savants» à ce qu’ils sont : d’insondables stupidités ou de vulgaires embrouilles de prestidigitateur. Le fameux «modèle japonais» est aujourd’hui retiré des catalogues de propagande; le «modèle allemand» a discrètement été rangé dans l’armoire à souvenirs; quant au disque rayé des «succès» des «tigres» et des «dragons» asiatiques, il a disparu précipitamment du hit-parade idéologique. Pratiquement, la seule politique possible des gouvernements, qu’ils soient de gauche ou de droite, totalitaires ou démocratiques, libéraux ou interventionnistes, est celle qui consiste à gérer la crise et à l’accompagner dans une descente aux enfers graduelle et le plus possible planifiée.
Cependant cette politique ne peut avoir pour effet de figer le capitalisme mondial dans une espèce de point mort, de situation statique dans laquelle pourraient être contenues et limitées éternellement les contradictions brutales du système d’exploitation. C’est la nature même du capitalisme qui rend cette «stabilité» impossible ; c’est sa propre dynamique qui le pousse sans cesse à chercher à accumuler toujours plus de capital, à faire qu’au sein de la classe capitaliste la concurrence et la lutte pour le partage du marché mondial ne peuvent cesser d’exister. De ce fait, la politique de ralentissement et de palliatifs à la crise a comme effet pervers de rendre plus violentes encore les contradictions du capitalisme. Si les «succès» des politiques économiques de ces dernières trente années ont été de différer en partie les effets de la crise, la bombe est à retardement et devient de plus en plus explosive, plus dangereuse et plus destructrice :
– trente années d’endettement ont conduit à une fragilisation générale des mécanismes financiers qui rend bien plus difficile et risquée la poursuite de leur utilisation ;
– trente années de surproduction généralisée ont provoqué l’effondrement de pans entiers des appareils industriel et agricole au niveau mondial, ce qui réduit les marchés et aggrave d’autant cette surproduction ;
– trente années d’étalement et de dosage du chômage ont rendu aujourd’hui celui-ci beaucoup plus dramatique, imposant une politique sans fin de licenciements, de mesures de précarisation du travail, de sous-emploi etc.
Les tricheries du capitalisme avec ses propres lois économiques ont fait que la crise n’a pas pris la forme d’un effondrement soudain de la production comme ce fut le cas lors des crises cycliques du capitalisme ascendant au siècle dernier ou encore lors de la dépression de 1929. Mais elle a pris une forme plus étalée et destructrice pour les conditions de vie du prolétariat et de l’ensemble de l’humanité : celle d’une descente par paliers successifs toujours plus brutaux vers une situation de marasme et de décomposition de plus en plus généralisée.
Les convulsions que nous connaissons depuis août 1997 correspondent à un nouveau palier dans cette descente aux abîmes. Sans le moindre doute, il s’agit là de l’épisode le plus terrible de ces trente dernières années. Pour mieux cerner le niveau d’aggravation de la crise du capitalisme auquel cet épisode correspond et pour évaluer ses effets sur les conditions de vie du prolétariat, il nous parait nécessaire de faire un retour en arrière sur l’ensemble de cette période.
Dans l’article «La situation politique internationale» (Revue Internationale n° 8, octobre 1976), nous mettions en évidence que la politique capitaliste «d’accompagnement de la crise» se développait selon trois axes : « report de ses difficultés sur les autres pays, sur les couches intermédiaires et sur les travailleurs ». Ce sont ces trois axes qui ont défini les diverses étapes d’effondrement du système.
Dès 1967 et avec la dévaluation de la livre sterling, nous assistions à l’une des premières manifestations d’une nouvelle crise ouverte du capitalisme. Celle-ci succédait aux années de relative prospérité dues à la reconstruction de l’économie mondiale après les destructions gigantesques de la seconde guerre mondiale. Le chômage connaissait sa première alerte, avec une hausse allant jusqu’à 2 % dans certains pays européens. Les gouvernements y ont répondu par des politiques de hausse des dépenses publiques qui rapidement vont masquer la situation réelle et permettre une reprise de la production jusqu’en 1971.
A cette date, la crise s’est à nouveau manifestée sous la forme de violentes tempêtes monétaires concentrées autour de la première monnaie mondiale, le dollar. Le gouvernement Nixon y a répondu par une mesure qui va momentanément faire reculer le problème mais qui aura de graves conséquences dans l’évolution future du capitalisme : il dénonça les accords de Bretton Woods, qui avaient été adoptés en 1944 et qui régissaient depuis lors l’économie mondiale.
Ces accords avaient abandonné définitivement l’étalon-or pour le remplacer par le dollar. Une telle mesure supposait, déjà en son temps, un pas vers la fragilisation du système monétaire mondial et une stimulation des politiques d’endettement. Pendant sa période ascendante, le capitalisme avait lié les monnaies aux réserves d’or ou d’argent, établissant ainsi une relation plus ou moins cohérente entre l’évolution de la production et la masse monétaire en circulation, afin d’éviter ou tout au moins pallier aux effets négatifs du recours incontrôlé au crédit. L’attachement des monnaies au dollar éliminait ces mécanismes de contrôle et supposait, outre l’avantage très important qu’en retirait le capitalisme américain sur ses concurrents, un risque considérable d’instabilité monétaire ainsi que sur le crédit.
Ce risque était resté latent durant la reconstruction, qui laissait une marge pour la réalisation d’une production en continuelle expansion. Mais il apparut au grand jour dès 1967 quand cette marge se réduisit dramatiquement. L’abandon de l’étalon dollar et son remplacement par des Droits de tirage spéciaux (DTS), qui permettaient à chaque Etat de battre monnaie sans plus de garantie que celle qu’il s’accordait lui-même, rendirent alors plus tangibles et dangereux les risques d’instabilité et d’endettement incontrôlé.
Le «boom» de 1972-73 occulta une fois de plus ces problèmes et créa un de ces mirages avec lesquels le capitalisme cherche à masquer sa crise mortelle. Les records historiques de production furent battus pendant ces deux années, phénomène essentiellement dû à une poussée effrénée de la consommation. Ivre de cet éphémère «succès», le capitalisme put alors se glorifier de sa capacité à dépasser définitivement la crise, fanfaronnant sur la défaite du marxisme et de ses prédictions quand à la faillite mortelle du système. Mais ces proclamations furent rapidement démenties par la prétendue «crise du pétrole» de 1974-75 : les indices de production chutèrent dans les pays industrialisés atteignant à peine 2 % à 4 %.
La réponse à cette nouvelle et violente convulsion se fit sur deux axes :
– par un accroissement impressionnant des déficits publics des pays industrialisés et en particulier ceux des Etats Unis ;
– mais surtout par un endettement gigantesque des pays du tiers-monde et des pays de l’Est. Entre 1974 et 1975 s’est développée la plus gigantesque vague de crédits de l’histoire jusqu’alors. 78 000 millions de dollars sont prêtés à des pays du tiers-monde, hors le bloc soviétique. Pour se faire une idée plus précise, rappelons que les crédits accordés par le plan Marshall aux pays européens – qui, en leur temps, battirent déjà spectaculairement un record – s’élevaient à peine à 15 000 millions de dollars entre 1948 et 1953 !
Ces mesures parvinrent à relancer la production même si cette dernière n’a jamais atteint les niveaux de 1972-73. Le prix à payer fut cependant une explosion de l’inflation qui, dans certains pays centraux du capitalisme, se situait autour de 20 % (30 % en Italie). L’inflation est un signe caractéristique du capitalisme décadent [8] [12]; il est dû a l’immense masse de dépenses improductives que doit faire le système pour survivre : production de guerre, entretien de l’appareil étatique hypertrophié, dépenses de financement, de publicité etc. Ces dépenses ne sont en rien comparables avec celles des frais de circulation et de représentation connus durant la période ascendante. Cependant, cette inflation permanente et structurelle devint, au milieu des années 1970, une inflation galopante à cause de l’accumulation des déficits publics et de l’émission de monnaies sans contrepartie ni contrôle.
L’évolution de l’économie mondiale va alors osciller entre des moments de relance et des moments de ralentissement, de récession. En effet, chaque tentative de relancer l’économie provoquait une poussée inflationniste (c’est ce que les capitalistes appellent une «surchauffe») qui obligeait les Etats à procéder à un «refroidissement» : augmentation brusque des taux d’intérêt, coups de frein à la circulation des monnaies, etc.; mesures qui conduisaient inévitablement à une phase de récession. Tout cela mettait en évidence l’impasse générale dans laquelle se trouve l’économie capitaliste à cause de la surproduction.
Après cette description de l’évolution de la crise ainsi que celle des politiques économiques durant les années 1970, nous allons donner des éléments permettant d’évaluer :
– la situation de l’économie ;
– la dégradation des conditions de vie de la classe ouvrière.
1. Les taux de production étaient élevés; la croissance durant cette décennie, dans les vingt-quatre pays de l’OCDE, atteignait en moyenne 4,1 %. Pendant le boom des années 1972-73, cette moyenne s’est hissée à 8 % et même 10 % au Japon. On peut cependant constater une tendance claire à la baisse si on compare ces chiffres avec ceux de la décennie précédente.
2. Les crédits massifs accordés aux pays du tiers-monde permettaient l’exploitation et l’incorporation au marché mondial des derniers réduits précapitalistes. Même s’ils étaient très peu importants, on peut dire que le marché mondial a connu, de ce fait, une très légère expansion, un peu comme ce fut également le cas lors de la reconstruction d’après 1945.
3. L’ensemble des secteurs productifs, y compris les secteurs traditionnels comme la construction navale, les mines ou la sidérurgie, ont connu une grande expansion entre 1972 et 1978. Mais cette expansion fut aussi leur chant du cygne : les manifestations de saturation s’accumulaient et furent à l’origine des fameuses «reconversions» (doux euphémisme pour parler de licenciements massifs) qui commencèrent en 1979 et imposèrent leur marque sur la décennie suivante.
4. Les phases de relance concernaient toute l’économie mondial de façon assez homogène. A de rares exceptions (un exemple significatif nous fut donné par le recul de la production dans les pays d’Amérique du Sud), tous les pays bénéficiaient alors de l’accroissement de la production, sans qu’apparaisse le phénomène de pays « décrochés » significatif des années 1980.
5. Les prix des matières premières connaissaient une tendance constante à la hausse qui culmina lors du boom spéculatif sur le pétrole (1972-77). Après, La tendance commença à s’inverser.
6. La production d’armement avait augmenté par rapport à la décennie précédente et va croître spectaculairement à partir de 1976.
7. Le niveau d’endettement s’accélérait fortement à partir de 1975, même s’il restait très nettement inférieur à ceux que le capitalisme va connaître par la suite. Ses caractéristiques étaient alors les suivantes :
– il était relativement modéré dans les pays centraux (même s’il va connaître une augmentation spectaculaire, dès 1977, aux Etats Unis sous l’administration Carter) ;
– son escalade fut gigantesque dans les pays du tiers-monde.
8. Le système bancaire restait solide et la concession de prêts (pour la consommation comme pour les investissements, aux familles, aux entreprises et aux institutions) était soumise à une série de très rigoureux contrôles.
9. La spéculation restait un phénomène limité bien que la fièvre spéculative lors de la « crise du pétrole » (les fameux pétrodollars) annonçait une tendance qui ira en se généralisant dans la décennie suivante.
1. Le chômage restait relativement limité, même si sa croissance fut constante à partir de 1975 :
2. Les salaires se sont accrus nominalement de façon significative (jusqu’à 20-25 %) et, dans des pays comme l’Italie, s’instaurait l’échelle mobile des salaires. Cette croissance était cependant trompeuse puisque globalement les salaires perdaient du terrain face à une inflation galopante.
3. Les postes fixes de travail prédominaient encore largement et les contrats publics s’accroissaient fortement dans les pays les plus importants.
4. Les prestations sociales, les subsides, les systèmes de sécurité sociale, les aides au logement, à la santé et à l’éducation s’accroissaient de façon significative.
5. Durant cette décennie, la dégradation des conditions de vie, bien que réelle, restait relativement douce. Alertée par la reprise historique de la lutte de classe et bénéficiant d’une certaine marge de manoeuvre sur le plan économique, la bourgeoisie choisit de s’attaquer plutôt aux secteurs faibles du capital national qu’à la classe ouvrière. La décennie des années 1970 fut celle des «années d’illusion», caractérisée par la dynamique politique de gauche au pouvoir.
Dans le prochain article, nous ferons un bilan des années 1980 et 1990, qui nous permettra d’une part d’évaluer la violente dégradation de l’économie et de la situation de la classe ouvrière et, d’autre part, de comprendre avec plus de profondeur les sombres perspectives de ce nouveau palier dans la descente vers l’enfer qu’a été l’épisode ouvert par août 1997.
Adalen
[1] [13] Deux théories se sont opposées essentiellement, respectivement fondées sur la saturation du marché mondial pour l’une et sur la baisse tendancielle du taux de profit pour l’autre. Voir sur cette question les articles de la Revue internationale n° 13, 16, 23, 29, 30, 76 et 83.
[2] [14] Voir l’article «La décomposition du capitalisme», Revue internationale n° 62.
[3] [15] Voir les articles «Sur le capitalisme d’Etat», Revue internationale n° 21, et «Le prolétariat dans le capitalisme décadent», Revue internationale n° 23.
[4] [16] Voir l’article «Le prolétariat d’Europe de l’Ouest au coeur de la lutte de classe», Revue internationale n° 31.
[5] [17] Voir l’article «La situation internationale : la crise, la lutte de classe et les tâches de notre Courant international», Revue internationale no 1.
[6] [18] Voir l’article «Où en est la crise économique ? Le crédit n’est pas une solution éternelle», Revue internationale no 56.
[7] [19] Ce rapport est publié dans la Revue internationale no 92.
[8] [20] Voir notre brochure la Décadence du capitalisme.
Durant quatre jours, du 16 au 19 décembre 1998, l’Irak a reçu plus de missiles de croisière que durant toute la guerre du Golfe en 1991. Après les menaces non suivies d’effet de février et novembre 1998, les Etats-Unis sont passés à l’acte en déchaînant un nouvel enfer sur une population irakienne déjà victime de la terrible guerre de 1991 et de «sanctions» qui sont synonymes de famines, de maladies et d’une misère quotidienne ayant dépassé les limites du supportable. Au moment de l’effondrement du bloc russe en 1989, le président Bush avait annoncé un «nouvel ordre mondial fait de paix et de prospérité». Depuis nous avons eu un chaos croissant, encore plus de guerres et une extension sans précédent de la misère de par le monde. Les récents bombardements sur l’Irak le confirment une nouvelle fois. Ils confirment également ce que nous avons écrit dans l’article qui suit et qui a été rédigé avant ces derniers bombardements : «Une spirale de destruction dans laquelle la force armée employée par les Etats-Unis dans la défense de leur autorité tend à devenir plus fréquente et massive, les résultats politiques de ces efforts plus discutables, la généralisation du chaos et du militarisme plus certaine, l’abandon des règles de jeu communes plus prononcé.»
Comme l’analyse cet article, les Etats-Unis sont de plus en plus conduits à agir pour leur propre compte, sans s’embarrasser de l’accord du prétendu gardien de la «légalité internationale», l’ONU. Cette fois-ci, les bombardements ont commencé en «prime time» de la télévision américaine alors que le Conseil de Sécurité de l’ONU était réuni pour examiner le fameux rapport rédigé par Richard Butler, chef de l’UNSCOM, qui a justement servi de prétexte à l’intervention américaine. Il est de notoriété publique que ce rapport est truffé de mensonges, en complète contradiction avec l’autre rapport examiné en même temps et émanant de l’Agence internationale de l’énergie atomique qui conclut à l’exécution par l’Irak des décisions de l’ONU [1] [21]. La réaction plus que mitigées des «alliés» des Etats-Unis (à l’exception de la Grande-Bretagne) [2] [22], et notamment de Kofi Annan à la suite de leur coup de force, illustrent bien que le gouvernement américain s’est rallié à la politique déjà défendue depuis longtemps par toute une partie de la bourgeoisie représentée notamment par le parti républicain : ne pas essayer de recueillir l’assentiment des autres puissances ou de l’ONU (afin de les prendre en otage) mais engager de façon unilatérale les interventions jugées utiles pour l’affirmation du leadership américain. C’est ce désaccord au sein de la bourgeoisie américaine quant aux moyens d’affirmer une hégémonie US sur le monde de plus en plus battue en brèche qui permet d’expliquer le «monicagate». En ce sens, les «analyses» abondamment produites dans la presse de nombreux pays expliquant les frappes américaines de décembre par la volonté de Clinton de repousser son procès par le Congrès n’ont d’autre objectif que de discréditer les Etats-Unis soupçonnés de semer la mort uniquement pour défendre les intérêts personnels et sordides de leur président. En réalité, Clinton n’a pas décidé de procéder à des frappes unilatérales contre l’Irak à cause du «monicagate» mais il y a eu un «monicagate» en grande partie parce que Clinton ne s’était pas résolu à adopter plus tôt cette attitude, notamment en février 1998. Cependant, comme le met en évidence l’article ci-dessous, l’affirmation de cette nouvelle orientation de la politique US ne sera pas, elle non plus, en mesure de remettre en cause la donnée essentielle des relations internationales : un chaos grandissant, une perte continue de l’autorité du gendarme américain et l’emploi répété par ce dernier de la force des armes. Dès à présent, on peut constater que le seul succès réel qu’ait remporté le gouvernement américain est d’avoir saboté le rapprochement qui se développait dans le domaine militaire entre la Grande-Bretagne et les autres pays d’Europe. Pour le reste, les frappes américaines n’ont fait que renforcer le régime de Saddam Hussein alors que l’échec diplomatique du voyage de Clinton en Israël et en Palestine venait de mettre en relief les limites du succès de Wye Plantation.
Selon les médias bourgeois, l’année 1998 s’est terminée sur une consolidation importante de la paix, de la collaboration internationale et de la défense des Droits de l’homme dans le monde. Dans le Golfe persique, la menace de sanctions par les forces américaines et britanniques - avec, semble-t-il, cette fois-ci le soutien de la «communauté internationale» - a imposé à l’Irak la poursuite des inspections d’armement dont le but serait de retirer les armes de destruction massive des «mains irresponsables» d’un dictateur sanguinaire comme Saddam Hussein. Au Moyen-Orient, le «processus de paix» patronné par les américains - qui est au bord de la faillite - aurait été sauvé par les accords de Wye Plantation. Ces accords auraient permis au président américain Bill Clinton, après de «longues heures de persuasion patiente», d’amener Arafat et Netanyahou à exécuter certaines parties des «accords d’Oslo» basées sur la célèbre formule «la terre contre la paix». Dans les Balkans, l’OTAN - de nouveau par la menace de sanctions militaires - a mis fin aux opérations guerrières qui se développaient entre les forces serbes et kosovar-albanaises et a imposé un fragile cessez-le-feu sous la surveillance d’«observateurs internationaux pour la paix». Et en cette fin d’année, les diplomaties américaine et sud-africaine ont lancé une nouvelle offensive présentée comme capable de mettre fin à la guerre au Congo alors que le président français Chirac était même prêt à serrer la main du «dictateur congolais» Kabila au sommet franco-africain de Paris dans le même but, paraît-il.
Est-ce que la bourgeoisie - à la fin d’un siècle durant lequel elle a transformé le monde en un gigantesque abattoir impérialiste - commencerait à diriger la société selon la charte du maintien de la paix des Nations Unies et selon les principes «humanitaires» d’Amnisty International ? La propagande de la classe dominante, qu’elle concerne la croisade démocratique contre Pinochet ou la prétendue paix établie au Moyen-Orient ou dans les Balkans, fait tout ce qu’elle peut pour présenter les conflits impérialistes d’aujourd’hui sous cette lumière trompeuse. Mais la réalité de ces conflits révèle exactement le contraire : l’aggravation de la barbarie militariste d’un système capitaliste à l’agonie et l’explosion continue de la lutte impérialiste caractérisée par le «chacun pour soi» et le «tous contre tous» ; cette réalité se manifeste aujourd’hui notamment par la nécessité croissante pour les Etats-Unis, première puissance impérialiste de la planète, d’employer la force militaire dans la défense de leur autorité mondiale.
Derrière l’«autorité des Nations Unies» sur l’Irak, les négociations «entre la Serbie et l’Armée de Libération du Kosovo» (ALK) imposées par la force ou celles de «la terre contre la paix» exigées auprès des bourgeoisies israélienne et palestinienne, il y a une offensive de l’impérialisme américain. Une nouvelle et importante réaction contre l’affaiblissement global de son autorité. En réalité, les Etats-Unis se sont imposés en Irak et au Kosovo justement au mépris ouvert des «lois» et de l’«autorité» des Nations Unies qui avaient été, ces derniers temps, de plus en plus utilisées contre les intérêts américains.
Cela marque un changement important dans la politique américaine envers le reste du monde et surtout envers ses principaux rivaux, une défense plus agressive et plus «unilatérale» de ses intérêts nationaux. Ce sont les Etats-Unis eux-mêmes qui, en préparant en novembre une nouvelle frappe militaire contre l’Irak, jettent aux poubelles de l’histoire les mythes de l’«unité» et de la «légalité internationale» des Nations Unies si chers à la propagande bourgeoise. Cela n’a pas toujours été la position de Washington. Après l’effondrement de l’ordre mondial de Yalta avec la désintégration du bloc impérialiste russe, ce sont les Etats-Unis eux-mêmes - au sommet de leur autorité puisque restant la seule super-puissance mondiale - qui ont utilisé les Nations Unies et leur Conseil de Sécurité pour imposer la guerre du Golfe au reste du monde. En amenant Saddam Hussein à envahir le Koweït, Washington a été capable de présenter cette guerre comme une défense nécessaire du «droit international» (ce qui, dans cette société de classe, a toujours été le droit du plus fort), et de la faire légitimer par la «communauté internationale». Saddam Hussein a été pris au piège : il ne pouvait se retirer du Koweït sans combat car cela pouvait amener à la chute de son régime. Mais avec Saddam Hussein, le reste du monde impérialiste, et surtout les autres principales puissances du défunt bloc occidental ont aussi été piégés : tous ont été obligés de participer ou de payer pour une guerre dont, en réalité, l’objectif essentiel était d’écraser leurs ambitions visant à une plus grande indépendance vis-à-vis des Etats-Unis.
Cependant, il y a un an, ayant tiré les leçons de la guerre du Golfe, l’Irak a inversé les rôles en utilisant à son tour les Nations Unies et son Conseil de Sécurité contre l’Amérique. Loin de chercher à rééditer une action comme l’occupation du Koweït, Saddam Hussein a alors placé au centre de la nouvelle crise du Golfe une simple obstruction aux inspections d’armement de l’ONU, une question secondaire. Il était ainsi plus difficile à Washington de justifier la nécessité d’une action militaire commune. De plus, pour Bagdad, il était plus facile de céder à n’importe quel moment et de couper l’herbe sous les pieds à la première puissance mondiale et à sa politique belliciste. Cette fois, c’était les Etats-Unis et non l’Irak qui étaient piégés ; et cela permettait aux «alliés», aux conseillers de Bagdad au sein du Conseil de Sécurité, la France et la Russie, ainsi qu’au Secrétaire Général de l’ONU, Kofi Annan, de mettre en place une «solution diplomatique» dont le principal résultat a été d’empêcher le déploiement de la force armée américaine et britannique, et ainsi d’humilier le leader mondial. Jusqu’à aujourd’hui, cet épisode a représenté le point le plus significatif de l’affaiblissement de l’autorité de la seule superpuissance restante. Cet affaiblissement était déjà devenu manifeste, juste après la guerre du Golfe, quand une Allemagne à peine réunifiée avait appuyé l’indépendance de la Croatie et de la Slovénie et ainsi provoqué l’explosion de la Yougoslavie contre la volonté de Washington.
C’est à cet affaiblissement de son leadership que la politique américaine répond maintenant en s’affranchissant de l’entrave que représente l’ONU dans ce processus. Dans une tentative de se débarrasser de l’embargo contre l’Irak et de profiter des conflits d’intérêts au sein du Conseil de Sécurité de l’ONU, Saddam Hussein a renouvelé son obstruction aux inspections d’armement pour provoquer une crise. Puis il a de nouveau cédé au dernier moment afin d’éviter une frappe militaire américaine. Mais cette fois, il a dû céder si rapidement et dans des circonstances si humiliantes que l’issue de cette crise représente, sans aucun doute, un renforcement de l’autorité mondiale des Etats-Unis. La différence, maintenant, est que les Etats-Unis, contrairement au passé, se fichent complètement d’obtenir de l’ONU la permission de frapper.
La «sympathie» et la «compréhension» que les autres grandes puissances ont montré devant l’«impatience américaine à l’égard de Saddam» - présentées par la propagande bourgeoise comme un renouveau de l’esprit d’unité des «grandes démocraties» - s’expliquent seulement par le fait que visiblement les Etats-Unis n’étaient plus disposés à se laisser arrêter par quiconque. Critiquer ouvertement la politique agressive de l’Amérique dans de telles circonstances, tout en manquant des moyens concrets de la bloquer, aurait abouti pour les autres puissances à partager publiquement l’humiliation imposée à Saddam.
Bien avant ces derniers épisodes de la crise irakienne, au sein de l’ONU, les tensions entre Washington et ses rivaux étaient apparues clairement notamment lors des différents conflits militaires dans l’ex-Yougoslavie. Les principales grandes puissances soutenant la Serbie - Grande-Bretagne, France et Russie - ont utilisé l’ONU afin d’empêcher, aussi longtemps que possible, les Etats-Unis de jouer un rôle majeur spécialement dans le conflit bosniaque. C’est pour cela que, lorsque ces derniers ont réussi (momentanément) à imposer leur autorité sur leurs rivaux européens en Bosnie notamment à travers les accords de Dayton, cela s’est fait sous l’égide, non pas de l’ONU, mais de l’OTAN qui fut l’organisation militaire spécifique du bloc impérialiste américain, qui continue à exister malgré la disparition de celui-ci et que Washington est encore capable de dominer. Ainsi, aujourd’hui, à côté de la démonstration de force dans le Golfe, la menace d’intervention militaire, via l’OTAN, au Kosovo et en Serbie constitue le second axe de l’offensive des Etats-Unis en défense de leur leadership. Le principal succès américain n’est pas d’avoir obligé Milosevic à retirer ses troupes du Kosovo : en réalité, Washington s’est arrangé pour que l’armée serbe reste assez longtemps sur place pour lui permettre de contrer et affaiblir sévèrement l’Armée de Libération du Kosovo qui est soutenue par l’impérialisme allemand. Le succès des Etats-Unis repose surtout dans le fait d’avoir obligé leurs ex-alliés de l’OTAN qui sont pro-serbes, la Grande-Bretagne et la France, à s’aligner et à appuyer sa menace d’intervention contre la Serbie. Tout comme Saddam Hussein, Milosevic a dû céder à temps pour éviter que les missiles américains ne s’abattent sur son pays. Et de nouveau, comme pour l’Irak, les tentatives anti-américaines visant à exiger un mandat du Conseil de Sécurité de l’ONU pour une intervention armée (une carte surtout jouée ouvertement par la Russie dans la crise du Kosovo) ont été enrayées par l’«unilatéralisme» tout récent de Washington. Selon le «vertueux» Clinton, avec le risque d’un afflux massif de réfugiés sans-logis de la guerre au Kosovo et cela à l’approche de l’hiver, il ne peut être question pour le leader du monde d’attendre une «permission» de l’ONU, de la Russie ou de quiconque pour réagir et frapper «celui qui est responsable de cette situation».
L’ONU, comme son ancêtre la SDN (Société Des Nations), n’est pas, comme on veut nous le faire croire, une organisation de maintien de la paix, réunissant les puissances capitalistes sous une loi internationale commune. C’est un repaire de brigands impérialistes et sa politique est complètement déterminé par le rapport des forces entre les principaux rivaux capitalistes. En ce sens, l’évolution de la politique des Etats-Unis envers l’ONU, depuis sa création, est particulièrement significative.
Durant la guerre froide, l’ONU, divisée entre les deux blocs impérialistes, servait principalement à la propagande pacifiste bourgeoise. A certaines occasions, le bloc occidental, grâce à la majorité qu’il avait parmi les membres permanents du Conseil de Sécurité (composé des puissances victorieuses de la deuxième guerre mondiale), a pu en tirer profit. Après 1989, la capacité des Etats-Unis d’exploiter cet organisme pour leurs propres intérêts allait connaître un rapide déclin. La guerre du Golfe, cette sinistre démonstration de la supériorité des Etats-Unis sur le reste du monde impérialiste, loin d’aboutir à la soumission de tous à «l’ordre américain», a été très vite suivie par l’explosion du «chacun pour soi» dans les relations entre Etats capitalistes et ainsi par un affaiblissement du leadership américain. Depuis, dans un monde sans blocs impérialistes, le chaos et le «chacun pour soi» sont devenus inévitablement des tendances dominantes. L’ONU même est de plus en plus utilisée pour affaiblir l’autorité des Etats-Unis. C’est ce qui explique pourquoi la bourgeoisie américaine, tout au long des années 1990, a pris de plus en plus une position hostile envers cette organisation, refusant régulièrement de payer ses cotisations de membre. Cependant, jusqu’à l’offensive américaine actuelle, l’administration Clinton hésitait à passer outre aux recommandations de l’ONU ; elle considérait cet organisme comme instrument possible de mobilisation des autres puissances. En fait, le mécontentement d’importantes fractions de la bourgeoisie américaine face à ces hésitations explique en partie la pression récente faite sur Clinton avec l’affaire Lewinsky. La politique américaine actuelle envers l’Irak et la Serbie montre que les Etats-Unis sont aujourd’hui contraints d’adopter la stratégie «d’y aller tout seul» contrairement à celle qui prévalait à l’époque de la guerre du Golfe ou même de Dayton. C’est, de fait, la reconnaissance par la superpuissance mondiale elle-même que la tendance dominante est au «chacun pour soi», donc à l’affaiblissement du leadership américain. Bien sûr, quand les Etats-Unis mettent leurs forces armées en action, il n’y a pas de puissance dans le monde capable de s’y opposer. Mais en agissant ainsi, ils ne font qu’affaiblir leur propre leadership et aggraver le chaos international et le «chacun pour soi».
En rejetant les règles du jeu de l’ONU, Washington ôte, en grande partie, à ce dinosaure issu d’une ère révolue sa raison d’être. Mais si cette évolution lui profite, elle profite aussi à certains de ses rivaux et pas des moindres. Il s’agit des puissances vaincues de la 2e guerre mondiale, l’Allemagne et le Japon, les deux puissances écartées du Conseil de Sécurité mais en même temps les principaux rivaux des Etats-Unis. Plus important : dès à présent, l’OTAN devient le lieu privilégié dans lequel les rivalités entre les ex-alliés du bloc de l’Ouest s’expriment. C’est ainsi qu’en réponse à l’offensive américaine au Kosovo au moyen de l’OTAN, le nouveau ministre des Affaires étrangères de l’Allemagne, Fischer, a appelé l’alliance à renoncer à la stratégie de première frappe atomique [3] [23]. De même, Tony Blair, lors de la réunion au sommet franco-britannique de Saint-Malo, a engagé officiellement la Grande-Bretagne dans le «renforcement du pilier européen de l’OTAN», aux dépens de l’Amérique bien sûr ! Cela représente un accroissement des enjeux dans la rivalité entre les grandes puissances. L’OTAN comme l’ONU est un vestige de l’ancien ordre mondial. Mais c’est un vestige beaucoup plus important car il représente encore l’instrument principal de la présence militaire américaine en Europe.
Mais si la menace de guerre contre Saddam Hussein et Milosevic est une expression non d’unité mais de rivalité entre les grandes puissances, l’accord de Wye Plantation entre Clinton, Netanyahou et Arafat ne serait-il pas le triomphe de la «persuasion pacifique» si chère à certains européens ? En réalité, aussi modeste et fragile que soit cet accord entre Israël et l’OLP, il est la manifestation d’une nouvelle victoire pour l’impérialisme américain, ne serait-ce que par le fait que la CIA est officiellement en charge de l’application de certaines de ses parties. La «persuasion» exercée par les Etats-Unis n’a pas été complètement «pacifique» : la mobilisation militaire américaine dans le Golfe au même moment était, indirectement, autant un avertissement à Netanyahou et Arafat qu’à Saddam Hussein. Mais surtout, il s’agissait d’un avertissement aux rivaux européens afin qu’ils ne cherchent pas à mettre leur nez dans une des zones stratégiques les plus importantes et explosives du monde et où l’Amérique a bien l’intention de maintenir sa domination à tout prix.
De tels avertissements s’avèrent toujours plus nécessaires car malgré l’offensive actuelle, l’effort des autres puissances pour se débarrasser de la domination américaine ne peut que s’accroître. C’est précisément parce que les Etats-Unis sont militairement capables d’imposer leurs intérêts aux dépens de n’importe quelle autre puissance existante qu’aucune de ces puissances n’a fondamentalement intérêt à participer au renforcement de la position américaine. Cela vaut aussi pour la Grande-Bretagne qui a des intérêts communs avec l’Amérique par rapport à l’Irak mais des intérêts opposés en Europe, en Afrique et surtout au Moyen-Orient. Toutes ces puissances sont condamnées à contester les Etats-Unis, qu’elles le veuillent ou non, et par conséquent à plonger encore plus le monde dans le chaos. Les Etats-Unis, les seuls à pouvoir prétendre être la superpuissance de l’ordre capitaliste mondial, sont condamnés à imposer leur ordre, et par conséquent à plonger eux aussi le monde dans la barbarie.
La base de cette contradiction est l’absence de blocs. Quand les blocs existent, le renforcement du leader renforce la position des autres membres du bloc contre le bloc rival. En l’absence d’un tel rival, et donc de blocs impérialistes, le renforcement du leader entre en contradiction avec les intérêts des autres. C’est pourquoi l’explosion du chacun pour soi, tout comme les contre-offensives des Etats-Unis, est une donnée fondamentale de la situation historique actuelle. Aujourd’hui, comme durant la guerre du Golfe, les Etats-Unis sont à l’offensive. Bien qu’aucun missile américain n’ait encore été tiré contre l’Irak ou la Serbie, la situation d’aujourd’hui ne représente pas une répétition du début des années 1990 mais une aggravation par rapport à celle-ci. Une spirale de destruction dans laquelle la force armée employée par les Etats-Unis dans la défense de leur autorité tend à devenir plus fréquente et massive, les résultats politiques de ces efforts plus discutables, la généralisation du chaos et du militarisme plus certaine, l’abandon des règles de jeu communes plus prononcé. La rivalité entre les «démocraties occidentales», entre les prétendus «vainqueurs du communisme» est au coeur même de cette barbarie qui menace sur le long terme la survie de l’humanité même s’il n’y a pas de troisième guerre mondiale. Le prolétariat doit comprendre l’essence de cette barbarie impérialiste et l’intégrer comme un aspect fondamental dans sa conscience de classe et dans sa détermination à détruire le système capitaliste.
KR, 6 décembre 1998
[1] [24] En fait, on a appris par la suite qu’il avait été rédigé en étroite collaboration avec l’Administration américaine. Ce n’est d’ailleurs pas la première fois que celle-ci construit de toutes pièces des faux pour justifier ses actions de guerre. Par exemple, l’attaque du 5 août 1964 par la flotte nord-viêtnamienne de deux destroyers américains qui avait servi de prétexte au début des bombardements du Nord-Vietnam s’est révélé par la suite n’être qu’une pure invention. C’est une technique vieille comme la guerre et dont un des exemples les plus connus est la fameuse «dépêche d’Ems» du 13 juillet 1870 qui permit à Bismarck de pousser la France à déclarer contre la Prusse une guerre que cette dernière était sûre de gagner.
[2] [25] Il faut noter que le soutien de Blair à l’action américaine n’a pas rencontré l’unanimité au sein de la bourgeoisie anglaise, de nombreux journaux l’ayant sévèrement critiqué.
[3] [26] La stratégie de l’OTAN est d’utiliser la première les frappes atomiques.
Il y a peu, la bourgeoisie a célébré la fin de la première guerre mondiale. Évidemment, il y a eu beaucoup de déclarations émues sur la terrible tragédie que cette guerre avait représenté. Mais dans l’ensemble de ces commémorations, dans les déclarations des hommes politiques de même que dans les articles de journaux et les émissions de télévision, il n’a jamais été évoqué les événements qui ont conduit les gouvernements à mettre un terme à la guerre. On a fait référence à la défaite militaire des empires centraux, l’Allemagne et son alliée autrichienne, mais on a soigneusement omis de signaler l’élément déterminant qui a provoqué la demande d’armistice par ces derniers : le mouvement révolutionnaire qui s’est développé en Allemagne à la fin de 1918. Il n’a pas été question non plus (et on peut comprendre la bourgeoisie) des véritables responsabilités de cette boucherie. Certes, des «spécialistes» se sont penchés sur les archives des différents gouvernements pour conclure que ce sont l’Allemagne et l’Autriche qui avaient poussé le plus à la guerre. De même, des historiens ont mis en évidence que du côté de l’Entente, il existait aussi des buts de guerre bien spécifiques. Cependant, dans aucune de leurs «analyses» on ne trouve mis en cause le véritable responsable : le système capitaliste lui-même. Et justement, seul le marxisme permet d’expliquer pourquoi ce n’est pas la «volonté», ou la «rapacité» en soi de tel ou tel gouvernement qui est à l’origine de la guerre, mais les lois même du capitalisme. Pour notre part, l’anniversaire de la fin de la première guerre mondiale est une occasion pour revenir sur l’analyse qu’en ont fait les révolutionnaires de l’époque et la lutte qu’ils ont menée contre elle. Nous nous appuierons en particulier sur les écrits, les positions et l’attitude de Rosa Luxemburg et de Karl Liebknecht qui ont été assassinés il y aura bientôt 80 ans par la bourgeoisie. C’est le meilleur hommage que nous puissions rendre à ces deux magnifiques combattants du prolétariat mondial [1] [28] à l’heure où la bourgeoisie essaie par tous les moyens de tuer sa mémoire. La guerre qui éclate en Europe en août 1914 a été précédée sur ce continent par de nombreuses autres guerres. On peut rappeler, par exemple, (en se limitant au seul 19e siècle) les guerres napoléoniennes et la guerre entre la Prusse et la France de 1870. Cependant, il existe entre le conflit de 1914 et tous les précédents des différences fondamentales. La plus évidente, celle qui a frappé le plus les esprits, c’est évidemment le carnage et la barbarie qu’elle a fait déferler sur le continent dit de la «civilisation». Aujourd’hui, après la barbarie encore bien plus grande de la seconde guerre mondiale, celle de la première apparaît évidemment modeste. Mais dans l’Europe du début du siècle, alors que le dernier conflit militaire d’importance remontait à 1870, alors que brillaient les ultimes feux de la «belle époque», celle de l’apogée du mode de production capitaliste qui avait permis à la classe ouvrière d’améliorer de façon significative ses conditions d’existence, la brutale plongée dans les massacres de masse, dans l’horreur quotidienne des tranchées et dans une misère inconnue depuis plus d’un demi siècle furent vécus, particulièrement par les exploités, comme un sommet indépassable de la barbarie. Des deux côtés, chez les principaux belligérants, l’Allemagne et la France, les soldats et les populations avaient eu écho par leurs aînés de la guerre de 1870 et de sa cruauté. Mais ce qu’ils vivaient n’avait plus rien à voir avec cet épisode. Le conflit de 1870 n’avait duré que quelques mois, il avait provoqué un nombre incomparablement moindre de victimes (de l’ordre de la centaine de milliers) et il n’avait nullement ruiné ni le vainqueur ni le vaincu. Avec la première guerre mondiale, c’est par millions qu’il faut désormais dans chaque pays dénombrer les tués, les blessés, les mutilés, les invalides [2] [29]. C’est en années (plus de quatre) qu’il faut mesurer la durée de l’enfer quotidien que vivent au front et à l’arrière les populations. Au front, cet enfer prend la forme d’une survie sous terre, dans la boue et la crasse, dans la puanteur des cadavres, dans la peur permanente des obus et de la mitraille, dans le spectacle de ce qui attend demain les survivants : les corps mutilés, déchiquetés, les blessés qui agonisent durant des heures ou des jours dans des trous d’obus. A l’arrière, c’est un travail accablant pour suppléer les mobilisés et produire toujours plus d’armes ; ce sont des hausses de prix qui divisent par deux ou par cinq les salaires, les queues interminables devant les boutiques vides, la faim ; c’est en permanence l’angoisse d’apprendre la mort d’un mari, d’un frère, d’un père ou d’un fils ; c’est la douleur et le désespoir, une vie brisée lorsque le drame arrive et il arrive des millions de fois.
L’autre caractéristique marquante et inédite de cette guerre, et qui explique cette barbarie massive, c’est qu’elle est totale. Toute la puissance de l’industrie, toute la main d’œuvre sont mises au service d’un but unique : la production d’armements. Tous les hommes, depuis la fin de l’adolescence jusqu’au début de la vieillesse sont mobilisés. Elle est totale aussi du point de vue des dégâts qu’elle provoque dans l’économie. Les pays du champ de bataille sont détruits ; l’économie des pays européens sort ruinée de la guerre : c’est la fin de leur puissance séculaire et le début de leur déclin au bénéfice des États-Unis. Elle est totale, enfin, du fait qu’elle n’a pas été circonscrite aux premiers belligérants : c’est pratiquement tous les pays d’Europe qui y ont été entraînés et elle a embrassé les autres continents avec les fronts de guerre au Proche-Orient, avec la mobilisation des troupes coloniales et avec l’entrée en guerre du Japon, des États-Unis et de plusieurs pays d’Amérique latine aux côtés des Alliés.
En fait, déjà sous l’aspect de l’ampleur de la barbarie et des destructions qu’elle engendre, la guerre de 1914-18 constitue l’illustration tragique de ce que les marxistes avaient prévu : l’entrée du mode de production capitaliste dans sa période de déclin, de décadence. Elle confirme avec éclat la prévision avancée par Marx et Engels au siècle précédent : «Ou le socialisme, ou la chute dans la barbarie».
Mais il appartient aussi au marxisme et aux marxistes de donner l’explication théorique de cette nouvelle phase dans la vie de la société capitaliste.
C’est l’identification de ces causes fondamentales que se donne pour but Lénine en 1916 avec son livre L’impérialisme, stade suprême du capitalisme. Mais il est revenu à Rosa Luxemburg, dès 1912, deux ans avant l’éclatement du conflit mondial, de donner, avec «L’accumulation du capital», l’explication la plus profonde des contradictions qui allaient frapper le capitalisme dans cette nouvelle période de son existence.
«Le capitalisme a besoin pour son existence et son développement de formes de production non capitalistes autour de lui (...) Il lui faut des couches sociales non capitalistes comme débouchés pour sa plus-value, comme sources de moyens de production et comme réservoirs de main-d’œuvre pour son système de salariat... Le capital ne peut se passer des moyens de production ni des forces de travail de ces sociétés primitives, qui lui sont en outre indispensables comme débouchés pour son surproduit. Mais pour les dépouiller de leurs moyens de production, leur prendre les forces de travail et les transformer en clients de ses marchandises, il travaille avec acharnement à les détruire en tant que structures sociales autonomes. Cette méthode est du point de vue du capital la plus rationnelle parce qu’elle est à la fois la plus rapide et la plus profitable. Par ailleurs elle a pour conséquence le développement du militarisme.» (L’accumulation du Capital, La lutte contre l’économie naturelle, Éditions Maspero, 1967 pages 43 et 46 du Tome II))
«L’impérialisme est l’expression politique du processus de l’accumulation capitaliste se manifestant par la concurrence entre les capitalismes nationaux autour des derniers territoires non capitalistes encore libres du monde (...) Avec le degré d’évolution élevé atteint par les pays capitalistes et l’exaspération de la concurrence des pays capitalistes pour la conquête des territoires non capitalistes, la poussée impérialiste, aussi bien dans son agression contre le monde non capitaliste que dans les conflits plus aigus entre les pays capitalistes concurrents, augmente d’énergie et de violence. Mais plus s’accroissent la violence et l’énergie avec lesquelles le capital procède à la destruction des civilisations non capitalistes, plus il rétrécit sa base d’accumulation. L’impérialisme est à la fois une méthode historique pour prolonger les jours du capital et le moyen le plus sûr et le plus rapide d’y mettre objectivement un terme. Cela ne signifie pas que le point final ait besoin à la lettre d’être atteint. Le seule tendance vers ce but de l’évolution capitaliste se manifeste déjà par des phénomènes qui font de la phase finale du capitalisme une période de catastrophes.» (Ibid., Le protectionnisme et l’accumulation, pages 115-116)
«Plus s’accroît la violence avec laquelle à l’intérieur et à l’extérieur le capital anéantit les couches non capitalistes et avilit les conditions d’existence de toutes les couches laborieuses, plus l’histoire quotidienne de l’accumulation dans le monde se transforme en une série de catastrophes et de convulsions, qui, se joignant aux crises économiques périodiques, finiront par rendre impossible la continuation de l’accumulation et par dresser la classe ouvrière internationale contre la domination du capital avant même que celui-ci ait atteint économiquement les dernières limites objectives de son développement.
Le capitalisme est la première forme économique douée d’une force de propagande ; il tend à se répandre sur le globe et à détruire toutes les autres formes économiques, n’en supportant aucune autre à côté de lui. Et pourtant il est en même temps la première forme économique incapable de subsister seule, à l’aide de son seul milieu et de son sol nourricier. Ayant tendance à devenir une forme mondiale, il se brise à sa propre incapacité d’être cette forme mondiale de la production. Il offre l’exemple d’une contradiction historique vivante ; son mouvement d’accumulation est à la fois l’expression, la solution progressive et l’intensification de cette contradiction. A un certain degré de développement, cette contradiction ne peut être résolue que par l’application des principes du socialisme, c’est-à-dire par une forme économique qui est par définition une forme mondiale, un système harmonieux en lui-même, fondé non sur l’accumulation mais sur la satisfaction des besoins de l’humanité travailleuse et donc sur l’épanouissement de toutes les forces productives de la terre.» (Ibid., Le militarisme, champ d’action du capital, pages 134-135)
Après l’éclatement de la guerre, en 1915, dans une réponse aux critiques qu’avait rencontrées L’Accumulation du Capital, Rosa Luxemburg actualisait son analyse : «Le trait caractéristique de l’impérialisme en tant que lutte concurrentielle suprême pour l’hégémonie mondiale capitaliste n’est pas seulement l’énergie et l’universalité de l’expansion - signe spécifique que la boucle de l’évolution commence à se refermer - mais le fait que la lutte décisive pour l’expansion rebondit des régions qui étaient l’objet de sa convoitise vers les métropoles. Ainsi l’impérialisme ramène la catastrophe, comme mode d’existence, de la périphérie de son champ d’action à son point de départ. Après avoir livré pendant quatre siècles l’existence et la civilisation de tous les peuples non capitalistes d’Asie, d’Afrique, d’Amérique et d’Australie à des convulsions incessantes et au dépérissement en masse, l’expansion capitaliste précipite aujourd’hui les peuples civilisés de l’Europe elle-même dans une suite de catastrophes dont le résultat final ne peut être que la ruine de la civilisation ou l’avènement de la production socialiste.» (Critique des critiques, Ibid., page 229)
Pour sa part, le livre de Lénine insiste, pour qualifier l’impérialisme, sur un de ses aspects particulier, l’exportation des capitaux des pays développés vers les pays arriérés afin de contrecarrer la baisse tendancielle du taux de profit résultant de l’élévation de la proportion du capital constant (machines, matières premières) par rapport au capital variable (les salaires) seul créateur de profit. Pour Lénine, ce sont les rivalités entre pays industriels pour s’accaparer les zones moins développées et y exporter leurs capitaux qui conduisaient nécessairement à leur affrontement.
Cependant, même s’il existe des différences dans les analyses élaborées par Lénine et Rosa Luxemburg et d’autres révolutionnaires de cette époque, elles convergent toutes sur un point essentiel : cette guerre n’est pas le résultat des mauvaises politiques ou de la «méchanceté» particulière de telle ou telle clique gouvernante ; elle est la conséquence inéluctable du développement du mode de production capitaliste. En ce sens, ces deux révolutionnaires dénonçaient avec la même énergie toute «analyse» tendant à faire croire aux ouvriers qu’il y aurait au sein du capitalisme une «alternative» à l’impérialisme, au militarisme et à la guerre. C’est ainsi que Lénine démolit la thèse de Kautsky sur la possibilité d’un «super-impérialisme» capable d’établir un équilibre entre les grandes puissances et d’éliminer leurs affrontements guerriers. De même, il détruit toutes les illusions sur «l’arbitrage international» censé, sous l’égide des gens de bonne volonté et des secteurs «pacifistes» de la bourgeoisie, réconcilier les antagonistes et mettre fin à la guerre. Ce n’est pas autrement que s’exprime Rosa Luxemburg dans son livre :
«A la lumière de cette conception, l’attitude du prolétariat à l’égard de l’impérialisme est celle d’une lutte générale contre la domination du capital. La ligne tactique de sa conduite lui est dictée par cette alternative historique [la ruine de la civilisation ou l’avènement de la production socialiste].
La ligne tactique prônée par le marxisme officiel des «experts» est tout autre. La croyance à la possibilité de l’accumulation dans une «société capitaliste isolée», l’opinion selon laquelle «le capitalisme est concevable même sans expansion» sont les expressions théoriques d’une conception tactique bien définie. Cette position tend à considérer la phase de l’impérialisme non pas comme une nécessité historique, comme la phase de la lutte décisive pour le socialisme, mais comme l’invention malveillante d’une poignée d’intéressés. Cette position tend à persuader la bourgeoisie que l’impérialisme et le militarisme lui sont nuisibles même du point de vue de ses propres intérêts capitalistes ; elle prétend la convaincre d’isoler la clique des prétendus profiteurs de cet impérialisme pour constituer ainsi un bloc du prolétariat et de larges couches de la bourgeoisie en vue de «modérer» l’impérialisme, de la paralyser par un «désarmement partiel», de la «rendre inoffensif» !… La lutte mondiale entre le prolétariat et le capital fait place à l’utopie d’un compromis historique entre le prolétariat et la bourgeoisie qui «atténuerait» les antagonismes impérialistes entre les États capitalistes.» (Critique des critiques, Ibid., pages 229-230)
Enfin c’est dans les mêmes termes que Lénine et Rosa Luxemburg expliquent que l’Allemagne a joué le rôle de boutefeu dans le déclenchement de la guerre mondiale (la grande idée de ceux qui cherchent LE pays responsable de celle-ci) tout en renvoyant dos à dos les deux camps :
«Contre le groupe franco-anglais s’est dressé un autre groupe capitaliste, le groupe allemand, encore plus rapace, encore plus doué pour le brigandage, qui est venu s’asseoir au banquet du festin capitaliste alors que toutes les places étaient déjà prises, apportant avec lui de nouveaux procédés de développement de la production capitaliste, une meilleure technique et une organisation incomparable dans les affaires... La voilà, l’histoire économique ; la voilà l’histoire diplomatique de ces dernières dizaines d’années, que nul ne peut méconnaître. Elle seule vous indique la solution du problème de la guerre et vous amène à conclure que la présente guerre est, elle aussi, le produit... de la politique de deux colosses qui, bien avant les hostilités, avaient étendu sur le monde entier les tentacules de leur exploitation financière et s’étaient partagé économiquement le monde. Ils devaient se heurter, car du point de vue capitaliste, un nouveau partage de cette domination était devenu inévitable.» (Lénine, «La guerre et la Révolution», Oeuvres, T. 24, page 413)
«(…) quand on veut porter un jugement général sur la guerre mondiale et apprécier son importance pour la politique de classe du prolétariat, la question de savoir qui est l’agresseur et l’agressé, la question de la «culpabilité» est totalement sans objet. Si l’Allemagne mène moins que quiconque une guerre défensive, ce n’est pas non plus le cas de la France et de l’Angleterre ; car ce que ces nations «défendent», ce n’est pas leur position nationale, mais celle qu’elles occupent dans la politique mondiale, ce sont leurs vieilles possessions impérialistes menacées par les assauts du nouveau venu allemand. Si les incursions de l’impérialisme allemand et de l’impérialisme autrichien en Orient ont sans aucun doute apporté l’étincelle, de leur côté l’impérialisme français en exploitant le Maroc, l’impérialisme anglais par ses préparatifs en vue de piller la Mésopotamie et l’Arabie et par toutes les mesures prises pour assurer son despotisme en Inde, l’impérialisme russe par sa politique des Balkans dirigée vers Constantinople, ont petit à petit rempli la poudrière. Les préparatifs militaires ont bien joué un rôle essentiel : celui du détonateur qui a déclenché la catastrophe, mais il s’agissait d’une compétition à laquelle participaient tous les États.» (Rosa Luxemburg, La Crise de la Social-démocratie, avril 1915, chapitre VII, Éditions la Taupe, 1970, pages 175-176)
Cette unité sur l’analyse des causes de la guerre qu’on retrouve chez les révolutionnaires provenant de pays situés dans des camps opposés, on la constate aussi pour ce qui est de la politique qu’ils mettent en avant pour le prolétariat et la dénonciation des partis social-démocrates qui ont trahi ce dernier.
Lorsque la guerre éclate, le rôle des révolutionnaires, de ceux qui sont restés fidèles au camp prolétarien est évidemment de la dénoncer. Ils doivent en premier lieu démasquer tous les mensonges que la bourgeoisie et ceux qui sont devenus ses larbins, les partis social-démocrates, mettent en avant pour la justifier, pour embrigader les prolétaires et les envoyer à la boucherie. En Allemagne, c’est chez Rosa Luxemburg que se réunissent les quelques dirigeants, dont Karl Liebknecht, qui sont restés fidèles à l’internationalisme prolétarien et que la résistance s’organise contre la guerre. Alors que toute la presse social-démocrate est passée au service de la propagande gouvernementale, ce petit groupe va publier une revue, l’Internationale, ainsi qu’une série de tracts qu’il va signer «Spartacus». Au Parlement, dans la réunion de la fraction social-démocrate du 4 août, Liebknecht s’oppose fermement au vote des crédits de guerre mais il se soumet à la majorité par discipline de parti. C’est une erreur qu’il ne commettra plus par la suite lorsque le gouvernement demandera des crédits supplémentaires. Dans le vote du 2 décembre 1914 il sera seul à voter contre et ce n’est qu’en août et décembre 1915 qu’il sera rejoint dans cette attitude par d’autres députés social-démocrates (qui cependant, à cette dernière occasion, font une déclaration basée sur le fait que l’Allemagne ne fait pas une guerre défensive puisqu’elle occupe la Belgique et une partie de la France, explication que Liebknecht dénonce pour son centrisme et sa couardise).
Aussi difficile que soit la propagande des révolutionnaires à un moment où la bourgeoisie a instauré un véritable état de siège, empêchant toute expression d’une parole prolétarienne, cette action de Rosa et de ses camarades est essentielle pour préparer l’avenir. Alors qu’elle est emprisonnée, en avril 1915, elle écrit La crise de la social-démocratie qui «est de la dynamite de l’esprit qui fait sauter l’ordre bourgeois» comme l’écrira Clara Zetkin, camarade de combat de Rosa, dans sa préface de mai 1919.
Ce livre est un réquisitoire impitoyable contre la guerre elle-même et contre tous les aspects de la propagande bourgeoise et c’est le meilleur hommage qu’on puisse rendre à Rosa Luxemburg que d’en publier quelques (trop) courts extraits.
Alors que dans tous les pays belligérants, les porte parole de toutes nuances de la bourgeoisie font de la surenchère nationaliste, elle commence, dans ce document, par stigmatiser l’hystérie chauvine qui s’est emparée de la population :
«(…) la population de toute une ville changée en populace, prête à dénoncer n’importe qui, à molester les femmes, à crier : hourra ! et à atteindre au paroxysme du délire en lançant elle-même des rumeurs folles ; un climat de crime rituel, une atmosphère de pogrome, où le seul représentant de la dignité humaine était l’agent de police au coin de la rue». (p. 53-54).
Ensuite, elle dévoile la réalité de cette guerre :
«Souillée, déshonorée, pataugeant dans le sang, couverte de crasse ; voilà comment se présente la société bourgeoise, voilà ce qu’elle est. Ce n’est pas lorsque, bien léchée et bien honnête, elle se donne des dehors de la culture et de la philosophies, de la morale et de l’ordre, de la paix et du droit, c’est quand elle ressemble à une bête fauve, quand elle danse le sabbat de l’anarchie, quand elle souffle la peste sur la civilisation et l’humanité qu’elle se montre toute nue, telle qu’elle est vraiment.» (p. 55)
Ainsi, d’emblée, Rosa va au cœur de la question : contre les illusions du pacifisme qui voudraient un société bourgeoise «sans ses excès», elle désigne le coupable de la guerre : le capitalisme comme un tout. Et immédiatement, elle prend le soin de dénoncer le rôle et le contenu de la propagande capitaliste, qu’elle vienne des partis bourgeois traditionnels ou de la social-démocratie :
«La guerre est un meurtre méthodique, organisé, gigantesque. En vue d’un meurtre systématique, chez les hommes normalement constitués, il faut cependant d’abord produire une ivresse appropriée. C’est depuis toujours la méthode habituelle des belligérants. La bestialité des pensées et des sentiments doit correspondre à la bestialité de la pratique, elle doit la préparer et l’accompagner.» (p. 72)
Une bonne partie du livre est consacrée à démonter systématiquement tous ces mensonges, à démasquer la propagande gouvernementale destinée à enrôler les masses pour la tuerie. [3] [30] C’est ainsi que Rosa analyse les buts de guerre de tous les pays belligérants, et au premier chef de l’Allemagne, pour mettre en évidence le caractère impérialiste de cette guerre. Elle analyse l’engrenage qui, depuis l’assassinat le 28 juin à Sarajevo de l’Archiduc d’Autriche François-Ferdinand a conduit à l’entrée en guerre des principaux pays d’Europe, l’Allemagne, la Russie, la France, l’Angleterre et l’Autriche-Hongrie. Elle met en évidence que cet engrenage n’était nullement dû à la fatalité ou aux responsabilités spécifiques d’un quelconque «méchant» comme le veut la propagande officielle et social-démocrate des pays en guerre, mais qu’elle couvait déjà depuis longtemps au sein du capitalisme :
«La guerre mondiale déclarée officiellement le 4 août était celle-là même pour laquelle la politique impérialiste allemande et internationale travaillait inlassablement depuis des dizaines d’années, celle-là même dont, depuis dix ans, la social-démocratie allemande, d’une manière tout aussi inlassable, prophétisait l’approche presque chaque année, celle-là même que les parlementaires, les journaux et les brochures social-démocrates stigmatisaient à de multiples reprises comme étant un crime frivole de l’impérialisme, qui n’avait rien à voir avec la civilisation ni avec les intérêts nationaux mais qui, bien au contraire, agissait contre ces deux principes.» (p.132)
Évidemment, elle fustige particulièrement la social-démocratie allemande, le parti phare de l’Internationale socialiste, dont la trahison a rendu infiniment plus facile la manœuvre du gouvernement en vue d’enrôler le prolétariat, en Allemagne mais aussi dans les autres pays. Elle réserve un sort particulier à l’argument social-démocrate suivant lequel la guerre du côté allemand a pour objectif de défendre la «civilisation» et la «liberté des peuples» contre la barbarie tsariste.
Elle dénonce particulièrement les justifications de la Neue Zeit, l’organe théorique du parti, qui en appelle à l’analyse de Marx de la Russie comme «prison des peuples» et principale force de la réaction en Europe :
«Le groupe [parlementaire] social-démocrate avait prêté à la guerre le caractère d’une défense de la nation et de la civilisation allemandes ; la presse social-démocrate, elle, la proclama libératrice des peuples étrangers. Hindenburg devenait l’exécuteur testamentaire de Marx et Engels.» (p. 139)
En dénonçant les mensonges de la social-démocratie, Rosa met en évidence le rôle véritable qu’elle joue :
«En acceptant le principe de l’Union Sacrée, la social-démocratie a renié la lutte de classe pour toute la durée de la guerre. Mais par là, elle reniait le fondement de sa propre existence, de sa propre politique (…) Elle a abandonné la «défense nationale» aux classes dominantes, se bornant à placer la classe ouvrière sous leur commandement et à assurer le calme pendant la durée de l’état de siège, c’est-à-dire qu’elle joue le rôle de gendarme de la classe ouvrière.» (p. 159)
Enfin, un des aspects importants du livre de Rosa est la mise en avant d’une perspective pour le prolétariat : celle de mettre fin à la guerre par son action révolutionnaire. De même qu’elle affirme (et elle cite des politiciens bourgeois qui étaient très clairs là-dessus) que la seule force qui aurait pu empêcher le déclenchement de la guerre était la lutte du prolétariat, elle revient sur la résolution du congrès de 1907 de l’Internationale confirmée par le congrès de 1912 (le congrès extraordinaire de Bâle) :
«Au cas où le guerre éclaterait néanmoins, c’est le devoir de la social-démocratie d’agir pour la faire cesser promptement et de s’employer, de toutes ses forces, à exploiter la crise économique et politique provoquée par la guerre pour mettre en mouvement le peuple et hâter de la sorte l’abolition de la domination capitaliste.» (p. 164)
Rosa s’appuie sur cette résolution pour dénoncer la trahison de la social-démocratie qui fait exactement le contraire de ce qu’elle s’était engagée à faire. Elle en appelle à l’action unie du prolétariat mondial pour mettre fin à la guerre tout en soulignant tout le danger que celle-ci représente pour l’avenir du socialisme :
«Ici encore la guerre actuelle s’avère, non seulement un gigantesque assassinat, mais aussi un suicide de la classe ouvrière européenne. Car ce sont les soldats du socialisme, les prolétaires d’Angleterre, de France, d’Allemagne, de Russie, de Belgique qui depuis des mois se massacrent les uns les autres sur l’ordre du capital, ce sont eux qui enfoncent dans leur cœur le fer meurtrier, s’enlaçant d’une étreinte mortelle, chancelant ensemble, chacun entraînant l’autre dans la tombe (…)
Cette folie cessera le jour où les ouvriers d’Allemagne et de France, d’Angleterre et de Russie se réveilleront enfin de leur ivresse et se tendront une main fraternelle, couvrant à la fois le chœur bestial des fauteurs de guerre impérialistes et le rauque hurlement des hyènes capitalistes, en poussant le vieux et puissant cri de guerre du Travail : prolétaires de tous les pays, unissez-vous !» (p. 215)
Il faut noter que dans son livre, Rosa Luxemburg, comme d’ailleurs l’ensemble de la gauche du parti qui s’oppose fermement à la guerre (contrairement au «centre marxiste» animé par Kautsky qui avec des contorsions justifie la politique de la direction) ne tire pas toutes les conséquences de la résolution de Bâle en mettant en avant le mot d’ordre que Lénine exprime très clairement : «Transformation de la guerre impérialiste en guerre civile». C’est d’ailleurs pour cela qu’à la conférence de Zimmerwald, en septembre 1915, les représentants du courant qui s’est regroupé autour de Rosa Luxembourg et de Karl Liebknecht se retrouvent sur la position «centriste» représentée par Trotsky et non sur celle de la gauche représentée par Lénine. Ce n’est qu’à la conférence de Kienthal, en avril 1916, que ce courant rejoindra la gauche de Zimmerwald.
Cependant, même avec leurs insuffisances, il faut souligner le travail considérable effectué par Rosa Luxemburg et ses camarades au cours de cette période, un travail qui allait donner ses fruits en 1918.
Mais avant que d’évoquer cette dernière période, il importe de signaler le rôle extrêmement important joué par le camarade de Rosa, qui a été assassiné le même jour par la bourgeoisie, Karl Liebknecht. Ce dernier, tout en partageant les mêmes positions politiques, n’avait pas la même profondeur théorique que Rosa ni le même talent dans les articles qu’il écrivait (c’est pour cela que, par faute de place, nous n’avons pas cité ici ses écrits). Mais son attitude faite de courage et de détermination, ses dénonciations extrêmement claires de la guerre impérialiste, de tous ceux qui, ouvertement ou avec des contorsions, la justifiaient de même que ses dénonciations des illusions pacifistes a fait de Liebknecht au cours de cette période le symbole de la lutte prolétarienne contre la guerre impérialiste. Sans entrer dans les détails de son action (voir à ce sujet notre article «Les révolutionnaires en Allemagne pendant la première guerre mondiale», Revue Internationale n° 81), il nous faut ici rappeler un épisode significatif de son action : sa participation, le 1er mai 1916, à Berlin, à une manifestation de 10 000 ouvriers contre la guerre au cours de laquelle il prend la parole et crie : «A bas la guerre ! A bas le gouvernement !» ce qui provoque immédiatement son arrestation. Celle-ci va être à l’origine de la première grève politique de masse en Allemagne qui est déclenchée fin mai. Il faut également noter que face au tribunal militaire qui le juge le 28 juin, il revendique pleinement son action, sachant que cette attitude ne pourra qu’aggraver sa condamnation ; et il en profite pour dénoncer une nouvelle fois la guerre impérialiste, le capitalisme qui en est responsable et pour appeler les ouvriers au combat. Désormais, dans l’ensemble des pays d’Europe, le nom et l’exemple de Liebknecht deviennent un des drapeaux de ralliement de ceux, en premier lieu Lénine, qui se battent contre la guerre impérialiste et pour la révolution prolétarienne.
La perspective inscrite dans la résolution du congrès de Bâle trouve sa première concrétisation en février 1917 en Russie avec la révolution qui renverse le régime tsariste. Après trois ans de tueries et de misère indicibles, le prolétariat commence à relever puissamment la tête au point de renverser le tsarisme et de s’engager vers la révolution socialiste. Nous ne reviendrons pas ici sur les événements de Russie que nous avons traités récemment dans notre revue [4] [31]. En revanche, il importe de signaler que ce n’est pas seulement dans ce pays qu’en cette année 1917 les prolétaires en uniforme se révoltent contre la barbarie guerrière. C’est peu après la révolution de février que se développent dans plusieurs armées du front des mouvements massifs de mutineries. C’est ainsi que les trois autres principaux pays de l’Entente, la France, la Grande-Bretagne et l’Italie, connaissent d’importantes mutineries qui conduisent les gouvernements à exercer une répression sanglante. En France, environ 40 000 soldats désobéissent collectivement aux ordres, une partie d’entre eux tentant même de marcher sur Paris où se déroulent au même moment des grèves ouvrières dans les usines d’armements. Cette convergence entre les luttes de classe à l’arrière et la révolte des soldats est probablement une des raisons qui explique la modération avec laquelle la bourgeoisie française exerce sa répression : sur les 554 condamnés à mort par les cours martiales, il n’y aura qu’une cinquantaine de fusillés. Cette «modération» ne sera pas de mise du côté anglais et italien où il y aura respectivement 306 et 750 exécutions.
En novembre dernier, au moment des célébrations de la fin de la première guerre mondiale, la bourgeoisie, et particulièrement les partis social-démocrates qui aujourd’hui majoritairement gouvernent les pays européens, nous ont donné à propos des mutineries de 1917 un nouvel aperçu de leur hypocrisie et de leur volonté de détruire totalement la mémoire du prolétariat. En Italie, le ministre de la défense a fait savoir qu’il fallait «rendre leur honneur» aux mutins fusillés et en Grande-Bretagne on leur a rendu un «hommage public». Quant au chef du gouvernement «socialiste» français, il a décidé de «réintégrer pleinement dans la mémoire collective nationale» les «fusillés pour l’exemple». Dans l’hypocrisie, le «camarade» Jospin fait vraiment très fort car qui était ministre des armements et ministre de la guerre à la même époque ? Les «socialistes» Albert Thomas et Paul Painlevé.
En fait, ce qu’oublient de dire les «socialistes» qui aujourd’hui font tous ces discours pacifistes et «émus» sur les atrocités de la première guerre mondiale, c’est qu’en 1914, dans les principaux pays européens, ils furent en première ligne pour embrigader les prolétaires et les envoyer au carnage. En voulant «réintégrer dans la mémoire nationale» les mutins de la première guerre mondiale, la bourgeoisie de gauche essaie de faire oublier qu’ils appartiennent à la mémoire du prolétariat mondial [5] [32].
Quant à la thèse officielle des hommes politiques, comme des historiens aux ordres, affirmant que les révoltes de 1917 étaient dirigées contre un commandement incompétent, elle a du mal à résister au fait que c’est dans les deux camps et sur la plupart des fronts qu’elles se sont produites : faut-il croire que la première guerre mondiale n’a été conduite que par des incapables ? Qui plus est, ces révoltes se sont produites alors que dans les autres pays on commençait à avoir des nouvelles de la révolution de février en Russie [6] [33]. En fait, ce que la bourgeoisie essaie de masquer, c’est le contenu prolétarien indiscutable des mutineries et le fait que la seule véritable opposition à la guerre ne peut provenir que de la classe ouvrière.
Au cours de la même période, le mouvement de mutineries frappe le pays où se trouve le prolétariat le plus puissant et dont les soldats sont en contact direct avec les soldats russes sur le front de l’Est : l’Allemagne. Les événements de Russie soulèvent beaucoup d’enthousiasme parmi les troupes allemandes et sur le front les cas de fraternisation sont fréquents [7] [34]. C’est dans la flotte que débutent les mutineries durant l’été 1917. Le fait que ce soient des marins qui mènent ces mouvements est significatif : la presque totalité d’entre eux sont des prolétaires en uniforme (alors que parmi les fantassins, la part des paysans est beaucoup plus élevée). Parmi les marins, l’influence des groupes révolutionnaires, et notamment des Spartakistes est significative et va en s’accroissant. De façon claire, ces derniers mettent en avant la perspective pour l’ensemble de la classe ouvrière :
«La révolution russe victorieuse unie à la révolution allemande victorieuse sont invincibles. A partir du jour où s’effondrera le gouvernement allemand - y compris le militarisme allemand - sous les coups révolutionnaires du prolétariat s’ouvrira une ère nouvelle : une ère dans laquelle les guerres, l’exploitation et l’oppression capitalistes devront disparaître à tout jamais.» (Tract spartakiste, avril 1917)
«(…) ce n’est que par la révolution et la conquête de la république populaire en Allemagne qu’il sera mis un terme au génocide et que la paix générale sera instaurée. Et ce n’est qu’ainsi que la révolution russe pourra être sauvée.
Seule la révolution prolétarienne mondiale peut liquider la guerre impérialiste mondiale» (Lettre de Spartacus n° 6, août 1917).
Et c’est ce programme qui va de plus en plus animer les combats croissants que mène la classe ouvrière en Allemagne. Dans le cadre de cet article nous ne pouvons détailler l’ensemble de ces combats (voir à ce sujet notre série d’articles de la Revue Internationale à partir du n° 81) mais il est nécessaire de rappeler qu’une des raisons qui a poussé Lénine et les bolcheviks en octobre 1917 à considérer que les conditions étaient mûres en Russie pour la prise du pouvoir par le prolétariat est justement le développement de la combativité des ouvriers et des soldats en Allemagne.
Ce qu’il faut surtout mettre en évidence c’est comment l’intensification des luttes ouvrières et le soulèvement des soldats sur un terrain prolétarien a constitué l’élément déterminant dans la demande d’armistice par l’Allemagne et donc dans la fin de la guerre mondiale.
«Aiguillonnée par le développement révolutionnaire en Russie et faisant suite à plusieurs mouvements avant-coureurs, une grève de masse éclate en avril 1917. En janvier 1918 environ un million d’ouvriers se jettent dans un nouveau mouvement de grève et fondent un conseil ouvrier à Berlin. Sous l’influence des événements en Russie la combativité sur les fronts militaires s’effrite de plus en plus au cours de l’été 1918. Les usines bouillonnent ; de plus en plus d’ouvriers s’assemblent dans les rues afin d’intensifier la riposte à la guerre. («La Révolution allemande» II, Revue Internationale n° 82, page 15)
Le 3 octobre 1918, la bourgeoisie change de chancelier. Le prince Max von Baden remplace le comte Georg Hertling et il fait entrer le Parti Social-Démocrate (SPD) au gouvernement. Les révolutionnaires comprennent immédiatement le rôle échu à la social-démocratie. Rosa Luxemburg écrit :
«Le socialisme de gouvernement, par son entrée au ministère, se pose en défenseur du capitalisme et barre le chemin à la révolution prolétarienne montante».
A cette même période, les spartakistes tiennent une conférence avec d’autres groupes révolutionnaires qui lance un appel aux ouvriers :
«Il s’agit pour nous de soutenir par tous les moyens les mutineries de soldats, de passer à l’insurrection armée, d’élargir l’insurrection armée à la lutte pour tout le pouvoir au profit et des soldats et d’assurer la victoire grâce aux grèves de masse des ouvriers. Voilà la tâche des tout prochains jours et semaines à venir.»
«Le 23 octobre Liebknecht est libéré de prison. Plus de 20 000 ouvriers viennent le saluer à son arrivée à Berlin. (…)
Le 28 octobre débute en Autriche, dans les provinces tchèques et slovaques comme à Budapest, une vague de grèves qui conduit au renversement de la monarchie. Partout apparaissent des conseils ouvriers et de soldats, à l’image des soviets russes. (…)
Alors que le 3 novembre la flotte de Kiel doit prendre la mer pour continuer la guerre, les marins se révoltent et se mutinent. Des conseils de soldats sont aussitôt créés, suivis dans le même élan par la formation de conseils ouvriers. (…) Les conseils forment des délégations massives d’ouvriers et de soldats qui se rendent dans d’autres villes. D’énormes délégations sont envoyées à Hambourg, Brême, Flensburg, dans la Ruhr et même jusqu’à Cologne. Celles-ci s’adressent aux ouvriers réunis en assemblées et appellent à la formation de conseils ouvriers et de soldats. Des milliers d’ouvriers se déplacent ainsi des villes du Nord de l’Allemagne jusqu’à Berlin et dans d’autres villes en province. (…) En une semaine, des conseils ouvriers et de soldats surgissent dans les principales villes d’Allemagne et les ouvriers prennent eux-mêmes l’extension de leur mouvement en main.» (Ibid. pages 15 et 16)
A l’adresse des ouvriers de Berlin, les spartakistes publient le 8 novembre un appel où l’on peut lire :
«Ouvriers et soldats ! Ce que vos camarades ont réussi à accomplir à Kiel, Hambourg, Brême, Lübeck, Rostock, Flensburg, Hanovre, Magdebourg, Brunswick, Munich et Stuttgart, vous devez aussi réussir à l’accomplir. Car de ce que vous remporterez de haute lutte, de la ténacité et du succès de votre lutte, dépend la victoire de vos frères là-bas et dépend la victoire du prolétariat du monde entier. (…) Les objectifs prochains de votre lutte doivent être : (…)
- L’élection de conseils ouvriers et de soldats, l’élection de délégués dans toutes les usines et les unités de la troupe.
- L’établissement immédiat de relations avec les autres conseils ouvriers et de soldats allemands.
- La prise en charge du gouvernement par les commissaires des conseils ouvriers et de soldats.
- La liaison immédiate avec le prolétariat international et tout spécialement avec la République Ouvrière russe.
Vive la République socialiste !
Vive l’Internationale !»
Le même jour, un tract spartakiste appelle les ouvriers à descendre dans la rue : «Sortez des usines ! Sortez des casernes ! Tendez vous les mains ! Vive la république socialiste.»
«Aux premières heures du matin du 9 novembre le soulèvement révolutionnaire commence à Berlin. (…) Des centaines de milliers d’ouvriers répondent à l’appel du groupe Spartacus et du Comité exécutif [des conseils ouvriers], cessent le travail et affluent en de gigantesques cortèges de manifestations vers le centre de la ville. A leur tête marchent des groupes d’ouvriers armés. La grande majorité des troupes s’unit aux ouvriers manifestants et fraternise avec eux. A midi Berlin se trouve aux mains des ouvriers et des soldats révolutionnaires.» (Ibid. page 16)
Devant le palais des Hohenzollern Liebknecht prend la parole :
«Il nous faut tendre toutes nos forces pour construire le gouvernement des ouvriers et des soldats (...) Nous tendons la main aux ouvriers du monde entier et les invitons à achever la révolution mondiale. (...) je proclame la libre république socialiste d’Allemagne.»
Le soir même, les ouvriers et soldats révolutionnaires occupent l’imprimerie d’un journal bourgeois et permettent la publication du premier numéro de «Die rote Fahne» (Le Drapeau rouge), quotidien des Spartakistes, qui immédiatement met en garde contre le SPD : «Il n’y a aucune communauté d’intérêts avec ceux qui vous ont trahi quatre années durant. A bas le capitalisme et ses agents ! Vive la révolution ! Vive l’Internationale !»
Le même jour, face à la révolution montante, la bourgeoisie prend ses dispositions. Elle obtient l’abdication du Kaiser Guillaume II, proclame la République et elle nomme chancelier un dirigeant du SPD, Ebert. Celui-ci reçoit également l’investiture du comité exécutif des conseils dans lequel se sont fait désigner de nombreux fonctionnaires social-démocrates. Un «Conseil des commissaires du Peuple» est nommé composé de membres du SPD et de l’USPD (c’est-à-dire les «centristes» exclus du SPD en février 1917 en même temps que les spartakistes). En fait, derrière ce titre «révolutionnaire» (le même que celui du gouvernement des soviets en Russie) se cache un gouvernement parfaitement bourgeois qui va tout mettre en œuvre pour empêcher la révolution prolétarienne et préparer le massacre des ouvriers.
La première mesure que prend ce gouvernement est de signer l’armistice le jour après sa nomination (et alors que les troupes allemandes occupent encore les pays ennemis). Après l’expérience de la révolution en Russie où la poursuite de la guerre avait constitué le facteur décisif de mobilisation et de prise de conscience du prolétariat jusqu’au renversement du pouvoir bourgeois en octobre 1917, la bourgeoisie allemande sait pertinemment qu’elle doit arrêter immédiatement la guerre si elle ne veut pas connaître le même sort que la bourgeoisie russe.
Même si aujourd’hui les porte parole de la bourgeoisie cachent soigneusement le rôle de la révolution prolétarienne dans la fin de la guerre, c’est une réalité qui n’échappe pas aux historiens sérieux et scrupuleux (dont les écrits sont réservés à une petite minorité de lecteurs) :
«Décidé à poursuivre la négociation malgré Ludendorff, le gouvernement allemand va bientôt y être forcé. D’abord la capitulation autrichienne crée une nouvelle et terrible menace sur le sud du pays. Ensuite, et surtout, la révolution éclate en Allemagne. (…) Elle [la délégation allemande] signe l’armistice le 11 novembre, à 5h20, dans le fameux wagon de Foch. Elle le signe au nom du nouveau gouvernement qui la presse de se hâter. (…) La délégation allemande a obtenu de minces avantages qui, dit Pierre Renouvin, «ont le même but : laisser au gouvernement allemand des moyens de lutter contre le bolchevisme». En particulier, l’armée ne livrera que vingt-cinq mille mitrailleuses au lieu de trente mille. Elle pourra continuer à occuper la Ruhr, foyer de la révolution, au lieu que celle-ci soit ‘neutralisée’.» (Jean-Baptiste Duroselle, in Le Monde du 12 novembre 1968) [8] [35]
Effectivement, une fois l’armistice signé, le gouvernement social-démocrate va développer toute une stratégie pour enrayer le mouvement prolétarien et l’écraser. Il va en particulier cultiver la division entre les soldats et les ouvriers d’avant-garde, les premiers estimant dans leur grande majorité qu’il n’y a pas lieu de poursuivre le combat puisque la guerre est terminée. De même, la social-démocratie va s’appuyer sur les illusions qu’elle maintient sur une bonne partie de la classe ouvrière pour isoler les Spartakistes des grandes masses ouvrières.
Nous ne pouvons ici passer en revue les détails de la période qui va de l’armistice aux événements qui ont conduit à l’assassinat de Rosa Luxemburg et de Karl Liebknecht (cette période fait l’objet de deux articles dans la Revue Internationale n° 82 et 83 dans notre série sur la révolution allemande). Cependant les écrits publiés quelques années plus tard par le général Groener, commandant en chef de l’armée fin 1918-début 1919, sont édifiants sur la politique menée par Ebert qui était en liaison quotidienne avec lui :
«Nous nous sommes alliés pour combattre le bolchevisme. (...) J’avais conseillé au Feldmarschall de ne pas combattre la révolution par les armes, parce qu’il était à craindre que compte tenu de l’état des troupes un tel moyen irait à l’échec. Je lui ai proposé que le haut commandement militaire s’allie avec le SPD vu qu’il n’y avait aucun parti disposant de suffisamment d’influence dans le peuple, et parmi les masses pour reconstruire une force gouvernementale avec le commandement militaire. (…) Il s’agissait en premier lieu d’arracher le pouvoir des mains des conseils ouvriers et de soldats de Berlin. Dans ce but une entreprise fut prévue. Dix divisions devaient entrer dans Berlin. Ebert était d’accord. (...) Nous avons élaboré un programme qui prévoyait, après l’entrée des troupes, le nettoyage de Berlin et le désarmement des Spartakistes. Cela fut aussi convenu avec Ebert, auquel je suis reconnaissant pour son amour absolu de la patrie. (...) Cette alliance fut scellée contre le danger bolchevik et le système des conseils.» (octobre-novembre 1925, Zeugenaussage)
C’est en janvier 1919 que la bourgeoisie a porté le coup décisif contre la révolution. Après avoir massé plus de 80 000 soldats autour de Berlin elle lance le 4 janvier une provocation en démettant de ses fonctions le préfet de police de Berlin Eichhorn, membre de l’USPD. D’immenses manifestations répondent à cette provocation. Alors que le congrès constitutif du Parti communiste d’Allemagne, avec à sa tête Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht, avait estimé 4 jours auparavant que la situation n’était pas encore mûre pour l’insurrection, ce dernier se laisse piéger et participe à un Comité d’Action qui appelle justement à l’insurrection. C’est un véritable désastre pour la classe ouvrière. Des milliers d’ouvriers, et particulièrement les Spartakistes, sont massacrés. Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht qui n’avaient pas voulu quitter Berlin sont arrêtés le 15 janvier et exécutés froidement, sans procès, par la soldatesque, sous le faux prétexte de «tentative de fuite». Deux mois plus tard, Leo Jogisches, ancien compagnon de Rosa et également dirigeant du parti communiste est assassiné dans sa prison.
Aujourd’hui, on comprend pourquoi la bourgeoisie, et particulièrement ses partis «socialistes», essaient de jeter le voile sur les événements qui ont mis fin à la guerre mondiale.
En premier lieu, les partis «démocratiques», et particulièrement les partis «socialistes», n’ont aucune envie qu’on dévoile leur rôle de massacreurs de la classe ouvrière, rôle qui est réservé dans les fables actuelles aux «dictatures fascistes» ou «communistes».
En second lieu, il importe de cacher au prolétariat que sa lutte constitue le seul véritable obstacle à la guerre impérialiste. Alors que partout dans le monde se poursuivent et s’intensifient les massacres, il faut absolument maintenir un sentiment d’impuissance des ouvriers face à cette situation. Il faut à tout prix les empêcher de prendre conscience que leurs luttes contre les attaques croissantes provoquées par une crise sans issue constituent le seul moyen d’empêcher que ces conflits ne se généralisent et ne viennent à terme les soumettre à une nouvelle barbarie guerrière comme celles qu’ils ont subies déjà deux fois au cours de ce siècle. Il faut continuer à les détourner de l’idée de révolution qu’on présente comme la mère des maux de ce siècle, alors que c’est son écrasement qui a permis que celui-ci soit le plus sanglant et barbare de l’histoire, alors qu’elle représente le seul espoir pour l’humanité.
Fabienne
[1] [36] Rappelons que quelques semaines après leur assassinat, la première séance du premier congrès de l’Internationale communiste débutait par un hommage à ces deux militants et que, depuis, les organisations du mouvement ouvrier ont régulièrement salué leur mémoire.
[2] [37] Pour un pays comme la France, ce sont 16,8% de ses mobilisés qui sont tués. La proportion est à peine plus faible pour l’Allemagne, 15,4%, mais elle s’élève à 22% pour la Bulgarie, 25% pour la Roumanie, 27% pour la Turquie, 37% pour la Serbie. Certaines catégories de combattants connaissent des hécatombes encore plus terribles : ainsi pour la France, elles représentent 25% dans l’infanterie et un tiers des jeunes hommes qui avaient 20 ans en 1914 a disparu. Dans ce pays, il a fallu attendre 1950 pour que la population retrouve son niveau du 1er août 1914. Par ailleurs, il faut avoir en tête la tragédie humaine de tous les invalides et mutilés. Parmi les mutilations, certaines sont réellement atroces : ainsi, uniquement du côté français on compte une vingtaine de milliers de «gueules cassées», des soldats complètement défigurés et qui n’ont pu connaître de réinsertion sociale au point qu’on a créé pour eux des institutions spéciales où ils ont vécu dans un ghetto le restant de leurs jours. Faut-il parler également des centaines de milliers de jeunes hommes qui sont revenus fous de la guerre et que les autorités ont préféré en général considérer comme des «simulateurs».
[3] [38] De tous les côtés, les mensonges bourgeois rivalisent en grossièreté et infamie. «Dès août 1914, les Alliés dénonçaient les «atrocités» commises par les envahisseurs contre les populations de la Belgique et de la France du Nord : les «mains coupées» des enfants, les viols, les otages fusillés et les villages brûlés «pour l’exemple»… De leur côté, les journaux allemands publièrent quotidiennement le récit d’»atrocités» que les civils belges auraient commises contre des soldats allemands : yeux crevés, doigts coupés, captifs brûlés vifs.» («Réalité et propagande : la barbarie allemande», in L’Histoire de novembre 1998
[4] [39] Voir les n° 88 à 91 de la Revue Internationale.
[5] [40] Le première ministre français a cité dans son discours un vers de la «Chanson de Craonne» composée à la suite des mutineries. Il s’est cependant bien gardé de citer le passage qui dit :
«Ceux qu’ont le pognon, ceux là reviendront,
Car c’est pour eux qu’on crève.
Mais c’est fini, car les trouffions
Vont tous se mettre en grève.»
[6] [41] Suite aux mutineries de l’armée française, une dizaine de milliers de soldats russes qui combattaient sur le front occidental aux côtés des soldats français ont été retirés du front et isolés jusqu’à la fin de la guerre dans le camp de La Courtine. Il ne fallait pas que l’enthousiasme qu’ils manifestaient pour la révolution qui se développait dans leur pays vienne contaminer les soldats français.
[7] [42] Il faut noter que les fraternisations avaient commencé sur le front occidental quelques mois à peine après le début de la guerre et des départs la fleur au fusil avec les slogans : «A Berlin !» ou «Nach Paris !». «25 décembre 1914 : aucune activité de la part de l’ennemi. Pendant la nuit et au cours de la journée du 25, des communications s’établissent entre Français et Bavarois, de tranchée à tranchée (conversations, envoi par l’ennemi de billets flatteurs, de cigarettes…, visites même de quelques soldats aux tranchées allemandes)» (Journal de marche et des opérations de la 139e brigade) Dans une lettre du 1er janvier 1915 d’un général à un autre général on peut lire : «Il est à remarquer que les hommes restant trop longtemps au même endroit, finissent par trop connaître leurs voisins d’en face, et qu’il en résulte des conversations et parfois des visites qui ont la plupart du temps des conséquences fâcheuses.» Ces faits se poursuivent au cours de la guerre, notamment en 1917. Dans une lettre de novembre 1917 interceptée par le contrôle postal, un soldat français écrit à son beau-frère : «Nous sommes à vingt mètres des Boches, mais ils sont assez gentils car ils nous passent des cigares et des cigarettes, et nous on leur fait passer du pain.» (citations tirées de L’Histoire de janvier 1988) .
[8] [43] Jean-Baptiste Duroselle et Pierre Renouvin sont deux historiens très réputés, spécialistes de cette période.
1920 : BOUKHARINE ET LA PÉRIODE DE TRANSITION
Dans le dernier article de cette série (Revue internationale n°95), nous avons examiné de près le programme de 1919 du Parti communiste de Russie, estimant qu’il représente l’étalon du plus haut niveau de compréhension atteint par les révolutionnaires de cette époque quant aux formes, aux méthodes et aux buts de la transformation communiste de la société. Mais un tel examen serait incomplet si l’on ne prenait pas en compte, à côté des mesures pratiques mises en avant dans le programme du PCR, le plus sérieux effort d’élaboration d’un cadre théorique plus général pour analyser les problèmes de la période de transition. Ce dernier, comme le programme lui-même, a été rédigé par Nicolas Boukharine que Lénine considérait comme «le théoricien du parti le plus précieux et le plus important» ; et le texte en question est L’Économique de la période de transition, rédigé en 1920. Selon le responsable de l’édition en anglais de ce livre, en 1971, «Jusqu’à l’introduction du plan quinquennal en 1928 qui a coïncidé avec la chute de Boukharine comme leader du Combiner, l’Économique de la période de transition était considéré comme une oeuvre théorique du parti bolchevik d’une importance comparable à celle de L’État et la révolution de Lénine.» [1] [45]
Comme nous le verrons, le livre de Boukharine contient certaines faiblesses fondamentales qui ne lui ont pas permis de passer l’épreuve du temps contrairement à L’État et la révolution. Il reste, cependant, une importante contribution à la théorie marxiste.
Boukharine s’était fait connaître pendant la grande guerre impérialiste lorsque, avec Piatakov et d’autres, il fut un membre actif du groupe d’exilés bolcheviks en Suisse (le groupe appelé «groupe Baugy») qui se situait à l’extrême gauche du parti. En 1915, il a publié L’impérialisme et l’économie mondiale dans lequel il montre que le capitalisme, précisément en devenant un système global avec une économie mondiale, avait créé les conditions de son propre dépassement; mais que, loin de le faire évoluer pacifiquement vers un ordre mondial harmonieux, cette «globalisation» avait plongé le système dans l’agonie de l’effondrement violent. Cette ligne de pensée était parallèle à celle de Rosa Luxemburg. Dans son livre L’accumulation du capital (1913), Luxemburg, avec des références plus approfondies aux contradictions fondamentales du capitalisme, avait démontré pourquoi la période d’expansion du capitalisme arrivait maintenant à son terme. Comme Luxemburg, Boukharine a montré que la forme concrète du déclin du capitalisme était l’exacerbation de la concurrence inter-impérialiste, culminant dans la guerre mondiale. L’impérialisme et l’économie mondiale a aussi fait date dans l’analyse marxiste du capitalisme d’État, le régime économique et politique totalitaire requis par l’exacerbation des antagonismes impérialistes «à l’extérieur» et des antagonismes sociaux «à l’intérieur». La subordination relative de la concurrence au sein de chaque pays capitaliste, insistait Boukharine, n’est que le corollaire de l’accentuation du conflit entre les «trusts capitalistes d’État» nationaux pour la domination du marché mondial.
Dans son article «Vers une théorie de l’État impérialiste» (1916), Boukharine allait plus loin dans les implications de ces développements. La montée de cette pieuvre capitaliste d’État national, qui étendait ses tentacules à tous les aspects de la vie sociale et économique, avait amené Boukharine (tout comme Pannekoek l’avait fait quelques années plus tôt) à revoir les classiques du marxisme et à revenir à la défense de la vision que le prolétariat n’aurait pas à conquérir un tel État mais devrait lutter pour sa «destruction révolutionnaire» et pour la création de nouveaux organes de pouvoir politique. Une autre conclusion tout aussi importante, tirée de cette analyse de la nouvelle phase du capitalisme, est résumée dans les «Thèses» que le groupe Baugy a présentées à la conférence de Berne du parti bolchevik en 1915. Ici, Boukharine et Piatakov, dans la même ligne que les arguments présentés par Luxemburg au même moment, appelaient le parti à rejeter le slogan de «l’autodétermination nationale» et de «la libération nationale» :
«L’époque impérialiste est une époque d’absorption des petits États par les grands États nationaux. (...) Il est donc impossible de lutter contre l’inféodation des nations autrement qu’en luttant contre l’impérialisme, donc (ergo) par des luttes contre le capital financier, donc (ergo) contre le capitalisme en général. Toute déviation de cette voie, toute mise en avant de tâches «partielles», de «libération des nations» dans le royaume de la civilisation capitaliste, signifie dévier les forces prolétariennes de la solution réelle du problème.» [2] [46]
Dans un premier temps, Lénine fut furieux contre Boukharine sur les deux points. Mais s’il n’a jamais changé d’opinion sur la question nationale, il a été peu à peu convaincu par ce qu’il avait taxé, à l’origine, de position «semi-anarchiste» de Boukharine sur l’État lorsqu’il a exposé sa nouvelle vision dans L’État et la révolution en 1917.
Il est donc clair qu’à cette étape de germination et de floraison de la révolution prolétarienne provoquée par la guerre mondiale, Boukharine était à la pointe même de l’effort marxiste pour comprendre les nouvelles conditions apportées par la décadence du capitalisme et nombre de ses contributions théoriques les plus importantes apparaissent non seulement dans l’Économique de la période de transition mais y sont aussi plus élaborées.
En premier lieu, il faut considérer le livre de Boukharine de pair avec d’autres travaux féconds tels que La révolution prolétarienne et le renégat Kautsky de Lénine ainsi que Terrorisme et communisme de Trotsky qui constituaient la réponse des bolcheviks au marxisme abâtardi de Kautsky. Celui-ci était passé d’une position centriste et pacifiste à celle d’une défense totale de l’ordre bourgeois contre la menace de la révolution. Malgré cela, il se proclamait toujours le roi de l’orthodoxie marxiste. Lénine a essentiellement dénoncé la défense que faisait Kautsky de la démocratie bourgeoise contre la démocratie prolétarienne des soviets, alors que, dans son livre, Trotsky s’était centré sur le problème de la violence révolutionnaire. Pour sa part, Boukharine avait élaboré L’impérialisme et l’économie mondiale ainsi que d’autres travaux similaires comme une polémique contre la théorie de Kautsky du «super-impérialisme» qui prétendait que le capitalisme avançait vers un ordre mondial unifié dans lequel la guerre ne pourrait être qu’une aberration. Dans l’Économique de la période de transition, il se proposait de rétablir la conception marxiste de la transformation révolutionnaire de la société contre la vision idyllique de kautsky d’une transition pacifique et ordonnée au socialisme. Faisant écho à Marx, Boukharine insiste sur le fait que, pour qu’un nouvel ordre social puisse émerger, l’ancien ordre doit traverser une période de profonde crise et d’effondrement; et c’est encore plus vrai pour le passage du capitalisme au communisme : «...l’expérience de toutes les révolutions qui jouèrent un rôle positif important précisément du point de vue du développement des forces productives, prouve que ce développement fut réalisé au prix de leur gaspillage et de leur destruction... S’il en est ainsi... il est clair a priori que la révolution prolétarienne s’accompagne inévitablement d’un affaiblissement extrêmement profond des forces productives car aucune révolution n’entraîne une rupture aussi profonde des rapports anciens et la reconstruction de ceux-ci sur une nouvelle base.» [3] [47]
L’Economique de la période de transition est dans une large mesure une défense de la révolution russe malgré les «coûts» considérables qu’elle a engendrés. Il dénonce aussi tous ceux qui se servaient de ces «coûts» pour pousser les ouvriers à être de bons citoyens, respectueux des lois bourgeoises et pour lesquels le seul espoir de changement social ne résidait que dans les urnes électorales.
Deuxièmement, l’Economique de la période de transition réitère l’argument selon lequel le capitalisme, bien qu’il soit effectivement devenu une économie mondiale, est incapable d’organiser les forces productives de l’humanité - en tant que sujet conscient et unifié - dans la mesure où c’est précisément quand la concurrence capitaliste atteint ce stade qu’elle est poussée à ses conséquences les plus extrêmes et les plus catastrophiques. Mais sur ce point, Boukharine va plus loin et en arrive à faire un certain nombre d’anticipations brillantes sur le mode de fonctionnement du capitalisme dans son époque de décadence, notamment à travers sa tendance naturelle à survivre au moyen de la stérilisation et de la destruction complète des forces productives avant tout à travers l’économie de guerre et la guerre elle-même. C’est là que Boukharine introduit le concept de «reproduction élargie négative» - formule qu’on peut éventuellement remettre en question mais il met le doigt sur une réalité fondamentale. Il en fait de même lorsqu’il montre que, malgré sa croissance apparente, la production de guerre, en réalité, ne signifie pas une extension mais une destruction de capital : «La production de guerre a une tout autre signification : un canon ne se transforme pas en élément d’un nouveau cycle productif; la poudre explose dans l’air et ne revient sous aucune forme nouvelle dans le cycle de production suivant. Tout au contraire. L’effet économique de ces éléments in actu est une grandeur purement négative (...). Examinons par exemple les moyens de consommation qui entretiennent l’armée. Dans ce cas également, on observe la même chose. Les moyens de consommation n’engendrent pas alors de forces de travail puisque les soldats ne figurent pas dans le processus de production ; ils en sont exclus, ils sont situés en dehors du processus de production (...) le processus de reproduction revêt avec la guerre un caractère "déformé", régressif, négatif : dans tous les cycles productifs ultérieurs, la base réelle de la production devient toujours plus étroite ; le "développement" s’accomplit selon une spirale qui ne s’élargit pas, mais qui rétrécit constamment.» [4] [48] Dans le capitalisme décadent cette spirale toujours plus étroite constitue la réalité essentielle de l’activité économique, même en dehors des périodes de guerre ouverte totale, à la fois à cause de la tendance à l’économie de guerre permanente et parce que, de plus en plus, le capitalisme finance sa «croissance» à travers le stimulant totalement artificiel de l’endettement. La vision de Boukharine est une brillante réfutation de tous les adorateurs de la croissance économique qui se rient de la notion de décadence du capitalisme parce qu’ils sont incapables de voir l’essence décadente, fictive de cette croissance.
Également sur la question du capitalisme d’État, l’Économique de la période de transition reprend des formulations antérieures sur le capitalisme d’État, le présentant comme la forme caractéristique de l’organisation politique du capital dans son époque de déclin. Boukharine rappelle la double fonction du capitalisme d’Etat : d’une part limiter la concurrence économique au sein de chaque capital national, ce qui crée les meilleures conditions pour assumer la concurrence économique et surtout la concurrence militaire sur l’arène mondiale ; d’autre part il s’agit de préserver la paix sociale dans une situation où les souffrances engendrées par la crise économique et la guerre tendent à pousser le prolétariat vers une confrontation avec le régime bourgeois. Il faut particulièrement souligner comment Boukharine met en évidence l’arme la plus efficace dont le capitalisme d’Etat s’est doté pour maintenir l’ordre existant à travers l’annexion des anciennes organisations ouvrières, leur incorporation dans l’Etat Léviathan : «...la méthode de transformation était la même méthode de subordination à l’Etat bourgeois omniprésent. La trahison des partis socialistes et des syndicats s’exprima précisément en ceci qu’ils se mirent au service de l’Etat bourgeois, qu’ils furent à vrai dire étatisés par cet Etat impérialiste, qu’ils se transformèrent en «section ouvrière» de la machine militaire.» [5] [49]
Cette lucidité sur les caractéristiques et les formes de capitalisme en déclin s’accompagnait d’une compréhension authentique des méthodes et des buts de la révolution prolétarienne. L’Economique de la période de transition montre qu’une révolution ayant pour but de remplacer les lois aveugles de la marchandise par la régulation consciente de la vie sociale assumée par une humanité libérée, ne peut être qu’une révolution consciente, fondée sur l’auto-activité et l’auto-organisation du prolétariat à travers ses nouveaux organes de pouvoir politique que sont les conseils et les comités d’usine. En même temps, la révolution engendrée par l’effondrement de l’économie capitaliste mondiale ne pouvait être qu’une révolution mondiale et ne pouvait parvenir à ses buts ultimes qu’à l’échelle de tout le globe. Les paragraphes de conclusion de Boukharine résument les espoirs internationalistes authentiques de l’époque, anticipant un futur dans lequel «pour la première fois depuis qu’existe l’humanité, un système construit harmonieusement dans toutes ses parties sera créé ; il ne connaît ni l’anarchie sociale, ni l’anarchie dans la production. Il élimine à jamais la lutte des hommes entre eux, et rassemble toute l’humanité en une seule collectivité qui embrasse rapidement les richesses incalculables de la nature.» [6] [50]
La reconnaissance des moyens et des buts authentiques de la révolution prolétarienne ne peut cependant rester au niveau des généralités ; elle doit se vérifier concrètement dans le processus révolutionnaire lui-même -ce qui fut extrêmement difficile dans le cas de la révolution russe qui a occasionné une expérience douloureuse et des années de réflexion. Globalement le travail de tirer et approfondir les leçons de la révolution russe a été mené par la Gauche communiste dans le sillage de la défaite de la révolution. Mais, même dans le feu de la révolution et au sein du parti bolchevik lui-même, se sont élevées des voix critiques qui jetaient déjà les bases de cette réflexion future. Cependant, bien que le nom de Boukharine fut généralement lié à l’opposition communiste de gauche dans le parti bolchevik en 1918, le Boukharine de l’Economique de la période de transition s’était, en 1920, déjà embarqué dans une trajectoire qui devait l’éloigner de la Gauche communiste dans son ensemble. Son ouvrage reflète cela en ce que, à côté de ses apports significatifs à la théorie marxiste, il a un côté profondément «conservateur» qui l’éloigne de la critique radicale du statu quo - y compris le statu-quo «révolutionnaire» - et le pousse à faire une apologie des choses telles qu’elles sont. Pour être plus précis, Boukharine tendait à confondre les méthodes et les exigences du «communisme de guerre» avec l’émergence réelle du communisme lui-même. En cela, il n’était pas du tout le seul mais ne faisait que fournir un soubassement théorique à une illusion largement répandue. Il considérait une situation contingente et extrêmement difficile pour la révolution et il en déduisait certaines «lois» ou normes qui seraient universellement applicables à la période de transition dans son ensemble. Avant de poursuivre sur ces arguments, il est nécessaire de souligner que Boukharine fut très prompt à se défendre lui-même contre cela. En décembre 1921, il écrivait une postface à l’édition allemande qui commence ainsi : «Il s’est écoulé beaucoup de temps depuis que ce livre a été écrit. Depuis ce moment, ce qu’on appelle la "nouvelle orientation de la politique économique" (NEP) a été introduite en Russie : pour la première fois, l’industrie socialisée, l’économie petite-bourgeoise, l’entreprise capitaliste privée et les entreprises "mixtes" ont été placées dans un rapport économique correct. Ce tournant russe spécifique, dont la condition préliminaire profonde est le caractère paysan-agraire du pays, a incité quelques-uns de mes ingénieux critiques à prétendre que je devrais refaire ce livre de bout en bout. Ce point de vue part de l’ignorance complète de ces subtils individus qui ne comprennent pas, dans leur sainte naïveté, la différence qu’il y a entre une analyse abstraite qui décrit les choses et les processus selon leur "coupe idéale", selon l’expression de Marx, et la réalité empirique qui se complique de plus en plus au milieu de toutes les circonstances, de toute autre façon que dans la représentation abstraite. Je n’ai pas écrit une histoire économique de la Russie soviétique, mais plutôt une théorie générale de la période de transition, qui n’a pas accru le patrimoine intellectuel des journalistes par excellence et des "praticiens" mesquins, incapables de concevoir les problèmes généraux.» [7] [51]
Ce que reproche Boukharine à ses critiques bourgeois est sans aucun doute valable. Il n’en reste pas moins que lui non plus, tout au long de l’Economique de la période de transition, ne réussit pas à saisir la différence entre la théorie générale et la réalité empirique. On peut donner un certain nombre d’exemples qui illustrent cette affirmation ; nous nous limiterons aux plus significatifs.
L’une des grandes illusions concernant la période de «communisme de guerre» était précisément l’idée qu’il s’agissait vraiment de communisme. Et l’une des principales sources de cette illusion était la disparition apparente de certaines caractéristiques du capitalisme telles que la monnaie et les salaires. C’est la même illusion - allant de pair avec l’étatisation de vastes secteurs de l’économie - qui a fait naître plus tard l’idée que la NEP de 1921 représentait un pas en arrière vers le capitalisme dans la mesure où elle a restauré une quantité considérable de propriété privée formelle et a rétabli ouvertement l’économie marchande. En fait, la disparition de l’argent et des salaires dans la période de 1918-20 n’était en aucune façon le résultat d’une politique délibérée et planifiée à l’avance de la part du pouvoir des soviets. Elle a plutôt été l’expression directe de l’effondrement catastrophique de l’économie face au blocus économique, à l’invasion impérialiste et à la guerre civile interne. Elle allait de pair avec l’extension de la famine, de la maladie, la diminution de la population dans les villes et la décimation physique et sociale de la classe ouvrière. Evidemment, ce «coût» très élevé fut imposé à la révolution par la haine féroce de classe de la bourgeoisie mondiale. Le prolétariat l’a volontairement accepté en faisant les sacrifices les plus gigantesques et les plus héroïques pour assurer l’écrasement militaire des forces de la contre-révolution. Mais comme nous le verrons plus loin, le «coût» le plus important de cette lutte a été l’affaiblissement rapide de la classe ouvrière et de sa dictature sur la société. Confondre cette situation terrible avec la construction consciente de la société communiste est une erreur extrêmement grave ; et comme le montre le passage suivant, Boukharine a commis cette erreur :
«Ce phénomène, à son tour, est aussi lié à l’écroulement du système monétaire. L’argent représente ce lien social matériel, ce noeud auquel est lié tout le système marchand développé de la production. Il s’entend qu’au cours de la période de transition, dans le processus d’anéantissement du système marchand comme tel, un processus d’"auto-négation" de l’argent s’engage. Ce processus s’exprime en premier lieu dans ce qu’on appelle la "dépréciation monétaire", puis dans le fait que la distribution des signes monétaires devient indépendante de la répartition du produit, et inversement. La monnaie cesse d’être un équivalent universel et devient un signe conventionnel de la circulation des produits, excessivement imparfait.
Le salaire devient une grandeur formelle sans contenu. Dès que la classe ouvrière devient classe dominante, le travail salarié disparaît. La production socialisée ne comporte pas de travail salarié. Et pour autant qu’il n’existe pas de travail salarié, il n’existe aucun salaire comme prix de la force de travail vendue au capitaliste. Il ne subsiste que la forme extérieure du salaire - la forme monétaire qui s’achemine, ainsi que le système monétaire, vers son autodestruction. Dans le système de la dictature prolétarienne, "l’ouvrier" obtient une part du travail social (en russe "payok") et non plus un salaire.» [8] [52]
Il est évident que Boukharine confond ici plusieurs choses. D’abord, il confond la période de guerre civile (la période de lutte à mort entre le prolétariat et la bourgeoisie) avec la véritable période de transition qui ne peut commencer son travail propre, constructif qu’après que la guerre civile a été gagnée à l’échelle mondiale. Deuxièmement, et en conséquence, il confond l’effondrement du système monétaire en tant que résultat de l’effondrement économique (la dévaluation, la pénurie) avec le véritable dépassement de l’économie marchande qui ne peut être véritablement réalisé qu’avec l’unification communiste de l’ensemble de la société et l’émergence d’une société d’abondance. Sinon, toute «abolition» de l’argent et des salaires dans une région donnée reste sous la domination globale de la loi de la valeur et ne garantit en aucune façon un mouvement automatique vers le communisme. Pourtant, Boukharine donne clairement l’impression qu’en Russie ce stade espéré a déjà été atteint (il utilise même un mot russe spécifique pour cela, «payok», et met des guillemets à «ouvrier», laissant entendre que ce dernier ne fait plus partie des exploités). Il s’agit, dans ce passage, de l’erreur politique la plus dangereuse : l’idée qu’après avoir conquis le pouvoir politique, établi sa dictature politique et s’être débarrassé de la propriété privée des moyens de production, le prolétariat n’est plus exploité et qu’il n’y a plus de travail salarié. Boukharine est encore plus explicite ailleurs lorsqu’il écrit : «Les rapports de production capitalistes sont totalement impensables sous une domination politique de la classe ouvrière.» [9] [53] Très radicales en apparence, de telles formulations en viennent en fait à justifier l’exploitation accrue de la classe ouvrière.
Avant de poursuivre sur cet aspect, il est instructif de donner un autre exemple d’erreur méthodologique de la part de Boukharine. Le «communisme de guerre» était également caractérisé par l’application de solutions militaires à des aires de plus en plus vastes de la vie de la révolution - d’une manière plus insidieuse dans les aires où il était vital que les aspects politiques prennent le pas sur les aspects militaires. L’une des plus importantes d’entre elles concerne l’extension internationale de la révolution. Un bastion prolétarien qui s’est établi dans une région ne peut étendre la révolution en s’imposant militairement à d’autres secteurs de la classe ouvrière mondiale ; la révolution s’étend avant tout par des moyens politiques, par la propagande, par l’exemple, en appelant les ouvriers du monde à se dresser contre leur propre bourgeoisie. Et, concrètement, au plus haut de la vague révolutionnaire qui a débuté en 1917, c’est exactement ainsi que la révolution s’est étendue. Mais en 1920, la révolution russe faisait déjà l’expérience des conséquences mortelles de l’isolement, de la défaite des assauts révolutionnaires dans les autres pays. Face à cette situation dramatique, qui était couplée au succès militaire croissant de la guerre civile interne, nombreux furent les bolcheviks qui commencèrent à mettre leurs espoirs dans la possibilité d’étendre la révolution à d’autres pays par la force des armes. La marche de l’Armée rouge sur Varsovie s’est nourrie de ces espoirs. Et l’échec de cette «expérience», qui n’a abouti qu’à pousser les ouvriers polonais à faire un front commun avec leur bourgeoisie, devait montrer à quel point ces espoirs avaient été mal placés. D’un autre côté, Boukharine avait été un avocat fervent de la «guerre révolutionnaire» pendant les débats de 1918 sur le Traité de Brest-Litovsk; et son travail de 1920 faisait largement écho à sa position précédente. Une fois de plus, il prenait une réalité contingente de la situation en Russie, la nécessité d’une guerre de fronts à travers l’immense territoire de la Russie et la formation inévitable d’une armée permanente, et il en faisait une «norme» de toute la période de guerre civile : «Avec le développement du processus révolutionnaire en processus révolutionnaire mondial, la guerre civile se transforme en guerre de classes, du côté du prolétariat, par une "armée rouge" régulière.» [10] [54] En fait c’est probablement l’inverse qui est vrai : plus la révolution s’étend mondialement, plus elle sera directement dirigée par les conseils ouvriers et leurs milices, plus les aspects politiques de la lutte prédomineront sur le militaire, moins il y aura besoin d’une «Armée rouge» pour mener la lutte. Une guerre de fronts n’est pas du tout un point fort du prolétariat. En termes purement militaires, la bourgeoisie aura toujours les meilleures armes. La force du prolétariat réside dans sa capacité à s’organiser, à étendre ses luttes, à gagner des secteurs toujours plus nombreux de la classe, à saper les forces armées de l’ennemi à travers la fraternisation et le développement de la conscience de classe. Dans un autre passage, Boukharine montre encore plus clairement qu’il a mis les choses à l’envers en faisant une identité entre la guerre de classe et les conflits militaires entre les Etats : «La guerre socialiste est une guerre de classe qu’il faut distinguer de la simple guerre civile. Celle-ci n’est pas une guerre entre deux organisations d’Etat. Dans la guerre de classe, en revanche, les deux parties sont organisées en pouvoir d’Etat : d’un côté, l’Etat du capital financier, de l’autre l’Etat du prolétariat.» [11] [55] Cette idée est même encore plus dangereuse que la position qu’il avait mise en avant en 1919 quand il envisageait dans une large mesure une guerre défensive de résistance par des unités partisanes ; ici, la révolution mondiale elle-même devient une bataille apocalyptique entre deux types de pouvoir d’Etat. Il est significatif que Lénine qui s’était fermement opposé à Boukharine dans le débat sur Brest-Litovsk mais dont les notes marginales sur l’Economique de la période de transition soulèvent très peu de critiques de fond, n’ait eu aucune patience envers cet argument qu’il qualifia de «totale confusion».
L’une des ironies de l’Economique de la période de transition, c’est que Boukharine qui avait exprimé un tel niveau de clarté dans la compréhension du capitalisme d’Etat, ne parvint absolument pas à reconnaître le danger du capitalisme d’Etat émergeant de la dégénérescence de la révolution. Nous avons déjà noté qu’il insistait particulièrement sur le fait que les rapports capitalistes ne pouvaient exister sous la dictature politique du prolétariat. Dans un autre passage, Boukharine dit explicitement que «puisque le capitalisme d’Etat est une fusion de l’Etat bourgeois et des trusts capitalistes, il est évident qu’on ne peut parler de "capitalisme d’Etat" sous la dictature du prolétariat, qui exclut en principe toute possibilité de ce genre.» [12] [56] Et il développe cela avec l’argument suivant : «Dans le système de capitalisme d’Etat, le sujet administrant l’économie est l’Etat capitaliste, le capitalisme collectif. Sous la dictature du prolétariat, le sujet qui administre l’économie est l’Etat prolétarien, le collectif de la classe ouvrière organisée, "le prolétariat institué en pouvoir d’Etat". Dans le capitalisme d’Etat, le processus de production est une processus de production de plus-value, accaparée par la classe des capitalistes, qui a tendance à transformer cette valeur en surproduit. Avec la dictature prolétarienne, le processus de production sert de moyen pour la satisfaction planifiée des besoins sociaux. Le système du capitalisme d’Etat est la forme la plus accomplie de l’exploitation des masses par une poignée d’oligarques. Le système de la dictature du prolétariat rend inconcevable toute forme d’exploitation puisqu’elle transforme la propriété capitaliste collective et sa forme capitaliste-privée en "propriété" collective-prolétarienne. Par conséquent, en dépit d’une similitude formelle ces deux formes sont par essence diamétralement opposées.» [13] [57] Et pour finir, «si l’on ne considère pas - contrairement aux représentants de la science bourgeoise - l’appareil d’Etat comme une organisation neutre et mystique, alors il faut aussi admettre que ce sont toutes les fonctions de l’Etat qui ont un caractère de classe. Il s’ensuit qu’il est nécessaire de distinguer rigoureusement la nationalisation bourgeoise de la nationalisation prolétarienne. La nationalisation bourgeoise conduit au système du capitalisme d’Etat. La nationalisation prolétarienne conduit à une structure étatique du socialisme. De même que la dictature prolétarienne est précisément la négation, l’opposé de la dictature bourgeoise, de même la nationalisation prolétarienne est la négation, la contradiction la plus radicale de la nationalisation bourgeoise.» ([14] [58]
Parmi les nombreuses faiblesses de ces arguments, deux ressortent plus clairement. En premier, il y a, une fois de plus, la confusion, chez Boukharine, entre la période de la guerre civile où des bastions prolétariens peuvent exister temporairement dans des pays ou des régions et la période de transition à proprement parler qui commence une fois que le prolétariat a pris le pouvoir à l’échelle mondiale. Toute l’expérience de la révolution russe nous enseigne que l’appropriation par l’Etat des moyens de production, même par un Etat soviétique, ne supprime pas l’exploitation. Ce serait vrai dans une dictature prolétarienne opérant dans des conditions «optimales» (un processus révolutionnaire qui s’étend, un maximum de démocratie prolétarienne, etc.), sinon les exigences mondiales de la loi de la valeur exerceraient encore leur pression sans pitié sur les ouvriers. C’est encore plus vrai dans un bastion prolétarien souffrant de l’isolement et de privations matérielles extrêmes : dans de telles circonstances, une tendance à la dégénérescence apparaîtrait directement comme elle l’a fait en Russie. Les ouvriers seraient confrontés au danger imminent de perdre leur autorité et leur indépendance politiques tandis que, sur le terrain économique, ils seraient sujets à des exigences toujours plus draconiennes dans leurs conditions de vie et de travail. Parler en de telles circonstances de l’«impossibilité de l’exploitation» simplement parce que les capitalistes privés ont été expropriés, ne peut qu’affaiblir les efforts du prolétariat pour se défendre tant sur le plan économique que sur le plan politique.
Deuxièmement, l’histoire a vraiment confirmé que l’organe à travers lequel ce processus de dégénérescence s’exprime le plus facilement est précisément l’Etat «prolétarien». La définition simpliste, avancée par Boukharine, de l’Etat comme simple «instrument» de la classe dominante ignore la vision marxiste profonde selon laquelle l’origine historique de l’Etat ne réside pas dans sa création ex-nihilo par une classe dominante mais dans son «surgissement» à partir d’une situation d’antagonismes de classe croissants qui menacent de faire exploser la société. Ceci ne veut pas dire qu’il est d’une «neutralité mystique» : il surgit pour défendre un ordre divisé en classe et ne peut donc opérer qu’au nom de la classe économiquement dominante. Mais cela ne veut pas dire non plus que l’Etat n’est rien d’autre qu’un outil passif entre les mains d’une telle classe. En fait, le capitalisme d’Etat est précisément l’expression du fait que, dans son époque de déclin, le capital doit fonctionner de plus en plus «sans capitalistes». Même dans les prétendues économies mixtes, ce sont les capitalistes privés, les «capitalistes financiers» et les autres qui doivent subordonner leurs intérêts particuliers aux besoins impersonnels et généraux du capital national imposés avant tout par l’Etat.
Dans la période d’instabilité qui suit la destruction de l’ancien Etat bourgeois, un nouvel Etat surgit parce qu’existe encore la nécessité de maintenir la cohésion de la société, d’empêcher les antagonismes de classe de la faire éclater. Mais cette fois-ci, il n’y a pas de classe «économiquement dominante». La classe dominante est elle-même une classe exploitée, ne possédant pas de moyens de production. Par conséquent, il y a encore moins de raison de supposer que le nouvel Etat agisse automatiquement au nom du prolétariat. Il ne le fera que si la classe ouvrière est organisée, consciente et que si elle impose sa direction révolutionnaire au nouveau pouvoir étatique. Quand le moment de la révolution reflue, les forces de conservation sociale tendent à se réunir autour de l’Etat et à en faire leur instrument contre les intérêts du prolétariat. Et c’est pourquoi le capitalisme d’Etat reste un profond danger même sous la dictature du prolétariat.
Pour se garder de tels dangers, le prolétariat doit maintenir ses propres organes de classe aussi intacts et vivants que possible, autant ses organes unitaires (conseils, comités d’usine, etc.) que son avant-garde politique, le parti. Mais l’Economique de la période de transition, loin de comprendre qu’ils doivent éviter de se mêler à l’Etat, appelle ces organes de classe authentiques du prolétariat à fusionner avec lui, à se subordonner entièrement à l’Etat : «Il nous faut alors poser le problème du principe général qu’anime le système organisationnel de l’appareil prolétarien, c’est-à-dire des rapports réciproques entre les différentes formes d’organisation prolétariennes. Il est clair, d’un point de vue formel, que la méthode nécessaire à la classe ouvrière est la même que celle de la bourgeoisie à l’époque du capitalisme d’Etat. Cette méthode d’organisation consiste en la coordination la plus universelle, c’est-à-dire avec l’organisation étatique de la classe ouvrière, avec l’Etat soviétique du prolétariat. "L’étatisation" des syndicats et l’étatisation effective de toutes les organisations de masse du prolétariat découle de la logique interne du processus de transformation lui-même. Les plus petites cellules de l’appareil ouvrier doivent se transformer en structure porteuse du processus général d’organisation qui sera dirigé de façon planifiée, et conduite par la raison collective de la classe ouvrière qui trouve son incarnation matérielle dans l’organisation suprême et universelle, celle de l’appareil d’Etat. Le système du capitalisme d’Etat se transforme ainsi dialectiquement en son propre contraire, sous la forme étatique du socialisme ouvrier.» [15] [59]
Par la même «dialectique», Boukharine explique ailleurs que le système de direction par un seul homme, de nomination par en haut pour la marche de l’industrie - une pratique qui se généralisa quasiment durant la période de communisme de guerre et qui était, en réalité, un recul résultant de l’effondrement du prolétariat industriel et de la perte de son auto-organisation - exprime en fait une phase supérieure de maturation révolutionnaire. C’est parce que «le centre de gravité ne réside pas dans la transformation de principe des rapports de production, mais dans la recherche d’une forme d’administration qui garantisse un maximum d’efficacité. Au principe de l’éligibilité étendu de la base au sommet (appliqué ordinairement même par les travailleurs dans les usines) se substitue le principe d’une sélection soigneuse qui dépend des capacités techniques et administratives, de la compétence et de la crédibilité des candidats.» [16] [60] En d’autres termes, puisque les rapports capitalistes ont déjà été abolis par «l’Etat prolétarien», le principe militaire du «maximum d’efficacité» peut remplacer le principe politique de l’auto-éducation du prolétariat à travers sa participation directe et collective à la direction de l’économie et de l’Etat.
Et par la même dialectique, la fonction coercitive de l’Etat sur le prolétariat devient la forme supérieure de l’auto-activité de la classe. «Il va sans dire que cet élément de contrainte, qui correspond ici à une auto-contrainte de la classe ouvrière, se développe à partir du centre de cristallisation vers la périphérie de plus en plus amorphe et atomisée. C’est une force qui pousse à la cohésion des différentes particules de la classe ouvrière, qui apparaît subjectivement à certaines catégories comme une pression extérieure, mais qui pour l’ensemble de la classe ouvrière, est objectivement un élément d’auto-organisation accélérée.» [17] [61] Par «la périphérie amorphe» Boukharine entend non seulement les autres couches non-exploiteuses de la société mais également les couches «moins révolutionnaires» de la classe ouvrière elle-même pour lesquelles «une discipline contraignante devient absolument indispensable et son caractère contraignant est d’autant plus fortement ressenti que la discipline interne est moins volontairement acceptée.» [18] [62] Il est certainement vrai que la classe ouvrière, dans une révolution, doit mettre en oeuvre une autodiscipline prodigieuse, et assurer que les décisions majoritaires sont acceptées. Mais il ne peut être question d’utiliser la force pour contraindre les couches plus arriérées de la classe à adhérer au projet communiste ; et l’expérience de la tragédie de Cronstadt nous a enseigné que traiter les conflits, même les plus aigus, au sein de la classe ouvrière par la violence ne peut qu’affaiblir l’emprise du prolétariat sur la société. La dialectique de Boukharine, au contraire, apparaît déjà comme une apologie d’une militarisation de plus en plus intolérable du prolétariat. Poussée jusqu’à sa conclusion logique, elle mène tout droit à l’erreur terrible commise à Cronstadt où le «centre de cristallisation» - l’appareil du parti-Etat qui s’était de plus en plus éloigné des masses - avait imposé une «discipline contraignante» à ce qu’il jugeait être «la périphérie amorphe», les couches «moins révolutionnaires» du prolétariat, alors que ces dernières appelaient, en fait, à la régénérescence tout à fait nécessaire des soviets et à la fin des excès du communisme de guerre.
Après avoir été très critique par rapport à la NEP au début, Boukharine devint rapidement son avocat le plus enthousiaste. Tout comme l’Economique de la période de transition tendait à considérer le communisme de guerre comme la voie «enfin trouvée» vers la nouvelle société, les écrits suivants de Boukharine présentent de plus en plus la NEP et sa démarche prudente, pragmatique comme le modèle exemplaire de la période de transition. Sa conversion soudaine à une sorte de «socialisme de marché» trouve chez certains économistes bourgeois actuels, staliniens repentis et autres, un regain d’intérêt pour Boukharine, mais naturellement pas pour ses écrits authentiquement révolutionnaires de la première période. En 1924, Boukharine était même allé plus loin. Pour lui, la NEP avait déjà réalisé le socialisme, le socialisme en un seul pays. A ce moment-là, il avait commencé à oeuvrer contre la gauche, en partenaire de Staline et comme son théoricien de service, même si, quelques années plus tard, lui-même devait être écrasé par les forces criminelles du stalinisme.
Cette volte-face n’est pas si surprenante qu’elle pourrait paraître. L’apologie du communisme de guerre et celle de la NEP s’appuyaient sur des concessions significatives à l’idée que quelque chose de socialiste avait été construit dans les frontières de la Russie ou, pour le moins, qu’une «accumulation socialiste primitive» (terme utilisé dans l’Economique de la période de transition) s’y était réalisée. Entre ce point de vue et la conclusion que le socialisme était réalisé, le saut n’était pas si vertigineux, même s’il a eu besoin du tremplin de la contre-révolution.
Néanmoins, la trajectoire de Boukharine, de l’extrême-gauche du parti entre 1915 et 1919 à l’extrême-droite après 1921, nécessite une explication. Dans La tragédie de Boukharine (1994), Donny Gluckstein traite la question du point de vue du SWP trotskiste. C’est un travail extrêmement sophistiqué qui contient beaucoup de critiques de la pensée de Boukharine, y compris de l’Economique de la période de transition, critiques qui, d’un point de vue formel, sont identiques à celles portées par la Gauche communiste. Mais la démarche fondamentalement gauchiste du livre de Gluckstein se révèle lorsque, pour répondre à la question de la trajectoire de Boukharine, elle se centre sur la méthode «philosophique» de ce dernier, sur sa tendance à la scholastique, à la logique formelle, à poser des alternatives rigides «ou bien/ou bien», ainsi que sur son penchant pour la philosophie «moniste» de Bogdanov et à amalgamer le marxisme et la sociologie. Ainsi le saut entre la défense acritique du communisme de guerre à l’adhésion tout aussi acritique à la NEP trahit un manque de pensée dialectique, une incapacité à saisir la nature toujours changeante de la réalité. De même, l’appel de Boukharine à la guerre révolutionnaire dans le débat sur Brest-Litovsk est également fondé sur une série d’erreurs méthodologiques, puisqu’il prend pour point de départ un choix absolu et immédiat que devait faire la Russie, entre «se vendre» à l’impérialisme allemand ou accomplir un acte héroïque quoique condamné face au prolétariat mondial. Et, si dans l’Economique de la période de transition, Boukharine réduisit l’extension de la révolution mondiale à une sorte de dernier ornement, un après-coup faisant suite à la création de rapports communistes en Russie, en 1918 il était prêt à sacrifier tout le bastion prolétarien russe à une révolution mondiale qui n’était pas encore une réalité immédiate et était donc traitée comme une sorte d’idéal abstrait. Il est certain que Lénine et Trotsky firent un certain nombre de critiques incisives à la méthode de Boukharine. Certaines qu’a faites Lénine apparaissent dans ses notes marginales à l’Economique de la période de transition. Mais derrière son insistance sur ce point, Gluckstein, lui, a un autre programme : montrer que la méthode rigide de Boukharine du «ou/ou» serait fondamentalement celle du communisme de gauche. La critique de Boukharine, dans le livre de Gluckstein, est donc une sorte d’«avertissement» contre ce qui arrive à ceux qui se frottent aux positions et à la politique des communistes de gauche.
Nous n’avons pas l’intention de réfuter ici les attaques de Gluckstein contre «les racines théoriques du communisme de gauche». Bien qu’il y ait sans aucun doute un lien entre les erreurs politiques de Boukharine et certaines de ses conceptions «philosophiques» sous-jacentes, ces dernières ne sont en aucune façon identiques à celles du communisme de gauche et en sont le plus souvent l’antithèse. De toutes façons, il est bien plus instructif de considérer la trajectoire d’ensemble de Boukharine comme reflet du cours global de la révolution. Il arrive souvent que la trajectoire «personnelle» d’un révolutionnaire ait un rapport quasi symbolique avec la trajectoire plus générale des événements. Trotsky, par exemple, a été expulsé de Russie à la suite de la défaite de la révolution de 1905 ; il y est revenu pour diriger la victoire d’Octobre et fut à nouveau expulsé en 1929, une fois que la contre-révolution eût tout balayé devant elle. La trajectoire de Boukharine est différente, mais également significative : sa meilleure contribution au marxisme a eu lieu dans les années 1915-19, lorsque la vague révolutionnaire se développait, atteignait son point culminant et que le parti bolchevik agissait comme un véritable laboratoire de la pensée révolutionnaire. Mais bien que, comme nous l’avons mentionné, le nom de Boukharine ait été étroitement associé au groupe communiste de gauche en 1918, après 1919, il a pris une voie différente des autres dirigeants communistes de gauche. En 1918, le traité de Brest-Litovsk constituait la principale pomme de discorde pour lui. Une fois ce débat clos, d’autres «gauches» engagées ont étudié avec attention les problèmes internes du régime, en particulier le danger d’opportunisme et de bureaucratie dans le parti et dans l’Etat. Certains de ces éléments comme Sapranov et V.Smirnov ont maintenu et développé leurs critiques pendant la période de dégénérescence jusque pendant la période de contre-révolution la plus profonde. Boukharine, lui, devait de plus en plus devenir un «homme d’Etat», on pourrait dire «le théoricien de l’Etat». Il est certain que cette trajectoire explique les ambiguïtés et les incohérences de l’Economique de la période de transition, avec son mélange de théorie radicale et d’apologie conservatrice du statu quo. De plus, la révolution russe elle-même avait atteint un moment critique où le mouvement montant et le mouvement descendant étaient en contradiction. Après 1921, le mouvement descendant a clairement prédominé, et Boukharine devint alors de plus en plus le porte-parole et le justificateur du processus de dégénérescence même si, à la fin, il en a lui-même été l’une des innombrables victimes. Derrière sa trajectoire personnelle de déclin intellectuel réside l’histoire du parti bolchevik qui, plus il fusionnait avec l’Etat, plus il devenait incapable de jouer son rôle d’avant-garde politique et théorique. Les prochains articles de cette série traiteront de l’histoire de la résistance à ce cours des éléments les plus clairvoyants du parti bolchevik et du mouvement communiste international.
CDW.
[1] [63] Bergman Publishers, New York, et Pluto Press.
[2] [64] Cité dans The tragedy of Bukharin, D.Gluckstein, Pluto press, 1994.
[3] [65] E.D.I., Paris 1976, pages 182, 183.
[4] [66] Idem, pages 77-78.
[5] [67] Idem, page 74.
[6] [68] Idem, page 196.
[7] [69] E.D.I., Paris 1976, page 205, (Postface à l’édition allemande, Moscou, décembre 1921).
Dans la même postface, Boukharine dit aussi que son travail a été utilisé de façon fausse comme une justification de la théorie de «l’offensive en toutes circonstances», qui avait eu une suite considérable dans le parti allemand et qui avait contribué au désastre de l’Action de mars en 1921. Néanmoins, il y a certaines connexions, notamment dans la façon dont l’Economique de la période de transition tend à présenter le déclin du capitalisme non comme l’ensemble d’une époque mais comme une crise finale, mortelle une fois pour toute, d’où l’idée qu’une « restauration de l’industrie à laquelle rêvent les utopistes du capitalisme, est impossible. » La théorie de l’offensive était basée précisément sur l’idée qu’il n’y avait pas de perspective de reconstruction capitaliste et que la crise ouverte ne pourrait qu’empirer.
Peut-être plus en rapport avec le sujet, la vision apocalyptique de Boukharine amène aussi à soutenir sa tendance à faire une équation entre effondrement du capitalisme et émergence du communisme. Face à la bourgeoisie, Boukharine avait raison d’insister que la révolution prolétarienne impliquait immédiatement un certain niveau d’anarchie sociale, d’effondrement des activités productives de la société. Mais il y a dans l’Economique de la période de transition une sous-estimation nette des dangers posés au prolétariat si ce processus d’effondrement allait trop loin -dangers qui étaient très réels dans la Russie de 1920 où la classe ouvrière avait été décimée et, dans une certaine mesure, avait subi un certain niveau de décomposition par les ravages de la guerre civile. Certains passages du livre donnent l’impression que plus l’économie se désintègre, plus c’est salutaire, plus cela active le développement de rapports sociaux communistes.
[8] [70] E.D.I., page 173.
[9] [71] Idem, pp. 81, 135, 65, 143, 144, 148, 109- 110, 157, 182.
[10] [72] Idem, pp. 81, 135, 65, 143, 144, 148, 109- 110, 157, 182.
[11] [73] Idem, pp. 81, 135, 65, 143, 144, 148, 109- 110, 157, 182.
[12] [74] Idem, pp. 81, 135, 65, 143, 144, 148, 109- 110, 157, 182.
[13] [75] Idem, pp. 81, 135, 65, 143, 144, 148, 109- 110, 157, 182.
[14] [76] Idem, pp. 81, 135, 65, 143, 144, 148, 109- 110, 157, 182.
[15] [77] Idem, pp. 81, 135, 65, 143, 144, 148, 109- 110, 157, 182.
[16] [78] Idem, pp. 81, 135, 65, 143, 144, 148, 109- 110, 157, 182.
[17] [79] Idem, pp. 81, 135, 65, 143, 144, 148, 109- 110, 157, 182.
[18] [80] Idem, pp. 81, 135, 65, 143, 144, 148, 109- 110, 157, 182.
Du combat de l’Opposition de gauche au rejet des luttes de libération nationales par la Fraction italienne
Nous avons déjà publié une série d’articles sur la Chine dite communiste où nous avons montré la nature contre révolutionnaire du maoïsme ([1] [85]). Si nous revenons ici sur le combat qu’a mené le prolétariat chinois, durant les années 1920, jusqu’à la terrible défaite qu’il a subie notamment à Shanghaï et à Canton, c’est non seulement parce qu’il a été significatif de l’évolution du rapport de forces entre bourgeoisie et prolétariat au niveau international mais aussi parce qu’il a joué un rôle important dans le mouvement révolutionnaire même par les combats politiques déterminants qu’il a occasionnés en son sein.tous les révolutionnaires dans le monde. En effet, à cette date, les événements en Chine sont en train de marquer la fin de la vague révolutionnaire mondiale pendant que le stalinisme s’impose de plus en plus au sein de l’Internationale communiste (IC).
Comme l’écrit Zinoviev en 1927 : «Les événements en Chine ont une aussi grosse importance que les événements d’Allemagne en octobre 1923. Et si toute l’attention de notre parti se porta alors sur l’Allemagne, il faut qu’il en soit de même maintenant en ce qui concerne la Chine, d’autant plus que la situation internationale est devenue pour nous plus compliquée et plus inquiétante.» ([2] [86]) Et Zinoviev a raison de souligner la gravité de la situation, comme avec lui la perçoivent LA QUESTION CHINOISE (1920-1940)
Cependant, la situation en Chine est aussi une des questions qui va permettre, d’une part, à «l’Opposition de gauche» de se structurer et, d’autre part, à la «gauche italienne» (Bilan) de s’affirmer politiquement comme un des plus importants courants au sein de l’opposition internationale avant de développer, les années suivantes, une activité et un travail de réflexion politiques inestimables.
L’écrasement de la révolution en Chine
Le milieu des années 1920 est une période cruciale pour la classe ouvrière et ses organisations révolutionnaires. La révolution peut-elle encore se développer et l’emporter au niveau mondial ? Sinon, la révolution russe pourra-t-elle survivre longtemps à son isolement ? Telles sont les questions qui traversent le mouvement communiste; et toute l’IC est suspendue aux possibilités de la révolution en Allemagne. Depuis 1923, la politique de l’IC est de pousser à l’insurrection. Zinoviev, qui est encore son président, sous-estime totalement l’ampleur de la défaite en Allemagne ([3] [87]). Il déclare qu’il ne s’agit que d’un épisode et que de nouveaux assauts révolutionnaires sont à l’ordre du jour dans plusieurs pays. L’IC ne dispose plus manifestement d’une boussole politique fiable ; aussi, en cherchant à pallier le reflux de la vague révolutionnaire, elle ne fait que développer une stratégie de plus en plus opportuniste. A partir de 1923, Trotsky et la première Opposition dénoncent ses graves erreurs, aux conséquences tragiques mais sans aller jusqu’à parler de trahison. La dégénérescence de l’IC se développe et, à la fin de l’année 1925, la troïka Zinoviev-Kamenev-Staline se défait ; l’IC est alors dirigée par le duo Boukharine-Staline. La stratégie «putschiste» qui prévalait sous Zinoviev fait place, après 1925, à une politique basée sur la «stabilisation» prolongée du capitalisme. C’est le «cours de droite» avec la mise en avant, en Europe, de politiques de front unique avec les partis «réformistes» ([4] [88]). En Chine, l’IC met en oeuvre une politique qui se situe en deçà même de celle préconisée par les mencheviks pour les pays économiquement peu développés comme en Russie. En effet, dès 1925, elle défend que c’est la politique du Guomindang pour la révolution bourgeoise qui est encore à l’ordre du jour, la révolution communiste devant intervenir ensuite. Cette position mènera à livrer les ouvriers chinois au massacre.
C’est durant sa période putschiste d’ultra-gauchisme que l’IC harcèle le Parti Communiste Chinois (PCC) jusqu’à ce qu’il se décide à entrer dans le Guomindang déclaré «parti sympathisant» lors de son 5e congrès (Pravda, 25 juin 1924). C’est ce parti «sympathisant» qui sera le fossoyeur du prolétariat !
L’IC stalinisée «considérait le Guomindang comme l’organe de la révolution nationale chinoise. Les communistes allaient aux masses sous le nom et la bannière du Guomindang. Cette politique aboutit, en mars 1927 à l’entrée des communistes dans le gouvernement national. Ils reçurent le portefeuille de l’Agriculture (après que le parti se soit prononcé contre toute révolution agraire et pour ‘arrêter l’action trop vigoureuse des paysans’) et celui du Travail, afin de mieux canaliser les masses ouvrières vers une politique de compromis et de trahison. Le Plénum de juillet du PCC se prononça d’ailleurs également contre la confiscation de la terre, contre l’armement des ouvriers et des paysans, c’est-à-dire pour la liquidation du parti et des mouvements de classe des ouvriers, pour la sujétion absolue au Guomindang, afin d’éviter à tout prix la rupture avec ce dernier. Pour cette politique criminelle, tous étaient d’accord : de la droite avec Peng Chou Chek, du centre avec Chen Duxiu et de la soi-disant gauche avec Tsiou Tsiou-Bo.» (Bilan n°9, juillet 34)
Cette politique opportuniste parfaitement analysée par Bilan quelques années plus tard, qui pousse le PCC à quasiment se fondre dans le Guomindang, aboutit au bout du compte à une terrible défaite et à l’écrasement des ouvriers chinois. «Le 26 mars, Tchang Kaï-Chek se livra à un premier coup de force, en arrêtant de nombreux communistes et sympathisants. (...) Ces faits furent cachés au Comité exécutif de l’IC ; en revanche une grande place fut accordée aux propos anti-impérialistes de Tchang Kaï-Chek lors du Congrès du travail en 1926. En juillet 1926, les troupes du Guomindang commencèrent leur marche vers le nord. Elle servit de prétexte à l’arrêt des grèves à Canton, Hongkong, etc. (...) A l’approche des troupes il y eut un soulèvement à Shanghaï : le premier du 19 au 24 février, le second fut victorieux, le 21 mars. Les troupes de Tchang Kaï-Chek n’entrèrent dans la ville que le 26 mars. Le 3 avril, Trotsky écrit une mise en garde contre le ‘Pilsudsky chinois’ ([5] [89]). Le 5 avril, Staline déclare que Tchang Kaï-Chek s’est soumis à la discipline, que le Guomindang est un bloc, une sorte de parlement révolutionnaire.» ([6] [90])
Le 12 avril Tchang Kaï-Chek procède à un coup de force, une manifestation est attaquée à la mitrailleuse, il y a des milliers de victimes.
«A la suite de ses événements, la délégation de l’Internationale communiste, le 17 avril, soutient à Hunan le centre du ‘Guomindang de gauche’ ([7] [91]) auquel participent les ministres communistes. Là, le 15 juillet, se produit une réédition du coup de Shanghaï. La victoire de la contre-révolution est assurée. Une période de massacre systématique la suit, on évalue au bas mot à 25 000 le nombre de communistes tués.» Et, en septembre 1927, «la nouvelle direction du PC (...) fixe l’insurrection au 13 décembre. (...) Un soviet est désigné d’en haut. Le soulèvement est avancé au 10 décembre. Le 13, il est totalement réprimé. La deuxième révolution chinoise est définitivement écrasée.» ([8] [92])
Les ouvriers et les révolutionnaires chinois accomplissent une terrible descente aux enfers. C’est le prix que leur coûte la politique opportuniste de l’IC.
«Malgré toutes ces concessions, la rupture avec le Guomindang survint à la fin de juillet 1927, quand le gouvernement de Hunan exclut les communistes du Guomindang en ordonnant leur arrestation.» Puis «... la Conférence du parti d’août 1927 condamna définitivement ce que l’on appela la ligne opportuniste de la vieille direction de Chen-Duxiu et fit table rase des anciens dirigeants (...). S’ouvre ainsi l’époque ‘putschiste’, qui trouve son expression dans la Commune de Canton de décembre 1927. Toutes les conditions étaient défavorables pour une insurrection à Canton.(...) Il est bien entendu que nous ne voulons en rien diminuer l’héroïsme des communards de Canton, qui luttèrent jusqu’à la mort. Mais l’exemple de Canton n’est pas isolé. A la même époque 5 autres comités régionaux (...) se prononcèrent pour le soulèvement immédiat.» Et malgré l’offensive victorieuse de la contre-révolution, «... Le 6e congrès du PCC de juillet 1928 continua à maintenir la perspective de ‘lutter pour la victoire dans une ou plusieurs provinces’.» ([9] [93])
La question chinoise et l’Opposition russe
La défaite de la révolution chinoise constitue la condamnation la plus sévère de la stratégie de l’IC après la mort de Lénine et plus encore de celle de l’IC stalinisée.
Trotsky souligne dans sa Lettre au 6e congrès de l’IC du 12 juillet 1928 ([10] [94]) que la politique opportuniste de l’IC a affaibli le prolétariat d’abord en Allemagne en 1923, puis l’a trompé et trahi en Angleterre et enfin en Chine. «Voilà les causes immédiates et indiscutables des défaites.» Il poursuit : «Pour saisir la signification du revirement actuel vers la gauche ([11] [95]), on doit avoir une vue complète non seulement ce que fut le glissement vers la ligne générale de centre-droit qui se démasqua totalement en 1926-1927, mais aussi de ce que fut la période précédante d’ultra-gauchisme en 1923-1925, dans la préparation de ce glissement.»
En effet, la direction de l’IC ne cesse de répéter, en 1924, que la situation révolutionnaire continue à se développer et que «des batailles décisives se livreraient dans un avenir proche.» «C’est sur la base de ce jugement fondamentalement faux que le 6e congrès établit toute son orientation, vers le milieu de 1924.» ([12] [96]) L’Opposition exprime son desaccord avec cette vision et «sonne l’alarme» ([13] [97]). «En dépit du reflux politique, le 6e congrès s’oriente démonstrativement vers l’insurrection. (...) 1924 (...) devient l’année des aventures en Bulgarie ([14] [98]), en Estonie.» ([15] [99]) Cet ultra gauchisme de 1924-25 «désorienté devant la situation fut brutalement remplacé par une déviation de droite.» ([16] [100])
La nouvelle Opposition Unifié ([17] [101]) se crée alors par le regroupement de l’ancienne Opposition de Trotsky avec le groupe Zinoviev-Kamenev et d’autres. Plusieurs sujets animent les discussions dans le parti bolchevik en 1926, notamment la politique économique de l’URSS et la démocratie au sein du parti. Mais le principal débat, celui qui divise le plus profondément le parti se développe sur la question chinoise.
A la ligne du «bloc avec le Guomindang», que Staline maintient et qu’exposent Boukharine et l’ex-menchevik Martynov, s’oppose celle de l’Opposition de gauche. Les problèmes débattus sont ceux du rôle de la bourgeoisie nationale, du nationalisme et de l’indépendance de classe du prolétariat.
Trotsky défend sa position dans son texte «les rapports de classe dans la révolution chinoise» (3 avril 1927). Il y développe que :
– La révolution chinoise dépend du cours général de la révolution prolétarienne mondiale. Et contre la vision de l’IC qui prône le soutien au Guomindang pour accomplir da révolution bourgeoise, il appelle les communistes chinois à en sortir du Guomindang.
– Pour aller à la révolution, il faut que les ouvriers chinois forment des soviets et s’arment. ([18] [102])
A ce texte font suite, le 14 avril, les Thèses adressées par Zinoviev au bureau politique du PCUS ([19] [103]) dans lesquelles celui-ci réaffirme la position de Lénine sur les luttes de libération nationales, en particulier qu’un PC ne doit se subordonner à aucun autre parti et que le prolétariat ne doit pas se perdre sur le terrain de l’interclassisme. Il réaffirme également l’idée que «l’histoire de la révolution a démontré que toute révolution démocratique bourgeoise, si elle ne se transforme pas en révolution socialiste, s’engage inévitablement dans la voie de la réaction.»
Mais l’Opposition russe n’a plus, à ce moment-là, les moyens de renverser le cours de la dégénérescence de l’IC parce que le prolétariat est en train de connaître la défaite non seulement en Chine mais aussi internationalement. On peut même dire que, dans le parti bolchevik, elle est battue. «Le prolétariat essuie sa plus terrible défaite» ([20] [104]) dans la mesure où les révolutionnaires, ceux qui ont fait la révolution d’Octobre, vont, les uns après les autres, être emprisonnés, déportés dans des camps ou même assassinés. Il y a plus grave : «Le programme international est banni, les courants de la gauche internationaliste sont exclus (...), une nouvelle théorie fait son entrée triomphale au sein de l’IC.» ([21] [105]) C’est la théorie du «socialisme en un seul pays». Le but de Staline et de l’IC est, dès lors, de défendre l’Etat russe. Mais l’Internationale, en rompant avec l’internationalisme, meurt en tant qu’organe du prolétariat.
La Chine et l’Opposition de Gauche internationale
Toutefois, même battue, le combat de l’Opposition au sein de l’IC a été fondamental. Il a un retentissement énorme, au niveau international, dans tous les PC. Mais surtout, il est probable que sans lui les courants de la Gauche communiste n’existeraient certainement pas aujourd’hui. En Chine même où les staliniens ont pourtant réussi à faire le black-out sur les textes de l’Opposition, Chen Duxiu réussit à envoyer sa Lettre à tous les membres du PCC (il est exclu du parti en août 1929; sa lettre est du 10 décembre de la même année) dans laquelle il prend position contre l’opportunisme de Staline sur la question chinoise.
En Europe et dans le monde ce combat politique permet aux groupes oppositionnels exclus des PC de se structurer et de s’organiser. Très vite ils se retrouvent divisés et n’arrivent pas à passer du stade d’opposition à celui de véritable courant politique.
En France, par exemple, le groupe de Souvarine «Le cercle Marx et Lénine», le groupe de Maurice Paz «Contre le courant» et celui de Treint «Le redressement communiste» publient les documents de l’Opposition de gauche russe et regroupent des énergies révolutionnaires. Les groupes de ce type vont même jusqu’à se multiplier dans un premier temps; mais malheureusement ils n’arrivent pas à collaborer.
Il y a enfin un regroupement après l’expulsion de Trotsky de l’URSS, regroupement qui prend le nom d’Opposition de Gauche Internationale (OGI) mais qui va laisser beaucoup d’énergies sur la touche.
En 1930 de nombreux groupes (*) se prononcent sur les positions défendues par Trotsky en 1927 puis sur celles développées dans sa Lettre au 6e congrès de l’IC de 1928. Ils signent même une déclaration commune «Aux communistes chinois et du monde entier» (12 décembre 1930). Candiani. ([22] [106]) la signe au nom de la Fraction italienne (FI).
La déclaration est claire et sans la moindre concession à une politique opportuniste de collaboration de classe.
«Nous, représentants de l’opposition de gauche internationale, bolcheviks-léninistes, fûmes depuis le début adversaires de l’entrée du parti communiste dans le Guomindang, au nom d’une politique prolétarienne indépendante. Depuis le début de la montée révolutionnaire, nous avons exigé que les ouvriers prennent sur eux la direction du soulèvement paysan pour mener à son achèvement la révolution agraire. Tout cela fut repoussé. Nos partisans ont été traqués, exclus de l’IC et, en URSS, ils ont été emprisonnés et exilés. Au nom de quoi ? Au nom de l’alliance avec Tchang Kaï-Chek.»
Les leçons tirées par la Gauche italienne
Alors que l’OGI arrive à une bonne clarté sur les tâches de l’heure, très vite son rattachement politique, sans la moindre critique, aux 4 premiers congrès de l’IC, la fait basculer vers des positions opportunistes dès que le cours révolutionnaire s’inverse nettement dans les années 1930. Il n’en est pas de même pour la FI qui, sur les trois plans en discussion par rapport aux pays coloniaux (les luttes de libération nationales, les mots d’ordre démocratiques et la guerre entre impérialistes dans ces pays) se démarque nettement.
La question nationale et la révolution dans les pays de la périphérie du capitalisme.
Contrairement à la résolution du 2e Congrès de l’IC, dans la Résolution sur le conflit sino-japonais (février 1932), la FI pose cette question de façon radicalement nouvelle dans le mouvement communiste. A travers cette résolution elle accomplit une rupture avec la position classique sur les luttes de libération nationale. ([23] [107])
«Point 1. Dans l’époque de l’impérialisme capitaliste, les conditions n’existent plus pour que, dans les colonies et dans les pays semi-coloniaux, se produise une révolution bourgeoisie donnant le pouvoir à une classe capitaliste capable de vaincre les impérialistes étrangers. (...)
La guerre étant le seul moyen de la libération des pays coloniaux, (...) il s’agit d’établir quelle classe est appelée à diriger dans l’époque actuelle de l’impérialisme capitaliste. Dans le cadre compliqué des formations économiques de la Chine, le rôle de la bourgeoisie indigène est celui d’empêcher le développement du mouvement révolutionnaire des ouvriers et des paysans et d’écraser les ouvriers communistes justement alors que le prolétariat se révèle comme la seule force capable de conduire la guerre révolutionnaire contre l’impérialisme étranger.»
Elle poursuit: «Le rôle du prolétariat consiste dans la lutte pour l’instauration de la dictature du prolétariat. (...)
Point 4. La fraction de gauche a toujours affirmé que l’axe central des situations est celui qui s’exprime dans le dilemme ‘guerre ou révolution’. Les événements actuels en Orient confirment cette position fondamentale. (...)
Point 7. Le devoir du Parti communiste chinois est celui de mettre en première ligne la lutte contre la bourgeoisie indigène y compris ses représentants de gauche du Guomindang, les émérites bourreaux de 1927. (...) Le Parti communiste chinois doit se réorganiser sur la base du prolétariat industriel, reconquérir l’influence sur les prolétaires de la ville, la seule classe qui pourra entraîner les paysans dans la lutte conséquente et décisive qui aboutira à l’instauration des véritables soviets en Chine.»
Il va sans dire qu’il s’agit là d’abord d’un rejet de la politique du Parti communiste chinois stalinisé (et bientôt «maoïsé») mais aussi d’une critique ouverte des positions politiques de Trotsky lui-même. Ce sont d’ailleurs ces positions politiques qui l’amèneront, un peu plus tard, à défendre la Chine contre le Japon dans le conflit guerrier qui va opposer ces deux pays.
Au cours des années 1930, la position de la FI se précise encore, comme le montre la «Résolution sur le conflit sino-japonais» de décembre 1937 (Bilan n° 45) : «Les mouvements nationaux, d’indépendance nationale, qui eurent en Europe une fonction progressive parce qu’ils exprimaient la fonction progressive qu’avait alors le mode bourgeois de production, ne peuvent avoir en Asie que la fonction réactionnaire d’opposer, au cours de la révolution prolétarienne, les conflagrations dont sont seules victimes les exploités des pays en guerre (et) le prolétariat de tous les pays.»
Les mots d’ordre démocratiques
Avec les mots d’ordre démocratiques on touche encore à la même question (la libération nationale). Existe-t-il encore des programmes différents pour les prolétaires des pays développés et pour ceux des pays où la bourgeoisie n’a pas encore accompli sa révolution ?
Les mots d’ordre démocratiques peuvent-ils être encore «progressistes» comme le défend l’OGI ? «En réalité, la conquête du pouvoir de la part de la bourgeoisie ne coïncide nulle part avec la réalisation de ses mots d’ordre démocratiques. Au contraire, nous assistons dans l’époque actuelle au fait que dans toute une série de pays, le pouvoir de la bourgeoisie n’est possible que sur la base de rapports sociaux et d’institutions semi-féodales. C’est seulement au prolétariat qu’il appartient de détruire ces rapports et ces institutions, c’est-à-dire de réaliser les objectifs historiques de la révolution bourgeoise.» ([24] [108]) Il s’agit là d’une position menchevik, en opposition complète avec ce que Trotsky a été capable de défendre sur la tâche des communistes en Chine dans les années 1920 («toute révolution démocratique bourgeoise, si elle ne se transforme pas en révolution socialiste, s’engage inévitablement dans la voie de la réaction.»).
La position de la gauche italienne est radicalement différente, elle est présentée par sa délégation à la Conférence nationale de la Ligue Communiste en 1930 (Bulletin d’information de la Fraction italienne n° 3 et n° 4). Elle défend l’idée que les «mots d’ordre démocratiques» ne sont plus à l’ordre du jour dans les pays semi-coloniaux. Le prolétariat doit défendre l’intégralité du programme communiste puisque la révolution communiste est à l’ordre du jour internationalement.
«Nous disons que là où le capitalisme n’est pas à la direction économique et politique de la société (exemple des colonies), là les conditions existent – et pour une période déterminée – pour une lutte du prolétariat pour la démocratie. Mais (...) nous avons demandé que l’on sorte du vague, et que l’on précise sur quelle base de classe doit se dérouler cette lutte. (...) Cela, dans la situation actuelle de crise mortelle du capitalisme, serait destinée à précipiter la dictature du parti du prolétariat. (...)
Mais pour les pays où la révolution bourgeoise a été faite, (...) cela porte au désarmement du prolétariat devant les nouvelles tâches qui lui [au prolétariat] ont été ouvertes par les événements. (...)
Il faut commencer par donner une signification politique à la formule «mots d’ordre démocratiques». Nous croyons qu’on peut en donner les suivantes :
1/ mots d’ordre qui se rattachent directement à l’exercice du pouvoir politique par une classe donnée ;
2/ mots d’ordre qui expriment le contenu des révolutions bourgeoisies et que le capitalisme n’a pas – dans la situation actuelle – la possibilité et la fonction de réaliser ;
3/ mots d’ordre qui se rapportent aux pays coloniaux où s’entrecroisent les problèmes de la lutte contre l’impérialisme, de la révolution bourgeoise et de la révolution prolétarienne ;
4/ les «faux» mots d’ordre démocratiques, à savoir les mots d’ordre qui correspondent aux besoins vitaux des masses travailleuses.
Appartiennent au premier point toutes les formulations propres de la vie du gouvernement bourgeois, telles que ‘revendication du parlement et de son fonctionnement libre’, ‘élections d’administrations communales et leur libre fonctionnement, assemblée constituante, etc...’
Appartiennent au 2e point surtout les tâches de la transformation sociale dans les campagnes.
Au 3e points les problèmes de tactique dans les pays coloniaux.
Au 4e point les luttes partielles des ouvriers dans les pays capitalistes.»
La Fraction revient sur chacun de ces quatre domaines tout en disant qu’il faut adapter la tactique en fonction des situations mais reste ferme sur les principes.
«Les mots d’ordre démocratiques institutionnels.
(...) La divergence politique s’est manifestée plus clairement entre notre fraction et la gauche russe. Mais il faut préciser que cette divergence devrait rester dans le domaine de la tactique comme il est prouvé par le fait d’une rencontre entre Bordiga et Lénine. (...).»
En Espagne, en Italie, comme en Chine, la FI se démarque clairement de la tactique employée par l’Opposition de gauche.
«En Espagne, la transformation de l’Etat de monarchie en République qui, autrefois, était le résultat d’une bataille armée, se vérifiait dans la comédie du départ du roi à la suite de l’accord entre Zamora et Romanonés. (...)
En Espagne le fait que l’Opposition a adopté les positions politiques de l’appui à la transformation soi-disant démocratique de l’Etat, a enlevé toute possibilité de sérieux développement de notre section pour les questions mêmes qui se rapportent à la solution de la crise communiste.
Le fait qu’en Italie, le parti ait altéré le programme de la dictature du prolétariat et ait brandi le programme démocratique de la révolution populaire (24), a pour beaucoup contribué au raffermissement du fascisme.»
«Les mots d’ordre démocratiques et la question agraire.
(...) une transformation (la libération de l’économie agraire des rapports sociaux propres au féodalisme) d’une économie d’un pays comme l’Espagne en une économie de type de celles qui existent dans d’autres pays plus avancés, coïncidera avec la victoire de la révolution prolétarienne. Mais cela ne signifie pas du tout que le capitalisme n’ait pas la possibilité de se mettre sur le chemin de cette transformation... La position programmatique communiste doit rester celle de l’affirmation intégrale de la ‘socialisation des terres’.»
La Fraction fait une très petite place aux mots d’ordre intermédiaires concernant les campagnes.
«Les mots d’ordre institutionnels et la question coloniale.
Nous voulons ici nous en rapporter à ces pays coloniaux, où malgré l’industrialisation d’une partie importante de l’économie, le capitalisme n’existe pas encore en tant que classe de gouvernement au pouvoir.»
Même s’il faut adapter la tactique dans certains pays il n’existe pas, pour la FI, de mots d’ordre différents pour le prolétariat de Chine ou d’Espagne et celui des pays du coeur du capitalisme.
«En Chine, lors du manifeste de 1930 et dans la situation actuelle encore, il ne s’agit point d’établir un programme pour la conquête du pouvoir politique (..) alors que le ‘centrisme’ ([25] [109]) s’évertue dans les acrobaties politiques qui voudraient faire passer pour les soviets, la falsification des buts et les mouvements de paysans.
Il n’existe encore une fois qu’une seule classe capable de mener la lutte victorieuse et c’est le prolétariat.»
«Les revendications partielles de la classe ouvrière.
Les partis bourgeois et surtout la social démocratie insistent particulièrement pour orienter les masses vers la nécessité de la défense de la démocratie et demandent et obtiennent aussi – par la faute du parti communiste – l’abandon de la lutte pour la défense des salaires et en général du niveau de vie des masses, comme il arrive par exemple en Allemagne actuellement.»
La Fraction défend ici l’idée que la classe ouvrière ne doit développer son combat que pour défendre ses propres intérêts et rester sur son propre terrain qui est le seul terrain permettant de faire avancer les masses vers la lutte révolutionnaire.
La guerre impérialiste et les trotskistes chinois
Dans ce domaine, Trotsky va renier ses positions de 1925-27, celles qu’il avait défendues dans L’Internationale après Lénine (ainsi que dans sa déclaration «Aux communistes chinois et du monde entier» de 1930). Il y défendait alors l’idée qu’il faut, à la solution de la guerre impérialiste, opposer la lutte du prolétariat pour ses propres intérêts révolutionnaires parce que «la bourgeoisie est définitivement passée dans le camp de la contre-révolution». Et il ajoutait en s’adressant aux membres du parti communiste chinois : «Votre coalition avec la bourgeoisie fut juste depuis 1924, jusqu’à la fin de 1927, mais maintenant elle ne vaut plus rien.»
Durant les années 1930, il appelle les ouvriers chinois «à faire tout leur devoir dans la guerre contre le Japon.» (La lutte ouvrière n° 43, 23 octobre 1937). Déjà, dans La lutte ouvrière n° 37, il affirme que «s’il y a une guerre juste, c’est la guerre du peuple chinois contre ses conquérants.» C’est la position même des sociaux-traîtres durant la première guerre mondiale ! Et il ajoute : «Toutes les organisations ouvrières, toutes les forces progressistes de la Chine, sans rien céder de leur programme et de leur indépendance politique, feront jusqu’au bout leur devoir dans cette guerre de libération indépendamment de leur attitude vis à vis du gouvernement de Tchang Kaï-Chek.»
Bilan attaque violemment la position de Trotsky dans sa Résolution sur le conflit sino-japonais de février 1932 :
«Trotsky, qui a une position d’Union Sacrée en Espagne et en Chine, alors qu’en France ou en Belgique il soulève un programme d’opposition au Front populaire, est une maille de la domination capitaliste et aucune action commune ne peut être faite avec lui. De même pour ce qui concerne la Ligue Communiste Internationaliste de Belgique qui prend position d’Union Sacrée en Espagne et internationaliste en Chine.» ([26] [110])
La Fraction ira jusqu’à titrer un article paru dans Bilan n° 46 de janvier 1938 : «Un grand renégat à la queue de paon : Léon Trotsky» ([27] [111]).
Mais cette involution de Trotsky qui aurait dû l’amener [s’il avait vécu plus longtemps et s’il avait pris position sur les conflits guerriers en conservant cette position politique] dans le camp de la contre-révolution, va amener les trotskistes chinois d’abord, et la 4e Internationale ensuite, à se vautrer, au cours de la deuxième guerre mondiale dans les bras du patriotisme et du social impérialisme.
Seul le groupe qui publie L’Internationale, autour de Zheng Chaolin et Weng Fanxi, se maintient sur la position de «défaitisme révolutionnaire» et c’est pour cette raison que certains de ses membres sont exclus et que d’autres rompent avec la Ligue communiste de Chine (trotskiste). ([28] [112])
Au terme de cet article, il est important de noter que seule la Fraction Italienne a su développer les arguments qui montrent pourquoi les luttes de libération nationales ne sont plus «progressistes» mais sont devenues contre-révolutionnaires dans la phase actuelle du développement du capitalisme. C’est la Gauche communiste de France et, à sa suite, le CCI qui renforceront cette position en lui donnant une assise théorique solide.
MR
[1] [113] Revue internationale n° 81, 84, 94.
[2] [114] Thèses de Zinoviev pour le Bureau Politique du PC de l’URSS le 14 avril 1927.
[3] [115] Voir les articles dans les derniers numéros de la Revue Internationale sur la révolution allemande. Trotsky écrit que l’échec de 1923 en Allemagne est «une gigantesque défaire» dans L’Internationale après Lénine, PUF p. 14.
[4] [116] Nom donné aux partis socialistes ou sociaux-démocrates qui ont trahi pendant la 1re guerre mondiale.
[5] [117] Dictateur polonais qui vient de réprimer la classe ouvrière, fondateur du parti socialiste polonais (PSP) de tendance réformiste et nationaliste.
[6] [118] Trotsky dans L’Internationale après Lénine.
[7] [119] L’existence d’un «Guomindang de gauche» est une affabulation de l’IC stalinisée.
[8] [120] Harold Isaacs, La tragédie de la révolution chinoise, 1925-1927, cité par Trotsky dans L’Internationale après Lénine.
[9] [121] Bilan n°9, juillet 34.
[10] [122] Voir L’Internationale communiste après Lénine, PUF 1979.
[11] [123] C’est ainsi qu’est appelé le cours de l’IC après 1927.
[12] [124] Souligné par Trotsky lui même.
[13] [125] Idem, Trotsky.
[14] [126] Soulèvement qui a tenu du 19 au 28 septembre avant d’être écrasé.
[15] [127] En décembre 1924, est organisé un soulèvement. Y participent 200 membres du PCE qui sont écrasés en quelques heures.
[16] [128] Idem, Trotsky
[17] [129] Fin 1925, la Troïka Staline-Zinoviev-Kamenev éclate. Un «bloc» des oppositions se forme et s’appellera l’Opposition Unifiée.
[18] [130] On sait aujourd’hui que ce mot d’ordre n’était pas adéquat - Trotsky lui-même s’interroge sur sa validité (voir p. 211) - puisque le cours n’était plus favorable à la révolution.
[19] [131] Thèses qui auraient du être discutées aux futurs 7e Plénum de l’IC et au 15e Congrès du parti russe (PCUS).
[20] [132] Bilan n° 1, novembre 1933. C’est ce qui a été appelé par l’Opposition russe le «Thermidor de la révolution russe».
[21] [133] Ibid.
[22] [134] Enrico Russo (Candiani) membre du Comité central de la Fraction italienne.
[23] [135] Aujourd’hui encore la composante bordiguiste a du mal à reprendre la position de la Fraction (FI) et traite, par exemple, la position du CCI d’»indifférentiste».
[24] [136] Il s’agit de la tactique de «l’Aventin» qui consistait pour le PC à se retirer du parlement dominé par les fascistes pour se réunir sur l’Aventin avec les centristes et les sociaux démocrates. Cette politique a été dénoncée comme opportuniste par Bordiga.
[25] [137] Il s’agit de l’IC et des PC stalinisés.
[26] [138] La seule tendance qui prend la même position que la FI et la Fraction belge de la gauche communiste est constituée par la Revolutionary Workers League (RWL) (plus connue par le nom de son représentant Oelher) et le Grupo de Trabajadores Marxistas (lui aussi plus connu sous le nom de son représentant Eiffel).
[27] [139] Pour notre part, nous considérons que Trotsky n’a pas trahi la classe ouvrière puisqu’il est mort avant le déclenchement de la guerre impérialiste mondiale. Il n’en est pas de même des trotskistes. Voir notre brochure «Le trotskisme contre la classe ouvrière».
[28] [140] Voir Revue Internationale n° 94.
Depuis la fin des années 1960 et la constitution des groupes politiques qui allaient former le CCI en 1975, nous avons toujours été confrontés à une double critique.
Pour les uns, en général les différentes organisations dénommées Parti communiste international, issues de la Gauche italienne, nous serions des idéalistes sur la question de la conscience de classe et des anarchistes en matière d’organisation politique.
Pour les autres, en général issus de l’anarchisme ou du courant conseilliste qui rejette ou sous-estime la nécessité de l’organisation politique et du parti communiste, nous serions des «partidistes» et des «léninistes». Les premiers appuient leur affirmation sur notre rejet de la position «classique» du mouvement ouvrier sur la prise du pouvoir par le parti communiste lors de la dictature du prolétariat et sur notre vision non-monolithique du fonctionnement de l’organisation politique. Les seconds rejettent notre conception rigoureuse du militantisme révolutionnaire et nos efforts incessants pour la construction d’une organisation internationale, unie et centralisée.
Aujourd’hui, une autre critique du même type que celle des conseillistes, mais plus virulente, se développe : le CCI qui serait en pleine dégénérescence, serait devenu une secte «léniniste» ([1] [143]) et serait sur le point de rompre avec sa plate-forme politique et ses positions principielles. Nous mettons au défi quiconque de prouver ce mensonge que rien, ni dans nos publications, ni dans nos textes programmatiques, ne justifie. Cette dénonciation – car nous ne sommes plus dans le cadre d’une critique – son outrance ne font aucun doute pour quiconque suit sérieusement et sans a-priori la presse du CCI. Mais le fait qu’elle soit souvent portée par d’anciens militants de notre organisation, peut faire douter le lecteur peu attentif ou peu expérimenté et le faire succomber au «il n’y a jamais de fumée sans feu». En fait, ces anciens militants rejoignent ce que nous avons défini comme le milieu du «parasitisme politique» ([2] [144]). Ce milieu s’oppose à notre lutte de toujours pour le regroupement international des forces militantes et l’unité du milieu politique prolétarien dans la lutte historique contre le capitalisme. Dans ce but, il essaie de saper et d’affaiblir notre combat contre tout dilettantisme et informalisme dans l’activité militante, tout comme notre défense acharnée d’une organisation internationale unie et centralisée.
Serions-nous devenus des léninistes comme l’affirment nos critiques ou nos dénonciateurs ? Voilà une accusation grave à laquelle nous ne pouvons nous dérober. Pour pouvoir y répondre sérieusement, il faut déjà savoir de quoi nous parlons. Qu’est-ce que le «léninisme» ? Qu’a-t-il représenté dans l’histoire du mouvement ouvrier ?
Le « léninisme » et Lénine
Le «léninisme» apparaît en même temps que le culte de Lénine dès la mort de ce dernier. Malade à partir de 1922, sa participation à la vie politique va en diminuant jusqu’à sa disparition en janvier 1924. Le reflux de la vague révolutionnaire internationale qui avait arrêté la 1re guerre mondiale et l’isolement du prolétariat en Russie sont les causes fondamentales de la montée en puissance de la contre-révolution dans le pays. Les principales manifestations de ce processus sont l’anéantissement du pouvoir des conseils ouvriers et de toute vie prolétarienne en leur sein, la bureaucratisation et la montée du stalinisme en Russie même, et tout spécialement au sein du Parti bolchevique au pouvoir. Les erreurs politiques souvent dramatiques – en particulier l’identification du parti et du prolétariat à l’Etat russe qui justifia la répression de Kronstadt par exemple – jouent un rôle important dans le développement de la bureaucratie et du stalinisme. Lénine n’est pas exempt de reproches même s’il reste bien souvent celui qui est le plus capable de s’opposer à la bureaucratisation comme en 1920 – contre Trotsky et une grande partie des dirigeants bolcheviks qui prônent la militarisation des syndicats – et comme dans la dernière année de sa vie où il dénonce le pouvoir de Staline et propose à Trotsky, fin 1922, de constituer une alliance, un bloc dit-il, «contre le bureaucratisme en général, contre le bureau d’organisation en particulier» [à la dévotion de Staline] ([3] [145]). Ce n’est qu’une fois son autorité politique anéantie avec sa disparition, que la tendance bureaucratique contre-révolutionnaire développe le culte de la personnalité ([4] [146]) autour de sa personne : on débaptise Petrograd en Leningrad, on momifie son corps, et surtout on crée l’idéologie du «léninisme» et du «marxisme-léninisme». Il s’agit pour la troïka formée de Staline, Zinoviev et Kamenev de s’approprier l’«héritage» de Lénine comme moyen de lutte contre Trotsky au sein du parti russe et pour s’emparer du pouvoir dans l’Internationale communiste (IC). L’offensive stalinienne pour prendre le contrôle des différents partis communistes, va se concentrer autour de la «bolchevisation» de ces partis et l’exclusion des militants qui ne se plient pas à la nouvelle politique.
Le «léninisme», c’est la trahison de l’oeuvre de Lénine, c’est la contre-révolution en marche
En 1939 dans sa biographie de Staline, Boris Souvarine ([5] [147]) souligne la rupture entre Lénine et le «léninisme» : «Entre l’ancien bolchevisme et le nouveau "léninisme", il n’y eut pas solution de continuité, à proprement parler.» ([6] [148]) Voilà comment il définit le «léninisme» : «Staline s’en institua le premier auteur classique, avec sa brochure : Fondements du léninisme, recueil de conférences lues aux "étudiants rouges" de l’université communiste de Sverdlov, au début d’avril 1924. Dans cette laborieuse compilation où des phrases démarquées alternent avec les citations, on cherche en vain la pensée critique de Lénine. Tout ce qui est vivant, relatif, conditionnel et dialectique dans l’oeuvre mise à contribution devient passif, absolu, catéchisme, d’ailleurs parsemé de contresens.» ([7] [149])
Le «léninisme», c’est la «théorie» du socialisme en un seul pays totalement opposée à l’internationalisme de Lénine
L’avènement du «léninisme» marque la victoire du cours opportuniste qu’a pris l’IC à partir de son 3e congrès, en particulier avec l’adoption de la tactique de Front unique et le mot d’ordre «aller aux masses» alors que l’isolement de la Russie révolutionnaire se fait cruellement sentir. Les erreurs des bolcheviks sont un facteur négatif favorisant ce cours opportuniste. Il convient de rappeler ici que la position fausse sur «le parti exerçant le pouvoir» est alors partagée par tout le mouvement révolutionnaire, y inclus Rosa Luxemburg et la Gauche allemande. Ce n’est qu’au début des années 1920 que le KAPD commence à souligner la contradiction qu’il y a pour le parti révolutionnaire à être au pouvoir et à s’identifier au nouvel Etat surgi de l’insurrection victorieuse.
C’est contre cette gangrène, opportuniste d’abord puis ouvertement contre-révolutionnaire, qu’apparaissent et se développent différentes oppositions. Parmi celles-ci, les plus conséquentes sont les diverses oppositions de gauche, russe, italienne, allemande et hollandaise qui sont restées fidèles à l’internationalisme et à octobre 1917. Combattant le cours opportuniste croissant de l’IC, elles en sont les unes après les autres exclues tout au long des années 1920. Celles qui arrivent à s’y maintenir, s’opposent aux implications pratiques du «léninisme», c’est-à-dire à la politique de «bolchevisation» des partis communistes. En particulier, elles combattent la substitution de l’organisation en sections locales, c’est-à-dire sur une base territoriale, géographique, par l’organisation en cellules d’usines et d’entreprises qui aboutit à regrouper et organiser les militants sur des bases corporatistes et qui participe de vider les partis de toute vie réellement communiste faite de débats et de discussions politique d’ordre général.
La mise en avant du «léninisme» exacerbe le combat entre le stalinisme et les oppositionnels de gauche. Elle s’accompagne du développement de la théorie du «socialisme en un seul pays» qui est en rupture complète avec l’internationalisme intransigeant de Lénine et l’expérience d’Octobre. Elle marque l’accélération du cours opportuniste jusqu’à la victoire définitive de la contre-révolution. Avec l’adoption dans son programme du «socialisme en un seul pays» et l’abandon de l’internationalisme, l’IC – comme Internationale – meurt définitivement lors de son 6e congrès en 1928.
Le «léninisme», c’est la division entre Lénine et Rosa Luxemburg ;c’est la division entre la fraction bolchevique et les autres gauches internationalistes
En 1925, le 5e congrès de l’IC adopte les «Thèses sur la bolchevisation» qui manifestent l’emprise croissante de la bureaucratie stalinienne sur les PC et l’IC. Produite par la contre-révolution stalinienne, la bolchevisation devient au plan organisationnel le principal vecteur de la dégénérescence accélérée des partis de l’IC. L’utilisation croissante de la répression et de la terreur d’Etat en Russie et des exclusions dans les autres partis manifestent l’âpreté et la férocité de la lutte. Pour le stalinisme, existe encore à ce moment-là le danger de la constitution d’une forte opposition internationale autour de la figure de Trotsky, seul capable de regrouper autour de lui la plus grande partie des énergies révolutionnaires. Cette opposition contrecarre largement la politique de l’opportunisme et peut disputer au stalinisme, avec des chances de succès, la direction des partis comme le montrent les exemples de l’Italie et de l’Allemagne.
Un des objets de la «bolchevisation» est donc de dresser une opposition entre Lénine et les autres grandes figures du communisme appartenant aux autres courants de la gauche, en particulier entre Lénine et Trotsky bien sûr, mais aussi entre Lénine et Rosa Luxemburg : «Une véritable bolchevisation est impossible sans vaincre les erreurs du Luxemburgisme. Le "léninisme" doit être la seule boussole des partis communistes du monde entier. Tout ce qui s’éloigne du "léninisme", s’éloigne du marxisme.» ([8] [150])
Reconnaissons au stalinisme la primeur d’avoir rompu, déchiré, le lien et l’unité entre Lénine et Rosa Luxemburg, entre la tradition bolchevique et le reste des gauches issues de la 2e Internationale. Dans sa foulée, les partis de la social-démocratie ont participé à dresser une barrière infranchissable entre la «bonne et démocratique» Rosa Luxemburg et le «mauvais et dictatorial» Lénine. Cette politique n’appartient pas qu’au passé. Ce qui a toujours fait l’unité entre ces deux grands révolutionnaires est encore aujourd’hui l’objet d’attaques. Les saluts hypocrites à la clairvoyance de Rosa Luxemburg pour... ses critiques de la révolution russe et du parti bolchevique sont lancés très souvent par les descendants politiques directs de ses assassins social-démocrates, c’est-à-dire les partis socialistes actuels. Et tout particulièrement par le parti socialiste allemand, sans doute parce que Rosa Luxemburg était... allemande !
Une fois de plus se vérifie l’alliance et la communauté d’intérêts entre la contre-révolution stalinienne et les forces «classiques» du capital. En particulier, se vérifie l’alliance entre la social-démocratie et le stalinisme pour falsifier l’histoire du mouvement ouvrier et détruire le marxisme. Gageons que la bourgeoisie ne manquera de célébrer à sa manière les 80 ans de l’assassinat de Rosa Luxemburg et des spartakistes à Berlin en 1919.
«Quel douloureux spectacle pour les militants révolutionnaires que de voir les assassins des artisans de la Révolution d’Octobre, devenus alliés des assassins des Spartakistes, oser commémorer la mort des chefs prolétariens. Non, ils n’ont pas le droit de parler de Rosa Luxemburg dont la vie fut toute d’intransigeance, de lutte contre l’opportunisme, de fermeté révolutionnaire, ceux qui, de trahison en trahison, sont aujourd’hui à l’avant-garde de la contre-révolution internationale.» ([9] [151])
Bas les pattes sur Rosa Luxemburg et Lénine, ils appartiennent au prolétariat révolutionnaire !
Aujourd’hui, la plus grande partie des éléments du milieu parasite ([10] [152]), viennent contribuer à ces falsifications historiques d’autant plus facilement qu’ils traînent pour la plupart leurs guêtres dans le marécage anarchisant, autre milieu grand spécialiste des attaques contre ce que représente Lénine.
Et malheureusement, la plupart des courants et groupes authentiquement prolétariens pêchent par leur manque de clarté politique. De par ses faiblesses théoriques et ses erreurs politiques, le conseillisme apporte sa petite pierre au mur qu’on tente d’élever entre le parti bolchevique et les gauches allemande et hollandaise, entre Lénine d’un côté et Rosa Luxemburg de l’autre. Tout comme les groupes bordiguistes, et même le PCInt Battaglia Comunista, qui, là-aussi de par leur faiblesses théoriques (on peut même parler d’aberrations pour ce qui touche à la théorie de l’«invariance» chère aux bordiguistes), ne voient pas les enjeux politiques derrière la défense aussi bien de Lénine et de Luxemburg, que de l’ensemble des fractions de gauche issues de l’IC.
Ce qu’il importe de retenir de Lénine et de Rosa Luxemburg et, au-delà de leurs figures, du parti bolchevique et des autres gauches au sein de la 2e Internationale, c’est l’unité et la continuité de leur combat. Malgré les débats et les divergences, ils se sont toujours retrouvés du même côté de la barricade face aux questions essentielles quand le prolétariat se trouvait confronté à des événements décisifs. Ils sont les leaders de la gauche révolutionnaire au congrès de Stuttgart de l’Internationale socialiste (1907), au cours duquel ils présentent ensemble avec succès un amendement à la résolution sur l’attitude des socialistes face à la guerre. Cet amendement appelle ceux-ci à «utiliser par tous les moyens la crise économique et politique provoquée par la guerre pour réveiller le peuple et de hâter par là la chute de la domination capitaliste» ; et Lénine va même jusqu’à confier le mandat du parti russe à Rosa Luxemburg dans la discussion sur cette question. Fidèles à leur combat internationaliste au sein de leur parti respectif, ils sont contre la première guerre impérialiste quand elle éclate. Le courant de Rosa Luxemburg, les spartakistes, participe avec les bolcheviks et Lénine aux conférences internationalistes de Zimmerwald et Kienthal (1915 et 1916). Ils sont encore ensemble, avec toutes les gauches, enthousiastes et unanimes dans le soutien à la révolution russe :
«La révolution russe est le fait le plus prodigieux de la guerre mondiale. (...) En misant à fond sur la révolution mondiale du prolétariat, les bolcheviks ont précisément donné la preuve éclatante de leur intelligence politique, de la fermeté de leurs principes, de l’audace de leur politique. (...) Le parti de Lénine a été le seul à comprendre les exigences et les devoirs qui incombent à un parti vraiment révolutionnaire et à assurer la poursuite de la révolution en lançant le mot d’ordre : tout le pouvoir aux mains du prolétariat et de la paysannerie. [Les bolcheviks] ont aussitôt défini comme objectif à cette prise du pouvoir le programme révolutionnaire le plus avancé dans son intégralité ; il ne s’agissait pas d’assurer la démocratie bourgeoise mais d’instaurer la dictature du prolétariat pour réaliser le socialisme. Ils ont ainsi acquis devant l’histoire le mérite impérissable d’avoir proclamé pour la première fois les objectifs ultimes du socialisme comme programme immédiat de politique pratique.» ([11] [153])
Est-ce à dire qu’il n’y avait pas de divergences entre ces grandes figures et ces organisations du mouvement révolutionnaire ? Bien sûr que non. Est-ce à dire qu’il faudrait les ignorer ? Non plus. Mais pour les aborder et pour pouvoir en tirer le maximum de leçons, il faut pouvoir reconnaître et défendre ce qui les unit. Et ce qui les unit, c’est le combat de classe, le combat révolutionnaire conséquent contre le capital, contre la bourgeoisie et toutes ses forces politiques. Le texte de Rosa Luxemburg dont nous venons de citer un extrait est une critique sans concession de la politique du parti bolchevique en Russie. Mais elle prend bien soin de situer le cadre dans lequel ses critiques doivent être entendues : dans le cadre d’une solidarité et d’une lutte commune avec les bolcheviks. Elle dénonce de manière virulente l’opposition des mencheviks et de Kautsky à l’insurrection prolétarienne. Et afin d’éviter toute équivoque sur son positionnement de classe, toute dénaturation de son propos, elle termine ainsi : «En Russie, le problème ne pouvait qu’être posé. Il ne pouvait être résolu en Russie. En ce sens, l’avenir appartient partout au "Bolchevisme".»
La défense de ces figures et de leur unité de classe est une tâche que la tradition de la gauche italienne nous a léguée et que nous entendons poursuivre. Lénine et Rosa Luxemburg appartiennent au prolétariat révolutionnaire. Voilà comment la fraction italienne de la gauche communiste entendait défendre ce patrimoine contre le «léninisme» stalinien et la social-démocratie :
«Mais au côté de cette figure géniale de chef prolétarien (Lénine) se dressent tout aussi imposantes les figures de Rosa Luxemburg et de Karl Liebknecht. Produits d’une lutte internationale contre le révisionnisme et l’opportunisme, expression d’une volonté révolutionnaire du prolétariat allemand, ils appartiennent à nous et non à ceux qui veulent faire de Rosa le drapeau de l’anti-Lénine et de l’antiparti ; de Liebknecht le drapeau d’un antimilitarisme qui s’exprime en fait par le vote des crédits militaires dans les différents pays "démocratiques".» ([12] [154])
Nous n’avons pas encore répondu à l’accusation d’avoir changé de position sur Lénine. Mais le lecteur peut déjà s’apercevoir clairement et concrètement que nous sommes résolument opposés au «léninisme». Et que nous restons fidèles à la tradition des fractions de gauche dont nous nous revendiquons, et tout particulièrement de la fraction italienne des années 1930. Nous essayons d’appliquer à chaque fois que cela se présente cette méthode qui vise à lutter pour la défense de l’unité et la continuité historiques du mouvement ouvrier. Contre le «léninisme» et toutes les tentatives de diviser et d’opposer les différentes fractions marxistes du mouvement ouvrier, nous luttons pour la défense de leur unité. Contre l’opposition abstraite et mécanique faite à partir de citations extraites de leur contexte, nous re-situons les conditions réelles dans lesquelles les prises de position ont été faites, toujours à partir de débats et de polémiques au sein du mouvement ouvrier. C’est-à-dire dans le même camp. C’est la méthode que le marxisme a toujours essayé d’appliquer, qui est tout le contraire du «léninisme» et qui est rejetée par les véritables disciples contemporains de ce dernier. Car il est tout de même amusant de voir que, pour le moins sur ce plan de la «méthode», ceux qui accusent le CCI d’être devenu «léniniste» se retrouvent parmi les continuateurs du stalinisme !
Bas les pattes devant la gauche hollandaise et les figures de Pannekoek et de Gorter !
Les adeptes contemporains de la «méthode» du «léninisme» sont facilement identifiables dans différents milieux. Il est en vogue, dans les milieux anarcho-conseillistes et parmi les éléments parasites, d’essayer de s’approprier frauduleusement la gauche hollandaise et de l’opposer aux autres fractions de gauche et à Lénine bien évidemment. A leur tour, tout comme Staline et son «léninisme» ont trahi Lénine, ces éléments trahissent la tradition de la Gauche hollandaise et ses grandes figures comme celle d’Anton Pannekoek – que Lénine salue avec respect et admiration dans L’Etat et la révolution – ou celle d’Herman Gorter qui s’empressera de traduire ce classique du marxisme dès 1918. Avant de développer la théorie du communisme de conseils dans les années 1930, Anton Pannekoek a été un des plus éminents militants de l’aile marxiste au sein de la 2e Internationale aux côtés de Rosa Luxemburg et Lénine, tout comme durant la guerre. Plus facile à arracher au camp prolétarien de par ses critiques conseillistes contre les bolcheviks à partir des années 1930 qu’un Bordiga, il est encore aujourd’hui l’objet d’attentions particulières visant à gommer tout souvenir de son adhésion à l’IC, de sa participation de premier plan à la constitution du Bureau d’Amsterdam pour l’Occident, et de son enthousiasme et son soutien résolu à Octobre 1917. Tout autant que les fractions de gauche italienne et russe au sein de l’IC, les gauches hollandaise et allemande appartiennent au prolétariat et au communisme. Et en nous revendiquant de toutes les fractions de gauche issues de l’IC, nous reprenons aussi la méthode utilisée par la gauche hollandaise à l’instar de toutes les gauches :
«La guerre mondiale et la révolution qu’elle a engendrée ont montré d’une manière évidente qu’il n’y a qu’une tendance dans le mouvement ouvrier qui conduise réellement les travailleurs au communisme. Seule l’extrême gauche des partis sociaux-démocrates, les fractions marxistes, le parti de Lénine en Russie, de Bela Kun en Hongrie, de Rosa Luxemburg et de Karl Liebknecht en Allemagne ont trouvé le bon et unique chemin.
La tendance qui a toujours eu pour but la destruction du capitalisme par la violence, qui, à l’époque de l’évolution, du développement pacifiques, faisait usage de la lutte politique et de l’action parlementaire pour la propagande révolutionnaire et pour l’organisation du prolétariat ; celle qui maintenant fait usage de la force de l’Etat pour la révolution. La même tendance qui a trouvé aussi le moyen de briser l’Etat capitaliste et de le transformer en Etat socialiste, ainsi que le moyen par lequel on construit le communisme : les conseils ouvriers, qui renferment eux-mêmes toutes les forces politiques et économiques ; la tendance qui a enfin découvert ce que la classe ignorait jusqu’à maintenant et l’a établi pour toujours : l’organisation par laquelle le prolétariat peut vaincre et remplacer le capitalisme.» ([13] [155])
Même après l’exclusion du KAPD des rangs de l’IC en 1921, ils essaient de rester fidèles à leurs principes et solidaires des bolcheviks.
«Nous nous sentons, en dépit de l’exclusion de notre tendance par le congrès de Moscou, pleinement solidaires des bolcheviks russes (...). Nous restons solidaires non seulement du prolétariat russe mais aussi de ses chefs bolcheviks, bien que nous devions critiquer de la façon la plus vive leur conduite au sein du communisme international.» ([14] [156])
En se revendiquant et en défendant l’unité et la continuité «des apports successifs de la Ligue des Communistes de Marx et Engels (1847-1852), des trois Internationales (l’Association Internationale des travailleurs, 1864-1872, l’Internationale Socialiste, 1889-1914, l’Internationale Communiste, 1919-1928), des fractions de gauche qui se sont dégagées dans les années 1920-1930 de la 3e Internationale lors de sa dégénérescence, en particulier les gauches allemande, hollandaise et italienne» ([15] [157]), le CCI est fidèle à la tradition marxiste au sein du mouvement ouvrier. En particulier, il s’inscrit dans la lutte unie et constante de la «Tendance» définie par Gorter, des fractions de gauche au sein de la 2e Internationale et au sein de la 3e. En ce sens, nous sommes fidèles à Lénine, à Rosa Luxemburg, à Pannekoek et à Gorter, et à la tradition des fractions de gauche des années 1930, au premier chef à la revue Bilan.
Les «léninistes» d’aujourd’hui ne sont pas dans le CCI
Fidèles aussi aux fractions de gauche qui ont combattu le stalinisme dans des conditions dramatiques, nous rejetons toute accusation de «léninisme» à notre encontre. Et nous dénonçons ceux-la même qui les profèrent : ce sont eux qui reprennent la méthode utilisée par Staline et sa théorie du «léninisme» en l’attribuant à Lénine. Et toujours armés de la «méthode» de Staline, ils n’essaient même pas de fonder leurs accusations sur des éléments réels, concrets – tels nos prises de position écrites ou orales – mais plutôt sur des «on-dit» et des mensonges. Ils affirment que notre organisation est devenue une secte et qu’elle est en pleine dégénérescence afin d’en éloigner tous les éléments qui essaient de trouver une perspective politique et révolutionnaire conséquente. L’accusation est d’autant plus calomnieuse que derrière le mot «léninisme» se cache, quand elle n’est pas ouvertement affirmée, l’accusation de stalinisme à notre endroit.
La dénonciation de notre «léninisme» supposé s’appuie essentiellement sur des ragots concernant notre fonctionnement interne, en particulier sur la prétendue impossibilité de débattre au sein de notre organisation. Nous avons déjà répondu à ces accusations ([16] [158]) et nous n’y reviendrons pas ici. Nous nous contenterons de retourner le compliment après avoir démontré quels étaient les véritables continuateurs de la méthode «léniniste», non marxiste, faussement révolutionnaire.
Le CCI s’est toujours revendiqué du combat de Lénine pour la construction du parti
Une fois rejetée l’accusation de «léninisme», reste une question beaucoup plus sérieuse : aurions-nous abandonné notre esprit critique vis-à-vis de Lénine sur la question de l’organisation politique ? Y a-t-il un changement de position du CCI sur Lénine tout particulièrement en matière d’organisation, sur la question du parti, de son rôle et de son fonctionnement ? Nous ne voyons pas ce qui pourrait constituer une rupture dans la position du CCI sur la question organisationnelle et vis-à-vis de Lénine, entre le CCI de ses débuts dans les années 1970 et celui de 1998.
Nous maintenons que nous sommes aux côtés de Lénine dans le combat contre l’économisme et le menchévisme. Il n’y a là rien de nouveau. Nous maintenons que nous sommes d’accord avec la méthode utilisée et avec la critique argumentée et développée contre l’économisme et les menchéviks. Et nous maintenons que nous sommes aussi en accord avec une grande partie des différents points qui sont développés par Lénine. Il n’y a là rien de changé.
Nous maintenons nos critiques sur certains aspects qu’il a pu développer en matière d’organisation. «Certaines conceptions défendues par Lénine (notamment dans Un pas en avant, deux pas en arrière) sur le caractère hiérarchisé et "militaire" de l’organisation, et qui ont été exploitées par le stalinisme pour justifier ses méthodes, sont à rejeter.» ([17] [159]) Nous n’avons pas changé d’avis non plus sur ces critiques. Mais la question mérite une réponse plus approfondie à la fois pour appréhender l’ampleur réelle des erreurs de Lénine et pour comprendre le sens historique des débats qui ont eu lieu dans le Parti ouvrier social-démocrate russe (POSDR).
Pour pouvoir traiter sérieusement cette question centrale pour les révolutionnaires, y compris les erreurs de Lénine, il convient de rester fidèle à la méthode et à l’enseignement des différentes gauches communistes tels que nous les avons soulignés dans la première partie de cet article. Nous refusons de choisir entre ce qui nous plairait dans l’histoire du mouvement ouvrier et ce qui nous déplairait. Une telle attitude est a-historique et le propre de ceux qui s’autorisent de juger, 100 ou 80 ans plus tard, un processus historique fait de tâtonnements, de succès et d’échecs, de multiples débats et contributions, au prix d’énormes sacrifices et de dures luttes politiques. C’est vrai pour les questions théoriques et politiques. C’est vrai pour les questions d’organisation. Ni la fin menchevique de Plékhanov et son attitude chauvine durant la première guerre mondiale, ni l’utilisation de Trotsky par le... trotskisme et de Pannekoek par l’anarcho-conseillisme, ne retirent quoi que ce soit à la richesse de leurs contributions politiques et théoriques qui restent toujours d’actualité et d’un grand intérêt militant. Ni les morts honteuses de la 2e et 3e Internationales, ni la fin du parti bolchevique dans le stalinisme, ne retirent quoi que ce soit à leur rôle dans l’histoire du mouvement ouvrier et à la validité de leurs acquis organisationnels.
Avons-nous changé d’avis là-dessus ? Pas du tout : «Il existe un acquis organisationnel tout comme il y a un acquis théorique, et l’un conditionne l’autre de façon permanente.» ([18] [160])
Tout comme les critiques de Rosa Luxemburg aux bolcheviks dans La révolution russe doivent être resituées dans le cadre de l’unité de classe qui l’associe aux bolcheviks, de même les critiques que nous pouvons porter sur la question organisationnelle doivent être situées dans le cadre de l’unité qui nous associe à Lénine dans son combat – avant et après la constitution de la fraction bolchevique – pour la construction du parti. Cette position n’est pas nouvelle et ne doit pas surprendre. Aujourd’hui encore, comme nous le «répétions» déjà en 1991, «nous répétons ([19] [161]) que "l’histoire des fractions est l’histoire de Lénine" ([20] [162]) et que c’est seulement sur la base du travail qu’elles ont accompli qu’il sera possible de reconstruire le parti communiste mondial de demain.» ([21] [163])
Est-ce à dire que la compréhension sur l’organisation révolutionnaire qu’avait le CCI depuis sa constitution est restée exactement la même ? Est-ce à dire que cette compréhension ne s’est pas enrichie, approfondie, tout au long des débats et des combats organisationnels que notre organisation a dû mener ? Si c’était le cas, on pourrait nous accuser d’être une organisation sans vie, ni débat, d’être une secte se contentant de réciter les Saintes Ecritures du mouvement ouvrier. Nous n’allons pas refaire ici toute l’histoire des débats et combats organisationnels qui ont traversé notre organisation depuis sa constitution. A chaque fois, et il fallait qu’il en soit ainsi sinon à risquer l’affaiblissement, parfois même la liquidation du CCI, nous avons dû nous pencher sur «les acquis organisationnels» de l’histoire du mouvement ouvrier, nous les réapproprier, les préciser et les enrichir.
Mais les réappropriations et les enrichissements que nous avons accomplis en matière d’organisation, ne signifient pas que nous ayons changé de position sur cette question en général, ni même par rapport à Lénine. Elles s’inscrivent en continuité avec l’histoire et les acquis organisationnels que nous a légués l’expérience du mouvement ouvrier. Nous défions quiconque de prouver qu’il y ait eu rupture dans notre position. La question organisationnelle est une question politique à part entière au même titre que les autres. Nous affirmons même que c’est la question centrale qui, in fine, détermine la capacité d’aborder toutes les autres questions théoriques et politiques. En disant cela, nous sommes en accord avec Lénine. En disant cela, nous ne changeons pas de position avec ce que nous avons toujours affirmé. Nous avons toujours défendu que c’était la plus grande clarté sur cette question, en particulier sur le rôle de la fraction, qui avait permis à la gauche italienne non seulement de se maintenir comme organisation, mais même d’être capable de tirer les leçons théoriques et politiques les plus claires et les plus cohérentes, y compris en reprenant et en développant les apports théoriques et politiques initiaux de la gauche germano-hollandaise – sur les syndicats, sur le capitalisme d’Etat, sur l’Etat dans la période de transition.
Le CCI aux côtés de Lénine dans le combat contre l’économisme et les menchéviks
Le CCI s’est toujours revendiqué du combat des bolcheviks en matière d’organisation. C’est de leur exemple que nous nous inspirions quand nous écrivions : «l’idée qu’une organisation révolutionnaire se construit volontairement, consciemment, avec préméditation, loin d’être une idée volontariste est au contraire un des aboutissements concrets de toute praxis marxiste.» ([22] [164])
En particulier, nous avons toujours affirmé notre appui au combat de Lénine contre l’économisme. De même, nous avons toujours soutenu son combat contre ceux qui allaient devenir mencheviks, au 2e congrès du POSDR. Ceci n’est pas nouveau. Comme n’est pas nouveau non plus que nous considérions Que Faire ? (1902) comme l’ouvrage essentiel pour le combat contre l’économisme et Un pas en avant, deux pas en arrière (1904) comme l’outil indispensable pour comprendre les enjeux et les lignes de fracture au sein du parti. Prendre ces deux livres pour des classiques du marxisme en matière d’organisation, affirmer que les principales leçons que tire Lénine dans ces ouvrages sont toujours d’actualité, n’est pas nouveau pour nous. Dire que nous sommes d’accord avec le combat, la méthode utilisée, ainsi qu’avecun grand nombre d’arguments qui sont donnés dans les deux textes, n’enlève rien à notre critique des erreurs de Lénine.
Qu’est-ce qui était essentiel dans Que faire ? dans la réalité du moment, c’est-à-dire en 1902 en Russie ? Qu’est-ce qui permettait d’accomplir un pas en avant pour le mouvement ouvrier ? De quel côté fallait-il se situer ? Du côté des économistes parce que Lénine reprend la conception fausse de Kautsky sur la conscience de classe ? Ou bien du côté de Lénine contre l’obstacle que représentaient les économistes dans la constitution d’une organisation conséquente de révolutionnaires ?
Qu’est-ce qui était essentiel dans Un pas en avant, deux pas en arrière ? Etre du côté des mencheviks parce que Lénine, entraîné par la polémique, défend sur certains points des conceptions fausses ? Ou être du côté de Lénine pour l’adoption de critères rigoureux d’adhésion des militants, pour un parti uni et centralisé et contre le maintien de l’existence de cercles autonomes ?
Dans ce cas, «poser les questions, c’est y répondre». Les erreurs sur la conscience et sur la vision d’un parti «militarisé» ont été corrigées par Lénine lui-même, en particulier avec l’expérience de la grève de masse et de la révolution de 1905 en Russie. L’existence d’une fraction bolchevique et d’une organisation rigoureuse a fourni les moyens aux bolcheviks d’être parmi ceux qui ont réussi le mieux à tirer les leçons politiques de 1905 alors qu’ils n’étaient pas les plus clairs au départ, surtout comparés à Trotsky et Rosa Luxemburg, à Plékhanov même, sur la dynamique de la grève de masse. Elle leur a permis de surmonter les erreurs précédentes.
Quelles étaient les erreurs de Lénine ? Elles sont de deux types. Les unes sont dues à la polémique, les autres à des questions théoriques, en particulier sur la question de la conscience de classe.
Les «tordages de barre» de Lénine dans les polémiques
Lénine a les défauts de ses qualités ; ainsi grand polémiste, il tend à «tordre la barre» en reprenant à son compte les arguments de ses opposants pour les retourner contre eux. «Nous tous, nous savons maintenant que les économistes ont tordu la barre dans un sens. Pour la redresser, il fallait la tordre dans le sens opposé, et je l’ai fait.» ([23] [165]) Mais cette méthode, très efficace dans la polémique et dans la polarisation claire – indispensable à tout débat – a ses limites et peut représenter une faiblesse par ailleurs. En tordant la barre, il tombe dans les exagérations et déforme ses positions réelles. Que faire ? en est une des illustrations comme il l’a lui-même reconnu en plusieurs occasions :
«Au 2e congrès, je n’ai pas pensé ériger en "points programmatiques", en principes spéciaux, mes formulations faites dans Que faire ? Au contraire, j’ai employé l’expression redresser tout ce qui a été tordu, qui sera tant cité par la suite. Dans Que faire ?, j’ai dit qu’il fallait corriger tout ce qui avait été dénaturé par les "économistes" (...). La signification de ces paroles est claire : Que Faire ? rectifie de manière polémique l’économisme et il serait erroné de juger la brochure d’un autre point de vue.» ([24] [166])
Malheureusement, nombreux sont ceux qui jugent Que faire ? et Un pas en avant, deux pas en arrière d’un «autre point de vue», s’attachant plus à la lettre qu’à l’esprit du texte. Nombreux sont ceux qui prennent ses exagérations pour argent comptant : d’abord ses critiques et ses opposants d’alors, au nombre desquels on retrouve Trotsky et Rosa Luxemburg qui répond dans Question d’organisation dans la social-démocratie russe (1904) au deuxième ouvrage. Puis, 20 ans plus tard et plus lourd de conséquences, ses laudateurs staliniens qui pour justifier le «léninisme» et la dictature stalinienne, s’appuient sur des formules malheureuses employées dans le feu de la polémique. Quand il est accusé d’être dictateur, jacobin, bureaucrate, de prôner la discipline militaire et une vision conspirative, il reprend et développe les termes de ses opposants, «tordant la barre» à son tour. On l’accuse d’avoir une vision conspirative de l’organisation quand il défend des critères stricts d’adhésion des militants et la discipline dans les conditions d’illégalité et de répression ? Voilà sa réponse de polémiste :
«A ne considérer que sa forme, cette forte organisation révolutionnaire dans un pays autocratique peut être qualifiée de "conspirative", car le secret lui est absolument nécessaire. Il lui est indispensable à un tel point que toutes les autres conditions (effectifs, choix des membres, leurs fonctions, etc.) doivent s’y accorder. C’est pourquoi nous serions bien naïfs de craindre qu’on ne nous accuse, nous social-démocrates, de vouloir créer une organisation conspirative. Pareille accusation est aussi flatteuse pour tout ennemi de l’"économisme", que l’accusation de "narodovolisme" ([25] [167]).» ([26] [168])
Dans sa réponse à Rosa Luxemburg (septembre 1904) que Kautsky et la direction du parti SD allemand refusent de publier, il nie être à l’origine des formules qu’il reprend :
«La camarade Luxemburg déclare que, selon moi "le Comité central est le seul noyau actif du parti". En réalité, cela n’est pas exact. Je n’ai jamais défendu cette opinion (...). La camarade Luxemburg écrit que je prône la valeur éducative de la fabrique. C’est inexact ; ce n’est pas moi, mais mon adversaire qui a prétendu que j’assimile le parti à une fabrique. J’ai ridiculisé ce contradicteur comme il convient en me servant de ses propres termes pour démontrer qu’il confond deux aspects de la discipline de fabrique, ce qui malheureusement est aussi le cas de la camarade Luxemburg.» ([27] [169])
L’erreur de Que faire ? sur la conscience de classe
Par contre, il est beaucoup plus important et sérieux de relever et de critiquer une erreur théorique de Lénine dans Que faire ?. Selon lui, «les ouvriers ne pouvaient pas avoir encore la conscience social-démocrate. Celle-ci ne pouvait leur venir que du dehors.» ([28] [170]) Nous n’allons pas revenir sur notre critique et notre position sur la question de la conscience ([29] [171]). Evidemment cette position que Lénine reprend de Kautsky est non seulement fausse mais extrêmement dangereuse. Elle justifiera l’exercice du pouvoir par le parti après octobre 1917 en lieu et place de la classe ouvrière dans son ensemble. Elle servira d’arme redoutable au stalinisme par la suite, en particulier pour justifier les tentatives putschistes en Allemagne dans les années 1920 et surtout pour justifier la répression sanglante de la classe ouvrière en Russie.
Est-il besoin de préciser que nous n’avons pas changé de position sur cette question ?
Les faiblesses de la critique de Rosa Luxemburg
Après le 2e congrès du POSDR et la scission entre bolcheviks et mencheviks, Lénine doit affronter un grand nombre de critiques. Parmi celles-ci, seuls Plékhanov et Trotsky rejettent explicitement la position sur la conscience de classe «qui doit être introduite de l’extérieur de la classe ouvrière». Est surtout connue la critique de Rosa Luxemburg, Question d’organisation dans la social-démocratie russe, sur laquelle s’appuient les anti-lénine d’aujourd’hui pour... opposer les deux éminents militants et pour prouver que le vers stalinien était déjà dans le fruit «léninien». C’est-à-dire le mensonge de Staline repris à l’envers. En fait, Rosa s’attache surtout à revenir sur les «tordages de barre» et développe des conceptions justes en soi, mais qui restent abstraites, détachées du combat réel, pratique, qui s’est déroulé au congrès.
«La camarade Luxemburg ignore souverainement nos luttes de Parti et se répand généreusement sur des questions qu’il n’est pas possible de traiter avec sérieux (...). Cette camarade ne veut pas savoir quelles controverses j’ai soutenues au Congrès et contre qui étaient dirigées mes thèses. Elle préfère me gratifier d’un cours sur l’opportunisme... dans les pays parlementaires !» ([30] [172])
Un pas en avant, deux pas en arrière met bien en évidence les enjeux du congrès et de la lutte qui s’y est menée – à savoir la lutte contre le maintien des cercles dans le parti, et une délimitation claire et rigoureuse entre l’organisation politique et la classe ouvrière. A défaut de les avoir bien compris, tels qu’ils se sont posés dans la lutte concrète, Rosa Luxemburg reste claire sur les objectifs généraux :
«Le problème, auquel la social-démocratie russe travaille depuis plusieurs années, consiste justement à passer d’un premier type d’organisation (organisation éparpillée, de caractère local, composée de cercles tout à fait indépendants les uns des autres, et adaptés à la phase préparatoire, essentiellement propagandiste, du mouvement) à un nouveau type d’organisation, tel que l’exige une action politique de masse, homogène, sur le territoire entier.» (31[31] [173])
A la lecture de ce passage, on voit qu’elle se retrouve sur le même terrain que Lénine et avec le même but. Lorsqu’on connaît la conception «centraliste», voire «autoritaire» de Rosa Luxemburg et de Leo Jogisches au sein du parti social-démocrate polonais – la SDKPiL –, son positionnement, si elle avait été présente dans le POSDR, dans la lutte concrète contre les cercles et les mencheviks, ne fait pas de doute. Lénine aurait sûrement été contraint de freiner son énergie, et peut-être même ses excès.
Quant à nous aujourd’hui, presque un siècle plus tard, notre position sur la distinction précise entre organisation politique et organisation unitaire de la classe ouvrière nous vient des apports de l’Internationale socialiste, et particulièrement des avancées réalisées par Lénine. En effet, il a été le premier à poser – dans la situation particulière de la Russie tsariste – les conditions de développement d’une organisation minoritaire et réduite, contrairement aux réponses de Trotsky et Rosa Luxemburg qui ont encore à ce moment-là la vision de partis de masse. De même, c’est du combat de Lénine contre les mencheviks sur le point 1 des statuts lors du 2e congrès du POSDR, que nous tirons notre conception rigoureuse, précise et clairement définie de l’adhésion et de l’appartenance militante à l’organisation communiste. Enfin, nous estimons que ce congrès et la lutte de Lénine représentent un très haut moment d’approfondissement théorique et politique sur la question de l’organisation, en particulier sur sa centralisation, contre les visions fédéralistes, individualistes et petite-bourgeoises. C’est un moment qui, tout en reconnaissant le rôle historique positif des cercles dans le regroupement des forces révolutionnaires dans un premier temps, souligne la nécessité de dépasser ce stade pour constituer de réelles organisations unies et développer des rapports politiques fraternels et de confiance entre tous les militants.
Nous n’avons pas changé de position sur Lénine. Et nos principes organisationnels de base, en particulier nos statuts, qui s’appuient et synthétisent l’ensemble de l’expérience du mouvement ouvrier sur la question, s’inspirent grandement des apports de Lénine dans ses combats pour l’organisation. Sans l’expérience des bolcheviks en matière d’organisation, il manquerait une part importante et fondamentale des acquis organisationnels sur lesquels le CCI s’est fondé, et sur lesquels le parti communiste de demain devra s’ériger.
Dans la deuxième partie de cette article, nous allons revenir sur ce que dit, et ne dit pas Que faire ?, dont l’objet et le contenu ont été et sont toujours largement ignorés, ou dénaturés à dessein. Nous préciserons dans quelle mesure l’ouvrage de Lénine représente un réel classique du marxisme et un apport historique au mouvement ouvrier, tant sur le plan de la conscience que sur le plan organisationnel. Bref, dans quelle mesure, le CCI se revendique aussi de Que faire ?
RL
[1] [174] Voir par exemple le texte d’un de nos anciens militants, RV, «Prise de position sur l’évolution récente du CCI», publié par nos soins dans notre brochure La prétendue paranoïa du CCI, tome I ; et ces «critiques» en général.
[2] [175] Voir «Thèses sur le parasitisme politique», Revue internationale n° 94.
[3] [176] Cité par Pierre Broué, Trotsky, Ma vie, III p. 200-201.
[4] [177] . Rappelons une fois encore ce que disait Lénine lui-même sur les tentatives de récupération des grandes figures révolutionnaires : «Après leur mort, on cherche à en faire d’inoffensives icones, à les canoniser pour ainsi dire, à entourer leur "nom" d’une certaine gloire, pour "consoler" et mystifier les classes opprimées ; ce faisant, on vide leur doctrine révolutionnaire de son "contenu", on émousse son tranchant révolutionnaire, on l’avilit. (...) Et les savants bourgeois d’Allemagne, hier encore spécialisés dans la destruction du marxisme, parlent de plus en plus souvent d’un Marx "national-allemand". » Et les staliniens parlent d’un Lénine « national-Grand-russe »... pourrions-nous ajouter.
[5] [178] Boris Souvarine,Staline, Editions Gérard Lebovici 1985.
[6] [179] Boris Souvarine, Idem, p. 311.
[7] [180] Idem, p. 312.
[8] [181] Thèse 8 sur la bolchevisation, 5e congrès de l’IC, traduite par nous d’une version espagnole.
[9] [182] Bilan n° 39, Bulletin théorique de la fraction italienne de la Gauche Communiste, janvier 1937.
[10] [183] Voir «Thèses sur le parasitisme politique», Revue internationale n° 94.
[11] [184] Rosa Luxemburg, La révolution russe, Petite collection Maspéro, chap.1 et 2, p.57, 64 et 65.
[12] [185] Bilan n° 39, 1937.
[13] [186] Herman Gorter, «La victoire du marxisme», publié en 1920 dans Il Soviet, repris dans Invariance n° 7, 1969.
[14] [187] Article de Pannekoek dans Die Aktion n° 11-12, 19 mars 1921, cité par notre brochure sur La Gauche Hollandaise, p. 137.
[15] [188] Dans le résumé des positions du CCI au dos de chacune de nos publications.
[16] [189] Voir le 12e congrès du CCI, «Le renforcement politique du CCI», Revue internationale n°°90.
[17] [190] «Rapport sur la structure et le fonctionnement de l’organisation des révolutionnaires», Conférence Internationale du CCI, janvier 1982, Revue internationale n° 33.
[18] [191] «Rapport sur la question de l’organisation de notre courant international», Revue internationale n° 1, avril 1975.
[19] [192] Nous ne pouvons résister à la tentation de citer un de nos anciens militants qui nous accuse aujourd’hui d’être devenus léninistes : «On doit par contre saluer la lucidité de Rosa Luxemburg (...) tout comme la capacité des bolcheviks à s’organiser en fraction indépendante avec ses propres moyens d’intervention au sein du Parti ouvrier social-démocrate de Russie. C’est pour cela qu’ils purent être l’avant-garde du prolétariat dans la vague révolutionnaire de la fin de la première guerre mondiale.» (RV, «La continuité des organisations politiques du prolétariat», Revue internationale n° 50, 1987.)
[20] [193] Intervention de Bordiga au 6e comité exécutif élargi de l’Internationale communiste en 1926.
[21] [194] Introduction à notre article sur «Le rapport Fraction parti dans la tradition marxiste», 3e partie, Revue Internationale n° 65.
[22] [195] «Rapport sur la question de l’organisation de notre courant», Revue Internationale n° 1, avril 1975.
[23] [196] PV du 2e congrès du POSDR, traduit de l’espagnol par nous, edition Era, 1977.
[24] [197] Lénine, «Prologue à la recompilation Sur douze ans», septembre 1907, traduit de l’espagnol par nous, édition Era, 1977.
[25] [198] Mouvement terroriste russe des années 1870 à l’organisation secrète.
[26] [199] Que faire ?, c’est Lénine qui souligne, Chap. «L’organisation conspirative et le démocratisme».
[27] [200] Un pas en avant, deux pas en arrière, réponse à Rosa Luxemburg, publié dans Nos tâches politiques de Trotsky, Pierre Belfond, 1970.
[28] [201] Que faire ?, Chap. «La spontanéité des masses et l’esprit..., a)début de l’essor spontané».
[29] [202] Voir notre brochure Organisations communistes et conscience de classe.
[30] [203] Lénine, Réponse à Rosa Luxemburg, déjà citée.
[31] [204] Rosa Luxemburg, Question d’organisation..., chap.1.
La guerre qui vient d'éclater dans l'ex-Yougoslavie ? avec les bombardements de la Serbie par les armées de l'OTAN, constitue l'événement le plus grave sur la scène impérialiste mondiale depuis l'effondrement du bloc de l'Est en 1989. Même si, pour le moment, l'ampleur des moyens employés reste bien moindre que lors de la Guerre du Golfe en 1991, la signification du conflit actuel est d'une tout autre dimension. Aujourd'hui, c'est au coeur de l'Europe, à une heure ou deux des principales capitales de ce continent que se déchaîne la barbarie guerrière. C'était déjà le cas tout au long des multiples affrontements qui, depuis 1991, ont ravagé l'ex-Yougoslavie et qui avaient fait déjà des centaines de milliers de victimes. Mais cette fois-ci, ce sont les principales puissances du capitalisme, à commencer par la première puissance mondiale, qui sont les protagonistes de cette guerre.
Si le fait que cette guerre se déroule en Europe a une telle importance, c'est parce ce continent, en tant que berceau du capitalisme et première région industrielle du monde, a été le principal enjeu ainsi que l'épicentre de tous les conflits impérialistes majeurs du 20e siècle, à commencer par les deux guerres mondiales. La guerre froide elle-même qui, pendant 40 ans, a opposé le bloc russe et le bloc américain, avait comme principal enjeu l'Europe, même si les épisodes de guerre ouverte ont eu pour théâtre des pays de la périphérie ou d'anciennes colonies (guerres de Corée, du Vietnam, du Moyen-Orient, etc.). En outre, le conflit actuel se déroule dans une zone particulièrement sensible du continent, les Balkans, dont la position géographique (bien plus que l'économie), en a fait, dès avant la première guerre mondiale, un des lieux les plus disputés de la planète. N'oublions pas que la première boucherie impérialiste a commencé à Sarajevo.
Enfin, il est un autre élément qui contribue à donner au conflit actuel toute sa dimension : c'est la participation directe, active, de l'Allemagne dans les affrontements, et pas en tant que comparse mais dans une position importante. C'est une première historique depuis plus d'un demi-siècle puisque ce pays, du fait de son statut de vaincu de la seconde guerre mondiale, avait été contraint depuis lors de se dispenser de toute intervention militaire. Le fait que la bourgeoisie allemande reprenne aujourd'hui sa place sur les champs de bataille est significatif de l'aggravation générale des tensions guerrières que le capitalisme décadent, et confronté à une crise économique insoluble, ne peut qu'engendrer toujours plus.
Les politiciens et les médias des pays de l'OTAN nous présentent la guerre actuelle comme une action de “défense des droits de l'homme” contre un régime particulièrement odieux, responsable, entre autres méfaits, de la “purification ethnique” qui a ensanglanté l'ex-Yougoslavie depuis 1991. En réalité, les puissances “démocratiques” n'ont rien à faire du sort de la population du Kosovo, tout comme elles se moquaient royalement du sort des populations kurdes et shiites en Irak qu'elles ont laissé massacrer par les troupes de Saddam Hussein après la guerre du Golfe. Les souffrances des populations civiles persécutées par tel ou tel dictateur ont toujours été le prétexte permettant aux grandes “démocraties” de déchaîner la guerre au nom d'une “juste cause”. Ce fut le cas, notamment, lors de la seconde guerre mondiale où l'extermination des juifs par le régime hitlérien (extermination contre laquelle les Alliés ne firent rien, même quand ils en avaient la possibilité) servit après coup à justifier tous les crimes commis par les “démocraties” ; entre autres, les 250 000 morts de Dresde sous les bombes alliées dans la seule nuit du 13-14 février 1945 ou les bombes atomiques sur Hiroshima et Nagasaki, les 6 et 9 août 1945.
Si les médias nous inondent, depuis plusieurs semaines, d'images montrant la tragédie des centaines de milliers de réfugiés albanais du Kosovo victimes de la barbarie de Milosevic, c'est pour justifier la campagne guerrière des pays de l'OTAN qui, lorsqu'elle a débuté, rencontrait un fort scepticisme sinon une hostilité dans les populations de ces pays. C'est aussi dans le but de faire adhérer celles-ci à la dernière phase de l'opération “Force déterminée”, si les bombardements ne font pas plier Milosevic : celle de l'offensive terrestre qui risque de provoquer de nombreux morts non seulement du côté serbe, mais aussi du côté des alliés.
En réalité, la “catastrophe humanitaire” des réfugiés du Kosovo était prévue et voulue par les “démocraties” afin de justifier leurs plans de guerre ; tout comme le massacre des Kurdes et des Shiites d'Irak était voulu puisque les alliés avaient appelé ces populations à se soulever contre Saddam Hussein au cours de la guerre.
Le véritable responsable de la guerre actuelle n'est pas à chercher à Belgrade, ou même à Washington. C'est le capitalisme comme un tout qui est responsable de la guerre ; et la barbarie guerrière, avec son cortège de massacres, de génocides, d'atrocités, ne connaîtra de terme qu'avec le renversement de ce système par la classe ouvrière mondiale. Sinon, le capitalisme agonisant risque d'entraîner dans sa mort l'ensemble de la société.
Face à la guerre impérialiste et à toutes ses atrocités, les communistes ont un devoir de solidarité. Mais cette solidarité ne va pas à telle ou telle nation ou ethnie, dans lesquelles on retrouve pêle-mêle, exploités et exploiteurs, victimes et bourreaux, que ces derniers aient le visage de Milosevic ou de la clique nationaliste de l'UCK qui déjà enrôle de force les hommes valides dans les colonnes de réfugiés. La solidarité des communistes est une solidarité de classe qui va aux ouvriers et aux exploités serbes et albanais, aux ouvriers en uniforme de tous les pays qui se font tuer ou qu'on transforme en assassins au nom de la “Patrie” ou de la “Démocratie”. Cette solidarité de classe, c'est en premier lieu aux bataillons les plus importants du prolétariat mondial de la manifester, les ouvriers d'Europe et d'Amérique du Nord, non pas en marchant derrière les banderoles du pacifisme mais en développant leurs luttes contre le capitalisme, contre ceux qui les exploitent dans leur pays.
Les communistes ont le devoir de dénoncer avec autant d'énergie les pacifistes que ceux qui prêchent la guerre. Le pacifisme est un des pires ennemis du prolétariat. Il cultive l'illusion que la “bonne volonté” ou les “négociations internationales” peuvent venir à bout des guerres. Ce faisant, ils entretiennent le mensonge qu'il pourrait exister un “bon capitalisme” respectueux de la paix et des “droits de l'homme” détournant ainsi les prolétaires de la lutte de classe contre le capitalisme comme un tout. Pire encore, ils sont les rabatteurs des “jusqu'au-boutistes”, des chantres des croisades guerrières : “Puisque les guerres sont provoquées par de "mauvais capitalistes", "nationalistes" et "sanguinaires", nous n'aurons la paix qu'en liquidant ces "mauvais capitalistes", au besoin… en leur faisant la guerre”. C'est exactement ce qu'on a vu en Allemagne où le principal leader des mouvements pacifistes des années 1980, Joschka Fischer, est aujourd'hui celui qui assume la principale responsabilité dans la politique impérialiste de son pays. Et il s'en félicite en déclarant que “pour la première fois depuis longtemps, l'Allemagne fait la guerre pour une bonne cause.”.
Dès les premiers jours de la guerre, les internationalistes ont fait entendre, avec leurs moyens encore modestes, leur voix contre la barbarie impérialiste. Le 25 mars, le CCI a publié un tract qu'il distribue à l'heure actuelle aux ouvriers dans 13 pays et dont nos lecteurs pourront prendre connaissance dans nos publications territoriales. Mais notre organisation n'a pas été la seule à réagir pour défendre la position internationaliste. C'est l'ensemble des groupes se réclamant de la Gauche communiste qui a réagi au même moment et en mettant en avant les mêmes principes fondamentaux ([1] [207]). Dans le prochain numéro de notre Revue internationale nous reviendrons plus en détail sur les positions et analyses développées par ces différents groupes. Mais, dès à présent, il nous faut souligner tout ce qui nous rapproche (la défense des positions internationalistes, telles qu'elles s'étaient exprimées aux conférences de Zimmerwald et Kienthal au cours de la première guerre mondiale ainsi que dans les premiers congrès de l'Internationale communiste) et tout ce qui nous oppose à l'ensemble des organisations (staliniennes, trotskistes, etc.) qui, tout en se réclamant de la classe ouvrière, distillent en son sein le poison du nationalisme ou du pacifisme.
Evidemment, le rôle des communistes ne se limite pas à défendre les principes, aussi importante et fondamentale que soit cette tâche. Il consiste également à fournir une analyse permettant à la classe ouvrière de comprendre les enjeux, les tenants et aboutissants, des principaux aspects de la situation internationale. L'analyse de la guerre en Yougoslavie, qui venait juste de débuter, a constitué un des axes des travaux du 13e congrès du CCI qui s'est tenu début avril. Dans le prochain numéro de la Revue internationale nous reviendrons sur ce congrès, mais nous publions ici, dès à présent, la résolution sur la situation internationale qu'il a adoptée et dont une partie importante est consacrée à la guerre actuelle.
10 avril 1999
[1] [208] Il s'agit des organisations suivantes : Bureau International pour le Parti Révolutionnaire, Partito Comunista Internazionale - Il Programma Comunista, Partito Comunista Internazionale - Il Comunista, Partito Comunista Internazionale - Il Partito Comunista
Le 20e siècle a vu l’entrée du système capitaliste dans sa phase de décadence marquée par la Première Guerre mondiale et par la première tourmente révolutionnaire internationale du prolétariat qui a mis fin à cette guerre et qui a engagé le combat pour une société communiste. A cette époque déjà, le marxisme révolutionnaire avait annoncé l’alternative pour l’humanité - socialisme ou barbarie - et avait prédit qu’en cas d’échec de la révolution, la Première Guerre mondiale serait suivie par une seconde et par la plus importante et dangereuse régression de la culture humaine dans l’histoire de l’humanité. Avec l’isolement et l’étranglement de la révolution d’Octobre en Russie - conséquence de la défaite de la révolution mondiale - la plus profonde contre-révolution de l’histoire, avec à sa tête le stalinisme, a triomphé pour un demi-siècle. En 1968, une nouvelle génération invaincue de prolétaires a mis fin à cette contre-révolution et a barré la route du processus inhérent de la descente du capitalisme vers une troisième guerre mondiale avec la probable destruction de l’humanité. Vingt ans plus tard, le stalinisme s’effondrait - non cependant sous les coups du prolétariat mais de par l’entrée du capitalisme décadent dans sa phase finale de décomposition.
Dix ans après, le siècle se termine comme il a commencé, c’est-à-dire dans les convulsions économiques, les conflits impérialistes et le développement des luttes de classe. En particulier l’année 1999 est, dès à présent, marquée par l’aggavation considérable des conflits impérialistes que représente l'offensive militaire de l’Otan déclenchée à la fin mars contre la Serbie.
Aujourd’hui, le capitalisme agonisant fait face à une des périodes les plus difficiles et dangereuses de l’histoire moderne, comparable dans sa gravité à celle des deux guerres mondiales, au surgissement de la révolution prolétarienne en 1917-1919 ou encore à la grande dépression qui débuta en 1929. Cependant, à l’heure actuelle, ni la guerre mondiale, ni la révolution mondiale ne sont en gestation dans un avenir prévisible. Plus exactement, la gravité de la situation est conditionnée par l’aiguisement des contradiction à tous les niveaux :
- celui des tensions impérialistes et du développement du désordre mondial ;
- une période très avancée et dangereuse de la crise du capitalisme ;
- des attaques sans précédent depuis la dernière guerre mondiale contre le prolétariat international ;
- une décomposition accélérée de la société bourgeoise.
Dans cette situation pleine de périls, la bourgeoisie a confié les rênes du gouvernement aux mains du courant politique le plus capable de prendre soin de ses intérêts : la Social-Démocratie, le principal courant responsable de l’écrasement de la révolution mondiale après 1917-1918. Le courant qui a sauvé le capitalisme à cette époque et qui revient aux postes de commande pour assurer la défense des intérêts menacés de la classe capitaliste.
La responsabilité qui pèse sur le prolétariat aujourd’hui est énorme. C’est uniquement en développant sa combativité et sa conscience qu’il pourra mettre en avant l’alternative révolutionnaire qui seule peut assurer la survie et l’ascension continue de la société humaine. Mais la responsabilité la plus importante repose sur les épaules de la Gauche communiste, sur les organisations présentes du camp prolétarien. Elles seules peuvent fournir les leçons théoriques et historiques ainsi que la méthode politique sans lesquelles les minorités révolutionnaires qui émergent aujourd’hui ne peuvent se rattacher à la construction du parti de classe du futur. En quelque sorte, la Gauche communiste se trouve aujourd’hui dans une situation similaire à celle de Bilan des années 1930, au sens où elle est contrainte de comprendre une situation historique nouvelle sans précédent. Une telle situation requiert à la fois un profond attachement à l’approche théorique et historique du Marxisme et de l’audace révolutionnaire pour comprendre les situations qui ne sont pas totalement intégrées dans les schémas du passé. Afin d’accomplir cette tâche, les débats ouverts entre les organisations actuelles du milieu prolétarien sont indispensables. En ce sens, la discussion, la clarification et le regroupement, la propagande et l’intervention des petites minorités révolutionnaires sont une partie essentielle de la réponse prolétarienne à la gravité de la situation mondiale au seuil du prochain millénaire.
Plus encore, face à l’intensification sans précédent de la barbarie guerrière du capitalisme, la classe ouvrière attend de son avant-garde communiste d’assumer pleinement ses responsabilités en défense de l’internationalisme prolétarien. Aujourd’hui les groupes de la Gauche communiste sont les seuls à défendre les positions classiques du mouvement ouvrier face à la guerre impérialiste. Seuls les groupes qui se rattachent à ce courant, le seul qui n’ait pas trahi au cours de la seconde guerre mondiale, peuvent apporter une réponse de classe aux interrogations qui ne manqueront pas de se faire jour au sein de la classe ouvrière.
C’est de façon la plus unie possible que les groupes révolutionnaires doivent apporter cette réponse exprimant en cela l’unité indispensable du prolétariat face au déchaînement du chauvinisme et des conflits entre nations. Ce faisant les révolutionnaires reprendront à leur compte la tradition du mouvement ouvrier représentée particulièrement par les conférences de Zimmerwald et de Kienthal et par la politique de la Gauche au sein de ces conférences.
1) La nouvelle guerre qui vient d'éclater dans l'ex- Yougoslavie avec les bombardements de l'OTAN sur la Serbie, le Kosovo et le Monténégro, constitue l'événement le plus important sur la scène impérialiste depuis l'effondrement du bloc de l'Est à la fin des années 1980. Il en est ainsi parce que :
- cette guerre concerne non plus un pays de la périphérie, comme ce fut le cas de la guerre du Golfe en 1991, mais un pays européen ;
- c'est la première fois depuis la seconde guerre mondiale qu'un pays d'Europe - et notamment sa capitale - est bombardé massivement ;
- c'est aussi la première fois depuis cette date que le principal pays vaincu de cette guerre, l'Allemagne, intervient directement avec les armes dans un conflit militaire ;
- cette guerre constitue un pas de plus, et de grande amplitude, dans le processus de déstabilisation de l'Europe, avec un impact de premier ordre sur l’aggravation du chaos mondial.
Ainsi, après la dislocation de la Yougoslavie, à partir de 1991, c'est la principale composante de celle-ci, la Serbie qui est menacée de dislocation en même temps que se profile l'éventualité de la disparition de ce qui restait de l'ancienne fédération Yougoslave (Serbie et Monténégro). Plus largement, la guerre actuelle, notamment à travers la question de l'arrivée massive de réfugiés en Macédoine, est porteuse d'une déstabilisation de ce pays avec la menace d'une implication de la Bulgarie et de la Grèce, qui, avec leurs propres prétentions, se considèrent comme ses “ parrains ”. Avec l'implication possible de la Turquie, à partir du moment où la Grèce est concernée, la crise actuelle risque de provoquer un véritable embrasement de toute la région des Balkans et d’une bonne partie de la Méditerranée.
Par ailleurs, la guerre qui vient d'éclater risque de provoquer de très sérieuses difficultés au sein de toute une série de bourgeoisies européennes.
En premier lieu, l'intervention de l'OTAN contre un allié traditionnel de la Russie, constitue pour la bourgeoisie de ce pays une véritable provocation qui ne peut que la déstabiliser encore plus. D'une part, il est clair que la Russie ne dispose plus des moyens de peser sur la situation impérialiste mondiale dès lors que les grandes puissances, et particulièrement les Etats-Unis, y sont impliquées. En même temps, toute une série de secteurs au sein de la bourgeoisie russe se manifestent contre l'impuissance actuelle de la Russie, particulièrement les secteurs ex-staliniens et les ultra-nationalistes, ce qui va encore déstabiliser davantage le gouvernement de ce pays. Par ailleurs la paralysie de l'autorité de Moscou ne peut être qu'une incitation pour différentes républiques de la fédération de Russie à contester le gouvernement central.
En second lieu, si au sein de la bourgeoisie allemande il existe une réelle homogénéité en faveur de l'intervention, d'autres bourgeoisies comme la bourgeoisie française, peuvent être affectées par la contradiction entre leur alliance traditionnelle envers la Serbie et la participation à l'action de l'OTAN.
De même, certaines bourgeoisies comme la bourgeoisie italienne peuvent craindre les répercussions de la situation actuelle du point de vue de la menace d'un nouvel afflux de réfugiés de cette partie du monde.
2) Un des aspects qui souligne le plus l'extrême gravité de la guerre qui se développe aujourd'hui est justement le fait qu'elle se déroule au cœur même des Balkans qui, depuis le début du siècle, ont été considérés comme la poudrière de l'Europe.
Dès avant la première guerre mondiale, il y avait déjà eu deux “ guerres balkaniques ” qui constituaient certaines des prémisses de la boucherie impérialiste, et surtout celle-ci avait comme point de départ la question des Balkans avec la volonté de l'Autriche de mette au pas la Serbie et la réaction de la Russie en faveur de son allié serbe. La formation du premier Etat yougoslave après la première guerre mondiale constituait une des expressions de la défaite de l'Allemagne et de l'Autriche. En ce sens, elle constituait déjà, au même titre que l'ensemble de la paix de Versailles, un des points de friction majeurs ouvrant la porte à la seconde guerre mondiale. Alors que, au cours de la seconde guerre mondiale, les différentes composantes de la Yougoslavie s'étaient rangées derrière leurs alliés traditionnels (Croatie du côté de l'Allemagne, Serbie du côté des alliés), la reconstitution de la Yougoslavie au lendemain du deuxième conflit mondial sur des frontières très proches du premier Etat yougoslave, constituait à nouveau la concrétisation de la défaite du bloc allemand et du barrage que les alliés entendaient maintenir face aux visées impérialistes allemandes en direction du Moyen-Orient.
En ce sens, l'attitude très offensive de l'Allemagne en direction des Balkans immédiatement après l'effondrement du bloc de l'Est, lorsque la solidarité face à la Russie n'avait plus de raison d'être (attitude qui a stimulé l'éclatement de l'ex- Yougoslavie avec la constitution des deux Etats indépendants de Slovénie et de Croatie), mettait en évidence que cette région redevenait un des foyers des affrontements entre les puissances impérialistes en Europe.
Aujourd'hui, un facteur supplémentaire de la gravité de la situation est constitué par le fait que, contrairement à la première guerre mondiale ou même la seconde, les Etats-Unis affirment une présence militaire dans cette région du monde. La première puissance mondiale ne pouvait pas rester absente d'un des théâtres principaux des affrontements impérialistes en Europe et en Méditerranée signifiant ainsi sa détermination à être présente dans toutes les zones cruciales où s'affrontent les différents intérêts impérialistes.
3) Même si les Balkans constituent un des épicentres des tensions impérialistes, la forme actuelle de la guerre (l'ensemble des pays de l'OTAN contre la Serbie) ne recouvre pas les véritables antagonismes d'intérêts qui existent entre les différents belligérants. Avant que de mettre en avant les véritables buts des participants à la guerre, il importe de rejeter tant les justifications que les fausses explications qui sont données du conflit :
La justification officielle des pays de l'OTAN, c'est-à-dire une opération humanitaire en faveur des populations albanaises du Kosovo, est radicalement démentie par le simple fait que jamais cette population n'avait subi une répression aussi brutale de la part des forces armées serbes que depuis le début des bombardements de l’OTAN; et cela était déjà prévu par la bourgeoisie américaine et l'ensemble de celles de l'OTAN bien avant l'opération (comme d'ailleurs certains secteurs de la bourgeoisie américaine le rappellent aujourd'hui). L'opération de l'OTAN n'est pas la première intervention militaire qui se pare des habits de “ l'action humanitaire ”, mais c'est une de celles où le mensonge éclate de la façon la plus évidente.
Par ailleurs, il faut également écarter toute idée que l'action actuelle de l'OTAN représenterait une reconstitution du camp occidental contre la puissance de la Russie. Ce n'est pas parce que la bourgeoisie russe est gravement affectée par la guerre actuelle que les pays de l'OTAN visaient ce but en y participant. Ces pays, et notamment les Etats-Unis, n'ont aucun intérêt à aggraver le chaos qui existe déjà en Russie.
Enfin, les explications (qu'on retrouve même parmi des groupes révolutionnaires) qui essaient d'interpréter l'offensive actuelle de l'OTAN comme une tentative de contrôler les matières premières dans la région constituent une sous-estimation, voire un aveuglement, face à la véritable ampleur des enjeux. En se voulant “ matérialiste ”, en donnant une explication de la guerre basée uniquement sur la recherche d'intérêts économiques immédiats, elles s’écartent d’une véritable compréhension marxiste de la situation présente.
Cette situation est en premier lieu déterminée par la nécessité pour la première puissance mondiale d'affirmer et de réaffirmer en permanence sa suprématie militaire alors que depuis l'effondrement du bloc de l'Est son autorité sur ses anciens alliés s'est évanouie.
En deuxième lieu, la présence active de l'Allemagne pour la première fois depuis un demi siècle dans ce conflit exprime un nouveau pas accompli par cette puissance en vue d'affirmer son statut de candidat à la direction d'un futur bloc impérialiste. Ce statut suppose d'être reconnu comme une puissance militaire de premier plan capable de jouer un rôle direct sur le terrain militaire, et la couverture que lui offre aujourd'hui l'OTAN lui permet de contourner l'interdiction implicite, qui lui avait été faite depuis sa défaite dans la seconde guerre mondiale, d'intervenir militairement dans les conflits impérialistes.
En outre, dans la mesure où l'opération actuelle s'attaque à la Serbie, “ ennemi traditionnel ” de l'Allemagne dans ses visées en direction du Moyen-Orient, cette opération va dans le sens des intérêts de l'impérialisme allemand, surtout si elle aboutit au démembrement de la fédération yougoslave et de la Serbie elle-même avec la perte du Kosovo.
Pour les autres puissances qui sont impliquées dans la guerre, notamment pour la Grande-Bretagne et la France, il existe une contradiction entre leur alliance traditionnelle avec la Serbie, qui s'était manifestée de façon très claire pendant la période où l'ex-Forpronu était dirigée par ces puissances, et l'opération actuelle. Pour ces deux pays, ne pas participer à l'opération “ Force déterminée ” signifiait être exclus du jeu dans une région aussi importante que celle des Balkans ; le rôle qu'ils pouvaient jouer dans une résolution diplomatique de la crise yougoslave était conditionné par l'importance de leur participation aux opérations militaires.
4) En ce sens, la participation de pays comme la France ou la Grande-Bretagne à l'opération actuelle de “ Force déterminée ” contient des similitudes très importantes avec la participation militaire directe (cas de la France) ou financière (Allemagne, Japon) à l'opération “ Tempête du désert ” en 1991. Cependant, il existe, au delà de ces similitudes, des différences très importantes entre la guerre actuelle et celle de 1991.
Une des caractéristiques majeures de la guerre du Golfe de 1991 était la planification par la bourgeoisie américaine de l'ensemble du déroulement de l'opération depuis le piège tendu à Saddam Hussein durant l'été 1990 jusqu'à la fin des hostilités concrétisée par le retrait des troupes irakiennes du Koweït. Cela exprimait le fait que, tout de suite après l'effondrement du bloc de l'Est conduisant à la disparition du bloc occidental, les Etats-Unis conservaient encore un leadership très fort sur la situation mondiale, ce qui leur avait permis de réaliser un sans-faute dans la conduite des opérations aussi bien militaires que diplomatiques et ce, même si la guerre du Golfe avait pour vocation de faire taire les velléités de contestation de l'hégémonie américaine qui s'étaient déjà manifestées, particulièrement de la part de la France et de l'Allemagne. A cette époque, les anciens alliés des Etats-Unis n'avaient pu encore avoir l'occasion de développer leurs propres visées impérialistes en contradiction avec celles des Etats-Unis.
La guerre qui se déroule aujourd'hui ne correspond pas à un tel scénario écrit de la première à la dernière ligne par la puissance américaine. Entre 1991 et aujourd'hui, la contestation de l'autorité des Etats-Unis s'est manifestée à de nombreuses reprises; y compris de la part de pays de second plan tel qu'Israël, mais aussi de la part des alliés les plus fidèles de la guerre froide comme la Grande-Bretagne. Justement, c'est en Yougoslavie que s'était manifesté cet événement historique inédit qui était le divorce entre les deux meilleurs alliés du 20ème siècle, la Grande-Bretagne et les Etats-Unis; lorsque la Grande-Bretagne, à côté de la France, avait joué son propre jeu. Les difficultés des Etats-Unis à affirmer leurs propres intérêts impérialistes en Yougoslavie avaient d’ailleurs constitué une des causes du remplacement de Bush par Clinton.
En outre, la victoire finalement obtenue par les Etats-Unis, à travers les accords de Dayton de 1996, ne constituait pas une victoire définitive dans cette partie du monde ni un arrêt de la tendance générale de la perte de son leadership comme première puissance mondiale.
Aujourd'hui, même si les Etats-Unis sont à la tête de la croisade anti-Milosevic, ils doivent compter beaucoup plus qu'auparavant avec les jeux spécifiques des autres puissances – notamment l'Allemagne - ce qui introduit un facteur considérable d'incertitude sur l'issue de l'ensemble de l'opération.
En particulier, il n'existait pas, sur cette question, un seul scénario écrit d'avance de la part de la bourgeoisie américaine mais plusieurs. Le premier scénario qui avait les faveurs de la bourgeoisie américaine, c'était une reculade de Milosevic face au chantage de frappes militaires comme cela avait été le cas avant les accords de Dayton.
C'est ce scénario que les Etats-Unis avec l'envoi de Holbrooke ont essayé de dérouler jusqu'au bout à la suite même de l'échec de la conférence de Paris.
En ce sens, si l'intervention militaire massive des Etats-Unis en 1991 était la seule option envisagée par ce pays dans la crise du Golfe (et il a fait en sorte qu'il en n'y en ait pas d'autre, en empêchant toute solution diplomatique) l'option militaire, tel qu'elle se déroule aujourd'hui, résulte de l'échec de l'option diplomatique (avec le chantage militaire) représenté par les conférences de Rambouillet et de Paris.
La guerre actuelle avec la nouvelle déstabilisation qu'elle représente dans la situation européenne et mondiale, constitue une nouvelle illustration du dilemme dans lequel se trouvent aujourd'hui enfermés les Etats-Unis. La tendance au “ chacun pour soi ” et l'affirmation de plus en plus explicite des prétentions impérialistes de leurs anciens alliés les obligent de façon croissante à faire étalage et usage de leur énorme supériorité militaire. En même temps, cette politique ne peut aboutir qu'à une aggravation encore plus grande du chaos qui règne déjà dans la situation mondiale.
Un des aspects de ce dilemme se manifeste dans le cas présent, comme cela avait d'ailleurs été le cas avant Dayton lorsque les Etats-Unis avaient favorisé les ambitions croates dans la Krajina, par le fait que leur intervention militaire fait, d'une certaine façon, le jeu de leur principal rival potentiel, l'Allemagne. Cependant, l'échelle de temps dans lequel s'expriment les intérêts impérialistes respectifs de l'Allemagne et les Etats-Unis est très différente. C'est à long terme que l'Allemagne est obligée d'envisager son accession au rang de superpuissance alors que c'est dès maintenant, et déjà depuis plusieurs années, que les Etats-Unis sont confrontés à la perte de leur leadership et à la montée du chaos mondial.
5) Un trait essentiel du désordre mondial actuel est donc l’absence de blocs impérialistes. En effet, dans la lutte pour la survie de tous contre tous dans le capitalisme décadent, la seule forme qu’un ordre mondial plus ou moins stable peut assumer est une organisation bipolaire en deux camps guerriers rivaux. Cela ne signifie cependant pas que l’absence actuelle de blocs impérialistes est la cause du chaos contemporain puisque le capitalisme décadent a déjà connu une période où il n’y avait pas de bloc impérialiste - celle des années 20 - sans que cela implique un chaos particulier de la situation mondiale.
En ce sens, la disparition des blocs en 1989, et la dislocation de l’ordre mondial qui s’en est suivie, sont des signes que nous avons désormais atteint une étape beaucoup plus avancée dans la décadence du capitalisme qu’en 1914 ou 1939. C’est l’étape de décomposition, la phase finale de la décadence du capitalisme.
En dernière analyse, cette phase est le produit du poids permanent de la crise historique, l’accumulation de toutes les contradictions d’un mode de production en déclin s’étalant sur un siècle entier. Mais la période de décomposition a été inaugurée par un facteur spécifique : le blocage du chemin vers une guerre mondiale sur deux décennies grâce à une génération invaincue du prolétariat. En particulier, le Bloc de l’Est, plus faible, s’est finalement effondré sous le poids de la crise économique parce qu’en dernière analyse il a été incapable de s’acquitter de sa raison d’être : la marche vers la guerre généralisée.
Ceci confirme une thèse fondamentale du Marxisme à propos du capitalisme du 20e siècle selon laquelle la guerre est devenue son mode d’existence dans sa période de déclin. Cela ne veut pas dire que la guerre est une solution à la crise du capitalisme - tout au contraire. Ce que cela veut dire c’est que la marche vers la guerre mondiale - et donc en fin de compte la destruction de l’humanité - est devenu le moyen à travers lequel l’ordre impérialiste est maintenu. C’est le mouvement vers la guerre globale qui oblige les Etats impérialistes à se regrouper et à accepter la discipline des leaders de blocs. C’est le même facteur qui permet à l’Etat-nation de maintenir un minimum d’unité au sein de la bourgeoisie elle-même ; ce qui a permis jusqu'à présent au système de limiter l’atomisation totale de la société bourgeoise agonisante en lui imposant la discipline de caserne ; ce même facteur a contrecarré le vide idéologique d’une société sans avenir en créant une communauté du champ de bataille.
Sans la perspective d’une guerre mondiale, la voie est libre pour le plus complet développement de la décomposition capitaliste : un développement, qui même sans guerre mondiale, a le potentiel de détruire l’humanité.
La perspective aujourd’hui est à une multiplication et à une omniprésence de guerres locales et d’interventions des grandes puissances, que les Etats bourgeois sont en mesure de développer jusqu'à un certain point sans l’adhésion du prolétariat.
6) Rien ne nous permet d’exclure la possibilité de formation de nouveaux blocs dans l’avenir. L’organisation bi-polaire de la compétition impérialiste qui est une tendance “ naturelle ” du capitalisme en déclin, est déjà apparue en germe, au tout début de la nouvelle phase de la décadence capitaliste, en 1989-90, avec l’unification de l’Allemagne et continue à s’affirmer via la montée en puissance de ce pays.
Bien que restant un facteur important de la situation internationale, la tendance à la formation de blocs ne peut cependant être réalisée dans un futur prévisible : les contre-tendances travaillant contre elle sont plus fortes que jamais auparavant de par l’instabilité croissante à la fois des alliances et de la situation interne de la plupart des puissances capitalistes. Pour le moment, la tendance aux blocs a principalement pour effet de renforcer elle-même le “ chacun-pour-soi ” dominant.
En fait, le processus de formation de nouveaux blocs n’est pas fortuit mais suit un certain scénario et requiert certaines conditions de développement, comme les blocs des deux guerres mondiales et de la guerre froide l’ont clairement montré. Dans chacun de ces cas, les blocs impérialistes ont regroupé d’une part un nombre de pays “ démunis ” contestant la division existante du monde et ainsi assumant le rôle “ offensif ” de “ fauteurs de troubles ” et, d’autre part, un bloc de puissances “ nanties ” en tant que bénéficiaires principaux du statu-quo, et partant, principaux défenseurs de celui-ci. Pour parvenir à se constituer, le bloc challenger des insatisfaits a besoin d'un leader qui soit assez fort militairement pour défier les principales puissances du statu-quo, un leader derrière lequel les autres nations “ démunies ” peuvent se rallier.
Actuellement, il n’existe aucune puissance capable, même un tant soit peu, de défier militairement les Etats-Unis. L’Allemagne et le Japon, les rivaux les plus solides de Washington, ne disposent toujours pas de l'arme atomique, un attribut essentiel d’une grande puissance moderne. Quant à l’Allemagne, le leader “ désigné ” d’un éventuel futur bloc contre les Etats-Unis à cause de sa position centrale en Europe, elle ne fait pas partie à l'heure actuelle des Etats “ démunis ”. En 1933, l’Allemagne était quasiment une caricature d’un tel Etat : elle était coupée de ses zones d’influence stratégiques proches en Europe centrale et du sud-est suite au Traité de Versailles, financièrement en banqueroute et déconnectée du marché mondial par la grande dépression et l’autarcie économique des empires coloniaux de ses rivaux. Aujourd’hui, au contraire, la montée en puissance de l’influence allemande dans ses zones d’influence d’antan se révèle irrésistible ; c’est le cœur économique et financier de l’économie européenne. C’est pourquoi l’Allemagne, à l’opposé de son attitude avant les deux guerres, appartient aujourd’hui aux puissances les plus “ patientes ”, capable de développer sa puissance d’une manière déterminée et agressive, mais aussi méthodiquement et, jusqu’ici, souvent discrètement.
En réalité, la façon dont l’ordre mondial de Yalta a disparu - une implosion sous la pression de la crise économique et de la décomposition, et non à travers une redivision du monde via la guerre - a donné naissance à une situation dans laquelle il n’y a plus de zones d’influence des différentes puissances clairement définies et reconnues. Même les zones qui, il y a dix ans, apparaissaient comme l’arrière-cour de certaines puissances (l'Amérique Latine ou le Moyen-Orient pour les Etats-Unis, la zone francophone d’Afrique pour la France) sont englouties dans le “ chacun-pour-soi ” ambiant. Dans une telle situation, il est encore très difficile de voir quelles puissances appartiendront finalement au groupe des pays “ nantis ” et lesquelles finiront les mains vides.
7) En réalité, ce n’est pas tant l’Allemagne ou n’importe quel autre challenger de la seule superpuissance mondiale restante mais les Etats-Unis eux-mêmes qui, dans les années 1990, ont assumé le rôle de la puissance “ agressive ” militairement à l’offensive. En retour, cela est la plus claire expression d’une nouvelle étape dans le développement de l’irrationalité de la guerre dans le capitalisme décadent, directement liée à la phase de décomposition
L’irrationalité de la guerre est le résultat du fait que les conflits militaires modernes - contrairement à ceux de l’ascendance capitaliste (guerres de libération nationale ou de conquête coloniale qui aidaient à l’expansion géographique et économique du capitalisme) - visent uniquement au repartage des positions économiques et stratégiques déjà existantes. Dans ces circonstances, les guerres de la décadence, via les dévastations qu’elles causent et leur coût gigantesque, ne représentent pas un stimulant mais un poids mort pour le mode de production capitaliste. A travers leur caractère permanent, totalitaire et destructif, elles menacent l’existence même des Etats modernes. En conséquence, bien que la cause des guerres capitalistes reste la même - la rivalité entre les Etats-nations - leur but change. Plutôt que des guerres à la poursuite de profits économiques certains, elles deviennent de façon croissante des guerres à la poursuite d’avantage stratégiques destinés à assurer la survie de la nation en cas de conflagration globale. Tandis que dans l’ascendance capitaliste le militaire était au service des intérêts de l’économie, dans la décadence, c’est de plus en plus l’économie qui est au service des besoins du militaire. L’économie capitaliste devient l’économie de guerre. Comme les autres expressions majeures de la décomposition, l’irrationalité de la guerre est de ce fait une tendance générale qui se déploie tout au long du capitalisme décadent. Déjà en 1915, la brochure de Junius de Rosa Luxembourg reconnaissait la primauté des considérations stratégiques globales sur les intérêts économiques immédiats pour les principaux protagonistes de la Première Guerre mondiale. A la fin de la Seconde Guerre mondiale, la Gauche Communiste de France pouvait déjà formuler la thèse de l’irrationalité de la guerre.
Mais durant ces guerres et la Guerre froide qui a suivi, un reste de rationalité économique s’exprimait dans le fait que le rôle offensif était principalement assumé, non par les puissances du statu-quo tirant des avantages économiques de la division existante du monde, mais par celles largement exclues de ces avantages.
Aujourd’hui, même la guerre dans l’ex Yougoslavie, dont aucun des pays belligérants ne peut attendre le moindre avantage économique, confirme ce qui s’était déjà manifesté avec éclat lors de la guerre du Golfe en 1991 : l’absolue irrationalité de la guerre d’un point de vue économique.
8) Le fait que, aujourd’hui, la guerre ait perdu toute rationlité économique, qu’elle soit uniquement synonyme de chaos, ne signifie en aucune façon que la bourgeoisie affronte cette situation de façon désordonnée ou empirique. Au contraire : cette situation contraint la classe dominante à une prise en charge particulièrement systématique et à long terme des préparatifs guerriers. Cela s’est exprimé au cours de la dernière période notamment par :
- le développement de systèmes d’armements toujours plus sophistiqués et coûteux en Amérique, en Europe et au Japon en particulier - armements qui sont avant tout requis par les grandes puissances pour des conflits futurs éventuels les unes contre les autres ;
- l’augmentation des budgets de “ défense ”, Etats-Unis en tête (100 milliards de dollars supplémentaires alloués pour la modernisation des forces armées dans les 6 années à venir) - inversant une certaine tendance vers la baisse des budgets militaires à la fin de la Guerre Froide (les prétendus “ dividendes de la paix ”) .
Au niveau politique et idéologique, des signes de préparation sérieuse à la guerre sont perceptibles par :
- le développement de toute une idéologie pour justifier les interventions militaires : celle de “ l’humanitaire ” et de la défense des “ droits de l’homme ” ;
- la venue au gouvernement dans la plupart des grands pays industrialisés des partis de gauche, les plus à même de représenter cette propagande belliciste humanitaire (d’une importance particulière en Allemagne, où la coalition SPD-Verts a le mandat de surmonter les obstacles politiques à l'intervention militaire de ce pays à l’extérieur de ses frontières) ;
- l’orchestration d’attaques politiques systématiques contre les traditions internationalistes du prolétariat contre la guerre impérialiste (dénigrement de Lénine comme agent de l’impérialisme allemand durant la Première Guerre mondiale, de Bordiga comme collabo du bloc fasciste durant la Seconde Guerre mondiale, de Rosa Luxembourg - comme récemment en Allemagne - en tant que précurseur du Stalinisme etc.). Plus le capitalisme se dirige vers la guerre, plus l’héritage et les organisations actuelles de la Gauche Communiste vont être la cible privilégiée de la bourgeoisie.
En fait, ces campagnes idéologiques de la bourgeoisie ne visent pas seulement à préparer le terrain politique pour la guerre. L'objectif fondamental qui est visé par la classe dominante est de détourner le prolétariat de sa propre perspective révolutionnaire, une perspective que l'aggravation incessante de la crise capitaliste mettra nécessairement de plus en plus à l'ordre du jour.
8) Si, à l’époque du déclin capitaliste, la crise économique prend un caractère permanent et chronique, c’est principalement à la fin des périodes de reconstruction après les guerres mondiales que cette crise a revêtu un caractère ouvertement catastrophique avec des chutes brutales de la production, des profits et des conditions de vie des ouvriers, une augmentation dramatique du chômage de masse. Cela a été le cas de 1929 à la Seconde Guerre mondiale. C’est le cas aujourd’hui.
Bien que depuis la fin des années 1960, la crise se soit déployée d’une façon plus lente et moins spectaculaire qu’après 1929, la manière avec laquelle les contradictions économiques d’un mode de production en déclin se sont accumulées sur trois décennies, devient aujourd’hui de plus en plus difficile à cacher. Les années 1990 en particulier - malgré toute la propagande sur la “ bonne santé économique ” et les “ profits fantastiques ” du capitalisme - ont été des années d’une accélération énorme de la crise économique, dominées par des marchés chancelants, des entreprises en banqueroute et un développement sans précédent du chômage et de la paupérisation.
Au début de la décennie, la bourgeoisie a caché ce fait en présentant l’effondrement du bloc de l’Est comme la victoire finale du capitalisme sur le communisme. En réalité la faillite de l’Est a été un moment-clé dans l’approfondissement de la crise capitaliste mondiale. Elle a révélé la banqueroute d’un modèle bourgeois de gestion de la crise : le Stalinisme. Depuis lors, l'un après l’autre, les “ modèles économiques ” ont mordu la poussière, en commençant par la deuxième et la troisième puissances industrielles du monde, le Japon et l’Allemagne. Elles devaient être suivies par l’échec des Tigres et des Dragons d’Asie et des économies “ émergentes ” d’Amérique Latine. La banqueroute ouverte de la Russie a confirmé l’incapacité du “ libéralisme occidental ” à régénérer les pays d’Europe de l’Est.
Jusqu'à présent, la bourgeoisie, en dépit de décennies de crise chronique, a toujours été convaincue qu’il ne peut plus y avoir de convulsions économiques aussi profondes que celles de la “ Grande Dépression ” qui, après 1929, ont ébranlé les fondations mêmes du capitalisme. Bien que la propagande bourgeoise essaie encore de présenter la catastrophe économique qui a englouti l’Asie de l’Est et du Sud-Est en 1997, la Russie en 1998 et le Brésil au début de 1999, comme particulièrement sévère mais comme une récession conjoncturelle et temporaire, ce que ces pays ont subi en vérité est une dépression en tous points aussi brutale et dévastatrice que celle des années 1930. Le chômage qui a triplé, les chutes de 10% ou plus de la production en une année parlent d’eux-mêmes. De plus, des régions comme l’ancienne URSS ou l’Amérique Latine sont toutes deux incomparablement plus touchées par la crise que pendant les années 1930.
Il est vrai que les ravages à cette échelle sont encore principalement restreints à la périphérie du capitalisme. Mais cette “ périphérie ” inclut non seulement des producteurs agricoles et de matières premières mais aussi des pays industriels comprenant des dizaines de millions de prolétaires. Elle inclut la huitième et la dixième économie du monde : le Brésil et la Corée du Sud. Elle inclut le plus grand pays sur terre, la Russie. Elle va bientôt inclure le pays le plus peuplé, la Chine, où, après l’insolvabilité de la plus grande compagnie d’investissement, la Gitic, la confiance des investisseurs internationaux a commencé à s’effriter.
Ce que toutes ces banqueroutes démontrent c’est que l’état de santé de l’économie mondiale est bien pire que dans les années 1930. Contrairement à 1929, la bourgeoisie dans les trente dernières années n’a pas été surprise ou inactive face à la crise mais a réagi en permanence afin de contrôler son cours. C’est ce qui donne au déploiement de la crise sa nature très prolongée et impitoyablement profonde. La crise s’approfondit malgré tous les efforts de la classe dominante. La caractère soudain, brutal et incontrôlé de la crise de 1929, d’autre part, s’explique par le fait que la bourgeoisie avait démantelé le contrôle capitaliste d’Etat de l’économie (qu’elle avait été contrainte d’introduire pendant la Première Guerre mondiale), et elle n'a réintroduit et imposé ce régime qu’à partir du début des années 1930. En d’autres termes : la crise a frappé aussi brutalement parce que les instruments de l’économie de guerre des années 1930 et la coordination internationale des économies occidentales après 1945 n’avaient pas encore été développés. En 1929, il n’existait pas encore un état permanent de surveillance de l’économie, des marchés financiers et des accords commerciaux internationaux, pas de prêteur de dernier recours, pas de brigade internationale de pompiers pour renflouer les pays en difficulté. Entre 1997-99 au contraire, toutes ces économies d’une importance économique et politique considérable pour le monde capitaliste ont été anéanties malgré l’existence de tous ces instruments capitalistes d’Etat. Le Fonds Monétaire International, par exemple, avait soutenu le Brésil en injectant des fonds considérables déjà avant la crise récente, dans la continuité de sa nouvelle stratégie de prévention des crises. Il avait promis de défendre la monnaie brésilienne “ à tous prix ” - et il a échoué.
9) Bien que les pays centraux du capitalisme aient échappé à ce sort jusqu'à présent, ils sont en train de faire face à leur pire récession depuis la guerre - au Japon c’est déjà commencé.
Aujourd`hui la bourgeoisie veut rejeter la résponsabilité des difficultés accrues des économies des pays centraux sur les crises “ asiatiatique ”, “ russe ”, “ brésilienne ”, etc. mais c’est le contraire qui constitue la réalité : c'est l'impasse croissante des économies centrales, due à l'épuissement des marchés solvables, qui a provoqué l'effondrement successif des “ tigres ” et des “ dragons ”, de la Russie, du Brésil, etc. La récession au Japon révèle la réduction considérable de la marge de manoeuvre des pays centraux - une série de programmes conjoncturels “ Keynésiens ” massifs du gouvernement (la recette “ découverte ” par la bourgeoisie dans les années 1930) a échoué à remettre à flot l’économie et empêcher la récession :
- la dernière opération de sauvetage - 520 milliards de dollars pour renflouer des banques insolvables - n’a pas réussi à restaurer la confiance dans le système financier ;
- la politique traditionnelle agressive de maintien de l’emploi dans le pays, via des offensives d’exportation sur le marché mondial, a atteint ses limites : le chômage augmente rapidement, la politique des taux d’intérêts négatifs pour fournir des liquidités suffisantes et maintenir un Yen faible favorable aux exportations est à bout de souffle. Il est dorénavant clair que ces buts, de même qu’une réduction de la dette publique, ne peuvent être atteints que par un retour à une politique inflationniste à la manière des années 1970. Cette tendance, que d’autres pays industrialisés vont suivre, signifie le début de la fin de la fameuse “ victoire sur l’inflation ” et de nouveaux dangers pour le commerce mondial.
En Amérique, le prétendu “ boom ” de ces dernières années a été accompli aux dépens du reste du monde à travers une véritable explosion de sa balance commerciale, de ses déficits des paiements, et à travers un endettement faramineux des ménages (l’épargne aux Etats-Unis est maintenant virtuellement inexistante). Les limites d’une telle politique sont dorénavant en voie d’être atteintes, avec ou sans la “ grippe asiatique ”.
Quant à “ l’Euroland ”, le seul “ modèle ” capitaliste restant aux côtés de l’Amérique, la situation n'y est pas plus brillante : dans les principaux pays d'Europe occidentale la plus courte et faible reprise d’après guerre arrive à sa fin avec la chute des taux de croissance et l’augmentation du chômage, en particulier en Allemagne.
C’est la récession dans les pays centraux qui, au début du nouveau siècle, va révéler l’étendue complète de l’agonie du mode de production capitaliste.
10) Mais si historiquement l’impasse du capitalisme est beaucoup plus flagrante que dans les années 1930 et si la phase actuelle représente l'accélération la plus importante de la crise des trois décennies écoulées, cela ne signifie pas que l’on doit s’attendre à un effondrement abrupt et catastrophique dans les pays du cœur du capitalisme comme dans les années 1930. C’est ce qui s’est passé en Allemagne entre 1929-1932 quand (selon les statistiques de l’époque) la production industrielle avait chuté de 50%, les prix de 30%, les salaires de 60% et le chômage avait augmenté de 2 à 8 millions en l’espace de 3 ans.
Aujourd’hui, au contraire, bien que considérablement profonde et s’accélérant, la crise garde son caractère plus ou moins contrôlé et étalé dans le temps. La bourgeoisie démontre sa capacité à éviter une répétition du krach de 1929. Elle a réussit cela non seulement au moyen de la mise en place d’un régime capitaliste d’Etat permanent depuis les années 1930, mais surtout à travers une gestion de la crise coordonnée internationalement en faveur des puissances les plus fortes. Elle a appris à faire cela après 1945 dans le cadre du bloc de l’Ouest qui rassemblait l’Amérique du Nord, l’Europe de l’Ouest et l’Asie orientale sous le leadership américain. Après 1989, elle a montré sa capacité à maintenir cette gestion de la crise, même en l’absence de blocs impérialistes. Ainsi, tandis qu’au niveau impérialiste, 1989 a marqué le début de la loi du chaos et du “ chacun-pour-soi ”, au niveau économique cela n’est pas encore le cas.
Les deux conséquences les plus dramatiques de la crise de 1929 furent :
- l’effondrement du commerce mondial sous une avalanche de dévaluations compétitives et de mesures protectionnistes menant à l’autarcie des années d’avant-guerre ;
- le fait que les deux nations capitalistes les plus solides, les Etats-Unis et l’Allemagne, furent les premières et les plus touchées par la dépression industrielle et le chômage de masse.
Les programmes nationaux capitalistes d’Etat qui furent alors adoptés par les différents pays - les Plans quinquennaux en URSS, les Plans de quatre ans en Allemagne, le New Deal aux Etats-Unis etc. - ne changèrent en aucune façon la fragmentation du marché mondial : ils se conformèrent à ce cadre comme leur point de départ. A l’opposé de cela, face à la crise des années 1970 et 80, la bourgeoisie occidentale a agi rigoureusement pour empêcher un retour de ce protectionnisme extrême des années 1930, puisque cela était la précondition pour s’assurer que les pays centraux ne seraient pas les premières victimes comme en 1929, mais les derniers à souffrir des conséquences les plus brutales de la crise. Le résultat de ce système a été que toute une série de secteurs de l’économie mondiale tels que l’Afrique, la plus grande partie de l’Europe de l’Est, la plus grande partie de l’Asie et de l’Amérique Latine ont été, ou vont être, pratiquement éliminés en tant qu’acteurs sur la scène mondiale et plongés dans la barbarie la plus innommable.
Dans son combat contre Staline au milieu des années 1920, Trotsky a démontré que non seulement le socialisme mais même un capitalisme hautement développé est “ impossible ” dans “ un seul pays ”. En ce sens, l’autarcie des années 1930 fut un immense retour en arrière pour le système capitaliste. En fait, cela était possible uniquement parce que la voie vers la guerre mondiale était ouverte - ce qui n’est pas le cas aujourd’hui.
11) La gestion capitaliste d’Etat de la crise internationale actuelle impose certaines règles pour la guerre commerciale entre les capitaux nationaux - aux plans commercial, financir, monétaire ou des accords d’investissement et des traités - règles sans lesquelles le commerce mondial dans les conditions présentes serait impossible.
Que cette capacité des principales puissances (sous-estimée par le CCI au début des années 1990) n’ait pas encore atteint sa limite est attestée par le projet d’une monnaie européenne unique, montrant comment la bourgeoisie est contrainte, à cause de l’avancée de la crise, à prendre des mesures de plus en plus compliquée et audacieuses pour se protéger. L’Euro est d’abord et avant tout une gigantesque mesure capitaliste d’Etat pour contrecarrer un des points faibles du système les plus dangereux dans ses lignes de défense : le fait que parmi les deux centres du capitalisme mondial, l’Amérique du Nord et l’Europe occidentale, cette dernière est divisée en une série de capitaux nationaux, chacun avec leur propre monnaie. Des fluctuations monétaires dramatiques entre ces monnaies, telles que celles qui ont frappé le Système Monétaire Européen au début des années 1990, ou les dévaluations compétitives comme dans les années 1930, menacent de paralyser le commerce au sein de l’Europe. Ainsi, loin de représenter un pas vers un bloc impérialiste européen, le projet de l’Euro est soutenu par les Etats-Unis qui seraient une des principales victimes d’un effondrement du marché européen.
L’Euro, comme l’Union Européenne elle-même, illustre aussi comment cette coordination entre Etats, loin d’abolir la guerre commerciale entre eux, est une méthode en vue de l’organiser en faveur du plus fort. Si la monnaie unique est un point d’ancrage de stabilité pour l’économie européenne, elle est en même temps un système destiné à assurer la survie des puissances les plus fortes (surtout le pays qui dicte les conditions de sa mise en place, l’Allemagne) aux dépens des participants les plus faibles (qui est la raison pour laquelle la Grande-Bretagne, à cause de sa force traditionnelle comme puissance financière mondiale, peut encore se permettre le luxe de rester en dehors de la zone Euro).
Nous sommes face à un système capitaliste d’Etat infiniment plus développé que celui de Staline, Hitler ou Roosevelt dans les années 1930, au sein duquel non seulement la concurrence au sein de chaque Etat-nation mais jusqu'à un certain point celle des capitaux nationaux sur le marché mondial prend un caractère moins spontané, plus régulé - en fait plus politique. Ainsi, après la débâcle de la “ crise asiatique ”, les leaders des principaux pays industriels ont insisté pour qu’à l’avenir le FMI adopte des critères plus politiques en décidant quels pays devront être maintenus “ la tête hors de l’eau ” et à quel prix (et à l’inverse, ceux qui pourront être éliminés du marché mondial).
12) Avec l’accélération de la crise, la bourgeoisie se trouve contrainte aujourd’hui de revoir sa politique économique : c’est l’une des raisons de la mise en place de gouvernements de gauche en Europe et au Etats-Unis. En Grande-Bretagne, en France ou en Allemagne, les nouveaux gouvernements de gauche ont développé une critique de la politique antérieure de la “ globalisation ” et de la “ libéralisation ” lancée dans les années1980 sous Reagan et Thatcher, appelant à plus d’intervention étatique dans l’économie et pour une régulation des flux internationaux des capitaux. La bourgeoisie se rend compte aujourd’hui que cette politique a atteint ses limites.
La “ mondialisation ”, en baissant les barrières commerciales et pour les investissements en faveur de la circulation du capital, a été la réponse des puissances dominantes au danger du retour du protectionnisme et de l’autarcie des années 1930 : une mesure capitaliste d’Etat protégeant les concurrents les plus forts au dépens des plus faibles. Mais aujourd’hui, cette mesure a besoin à son tour d’une régulation d’Etat plus forte, visant non pas à congédier mais à contrôler le mouvement “ global ” du capital.
La “ mondialisation ” n’est pas la cause de la folle spéculation internationale de ces dernières années, mais elle a ouvert tout grand les portes à son développement. En conséquence, en étant un refuge du capital menacé par l’absence d’investissements profitables réels, la spéculation est devenue un énorme danger pour le capital. Si la bourgeoisie réagit à ce danger aujourd’hui, c'est non seulement parce que ce développement est en mesure de mettre sur les genoux des économies nationales entières plus périphériques du jour au lendemain (Thaïlande, Indonésie, Brésil etc.) mais surtout parce que les principaux groupes capitalistes leaders dans les grands pays risqueraient la banqueroute dans l’affaire. En fait, le but principal des programmes du FMI pour ces différents pays, ces deux dernières années, fut de sauver non pas les pays directement touchés, mais les investissements spéculatifs des capitalistes occidentaux dont la banqueroute auraient déstabilisé les structures financières internationales elles-mêmes.
De la même façon que la “ mondialisation ” n’a jamais remplacé la concurrence de l’Etat-nation par celle des multinationales, comme l’idéologie bourgeoise le prétendait, mais était une politique de certains capitaux nationaux, de même la politique de “ libéralisation ” n’a jamais constituée un affaiblissement du capitalisme d’Etat mais un moyen de le rendre plus efficace et, en particulier, de justifier les énormes coupes sombres dans les budgets sociaux. Cependant, la situation présente de crise aigüe demande une intervention étatique beaucoup plus directe et manifeste (comme la récente nationalisation des banques japonaises en faillite, une mesure qui a été demandée publiquement par les Etats du G7). De telles circonstances ne sont plus désormais compatibles avec une idéologie “ libérale ”.
A ce niveau également, la gauche du capital est mieux à même de mettre en œuvre les nouvelles “ mesures correctives ” (quelque chose que la résolution du 10e Congrès du CCI en 1993 avait déjà pointé avec le remplacement de Bush par Clinton aux Etats-Unis) :
- politiquement, parce que la gauche est historiquement moins liée à la clientèle des intérêts capitalistes privés que la droite et ainsi mieux à même d’adopter des mesures contre la volonté de groupes particuliers mais tout en défendant le capital national comme un tout ;
- idéologiquement, parce que la droite avait inventé et principalement mis en œuvre la politique précédente qui est dorénavant modifiée.
Cette modification ne signifie pas que la politique économique dite “ néo-libérale ” va être abandonnée. En fait, et comme expression de la gravité de la situation, la bourgeoisie est obligée de combiner les deux politiques, lesquelles ont des effets de plus en plus graves sur l'évolution de l'économie mondiale. Une telle combinaison, en fait un équilibre sur la corde raide entre les deux, malgré ses effets positifs dans l'immédiat mais de plus en plus faibles, ne peut qu'aggraver à terme la situation.
Ceci ne signifie cependant pas qu’il y a “ un point de non retour ” économique au-delà duquel le système serait voué à disparaître irrévocablement, ni qu’il y aurait une limite théorique définie au montant des dettes (la principale drogue du capitalisme à l’agonie) que le système peut s’administrer sans rendre sa propre existence impossible. En fait, le capitalisme a déjà dépassé ses limites économiques avec l’entrée dans sa phase de décadence. Depuis lors, le capitalisme a seulement réussi à survivre par une manipulation croissante des lois du capitalisme : une tâche que seul l’Etat peut effectuer.
En réalité, les limites de l'existence du capitalisme ne sont pas économiques mais fondamentalement politiques. Le dénouement de la crise historique du capitalisme dépend de l'évolution du rapport de forces entre les classes :
- soit le prolétariat dévéloppe sa lutte jusqu'à la mise en place de sa dictature révolutionnaire mondiale ;
- soit le capitalisme, à travers sa tendance organique vers la guerre, plonge l'humanité dans la barbarie et la destruction définitive.
13) En réponse aux premières manifestations de la nouvelle crise ouverte à la fin des années 1960, le retour de la lutte de classe en 1968, mettant un terme à quatre décennies de contre-révolution, a barré la route à la guerre mondiale et a ouvert à nouveau une perspective à l’humanité. Pendant les premières grandes luttes de la fin des années 1960 et du début des années 1970, une nouvelle génération de révolutionnaires commença à être sécrétée par la classe et la nécessité de la révolution prolétarienne fut débattue dans les assemblées générales de la classe. Pendant les différentes vagues de luttes ouvrières entre 1968 et 1989, une expérience de lutte difficile mais importante fut acquise et la conscience dans la classe se développa en confrontation avec la gauche du capital, particulièrement les syndicats, en dépit d’une série d’obstacles placés sur le chemin du prolétariat. Le plus haut point de toute cette période fut la grève de masse de 1980 en Pologne, démontrant que dans le bloc russe aussi - historiquement condamné par sa position de faiblesse à être “ l’agresseur ” dans toute guerre - le prolétariat n’était pas prêt à mourir pour l’Etat bourgeois.
Cependant, si le prolétariat a barré la route vers la guerre, il n’a pas été capable d’effectuer des pas significatifs vers une réponse à la crise du capitalisme : la révolution prolétarienne. C’est ce blocage dans le rapport de force entre les classes, où aucune des deux principales classes de la société moderne n'est en mesure d’imposer sa propre solution, qui a ouvert la période de décomposition du capitalisme.
En revanche, ce fut le premier véritable événement historique mondial de cette période de décomposition - l’effondrement des régimes staliniens (soi-disant communistes) en 1989 - qui mit un terme à toute une période de développement des luttes et de la conscience depuis 1968. Le résultat de ce tremblement de terre historique a été le plus profond recul dans la combativité et surtout dans la conscience du prolétariat depuis la fin de la contre-révolution.
Ce revers n’a pas représenté une défaite historique de la classe, comme le CCI l’a pointé à l’époque. Dès 1992, avec les importantes luttes en Italie, la classe ouvrière avait déjà repris le chemin de la lutte. Mais au cours des années 1990, ce chemin s’est révélé plus ardu à parcourir que dans les deux décennies précédentes. Malgré ces luttes, la bourgeoisie en France en 1995, et peu après en Belgique, en Allemagne et aux Etats-Unis, fut en mesure de tirer profit de la combativité hésitante et de la désorientation politique de la classe et organisa des mouvements spectaculaires visant spécifiquement à restaurer la crédibilité des syndicats, ce qui affaiblit encore plus la conscience de classe des ouvriers. A travers de telles actions, les syndicats atteignirent leur plus haut niveau de popularité depuis plus d’une décennie. Après les manoeuvres syndicales massives en novembre et décembre 1995 en France, la résolution sur la situation internationale du 12e congrès de la section du CCI en France de 1996 notait : “ ... dans les principaux pays du capitalisme, la classe ouvrière se retrouve ramenée à une situation comparable à celle des années 1970 en ce qui concerne ses rapports aux syndicats et au syndicalisme ” (...) “ ... la bourgeoisie a momentanément réussi à effacer des consciences ouvrières les leçons acquises au cours des années 1980, suite aux expériences répétées de confrontation aux syndicats. ”
Tout ce développement confirme qu’après 1989, le chemin vers des affrontements de classe décisifs est devenu plus long et plus difficile.
14) Malgré ces énormes difficultés, les années 1990 ont été une décennie de redéveloppement des luttes de classe. Cela était déjà visible au milieu des années 1990 à travers la stratégie de la bourgeoisie elle-même :
- les manoeuvres syndicales annoncées à grand renfort de publicité visaient à renforcer les syndicats avant qu’une accumulation importante de la combativité ouvrière ne rende ces mobilisations à grande échelle trop dangereuses ;
- les “ mouvements de chômeurs ” qui ont suivi, tout aussi artificiellement orchestrés en France, Allemagne et dans d’autres pays en 1997-98, destinés à créer une division entre actifs et chômeurs – cherchant à culpabiliser les premiers, créant des structures syndicales en vue de l’encadrement futur des derniers – a révélé l’inquiétude de la classe dominante face au potentiel radical du chômage et des chômeurs ;
- les campagnes idéologiques énormes et incessantes (partant souvent de thèmes liés à la décomposition comme celle à propos de l’affaire Dutroux en Belgique, du terrorisme de l’ETA en Espagne, de l’extrème droite en France, en Autriche ou en Allemagne) appelant à la défense de la démocratie, se sont multipliées pour saboter la réflexion des ouvriers, prouvant que la classe dominante elle-même était convaincue de l’inévitabilité de l'accroissement de la combativité ouvrière avec l’aggravation de la crise et des attaques. Et il faut noter que toutes les actions préventives furent coordonnées et montées en épingle à un niveau international.
La justesse de l’instinct de classe de la bourgeoisie a été rendue évidente par une augmentation des luttes ouvrières vers la fin de la décennie.
A nouveau, la manifestation la plus importante d’un sérieux développement de la combativité est venu des pays du “ Bénélux ”, avec des grèves dans différents secteurs en 1997 aux Pays Bas, notamment dans le plus grand port du monde, Rotterdam. Ce signal important allait bientôt être confirmé dans un autre petit pays d’Europe occidentale mais hautement développé, le Dannemark, quand presqu’un million de travailleurs du secteur privé (un quart des salariés de ce pays) partirent en grève pendant presque deux semaines en mai 1998. Ce mouvement révéla :
- une tendance à la massivité des luttes ;
- l’obligation pour les syndicats de reprendre leurs habitudes de contrôler, isoler et saboter les mouvements de luttes de sorte que les ouvriers à la fin de ces mouvements n’apparurent pas euphoriques (comme en France en 1995) mais avaient perdus leurs illusions ;
- la nécessité pour la bourgeoisie de reprendre internationalement sa politique de minimisation de luttes ou, chaque fois que possible, de faire le black out sur elles afin de ne pas étaler le “ mauvais exemple ” de la résistance ouvrière.
Depuis lors, cette vague de luttes s’est poursuivie dans deux directions :
- des actions à grande échelle organisées par les syndicats (Norvège, Grèce, Etats-Unis, Corée du Sud) sous la pression d’un mécontentement ouvrier grandissant ;
- une multiplication de petites luttes non-officielles, quelques fois même spontanées, dans les nations capitalistes centrales d’Europe (France, Grande-Bretagne, Belgique, Allemagne) que les syndicats prennent en charge pour les encadrer et les isoler.
Significatifs sont les faits suivants :
- la simultanéité grandissantedes luttes à l'échelle nationale et internationale, notamment en Europe occidentale ;
- l’irruption du combat en réponse aux différents aspects des attaques capitalistes : licenciements et chômage, baisse des salaires réels, coupes sombres dans le “ salaire social ”, conditions insupportables d’exploitation, réduction de congés etc. ;
- l’embryon d’une réflexion au sein de la classe sur les revendications et comment lutter et même sur l’état actuel de la société ;
- l’obligation pour la bourgeoisie – bien que les syndicats officiels ne soient pas encore sérieusement discrédités dans les récents mouvements – de développer à temps la carte du “ syndicalisme de combat ” ou “ de base ” avec l’implication forte du gauchisme.
15) Malgré ces pas en avant, l’évolution de la lutte de classe depuis 1989 est restée difficile non sans reculs, surtout à cause :
- du poids de la décomposition, un facteur de plus en plus prégnant contre le développement d’une solidarité collective et d’une réflexion théorique, historique et cohérente de la classe ;
- de la véritable dimension du recul qui a débuté en 1989, qui, au niveau de la conscience, va peser négativement et à long terme puisque c’est la perspective du communisme elle-même qui a été attaquée.
Soulignant ce recul - qui a fait revenir la lutte prolétarienne à plus de dix ans en arrière –est le fait qu’à l’époque de la décomposition, le temps ne joue plus en faveur du prolétariat. Bien qu’une classe non-vaincue puisse empêcher la dérive vers la guerre mondiale, elle ne peut empêcher la prolifération de toutes les manifestations de pourrissement d’un ordre social en décomposition.
En fait, ce recul est lui-même l’expression d’un retard de la lutte prolétarienne, face à une accélération générale du déclin du capitalisme. En particulier, malgré toute la signification de la Pologne en 1980 pour la situation mondiale, neuf ans plus tard, ce n’est pas la lutte de classe internationale qui a fait tomber le Stalinisme en Europe de l’Est – la classe ouvrière étant complètement absente au moment de son effondrement.
Néanmoins, la faiblesse centrale du prolétariat entre 1968 et 1989 ne consistait pas en un retard général (à l’opposé du rapide développement de la situation révolutionnaire qui a surgi de la Première Guerre mondiale, la lente évolution depuis 1968 en réponse à la crise économiques a de nombreux avantages) mais avant tout d’une difficulté dans la politisation de son combat.
Cette difficulté est le résultat du fait que la génération qui, en 1968, a mis un terme à la plus longue contre-révolution de l’histoire a été coupée de l’expérience des générations passées de sa classe et a réagi aux traumatismes infligés par la Social-Démocratie et le Stalinisme avec une tendance à rejeter la “ politique ”.
Ainsi le développement d'une telle “ culture politique ” devient la question centrale des luttes à venir. Cette question, en fait, contient la réponse à une seconde question : comment compenser le terrain perdu au cours des années passées pour surmonter l’amnésie présente de la classe concernant les leçons de ses luttes avant 1989 ?
Il est clair que cela ne peut être fait en répétant les combats des deux décennies précédentes : l’histoire ne permet pas de telles répétitions, encore moins aujourd’hui quand le temps manque à l’humanité. Mais surtout, le prolétariat est une classe historique. Même si les leçons de 20 années sont absentes actuellement de sa conscience, en réalité le processus de “ politisation ” n’est rien d’autre que la redécouverte des leçons du passé dans la trajectoire de redéveloppement de la perspective de lutte.
16) Nous avons de bonnes raisons de penser que la période qui vient, sur le long terme, sera par beaucoup de côtés particulièrement favorable pour une telle politisation. Ces facteurs favorables incluent :
- l’état avancée de la crise elle-même, impulsant la réflexion prolétarienne sur le besoin de confronter et dépasser le système ;
- le caractère de plus en plus massif, simultané et généralisé des attaques, posant le besoin d’une réponse de classe généralisée. Cela comprend la question de plus en plus grave du chômage, la réflexion sur la faillite du capitalisme et aussi le problème de l'inflation, qui est moyen employé par le capitalisme pour piller la classe ouvrière et d’autres couches de la société.
Cela comprend aussi le problème de la répression de l'Etat, poussé de plus en plus à mettre hors la loi toute véritable expression de la lutte prolétarienne.
Cela comprend enfin l’omniprésence de la guerre, détruisant les illusions sur un possible capitalisme “ pacifique ”. La guerre actuelle dans les Balkans, une guerre au cœur du centre du capitalisme, va avoir un impact significatif sur la conscience des ouvriers, malgré les alibis humanitaires. Quelque soit l'impact qu'elle puisse avoir dans l'évolution des lutte immédiates, elle va exprimer de façon accrue la perspective catastrophique que le capitalisme offre à l'humanité. En plus, le glissement accéléré vers la guerre va démander l'augmentation des budgets de guerre et, par voie de conséquence, des sacrifices de plus en plus extrêmes pour le prolétariat ogligeant ce dernier à défendre ses intérêts contre ceux du capital national.
Parmi les autres facteurs favorables, il faut relever :
- le renforcement de la combativité d’une classe non-défaite. C’est seulement en engageant le combat que les ouvriers peuvent rentrer en possession de l’expérience d’être une partie d’une classe collective, retrouver leur confiance en eux qu'ils avaient perdue, commencer à poser les questions de classe sur un terrain de classe et une fois de plus croiser le fer avec le syndicalisme et le gauchisme ;
- l’entrée en lutte d’une seconde et nouvelle génération d’ouvriers. La combativité de cette génération est toujours pleinement intacte. Née dans un capitalisme en crise, elle est débarrassée de certaines des illusions de la génération d'après 1968. Surtout, contrairement aux ouvriers d’après 1968, les jeunes prolétaires d’aujourd’hui peuvent apprendre d’une génération avant eux qui a déjà une expérience considérable de lutte à transmettre. Ainsi, les leçons “ perdues ” du passé peuvent être retrouvées dans la lutte par la combinaison de deux générations de prolétaires : c'est le processus normal d’accumulation de l’expérience historique que la contre-révolution avait brutalement interrompue.
- cette expérience de réflexion commune sur le passé, face au besoin d’un combat généralisé contre un système agonisant va donner naissance à des cercles de discussion ou des noyaux d'ouvriers avancés qui vont essayer de se réappropier les leçons de l'histoire du mouvement ouvrier. Dans une telle perspective, la responsabilité de la Gauche Communiste sera beaucoup plus grande que dans les années 1930.
Ce potentiel n’est pas un vœu pieux. Il est déjà confirmé par la bourgeoisie qui est pleinement consciente de ce danger potentiel et qui réagit déjà de façon préventive par des dénigrements incessants contre le passé et le présent révolutionnaire de son ennemi de classe.
Surtout, au vu de la dégradation de la situation mondiale, la bourgeoisie craint que la classe ne découvre ces épisodes qui démontrent la puissance du prolétariat, qu’elle est la classe qui détient les clés du futur de l’humanité entre ses mains : la vague révolutionnaire de 1917-1923, le renversement de la bourgeoisie en Russie, la fin de la Première Guerre mondiale via le mouvement révolutionnaire en Allemagne.
17) Cette inquiétude de la classe dominante face au danger prolétarien n’est pas moins reflétée dans la venue au pouvoir de la gauche dans 13 des 15 pays de l’Union Européenne.
Le retour de la gauche au gouvernement dans tant de pays importants, en commençant par les Etats-Unis après la Guerre du Golfe, est rendu possible par le choc sur la conscience prolétarienne subi avec les événements de 1989, comme le CCI l’avait pointé en 1990 :
“ C’est pour cette raison, en particulier, qu'il convient aujourd'hui de mettre à jour l’analyse développée par le CCI sur la "gauche dans l’opposition". Cette carte était nécessaire à la bourgeoisie depuis la fin des années 1970 et tout au long des années 1980 du fait de la dynamique générale de la classe vers des combats de plus en plus déterminés et conscients, de son rejet croissant des mystifications démocratiques, électorales et syndicales. (…) En revanche, le recul actuel de la classe n'impose plus à la bourgeoisie, pour un certain temps, l'utilisation prioritaire de cette stratégie. Cela ne veut pas dire que dans ces derniers pays on verra nécessairement la gauche retourner au gouvernement : nous avons, à plusieurs reprises, mis en évidence qu'une telle formule n'est indispensable que dans les périodes révolutionnaires ou de guerre impérialiste. Par contre, il ne faudra pas être surpris s'il advient un tel évènement, ou bien considérer qu'il s'agit d'un ”accident” ou l'expression d'une “faiblesse particulière” de la bourgeoisie de ces pays. ” (Revue Internationale n°61)
La résolution du 12e Congrès du CCI au printemps 1997, après avoir correctement prédit la victoire des Travaillistes aux élections générales de mai 1997 en Grande-Bretagne, ajoutait :
“ …il est important de souligner le fait que la classe dominante ne va pas revenir aux thèmes des années 1970 quand l’"alternative de gauche" avec son programme de mesures "sociales", et même de nationalisations, était mis en avant afin de briser l’élan de la vague de luttes qui avait débutée en 1968, en dévoyant le mécontentement et la militance vers l’impasse des élections. ”
La victoire électorale de Schröder-Fischer sur Khol en Allemagne à l’automne 1998 a confirmé :
- que le retour de gouvernements de gauche n’est en aucune façon un retour aux années 1970 : le SPD n’est pas revenu au pouvoir à l’occasion de grandes luttes, comme cela avait été le cas sous Brandt. Il n’a fait aucune promesse électorale irréaliste avant et poursuit une politique très “ modérée ” et “ responsable ” au gouvernement ;
- que dans la présente phase de lutte de classe, ce n’est pas un problème pour la bourgeoisie de mettre la gauche, en particulier les Sociaux-démocrates, au gouvernement. En Allemagne, il aurait été plus facile que dans d’autres pays de laisser la droite au gouvernement. Contrairement à la plupart des autres puissances occidentales, où les partis de droite sont soit dans un état de confusion (France, Suède), soit divisés sur la politique étrangère (Italie, Grande-Bretagne) ou accablés par des tendances irresponsables arriérées (Etats-Unis), en Allemagne, la droite, bien que quelque peu usée par 16 années de gouvernement, est en ordre de marche et est tout à fait capable de s’occuper des affaires de l'état allemand.
Cependant, le fait que l’Allemagne, le pays ayant aujourd’hui l’appareil politique le plus réglé et cohérent (reflétant son statut de leader de bloc impérialiste potentiel) ait porté au pouvoir le SPD, révèle que la carte de la gauche au gouvernement n’est pas seulement possible aujourd’hui mais est devenue une relative nécessité (tout comme la gauche dans l'opposition dans les années 1980 en était relativement une) dans le sens que ce serait une erreur pour la bourgeoisie de ne pas jouer cette carte maintenant.
Nous avons déjà montré quelles nécessités au niveau de la politique impérialiste et de la gestion de la crise avaient ouvert la voie pour la gauche au gouvernement. Mais sur le front social également, il y a surtout deux raisons importantes pour de tels gouvernements aujourd’hui :
- après de longues années de gouvernement de droite dans des pays-clé comme la Grande-Bretagne et l’Allemagne, la mise en place de la mystification électorale demande l’alternative démocratique maintenant – d’autant plus que dans l’avenir il deviendra beaucoup plus difficile d’avoir la gauche au gouvernement. Déjà, contre la vague révolutionnaire de 1917-1923 et plus encore depuis la chute du Stalinisme, la démocratie bourgeoise s'est confirmée comme la plus importante mystification anti-prolétarienne de la classe dominante, une mystification qui doit être de façon permanente alimentée.
- bien que la gauche ne soit pas nécessairement la plus adaptée pour porter des attaques à la classe ouvrière aujourd’hui, elle a l’avantage sur la droite d’attaquer d’une manière plus prudente et surtout moins provocante que la droite. C’est une qualité très importante à l’heure actuelle où il est vital pour la bourgeoisie d’éviter autant que possible des luttes importantes et massives de son ennemi mortel, puisque de telles luttes sont la première condition - et possèdent aujourd’hui un important potentiel - pour le développement de la confiance en soi et de la conscience politique du prolétariat comme un tout.
II. LES ANNEES 1980
Dans le numéro précédent de la Revue internationale, nous avons vu que le capitalisme, confronté depuis 1967 à la réapparition de la forme ouverte de sa crise historique, a déployé les moyens d'intervention de l'Etat dans l'économie pour tenter de ralentir et de reporter ses effets les plus nocifs vers les pays plus périphériques, vers les secteurs les plus faibles du capital et, évidemment, sur l'ensemble de la classe ouvrière. Nous avons analysé l'évolution de la crise et la réponse du capitalisme pendant les années 1970. Nous allons voir maintenant cette évolution tout au long des années 1980. Cette analyse nous permet de comprendre pourquoi la politique menée par les Etats, c'est-à-dire « la politique d'accompagnement de la crise pour provoquer une chute lente et échelonnée », n'a apporté aucune solution sinon celle d'aggraver de plus en plus les contradictions de fond du capitalisme.
La crise de 1980-82
Au 2e congrès international du CCI en 1977 ([1] [211]), nous avons mis en relief que les politiques d'expansion que venait d'employer le capitalisme étaient chaque fois moins efficaces et menaient à une impasse. L'oscillation entre les « relances » qui provoquaient l'inflation et les politiques de freinage qui aboutissaient à des récessions conduisait à ce que les économistes bourgeois appelaient la « réflation » (à la fois récession et inflation), démontrant ainsi la gravité de la situation du capitalisme et le caractère insoluble de ses contradictions. Le mal incurable de la surproduction, à son tour, aggravait globalement les tensions impérialistes de telle manière que les dernières années de la décennie ont connu un aiguisement considérable des confrontations militaires et un accroissement de l'effort d'armement tant au niveau nucléaire qu'au niveau « conventionnel » ([2] [212]).
Les années 1980 commencent par une récession ouverte qui se prolonge jusqu'en 1982 et qui, sur toute une série d'aspects importants, est bien plus grave que la précédente, celle de 1974-75. Il y a un ralentissement de la production (la production industrielle de Grande-Bretagne tombe en 1982 au niveau de celle de 1967), une augmentation spectaculaire du chômage (en 1982, les Etats-Unis enregistrent en un mois un demi-million de chômeurs en plus) et, pour la première fois depuis 1945, le commerce mondial chute pendant deux années consécutives (3[3] [213]). Les fermetures d'entreprises et les licenciements massifs se produisent à un niveau jamais vu depuis la crise de 1929. Ce que l'on appelle la désertification industrielle et agricole commence à se développer et ne va pas cesser de s'accroître depuis. D'une part, des régions entières de vieille tradition industrielle voient la fermeture systématique des usines et des mines et le chômage monter en flèche jusqu'à des taux de 30 %. C'est ce qui se produit dans des régions comme celles de Manchester, Liverpool ou Newcastle en Grande-Bretagne, celle de Charleroi en Belgique, celle de Détroit aux Etats-Unis ou la Lorraine en France. D'autre part, la surproduction agricole est telle que, dans de nombreux pays, les gouvernements subventionnent l'abandon de vastes zones, suppriment brutalement les aides aux exploitations agricoles et de pèche, ce qui provoque des faillites en cascade chez les paysans petits et moyens et le chômage des travailleurs agricoles.
Cependant, à partir de 1983, se produit une reprise de l'économie qui, dans un premier temps, va rester limitée aux Etats-Unis et, à partir de 1984-85, va atteindre l'Europe et le Japon. Cette reprise est fondamentalement permise grâce à l'endettement colossal des Etats-Unis qui ont soutenu la production et servi de locomotive aux économies du Japon et de l'Europe occidentale.
Ce sont les fameuses « Reaganomics » qui, à l'époque, sont présentées comme la solution enfin trouvée à la crise du capitalisme. De surcroît, cette « solution » est présentée comme un retour à « l'essence du capitalisme ». Face aux « excès » de l'intervention de l'Etat qui avait caractérisé les politiques économiques des Etats pendant les années 1970 (c'est-à-dire le keynésianisme) et qui était qualifiée de « socialiste » ou de « tendance au socialisme », les nouveaux théoriciens de l'économie se présentent comme « néo-libéraux » et répandent aux quatre vents leurs recettes du « moins d'Etat » , du « marché libre », etc.
En réalité, les Reaganomics ne résolvent pas grand chose (à partir de 1985, comme nous le verrons plus loin, il faudra payer la facture de l'endettement des Etats-Unis), et ne sont pas l'occasion d'un véritable « retrait de l'Etat ». Ce que fait l'administration Reagan c'est de lancer un programme massif de réarmement (la dite « guerre des étoiles » qui va puissamment contribuer à mettre à genoux le bloc rival) au moyen du recours classique à l'endettement étatique. La fameuse locomotive ne s'alimente pas avec un bon combustible constitué par une expansion véritable du marché, mais avec celui frelaté de l'endettement généralisé.
La « nouvelle » politique d'endettement
La seule nouveauté de la politique de Reagan est la forme de réalisation de l'endettement. Pendant les années 1970, les Etats étaient les responsables directs de celui-ci par des déficits croissants de la dépense publique financés par l'augmentation de la masse monétaire. Ceci supposait que c'était l'Etat qui procurait l'argent aux banques pour que celles-ci prêtent aux entreprises, aux particuliers ou aux autres Etats. C'est ce qui provoquait la dépréciation continuelle de l'argent et l'explosion de l'inflation qui en résultait.
Nous avons déjà vu l'impasse croissante dans laquelle se trouvait l'économie mondiale et particulièrement l'économie des Etats-Unis à la fin des années 1970. Pour sortir de celle-ci, durant les deux dernières années de l'administration Carter, le responsable de la Réserve fédérale, Volker, changea radicalement la politique du crédit. Il ferma le robinet de l'émission monétaire, ce qui provoqua la récession de 1980-82, mais simultanément il ouvrit la voie au financement massif par l'émission de bons et obligations qui se renouvelaient constamment sur le marché des capitaux. Cette orientation sera reprise et généralisée par l'administration Reagan et, plus tard, s'étendra à tous les pays.
Le mécanisme d'« ingénierie financière » est le suivant. D'un côté, l'Etat émet des bons et des obligations pour financer ses déficits énormes et toujours croissants qui sont souscrits par les marchés financiers (banques, entreprises et particuliers). D'un autre côté, il pousse les banques à chercher sur le marché le financement de leurs prêts, recourant, à leur tour, à l'émission de bons et obligations et à des augmentations de capital (émission d'actions). Il s'agit d'un mécanisme hautement spéculatif qui consiste à essayer de tirer profit du développement d'une masse croissante de capital fictif (plus-value immobilisée incapable d'être investie dans un nouveau capital).
De cette manière, les fonds privés tendent à peser beaucoup plus que les fonds publics dans le financement de la dette (publique et privée).
Financement de la dette publique aux Etats-Unis (milliards de dollars)
Fonds 1980 1985 1990 1995 1997
Publics 24 45 70 47 40
Privés 46 38 49 175 260
Source : Global Developmement Finance
Ceci signifie moins une diminution du poids de l'Etat (comme le proclament les « libéraux ») qu'une réponse aux nécessités chaque fois plus écrasantes de financement (et particulièrement de liquidités immédiates) qui obligent à une mobilisation massive de tous les capitaux disponibles.
La mise en marche de cette politique prétendument « libérale » et « monétariste » signifie que la fameuse locomotive Etats-Unis est financée par le reste de l'économie mondiale. En particulier, par le capital japonais qui, du fait de son énorme excédent commercial, souscrit massivement aux bons et obligations du Trésor américain ainsi qu'aux différentes émissions des entreprises de ce pays. Le résultat est que les Etats-Unis qui, depuis 1914, étaient le premier créditeur mondial se transforment en premier débiteur mondial. Un autre conséquence est qu'à la fin des années 1980, les banques japonaises possèdent pratiquement 50 % des actifs immobiliers américains. Enfin, cette forme d'endettement fait que, « alors que dans la période 1980-82 les pays industrialisés ont versé aux dits pays en développement 49 000 millions de dollars plus que ce qu'ils ont reçu, dans la période 1983-89 ce sont ces derniers qui ont fourni aux premiers plus de 242 000 millions de dollars. » (Prometeo n° 16, organe de Battaglia Comunista, « Une nouvelle phase dans la crise capitaliste », décembre 1998)
Pour rembourser les intérêts et l'essentiel des bons émis l'usage consiste à recourir à de nouvelles émissions de bons et obligations. Cependant ceci signifie de plus en plus de dettes et par voie de conséquence le risque que les prêteurs ne veuillent plus souscrire à de nouvelles émissions. Pour continuer à les appâter, on recoure à des réappropriations régulières du dollar en utilisant différents artifices de réévaluation de la devise. Le résultat est, d'une part, un énorme afflux de dollars sur l'ensemble de l'économie mondiale et, d'autre part, la plongée des Etats-Unis dans un énorme déficit commercial qui, année après année, va battre de nouveaux records. La majorité des Etats industrialisés suivent plus ou moins la même politique : ils jouent avec la monnaie comme instrument d'attraction des capitaux.
La manipulation des monnaies est une tendance qui va s'approfondir pendant les années 1990. La fonction classique de la monnaie sous le capitalisme était celle d'être la mesure de la valeur et l'étalon des prix, pour laquelle la monnaie de chaque Etat devait être soutenue par une proportion minimum de métaux précieux ([4] [214]). Cette réserve de métaux précieux reflétait de manière tendancielle l'accroissement et le développement de la richesse du pays, laquelle se traduisait, également tendanciellement, dans le cours de sa monnaie.
Nous avons vu dans l'article précédent comment le capitalisme a abandonné, tout au long du 20e siècle, ses réserves et a laissé circuler les monnaies sans contreparties avec les risques graves que cela comporte. Cependant, les années 1980 constituent un véritable saut qualitatif vers l'abîme : au phénomène déjà grave des monnaies complètement dissociées de toute contrepartie en or et argent, phénomène qui continue à s'accélérer tout au long de la décennie, s'est d'abord ajouté le jeu des réévaluations/dévaluations afin d'attirer les capitaux, ce qui a provoqué une spéculation effrénée sur les monnaies. Dans un second temps, il y a le recours, de manière plus systématique aux « dévaluations compétitives », c'est-à-dire des baisses du cours de la monnaie, par décret, avec l'objectif de favoriser les exportations.
Cette « nouvelle » politique économique dont les piliers sont d'une part l'émission massive de bons et obligations qui enfle constamment comme une boule de neige et d'autre part la manipulation, sans cohérence, des monnaies, suppose un « système financier » sophistiqué et complexe qui ne peut être, en réalité, que l'oeuvre des Etats et des grandes institutions financières (banques, caisses d'épargne et sociétés d'investissement, lesquelles ont des liens très étroits avec l'Etat). En apparence c'est un mécanisme « libéral » et « non interventionniste ». Dans la pratique, c'est une construction typique du capitalisme d'Etat à l'occidentale, c'est-à-dire une gestion fondée sur la combinaison entre les secteurs dominants du capital privé et l'Etat.
Cette politique nous a été présentée comme la potion magique capable de permettre une croissance économique sans inflation. Le capitalisme pendant les années 1970 s'était trouvé confronté au dilemme insoluble inflation ou récession. Maintenant, quelle que soit leur coloration politique (« socialistes », de « gauche » ou du « centre »), les gouvernants se sont convertis au nouveau credo « néo-libéral » et « monétariste » et proclament que le capitalisme a surmonté ce dilemme, l'inflation ayant été réduite à des niveaux de 2 % à 5 % sans que cela nuise à la croissance économique.
Cette politique de « lutte contre l'inflation » ou d'une prétendue « croissance sans inflation » est basée sur les mesures suivantes :
1. L'élimination des capacités productives « excédentaires » dans l'industrie et l'agriculture. Le résultat est la fermeture de nombreuses installations industrielles et des licenciements massifs.
2. La suppression drastique des subventions à l'industrie et à l'agriculture qui entraîne aussi licenciements et fermetures d'usines.
3. La pression pour réduire les coûts et augmenter la productivité, ce qui signifie, en réalité, une déflation masquée et graduelle basée sur des attaques violentes contre la classe ouvrière des pays centraux et une baisse constante des prix des matières premières.
4. Le transfert, au moyen de mécanismes de pression monétaire et, plus particulièrement, par l'afflux massif de dollars, des effets inflationnistes vers les pays plus périphériques. Ainsi au Brésil, en Argentine et en Bolivie par exemple, se produisent des explosions d'hyperinflation amenant les prix à croître jusqu'à 30% par jour !
5. Et surtout, un remboursement des dettes avec de nouvelles dettes. En passant d'un financement de la dette par l'émission de papier-monnaie à celui effectué par l'émission de titres (bons et obligations d'Etat, actions d'entreprises, etc.), on arrive à retarder plus longtemps les effets de l'inflation. Les dettes contractées par une émission de titres se remboursent avec de nouvelles émissions. Ces titres sont l'objet d'une spéculation effrénée. On surévalue ainsi leur prix (cette surévaluation vient en complément de la manipulation du cours des monnaies) et de cette manière l'énorme inflation sous-jacente se trouve toujours remise à plus tard.
La mesure n° 4 ne résout pas l'inflation mais la change simplement de lieu (le transfert se fait vers les pays plus faibles). Ce à quoi la mesure n° 5 aboutit c'est à reporter l'inflation à plus tard, gonflant en contrepartie la bombe de l'instabilité et du désordre au niveau financier et monétaire.
Quand aux mesures n° 1 à 3, si elles réduisent réellement l'inflation à court terme, leurs conséquences sont beaucoup plus graves à moyen et long terme. En effet, elles impliquent une déflation cachée, c'est-à-dire une réduction méthodique et organisée par les Etats des capacités réelles de production. Comme nous le disions dans la Revue internationale n° 59 : « La production, qui peut correspondre à des biens réellement fabriqués, n'est pas une production de valeur, (...) le capitalisme ne s'est pas enrichi, au contraire il s'est appauvri. » ([5] [215])
Le processus de désertification industrielle et agricole, la réduction énorme des coûts, les licenciements et l'appauvrissement général de la classe ouvrière qui s'opèrent, de manière systématique et méthodique par tous les gouvernements, tout au long des années 1980, et qui se poursuivent à une échelle supérieure pendant les années 1990, supposent un phénomène de déflation cachée et permanente. Alors qu'en 1929 s'était produite une déflation brutale et ouverte, le capitalisme est lancé, depuis les années 1980, dans une tendance inédite : la déflation planifiée et contrôlée, une espèce de démolition graduelle et méthodique des bases mêmes de l'accumulation capitaliste, une sorte de désaccumulation lente mais irréversible.
La réduction des coûts, l'élimination de secteurs obsolètes et non compétitifs et l'accroissement gigantesque de la productivité ne sont pas synonymes, en eux-mêmes, de croissance et développement du capitalisme. Il est certain que ces phénomènes ont accompagné les phases de développement du capitalisme au 19e siècle mais ils avaient un sens dans la mesure où ils étaient au service de l'extension et de l'élargissement des rapports de production capitalistes, de la croissance et de la formation du marché mondial. Leur fonction, à partir des années 1980, correspond à un objectif diamétralement opposé : se protéger de la surproduction. Et, de plus, ils n'aboutissent, en fait, qu'à une aggravation de la surproduction.
Pour cette raison, si ces politiques de « déflation compétitive », comme les appellent pudiquement les économistes, réduisent bien à court terme les bases de l'inflation, elles les stimulent en réalité et les renforcent à moyen et long terme, car la réduction de la base de la reproduction globale du capital ne peut être compensée que par des nouvelles masses toujours croissantes de dettes d'un côté, et de dépenses improductives (armement, bureaucratie étatique, financière et commerciale) de l'autre. Comme nous le disions dans le rapport sur la crise économique au 12e congrès du CCI : « ... le vrai danger de la "croissance" qui conduirait à l'inflation se situe ailleurs : dans le fait que toute croissance, toute prétendue reprise est basée sur une augmentation considérable de l'endettement, sur la stimulation artificielle de la demande, c'est-à-dire sur du capital fictif. C'est cela la matrice qui donne naissance à l'inflation parce qu'elle exprime une tendance profonde dans le capitalisme décadent : le divorce grandissant entre l'argent et la valeur, entre ce qui se passe dans le monde "réel" de la production des biens et un processus d'échanges qui est devenu "un mécanisme tellement complexe et artificiel" que même Rosa Luxemburg serait sidérée si elle pouvait voir cela aujourd'hui. » (Revue internationale n° 92)
Ainsi, en réalité, la seule politique qui est arrivée à maintenir un bas niveau d'inflation pendant les années 1980 et 1990 est le report permanent de la dette au moyen d'un carrousel de nouveaux titres qui se substituent aux précédents et le rejet de l'inflation globale vers les pays plus faibles (qui sont chaque fois plus nombreux).
Tout cela est clairement illustré avec la crise de la dette qui, depuis 1982, atteint les pays du tiers-monde (Brésil, Argentine, Mexique, Nigeria, etc.). Ces Etats, qui avec leurs énormes dettes avaient alimenté l'expansion des années 1970 (voir la première partie de cet article), menacent de se déclarer insolvables. Les pays plus riches réagissent immédiatement et leur viennent soi-disant en aide au moyen de plans de « restructuration » de la dette (Plan Brady) ou par l'intervention directe du Fond Monétaire International (FMI). En réalité, ce qu'ils cherchent c'est à éviter un effondrement brutal de ces Etats qui déstabiliserait tout le système économique mondial.
Les remèdes employés sont une reproduction de la « nouvelle politique d'endettement » :
- application de plans brutaux de déflation, sous l'égide du FMI et de la Banque Mondiale, ce qui suppose des attaques terribles contre la classe ouvrière et toute la population ; ces pays, qui pendant les années 1970 ont vécu le mirage du « développement », se réveillent brutalement avec le cauchemar de la misère généralisée de laquelle ils ne sortiront plus ;
- conversion des prêts en dette publique matérialisée en titres à intérêts très élevés (10 ou 20 % de plus que la moyenne mondiale) et soumis à une spéculation formidable ; l'endettement ne disparaît pas mais il se transforme en dette reportée ; avec cela le niveau de la dette des pays du tiers-monde loin de baisser croît de façon vertigineuse tout au long des années 1980 et 1990.
Le krach de 1987
A partir de 1985 la locomotive américaine commence à s'essouffler. Les taux de croissance baissent lentement mais inexorablement et touchent petit à petit les pays européens. Les politiciens et les économistes parlent d'un « atterrissage en douceur », c'est-à-dire qu'ils essaient de freiner le mécanisme d'endettement qui fait boule de neige et provoque une spéculation chaque fois plus incontrôlable. Le dollar, après des années de surévaluation, se dévalue brusquement, chutant entre 1985 et 1987 de plus de 50 %. Ceci soulage momentanément le déficit américain et parvient à réduire le paiement des intérêts de la dette. Mais la contrepartie est l'effondrement brutal de la Bourse de New York qui, en octobre 1987, chute de 27 %.
Ce chiffre est quantitativement inférieur à celui enregistré en 1929 (plus de 30 %), cependant un tableau comparatif de la situation de 1987 et 1929 permet de comprendre que les problèmes sont beaucoup plus graves en 1987.
La crise boursière de 1987 est une purge brutale de la bulle spéculative qui avait alimenté la réactivation économique des Reaganomics. Depuis lors, cette réactivation fait eau de toutes parts. La deuxième moitié des années 1980 connaît des indices de croissance de 1 % et 3 %, ce qui est, en réalité, un ralentissement. Mais en même temps, la décennie s'achève avec l'effondrement de la Russie et de ses satellites du bloc de l'Est, un phénomène qui, s'il a ses racines dans les particularités de ces régimes, est fondamentalement une conséquence de l'aggravation brutale de la crise économique mondiale.
En même temps que le phénomène de l'effondrement du bloc impérialiste russe, une tendance très dangereuse apparaît depuis 1987 : l'instabilité de tout l'appareil financier mondial, qui va être soumis à des cataclysmes chaque fois plus fréquents, à d'authentiques séismes qui montrent une fragilité et une vulnérabilité chaque fois plus grandes.
1929 : |
1987 : |
Au niveau de l’appareil productif
Crise dans les industries traditionnelles comme les mines, le textile, les chemins de fer, même si ultérieurement il y a une forte expansion. |
Au niveau de l’appareil productif
Crise chronique dans ces secteurs qui continueront à sombrer tout au long des années 1990 et de plus crise dans les secteurs « modernes » comme l’électronique, l’automobile, l’électro-ménager. |
Au niveau financier
La spéculation qui provoque le Krach était très récente (elle avait commencée en 1928) et était relativement nouvelle . |
Au niveau financier
La spéculation s’est développée depuis 1980 et avait de sérieux précédents dans la décennie antérieure (pétrodollars). |
Au niveau de la crise de surproduction
Elle se manifeste depuis 1929 après plusieurs années de croissance. |
Au niveau de la crise de surproduction
La crise précéde le Krach et dure de façon variable depuis 20 ans. |
Au niveau des politiques de capitalisme d’Etat
L’intervention de l’Etat est très limitée avant le Krach et se généralise à partir de 1933 pour juguler la crise et relancer la production. |
Au niveau des politiques de capitalisme d’Etat
L’intervention de l’Etat est massive et systèmatique depuis les années 1930 et a eu recours à de nombreuses mesures depuis 1970 pour, seulement épisodiquement, relancer la production. |
Au niveau de l’armement
La production massive de guerre retarde la crise à partir de 1934. |
Au niveau de l’armement
Le surarmement se développe depuis 1945 et dans les années 1980 connaît une accélération gigantesque qui fait que, comme carte pour pallier ou retarder la crise, c’est un moyen très usé. |
Bilan général des années 1980
Nous allons tirer quelques conclusions de l'ensemble de la décennie. Nous le ferons, comme dans l'article précédent, aussi bien sur l'évolution de l'économie que sur la situation de la classe ouvrière. La comparaison avec les années 1970 permet de constater une forte dégradation.
Evolution de la situation économique :
1) Les taux de croissance de la production atteignent un maximum en 1984 : 4,9 %. La moyenne de la période est de 3,4 % alors que la moyenne de la décennie antérieure était de 4,1 %.
2) Il y a une amputation importante dans l'appareil industriel et agricole. C'est un phénomène nouveau depuis 1945 qui affecte clairement les grands pays industrialisés. Le tableau suivant qui fait référence à trois pays centraux (Allemagne, Grande-Bretagne et Etats-Unis) met en évidence une chute très forte dans l'industrie et les mines et un déplacement de la croissance vers des secteurs non productifs et de caractère spéculatif.
Evolution de la production par secteurs entre 1974 et 1987
Allemagne Grande-Bretagne Etats-Unis
Mines - 8.1 - 42.1 - 24.9
Industries - 8.2 - 23.8 - 6.5
Construction - 17.2 - 5.5 12.4
Commerce et Hôtellerie - 3.1 5 15.2
Finances et Assurances 11.5 41.9 34.4
Source : OCDE.
3) La majorité des secteurs productifs subissent une baisse dans leurs chiffres de production, baisse qu'on observe aussi bien dans les secteurs dits « traditionnels » (chantiers navals, acier, textile, mines) que dans les secteurs de pointe (automobile, électronique, électro-ménager). Ainsi, par exemple, dans l'automobile, l'indice de production de 1987 est le même qu'en 1978.
4) Dans l'agriculture la situation est désastreuse :
- Les pays de l'Est et du tiers-monde se voient obligés pour la première fois depuis 1945 d'importer des aliments de première nécessité.
- Dans l'Union européenne, on décide de mettre en jachère 20 millions d'hectares.
5) Il est certain qu'il se produit un accroissement de l'industrie informatique, des télécommunications et des secteurs de l'électronique. Cependant, cette croissance ne compense pas la chute de l'industrie lourde et de l'agriculture.
6) Les phases de relance n'affectent désormais plus l'ensemble de l'économie mondiale. Elles sont plus courtes et s'accompagnent de phases de ralentissement (par exemple, entre 1987 et 1989) :
- les relances sont élevées aux Etats-Unis pendant la période 1983-85 mais, entre 1986-89, elles sont plus basses que la moyenne des années 1970 ;
- elles sont faibles (situation globale de demi ralentissement) dans tous les pays d'Europe occidentale, excepté l'Allemagne ;
- un grand nombre de pays du tiers-monde décrochent du train de la croissance et sombrent dans le marasme ;
- les pays de l'Est subissent un ralentissement quasi général pendant toute la décennie (à l'exception de la Hongrie et de la Tchécoslovaquie).
7) Le Japon et l'Allemagne parviennent à maintenir un niveau de croissance acceptable à partir de 1983. Cette croissance est supérieure à la moyenne et permet de substantiels excédents commerciaux qui en font de gros créditeurs financiers. Cependant, les indices de croissance ne sont pas aussi hauts que dans les décennies précédentes.
Moyenne de croissance annuelle du PIB du Japon
1960-70 8,7%
1970-80 5,9%
1980-90 3,7%
Source : OCDE
8) Les prix des matières premières connaissent une chute tout au long de la décennie (sauf dans la période 1987-88). Cela permet aux pays industrialisés d'alléger les tensions inflationniste sous-jacentes au prix de la plongée progressive des pays du « tiers-monde » (producteurs de matières premières) dans un marasme total.
9) La production d'armements connaît l'accroissement le plus important de l'histoire : entre 1980 et 1988 elle augmente de 41 % aux Etats-Unis selon les chiffres officiels. Cette augmentation suppose, comme cela a déjà été mis en évidence par la Gauche communiste, un affaiblissement à terme de l'économie. Cela se vérifie pour le capital américain : en même temps que croît sa part dans la production mondiale d'armements, la part de ses exportations dans le commerce mondial de secteurs clé décroît. C'est ce que montre le tableau ci-dessous.
Pourcentage des exportations des Etats-Unis dans le commerce mondial
1980 1987
Machines-outils 12,7% 9%
Automobiles 11,5% 9,4%
Informatique 31% 22%
10) L'endettement connaît une explosion brutale aussi bien quantitative que qualitative.
Au niveau quantitatif,
- il augmente de façon incontrôlé dans les pays du « tiers-monde ».
Dette en millions de dollars des pays sous-développés
1980 580.000
1985 950.000
1988 1.320.000
Source : Banque Mondiale
- il monte en flèche de façon spectaculaire aux Etats-Unis.
Dette totale en millions de dollars des Etats-Unis
1970 450.000
1980 1.069.000
1988 5.000.000
Source : OCDE
- il cependant modéré au Japon et en Allemagne.
Au niveau qualitatif :
- les Etats-Unis deviennent un pays débiteur en 1985 après avoir été, dans les années 1970, un pays créditeur ;
- en 1988, les Etats-Unis deviennent le pays le plus endetté de la planète non seulement de manière quantitative mais aussi qualitative ; ainsi, à cette date, alors que la dette extérieure du Mexique représente 9 mois de son PNB et celle du Brésil 6 mois, celle des Etats-Unis en représente 2 ans !
- le poids du remboursement des intérêts de prêts atteint dans les pays industrialisés une moyenne de 19 % du budget de l'Etat.
11) L'appareil financier, jusqu'alors relativement stable et sain, commence à subir, à partir de 1987, des turbulences chaque fois plus sérieuses :
- Faillites bancaires significatives : la plus importante est celle des caisses d'épargne américaines en 1988 avec un trou de 500 000 millions de dollars.
- Commence une succession de krachs boursiers périodiques à partir de 1987 : en 1989 il y aura un autre krach même si ses effets seront affaiblis du fait des mesures étatiques de suspension immédiate des cotations lorsqu'elles passent au dessus de 10 %.
- La spéculation monte en flèche de manière spectaculaire. Au Japon, par exemple, la spéculation immobilière démesurée provoque un krach en 1989 dont les conséquences continuent à se faire sentir depuis.
Situation de la classe ouvrière :
1) Nous assistons à la plus importante vague de licenciements depuis 1945. Le chômage monte en flèche dans les pays industrialisés.
Nombre de chômeurs dans les 24 pays de l'OCDE
1979 18.000.000
1989 30.000.000
Source : OCDE
2) Dans les pays industrialisés, à partir de 1984, la tendance au sous-emploi apparaît (travail à temps partiel, intermittent, précaire) alors que le sous-emploi se généralise dans les pays du « tiers-monde ».
3) A partir de 1985, les gouvernements des pays industrialisés adoptent des mesures qui favorisent les contrats à durée déterminée sous prétexte de « lutte contre le chômage », de telle manière qu'en 1990 ceux-ci représentent 8 % du personnel dans les pays de l'OCDE. Le travail fixe commence à diminuer.
4) Les salaires augmentent nominalement de façon très faible (moyenne de 3 % dans les pays de l'OCDE entre 1980-88) ce qui ne parvient pas à compenser l'inflation malgré le niveau très bas de celle-ci.
5) Les prestations sociales (aides, système de Sécurité sociale, subventions au logement, à la santé et à l'enseignement) connaissent les premières coupes importantes.
La dégradation des conditions de vie de la classe ouvrière est dramatique dans les pays « sous-développés » et forte dans les pays industrialisés. Dans ces derniers, elle n'est pas douce et lente comme dans la décennie précédente bien que les gouvernements, afin d'éviter une riposte unifiée de la part de la classe ouvrière, font tout pour étaler les attaques, évitant autant que possible qu'elles soient trop brusques et généralisées.
Cependant, pour la première fois depuis 1945, le capitalisme est incapable d'augmenter la force de travail totale : le nombre de salariés augmente à un rythme inférieur à celui de la population mondiale. En 1990, l'Organisation internationale du travail avance un chiffre de 800 millions de chômeurs. C'est un indicateur très clair de l'aggravation provoquée par la crise du capitalisme et le démenti le plus catégorique aux discours mensonger de la bourgeoisie sur la reprise de l'économie.
Adalen.
[1] [216] Voir revue Internationale n°11, « De la crise à l’économie de guerre », rapport sur la situation économique mondiale du 2° congrès.
[2] [217] La décénnie s’est terminée avec l’invasion russe de l’Afghanistan qui provoqua une guerre importante et devastratrice.
[3] [218] Revue Internationale n°26, « Résolution sur la crise ».
[4] [219] « Tout pays doit avoir un fond de réserve, aussi bien pour son commerce extérieur que pour sa circulation intérieure. Les fonctions
de ces réserves obeissent en partie à la fonction de l’argent comme moyen intérieur de circulation et de paiement, et en partie à sa fonction comme monnaie universelle. » (Marx, Le Capital, Livre I, Section 1, chapitre 3). Marxspécifie plus loin que : « les pays dans lesquels la production a atteint un haut degrès de développement limitent les trésors accumulés dans les banques au minimum que ses fonctions spécifique réclament. »
[5] [220] Rapport sur la crise au 8° congrès du CCI.
1920 : LE PROGRAMME DU K.A.P.D
Introduction
Avec la publication du programme du Parti communiste ouvrier d'Allemagne de 1920 (KAPD), nous terminons la partie de cette série consacrée aux programmes des partis communistes qui sont nés à l'apogée de la vague révolutionnaire (voir Revue internationale n° 93, "Le programme du KPD" ; n° 94, "La plate-forme de l'Internationale communiste" ; n° 95, "Le programme du parti communiste russe").
Nous avons traité par ailleurs l'arrière-plan historique de la formation du KAPD (voir la série d'articles sur la révolution allemande, en particulier dans la Revue internationale n° 89). La scission dans le jeune KPD a été sur beaucoup d'aspects une tragédie pour le développement de la révolution prolétarienne, mais ce n'est pas le lieu ici d'en analyser les causes et les conséquences. Notre but, en publiant le programme du KAPD, est de montrer le degré de clarté révolutionnaire que ce document représente, puisqu'il n'y a pas de doute que pratiquement toutes les meilleures forces du communisme en Allemagne rejoignirent le KAPD.
Selon la fable gauchiste (basée sur les conceptions, malheureusement fausses, adoptées par l'Internationale communiste après 1920), le KAPD a été la manifestation d'un courant insignifiant, sectaire, semi-anarchiste, qui a été liquidé une fois pour toutes par la publication du livre de Lénine Le gauchisme, maladie infantile du communisme. En fait, comme nous l'avons aussi montré par ailleurs (en particulier dans notre introduction à la plate-forme de l'IC), au plus haut de la vague révolutionnaire les positions de la gauche ont été dans une grande mesure dominantes à la fois dans le KPD et dans l'IC elle-même. Il est vrai que, à partir de 1920, au sein de l'IC et des partis qui la composaient, les premiers effets de la stagnation de la révolution mondiale et de l'isolement de la Russie soviétique ont commencé à se faire sentir, donnant naissance à une réaction conservatrice qui allait de plus en plus placer la gauche en situation d'opposition. Mais même comme opposition, les communistes de gauche étaient loin d'être une secte infantile ou anarchiste. En effet, ce qui ressort plus que tout autre chose de ce programme est combien les positions caractéristiques du KAPD (le rejet des tactiques parlementaire et syndicale qui seront bientôt adoptées par l'IC) se sont fondées sur une véritable assimilation de la conception marxiste de la décadence du capitalisme qui est affirmée dans le paragraphe introductif du même programme. Cette conception avait été affirmée avec une égale insistance au congrès de fondation de l'IC, mais l'Internationale comme un tout allait ensuite se montrer incapable d'en tirer toutes les implications au niveau programmatique.
La position du KAPD sur le parlement et les syndicats n'avait rien de commun avec le moralisme et le rejet de la politique préconisés par les anarchistes puisque, comme le porte-parole du KAPD Appel (Hempel) l'argumenta au 3e congrès de l'IC en 1921, elle était basée sur la reconnaissance que la participation au parlement et aux syndicats avait bien sûr été une tactique valable dans la période ascendante du capitalisme mais qu'elle était devenue obsolète dans la nouvelle période de déclin du capitalisme. En particulier, le programme montre que la gauche allemande avait déjà établi les bases théoriques pour expliquer comment les syndicats sont devenus "un des principaux piliers de l'Etat capitaliste."
L'accusation de sectarisme a aussi été portée à propos de ce que le KAPD mettait en avant comme alternative aux syndicats. Dans sa Maladie infantile, par exemple, Lénine accuse le KAPD de tenter de remplacer les organisations syndicales de masse existantes par des "syndicats révolutionnaires purs" [vérifier la citation]. En fait la méthode du KAPD était dans sa quintessence la méthode marxiste, consistant notamment à faire le lien avec le mouvement réel de la classe. Comme Hempel le pose au 3e congrès :"... comme communistes, comme gens qui veulent et doivent prendre la direction de la révolution, nous sommes obligés d'examiner l'organisation du prolétariat sous cet angle. Ce que nous, le KAPD, disons n'est pas né, comme le croit le camarade Radek, dans la tête et dans le [crucible] du camarade Gorter en Hollande, mais à travers l'expérience des luttes que nous avons menées depuis 1919." (La gauche allemande, Invariance, 1973, p.32) C'est, en effet, le mouvement réel de la classe qui a donné naissance aux conseils ouvriers ou soviets dans la première explosion de la révolution, et cela en s'opposant directement à la fois au parlementarisme et au syndicalisme. Après la dissolution ou la récupération par la bourgeoisie des conseils ouvriers qui avaient surgi en Allemagne, les luttes les plus combatives ont donné naissance aux "organisations d'usine" auxquelles il est fait référence en partie dans le programme. Il est vrai que l'insistance sur ces organisations sur les lieux de travail, plus locales, plutôt que sur les soviets centralisés était le résultat du caractère défensif de la dynamique dans laquelle la classe était entraînée. Ne comprenant pas vraiment ce qui se passait, le KAPD tendait à développer une vision fausse selon laquelle les organisations d'usine, regroupées en "Unionen", pourraient exister un peu comme des noyaux permanents des conseils du futur. Mais, parce qu'à l'époque du programme, les "Unionen" regroupaient plus de 100 000 militants ouvriers, elles n'étaient en rien une construction artificielle du KAPD.
Une autre accusation fréquemment portée au KAPD était qu'il était "antiparti". Cette formulation déforme complètement la réalité complexe du mouvement révolutionnaire allemand de l'époque. Dans une certaine mesure, le KAPD exprimait réellement un haut degré dans la clarification du rôle du parti communiste. Nous avons déjà publié les "Thèses sur le rôle du parti" du KAPD (Revue internationale n° 41, 2e trimestre 1985), qui avait été fondé sur la reconnaissance (héritée en grande partie de l'expérience bolchevik) qu'à l'époque de la révolution le parti ne pouvait pas être une organisation de "masse" mais était une minorité avancée programmatiquement dont la tâche essentielle était, par sa participation déterminée dans la lutte de classe, d'élever la "conscience de soi du prolétariat" ainsi que le programme l'affirme. Celui-ci contient aussi les premièrs éléments critiques de l'idée que la dictature du prolétariat est exercée par le parti. C'est une conception (ou plutôt une pratique, puisqu'elle n'a été théorisée que plus tard) qui devait avoir des conséquences désastreuses pour les bolcheviks en Russie.
Il n'y a pas de doute cependant qu'il y avait d'autres tendances dans le KAPD à l'époque et que certaines d'entre elles, en particulier le courant "conseilliste" autour de Otto Ruhle, étaient à l'évidence influencées par l'anarchisme. La rançon payée à ce courant est reflétée dans la préface du programme qui contient la notion fédéraliste et même individualiste selon laquelle "l'autonomie des membres dans toutes les circonstances est le principe de base du parti prolétarien, qui n'est pas un parti dans le sens traditionnel." Parce que le KAPD avait été dans une large mesure contraint de sortir du KPD à cause des manoeuvres de la clique irresponsable autour de Paul Levi, cette réaction contre les "chefs" incontrôlés et la politicaillerie bourgeoise était compréhensible. Mais elle exprimait aussi une faiblesse sur la question d'organisation qui, avec le reflux ultérieur de la révolution, allait avoir des conséquences désastreuses pour la survie de la gauche allemande.
La tendance "conseilliste" exprimait aussi une tendance à rompre la solidarité avec la révolution russe alors que celle-ci connaissait des conditions difficiles imposées par l'isolement et la guerre civile. Cette tendance se manifestera plus tard par un rejet ouvert de toute l'expérience russe comme n'étant rien de plus qu'une révolution bourgeoise tardive. Mais sur ce point il n'y avait pas du tout d'ambiguïté dans le programme : la solidarité avec le pouvoir soviétique assiégé est explicite dès le début; et la victoire de la révolution en Allemagne est également très clairement perçue comme la clé de la victoire de la révolution mondiale, donc du salut du bastion révolutionnaire en Russie.
Une comparaison avec les "mesures pratiques" contenues dans le programme du KPD de 1918 montre une grande similarité avec celles du programme du KAPD, ce qui ne devrait pas être une surprise. Ce dernier est cependant plus clair sur les tâches internationales de la révolution allemande. Il va également plus loin sur la question du contenu économique de la révolution, insistant sur la nécessité de prendre des mesures immédiates d'orientation de la production vers les besoins plutôt que vers l'accumulation (même si la possibilité d'une telle transformation rapide est discutable, tout comme la conception du programme selon laquelle un "bloc économique socialiste" formé avec la seule Russie pourrait faire des pas significatifs vers le communisme). Finalement, le programme soulève quelques "nouvelles" questions qui n'étaient pas traitées dans le programme de 1918, telles que l'approche de la révolution prolétarienne de l'art, de la science, de l'éducation et de la jeunesse. La préoccupation du KAPD pour ces questions est aussi intéressante parce qu'elle montre que ce dernier n'était pas (comme il a été souvent argumenté) un courant purement "ouvriériste", aveugle aux problèmes plus généraux posés par la transformation communiste de la vie sociale.
CDW
C'est dans le tourbillon de la révolution et de la contre‑révolution que s'est accomplie la fondation du Parti Communiste Ouvrier d'Allemagne. Mais la naissance du nouveau parti ne date pas de Pâques 1920, moment où le rassemblement de l'“opposition”, qui n'était unie jusqu'ici que par des contacts vagues, trouva sa conclusion organisationnelle. L'heure de la naissance du KAPD coïncide avec la phase de développement du KPD (Ligue Spartacus), au cours de laquelle une clique de chefs irresponsables, plaçant ses intérêts personnels au‑dessus des intérêts de la révolution prolétarienne, a entrepris d'imposer sa conception personnelle de la “mort” de la révolution allemande à la majorité du parti. Celui‑ci se dressa alors énergiquement contre cette conception personnellement intéressée. Le KAPD est né lorsque cette clique, se fondant sur cette conception personnelle qu'elle avait élaborée, voulut transformer la tactique du parti, jusqu'ici révolutionnaire, en une tactique réformiste. Cette attitude traîtresse des Lévi, Posner et Compagnie justifie une nouvelle fois la reconnaissance du fait que l'élimination radicale de toute politique de chefs doit constituer la première condition du progrès impétueux de la révolution prolétarienne en Allemagne. C'est en réalité la racine des oppositions qui sont apparues entre nous et la Ligue Spartacus, oppositions d'une telle profondeur que la faille qui nous sépare de la Ligue [= du KPD], est plus grande que l'opposition qui existe entre les Lévi, les Pieck, les Thalheimer etc. d'un côté et les Hilferding, les Crispien, les Stampfer, les Legien de l'autre ([1] [224]). L'idée qu'il faut faire de la volonté révolutionnaire des masses le facteur prépondérant dans les prises de position tactiques d'une organisation réellement prolétarienne, est le leitmotiv de la construction organisationnelle de notre parti. Exprimer l’autonomie des membres dans toutes les circonstances, c'est le principe de base d'un parti prolétarien, qui n'est pas un parti dans le sens traditionnel.
Il est donc pour nous évident que le programme du parti, que nous transmettons ici à nos organisations et qui a été rédigé par la commission du programme mandatée par le congrès, doit rester projet de programme jusqu'à ce que le prochain congrès ordinaire se déclare d'accord avec la présente version ([2] [225]). Du reste des propositions d'amendements, qui concerneraient les prises de position fondamentales et tactiques du parti, sont à peine probables, dans la mesure où le programme ne fait que formuler fidèlement, dans un cadre plus large, le contenu de la déclaration programmatique adoptée à l'unanimité par le congrès du parti. Mais d'éventuels amendements formels ne changeront rien à l'esprit révolutionnaire qui anime chaque ligne du programme. La reconnaissance marxiste de la nécessité historique de la dictature du prolétariat reste pour nous un guide immuable; inébranlable reste notre volonté de mener le combat pour le socialisme dans l'esprit de la lutte de classe internationale. Sous ce drapeau, la victoire de la révolution prolétarienne est assurée.
Berlin. Mi‑mai 1920.
La crise économique mondiale, née de la guerre mondiale, avec ses effets économiques et sociaux monstrueux, et dont l'image d'ensemble produit l'impression foudroyante d'un unique champ de ruines aux dimensions colossales, ne signifie qu'une seule chose : le crépuscule des dieux de l'ordre mondial bourgeois capitaliste est entamé. Aujourd'hui il ne s'agit pas d'une des crises économiques périodiques, propres au mode de production capitaliste ; c'est la crise du capitalisme lui‑même; secousses convulsives de l'ensemble de l'organisme social, éclatement formidable d'antagonismes de classes d'une acuité jamais vue, misère générale pour de larges couches populaires, tout cela est un avertissement fatidique à la société bourgeoise. Il apparaît de plus en plus clairement que l'opposition entre exploiteurs et exploités qui s’accroît encore de jour en jour, que la contradiction entre capital et travail, dont prennent de plus en plus conscience même les couches jusque là indifférentes du prolétariat, ne peut être résolue. Le capitalisme a fait l'expérience de son fiasco définitif, il s'est lui‑même historiquement réduit à néant dans la guerre de brigandage impérialiste, il a créé un chaos, dont la prolongation insupportable place le prolétariat devant l'alternative historique: rechute dans la barbarie ou construction d'un monde socialiste.
De tous les peuples de la terre seul le prolétariat russe jusqu'ici réussi dans des combats titanesques à renverser la domination de sa classe capitaliste et à s'emparer du pouvoir politique. Dans une résistance héroïque il a repoussé l'attaque concentrée de l'armée de mercenaires organisée par le capital international et il se voit maintenant confronté à une tâche qui dépasse l’entendement par sa difficulté: reconstruire, sur une base socialiste, l'économie totalement détruite par la guerre mondiale et la guerre civile qui lui a succédé pendant plus de deux ans. Le destin de la république des conseils russes dépend du développement de la révolution prolétarienne en Allemagne. Après la victoire de la révolution allemande on se trouvera en présence d'un bloc économique socialiste qui, au moyen de l'échange réciproque des produits de l'industrie et de l'agriculture, sera en mesure d'établir un mode de production véritablement socialiste, en n'étant plus obligé de faire des concessions économiques, et par la aussi politiques, au capital mondial. Si le prolétariat allemand ne remplit pas à très court terme sa tâche historique, le développement de la révolution mondiale sera remis en question pour des années, si ce n'est des dizaines d'années. En fait c'est l'Allemagne qui est aujourd'hui la clef de la révolution mondiale. La révolution dans les pays “vainqueurs” de l'Entente ne peut se mettre en branle, que lorsqu'aura été levée la grande barrière en Europe Centrale. Les conditions économiques de la révolution prolétarienne sont logiquement incomparablement plus favorables en Allemagne que dans les pays “vainqueurs” de l'Europe Occidentale. L'économie allemande pillée impitoyablement après la signature de la paix de Versailles a fait mûrir une paupérisation qui pousse à bref délai à la solution violente d'une situation catastrophique. En outre la paix de brigands versaillaise n'aboutit pas seulement à peser au‑delà de toute mesure sur un mode de production capitaliste en Allemagne, mais elle pose au prolétariat des fers qu'il ne peut supporter: son aspect le plus dangereux, c'est qu'elle sape les fondements économiques de la future économie socialiste en Allemagne, et donc, dans ce sens, également, remet en question le développement de la révolution mondiale. Seule une poussée en avant impétueuse de la révolution prolétarienne allemande peut nous sortir de ce dilemme. La situation économique et politique en Allemagne est plus que mûre pour l'éclatement de la révolution prolétarienne. A ce stade de l'évolution historique, où le processus de décomposition du capitalisme ne peut être voilé artificiellement que par un spectacle de positions de forces apparentes, tout doit tendre à aider le prolétariat a acquérir la conscience qu'il n'a besoin que d'une intervention énergique pour user efficacement du pouvoir qu'il possède déjà effectivement. A une époque de la lutte de classe révolutionnaire comme celle‑ci, où la dernière phase de la lutte entre le capital et le travail est entamée et où le combat décisif lui‑même est déjà en train, il ne peut être question de compromis avec l'ennemi mortel, mais d'un combat jusqu'à l’anéantissement. En particulier il faut attaquer les institutions qui tendent à jeter un pont au‑dessus des antagonismes de classes et qui s'orientent ainsi vers une sorte de “communauté de travail” ([3] [226]) politique ou économique entre exploiteurs et exploités. Au moment où les conditions objectives de l'éclatement de la révolution prolétarienne sont données, sans que la crise permanente ne connaisse une aggravation définitive, ou bien au moment où une aggravation catastrophique se produit, sans qu'elle soit conçue et exploitée jusque dans ses dernières conséquences par le prolétariat, il doit y avoir des raisons de nature subjective pour freiner le progrès accéléré de la révolution. Autrement dit : l'idéologie du prolétariat se trouve encore en partie prisonnière de représentations bourgeoises ou petites‑bourgeoises. La psychologie du prolétariat allemand, dans son aspect présent, ne montre que trop distinctement les traces de l'esclavage militariste séculaire, avec en plus les signes caractéristiques d'un manque de conscience de soi; c'est le produit naturel du crétinisme parlementaire de la vieille social‑démocratie et de I'USPD d'un côté, de l'absolutisme de la bureaucratie syndicale de l'autre. Les éléments subjectifs jouent un rôle décisif dans la révolution allemande. Le problème de la révolution allemande est le problème du développement de la conscience de soi du prolétariat allemand.
Reconnaissant cette situation ainsi que la nécessité d'accélérer le rythme du développement de la révolution dans le monde, fidèle également à l'esprit de la 3ème Internationale, le KAPD combat pour la revendication maximale de l’abolition immédiate de la démocratie bourgeoise et pour la dictature de la classe ouvrière. Il rejette dans la constitution démocratique le principe, doublement absurde et intenable dans la période actuelle, qui veut concéder à la classe capitaliste exploiteuse elle - aussi des droits politiques et le pouvoir de disposer exclusivement des moyens de production.
Conformément à ses vues maximalistes le KAPD se déclare également pour le rejet de toutes les méthodes de lutte réformistes et opportunistes, dans lesquelles il ne voit qu'une manière d'esquiver les luttes sérieuses et décisives avec la classe bourgeoise. Il ne veut pas esquiver ces luttes, au contraire, il les provoque. Dans un Etat qui porte tous les symptômes de la période de décadence du capitalisme, la participation au parlementarisme appartient aussi aux méthodes réformistes et opportunistes. Exhorter, dans une telle période, le prolétariat à participer aux élections au parlement, cela signifie réveiller et nourrir chez lui l'illusion dangereuse que la crise pourrait être dépassée par des moyens parlementaires; c'est appliquer un moyen utilisé autrefois par la bourgeoisie dans sa lutte de classe, alors que l'on est dans une situation où seuls des moyens de lutte de classe prolétariens, appliqués de manière résolue et sans ménagements, peuvent avoir une efficacité décisive. La participation au parlementarisme bourgeois, en pleine progression de la révolution prolétarienne, ne signifie également en fin de compte rien d'autre que le sabotage de l'idée des conseils.
L'idée des conseils dans la période de la lutte prolétarienne pour le pouvoir politique est au centre du processus révolutionnaire. L'écho plus ou moins fort que l'idée des conseils suscite dans la conscience des masses est le thermomètre qui permet de mesurer le développement de la révolution sociale. La lutte pour la reconnaissance de conseils d'entreprise révolutionnaires et de conseils ouvriers politiques dans le cadre d'une situation révolutionnaire déterminée naît logiquement de la lutte pour la dictature du prolétariat contre la dictature du capitalisme. Cette lutte révolutionnaire, dont l'axe politique spécifique est constitué par l'idée des conseils, s'oriente, sous la pression de la nécessité historique, contre la totalité de l'ordre social bourgeois et donc aussi contre sa forme politique, le parlementarisme bourgeois. Système des conseils ou parlementarisme ? C'est une question d'importance historique. Edification d'un monde communiste prolétarien ou naufrage dans le marais de l'anarchie capitaliste bourgeoise ? Dans une situation aussi totalement révolutionnaire que la situation actuelle en Allemagne, la participation an parlementarisme signifie donc non seulement saboter l'idée des conseils, mais aussi par surcroît galvaniser le monde capitaliste bourgeois en putréfaction et par là, de manière plus ou moins voulue, ralentir le cours de la révolution prolétarienne.
A côté du parlementarisme bourgeois les syndicats forment le principal rempart contre le développement ultérieur de la révolution prolétarienne en Allemagne. Leur attitude pendant la guerre mondiale est connue. Leur influence décisive sur l'orientation principielle et tactique du vieux parti social‑démocrate conduisit à la proclamation de l'“union sacrée” avec la bourgeoisie allemande, ce qui équivalait à une déclaration de guerre au prolétariat international. Leur efficacité social-traître trouva sa continuation logique lors de l'éclatement de la révolution de novembre 1918 en Allemagne: ils attestèrent leurs intentions contre‑révolutionnaires en constituant avec les industriels allemands en pleine crise une “communauté de travail” (Arbeitsgemeinschaff) pour la paix sociale. Ils ont conservé leur tendance contre‑révolutionnaire jusqu'à aujourd'hui, pendant toute la période de la révolution allemande. C'est la bureaucratie des syndicats qui s'est opposée avec le plus de violence à l'idée des conseils qui s'enracinait de plus en plus profondément dans la classe ouvrière allemande, c'est elle qui a trouvé les moyens de paralyser avec succès des tendances politiques visant à la prise du pouvoir par le prolétariat, tendances qui résultaient logiquement des actions de masses économiques. Le caractère contre‑révolutionnaires des organisations syndicales est si notoire que de nombreux patrons en Allemagne n'embauchent que les ouvriers appartenant à un groupement syndical. Cela dévoile au monde entier que la bureaucratie syndicale prendra une part active au maintien futur du système capitaliste qui craque par toutes ses jointures. Les syndicats sont ainsi, à côté des fondements bourgeois, l'un des principaux piliers de l'Etat capitaliste. L'histoire syndicale de ces derniers 18 mois a amplement démontré que cette formation contre-révolutionnaire ne peut être transformée de l'intérieur. La révolutionnarisation des syndicats n'est pas une question de personnes : le caractère contre-révolutionnaire de ces organisations se trouve dans leur structure et dans leur système spécifique eux-mêmes. De ce fait découle la conclusion logique que seule la destruction même des syndicats peut libérer le chemin de la révolution sociale en Allemagne. L'édification socialiste a besoin d'autre chose que de ces organisations fossiles.
C'est dans les luttes de masses qu'est apparue l'organisation d'entreprise. Elle fait surface comme quelque chose qui n'a jamais eu ne serait-ce qu'un équivalent, mais là n'est pas la nouveauté. Ce qui est nouveau, c'est qu'elle perce partout pendant la révolution, comme une arme nécessaire de la lutte de classe contre le vieil esprit et le vieux fondement qui lui est à la base. Elle correspond à l'idée des conseils ; c'est pourquoi elle n'est absolument pas une pure forme oui un nouveau jeu organisationnel, ou même une “belle nuit mystique”; naissant organiquement dans le futur, constituant le futur elle est la forme d'expression d'une révolution sociale qui tend à la société sans classes. C'est une organisation de lutte prolétarienne pure. Le prolétariat ne peut pas être organisé pour le renversement sans merci de la vieille société s'il est déchiré en métiers, à l'écart de son terrain de lutte; pour cela il faut que la lutte soit menée dans l'entreprise. C'est là que l'on est l'un à côté de l'autre comme camarades de classe, c'est là que tous sont forcés d'être égaux en droit. C'est là que la masse est le moteur de la production et qu'elle est poussée sans arrêt à pénétrer son secret et à le diriger elle-même.
C'est là que la lutte idéologique, la révolutionnarisation de la conscience se fait dans un tumulte permanent, d'homme à homme, de masse à masse. Tout est orienté vers l'intérêt de classe suprême, non vers la manie de fonder des organisations, et l'intérêt de métier est réduit à la mesure qui lui revient. Une telle organisation, l'épine dorsale des conseils d'entreprise, devient un instrument infiniment plus souple de la lutte de classe, un organisme au sang toujours frais, vue la possibilité permanente de réélections, de révocations etc. Poussant dans les actions de masse et avec elles, l'organisation d'entreprise devra naturellement se créer l'organisme central qui correspond à son développement révolutionnaire. Son affaire principale sera le développement de la révolution et non pas les programmes, les statuts et les plans dans les détails. Elle n'est pas une caisse de soutien ou une assurance sur la vie, même si ‑ cela va de soi ‑ elle ne craint pas de faire des collectes pour le cas où il serait nécessaire de soutenir des grèves. Propagande ininterrompue pour le socialisme, assemblées d'entreprise, discussions politiques etc. tout cela fait partie de ses tâches; bref, c'est la révolution dans l'entreprise.
En gros, le but de l'organisation d'entreprise est double. Le premier but, c'est de détruire les syndicats, la totalité de leurs bases et l'ensemble des idées non prolétariennes qui sont concentrées en eux. Aucun doute bien sûr que dans cette lutte l'organisation d'entreprise affrontera, comme ses ennemis acharnés, toutes les formations bourgeoises ; mais elle fera de même aussi avec les partisans de l’USPD et du KPD, soit que ceux-ci se meuvent encore inconsciemment dans les vieux schémas de la social-démocratie (même s'ils adoptent un programme politique différent, ils s'en tiennent au fond a une critique politico-morale des “erreurs” de la social-démocratie), soit qu'ils soient ouvertement des ennemis, dans la mesure où le trafic politique, l'art diplomatique de se tenir toujours “en haut” leur importe plus que la lutte gigantesque pour le “social” en général. Devant ces petites misères il n'y a aucun scrupule à avoir. Il ne peut y avoir aucun accord avec l’USPD ([4] [227]) tant qu'elle ne reconnaît pas, sur la base de l'idée des conseils, la justification des organisations d'entreprises, lesquelles ont sûrement encore besoin de transformation et sont aussi encore capables d'être transformées. Une grande partie des masses les reconnaîtra avant l’USPD comme direction politique. C'est un bon signe. L'organisation d'entreprise, en déclenchant des grèves de masses et en transformant leur orientation politique, se basant chaque fois sur la situation politique de moment, contribuera d'autant plus rapidement et d'autant plus sûrement à démasquer et à anéantir le syndicat contre-révolutionnaire.
Le deuxième grand but de l’organisation d'entreprise est de préparer l'édification de la société communiste. Peut devenir membre de l'organisation d'entreprise tout ouvrier qui se déclare pour la dictature du prolétariat ([5] [228]). En plus il faut rejeter résolument les syndicats, et être résolument libéré de leur orientation idéologique. Cette dernière condition devra être la pierre de touche pour être admis dans l'organisation d'entreprise. C'est par là que l'on manifeste son adhésion à la lutte de classe prolétarienne et à ses méthodes propres; on n'a pas à exiger l'adhésion à un programme de parti plus précis. De par sa nature et sa tendance l'organisation d'entreprise sert le communisme et conduit à la société communiste. Son noyau sera toujours expressément communiste, sa lutte pousse tout le monde dans la même direction. Mais alors qu'un programme de parti sert et doit servir en majeure partie à l'actualité (au sens large, naturellement), alors que des qualités intellectuelles sérieuses sont exigées chez les membres du parti et qu'un parti politique comme le Parti Communiste Ouvrier (KAPD), progressant en avant et se modifiant rapidement en liaison avec le processus révolutionnaire mondial, ne peut jamais avoir une grande importance quantitative (à moins qu'il ne régresse et se corrompe), les masses révolutionnaires, au contraire, sont unies dans les organisations d'entreprises par la conscience de leur solidarité de classe, la conscience d'appartenir au prolétariat. C'est là que se prépare organiquement l'union du prolétariat; alors que sur la base d'un programme de parti cette union n'est jamais possible. L'organisation d'entreprise est le début de la forme communiste et devient le fondement de la société communiste à venir.
L'organisation d'entreprise résout ses tâches en union étroite avec le KAPD (Parti Communiste Ouvrier).
L'organisation politique a comme tâche de rassembler les éléments avancés de la classe ouvrière sur la base du programme du parti.
Le rapport du parti à l'organisation d'entreprise résulte de la nature de l'organisation d'entreprise. Le travail du KAPD à l'intérieur de ces organisations sera celui d'une propagande inlassable. Il faudra décider des mots d'ordre de la lutte. Les cadres révolutionnaires dans l'entreprise deviennent l'arme mobile du parti. De plus il est naturellement nécessaire que le parti lui aussi prenne un caractère toujours plus prolétarien, une expression de classe prolétarienne, qu'il satisfasse à la dictature par en bas. Par la le cercle de ses tâches s'élargit, mais en même temps il acquiert le plus puissant des soutiens. Ce qui doit être obtenu, c'est que la victoire (la prise du pouvoir par le prolétariat) aboutisse à la dictature de la classe et non pas à la dictature de quelques chefs de parti et de leur clique. L'organisation d'entreprise en est la garantie.
La phase de la prise du pouvoir politique par le prolétariat exige la répression la plus acharnée des mouvements capitalistes bourgeois. Cela sera atteint par la mise en place d'une organisation de conseils exerçant la totalité du pouvoir politique et économique. L'organisation d'entreprise elle-même devient dans cette phase un élément de la dictature prolétarienne, exercée dans l'entreprise par le conseil d'entreprise ayant pour base l'organisation d'entreprise. Celle-ci a en outre pour tâche dans cette phase de tendre à se transformer en fondement du système économique des conseils.
L'organisation d'entreprise est une condition économique de la construction de la communauté (Gemeinwesen) communiste. La forme politique de l'organisation de la communauté communiste est le système des conseils. L'organisation d'entreprise intervient pour que le pouvoir politique ne soit exercé que par l'exécutif des conseils.
Le KAPD lutte donc pour la réalisation du programme révolutionnaire maximum, dont les revendications concrètes sont contenues dans les points suivants :
1. Domaine politique :
1. Fusion politique et économique immédiate avec tous les pays prolétariens victorieux (Russie des Soviets, etc.), dans l'esprit de la lutte de classe internationale, dans le but de se défendre en commun contre les tendances agressives du capital mondial.
2 Armement de la classe ouvrière révolutionnaire politiquement organisée, mise en place de groupes de défense militaire locaux (Ortswehren), formation d'une armée rouge; désarmement de la bourgeoisie, de toute la police, de tous les officiers, des “groupes de défense des habitants” (einwohnerwehren) ([6] [229]), etc.
3. Dissolution de tous les parlements ([7] [230]) et de tous les conseils municipaux.
4. Formation de conseils ouvriers comme organes du pouvoir législatif et exécutif. Election d'un conseil central des délégués des conseils ouvriers d'Allemagne.
5. Réunion d'un congrès des conseils allemands comme instance politique constituante suprême de l'Allemagne des Conseils.
6. Remise de la presse à la classe ouvrière sous la direction des conseils politiques locaux.
7. Destruction de l'appareil judiciaire bourgeois et installation immédiate de tribunaux révolutionnaires. Prise en charge de la puissance pénitentiaire bourgeoise et des services de sécurité par des organes prolétariens adéquats.
2. Domaine économique, social et culturel.
1. Annulation des dettes d'Etat et des autres dettes publiques, annulation des emprunts de guerre ([8] [231]).
2. Expropriation par la république des conseils de toutes les banques, mines, fonderies, de même que des grandes entreprises dans l'industrie et le commerce.
3. Confiscation de toutes les richesses à partir d'un certain seuil qui doit être fixé par le conseil central des conseils ouvriers d'Allemagne.
4. Transformation de la propriété foncière privée en propriété collective sous la direction des conseils locaux et des conseils agraires (Gutsrüte) compétents.
5. Prise en charge de tous les transports publics par la république des conseils.
6. Régulation et direction centrale de la totalité de la production par les conseils économiques supérieurs qui doivent être investis par le congrès des conseils économiques.
7. Adaptation de l'ensemble de la production aux besoins, sur la base des calculs économiques statistiques les plus minutieux.
8. Mise en vigueur impitoyable de l'obligation au travail.
9. Garantie de l'existence individuelle relativement à la nourriture, l'habillement, le logement, la vieillesse, la maladie, l'invalidité, etc.
10. Abolition de toutes les différences de castes, des décorations et des titres. Egalité juridique et sociale complète des sexes.
11. Transformation radicale immédiate du ravitaillement, du logement et de la santé dans l'intérêt de la population prolétarienne.
12. En même temps que le KAPD déclare la guerre la plus résolue au mode de production capitaliste et à l'Etat bourgeois, il dirige son attaque contre la totalité de l'idéologie bourgeoise et se fait le pionnier d'une conception du monde prolétarienne révolutionnaire. Un facteur essentiel de l'accélération de la révolution sociale réside dans la révolutionnarisation de tout l'univers intellectuel du prolétariat. Conscient de ce fait. le KAPD soutient toutes les tendances révolutionnaires dans les sciences et les arts, dont le caractère correspond à l’esprit de la révolution prolétarienne.
En particulier le KAPD encourage toutes les entreprises sérieusement révolutionnaires qui permettent à la jeunesse des deux sexes de s'exprimer elle‑même. Le KAPD rejette toute domination de la jeunesse.
La lutte politique contraindra la jeunesse elle-même à un développement supérieur de ses forces, ce qui nous donne la certitude qu'elle accomplira ses grandes tâches avec une clarté et une résolution totales.
Dans l'intérêt de la révolution, c'est un devoir du KAPD que la jeunesse obtienne dans sa lutte tout le soutien possible.
Le KAPD est conscient qu'également après la conquête du pouvoir politique par le prolétariat, un grand domaine d'activité revient à la jeunesse dans la construction de la société communiste : la défense de la république des conseils par l'armée rouge, la transformation du processus de production, la création de l'école du travail communiste qui résout ses taches créatrices en union étroite avec l'entreprise.
Voilà le programme du Parti Communiste Ouvrier D'Allemagne. Fidèle à l'esprit de la Troisième Internationale, le KAPD reste attaché à l'idée des fondateurs du socialisme scientifique, selon laquelle la conquête du pouvoir politique par le prolétariat signifie l'anéantissement du pouvoir politique de la bourgeoisie. Anéantir la totalité de l'appareil d'Etat bourgeois avec son armée capitaliste sous la direction d'officiers bourgeois et agraires, avec sa police, ses geôliers et ses juges, avec ses curés et ses bureaucrates ‑ voilà la première tâche de la révolution prolétarienne. Le prolétariat victorieux doit donc être cuirassé contre les coups de la contre‑révolution bourgeoise. Lorsqu'elle lui est imposée par la bourgeoisie, le prolétariat doit s'efforcer d'écraser la guerre civile avec une violence impitoyable. Le KAPD a conscience que la lutte finale entre le capital et le travail ne peut être trouver de solution à l'intérieur des frontières nationales. Aussi peu que le capitalisme s'arrête devant les frontières nationales et se laisse retenir par quelque scrupule national que ce soit dans sa razzia à travers le monde, aussi peu le prolétariat doit-il perdre des yeux, sous l'hypnose d'idéologies nationales, l'idée fondamentale de la solidarité internationale de classe. Plus l'idée de la lutte de classe internationale sera clairement conçue par le prolétariat, plus on mettra de conséquence à en faire le leitmotiv de la politique prolétarienne mondiale, et plus impétueux et massifs seront les coups de la révolution mondiale qui briseront en morceaux le capital mondial en décomposition. Bien au-dessus de toutes les particularités nationales, bien au-dessus de toutes les frontières, de toutes les patries brille pour le prolétariat, d'un rayonnement éternel, le fanal : PROLETAIRES DE TOUS LES PAYS, UNISSEZ‑VOUS.
Berlin. 1920.
[1] [232]Dirigeants politiques et syndicalistes social‑démocrates.
[2] [233] Ce qui fut fait effectivement au 2e Congrès du KAPD (dit “premier congrès ordinaire”) en août 1920.
[3] [234] En allemand “Arbeitsgemeinschaft” (“communauté de travail”), du nom de l'accord signé en novembre 1918 entre syndicats et patronat allemands.
[4] [235] Le KPD, dont venait de scissionner le KAPD, se ralliait en permanence aux mots d'ordre de l'USPD depuis la fin de 1919 et jusqu'à décembre 1920 (moment où le reste du KPD et la majorité de l'USPD fusionnent pour former la section allemande de la 3e Internationale ou VKPD).
Il est nécessaire de rappeler que pendant toute cette période les rapports entre les sigles organisationnels (KAPD - KPD - USPD - VKPD) cachent complètement les rapports politiques réels : le KAPD est la continuation directe du KPD révolutionnaire de l'année 1919 (la quasi totalité du KPD se constitue en KAPD). Ce que l'on appelle en 1920 le KPD, c'est juste la direction droitière du KPD, sans aucune base. Cette direction (Lévi) sans armée se fond fin 1920 dans la masse de l'aile gauche (c'est-à-dire la majorité) de l'USPD, laquelle forme l'essentiel, la majorité à 90 % du VKPD ou section allemande de l’IC. En termes de majorités on a: KPD ‑> KAPD, USPD ‑> VKPD. (cf. la présentation).
[5] [236] Cf. programme de l’AAUD (l’ensemble des “organisations d'entreprises” constituant l’AAUD).
[6] [237] . Organisations “fascistes” avant la lettre, analogues à des “Comités d'Action Civique”.
[7] [238] Il y avait de nombreux parlements régionaux en Allemagne.
[8] [239] Donc essentiellement à l'époque : refus d'appliquer le traité de Versailles, ce qui aurait été le prétexte à la reprise de la guerre entre les puissances réactionnaires de l'Entente et une Allemagne devenue révolutionnaire (cf. dans la présentation le passage sur la théorie du “National‑bolchévisme”).
LA GAUCHE COMMUNISTE ET LE CONFLIT CROISSANT ENTRE L'ETAT RUSSE ET LES INTERETS DE LA REVOLUTION MONDIALE
Dans l'article précédent dans la Revue Internationale n°95, nous avons montré comment la capacité de la bourgeoisie à prévenir l'extension internationale de la révolution et le reflux de la vague de luttes ont provoqué une réaction opportuniste de l'Internationale Communiste (IC). Cette tendance opportuniste de l'IC rencontra la résistance des forces qui devaient s'appeler par la suite la Gauche communiste. Alors que le 2e Congrès, en 1920, a eu au centre de ses débats le mot d'ordre “aller aux masses”, orientation rejetée par les groupes de la Gauche communiste, le 3e Congrès de l'IC, tenu en 1921, est un moment vital dans la bataille de cette même Gauche communiste contre le début de soumission des intérêts de la révolution mondiale aux intérêts de l'Etat russe.
La contribution du KAPD
Au 3e Congrès mondial de l'IC, le KAPD intervient directement dans les débats en développant, pour la première fois, toute une série de points critiques visant l'approche globale de l'IC. Dans ses interventions sur “La crise économique et les nouvelles tâches de l'IC”, sur “Le rapport d'activités du Comité Exécutif de l'Internationale Communiste”, sur “la question de la tactique et sur la question syndicale”, et surtout par rapport au développement de la situation en Russie, le KAPD ne cesse de défendre le rôle dirigeant des organisations révolutionnaires qui, contrairement aux conceptions encore défendues par la majorité de l'IC, ne peuvent plus être des partis de masse.
Tandis que les délégués d'Italie, qui ont défendu avec courage, en 1920, leur position minoritaire sur le parlementarisme contre l'IC, ne disent quasiment rien sur le développement de la situation en Russie et sur le rapport entre le gouvernement soviétique et l'IC, tout le mérite revient au KAPD d'avoir posé cette question au 3e Congrès.
Avant d'aborder plus en profondeur les positions et l'attitude du KAPD, il faut souligner qu'il est loin d'être un parti homogène et uni face à la nouvelle période et au déroulement rapide des événements. Bien qu'il ait la hardiesse de commencer à tirer les implications concrètes de la nouvelle période sur les questions parlementaire et syndicale, bien qu'il comprenne qu'il n'est plus possible de maintenir un parti de masse, malgré donc toute cette audace programmatique, le KAPD fait preuve d'un certain manque de prudence, de circonspection, d'attention et de rigueur politique dans l'évaluation du rapport de forces entre les classes et sur la question de l'organisation politique. Sans avoir utilisé tous les moyens de lutte pour la défense de l'organisation, il tend à prendre des décisions précipitées à ce niveau.
Il n'est pas étonnant que le KAPD ait partagé beaucoup de confusions du mouvement révolutionnaire de l'époque. Comme les bolcheviks, les militants du KAPD pensaient aussi que le parti devait s'emparer du pouvoir. Selon le KAPD, l'Etat post-insurrectionnel devrait être un Etat-Conseil.
Au 3e Congrès, sa délégation intervint sur la question du rapport entre l'Etat et le parti dans les termes suivant :
“Nous n'oublions pas un seul instant les difficultés auxquelles le pouvoir soviétique russe s'est heurté en raison du retard de la révolution mondiale. Mais nous sentons aussi le danger que, de ces difficultés, on puisse voir surgir une contradiction apparente ou réelle entre les intérêts du prolétariat révolutionnaire international et les intérêts actuels de la Russie soviétique.” (La révolution bolchevique, E.H. Carr, Editions de minuit). “Mais la séparation politique et organisationnelle entre la 3e Internationale et le système politique de l'Etat russe est un objectif pour lequel il faut travailler si nous voulons qu'apparaissent les conditions de la révolution en Europe Occidentale.” (PV du congrès, traduit de l'anglais par nous)
Au 3e Congrès, le KAPD tend à sous-estimer les conséquences du fait que la bourgeoisie a réussi à empêcher l'extension de la vague révolutionnaire. Au lieu de tirer toutes les implications de cette extension contrecarrée, au lieu de reprendre l'argumentation de Rosa Luxemburg qui avait déjà compris en 1917 que “en Russie, le problème ne pouvait qu'être posé. Il ne pouvait pas être résolu en Russie”, et au lieu de se baser sur l'appel du Spartakusbund de novembre 1918 - celui-ci avertissait : “Si les classes dominantes dans nos pays s'arrangent pour étrangler la révolution prolétarienne en Allemagne et en Russie, alors elles se retourneront contre vous avec encore plus de force (...). L'Allemagne est grosse de la révolution sociale, mais le socialisme ne peut être accompli que par le prolétariat mondial” (traduit par nous) -, le KAPD tend à voir les racines des difficultés générales en Russie même.
”La magnifique idée d'une Internationale Communiste est et demeure vivante mais elle n'est plus liée à l'existence de la Russie soviétique. L'étoile de la Russie soviétique a énormément perdu de son pouvoir d'attraction aux yeux des ouvriers révolutionnaires dans la mesure où la Russie soviétique, avec la petite paysannerie, devient de plus en plus un Etat anti-prolétarien. C'est sans plaisir que nous disons cela; mais nous devons savoir qu'une compréhension claire, même des faits les plus difficiles, une dénonciation impitoyable sont les seuls moyens qui permettent à la Révolution de garder son caractère vivant. (...) A cause des conditions dans lesquelles se trouvait le pays, à cause du contexte dans lequel se trouvait la situation internationale, nous devons comprendre que les Communistes russes n'avaient pas d'autre choix que celui d'instaurer la dictature du Parti qui était alors le seul organisme apte à fonctionner de façon ferme et disciplinée; nous devons comprendre que les Bolchéviks devaient s'emparer du pouvoir comme ils l'ont fait malgrè les difficultés et que les ouvriers d'Europe de l'ouest, autant que ceux d'Europe centrale, sont principalement responsables du fait que la Russie soviétique d'aujourd'hui soit obligée de s'appuyer sur les forces capitalistes plutôt que sur les forces révolutionnaires. C'est un fait établi, la Russie soviétique doit s'appuyer sur les forces capitalistes d'Europe et d'Amérique (...)
Puisque la Russie soviétique n'a pas d'autres choix que celui de compter sur les forces capitalistes dans le domaine de sa politique extérieure et intérieure, combien de temps encore va-t'elle pouvoir rester ce qu'elle est ? Combien de temps et de quelle manière le PCR pourra-t'il rester celui qu'il était à l'origine ? Peut-il accomplir sa tâche tout en étant un Parti gouvernant ? Et si - afin de rester un Parti communiste - il quittait le pouvoir, quel serait, selon nous, le développement ultérieur de la Russie ?” (Gouvernement et 3e Internationale, Kommunistische Arbeiterzeitung, automne 1921, traduit par nous). Bien que le KAPD soit conscient des dangers qui pèsent sur la classe ouvrière, il fournit une mauvaise explication. Au lieu de souligner que l'énergie vitale de la révolution (le pouvoir et l'activité des soviets) s'épuise en Russie parce que la révolution elle-même est de plus en plus isolée au niveau mondial, au lieu de montrer que c'est cela qui permet à l'Etat de se renforcer aux dépens de la classe ouvrière (amenant au désarmement des soviets, à l'étouffement des initiatives ouvrières et, de plus, avec un parti bolchevique de plus en plus absorbé par l'Etat), le KAPD opte pour une explication déterministe, en réalité fataliste. Affirmer, comme il le fait, que “à cause des conditions dans lesquelles se trouvait le pays, à cause du contexte dans lequel se trouvait la situation internationale, nous devons comprendre que les Communistes russes n'avaient pas d'autre choix que celui d'instaurer la dictature du Parti”, ne peut pas permettre de comprendre comment la classe ouvrière en Russie, organisée en soviets, a été capable de s'emparer du pouvoir en octobre 1917. L'idée d'“Etat paysan petit-bourgeois” est aussi une distorsion de la réalité. Ces idées, rapidement formulées dans ce texte, seront développées par la suite dans une vision théorique globale par les communistes de conseil.
Le CCI a rejeté ces idées fausses et non-marxistes des conseillistes concernant la révolution en Russie (voir nos articles dans la Revue Internationale n° 12 et 13, notre brochure Russie 1917, début de la révolution mondiale, notre livre sur La Gauche hollandaise).
En particulier, nous rejetons :
- la théorie de la révolution double qui apparaît dans certaines fractions du KAPD en 1921, après le début du reflux de la vague révolutionnaire et le capitalisme d'Etat naissant, selon laquelle une révolution prolétarienne a eu lieu en Russie dans les centres industriels en même temps qu'une révolution paysanne démocratique dans les campagnes ;
- la conception fataliste selon laquelle la révolution en Russie devait nécessairement céder à la pression de la paysannerie et que le parti bolchevique était destiné, dès le début, à dégénérer ;
- la division en différentes aires géographiques, avec la “théorie du méridien” selon laquelle en Russie les conditions et les possibilités pour le surgissement de la révolution seraient différentes de ceux de l'Europe occidentale ;
- l'approche erronée vis-à-vis de la question des relations commerciales avec l'Ouest car elle ouvre la porte à l'illusion que l'argent pouvait être aboli immédiatement dans un seul pays et qu'“il était possible de maintenir” ou de “construire” le socialisme dans un seul pays sur le long terme.
Cependant, en nous penchant de façon plus détaillée sur les positions du KAPD, on peut constater à quel point cette organisation, à l'instar des autres groupes de la Gauche communiste, a comme objectif premier de pousser au maximum de clarification des questions politiques.
Le conflit croissant entre l'Etat russe et les intérêts de la révolution mondiale
A un moment où l'IC soutient inconditionnellement la politique étrangère de l'Etat russe, la délégation du KAPD joue au trouble-fête et remue le couteau dans la plaie :
“Nous nous souvenons tous du très puissant effet propagandiste des notes diplomatiques de la Russie soviétique au temps où le Gouvernement Ouvrier et Paysan ne portait pas la responsabilité de signer les traités commerciaux et les clauses de ces traités déjà signés. Le mouvement révolutionnaire d'Asie, qui représente un grand espoir pour chacun d'entre nous et une nécessité pour la révolution mondiale, ne peut être soutenu, ni officiellement ni officieusement, par la Russie soviétique. Les agents anglais en Afghanistan, en Perse et en Turquie agissent de façon très habile; chaque avancée révolutionnaire de la Russie mine la mise en oeuvre des traités commerciaux. Au vu de cette situation, qui doit diriger la politique étrangère de la Russie soviétique ? Qui doit prendre les décisions ? Les représentants russes en Angleterre, en Allemagne, en Amérique, en Suède etc...? Communistes ou non communistes, ils doivent de toute façon mener une politique d'accord.
En ce qui concerne la situation intérieure de la Russie, elle comporte des effets similaires, même plus dangereux. En réalité le pouvoir politique est aujourd'hui entre les mains du Parti Communiste (et pas des Soviets) (...) alors que les rares forces révolutionnaires dans le Parti sentent que leurs initiatives sont interdites et qu'ils développent une plus grande méfiance, en particulier face aux manoeuvres du gros appareil constitué par les fonctionnaires (dont l'influence s'accroît) qui ont adhéré au PC, non parce qu'il était un Parti Communiste mais parce qu'il était un Parti gouvernant.”
Tandis que la plupart des délégués soutient de plus en plus inconditionnellement le parti bolchevik qui est dans un processus d'intégration dans l'appareil d'Etat, la délégation du KAPD a le courage de pointer la contradiction ente les intérêts la classe ouvrière d'un côté, ceux du Parti et de l'Etat de l'autre.
“Le Parti Communiste Russe (PCR) a éliminé l'initiative des ouvriers révolutionnaires et s'y oppose encore plus puisqu'il doit offrir plus d'espace au capital qu'auparavant. Il a commencé à changer de caractère malgré toutes les mesures de précaution tant qu'il reste un parti de gouvernement. Déjà, il ne peut prévenir que la base économique sur laquelle il repose comme parti de gouvernement, est de plus en plus détruite et donc les fondations de son pouvoir politique deviennent de plus en plus limitées.
Ce qui va arriver à la Russie et ce qui va arriver au développement révolutionnaire dans le monde entier, une fois que le parti russe ne sera plus un parti de gouvernement, peut difficilement être envisagé. Et déjà les choses vont dans une direction où, s'il n'y a pas de soulèvements révolutionnaires en Europe agissant comme contrepoids, il deviendra nécessaire que la question soit posée avec tout le sérieux nécessaire, nous devons poser la question très sérieusement : ne serait-il pas mieux d'abandonner le pouvoir d'Etat en Russie dans l'intérêt de la révolution prolétarienne au lieu de s'y cramponner ? (...)
Le même Parti Communiste Russe qui est maintenant dans une telle situation critique par rapport à son rôle comme communiste et comme parti de gouvernement, est aussi le parti dirigeant de la 3e Internationale (...). C'est là que le noeud tragique peut être vu. La 3e Internationale a été prise d'une telle manière que son souffle révolutionnaire est étouffé. Sous l'influence décisive de Lénine, les camarades russes ne créent pas de contrepoids dans la 3e Internationale contre la politique de recul de l'Etat russe. Mais ils font tout pour synchroniser les politiques de l'Internationale avec ce cours de recul (...). Aujourd'hui, la 3e Internationale est un outil de la politique des réformistes d'entente avec le gouvernement soviétique.
Sans doute, Lénine, Boukharine, etc. sont-ils de vrais révolutionnaires dans leur coeur, mais ils sont devenus comme tout le Comité Central du parti, des porteurs de l'autorité de l'Etat, et ils sont donc inévitablement soumis à la loi du développement d'une politique nécessairement conservatrice.” (Kommunistische Arbeiterzeitung, Moscow Politics, autumn 1921)
Au congrès extraordinaire du KAPD de septembre 1921, Goldstein dit ceci : “Sera-t-il possible pour le PC de Russie de concilier ces deux contradictions d'une manière ou d'une autre sur le long terme ? Aujourd'hui le PCR montre déjà un caractère double. D'un côté, il doit représenter les intérêts de la Russie comme Etat puisqu'il est encore un parti de gouvernement en Russie. Et de l'autre, il doit et il veut représenter les intérêts de la lutte de classe internationale.”
Les communistes de gauche allemands ont tout à fait raison de souligner le rôle de l'Etat russe dans la dégénérescence opportuniste de l'Internationale Communiste et d'expliquer qu'il est nécessaire de défendre les intérêts de la révolution mondiale contre les intérêts de l'Etat russe.
Cependant, en réalité, comme nous l'avons dit précédemment, la première et principale raison du tournant opportuniste de l'IC n'est pas le rôle de l'Etat russe mais l'échec de l'extension de la révolution aux pays occidentaux et le recul de la lutte de classe internationale qui s'en suit. Ainsi, pendant que le KAPD tend à blâmer principalement le PC russe pour cet opportunisme, la politique “d'alignement” sans principe sur les illusions social-démocrates des masses affecte tous les partis ouvriers à ce moment. En fait, bien avant les communistes russes, c'est la direction-même du KPD en Allemagne qui est la première à prendre ce tournant opportuniste, après la défaite de janvier 1919 à Berlin, excluant la gauche, le futur KAPD, du parti.
En réalité, les propres faiblesses du KAPD sont d'abord et avant tout le produit de la désorientation résultant de la défaite et du reflux du mouvement révolutionnaire qui s'en suit particulièrement en Allemagne. Privée de l'autorité de sa direction révolutionnaire qui a été assassinée par la social-démocratie en 1919, la Gauche Communiste allemande, une des expressions politiques les plus claires et déterminées de la vague révolutionnaire montante, est incapable (contrairement à la Gauche italienne) de faire face à la défaite de la révolution. Quels facteurs aggravèrent ces faiblesses du KAPD ?
Les faiblesses du KAPD sur la question organisationnelle
Afin de comprendre les faiblesses dans le KAPD sur la question d'organisation, il faut faire un bref retour en arrière. Il faut se souvenir notamment qu'au sein du KPD, à cause d'une fausse conception de l'organisation, la Centrale dirigée par P. Levi a expulsé la majorité des militants ; durant le congrès d'octobre 1919, pour ses positions sur les questions syndicale et parlementaire. C'est après cela que s'est fondé le KAPD, en avril 1920 après les luttes gigantesques de la classe ouvrière lors du coup d'Etat de Kapp. Cette soudaine division des communistes a provoqué un affaiblissement fatal pour la classe ouvrière en Allemagne. Et le drame c'est que le courant de gauche - après avoir été exclu du KPD - est devenu un grand défenseur de cette conception erronée.
On peut voir une illustration de cette faiblesse, quelques mois plus tard, quand les délégués au 2e Congrès de l'IC, O. Rühle et P. Merges, se retirent des travaux du congrès et “désertent”. Un an plus tard quand il est face à l'ultimatum, adressé par le 3e Congrès de l'IC, ou de se joindre au VKPD ou bien d'être expulsé de l'IC, le KAPD fait à nouveau la preuve de sa grande faiblesse en matière de défense de l'organisation. Cette expulsion va provoquer beaucoup d'hostilité et de rancoeur dans ses rangs envers l'IC.
Cela va empêcher les forces d'opposition de gauche, qui commencent à se dégager dans l'IC, de travailler ensemble. Le courant allemand et hollandais de la Gauche communiste ne fait rien pour s'opposer, au sein de l'IC, à la pression énorme du Parti bolchevik et pour construire avec la Gauche italienne réunie autour de Bordiga une résistance commune contre l'opportunisme croissant. De plus, au même moment, le KAPD est très enclin à se précipiter et à prendre des décisions imprudentes comme on va le voir.
Comment réagir vis-à-vis du danger de dégénérescence de l'IC ? S'enfuir ou combattre ?
“Dans le futur, la Russie soviétique ne sera plus un facteur de révolution mondiale ; elle deviendra un bastion de la contre-révolution internationale.
Ainsi le prolétariat russe a déjà perdu le contrôle sur l'Etat.
Ceci signifie que le gouvernement soviétique n'a d'autre choix que de devenir le défenseur des intérêts de la bourgeoisie internationale (...) Le gouvernement soviétique ne peut que devenir un gouvernement contre la classe ouvrière après avoir rejoint ouvertement le camp de la bourgeoisie. Le gouvernement soviétique est le Parti Communiste de Russie. Par conséquent, le PCR est devenu un opposant à la classe ouvrière car, étant le gouvernement soviétique, il doit défendre les intérêts de la bourgeoisie aux dépens du prolétariat. Cela ne durera pas longtemps, le PCR devra subir une scission.
Il ne faudra pas longtemps pour que le gouvernement soviétique soit forcé de montrer son vrai visage comme Etat bourgeois national. La Russie soviétique n'est plus un Etat prolétarien révolutionnaire ou, pour être plus précis, la Russie soviétique ne peut déjà plus devenir un Etat prolétarien révolutionnaire.
Car, seule la victoire du prolétariat allemand au moyen de la conquête du pouvoir politique aurait pu éviter au prolétariat russe son destin actuel, aurait pu le sauver de la misère et de la répression de son propre gouvernement soviétique. Seules une révolution en Allemagne et une révolution en Europe occidentale aurait pu aider à une issue favorable aux ouvriers russes dans la lutte de classe entre les ouvriers et les paysans russes.
Le 3e Congrès a soumis la révolution prolétarienne mondiale aux intérêts de la révolution bourgeoise d'un simple pays. L'organe suprême de l'Internationale prolétarienne a placé celle-ci au service d'un Etat bourgeois. L'autonomie de la 3e Internationale a donc été supprimée et soumise à la dépendance directe de la bourgeoisie.
La 3e Internationale est perdue maintenant pour la révolution prolétarienne mondiale. De la même manière que la 2e Internationale, la 3e Internationale est maintenant dans les mains de la bourgeoisie.
Par conséquent, la 3e Internationale fera toujours preuve de son utilité à chaque fois que ce sera nécessaire pour défendre l'Etat bourgeois de Russie. Mais elle échouera toujours à chaque fois qu'il sera nécessaire d'appuyer la révolution prolétarienne mondiale. Ses activités seront une chaîne de trahison continue de la révolution prolétarienne mondiale.
La 3e Internationale est perdue pour la révolution prolétarienne mondiale.
Après avoir été l'avant-garde de la révolution prolétarienne mondiale, la 3e Internationale est devenue son ennemi le plus violent (...). C'est à cause de la confusion désastreuse entre la direction de l'Etat - dont le caractère à l'origine prolétarien a été transformé dans les dernières années en caractère réellement bourgeois - avec la direction de l'internationale prolétarienne dans les mains d'un seul et même organe, que la 3e Internationale a échoué dans sa tâche originelle. Confrontée à l'alternative entre une politique d'Etat bourgeois et la révolution prolétarienne mondiale, les communistes russes ont choisi la première et ont placé la 3e Internationale à son service” (“Le gouvernement soviétique et la 3e Internationale à la remorque de la bourgeoisie internationale”, août 1921).
Bien qu'il ait raison de dénoncer l'opportunisme croissant de l'IC, bien qu'il ait détecté le danger d'étranglement de celui-ci par les tentacules de l'Etat russe qui en fait son instrument, le KAPD cependant fait une erreur grave en considérant ces dangers comme déjà accomplis, comme des processus déjà achevés.
Même si le rapport de forces général s'est inversé en 1921 et que la vague internationale de luttes est en recul, le KAPD fait preuve, là, d'une impatience dangereuse et ne voit pas la nécessité vitale d'une lutte persévérante et tenace pour la défense de l'Internationale. Pour le KAPD, l'IC est “un instrument de la politique des réformistes d'entente du gouvernement soviétique (...) se situant au côté et maintenant dans les mains de la bourgeoisie. La 3e Internationale est maintenant perdue pour la révolution prolétarienne mondiale. Après avoir été l'avant-garde de la révolution prolétarienne mondiale, la 3e Internationale est devenue son ennemi le plus violent.” Cette vision, à ce moment-là, est fausse. Au sein du KAPD lui-même, elle pousse au sentiment que la bataille pour l'IC est déjà perdue. Bien que cette organisation pressente une situation qui allait s'avérer par la suite, sa mauvaise estimation de la situation générale, l'amène à refuser de se battre au sein de l'IC contre l'opportunisme.
Bien que l'ultimatum du 3e Congrès mondial soit à prendre en considération pour comprendre la colère et la rancoeur du KAPD, cela ne change rien au fait essentiel qu'il se retire de manière précipitée de la bataille et qu'il ne remplit pas son devoir de défense de l'Internationale.
On voit là, une fois de plus, comment des conceptions organisationnelles insuffisantes ou erronées peuvent avoir des conséquences désastreuses et comment elles se retournent contre des positions politiques correctes.
Un autre exemple de cette importante faiblesse se révèle dans l'attitude de la délégation du KAPD au 3e Congrès de l'IC. Alors que la délégation du KAPD au 2e Congrès s'est retiré sans combattre, celle qui est au 3e Congrès fait entendre sa voix en tant que minorité et appelle, juste après, à un congrès extraordinaire du parti.
Cette délégation accuse le 3e Congrès de chercher à tuer le débat en dénaturant les positions du KAPD, en limitant le temps de parole, en changeant l'ordre du jour et en sélectionnant la participation aux discussions. Elle affirme qu'elle est exclue de la participation au débat du Comité exécutif de l'IC qui se réunit durant le congrès pour discuter les statuts du KAPD, mais elle-même renonce à prendre la parole durant le débat sur les statuts car elle veut “éviter de participer contre son gré à une comédie”. Elle se retire du débat sous les protestations.
Au lieu de comprendre qu'il a la responsabilité de mener une lutte longue et persévérante contre la dégénérescence de l'organisation, le KAPD conclut hâtivement et condamne l'IC.
Il le déclare, ainsi que le PCR, “perdue pour le prolétariat”. De plus, bien que des contacts épisodiques existent, aucune politique commune n'est trouvée entre les délégués de la Gauche italienne et ceux du KAPD et cela alors que les premiers ont également engagé la lutte contre l'opportunisme montant dans l'IC sur la question parlementaire.
L'absence du KAPD dans l'IC du fait de son expulsion va affaiblir la position de la Gauche italienne au 4e Congrès, quand le Parti Communiste d'Italie sous la direction de Bordiga sera forcé de fusionner avec le Parti Socialiste italien. Ainsi les Gauches allemande et italienne se retrouvent toujours à lutter seules contre l'opportunisme ambiant, incapables de mener une lutte commune. Cependant, le courant réuni autour de Bordiga comprend parfaitement le besoin de mener un combat tenace pour la défense et le redressement de l'organisation politique. Ainsi, en 1923, quand Bordiga pense écrire un manifeste de rupture avec l'IC, il abandonne finalement son projet, convaincu du besoin de poursuivre son combat au sein de l'IC et au sein du Parti italien.
A sa conférence extraordinaire de septembre 1921, le KAPD se préoccupe à peine de l'estimation du rapport de forces à l'échelle mondiale et n'en tire pas les implications sur les tâches immédiates de l'organisation. La majorité du parti considère encore la révolution comme immédiatement à l'ordre du jour. La volonté pure semble plus importante que l'évaluation du rapport des forces. En outre une partie de l'organisation va se lancer dans l'aventure de la fondation de l'Internationale Communiste Ouvrière (KAI) au printemps 1922.
Cette incapacité à évaluer l'évolution du rapport de force entre les classes jouera, en fin de compte, un rôle décisif dans l'incapacité du KAPD à survivre au reflux général et aux nouvelles conditions imposées par la contre-révolution triomphante.
Les réponses erronées des communistes russes
Malgré toutes ses erreurs et ses confusions, le KAPD a le mérite de poser le problème du conflit croissant entre l'Etat russe et la classe ouvrière, entre l'Etat russe et l'Internationale, sans être capable d'y apporter les bonnes réponses. Quant aux communistes russes, ils ont les plus grandes difficultés à comprendre la nature de ce conflit.
A cause de l'intégration croissante du parti dans l'appareil d'Etat, ils ne peuvent développer qu'une vision très limitée du problème. L'attitude de Lénine - qui développa de la manière la plus claire la vision marxiste sur la question dans l'Etat et la Révolution en 1917 mais qui, depuis cette date, fait partie de la direction étatique - met en évidence ces contradictions et difficultés croissantes.
Aujourd'hui, la propagande bourgeoise se donne le plus grand mal pour présenter Lénine comme le père du capitalisme d'Etat totalitaire russe. En réalité, de tous les communistes russes d'alors, Lénine, avec sa brillante intuition révolutionnaire, est celui qui sera le plus près de la compréhension que l'Etat transitoire qui est apparu après la révolution d'octobre, ne représente pas vraiment les intérêts et la politique du prolétariat. Lénine en conclut d'ailleurs que la classe ouvrière doit lutter pour imposer sa politique à l'Etat et doit avoir le droit de se défendre contre lui.
A la 11e conférence du parti en mars 1922, Lénine remarque avec inquiétude :
“Une année s'est écoulée, l'Etat est entre nos mains, mais l'Etat fonctionne-t'il comme nous le voulons ? Non, la machine échappe au contrôle de ceux qui la conduisent : comme si quelqu'un était aux manoeuvres de la machine, mais que cette dernière emprunte une voie différente, comme mue par une main invisible...”
Il défend cette idée en particulier contre
Trotsky dans le débat sur les syndicats en 1921. Alors qu'apparemment la
question du rôle des syndicats au sein de la dictature prolétarienne semble
être la question en jeu, en réalité celle qui est au centre est : est-ce
que la classe ouvrière doit avoir le droit, ou non, de mener son propre combat
de classe pour se défendre contre l'Etat traditionnel ? Selon Trotsky,
puisque l'Etat de transition est par définition un Etat ouvrier, l'idée que le
prolétariat puisse se défendre contre lui est une absurdité. Trotsky, qui a au
moins le mérite de suivre la logique de sa position jusqu'au bout, défend
ouvertement la militarisation du travail. Même si Lénine n'est pas encore
capable de reconnaître clairement que cet Etat n'est pas un Etat ouvrier
(position qui sera développée et défendue plus tard par la revue Bilan dans les années 1930), il insiste
sur la nécessité pour les ouvriers de se défendre eux-mêmes contre l'Etat.
Ce souci parfaitement correct de Lénine ne
permet pas aux communistes russes d'arriver à une vraie clarification sur cette
question. Lénine lui-même, comme d'autres communistes d'alors, continue à
considérer qu'en Russie c'est le poids énorme de la petite-bourgeoisie qui est
la principale source de contre-révolution et non l'Etat bureaucratisé.
“Aujourd'hui, l'ennemi n'est plus le même qu'hier. L'ennemi, ce ne sont pas les masses des blancs... L'ennnemi c'est le gris de la gestion économique quotidienne dans un pays dominé par des petits paysans et dont la grosse industrie est détruite. L'ennemi, c'est l'élément petit-bourgeois. Le prolétariat est fragmenté, divisé, épuisé. Les "forces" de la classe ouvrière ne sont pas illimitées... L'affluence de nouvelles forces du prolétariat est faible, parfois très faible (...) il faudra encore s'accomoder d'une croissance ralentie des nouvelles forces de la classe ouvrière ?” (Lénine, Oeuvres complètes, vol. 33)
Le reflux de la lutte de classe permet le développement du capitalisme d'Etat
Après les défaites de la classe ouvrière au niveau international en 1920, les conditions pour la classe ouvrière en Russie s'aggravent considérablement. De plus en plus isolés, les ouvriers russes se confrontent à l'Etat - à la tête duquel se trouve le Parti bolchevik - qui leur impose de plus en plus systématiquement sa violence, comme à Kronstadt,. L'écrasement de cette révolte a mené au développement des tendances qui, dans le parti, sont pour le renforcement de l'Etat, si nécessaire aux dépens de la classe ouvrière, et pour assujettir l'IC à l'Etat russe.
L'Etat russe est de plus en plus un Etat “normal” parmi les autres Etats.
Déjà au printemps 1921, à travers des négociations secrètes, la bourgeoisie allemande prend contact avec Moscou afin d'explorer les possibilités de coopération entre les deux pays au niveau armement. Il est envisagé, par exemple, de faire fabriquer des avions par Albatrosswerke, des sous-marins par Blöhm et Voss, des fusils et des munitions par Krupp.
A la fin de l'année 1921, quand la Russie propose une conférence générale pour l'établissement de relations entre elle et le monde capitaliste, les négociations secrètes entre l'Allemagne et la Russie ont lieu depuis longtemps. A la conférence de Gênes, Tchitchérine, le dirigeant de la délégation russe exalte les immenses possibilités d'exploitation des ressources potentielles de la Russie grâce à la coopération avec les capitalistes occidentaux. Quand cette conférence prend fin, l'Allemagne et la Russie ont déjà conclu non loin de là, à Rappallo, un accord secret. Comme l'écrit E.H. Carr :“C'était la première fois que, dans une affaire diplomatique importante, la Russie soviétique aussi bien que la République de Weimar rencontraient un partenaire sur un pied d'égalité.” (La révolution bolchevique, tome 3, Editions de minuit) Mais Rappallo est plus que cela.
Durant l'hiver 1917-18 le traité de Brest-Litovsk n'est signé qu'après l'offensive allemande contre la Russie parce que les bolcheviks veulent ainsi protéger le bastion isolé de la révolution prolétarienne mondiale contre l'attaque capitaliste de l'impérialisme allemand. Ce traité est non seulement imposé à la classe ouvrière russe mais aussi il n'est signé qu'après un grand débat ouvert au sein du parti bolchevik. Par contre, il n'en est pas de même avec la signature du traité de Rappallo. Ce dernier traité, signé par les représentants de l'Etat russe, contient des accords secrets sur les armes; mais, de plus, au 4e Congrès mondial de novembre 1922, il n'est même pas mentionné.
Les instructions données par l'IC aux PC en Turquie et en Perse “pour appuyer le mouvement en faveur de la libération nationale en Turquie (et en Perse)” aboutissent en fait à une situation où les bourgeoisies nationales respectives peuvent massacrer la classe ouvrière beaucoup plus facilement. La volonté de maintenir des liens solides avec ces différents Etats montre que l'Etat russe fait prévaloir ses propres intérêts.
Etape par étape, l'IC se soumet aux besoins de la politique étrangère de l'Etat russe. Tandis qu'en 1919, à l'époque de sa fondation, l'IC a pour orientation principale la destruction des Etats capitalistes, à partir de 1921, celle de l'Etat russe est vers sa stabilisation. La révolution mondiale qui ne réussit pas à s'étendre donne suffisamment de latitude à l'Etat russe pour faire valoir sa place.
A la conférence commune des “partis ouvriers” qui se tient au début avril 1922 à Berlin, et à laquelle l'IC invite les partis de la 2e et 2e 1/2 Internationales ([1] [240]), la délégation de l'IC essaya surtout d'obtenir des appuis pour la reconnaissance de la Russie soviétique, pour l'établissement de relations commerciales entre la Russie et l'Ouest et pour l'aide à la reconstruction de la Russie. Tandis qu'en 1919, le rôle de la 2e Internationale comme boucher de la classe ouvrière était dénoncé, et tandis qu'en 1920 au 2e Congrès avaient été adoptées les 21 conditions d'admission afin de se délimiter de la 2e Internationale et la combattre, ce fut au nom de l'Etat russe que la délégation de l'IC s'assit à la même table que les partis de la 2e Internationale. Il était devenu évident que l'Etat russe n'était plus intéressé dans l'extension de la révolution mondiale mais au renforcement de l'Etat. Plus l'IC était à la remorque de l'Etat, plus clairement elle tournait le dos à l'internationalisme.
La croissance hypertrophique de l'appareil d'Etat en Russie
L'orientation politique prise par l'Etat russe en vue d'être reconnu par les autres Etats va de pair avec son propre renforcement en Russie même. L'intégration toujours croissante du parti dans l'Etat, l'augmentation de la concentration du pouvoir dans les mains d'un cercle toujours plus concentré et limité de “forces dirigeantes”, la dictature croissante de l'Etat sur la classe ouvrière sont le résultat des efforts tenaces de ces forces favorables au renforcement de l'appareil d'Etat aux dépens de la vie même de la classe ouvrière.
En avril 1922, Staline est nommé secrétaire général du parti à son 11e congrès. A partir de là, il occupe trois postes importants en même temps : il est commissaire du peuple aux questions nationales, commissaire du peuple pour l'inspection ouvrière et paysanne et il est membre du Bureau Politique. En tant que secrétaire général, il prend rapidement en main la vie quotidienne du parti et s'arrange pour rendre le Bureau Politique dépendant du secrétaire général. Auparavant, il avait déjà été nommé à la tête des “activités d'épuration” en mars 1921 au 10e Congrès du parti (2[2] [241]). Quelques membres du “Groupe de l'Opposition Ouvrière” demandent au Comité Exécutif de l'IC de “dénoncer le manque d'autonomie, la suppression de toute initiative ouvrière et le combat contre les membres qui ont des opinions divergentes. (...) Les forces unies du parti et de la bureaucratie syndicale profitant de leur pouvoir et de leur position battent en brèche le principe de la démocratie ouvrière.” (Rosmer) Mais après que le PCR ait exercé une pression sur le Comité Exécutif, celui-ci finit par rejeter la plainte du groupe de “l'Opposition Ouvrière”.
Au lieu de laisser la responsabilité de nommer les délégués aux sections locales du parti, au fur et à mesure que le parti s'intègre à l'Etat, ces nominations sont faites par la direction du parti et donc par l'Etat. Les élections et les votes dans le parti sur une base locale ne sont plus désirés dans la mesure où le pouvoir de décision est de plus en plus entre les mains du secrétaire général et du bureau d'organisation qui est tenu par Staline. Tous les délégués pour le 12e Congrès du parti en avril 1923 sont d'ailleurs nommés par la direction du parti.
Si nous soulignons le rôle du parti ici, ce n'est pas parce que nous voulons réduire le problème de l'Etat à une seule personne - Staline - et donc limiter et sous-estimer le danger venant de l'Etat. La raison en est que l'Etat qui a surgi après l'insurrection d'octobre 1917, qui absorbe le Parti bolchevik dans ses structures et qui étend ses tentacules sur l'IC, est devenu le centre de la contre-révolution. Mais la contre-révolution n'est pas processus anonyme animé par des forces inconnues, sans visage ou invisibles. Elle prend forme concrètement dans le parti et dans l'appareil d'Etat. Staline, le Secrétaire général, est un des représentants importants de ces forces qui tirent les fils du parti à différents niveaux et qui luttent contre tout ce qui reste de révolutionnaire dans le parti.
Au sein du Parti bolchevik, en effet, ce processus de dégénérescence provoque des résistances et des convulsions que nous avons déjà traitées plus spécifiquement dans nos articles dans la Revue Internationale n° 8 et 9.
Malgré les confusions que nous avons mentionnées, Lénine va devenir l'un des opposants les plus déterminés de l'appareil d'Etat. Après avoir été frappé une première fois par une attaque cérébrale en mai 1922 et une seconde le 9 mars 1923, il rédige un document - connu plus tard comme son testament - dans lequel il demande le remplacement de Staline en tant que Secrétaire général. Ce document montre que Lénine, qui a longtemps travaillé avec Staline, veut rompre avec lui et même veut engager le combat contre lui. Cependant, parce qu'il est cloué au lit, luttant contre sa propre agonie, sa rupture et sa déclaration de guerre ne sont pas publiées dans la presse du parti qui est, à ce moment-là, tenu fermement par le Secrétaire général, Staline lui-même !
Au même moment, ce n'est pas un hasard si Kamenev, Zinoviev et Staline, qui vont constituer la nouvelle direction en composant une “troïka”, défendent la conception typiquement bourgeoise de la nécessité d'un “successeur” à Lénine. C'est dans le contexte d'une lutte pour le pouvoir au sein du parti qu'un groupe d'opposants à la “troïka” fait paraître, durant l'été 1923, la “Plate-forme des 46” qui critique l'étouffement de la vie prolétarienne dans le parti, lequel, pour la première fois depuis octobre 1917, a refusé d'appeler à la révolution mondiale à l'occasion du 1ermai 1922.
A l'été 1923, un certain nombre de grèves éclatent en Russie, particulièrement à Moscou.
Au moment où l'Etat russe renforce sa position en Russie et fait tout pour être reconnu par les grands Etats capitalistes, le processus de dégénérescence de l'IC, après le tournant opportuniste du 3e Congrès, s'accélère sous la pression de l'Etat russe.
Le 4e Congrès mondial : la soumission à l'Etat russe
En adoptant la politique de Front Unique à son 4e Congrès en novembre 1922, l'IC jette par-dessus bord les positions de principes des 1er et 2e congrès au cours desquels il avait insisté sur la démarcation la plus claire avec la social-démocratie ainsi que sur le combat à mener contre elle.
Pour justifier sa politique, l'IC met en avant que le rapport de forces entre la bourgeoisie et le prolétariat montre que “les grandes masses prolétariennes ont perdu leur foi dans leur capacité de s'emparer du pouvoir dans un avenir prévisible. Elles sont repoussées vers une position défensive (...) alors la conquête du pouvoir comme tâche immédiate n'est pas à l'ordre du jour.” (intervention de Radek citée par E.H. Carr, La révolution bolchevique, Editions de Minuit). Par conséquent, il est nécessaire de s'unir avec les ouvriers qui sont encore sous l'influence de la social-démocratie :
“Le slogan du 3e congrès adressé "aux masses" est plus valide que jamais (...) Les tactiques du front uni est une proposition de lutte unitaire des communistes avec tous les ouvriers issus d'autres Partis ou d'autres groupes (...) Dans certaines circonstances, les communistes doivent se préparer à s'allier des ouvriers non communistes et avec des organisations ouvrières, afin de constituer un gouvernement.” (“Thèses sur la tactique du Comintern”, 4e congrès)
C'est le Parti Communiste allemand (le KPD) qui est le premier parti à encourager cette tactique comme nous le verrons dans le prochain article de cette série.
Au sein de l'IC, ce nouveau pas opportuniste qui pousse les ouvriers dans les bras de la social-démocratie, rencontre la résistance acharnée de la Gauche italienne.
Déjà en mars 1922, une fois les thèses sur le front unique adoptées, Bordiga écrit :
“Pour ce qui est du "gouvernement ouvrier", nous demandons : pourquoi veut-on s'allier avec les social-démocrates ? Pour faire les seules choses qu'ils savent, peuvent et veulent faire, ou bien pour leur demander de faire ce qu'ils ne savent, ne peuvent, ni ne veulent faire ? Veut-on que nous disions aux social-démocrates que nous sommes prêts à collaborer avec eux, même au parlement et même dans ce gouvernement qu'on a baptisé "ouvrier" ? Dans ce cas, c'est-à-dire si l'on nous demande d'élaborer au nom du parti communiste un projet de gouvernement ouvrier auquel devraient participer des communistes et des socialistes, et de présenter ce gouvernement aux masses comme un "gouvernement anti-bourgeois", nous répondrons, en prenant l'entière responsabilité de notre réponse, qu'une telle attitude s'oppose à tous les principes fondamentaux du communisme. Accepter cette formule politique signifierait, en effet, tout simplement déchirer notre drapeau, sur lequel il est écrit : il n'existe pas de gouvernement prolétarien qui ne soit constitué sur la base de la victoire révolutionnaire du prolétariat.” (26 mars 1922, dans La défense de la continuité du programme communiste, Editions programme communiste)
Au 4e Congrès, le PC d'Italie déclare que “le parti communiste n'acceptera donc pas de faire partie d'organismes communs à différentes organisations politiques... (il) évitera également d'apparaître comme co-participant à des déclarations communes avec d'autres partis politiques, lorsque ces déclarations contrediront en partie son programme et seront présentées au prolétariat comme le résultat de négociations pour trouver une ligne d'action commune. (...) Parler de gouvernement ouvrier (...) c'est nier en pratique le programme politique communiste, c'est-à-dire la nécessité de préparer les masses à la lutte pour la dictature.” (Thèses sur la tactique de l'Internationale Communiste présentées par le PC d'Italie au 4e Congrès mondial, 22 novembre 1922)
Mais après l'exclusion du KAPD de l'IC à l'automne 1921, qui fait taire la voix la plus critique contre la dégénérescence de l'IC, la Gauche italienne se retrouve, une fois encore, seule à défendre la position de la Gauche Communiste.
A la même époque, un événement est à prendre en considération : en octobre 1922, Mussolini prend le pouvoir en Italie, ce qui conduit à une aggravation des conditions de vie pour les révolutionnaires. “Absorbée” par cette question, la Gauche italienne a du mal à se mobiliser contre la dégénérescence en cours de l'IC et du parti bolchevik.
En même temps, le 4e Congrès met en place les conditions de la soumission future de l'IC aux intérêts de l'Etat russe. Confondant les intérêts de l'Etat russe et ceux de l'IC, le président de cette dernière, Zinoviev, affirme sur la question de la stabilisation du capitalisme et des attaques contre la Russie qui s'achèvent : “Nous pouvons dès à présent dire sans exagération que l'Internationale Communiste a survécu à ses moments les plus difficiles, et qu'elle s'est consolidée à tel point qu'elle n'a plus à craindre les attaques de la réaction mondiale.” (La révolution bolchevique, E.H. Carr, Editions de minuit)
Puisque la perspective de conquête du pouvoir ne se pose plus immédiatement, le 4e Congrès donne l'orientation, outre la tactique de front unique, que la classe ouvrière doit concentrer ses efforts sur le soutien et la défense de la Russie. La résolution sur la Révolution russe montre bien jusqu'à quel point l'analyse que fait l'IC part du point de vue des intérêts de l'Etat russe et non plus de ceux de la classe ouvrière internationale, mettant ainsi la construction de la Russie au premier plan :
“Le 4e Congrès mondial de l'Internationale Communiste exprime au peuple travailleur de la Russie des Soviets ses remerciements les plus profonds et son admiration sans bornes pour avoir (...) su défendre victorieusement jusqu'à aujourd'hui contre tous les ennemis de l'intérieur et de l'extérieur les conquêtes de la révolution (...). Le 4e Congrès mondial constate avec la plus grande satisfaction que le premier Etat ouvrier du monde, issu de la révolution prolétarienne, a complètement prouvé sa force de vie et de développement au cours des cinq années de son existence, malgré les difficultés et des dangers inouïs. L'Etat soviétiste est sorti renforcé des horreurs de la guerre civile. (...) Le 4e Congrès mondial constate avec satisfaction que la politique de la Russie des Soviets a assuré et renforcé la condition la plus importante pour l'instauration et le développement de la société communiste, le régime des Soviets, c'est-à-dire la dictature du prolétariat. Car, seule, cette dictature est capable de surmonter toutes les résistances bourgeoises à l'émancipation totale des travailleurs et d'assurer ainsi la défaite complète du capitalisme et la voie libre vers la réalisation du communisme.”
“Ne touchez pas à la Russie des Soviets ! Reconnaissance de la République des Soviets !”
“Tout renforcement de la Russie des Soviets équivaut à un affaiblissement de la bourgeoisie mondiale.” (Résolution sur la Révolution Russe, 4e Congrès de l'IC)
Le degré de contrôle de l'IC par l'Etat russe, six mois après Rappallo, devient palpable lorsque, dans le contexte de montée des tensions impérialistes, la Russie envisage la possibilité d'établir un bloc militaire avec un autre Etat capitaliste. L'IC affirme qu'une telle alliance peut être utilisée pour le renversement d'un autre régime bourgeois et montre, dans la réalité, qu'il est de plus en plus un instrument de l'Etat russe : “J'affirme que nous sommes dès maintenant assez forts pour conclure une alliance avec une bourgeoisie afin de pouvoir, au moyen de cet Etat bourgeois, renverser une autre bourgeoisie... En supposant qu'une alliance militaire ait été conclue avec un Etat bourgeois, le devoir des camarades de chaque pays est de contribuer à la victoire des deux alliés.” (Boukharine au congrès, cité par E.H. Carr, idem) Quelques mois plus tard, l'IC et le PC allemand mettent en avant la perspective d'une alliance entre la “nation allemande opprimée” et la Russie. Dans l'antagonisme entre l'Allemagne et les pays vainqueurs de la 1re Guerre mondiale, l'IC et l'Etat russe prennent position en faveur de l'Allemagne qui est présentée comme victime des intérêts impérialistes français.
Déjà en janvier 1922, au “1er congrès des travailleurs de l'Extrême-Orient”, l'IC donne, comme une orientation centrale, le besoin d'une coopération entre les communistes et les “révolutionnaires non-communistes”. Dans ses thèses sur la tactique, le 4e Congrès mondial décide le soutien à “tout mouvement national-révolutionnaire dirigé contre l'impérialisme” et rejeta fermement en même temps “le refus des communistes des colonies de prendre part à la lutte contre l'oppression impérialiste sous le prétexte de "défense" exclusive des intérêts de classe, est le fait d'un opportunisme du plus mauvais aloi qui ne peut que discréditer la révolution prolétarienne en Orient.” (“Thèses générales sur la question d'Orient”)
Ainsi l'IC contribue à désorienter et à affaiblir grandement la classe ouvrière.
Après que la vague révolutionnaire a atteint son point culminant en 1919, qu'elle connaît une phase de reflux suite à l'échec de l'extension internationale de la révolution, une fois que l'Etat russe a renforcé sa position et soumis l'IC à ses intérêts, la bourgeoisie peut se sentir suffisamment forte au niveau international et établir des plans pour donner le coup fatal à la partie de la classe ouvrière qui reste la plus combative : le prolétariat d'Allemagne. Nous examinerons donc les événements de 1923 en Allemagne dans le prochain article.
DV.
[1] [242] . L'“Internationale 2 1/2” est le nom donné par les communistes à la tentative avortée de regroupement des éléments “centristes” qui se sont séparés de la Social-démocratie du fait de la guerre tout en refusant d'adhérer à l'IC.
[2] [243] Alors que le nombre de membres a augmenté en 1920 jusqu'à 600 000, entre 1920-21 quelques 150 000 membres sont expulsés du parti. Il est clair que ne sont pas expulsés que des carriéristes, mais aussi beaucoup d'éléments ouvriers. La “commission d'épuration” dirigée par Staline est un des organes les plus puissants en Russie.
Dans la première partie de cet article, nous avons répondu à l'accusation qui nous est faite d'être devenus “léninistes” et d'avoir changé de position sur la question organisationnelle. Nous avons montré que le “léninisme” s'oppose non seulement à nos principes et positions politiques, mais aussi qu'il vise à la destruction de l'unité historique du mouvement ouvrier. En particulier, il rejette la lutte des gauches marxistes au sein, puis en dehors, des 2c et 3e Internationales en dressant Lénine contre Rosa Luxemburg, Pannekoek, etc. Le “léninisme” est la négation du militant communiste Lénine. Il est l'expression de la contre-révolution stalinienne au début des années 1920.
Nous avons aussi affirmé que nous nous étions toujours revendiqué du combat de Lénine pour la construction du parti contre l'opposition de l'économisme et des mencheviks. Nous avons aussi rappelé que nous maintenions notre rejet de ses erreurs en matière d'organisation, particulièrement sur le caractère hiérarchique et “militaire” de l'organisation, de même qu'au niveau théorique sur la question de la conscience de classe qui devrait être apportée au prolétariat de l'extérieur, tout en resituant ces erreurs dans leur cadre historique afin d'en comprendre leur dimension et leur signification réelles.
Quelle est la position du CCI sur Que faire? et sur Un pas en avant, deux pas en arrière ? Pourquoi affirmons-nous que ces deux ouvrages de Lénine représentent des acquis théoriques, politiques et organisationnels irremplaçables ? Est-ce que nos critiques qui portent sur des points qui ne sont pas du tout secondaires - en particulier sur la question de la conscience telle qu'elle est développée dans Que faire? - ne remettent pas en cause notre accord fondamental avec Lénine ?
LA POSITION DU CCI SUR QUE FAIRE?
“Il serait faux et caricatural d'opposer ainsi un Que faire? substitutionniste de Lénine à une vision saine et claire de Rosa Luxemburg et de Trotsky (celui-ci d'ailleurs se fera, dans les années 1920, l'âpre défenseur de la militarisation du travail et de la dictature toute puissante du parti !).” ([1] [246]) Comme on le voit, notre position sur Que faire ? commence par reprendre notre méthode d'appréhension de l'histoire du mouvement ouvrier, méthode qui s'appuie sur l'unité et la continuité de ce dernier comme nous l'avons présenté dans la première partie de cet article. Elle n'est pas nouvelle et remonte à la fondation même du CCI.
Que faire ? (1902) comporte deux grandes parties. La première est dédiée à la question de la conscience de classe et du rôle des révolutionnaires. La deuxième porte directement sur les questions d'organisation. L'ensemble est une critique implacable des “économistes” qui ne considèrent possible un développement de la conscience dans la classe ouvrière qu'à partir de ses luttes immédiates. Ils tendent ainsi à sous-estimer et à nier tout rôle politique actif aux organisations révolutionnaires dont la tâche se limiterait à “aider” les luttes économiques. Conséquence naturelle de cette sous-estimation du rôle des révolutionnaires, l'économisme s'oppose à la constitution d'une organisation centralisée et unie capable d'intervenir largement et d'une seule voix sur toutes les questions, économiques comme politiques.
Le texte de Lénine, Un pas en avant, deux pas en arrière (1903), qui est un complément à Que faire ? sur le plan historique, rend compte de la rupture entre bolchéviks et mencheviks au 2e congrès du POSDR qui vient d'avoir lieu.
La faiblesse principale - nous l'avons dit - de Que faire ? est sur la conscience de classe. Quelle est l'attitude des autres révolutionnaires sur cette question ? Jusqu'au 2e congrès, seul l'“économiste” Martinov s'y oppose. Ce n'est qu'après le congrès que Plékhanov et Trotsky critiquent la conception erronée de Lénine sur la conscience apportée de l'extérieur à la classe ouvrière. Ils sont les seuls à rejeter explicitement la position de Kautsky reprise par Lénine selon laquelle “le socialisme et la lutte de classe surgissent parallèlement et ne s'engendrent pas l'un l'autre (et que) le porteur de la science n'est pas le prolétariat, mais les intellectuels bourgeois.” ([2] [247])
La réponse de Trotsky sur ce point de la conscience est assez juste, bien qu'elle reste aussi très limitée. N'oublions pas que nous nous trouvons en 1903 et la réponse de Trotsky, Nos tâches politiques, date de 1904. Le débat sur la grève de masse a à peine débuté en Allemagne, et ce n'est qu'avec l'expérience de 1905 en Russie qu'il va réellement se développer. Trotsky repousse clairement la position de Kautsky et souligne le danger de substitutionnisme qu'elle comporte. Mais pour autant, et alors qu'il est très virulent contre Lénine sur les questions d'organisation, il ne se démarque pas complètement sur cet aspect particulier. Il comprend et explique les raisons d'une telle prise de position :
“Lorsque Lénine reprit à Kautsky l'idée absurde du rapport entre l'élément "spontané" et l'élément "conscient" dans le mouvement révolutionnaire du prolétariat, il ne faisait que définir grossièrement les tâches de son époque.” ([3] [248])
Outre la clémence de Trotsky sur ce plan, il convient de relever que personne parmi les nouveaux opposants à Lénine ne s'était élevé contre la position de Kautsky sur la conscience avant le 2e congrès du POSDR quand ils étaient unis dans la lutte contre l'économisme. Au congrès, Martov, leader des mencheviks, reprend exactement la même position que Kautsky et Lénine : “Nous sommes l'expression consciente d'un processus inconscient.” ([4] [249]) A la suite du congrès, cette question est jugée si peu importante que les mencheviks nient encore toute divergence programmatique et attribuent la division aux “élucubrations” de Lénine sur l'organisation :
“Avec ma faible intelligence, je ne suis pas capable de comprendre ce que peut être "l'opportunisme sur les problèmes organisationnels", posé sur le terrain comme quelque chose d'autonome, en dehors d'un lien organique avec les idées programmatiques et tactiques.” ([5] [250])
La critique de Plékhanov, si elle est juste, reste assez générale et se contente de rétablir la position marxiste sur la question. L'argumentation principale est qu'il n'est pas vrai que “les intellectuels [ont] "élaboré" leurs propres théories socialistes "de manière totalement indépendante de la croissance spontanée du mouvement ouvrier" - cela n'est jamais arrivé et ne pouvait pas arriver.” ([6] [251])
Plékhanov se limite au niveau théorique à la question de la conscience. Il n'aborde pas les débats du 2e Congrès. Il ne répond pas à la question centrale : quel Parti et quel rôle pour ce Parti ? Seul Lénine y répond.
La question centrale de Que faire? : élever la conscience
Lénine a un souci central dans sa polémique contre l'économisme sur le plan théorique : la question de la conscience de classe et son développement dans la classe ouvrière. On sait que Lénine est revenu rapidement sur la position de Kautsky. En particulier avec l'expérience de grève de masse russe de 1905 et l'apparition des premiers soviets. En janvier 1917, c'est-à-dire avant le début de la révolution en Russie, alors que la guerre impérialiste fait rage, Lénine revient sur la grève de masse en 1905. Des passages entiers sur “l'enchevêtrement des grèves économiques et grèves politiques” pourraient apparaître comme rédigés par Rosa Luxemburg ou Trotsky ([7] [252]). Et ils donnent un aperçu du rejet par Lénine de son erreur initiale en grande partie provoquée par ses “tordages de barre” ([8] [253]).
“La véritable éducation des masses ne peut jamais être séparée d'une lutte politique indépendante, et surtout de la lutte révolutionnaire des masses elles-mêmes. Seule l'action éduque la classe exploitée, seule elle lui donne la mesure de ses forces, élargit son horizon, accroît ses capacités, éclaire son intelligence et trempe sa volonté.” ([9] [254]) On est loin de ce que dit Kautsky.
Mais déjà dans Que faire?, ce qui est dit sur la conscience est contradictoire. A côté de la position fausse, Lénine affirme par exemple : “Ceci nous montre que l'"élément spontané" n'est au fond que la forme embryonnaire du conscient.” ([10] [255])
Ces contradictions sont la manifestation du fait que Lénine, comme le reste du mouvement ouvrier en 1902, n'a pas une position très précise et très claire sur la question de la conscience de classe ([11] [256]). Les contradictions de Que faire ? et les prises de position ultérieures montrent qu'il n'est pas particulièrement attaché à la position de Kautsky. D'ailleurs il n'y a que trois passages bien délimités de Que faire ? dans lesquels il écrit que “la conscience doit être apportée de l'extérieur”. Et sur les trois, il en est un qui n'a rien à voir avec ce que dit Kautsky.
Rejetant que l'on puisse “développer la conscience politique de classe des ouvriers, pour ainsi dire de l'intérieur de leur lutte économique, c'est-à-dire en partant uniquement (ou du moins principalement) de cette lutte, en se basant uniquement (ou du moins principalement) sur cette lutte)... [Lénine répond que] ...la conscience politique de classe ne peut être apportée à l'ouvrier que de l'extérieur, c'est-à-dire de l'extérieur de la lutte économique, de l'extérieur de la sphère des rapports entre ouvriers et patrons.” ([12] [257]) La formule est confuse, mais l'idée est juste. Et ne correspond pas à ce qu'il défend dans les deux autres utilisations du terme “extérieur” quand il parle de la conscience. Sa pensée est encore plus précise dans un autre passage : “La lutte politique de la social-démocratie est beaucoup plus large et plus complexe que la lutte économique des ouvriers contre le patronat et le gouvernement.” ([13] [258])
Lénine rejette très clairement la position développée par les économistes sur la conscience de classe comprise comme produit immédiat, direct, mécanique et exclusif des luttes économiques.
Nous sommes du côté de Que faire ? dans le combat contre l'économisme. Nous sommes aussi d'accord avec les arguments critiques utilisés contre l'économisme et nous disons qu'ils sont encore aujourd'hui d'actualité quant à leur contenu théorique et politique.
“L'idée selon laquelle la conscience de classe ne surgit pas de manière mécanique des luttes économiques est entièrement correcte. Mais l'erreur de Lénine consiste à croire qu'on ne peut pas développer la conscience de classe à partir des luttes économiques et que celle-ci doit être introduite de l'extérieur par un parti.” ([14] [259])
Est-ce là une nouvelle appréciation du CCI ? Voilà des citations de Que faire ? que nous reprenions à notre compte, en 1989, dans un article de polémique ([15] [260]) avec le BIPR pour appuyer, déjà, ce que nous disons aujourd'hui :
“La conscience socialiste des masses ouvrières est la seule base qui peut nous garantir le triomphe (...). Le parti doit avoir toujours la possibilité de révéler à la classe ouvrière l'antagonisme hostile entre ses intérêts et ceux de la bourgeoisie. [La conscience de classe atteinte par le parti] doit être diffusée parmi les masses ouvrières avec un zèle croissant. (...) il faut s'efforcer le plus possible d'élever le niveau de conscience des ouvriers en général. [La tâche du parti est de] tirer profit des étincelles de conscience politique que la lutte économique a fait pénétrer dans l'esprit des ouvriers pour élever ceux-ci au niveau de la conscience social-démocrate.” ([16] [261])
Pour les détracteurs de Lénine, les conceptions présentées dans Que Faire ? annoncent le stalinisme. Un lien unirait donc Lénine et Staline y compris en matière d'organisation ([17] [262]). Nous avons repoussé ce mensonge dans la première partie de cet article sur le plan historique. Et nous le repoussons aussi sur le plan politique, y compris sur les questions de la conscience de classe et de l'organisation politique.
Il y a une unité et une continuité de Que faire ? avec la révolution russe, mais surement pas avec la contre-révolution stalinienne. Cette unité et cette continuité existent avec tout le processus révolutionnaire qui relie les grèves de masse de 1905 et celles de 1917, qui va de février 1917 à l'insurrection d'octobre 1917. Pour nous, Que faire ? annonce les Thèses d'avril en 1917 : “Les masses trompées par la bourgeoisie sont de bonne foi. Il importe de les éclairer avec soin, persévérance, avec patience sur leur erreur, de leur montrer le lien indissoluble du capital et de la guerre impérialiste (...). Explication aux masses que les soviets représentent la seule forme possible de gouvernement ouvrier.” ([18] [263]) Pour nous, Que faire ? annonce l'insurrection d'octobre et le pouvoir des soviets.
Nos détracteurs actuels “anti-léninistes” passent complètement sous silence cette préoccupation centrale de Que Faire ? sur la conscience, reprenant ainsi un des éléments de la méthode stalinienne que nous avons dénoncée dans la première partie de cet article. Tel Staline qui faisait gommer les vieux militants bolcheviks sur les photos, ils gomment l'essentiel de ce que dit Lénine et nous accusent d'être devenus “léninistes”, c'est-à-dire staliniens.
Pour les laudateurs sans critique de Lénine tel le courant bordiguiste, nous serions d'indécrottables idéalistes par notre insistance sur le rôle et l'importance de “la conscience de classe dans la classe ouvrière” dans la lutte historique et révolutionnaire du prolétariat. Pour qui veut bien lire ce qu'a écrit Lénine et pour qui veut bien se plonger dans le processus réel de discussions et de confrontations politiques de l'époque, les deux accusations sont fausses.
La distinction de Que faire? entre organisation politique et organisation unitaire
Au niveau politique et organisationnel il y a d'autres apports fondamentaux dans Que faire ?. Il s'agit notamment de la distinction claire et précise que Lénine fait entre les organisations dont se dote la classe ouvrière dans ses luttes quotidiennes, les organisations unitaires, et les organisations politiques. Voyons d'abord l'acquis au plan politique.
“Ces cercles, associations professionnelles des ouvriers et organisations sont nécessaires partout ; il faut qu'ils soient le plus nombreux et que leurs fonctions soient le plus variées possible ; mais il est absurde et nuisible de les confondre avec l'organisation des révolutionnaires, d'effacer la ligne de démarcation qui existe entre eux (...) L'organisation d'un parti social-démocrate révolutionnaire doit nécessairement être d'un autre genre que l'organisation des ouvriers pour la lutte économique.” ([19] [264])
A ce niveau, cette distinction n'est pas une découverte pour le mouvement ouvrier. La social-démocratie internationale, particulièrement allemande, est claire sur la question. Mais Que faire ?, dans sa lutte contre la variante russe de l'opportunisme à cette époque, l'économisme, et tenant en compte les conditions particulières, concrètes, de la lutte de classe dans la Russie tsariste, est amené à aller plus loin et à avancer une idée nouvelle.
“L'organisation des révolutionnaires doit englober avant tout et principalement des hommes dont la profession est l'action révolutionnaire. Devant cette caractéristique commune aux membres d'une telle organisation doit s'effacer toute distinction entre ouvriers et intellectuels et, à plus forte raison, entre les diverses professions des uns et des autres. Nécessairement cette organisation ne doit pas être très étendue, et il faut qu'elle soit la plus clandestine possible.” ([20] [265])
Arrêtons-nous un instant là-dessus. Il serait erroné de voir dans ce passage des considérations liées uniquement aux conditions historiques dans lesquelles les révolutionnaires russes devaient agir, en particulier des conditions d'illégalité, de clandestinité et de répression. Lénine avance trois points qui ont une valeur universelle et historique. Et dont la validité n'a fait que se confirmer jusqu'à nos jours. La première est que le militantisme communiste est un acte volontaire et sérieux (il utilise le mot “professionnel” qui est aussi repris par les mencheviks dans les débats au congrès) qui engage le militant et détermine sa vie. Nous avons toujours été d'accord avec cette conception de l'engagement militant qui combat et rejette toute vision ou attitude dilettante.
Deuxièmement, Lénine défend une vision des rapports entre militants communistes qui dépasse la division ouvrier-intellectuel ([21] [266]), dirigeant-dirigé dirions-nous aujourd'hui, qui dépasse toute vision hiérarchique ou de supériorité individuelle, dans une communauté de lutte au sein du parti, au sein de l'organisation révolutionnaire. Et il s'oppose à toute division par métier ou par corporation entre les militants. Il rejette, par avance, les cellules d'entreprises qui seront mises en place lors de la bolchévisation au nom du léninisme ([22] [267]).
Enfin, il définit une organisation qui “ne doit pas être étendue”. Il est le premier à percevoir que la période des partis ouvriers de masse s'achève ([23] [268]). Certes, les conditions de la Russie favorisent surement cette clarté. Mais ce sont les nouvelles conditions de vie et de lutte du prolétariat, qui se manifestent en particulier par “la grève de masse”, qui déterminent aussi les nouvelles conditions d'activité des révolutionnaires, tout spécialement le caractère “moins étendu”, minoritaire, des organisations révolutionnaires dans la période de décadence du capitalisme qui s'ouvre au début du siècle.
“Mais ce serait (...) du "suivisme" que de penser que sous le capitalisme presque toute la classe ou la classe toute entière sera un jour en état de s'élever au point d'acquérir le degré de conscience et d'activité de son détachement d'avant-garde, de son Parti social-démocrate.” ([24] [269])
Si Rosa Luxemburg, Pannekoek ou Trotsky sont parmi les premiers à tirer les leçons de l'apparition des grèves de masse et des conseils ouvriers à la même époque, ils restent encore prisonniers d'une vision des partis comme organisations politiques de masse. Rosa Luxemburg critique Lénine du point de vue d'un parti de masse ([25] [270]). Au point d'arriver elle-aussi à déraper comme lorsqu'elle écrit que “en vérité la social-démocratie n'est pas liée à l'organisation de la classe ouvrière, elle est le mouvement propre de la classe ouvrière.” ([26] [271]) Victime, elle-aussi, du “tordage de barre” dans la polémique, victime de son positionnement aux côtés des mencheviks sur la question en jeu lors du 2e congrès du POSDR, elle glisse malencontreusement à son tour sur le terrain des mencheviks et des économistes en noyant l'organisation des révolutionnaires dans la classe ([27] [272]). Elle saura se ressaisir - et avec quel brio ! - par la suite. Mais sur la distinction entre organisation de l'ensemble de la classe ouvrière et organisation des révolutionnaires, les formules de Lénine restent les plus claires. Ce sont celles qui vont le plus loin.
Qui est membre du parti ?
Que faire? et Un pas en avant, deux pas en arrière représentent donc des avancées politiques essentiels dans l'histoire du mouvement ouvrier. Les deux ouvrages représentent plus exactement des acquis politiques “pratiques” sur le plan organisationnel. Comme Lénine, le CCI a toujours considéré la question organisationnelle comme une question politique à part entière. L'organisation politique de la classe se distingue de son organisation unitaire et cela a, à son niveau, des implications pratiques. Parmi celles-ci, la stricte définition de l'adhésion et de l'appartenance au parti, c'est à dire la définition du militant, de ses tâches, de ses devoirs, de ses droits, bref de ses rapports à l'organisation, est essentielle. La bataille du 2e congrès du POSDR autour de l'article 1 des statuts est connue : c'est le premier affrontement, au sein du congrès même, entre bolcheviks et mencheviks. La différence entre les formulations proposées par Lénine et Martov peut paraître tout à fait insignifiante :
Pour Lénine, “est membre du Parti celui qui en reconnaît le programme et soutient le Parti tant par des moyens matériels que par sa participation personnelle dans une des organisations du Parti.” Pour Martov, “est considéré comme appartenant au Parti ouvrier social-démocrate de Russie celui qui, tout en reconnaissant son programme, travaille activement à mettre en oeuvre ses tâches sous le contrôle et la direction des organismes du Parti.”
La divergence porte sur la reconnaissance de la qualité de membre soit aux seuls militants qui appartiennent au Parti et qui sont reconnus comme tel par ce dernier - c'est la position de Lénine -, soit aux militants qui n'appartiennent pas formellement au Parti, qui à tel ou tel moment, et sur telle ou telle activité apportent un soutien au Parti, ou bien se déclarent eux-mêmes social-démocrates. La position de Martov et des mencheviks est donc beaucoup plus large, plus “souple”, moins restrictive et moins précise que celle de Lénine.
Derrière cette différence se cache une question de fond qui est vite apparue durant le congrès et à laquelle les organisations révolutionnaires sont encore confrontées de nos jours : qui est membre du parti et, plus difficile encore parfois à définir, qui ne l'est pas ?
Pour Martov, c'est clair : “Plus sera généralisée l'appellation de membre du parti, mieux cela vaudra. Nous ne pouvons que nous réjouir si chaque gréviste, chaque manifestant, en prenant la responsabilité de ses actes, peut se déclarer membre du Parti.” ([28] [273])
La position de Martov tend à diluer, à dissoudre l'organisation des révolutionnaires, le parti dans la classe. Il rejoint l'économisme qu'il combattait auparavant aux côtés de Lénine. L'argumentation qu'il donne à sa proposition de Statut revient à liquider l'idée même de parti d'avant-garde, uni, centralisé et discipliné autour d'un Programme politique bien défini, bien précis et d'une volonté d'action militante et collective encore plus définie, précise et rigoureuse. Elle ouvre aussi la porte à des politiques opportunistes de “recrutement” sans principe de militants qui hypothèquent le développement du parti sur le long terme au profit de résultats immédiats. C'est Lénine qui a raison :
“Au contraire, plus fortes seront nos organisations du Parti englobant de véritables social-démocrates, moins il y aura d'hésitation et d'instabilité à l'intérieur du Parti, et plus large, plus variée, plus riche et plus féconde sera l'influence du Parti sur les éléments de la masse ouvrière qui l'environnent et sont dirigés par lui. Il n'est pas permis en effet de confondre le Parti, avant-garde de la classe ouvrière, avec toute la classe.” ([29] [274])
L'extrême danger de la position opportuniste de Martov en matière d'organisation, de recrutement, d'adhésion et d'appartenance au parti apparaît très rapidement dans le congrès même avec l'intervention d'Axelrod : “On peut être un membre sincère et dévoué du parti social-démocrate, mais être complètement inadapté à l'organisation de combat rigoureusement centralisée.” ([30] [275])
Comment peut-on être membre du parti, militant communiste, et “être inadapté à l'organisation de combat centralisée” ? Accepter une telle idée est tout aussi absurde qu'accepter l'idée d'un ouvrier combatif et révolutionnaire qui serait “inapte” à toute action collective de classe. Toute organisation communiste se doit de n'accepter en son sein que des militants aptes à sa discipline et à la centralisation de son combat. Comment peut-il en être autrement ? Sinon à accepter que les militants ne soient pas impérativement respectueux des rapports d'organisation et des décisions adoptées par celle-ci et de la nécessité du combat. Sinon à ridiculiser la notion même d'organisation communiste qui doit être “la fraction la plus résolue de tous les partis ouvriers de tous les pays, la fraction qui entraîne toutes les autres.” ([31] [276]) La lutte historique du prolétariat est un combat de classe uni sur le plan historique et sur le plan international, collectif et centralisé. Et, à l'image de leur classe, les communistes mènent un combat historique, international, permanent, uni, collectif et centralisé qui s'oppose à toute vision individualiste. “Si la conscience critique et l'initiative volontaire n'ont qu'une valeur très limitée pour les individus, elles se trouvent pleinement réalisées dans la collectivité du Parti.” ([32] [277]) Quiconque est incapable de s'inscrire dans ce combat centralisé est inapte à l'activité militante et ne peut être reconnu comme membre du parti. “Que le Parti n'admette que des éléments susceptibles d'au moins un minimum d'organisation.” ([33] [278])
Cette “aptitude” est le fruit de la conviction politique et militante des communistes. Elle s'acquiert et se développe dans la participation à la lutte historique du prolétariat, tout particulièrement au sein de ses minorités politiques organisées. Pour toute organisation communiste conséquente, la conviction et l'aptitude “pratique” - non platonique - pour “l'organisation de combat rigoureusement centralisée” de tout nouveau militant sont à la fois des conditions indispensables pour son adhésion ainsi que des manifestations concrètes de son accord politique avec le Programme communiste.
La définition du militant, de la qualité de membre d'une organisation communiste est encore aujourd'hui une question essentielle. Que faire ? et Un pas en avant, deux pas en arrière fournissent les fondements et les réponses à de multiples questions en matière d'organisation. C'est pour cela que le CCI s'est toujours appuyé sur le combat des bolcheviks au 2e congrès pour distinguer, avec clarté, rigueur et fermeté un militant, c'est à dire celui “qui participe personnellement dans une des organisations du Parti”, comme le défend Lénine, et un sympathisant, un compagnon de route celui qui “adopte le programme, soutient le Parti par des moyens matériels et lui prête un concours personnel régulier [ou irrégulier, ajouterons-nous] sous la direction d'une de ses organisations”, tel que l'exprime la définition du militant selon Martov et qui est finalement adoptée par le 2e congrès. De même, nous avons toujours défendu que “dès l'instant où tu veux être membre du Parti, tu dois reconnaître aussi les rapports d'organisation, et pas seulement platoniquement.” ([34] [279])
Tout cela n'est pas nouveau pour le CCI. C'est à la base même de sa constitution comme le prouve l'adoption de ses Statuts dès son premier congrès international en janvier 1976.
Il serait erroné de croire que cette question ne pose plus problème aujourd'hui. D'abord, le courant conseilliste, même si ces dernières expressions politiques sont silencieuses, sinon sur le point de disparaître ([35] [280]), reste aujourd'hui une sorte d'héritier de l'économisme et du menchevisme en matière d'organisation. Dans une période de plus grande activité de la classe ouvrière, il ne fait pas de doute que les pressions d'ordre conseilliste pour “se leurrer soi-même, fermer les yeux sur l'immensité de nos tâches, restreindre ces tâches [en oubliant] la différence entre le détachement d'avant-garde et les masses qui gravitent autour de lui” ([36] [281]) prendront une nouvelle vigueur. Ensuite, même dans le milieu qui se revendique exclusivement de la Gauche Italienne et de Lénine, c'est-à-dire le courant bordiguiste et le BIPR, la mise en pratique de la méthode de Lénine et de sa pensée politique en matière d'organisation est loin d'être un acquis. Il n'est que de voir la politique de recrutement sans principe du PCI bordiguiste dans les années 1970. Cette politique de type activiste et immédiatiste a d'ailleurs fini par précipiter son explosion de 1982. Il n'est que de voir le manque de rigueur du BIPR (qui regroupe Battaglia Comunista en Italie, et la CWO en Grande-Bretagne) qui a du mal parfois à décider qui est militant de l'organisation ([37] [282]) et qui n'en est qu'un sympathisant, un contact proche; et cela malgré tous les risques qu'un tel flou organisationel comporte. L'opportunisme en matière d'organisation est aujourd'hui un des plus dangereux poisons pour le milieu politique prolétarien. Et malheureusement, les incantations à propos de Lénine et la nécessité du “Parti compact et puissant” ne peuvent servir d'antidote.
Lénine et le CCI : une même conception du militantisme
Que dit Rosa Luxemburg, dans sa polémique avec Lénine, sur la question du militant et de son appartenance au parti ?
“La conception qui est exprimée dans ce livre [Un pas en avant, deux pas en arrière] d'une manière pénétrante et exhaustive, est celle d'un centralisme impitoyable; son principe vital exige, d'un côté, que les phalanges organisées de révolutionnaires avoués et actifs sortent et se séparent résolument du milieu qui les entoure et qui, quoique non organisé, n'en est pas moins révolutionnaire; on y défend, d'autre part, une discipline rigide.” ([38] [283])
Sans se prononcer explicitement contre la définition précise du militant donné par Lénine, le ton ironique qu'elle a quand elle évoque “les phalanges organisées qui sortent et se séparent du milieu qui les entoure” et... son silence complet sur la bataille politique au congrès autour de l'article 1 des statuts, indiquent la vision erronée de Rosa Luxemburg, à ce moment-là, et son positionnement aux côtés des mencheviks. Elle reste prisonnière de la vision du parti de masse donnée en exemple par la social-démocratie allemande d'alors. Elle ne voit pas le problème ou l'esquive, se trompant de combat. Le fait qu'elle ne dise rien sur le débat autour de l'article 1 des statuts lors du congrès, vient donner raison à Lénine quand il affirme qu'elle “se borne à ressasser des phrases creuses sans chercher à leur donner un sens. Elle brandit des épouvantails sans aller au fond du débat. Elle me fait dire des lieux communs, des idées générales, des vérités absolues et s'efforce de rester muette sur des vérités relatives qui s'appuient sur des faits précis.” ([39] [284])
Comme dans le cas de Plékhanov et de beaucoup d'autres, les considérations générales avancées par Rosa Luxemburg - même quand elles sont justes en soi - ne répondent pas aux vraies questions politiques posées par Lénine. “C'est ainsi qu'un souci correct : insister sur le caractère collectif du mouvement ouvrier, sur le fait que «l'émancipation des travailleurs sera l'oeuvre des travailleurs eux-même”, entraîne de fausses conclusions pratiques » disions-nous déjà à son sujet en 1979 ([40] [285]). Elle passe à côté des acquis politiques du combat des bolcheviks.
Or, sans le débat sur l'article 1, la question du parti clairement défini et clairement distinct, organisationnellement et politiquement, de l'ensemble de la classe ouvrière n'aurait pas été définitivement tranchée. Sans le combat mené par Lénine sur l'article 1, la question ne serait pas un acquis politique de première importance en matière d'organisation sur lequel les communistes d'aujourd'hui doivent impérativement s'appuyer pour constituer leur organisation, non seulement pour l'adhésion de nouveaux militants, mais aussi et surtout pour l'établissement clair, précis et rigoureux des rapports des militants à l'organisation révolutionnaire.
Est-ce que cette défense de la position de Lénine sur l'article 1 des statuts est nouvelle pour le CCI ? Avons-nous changé de position ?
“Pour être membre du CCI, il faut [...] s'intégrer dans l'organisation, participer activement à son travail et s'acquitter des tâches qui lui sont confiées” affirme l'article de nos statuts qui traite de la question de l'appartenance militante au CCI. Il est très clair que nous reprenons, sans aucune ambiguïté, la conception de Lénine, l'esprit et même la lettre du statut qu'il a proposé au 2e congrès du POSDR et surement pas celle de Martov et Trotsky. Il est dommage que les ex-membres du CCI qui nous accusent aujourd'hui d'être devenus “léninistes” aient oublié ce qu'ils avaient eux-mêmes adopté à l'époque. Sans doute l'avaient-ils fait avec une coupable légèreté et une grande insouciance dans l'enthousiasme estudiantin post-soixante-huitard. En tout cas, ils sont aujourd'hui particulièrement malhonnêtes quand ils accusent le CCI d'avoir changé de position afin de laisser entendre qu'ils seraient, eux, fidèles au vrai CCI, celui des origines.
LE CCI AUX COTES DE LENINE SUR LES STATUTS
Nous avons rapidement présenté notre conception du militant révolutionnaire et montré en quoi elle est l'héritière, pour une grande part du combat et des apports de Lénine dans Que faire ? et Un pas en avant, deux pas en arrière. Nous avons souligné l'importance de traduire le plus fidèlement et le plus rigoureusement possible dans la pratique militante quotidienne, au moyen des statuts de l'organisation, cette définition du militant. Et là encore, nous sommes fidèles depuis toujours à la méthode et aux enseignements de Lénine en matière d'organisation. Le combat politique pour l'établissement de règles précises régissant les rapports organisationnels, c'est-à-dire des statuts, est fondamental. Tout comme le combat pour leur respect bien sûr. Sans celui-ci, les grandes déclarations tonitruantes sur le Parti ne restent que des rodomontades.
Dans le cadre de cet article nous ne pouvons, faute de place, présenter notre conception de l'unité de l'organisation politique et montrer en quoi la lutte de Lénine contre le maintien des cercles, au 2e congrès du POSDR, est un apport théorique et politique considérable. Mais nous voulons insister sur l'importance pratique qu'il y a à traduire la nécessité de cette unité dans les statuts de l'organisation : “Le caractère unitaire du CCI s'exprime également dans les présents statuts” (statuts du CCI). Lénine en exprime très bien la raison et la nécessité.
“L'anarchisme de grand seigneur ne comprend pas que des statuts formels sont nécessaires précisément pour remplacer les liens limités des cercles par la large liaison du Parti. Le lien, à l'intérieur des cercles ou entre eux, ne devait ni ne pouvait revêtir une forme précise, car il était fondé sur la camaraderie ou sur une "confiance" incontrôlée et non motivée. La liaison du Parti ne peut et ne doit reposer ni sur l'une ni sur l'autre, mais sur des statuts formels, rédigés "bureaucratiquement" ([41] [286]) (du point de vue de l'intellectuel indiscipliné), dont seule la stricte observation nous prémunit contre le bon plaisir et les caprices des cercles, contre leurs disputailleries appelées libre "processus" de la lutte idéologique.” ([42] [287])
Il en est de même de la centralisation de l'organisation contre toute vision fédéraliste, localiste, ou vision de l'organisation comme une somme de parties, voire d'individus révolutionnaires, autonomes. “Le congrès international est l'organe souverain du CCI” (statuts du CCI). Sur ce plan aussi, nous nous revendiquons du combat de Lénine et de sa nécessaire traduction pratique dans les statuts de l'organisation, tant pour le POSDR à l'époque, que pour les organisations d'aujourd'hui.
“A l'époque du rétablissement de l'unité véritable du Parti et de la dissolution, dans cette unité, des cercles qui ont fait leur temps, ce sommet est nécessairement le congrès du Parti, organisme suprême de ce dernier.” ([43] [288])
C’est la même chose pour ce qui est de la vie politique interne : l'apport de Lénine concerne aussi et particulièrement les débats internes, le devoir - et non pas le simple droit - d'expression de toute divergence dans le cadre organisationnel face à l'ensemble de l'organisation; et une fois les débats tranchés et les décisions prises par le congrès (qui est l'organe souverain, la véritable assemblée générale de l'organisation), la subordination des parties et des militants au tout. Contrairement à l'idée, copieusement repandue, d'un Lénine dictatorial, cherchant à étouffer les débats et la vie politique dans l'organisation, celui-ci, en réalité, ne cesse de s'opposer à la vision menchevik qui voit le congrès comme “un enregistreur, un contrôleur, mais pas un créateur.” ([44] [289])
Pour Lénine et pour le CCI, le congrès est “créateur”. En particulier, nous rejetons radicalement toute idée de mandats impératifs des délégués par leurs mandants au congrès, ce qui est contraire aux débats les plus larges, les plus dynamiques et les plus fructueux. Et ce qui réduirait les congrès à n'être que des “enregistreurs” comme le voulait Trotsky en 1903. Un congrès “enregistreur” consacrerait la suprématie des parties sur le tout, le règne du “bougnat maître chez soi”, du localisme et du fédéralisme. Un congrès “enregistreur et contrôleur” est la négation du caractère souverain du congrès. Comme Lénine, nous sommes pour des congrès “organisme suprême” du parti qui ont pouvoir de décision et de “création”. Le congrès “créateur” implique des délégués qui ne sont pas “impérativement” limités, les mains liées, prisonniers du mandat qui leur est donné par leur mandants ([45] [290]).
Le congrès “organe suprême” implique aussi sa suprématie, en terme programmatique, politique et d'organisation, sur toutes les différentes parties de l'organisation communiste.
"Le congrès est l'instance suprême du Parti". Donc celui-là transgresse la discipline du Parti et le règlement du congrès qui, d'une façon ou d'une autre, empêche un délégué de s'adresser directement au congrès sur toutes les questions de la vie du Parti, sans réserve ni exception. La controverse se ramène par conséquent au dilemme : l'esprit de cercle ou l'esprit de Parti ? Limitation des droits des délégués au congrès, au nom de droits ou règlements imaginaires de toutes sortes de collèges ou cercles, ou dissolution complète, non seulement verbale, mais effective, devant le congrès, de toutes les instances inférieures, des anciens petits groupes.” ([46] [291])
Et sur ces points aussi, non seulement nous nous revendiquons du combat de Lénine, mais nous traduisons dans les règles organisationnelles, c'est à dire dans les statuts de notre organisation, ces conceptions dont nous sommes les héritiers et dont nous nous considérons comme les véritables continuateurs.
Les statuts ne sont pas des mesures exceptionnelles
Nous avons vu que Rosa Luxemburg et Trotsky, pour ne citer qu'eux, ne répondent pas à Lénine sur l'article 1 des statuts. Ils négligent complètement cette question tout comme celle des statuts en général. Ils préfèrent en rester, là-aussi, à des généralités abstraites. Et quand ils daignent évoquer la question des statuts, c'est pour la sous-estimer complètement. Au mieux, ils considèrent les statuts de l'organisation politique simplement comme des garde-fous, des bornes qui délimitent les côtés de la route et qu'il ne faut pas franchir. Au pire, ce ne sont que des outils de répression, des mesures exceptionnelles à n'utiliser qu'avec une extrême précaution. Relevons au passage que cette vision des statuts est la même que celle du stalinisme : lui aussi ne voit dans les statuts que des mesures de répression, la différence ne se situant que dans l'absence de “précaution”.
Pour Trotsky, la formule de Lénine dans l'article 1 aurait laissé “la satisfaction platonique [d'avoir] découvert le plus sûr remède statutaire contre l'opportunisme [...]. Aucun doute : il s'agit d'une manière simpliste, typiquement administrative de résoudre une question pratique sérieuse.” ([47] [292])
Rosa Luxemburg elle-même répond à Trotsky, sans le savoir bien sûr, quand elle affirme que, dans le cas d'un parti déjà constitué (dans le cas d'un parti social-démocrate de masse comme en Allemagne), “une application plus sévère de l'idée centraliste dans le statut d'organisation et une formulation plus stricte des paragraphes de la discipline de parti sont très appropriées en tant que digue contre le courant opportuniste.” (48[48] [293]) Elle est donc d'accord avec Lénine pour le cas allemand, c'est-à-dire en général. Pour le cas russe par contre, elle commence par dire des “vérités abstraites” (“Les égarements opportunistes ne peuvent être prévenus a priori, ils doivent être dépassé par le mouvement lui-même”) qui ne veulent rien dire et qui, dans la réalité, justifient “a priori” tout renoncement à la lutte contre l'opportunisme en matière d'organisation. Ce qu'elle ne manque pas de faire par la suite, toujours pour le cas du parti russe, c'est-à-dire dans le concret, en se moquant des statuts comme “des paragraphes de papier”, des “moyens paperassiers” et en les considérant comme des mesures exceptionnelles :
“Le statut du Parti ne devrait pas être une arme contre l'opportunisme, mais seulement un moyen d'autorité externe pour exercer l'influence prépondérante de la majorité révolutionnaire prolétarienne réellement existante dans le Parti.” ([49] [294])
Nous n'avons jamais été d'accord avec Rosa Luxemburg sur ce point : “Rosa continue à répéter que c'est au mouvement de masse lui-même à surmonter l'opportunisme ; les révolutionnaires n'ont pas à accélérer artificiellement ce mouvement. [...] Ce que Rosa Luxemburg ne parvient pas à comprendre, c'est le fait que le caractère collectif de l'action révolutionnaire est quelque chose qui se forge.” ([50] [295]) Sur la question des statuts, c'est avec Lénine que nous sommes et avons toujours été d'accord.
Les statuts comme règle de vie et comme arme de combat
Pour Lénine, les statuts sont beaucoup plus que de simples règles formelles de fonctionnement, règles auxquelles on ferait appel qu'en cas de situation exceptionnelle. A l'opposé de Rosa Luxemburg, ou des mencheviks, Lénine définit les statuts comme des lignes de conduite, comme l'esprit qui doit animer l'organisation et ses militants au quotidien. A l'opposé de la compréhension des statuts comme des moyens de répression ou de coercition, Lénine comprend les statuts comme des armes imposant la responsabilité des différentes parties de l'organisation et des militants, vis-à-vis de l'ensemble de l'organisation politique ; des armes contraignant au devoir d'expression ouverte, publique, devant toute l'organisation, des divergences et des difficultés politiques.
Lénine ne considère pas l'expression des points de vue, des nuances, des discussions, des divergences comme un droit des militants, un droit de l'individu face à l'organisation mais comme un devoir et une responsabilité vis-à-vis de l'ensemble du parti et de ses membres. Le militant communiste est responsable, devant ses camarades de lutte, de l'unité politique et organisationnelle du parti. Les statuts sont des outils au service de l'unité et de la centralisation de l'organisation, donc des armes contre le fédéralisme, contre l'esprit de cercle, contre le copinage, contre toute vie et discussions parallèles. Plus que des limites extérieures, plus même que des règles, les statuts, pour Lénine, sont comme un mode de vie politique, organisationnelle et militante.
“Les questions controversées, à l'intérieur des cercles, n'étaient pas tranchées d'après des statuts, «mais par la lutte et la menace de s'en alle” [...]. Quand j'étais uniquement membre d'un cercle [...], j'avais le droit, afin de justifier, par exemple, mon refus de travailler avec X, d'invoquer seulement ma défiance, incontrôlée, non motivée. Devenu membre du Parti, je n'ai pas le droit d'invoquer uniquement une vague défiance, car ce serait ouvrir toute grande la porte à toutes les lubies et à toutes les extravagances des anciens cercles ; je suis obligé de motiver ma confiance ou ma "défiance" par un argument formel, c'est-à-dire de me référer à telle à telle disposition formellement établie de notre programme, de notre tactique, de nos statuts. Mon devoir est de ne plus me borner à un «je fais confiance» ou «je ne fais pas confiance» incontrôlé, mais de reconnaître que je suis comptable de mes décisions, et qu'une fraction quelconque du Parti l'est des siennes, devant l'ensemble du Parti ; je dois suivre une voie formellement prescrite pour exprimer ma «défiance», pour faire triompher les idées et les désirs qui découlent de cette défiance. De la «confiance» incontrôlée, propre aux cercles, nous nous sommes élevés à une conception de parti qui réclame l'observation de formes strictes et de motifs déterminés pour exprimer et vérifier la confiance.” ([51] [296])
Les statuts de l'organisation révolutionnaire ne sont pas de simples mesures exceptionnelles, des garde-fous. Ils sont la concrétisation des principes organisationnels propres aux avant-gardes politiques du prolétariat. Produits de ces principes, ils sont à la fois une arme du combat contre l'opportunisme en matière d'organisation et les fondements sur lesquels l'organisation révolutionnaire doit s'élever et se construire. Ils sont l'expression de son unité, de sa centralisation, de sa vie politique et organisationnelle et de son caractère de classe. Ils sont la règle et l'esprit qui doivent guider quotidiennement les militants dans leur rapport à l'organisation, dans leurs relations avec les autres militants, dans les tâches qui leur sont confiées, dans leurs droits et leurs devoirs, dans leur vie quotidienne personnelle qui ne peut être en contradiction ni avec l'activité militante ni avec les principes communistes.
Pour nous, comme pour Lénine, la question organisationnelle est une question politique à part entière. Plus même, c'est une question politique fondamentale. L'adoption des statuts et le combat permanent pour leur respect et leur mise en application est au coeur de la compréhension et de la bataille pour la construction de l'organisation politique. Les statuts, eux-aussi, sont une question théorique et politique à part entière. Est-ce une découverte pour notre organisation ? Un changement de position ?
“Le caractère unitaire du CCI s'exprime également dans les présents statuts qui sont valables pour toute l'organisation [...]. Ces statuts constituent une application concrète de la conception du CCI en matière d'organisation. Comme tels, ils font partie intégrante de la plate-forme du CCI.” (Statuts du CCI)
LE PARTI COMMUNISTE SE CONSTRUIRA SUR LES ACQUIS POLITIQUES ORGANISATIONNELS APPORTES PAR LENINE
Dans la lutte du prolétariat, ce combat de Lénine représente un des moments essentiels pour la constitution de son organe politique qui s'est finalement concrétisé avec la fondation de l'International Communiste (IC) en mars 1919. Avant Lénine, la première internationale (AIT) avait représenté un moment tout aussi important. Après Lénine, le combat de la fraction italienne de la Gauche communiste pour sa propre survie organisationnelle, a représenté un autre moment important.
Entre ces différentes expériences, il y a un fil rouge, une continuité principielle, théorique, politique en matière d'organisation. Les révolutionnaires d'aujourd'hui ne peuvent ancrer leur action que dans cette continuité et dans cette unité historique.
Nous avons déjà amplement cité nos propres textes qui rappellent clairement et sans ambiguïté notre filiation et notre héritage en matière d'organisation. Notre “méthode” de réappropriation des acquis politiques et théoriques du mouvement ouvrier n'est pas une invention du CCI.
Nous en avons hérité de la fraction italienne de la Gauche communiste et de sa publication Bilan dans les années 1930, ainsi que de la Gauche communiste de France et sa revue Internationalisme dans les années 1940. C'est la méthode dont nous nous sommes toujours revendiqué et sans laquelle le CCI n'existerait pas, en tout cas pas dans sa forme actuelle.
“L'expression la plus achevée de la solution au problème du rôle que l'élément conscient, le parti, est appelé à jouer pour la victoire du socialisme, a été donnée par le groupe de marxistes russes de l'ancienne Iskra, et tout particulièrement par Lénine qui, dès 1902, a donné une définition principielle du problème du parti dans son remarquable ouvrage Que faire ?. La notion de Parti de Lénine servira de colonne vertébrale au parti bolchevik et sera un des plus grands apports de ce parti dans la lutte internationale du prolétariat.” ([52] [297])
Effectivement, et sans aucun doute, le Parti communiste mondial de demain ne pourra se constituer en dehors des acquis principiels, théoriques, politiques, et organisationnels que nous a fournis Lénine. La réappropriation réelle et non pas déclamatoire de ces acquis, tout comme leur mise en application rigoureuse et systématique aux conditions d'aujourd'hui, sont une des plus importantes tâches que les petits groupes communistes d'aujourd'hui doivent assumer s'ils veulent contribuer au processus de constitution de ce Parti.
RL
[1] [298] Brochure du CCI sur Organisations communistes et conscience de classe, 1979.
[2] [299] Kautsky, cité par Lénine dans Que faire ?
[3] [300] Trotsky, Nos tâches politiques, chap. Au nom du marxisme !, Editions P. Belfond, 1970.
[4] [301] PV du 2°congrès du POSDR, édition Era, 1977, traduit de l'espagnol par nous.
[5] [302] P. Axelrod, Sur l'origine et la signification de nos divergences organisationnelles, lettre à Kautsky, 1904, idem.
[6] [303] G. Plékhanov, La classe ouvrière et les intellectuels social-démocrates, 1904, idem.
[7] [304] Voir Grève de masse, parti et syndicats (R. Luxemburg, 1906) et 1905 (Trotsky, 1908-1909).
[8] [305] Voir la première partie de cet article dans le n°96 de cette revue.
[9] [306] Lénine, Rapport sur 1905, janvier 1917.
[10] [307] Lénine, Que faire ?.
[11] [308] K. Marx est beaucoup plus clair sur la question dans ses travaux. Mais ces derniers sont, pour une bonne partie d'entre eux, inconnus parmi les révolutionnaires à l'époque, car pas disponibles ou pas publiés. Ouvrage fondamental sur la question de la conscience, L'idéologie allemande, par exemple, ne sera publié pour la première fois qu'en... 1932 !
[12] [309] Lénine, Que faire ?.
[13] [310] Idem.
[14] [311] Organisations communistes et conscience de classe, brochure du CCI, 1979.
[15] [312] Cet article n'est pas du CCI, mais des camarades du Grupo Proletario Internacionalista qui ont par la suite constitué la section du CCI au Mexique. L'objet de l'article "avant de critiquer Lénine [est de] le défendre, essayer de restituer sa pensée, exprimer clairement quelles étaient sa préoccupation et ses intentions dans le combat contre le courant “économiste” contre la compréhension partielle et partiale de Que faire ? par le BIPR. Il oppose les passages cités, "la préoccupation, les intentions" de Lénine à la position du BIPR qui considère qu'"admettre que l'ensemble ou même la majorité de la classe ouvrière, compte tenu de la domination du capital, peut acquérir une conscience communiste avant la prise du pouvoir et l'instauration de la dictature du prolétariat, c'est purement et simplement de l'idéalisme" (La conscience de classe dans la perspective communiste, Revue Communiste n°2, publié par le BIPR).
[16] [313] "Conscience de classe et Parti", Revue Internationale n° 57, 1989.
[17] [314] Au milieu des mensonges de la bourgeoisie, il convient de relever la petite contribution de RV, ex-militant du CCI, qui déclare qu'"il y a une véritable continuité et cohérence entre les conceptions de 1903 et des actions comme l'interdiction des fractions au sein du parti bolchévik ou l'écrasement des ouvriers insurgés à Kronstadt" (RV, "Prise de position sur l'évolution récente du CCI", publié par nos soins dans notre brochure sur La prétendue paranoïa du CCI).
[18] [315] Lénine, "Thèses d'Avril", 1917.
[19] [316] Lénine, Que faire ?
[20] [317] Idem, c'est Lénine qui souligne.
[21] [318] Il n'est pas besoin de rappeler ici la faiblesse du niveau "scolaire" et l'analphabétisme qui régnaient parmi les ouvriers russes. Ca n'empêche pas Lénine de considérer qu'ils peuvent et doivent s'intégrer à l'activité du parti au même titre que les "intellectuels".
[22] [319] Voir la première partie de cet article dans la revue précédente.
[23] [320] "Rupture sera faite également, par lui, avec la vision social-démocrate du parti de masse. Pour Lénine, les conditions nouvelles de la lutte imposent la nécessité d'un parti minoritaire d'avant-garde qui doit oeuvrer pour la transformation des luttes économiques en luttes politiques" (Organisations communistes et conscience de classe, CCI. 1979).
[24] [321] Lénine, Un pas en avant, deux pas en arrière, sur le paragraphe 1 des statuts.
[25] [322] "Cette militante qui est passée par les écoles du parti social-démocrate, développe un attachement inconditionnel au caractère de masse du mouvement révolutionnaire" (Organisations communistes et conscience de classe, CCI. 1979).
[26] [323] Rosa Luxemburg, Questions d'organisation dans la social-démocratie russe, chap1, Belfond.
[27] [324] Le lecteur aura remarqué aussi que cette vision laisse grande ouverte la porte à la position substitutionniste du parti - le parti se substituant à l'action de la classe ouvrière... jusqu'à exercer le pouvoir d'Etat en son nom ou bien à réaliser des actions "putchistes" comme le feront les staliniens dans les années 1920.
[28] [325] Martov, cité par Lénine dans Un pas en avant, deux pas en arrière, i) le paragraphe 1 des statuts.
[29] [326] Lénine, Un pas en avant, deux pas en arrière, i) le paragraphe premier des statuts
[30] [327] Procès-verbal du 2e congrès du POSDR, édition Era, 1977, traduit de l'espagnol par nous.
[31] [328] K. Marx, Le Manifeste du Parti Communiste.
[32] [329] Thèses sur la tactique du Parti Communiste d'Italie, Thèses de Rome, 1922.
[33] [330] Lénine, Un pas en avant, deux pas en arrière, souligné par Lénine, i) paragraphe premier.
[34] [331] Le bolchevik Pavlovitch cité par Lénine dans Un pas en avant, deux pas en arrière.
[35] [332] Voir notre presse territoriale sur l'arrêt de la publication de Daad en Gedachte, la revue du groupe conseilliste hollandais du même nom.
[36] [333] Lénine, Un pas en avant, deux pas en arrière.
[37] [334] Nous avons déjà critiqué le flou et l'opportunisme de BC en Italie sur cette question à propos des militants des GPL (cf. notre presse territoriale, en français Révolution Internationale n° 285, décembre 1998). Ce cas n'est pas isolé : est apparu sur le site Internet du BIPR un article "Est-ce les révolutionnaires doivent travailler dans les syndicats réactionnaires ?" Dans cet article, non signé, et où l'auteur peut apparaître comme membre de la CWO, il est répondu à la question du titre : "les matérialistes, pas les idéalistes, doivent répondre par l'affirmative" avec deux arguments principaux. "Beaucoup de travailleurs combatifs se trouvent dans les syndicats" et "les communistes ne doivent pas mépriser ces organisations qui regroupent les travailleurs en masse" (sic). Cette position est en contradiction complète avec la position de BC - et donc du BIPR nous supposons - réaffirmée lors de son dernier congrès qui défend qu'"il ne peut y avoir de réelle défense des intérêts ouvriers, même les plus immédiats, qu'en dehors et contre la ligne syndicale". Et surtout, le problème est qu'on ne saît pas qui a écrit l'article : un militant ou un sympathisant du BIPR ? Et dans les deux cas, pourquoi aucune prise de position, aucune critique ? Est-ce par oubli ? Par opportunisme afin de recruter un nouveau militant apparemment mal dégagé du gauchisme ? Ou bien par simple sous-estimation de la question organisationnelle ? Une fois de plus pour les groupes du BIPR, cela sent son Martov... Depuis, à notre connaissance, le texte a été retiré sans autre mention du site internet.
[38] [335] Rosa Luxemburg, Questions d'organisation de la social-démocratie russe.
[39] [336] Lénine, Réponse à Rosa Luxemburg, publié dans Nos tâches politiques, Trotsky, Edition Belfond.
[40] [337] Organisations communistes et conscience de classe, CCI.
[41] [338] Encore un exemple de la méthode polémique de Lénine qui reprend les accusations de ses adversaires pour les retourner contre eux (cf. la première partie de cet article).
[42] [339] Lénine, Un pas en avant, deux pas en arrière. q) la nouvelle Iskra.
[43] [340] Idem.
[44] [341] Trotsky, Rapport de la délégation sibérienne.
[45] [342] Le délégué du Parti Communiste Allemand, Eberlein à ce qui n'était au départ qu'une conférence internationale en mars 1919, avait le mandat de s'opposer à la constitution de la 3e Internationale, de l'Internationale Communiste (IC). Il était clair pour tous les participants, en particulier, Lénine, Trotsky, Zinoviev, les dirigeants bolcheviks, que la fondation de l'IC ne pouvait se faire sans l'adhésion du PC allemand. Si Eberlein était resté "prisonnier" d'un mandat impératif, sourd aux débats et à la dynamique même de la conférence, l'Internationale comme Parti mondial du prolétariat, n'aurait pas été fondée.
[46] [343] Lénine, Un pas en avant, deux pas arrière, chap c) début du congrès.
[47] [344] Trotsky, Rapport de la délégation sibérienne.
[48] [345] Rosa Luxemburg, Question d'organisation d'organisation de la social-démocratie russe.
[49] [346] Idem, souligné par nous.
[50] [347] Organisations communistes et conscience de classe, CCI, 1979.
[51] [348] Lénine, Un pas en avant, deux pas en arrière. q) l'opportunisme en matière d'organisation.
[52] [349] Internationalisme n° 4, 1945.
“Nous sommes dans un monde un peu fou. Le Kosovo où l'on découvre chaque jour des crimes contre l'humanité ; les autres conflits moins spectaculaires mais aussi porteurs d'horreurs en Afrique et en Asie ; les crises économiques et financières qui éclatent soudain, imprévues, destructrices, la misère qui s'accroît dans bien des parties du monde...” (Le Monde, 22/6). Dix ans après la fin de la “guerre froide”, l'éclatement du bloc de l'Est et la disparition de l'URSS, dix ans après les proclamations dithyrambiques sur la “victoire du capitalisme” et les déclarations enthousiastes sur l'ouverture d'une “ère de paix et de prospérité”, voilà le constat désabusé, ou plutôt cynique, –mais discret– d'un des principaux dirigeants de la bourgeoisie, le président français, Jacques Chirac. Autre homme politique éminent de la bourgeoisie, l'ex-président américain Jimmy Carter trace exactement le même bilan sur la réalité du capitalisme depuis 1989. “Quand la guerre froide a pris fin il y a dix ans, nous nous attendions à une ère de paix. Ce que nous avons eu à la place c'est une décennie de guerre” (International Herald Tribune, 17/6). La situation du monde capitaliste est catastrophique. La crise économique jette des milliards d'êtres humains dans le dénuement et la misère la plus complète. La moitié de la population mondiale vit avec moins de 1,50 $ (1,53 €) par jour et un milliard d'hommes et de femmes avec moins de 1 $ (0,76 €) (Le Monde Diplomatique, juin 99). La guerre et son cortège d'atrocités font rage sur tous les continents. Cette folie –pour reprendre l'expression de J. Chirac– implacable, dévastatrice, sanglante et meurtrière est la conséquence de l'impasse historique du monde capitaliste dont les guerres au Kosovo et en Serbie, entre l'Inde et le Pakistan –deux pays dotés de l'arme nucléaire–, sont les dernières illustrations dramatiques.
Au moment où la guerre aérienne s'est achevée sur la Yougoslavie, où les grandes puissances impérialistes crient une nouvelle fois victoire, où les médias développent d'énormes campagnes sur les bienfaits humanitaires de la guerre menée par l'OTAN et sur la noble cause qu'elle défendait, au moment où l'on parle de reconstruction, de paix et de prospérité pour les Balkans, il est bon de retenir les confidences discrètes –dans un moment de lassitude?– de J. Carter et J. Chirac. Elles dévoilent la réalité des campagnes idéologiques que nous subissons chaque jour : elles ne sont que des mensonges.
A nous, communistes, elles ne nous apprennent rien. Depuis toujours, le marxisme[1] [350] a défendu au sein du mouvement ouvrier que le capitalisme ne pouvait mener qu'à l'impasse économique, à la crise, à la misère et aux conflits sanglants entre Etats bourgeois. Depuis toujours, et plus particulièrement depuis la 1re guerre mondiale, le marxisme a affirmé que “le capitalisme, c'est la guerre”. Un temps de paix n'est qu'un moment de préparation à la guerre impérialiste ; plus les capitalistes parlent de paix, plus ils préparent la guerre.
Dans les colonnes de notre Revue internationale, durant ces dix dernières années, nous avons maintes fois dénoncé les discours sur la “victoire du capitalisme” et la “fin du communisme”, sur la “prospérité à venir” et la “disparition des guerres”. Nous n'avons eu de cesse de dénoncer les “paix qui préparent les guerres”. Ici même, nous avons dénoncé la responsabilité des grandes puissances impérialistes dans la multiplication des conflits locaux tout autour du globe. Ce sont les antagonismes impérialistes entre les principaux pays capitalistes qui sont à l'origine du dépeçage de la Yougoslavie, de l'explosion des exactions et tueries en tout genre par les petits gangsters nationalistes, et du déchaînement de la guerre. Dans la Revue internationale, nous avons dénoncé l'inéluctabilité du développement du chaos guerrier dans les Balkans. “La boucherie qui ensanglante l’ex-Yougoslavie, depuis maintenant trois ans, n’est pas près de se terminer. Elle n’a fait que démontrer à quel point les conflits guerriers et le chaos nés de la décomposition du capitalisme se trouvent attisés par les menées des grands impérialismes. Et aussi, qu’au bout du compte, au nom du ‘devoir d’ingérence humanitaire’, la seule alternative qu’ils aient, les uns et les autres, à proposer, c’est la suivante : soit bombarder les forces serbes, soit envoyer plus d’armes aux bosniaques. En d’autres termes, face au chaos guerrier que provoque la décomposition du système capitaliste, la seule réponse que celui-ci ait à donner, de la part des pays les plus puissants et les plus industrialisés, c’est d’y ajouter encore plus de guerre.” (Revue internationale n°78, juin 1994)
A l'époque, l'alternative était soit bombarder les serbes, soit armer les bosniaques. Et ils ont fini par bombarder les serbes et par armer les bosniaques. Résultat : cette guerre a fait encore plus de victimes ; la Bosnie est partagée en trois zones “ethniquement pures” et occupée par les armées des grandes puissances, la population vit dans la misère, une grande partie étant constituée de réfugiés qui ne rentreront jamais chez eux. Résultat : des populations qui pouvaient cohabiter depuis des siècles, sont maintenant déchirées, divisées, par le sang et les massacres.
Au Kosovo, “tirant les leçons de la Bosnie”, les grands impérialismes ont tout de suite bombardé les forces serbes et envoyé des armes aux kosovars de l'UCK ajoutant encore plus de guerre. L'admiration et l'enthousiasme des experts militaires et des journalistes devant les 1100 avions militaires utilisés par l'OTAN, les 35 000 missions accomplies, pour les 18 000 bombes dont plus de 10 000 missiles qui ont “traités” –c'est le mot utilisé– 2000 objectifs, est à vomir. Résultat de cette terreur exercée par les grands et les petits impérialismes, par l'OTAN, les forces serbes, et l'UCK : des dizaines de milliers de morts, des exactions innombrables exercées par la soldatesque des petits gangsters impérialistes, les paramilitaires serbes et l'UCK, 1 million de kosovars et une centaine de milliers de serbes obligés de fuir dans des conditions dramatiques, leur maison en flamme et leurs affaires pillées, rançonnés par les uns et les autres. Les grandes puissances impérialistes sont les premières responsables de la terreur et des massacres perpétués par les milices serbes et l'UCK. Les populations kosovars et serbes sont les victimes de l'impérialisme tout comme les bosniaques, croates et serbes l'étaient lors de la guerre en Bosnie et le sont encore. Depuis 1991, ce sont plus de 250 000 morts et 3 millions de “personnes déplacées” qu'a provoqué le partage nationaliste et impérialiste de la Yougoslavie.
Que disent les Etats démocratiques face à un bilan aussi effroyable ? “Il nous faut accepter la mort de quelques uns pour sauver le plus grand nombre” (Jamie Shea le 15 avril, Supplément Le Monde du 19/6). Cette déclaration du porte-parole de l'OTAN, qui justifie les meurtres de civils innocents serbes et kosovars à l'occasion des “dommages collatéraux”, faite au nom des “grandes démocraties”, n'a rien à envier au fanatisme des dictateurs diabolisés pour les besoins de la cause, d'un Milosevic d'aujourd'hui, d'un Saddam Hussein d'hier, d'un Hitler d'avant-hier. Voilà la réalité des beaux discours sur “l'ingérence humanitaire” des grandes puissances. Démocratie et dictature sont bien du même monde capitaliste.
Nous l'avons vu avec Chirac et Carter, il arrive à la bourgeoisie de ne pas mentir. Il lui arrive même de tenir ses promesses. Les généraux de l'OTAN avait promis de détruire la Serbie et de la faire revenir 50 ans en arrière. Ils ont tenu parole. “Après 79 jours de bombardements, la fédération (de Yougoslavie) est économiquement retournée cinquante ans en arrière. Les centrales électriques et les raffineries de pétrole ont été sinon entièrement détruites, du moins au point de ne plus pouvoir fournir une production d'énergie suffisante –en tout cas pour cette hiver–, les infrastructures routières et les télécommunications sont hors d'usage, les voies navigables quasiment impraticables. Le chômage, qui atteignait presque 35 % avant les frappes, devrait presque doubler. Selon l'expert Pavle Petrovic, l'activité économique s'est rétractée de 60 % par rapport à ce qu'elle était en 1998.” (Supplément Le Monde, 19/6). La ruine de la Yougoslavie s'accompagne d'une véritable catastrophe économique aussi pour les pays voisins –déjà parmi les plus pauvres d'Europe, Macédoine, Albanie, Bulgarie, Roumanie– par l'afflux des réfugiés et la paralysie des économies, par l'arrêt des échanges avec la Serbie et par le blocage du commerce sur le Danube et par voie routière.
Les bombardements ont provoqué une catastrophe écologique en Serbie tout comme dans les pays alentour : largage des bombes non utilisées dans la mer Adriatique au grand dam des pêcheurs italiens, pluies acides en Roumanie, “taux anormaux de dioxine” en Grèce, “concentrations atmosphériques en dioxyde de soufre et en métaux lourds” en Bulgarie, de nombreuses nappes de pétrole sur le Danube. “En Serbie, les dégâts écologiques semblent nettement plus inquiétant (...). Mais comme le dit un fonctionnaire des Nations unies sous le couvert de l'anonymat, ‘en d'autres circonstances, personne n'hésiterait : on parlerait de désastre environnemental’.” (Le Monde, 26/5) Comme le dit notre courageux anonyme, “en d'autres circonstances” nombreux seraient ceux qui s'indigneraient, et au premier chef, les écologistes. Mais dans cette circonstance-là, les Verts, au gouvernement en Allemagne et en France en particulier, ont été parmi les plus va-t-en-guerre, les plus bellicistes, et ils partagent la responsabilité d'une des plus grosses catastrophes écologiques de notre temps. Ils ont participé à la décision de lancer des bombes au graphite qui provoquent des poussières cancérigènes aux conséquences incalculables pour les années à venir. Ils ont fait de même pour les bombes à fragmentation –aux mêmes effets dévastateurs que les mines anti-personel– qui sont maintenant disséminées en Serbie, et surtout au... Kosovo où elles ont déjà commencé à faire des ravages parmi les enfants (et les... soldats anglais) ! Leur “pacifisme” et leur “défense de l'écologie” sont au service du capital et, de toute façon, subordonnés aux intérêts fondamentaux de leur capital national, surtout lorsque ceux-ci sont en jeu. C'est-à-dire qu'ils sont pacifistes et écologistes quand il n'y a pas de guerre. Dans les faits, dans la guerre impérialiste et pour les besoins du capital national, ils sont bellicistes et pollueurs à grande échelle comme tous les autres partis de la bourgeoisie.
Face à la terreur de l'Etat serbe sur les populations kosovars, ne fallait-il pas intervenir ? Ne fallait-il pas arrêter Milosevic ? C'est le coup du pompier pyromane. Les incendiaires, ceux qui ont mis le feu aux poudres à partir de 1991, viennent justifier leur intervention par leurs propres méfaits. Qui, sinon les grandes puissances impérialistes durant ces dix ans, ont permis aux pires cliques et mafias nationalistes croates, serbes, bosniaques, et maintenant kosovars, de déchaîner leur hystérie nationaliste sanglante et l'épuration ethnique généralisée dans un processus infernal ? Qui, sinon l'Allemagne, a poussé à l'indépendance unilatérale de la Slovénie et de la Croatie autorisant et précipitant les déferlements nationalistes dans les Balkans, aux massacres et à l'exil de populations serbes, puis bosniaques ? Qui, sinon la Grande-Bretagne et la France, ont cautionné la répression, les massacres des populations croate et bosniaque et l'épuration ethnique de Milosevic et des nationalistes grand-serbes ? Qui, sinon les Etats-Unis, ont soutenu puis équipé les différentes bandes armées en fonction du positionnement de leur rivaux à tel ou tel moment ? L'hypocrisie et la duplicité des démocraties occidentales “alliées” est sans borne quand elles justifient les bombardements par “l'ingérence humanitaire”. Tout comme les rivalités entre les grandes puissances en provoquant l'éclatement de la Yougoslavie ont libéré, précipité, l’hystérie et la terreur nationaliste, l'intervention aérienne massive de l'OTAN a autorisé Milosevic à aggraver sa répression anti-kosovar et à déchaîner sa soldatesque. Même les experts bourgeois le reconnaissent, discrètement certes, faisant mine de s'interroger : “L'intensification du nettoyage ethnique était prévisible (...). Le nettoyage ethnique massif au début des bombardements avait-il été prévu ? Si la réponse est positive, comment justifier alors la faible cadence des opérations de l'OTAN en comparaison du rythme qui leur a été imprimé au bout d'un mois, après le sommet de Washington ?” (François Heisbourg, président du Centre de politique de sécurité de Genève, 3/5, Supplément Le Monde 19/6). La réponse à la question est pourtant claire : l'utilisation ignoble du million de réfugiés, de leurs drames, des conditions de leur expulsion, des menaces, des sévices de tout ordre qu'ils subissaient de la part des milices serbes, à des fins impérialistes, ceci afin d'émouvoir les populations des grandes puissances et pouvoir ainsi justifier l'occupation militaire du Kosovo (et une éventuelle guerre terrestre si elle avait été “nécessaire”). Aujourd'hui, la découverte des charniers et son utilisation médiatique visent encore à justifier le maintien d’une situation de guerre et à masquer les vraies responsabilités.
Mais en fin de compte le succès militaire de l'OTAN n'a-t-il pas permis de faire rentrer les réfugiés chez eux et de ramener la paix ? Une partie des réfugiés kosovars (“Il est déjà clair que beaucoup d'Albanais kosovars ne retourneront jamais dans leur maison dévastée”, Flora Lewis, International Herald Tribune, 4/6) vont rentrer chez eux pour trouver une région dévastée et, bien souvent, les décombres fumantes de leur maison. Quant aux serbes vivant au Kosovo, ils deviennent à leur tour des réfugiés expulsés –dont la bourgeoisie serbe ne veut pas et qu'elle essaie de refouler au Kosovo, là où ils sont l'objet de toutes les haines– quand ils ne sont pas tout simplement assassinés par l'UCK. Tout comme en Bosnie, un fossé de sang et de haine sépare maintenant les différentes populations. Tout comme en Bosnie, tout est à reconstruire. Mais tout comme en Bosnie, la reconstruction et le développement économiques ne resteront que des promesses médiatiques des grandes puissances impérialistes. Les quelques réparations concerneront les routes et les ponts afin de rétablir au plus vite la meilleure circulation possible pour la force d'occupation de la KFOR. Les médias s'en serviront pour en remettre une couche de propagande sur les “bienfaits humanitaires” de l'intervention militaire. N'en doutons pas, le Kosovo déjà misérable avant la guerre, ne se relèvera pas. Par contre, la situation de guerre ne va pas disparaître. Les pompiers incendiaires de l'OTAN sont intervenus avec de l'essence et ont porté le feu à une dimension supérieure, déstabilisant encore plus la région : avec l'occupation, et le partage du Kosovo par les différents impérialismes sous la casquette KFOR, se reproduit la situation de la Bosnie -où IFOR et SFOR occupent toujours le pays depuis 1995- et les accords de “paix” de Dayton. “Avec la Bosnie, l'ensemble de cette région va être militarisée par l'OTAN pour vingt ou trente ans” (William Zimmermann, dernier ambassadeur des Etats-Unis à Belgrade, Le Monde 6-7/6). Qu’en est-il pour les populations ? Au mieux et dans un premier temps, une paix armée au milieu d'un pays en ruines, la division ethnique, la misère, les exactions des milices, le règne des bandes armées et de la mafia. Et dans un second temps, à nouveau des affrontements militaires sur place et aux alentours (au Monténégro, en Macédoine... ?) dans lesquels s'exprimeront encore et toujours les rivalités impérialistes des grandes puissances. S'ouvre donc au Kosovo le règne des petits seigneurs de la guerre, des différents clans mafieux, sous l'uniforme de l'UCK bien souvent, derrière lesquels chaque grand impérialisme –en particulier dans sa zone d'occupation– va essayer de damer le pion à ses rivaux.
En douterions-nous que la cavalcade précipitée des parachutistes russes pour arriver les premiers à Pristina et occuper l'aéroport, révèle ouvertement, et de manière caricaturale, la logique implacable des grands gangsters impérialistes. Non pas qu'ils espèrent en retirer des profits économiques, se gagner le “marché de la reconstruction”, voire s'assurer le contrôle des quelques pauvres ressources minières ou autres. Il n'y a point d'intérêt économique direct dans la guerre du Kosovo, ou d’une importance si minime qu’il n’est en rien la raison, ni même une des raisons de la guerre. Il serait ridicule de croire que la guerre contre la Serbie visait à s'assurer le contrôle des ressources économiques serbes, voire du contrôle du Danube, même si celui-ci est une voie d'eau commerciale importante. Dans cette guerre, il s'agit pour chaque impérialisme de s'assurer une place, la meilleure possible, dans le développement irréversible des rivalités entre grandes puissances afin de défendre ses intérêts impérialistes, c'est-à-dire stratégiques, diplomatiques et militaires.
Une des conséquences majeures de l'impasse économique du capitalisme et de la concurrence effrénée qui en résulte, est de porter cette concurrence du plan économique au plan impérialiste pour finir dans la guerre généralisée, comme le montrent les deux guerres impérialistes mondiales de ce siècle. Conséquence historique de l'impasse économique, les antagonismes impérialistes ont leur propre dynamique : ils ne sont pas l'expression directe des rivalités économiques et commerciales comme l'ont démontré les différents alignements impérialistes tout au long de ce siècle, particulièrement dans et à l'issue des deux guerres mondiales. La recherche d'avantages économiques directs joue un rôle de plus en plus secondaire dans les motivations impérialistes.
Une telle compréhension des enjeux stratégiques de la guerre actuelle, on la trouve chez un certain nombre de “penseurs” de la classe bourgeoise (dans des publications qui, évidemment, ne sont pas destinées aux masses ouvrières mais à une minorité “éclairée”) : “Concernant les finalités, les buts, les objectifs réels de cette guerre, l'Union européenne et les Etats-Unis poursuivent, chacun de leur côté et pour des motifs différents, des desseins fort précis mais non rendus publics. L'union européenne le fait pour des considérations stratégiques” et pour les Etats-Unis “ l'affaire du Kosovo procure un prétexte idéal pour boucler un dossier auquel ils tiennent fortement : la nouvelle légitimation de l'OTAN (...) ‘en raison de l'influence politique qu'elle procure aux Etats-Unis en Europe et parce qu'elle bloque le développement d'un système stratégique européen rival de celui des Etats-Unis’.” (Ignacio Ramonet, Le Monde Diplomatique, juin 99, citant William Pfaf, “What Good Is NATO if America Intends to Go It Alone” International Herald Tribune, 20/5)
Cette logique implacable de l'impérialisme, faite de rivalités, d'antagonismes et de conflits chaque fois plus aigus, s'est exprimée dans l'éclatement et le cours même de la guerre. L'unité des alliés occidentaux dans l'OTAN n'était elle-même que le résultat d'un rapport de forces momentané et instable entre rivaux. Aux négociations de Rambouillet sous l'égide de la Grande-Bretagne et de la France –et desquelles était absente l'Allemagne– ce furent les représentants kosovars qui commencèrent par refuser les conditions d'un accord sous la pression... des Etats-Unis. Puis, avec l'arrivée impromptue de l'américaine Madeleine Albright face à l'impuissance des Européens, ce furent les Serbes qui refusèrent les conditions que les Etats-Unis voulaient leur imposer et qui exigeaient en fait la capitulation complète et sans combat de Milosevic : le droit pour les forces de l'OTAN de circuler librement, sans autorisation, ni avis sur tout le territoire de la Yougoslavie[2] [351]. Pourquoi un tel ultimatum inacceptable ? “L'épreuve de force à Rambouillet, a dit récemment un de ses aides (de Mme Albright), avait ‘un seul but’ : que la guerre débute avec les Européens obligés d'y participer[3] [352].” Encore un démenti aux mensonges humanitaires de la bourgeoisie sur les raisons de faire la guerre. Et effectivement, les bourgeoisies anglaise et française, alliées traditionnelles de la Serbie, ne purent se soustraire à l'engagement militaire contre la Serbie. Refuser de s'engager aurait signifié pour elles être hors jeu à la fin du conflit. A partir de là, toutes les forces impérialistes appartenant à l'OTAN, des plus grandes aux plus petites, se devaient de participer aux bombardements. Absente de Rambouillet, l'Allemagne eut là l'occasion “humanitaire” de revenir dans le jeu et de participer pour la première fois depuis 1945 à une intervention militaire. Le résultat direct de ces antagonismes fut d'octroyer carte blanche à Milosevic et aux siens pour l'épuration ethnique “sans entrave” et l'enfer pour plusieurs millions de personnes au Kosovo et en Serbie.
Et aujourd'hui, de ces divisions impérialistes a résulté le partage du Kosovo en cinq zones d'occupation –avec un contingent russe au milieu– dans lesquelles chaque impérialisme va jouer une nouvelle partie contre les autres. Chacun est en place pour protéger et mettre en avant ses alliés traditionnels contre les autres. Le jeu impérialiste meurtrier va pouvoir reprendre une nouvelle partie avec la nouvelle donne. La non-participation de la Grande-Bretagne et de la France aux bombardements contre la Yougoslavie, les aurait ravalé au niveau de la Russie. Leur participation aux frappes de l'OTAN leur a donné des cartes nettement meilleures, surtout aux britanniques qui sont à la tête de l'occupation terrestre. Dirigeant la KFOR, occupant le centre du pays et sa capitale, l’impérialisme anglais sort considérablement renforcé tant sur le plan militaire que diplomatique. Aujourd'hui au Kosovo, c'est lui qui a les meilleures cartes depuis la fin des bombardements et le début de l'intervention terrestre à la fois comme alliée historique de la Serbie, malgré les bombardements, grâce à sa plus grande capacité à envoyer le plus grand nombre de soldats le plus rapidement possible et l'extrême professionnalisation de ses troupes au sol. Là réside l'explication des appels incessants de Tony Blair à l'intervention terrestre tout au long de la guerre. La bourgeoisie américaine, maître absolu de la guerre aérienne, en essayant de saboter chaque avancée diplomatique, a essayé de retarder le moment d’un cessez-le-feu où elle perdrait son contrôle total sur les événements[4] [353]. La France, à un degré nettement moindre que la Grande-Bretagne reste dans la partie, tout comme l'Italie plus au titre de voisin que de grande puissance déterminante. Enfin, la Russie a réussi à arracher un strapontin duquel elle ne pourra jouer aucun rôle déterminant, sinon celui de fauteur de trouble.
Mais tout au long de cette dernière décennie sanglante dans les Balkans, il n'est qu'une seule puissance impérialiste qui ait réellement avancé vers ses objectifs : l'Allemagne. Alors que les Etats-Unis, la Grande-Bretagne et la France –pour ne citer que les puissances les plus déterminantes– étaient opposées à l'éclatement de la Yougoslavie, dès le début de 1991, faisant “de l'affaire yougoslave son cheval de bataille”[5] [354], l'Allemagne poursuivait un objectif opposé, contre le “verrou” serbe. C’est ce qu’elle poursuit aujourd’hui avec le financement et l’armement en sous-main de l'UCK au Kosovo, tout en s'assurant une position forte en Albanie. Tout au long de cette décennie, l'Allemagne a avancé ses pions impérialistes. La dislocation de la Yougoslavie lui a permis d'élargir son influence impérialiste de la Slovénie et de la Croatie jusqu'à l'Albanie. La guerre contre la Serbie, son isolement et sa ruine, lui ont permis de participer pour la première fois depuis 1945 à des opérations militaires aériennes et terrestres. Exclue de Rambouillet, c'est à Bonn et à Cologne, sous sa présidence, que le G8 –le groupe des sept pays les plus riches plus la Russie– a discuté et adopté les accords de paix et la résolution de l'ONU. Avec 8500 soldats, elle est la deuxième armée de la KFOR, adossée à l'Albanie. Qualifiée de géant économique et de nain politique encore au début des années 1990, l'Allemagne est la puissance impérialiste qui s'est affirmée chaque fois plus et a marqué le plus de points contre ses rivaux depuis lors.
Helmut Kohl, l'ex-chancelier allemand, exprime très bien les espérances et l'objectif de la bourgeoisie allemande : “le 20e siècle a été longtemps bipolaire. Aujourd'hui, nombreux sont ceux, y compris aux Etats-Unis, qui s'accrochent à l'idée que le 21e siècle sera unipolaire et américain. C'est une erreur.” (Courrier International, 12/5) Il ne le dit pas, mais il espère bien que le 21e siècle deviendra bipolaire avec l'Allemagne comme rivale de l'Amérique.
Toutes les puissances impérialistes sont donc maintenant face à face au Kosovo, directement et militairement sur le terrain. Même si des affrontements armés directs entre les grandes puissances sont à écarter dans la période présente, ce face à face représente une nouvelle aggravation, un nouveau pas, dans le développement et l'aiguisement des antagonismes impérialistes. Directement sur place pour “vingt ans” comme le dit l'ex-ambassadeur américain en Yougoslavie, les uns et les autres vont armer et exciter les bandes armés de leurs protégés locaux, milices serbes et bandes mafieuses albanaises, afin de piéger et de gêner les rivaux. Les coups tordus en tout genre et les provocations vont se multiplier. En clair, pour des intérêts géostratégiques antagonistes, c'est-à-dire pour des intérêts impérialistes antagoniques, des millions d'ex-yougoslaves ont vécu l'enfer et vont maintenant payer de leur misère, de leurs drames et de leur désespoir la “folie” impérialiste du monde capitaliste.
Car, il ne faut pas en douter, la mécanique infernale des conflits impérialistes va encore s'accentuer et s'accélérer, allant d'un point à l'autre du globe. Dans cette spirale dévastatrice, c'est tous les continents et tous les Etats capitalistes, petits et grands qui sont touchés. L'éclatement du conflit armé entre l'Inde et le Pakistan alors que ces deux pays se livrent déjà à une course effrénée aux armements nucléaires, en est une expression tout comme les derniers affrontements entre les deux Corée. D'ores et déjà, l'intervention armée de l'OTAN relance l'incendie de par le globe et annonce les conflagrations à venir. “Le succès de la coalition multinationale menée par les Etats-Unis au Kosovo renforcera la diffusion des missiles et des armes de destruction massives en Asie (...). Il est impératif maintenant que les nations aient la meilleure technologie militaire” (International Herald Tribune, 19/6)
Pourquoi est-ce impératif ? Parce que “dans la période de décadence du capitalisme, tous les Etats sont impérialistes et prennent les dispositions pour assumer cette réalité : économie de guerre, armements, etc. C’est pour cela que l’aggravation des convulsions de l’économie mondiale ne pourra qu’attiser les déchirements entre ces différents Etats, y compris, et de plus en plus, sur le plan militaire. La différence avec la période qui vient de s’achever [la disparition de l'URSS et du bloc de l'Est], c’est que ces déchirements et antagonismes, qui auparavant étaient contenus et utilisés par les deux grands blocs impérialistes, vont maintenant passer au premier plan. La disparition du gendarme impérialiste russe, et celle qui va en découler pour le gendarme américain vis-à-vis de ses principaux “partenaire” d’hier, ouvrent la porte à toute une série de rivalités plus locales. Ces rivalités et affrontements ne peuvent pas, à l’heure actuelle, dégénérer en un conflit mondial (même en supposant que le prolétariat ne soit plus en mesure de s’y opposer). En revanche, du fait de la disparition de la discipline imposée par la présence des blocs, ces conflits risquent d’être plus violents et plus nombreux, en particulier, évidemment, dans les zones où le prolétariat est le plus faible.” (Revue Internationale n° 61, février 1990)
Notre prise de position s'est vue confirmée depuis tout au long de cette décennie et jusqu'à aujourd'hui. Au moins sur le plan des conflits impérialistes locaux. Mais qu'en est-il de notre position sur le rôle et la place que nous donnions au prolétariat international dans l'évolution de la situation ?
Le prolétariat international n'a pu s'opposer à l'éclatement des conflits impérialistes locaux tout au long de la décennie. Même en Europe, en Yougoslavie, à deux pas des principales concentrations ouvrières du monde. L'impuissance du prolétariat à ce niveau s'est encore révélée lors de la guerre du Kosovo. Ni le prolétariat international, à plus forte raison ni le prolétariat en Serbie n'ont exprimé d'opposition directe à la guerre.
Nous sommes bien sûr solidaires de la population serbe qui a manifesté au retour des cercueils de ses soldats. Tout comme nous sommes solidaires des quelques désertions collectives qui se sont produites à cette occasion. Elles ont opposé un démenti clair aux ignobles mensonges de la propagande des grandes puissances de l'OTAN qui présentaient tous les serbes comme des assassins et des tortionnaires unis derrière Milosevic. Malheureusement, ces réactions à la guerre n'ont pu déboucher sur une réelle expression de la classe ouvrière, seule capable d'offrir ne serait-ce qu'un début de réponse prolétarienne à la guerre impérialiste. C'est essentiellement l'isolement international de la Serbie, le désespoir de fractions significatives de la bourgeoisie serbe devant les destructions de l'appareil économique, la perspective de l'intervention terrestre de l'OTAN qui se rapprochait, et la lassitude qui s'emparait de la population soumise quotidiennement aux bombardements, qui ont poussé Milosevic à signer les accords de paix. “Nous sommes seuls. L'OTAN n'est pas près de s'effondrer. La Russie n'aidera pas militairement la Yougoslavie et l'opinion internationale est contre nous.” (Vuk Draskovic, Vice premier ministre de Milosevic, tournant casaque le 26/4, Supplément Le Monde, 19/6)
Est-ce à dire que le prolétariat a été complètement absent face à la guerre au Kosovo ? Est-ce à dire que le rapport de forces existant entre le prolétariat et la bourgeoisie, au niveau historique et international, ne joue pas dans la multiplication des conflits locaux ? Non. En premier lieu, la situation historique actuelle issue de la fin des blocs impérialistes, est le résultat du rapport de forces entre les deux classes. L'opposition du prolétariat international tout au long des années 1970 et 1980 aux attaques économiques et politiques s'est aussi exprimée dans sa résistance, particulièrement dans les pays centraux du capitalisme, et son “insoumission” à la défense des intérêts nationaux au plan économique, et a fortiori au plan impérialiste (Voir Revue Internationale n°18, sur Le cours historique). Et ce cours historique, cette résistance prolétarienne, viennent d'être confirmés encore par le déroulement de la guerre au Kosovo même si le prolétariat n'a pu l'empêcher.
Durant cette guerre, la classe ouvrière est restée une préoccupation constante de la bourgeoisie. Les thèmes de campagne de propagande, l'intensité du matraquage médiatique, ont nécessité du temps et des efforts pour arriver péniblement à faire “accepter” –par défaut pourrions-nous dire– une faible majorité dans les... sondages dans les pays de l'OTAN en faveur de la guerre. Et pas dans tous les pays. Et certainement pas au début. Il a fallu les images dramatiques et insoutenables des familles albanaises affamées et exténuées pour que la bourgeoisie réussisse à obtenir un minimum d'acceptation (on ne peut pas parler d'“adhésion”). Et malgré cela, le “syndrome du Vietnam”, c'est-à-dire les inquiétudes devant l'intervention terrestre et les risques de réactions populaires face au retour de soldats morts, a continué à freiner la bourgeoisie dans l'engagement de ses forces armées. “L'option aérienne retenue vise à préserver autant que possible la vie des pilotes, car la perte ou la capture de quelques-uns d'entre eux pourrait avoir des effets néfastes sur le soutien de l'opinion publique à l'opération.” (Jamie Shea, 15/4, Supplément au Monde, 19/6) Et pourtant, il s'agit dans la plupart des armées occidentales de soldats de métier et non de contingents d'appelés. Ce n'est pas nous qui le disons, ce sont les politiciens bourgeois eux-mêmes qui sont obligés de reconnaître que le prolétariat des grandes puissances impérialistes est un frein à la guerre. Même si “l’opinion publique” n’est pas identique au prolétariat, ce dernier est au sein de la population la seule classe capable d’avoir un poids sur la bourgeoisie.
Cette “insoumission” –latente et instinctive– du prolétariat international s'est exprimée aussi directement dans des différentes mobilisations ouvrières. Malgré la guerre, malgré les campagnes sur le nationalisme et la démocratie, des grèves significatives ont eu lieu dans certains pays. La grève des cheminots en France contre l'avis des grandes centrales syndicales, CGT et CFDT, et contre l'introduction d'une flexibilité accrue lors du passage aux 35 heures hebdomadaires ; une manifestation organisée par les syndicats qui a rassemblé plus de 25 000 ouvriers municipaux à New-York ; ce sont les deux expressions les plus significatives d'une montée lente mais réelle de la combativité ouvrière et de sa “résistance”, au moment même où se déchaînait la guerre. Contrairement à la guerre du Golfe qui avait provoqué un sentiment d'impuissance et d'apathie dans la classe ouvrière, le déferlement de la guerre dans les Balkans n'a pas suscité le même désarroi.
Certes, cette résistance ouvrière se limite encore au terrain économique, et le lien entre l'impasse économique du capitalisme, ses attaques, et la multiplication des conflits impérialistes n'est pas fait. Ce lien devra pourtant se réaliser car il sera un élément important, essentiel, pour le développement de la conscience révolutionnaire parmi les ouvriers. De ce point de vue, l'intérêt et l'accueil que nous avons reçus lors de la diffusion de notre tract international dénonçant la guerre impérialiste au Kosovo, par exemple l'accueil et les discussions qu'a suscité sa diffusion dans la manifestation ouvrière de New-York, alors que son objet était tout autre, est encourageant. Il appartient aux groupes communistes non seulement de dénoncer la guerre, et de défendre les positions internationalistes, mais aussi de favoriser la prise de conscience de l'impasse historique dans laquelle le capitalisme se trouve[6] [355]. Sa crise économique porte les rivalités et la compétition économiques à un niveau exacerbé et pousse inéluctablement à l'aiguisement des antagonismes impérialistes et à la multiplication des guerres. Même si les rivalités économiques ne recoupent pas forcement et toujours les rivalités impérialistes, celles-ci ayant leur propre dynamique, les contradictions économiques qui s'expriment dans la crise du capitalisme, sont à la source de la guerre impérialiste. Le capitalisme, c'est la crise économique et la guerre. C'est la misère et la mort.
Face à la guerre, et dans des moments de “bombardement” médiatique massif, au milieu de campagnes idéologiques intenses, les révolutionnaires ne peuvent se contenter d'attendre que ça passe, d'attendre des jours meilleurs en gardant leur position internationaliste bien à l'abri de leur certitude (Voir dans ce numéro “A propos de l’appel lancé par le CCI sur la guerre en Serbie”). Ils doivent faire tout ce qu'ils peuvent pour intervenir et défendre les positions internationalistes face à la classe ouvrière, le plus largement possible, le plus efficacement possible, tout en inscrivant leur action sur le long terme. Ils doivent lui montrer qu'il y a une alternative à cette barbarie, et que cette alternative passe par l'affirmation et le développement de “l'insoumission” tant au plan économique qu'au plan politique. Qu'elle passe par le refus des sacrifices dans les conditions de travail et d'existence et par le rejet des sacrifices pour la guerre impérialiste. Si la guerre impérialiste est le produit, en dernière instance, de la faillite économique du capitalisme, elle est à son tour facteur d'aggravation de la crise économique, et donc de l'accentuation terrible des attaques économiques contre les ouvriers.
L'intensité de la guerre au Kosovo, son éclatement en Europe, la participation militaire sanglante de toutes les puissances impérialistes, les répercussions de cette guerre sur tous les continents, la dramatique aggravation et accélération des conflits impérialistes à l'échelle planétaire, l'étendue, la profondeur et l'actualité des enjeux historiques, mettent le prolétariat international et les groupes communistes devant leur responsabilité historique. Le prolétariat n'est pas battu. Il reste porteur du renversement du capitalisme et de la fin de ses horreurs. Socialisme ou aggravation de la barbarie capitaliste reste l'alternative historique.
[1] [356] Rappelons encore une fois que le marxisme et le communisme n'ont rien à voir avec le stalinisme, les staliniens au pouvoir à l'époque dans les pays de l'ex-bloc de l'Est –tel un Milosevic– avec les staliniens des PC occidentaux, ni avec les maoïstes et ex-maoïstes qui pullulent aujourd'hui dans les milieux intellectuels occidentaux va-t-en-guerre. Historiquement et politiquement, le stalinisme, au service du capitalisme d'État russe, a été et est toujours la négation du marxisme et un des massacreurs de générations de militants communistes.
[2] [357] Cette condition n'a été connue qu'à la suite du déclenchement de la guerre et a été confirmée lors des accords de cessez-le-feu : “Les Russes ont obtenu pour Mr Milosevic d'importantes concessions, disent les officiels, qui rendent meilleure l'offre finale pour Belgrade que le plan occidental précédent imposé aux Serbes et aux Albanais à Rambouillet.” (International Herald Tribune, 5/6). En particulier, “il n'est plus question d'autoriser les forces de l'OTAN à circuler librement dans l'ensemble du territoire yougoslave” J. Eyal, Le Monde, 8/6.
[3] [358] International Herald Tribune, 11/6 : “The showdown at Rambouillet, one of her (Mrs Albright) aides said recently, has ‘only one purpose’: to get the war started with the Europeans locked in.”
[4] [359] Les puissances européennes ont plus de moyens politiques, diplomatiques et militaires, et plus de détermination aussi, du fait de l'histoire et de la proximité géographique, pour contrecarrer et refuser de se laisser imposer le leadership américain comme, par exemple, dans la guerre du Golfe. La capacité militaire de “projection” des forces militaires - en particulier de la Grande-Bretagne - en Europe affaiblit d'autant le leadership américain une fois la guerre aérienne terminée, une fois les opérations militaires de “paix” entamées. La concrétisation de cette réalité s'est traduite par la direction de la KFOR par un général britannique à la place du général américain qui commandait les bombardements aériens.
[5] [360] Nous avons analysé le rôle de l’Allemagne dans la dislocation de la Yougoslavie dès 1991 : voir, entre autres les Revue internationale n° 67 et 68. La bourgeoisie a elle aussi rapidement compris cette politique : “l'Allemagne eut une tout autre attitude. Bien avant que le gouvernement lui-même ne prenne position, la presse et les milieux politiques ont réagi de manière unanime, immédiate et comme instinctive : ils furent aussitôt, sans nuances, favorables à la sécession de la Slovénie et de la Croatie (...). Il est difficile, pourtant, de ne pas y voir une résurgence de l'hostilité de la politique allemande envers l'existence même de la Yougoslavie depuis les traités de 1919 et tout au long de l'entre-deux-guerre. Les observateurs allemands (...) ne pouvaient ignorer (...) que la dislocation de la Yougoslavie ne se ferait pas paisiblement, qu'elle susciterait de fortes résistances. Néanmoins, la politique allemande allait s'engager à fond en faveur du démembrement du pays.” (Paul-Marie de la Gorce, Le Monde Diplomatique, juillet 92)
[6] [361] Pour rejeter nos propositions de faire quelque chose en commun contre la guerre, les groupes du BIPR essaient de ridiculiser notre analyse de l’influence du prolétariat dans la situation historique actuelle. La CWO déclare ainsi dans son courrier de refus de tenir une réunion publique commune : “Nous ne pouvons pas marcher ensemble pour combattre pour une alternative communiste si vous pensez que la classe ouvrière est encore une force avec qui il faut compter dans la situation actuelle. (...) nous ne voulons pas être identifiés même de façon minimale avec une vision qui considère que tout va bien pour la classe ouvrière.” Nous engageons la CWO à considérer avec plus d’attention et de sérieux nos analyses.
Le CCI a tenu son 13e congrès fin mars et début avril 1999. Le Congrès de notre organisation, comme de toutes les organisations du mouvement ouvrier, constitue un moment extrêmement important de sa vie et de son activité. Cependant, ce congrès a revêtu une importance toute particulière. D'une part, c'était le dernier congrès du 20e siècle et il avait été prévu que les rapports préparatoires devaient, plus encore que d'habitude, donner une dimension historique aux questions abordées. Mais d'autre part, au delà des coïncidences du calendrier, le Congrès s'est tenu en un moment marqué par l'accélération considérable de l'histoire que constitue la guerre en Yougoslavie. Il s'agit là d'un événement historique de première grandeur puisque :
En ce sens, la guerre en Yougoslavie, son analyse, ses implications pour la classe ouvrière et pour les organisations communistes, ont été au centre des préoccupations du congrès ce qu'il a traduit notamment dans sa décision de publier immédiatement dans la Revue internationale (n°97) la Résolution sur la situation internationale qu'il venait d'adopter.
Cette résolution, synthèse des rapports présentés au congrès et de ses discussions souligne le fait que :
“Aujourd'hui le capitalisme agonisant fait face à une des périodes les plus difficiles et dangereuses de l'histoire moderne, comparable dans sa gravité à celle des deux guerres mondiales, au surgissement de la révolution prolétarienne en 1917-19 ou encore à la grande dépression qui débuta en 1929. (...) Plus exactement, la gravité de la situation est conditionnée par l'aiguisement des contradictions à tous les niveaux :
Tous ces éléments sont amplement traités dans la résolution. Ils sont encore plus développés dans le présent numéro sur la question la plus brûlante à l'heure actuelle, celle des conflits impérialistes, sous forme d'importants extraits du rapport présenté au congrès.
Par ailleurs, la résolution constate que : “Dans cette situation pleine de périls, la bourgeoisie a confié les rênes du gouvernement aux mains du courant politique le plus capable de prendre soin de ses intérêts : la Social-démocratie, le principal courant responsable de l'écrasement de la révolution mondiale après 1917-1918 ; courant qui a sauvé à cette époque le capitalisme et qui revient aux postes de commande pour assurer la défense des intérêts menacés de la classe capitaliste.” (Ibid.)
En ce sens, le congrès a adopté un texte d'orientation intitulé “Pourquoi la présence actuelle des partis de gauche dans la majorité des gouvernements européens ?” que nous publions également ci-dessous accompagné d'un certain nombre d'ajouts synthétisant des éléments apparus dans la discussion.
L'évolution de la crise capitaliste et de la lutte de classe ont aussi, évidemment, fait l'objet de discussions importantes lors du congrès. Dans le présent numéro de la Revue Internationale nous publions la troisième partie de l'article sur “Trente ans de crise ouverte du capitalisme” qui recoupe grandement le rapport présenté au congrès. Dans le prochain numéro nous publierons le rapport qu'il a adopté sur l'évolution de la lutte de classe qui illustre notamment ce passage de la résolution :
“La responsabilité qui pèse sur le prolétariat aujourd’hui est énorme. C’est uniquement en développant sa combativité et sa conscience qu’il pourra mettre en avant l’alternative révolutionnaire qui seule peut assurer la survie et l’ascension continue de la société humaine.” (Ibid.)
Outre l'analyse des différents aspects de la situation internationale, de l'extrême gravité de celle-ci, la préoccupation majeure du congrès a consisté à examiner les responsabilités des révolutionnaires face à cette situation comme le met en évidence la résolution :
“Mais la responsabilité la plus importante repose sur les épaules de la Gauche communiste, sur les organisations présentes du camp prolétarien. Elles seules peuvent fournir les leçons théoriques et historiques ainsi que la méthode politique sans lesquelles les minorités révolutionnaires qui émergent aujourd’hui ne peuvent se rattacher à la construction du parti de classe du futur. En quelque sorte, la Gauche communiste se trouve aujourd’hui dans une situation similaire à celle de Bilan[1] [362] des années 1930, au sens où elle est contrainte de comprendre une situation historique nouvelle sans précédent. Une telle situation requiert à la fois un profond attachement à l’approche théorique et historique du Marxisme et de l’audace révolutionnaire pour comprendre les situations qui ne sont pas totalement intégrées dans les schémas du passé. Afin d’accomplir cette tâche, les débats ouverts entre les organisations actuelles du milieu prolétarien sont indispensables. En ce sens, la discussion, la clarification et le regroupement, la propagande et l’intervention des petites minorités révolutionnaires sont une partie essentielle de la réponse prolétarienne à la gravité de la situation mondiale au seuil du prochain millénaire.
Plus encore, face à l’intensification sans précédent de la barbarie guerrière du capitalisme, la classe ouvrière attend de son avant-garde communiste d’assumer pleinement ses responsabilités en défense de l’internationalisme prolétarien. Aujourd’hui les groupes de la Gauche communiste sont les seuls à défendre les positions classiques du mouvement ouvrier face à la guerre impérialiste. Seuls les groupes qui se rattachent à ce courant, le seul qui n’ait pas trahi au cours de la seconde guerre mondiale, peuvent apporter une réponse de classe aux interrogations qui ne manqueront pas de se faire jour au sein de la classe ouvrière.
C’est de façon la plus unie possible que les groupes révolutionnaires doivent apporter cette réponse exprimant en cela l’unité indispensable du prolétariat face au déchaînement du chauvinisme et des conflits entre nations. Ce faisant les révolutionnaires reprendront à leur compte la tradition du mouvement ouvrier représentée particulièrement par les conférences de Zimmerwald et de Kienthal et par la politique de la Gauche au sein de ces conférences.” (Ibid.)
C'est dans ce cadre que le 13e congrès du CCI a mené ses discussions concernant ses activités.
Le bilan des activités établi par le 13e congrès est très positif. Il ne s'agit pas là d'une manifestation d'autosatisfaction mais d'une évaluation objective et critique de notre activité. Le 12e congrès avait diagnostiqué que le CCI devait revenir à un équilibre de l'ensemble de ses activités, après avoir mené pendant plus de trois ans un combat pour l'assainissement du tissu organisationnel. En accord avec le mandat du 12e congrès, ce “retour à la normale” a été concrétisé par :
Le renforcement de l'organisation s'est également concrétisé par la capacité du CCI à intégrer de nouveaux militants dans sept sections territoriales (et notamment dans la section en France). Ainsi, le renforcement numérique du CCI (qui est appelé à se poursuivre, comme en témoigne le fait que d'autres sympathisants ont posé récemment leur candidature à l'organisation) vient démentir toutes les calomnies du milieu parasitaire accusant notre organisation d'être devenue une “secte repliée sur elle-même”. Contrairement aux dénigrements de nos détracteurs, le combat mené par le CCI pour la défense de l’organisation, n'a pas fait fuir les éléments en recherche des positions de classe, mais a au contraire permis leur rapprochement et leur clarification politique.
Le CCI a développé une intervention sérieuse et sereine, dans une vision à long terme, en vue d'un rapprochement avec les groupes du milieu politique prolétarien. Cette activité s'est étendue aux contacts et sympathisants aux préoccupations desquels il faut répondre avec sérieux et profondeur et à qui il faut permettre de dépasser les incompréhensions et la méfiance envers l'organisation. Cette orientation du CCI ne résulte pas d'une vision mégalomane mais des exigences de la situation historique qui requiert que le prolétariat, et les minorités révolutionnaires à ses côtés, assume ses responsabilités.
La défense du milieu prolétarien a conduit le CCI à combattre la contre-offensive des éléments parasitaires, notamment en adoptant et en publiant les “Thèses sur le parasitisme” (Revue internationale n°94), lesquelles constituent une arme de compréhension historique et théorique sur cette question pour l'ensemble des groupes du milieu. La défense du milieu prolétarien a consisté aussi pour le CCI à développer une politique de discussions et de rapprochement, mettant en place avec d'autres groupes de ce milieu des interventions communes face aux campagnes anticommunistes qu'a déchaînées la bourgeoisie lors de l'anniversaire de la révolution d'Octobre. De même, cette démarche a connu un prolongement dans le travail d'intervention en direction du milieu politique qui surgit en Russie.
Enfin, dès les premiers jours de la guerre en Yougoslavie, tout de suite après avoir publié un tract international[2] [363], le CCI a envoyé aux différents groupes de la Gauche communiste une proposition d'appel commun dénonçant la guerre impérialiste. Le congrès a soutenu unanimement cette initiative même s'il faut déplorer que les groupes concernés ne lui aient pas donné une réponse positive (voir dans ce numéro notre réponse face au refus des groupes de la Gauche communiste).
Le 13e congrès a établi que l'intervention en direction du “marais politique” doit être assumée de façon plus décidée par l'organisation. Ce “no man's land” indéterminé entre la bourgeoisie et le prolétariat est le lieu de passage obligé de tous les éléments de la classe qui s'acheminent vers une prise de conscience. Il constitue aussi un terrain privilégié de l'action du parasitisme avec lequel se joue une course de vitesse. Aussi l'organisation ne doit pas attendre que les éléments en recherche la “découvrent” pour s'intéresser à eux. Bien au contraire, elle doit s'adresser à ces éléments et mener le combat contre la bourgeoisie dans le marais lui-même.
Ce renforcement de notre vision du milieu politique prolétarien est un résultat du renforcement politique et théorique. Le congrès a souligné que ce dernier ne doit pas être considéré comme une “activité à part”, “à côté” ou “en plus” des autres tâches. Dans la situation historique actuelle et dans la perspective à long terme où s'inscrit la vie des organisations révolutionnaires, le renforcement politique et théorique doit inspirer et constituer le socle de nos activités, de nos réflexions et de nos décisions.
Ainsi, le bilan positif de nos activités se base sur une vision plus claire du fait que les questions d'organisation sont déterminantes face aux autres aspects des activités. En ce sens, le CCI est conscient qu'il doit poursuivre ses efforts et son combat sur ces questions, notamment en luttant contre les effets de l'idéologie dominante sur l'engagement militant. Au cours de ses 25 années d'existence, le CCI a payé les conséquences de la rupture de la continuité organique avec les organisations révolutionnaires du passé. Bien que nous tirions un bilan positif de cette expérience, nous savons que les acquis dans ce domaine ne sont pas définitifs ; surtout dans la période actuelle de décomposition, quand les efforts de l'organisation pour assurer un fonctionnement en cohérence avec les principes révolutionnaires sont sapés en permanence par les tendances de la société au “chacun pour soi”, au nihilisme, à l'irrationalité, qui se manifestent dans la vie organisationnelle par l'individualisme, la méfiance, la démoralisation, l'immédiatisme, la superficialité.
Le 13e congrès a inscrit l'orientation des activités du CCI (presse, diffusion, réunions publiques et permanences) dans la perspective, pour une part, d'une accentuation des effets de la décomposition mais aussi d'une accélération de l'histoire, exprimée par une aggravation de la crise du capitalisme et une tendance au resurgissent de la combativité du prolétariat. Le CCI, et avec lui l'ensemble du milieu prolétarien, sort de ce congrès mieux armé pour affronter cet enjeu historique.
[1] [364] Revue de la Gauche communiste d'Italie dans les années 1930. Cf. notre livre La Gauche communiste d'Italie.
[2] [365] “Le capitalisme c'est la guerre, guerre au capitalisme”, tract international publié en première page de notre presse territoriale et diffusé dans tous les pays où existent des sections du CCI, ainsi qu'au Canada, en Australie et en Russie.
avoir transformé la planète en un gigantesque abattoir, infligé deux guerres mondiales, la terreur nucléaire et d'innombrables conflits sur une humanité agonisante, le capitalisme décadent est entré dans sa phase de décomposition, une nouvelle phase historique marquée au premier plan par l'effondrement du bloc de l'Est en 1989. Durant cette phase historique, l'emploi direct de la violence militaire par les grandes puissances, surtout par les Etats-Unis, devient une donnée permanente. Durant cette phase, la discipline rigide des blocs impérialistes a cédé le pas à une indiscipline et un chaos rampants, à un chacun pour soi généralisé, à une multiplication incontrôlable des conflits militaires.
Au terme de ce siècle, l'alternative historique définie par le marxisme dès avant la 1re guerre mondiale –socialisme ou barbarie– est non seulement confirmée, mais elle doit être précisée et transformée en : socialisme ou destruction de l'humanité.
(...) Bien que pour l'instant une 3e guerre mondiale ne soit pas à l'ordre du jour, la crise historique du système l'a conduit dans une impasse telle que celui-ci n'a pas d'autre choix que d'aller vers la guerre. Pas seulement parce que la crise en s'accélérant a commencé à plonger des régions entières dans la misère et l'instabilité (comme l'Asie du sud-est qui jusqu'à un passé récent avait préservé un semblant de prospérité), mais surtout parce que les grandes puissances elles-mêmes sont de plus en plus obligées d'employer la violence pour défendre leurs intérêts.
(...) Les révolutionnaires ne parviendront à convaincre le prolétariat de la totale validité des positions marxistes que s'ils sont capables de défendre une vision théorique et historique cohérente de l'évolution de l'impérialisme actuel. En particulier, une de nos armes les plus puissantes contre l'idéologie bourgeoise est la capacité du marxisme à expliquer les causes et les enjeux réels des guerres modernes.
En ce sens, une claire compréhension du phénomène de la décomposition du capitalisme et de toute la phase historique qui en porte la marque constitue un instrument de première importance dans la défense des positions et des analyses des révolutionnaires concernant l'impérialisme et la nature des guerres aujourd'hui.
(...) L'événement clé qui détermine tout le caractère des conflits impérialistes au tournant du siècle est l'effondrement du bloc de l'Est.
(...) Le monde entier fut surpris par les événements de 1989. Le CCI n'a pas échappé à la règle mais on doit à la vérité de préciser qu'il a réussi très rapidement à comprendre toute la portée de ces événements (les thèses sur la crise dans les pays de l'Est, qui prévoyaient l'effondrement du bloc russe, ont été écrites en septembre 1989, c'est-à-dire deux mois avant la chute du mur de Berlin). La capacité de notre organisation à réagir de cette façon n'était pas le fruit du hasard. Elle résultait :
C'était la première fois dans l'histoire qu'un bloc impérialiste disparaissait en dehors d'une guerre mondiale. Un tel phénomène a créé un désarroi profond, y compris dans les rangs des organisations communistes où l'on a cherché, par exemple, à en déterminer la rationalité économique. Pour le CCI, le caractère inédit d'un tel événement, qui n'avait aucune rationalité mais représentait une catastrophe pour l'ancien empire soviétique (et pour l'URSS elle-même qui n'allait pas tarder à exploser), constituait une éclatante confirmation de l'analyse sur la décomposition du capitalisme[3] [368].
(...) Jusqu'en 1989, cette décomposition qui a mis à genoux la 2e super puissance mondiale, n'avait que très peu affecté les pays centraux du bloc de l'ouest. Même maintenant, dix ans plus tard, les manifestations de décomposition localisées dans ces pays sont presque dérisoires comparées à celles des pays périphériques. Cependant, en faisant exploser l'ordre impérialiste mondial existant, le phénomène de décomposition est devenu la période de décomposition, en plaçant les pays dominants au coeur même des contradictions du système, et tout particulièrement le premier d'entre eux, les Etats-Unis.
L'évolution de la politique impérialiste américaine depuis 1989 est devenue l'expression la plus dramatique du dilemme actuel de la bourgeoisie.
Durant la guerre du Golfe de 1991, les Etats-Unis pouvaient apparaître, face au développement rapide du chacun pour soi, comme le seul contrepoids en étant encore capables, fouet à la main, de contraindre les autres pays à les suivre. En fait, à l'occasion de cette démonstration écrasante de supériorité militaire en Irak, l'unique super puissance fut capable de porter un coup décisif à la tendance à la formation d'un bloc autour de l'Allemagne, qui avait été ouverte avec l'unification de ce pays. Cependant, six mois seulement après la guerre du Golfe, l'explosion de la guerre en Yougoslavie, venait déjà confirmer que le “nouvel ordre mondial” annoncé par Bush, ne serait pas dominé par les Américains, mais par le “chacun pour soi” rampant. (...)
En février 1998, la puissance américaine, qui, durant la guerre du Golfe avait utilisé les Nations Unies et le Conseil de Sécurité afin que son leadership soit sanctionné par la “communauté internationale”, avait perdu le contrôle de cet instrument à un point tel, qu'elle pouvait être humiliée par l'Irak et ses alliés français et russe[4] [369].
Bien sûr, les Etats-Unis furent capables de surmonter cet obstacle en jetant l'ONU dans les poubelles de l'histoire et en menant, fin 1998, en compagnie de la Grande-Bretagne, l'opération “Lone Ranger” (“Renard du Désert”), dans laquelle ils se sont passés ouvertement de l'avis de toutes les autres puissances concernées, petites ou grandes.
Washington n'a nul besoin de la permission de quiconque pour frapper quand et où il le veut. Mais en menant une telle politique, les états-Unis se placent simplement à la tête d'une tendance qu'ils veulent limiter, celle du chacun pour soi, comme ils avaient momentanément réussi à le faire durant la guerre du Golfe. Pire encore : le signal politique donné par Washington au cours de l'opération “Renard du Désert” s'est retourné contre la cause américaine. Pour la première fois depuis la fin de la guerre du Viêt-nam, la bourgeoisie américaine, dans un contraste marqué avec son partenaire britannique d'aujourd'hui, s'est montrée incapable de présenter un front uni vers l'extérieur alors qu'elle était en situation de guerre. Au contraire, le processus d'“empeachment” contre Clinton s'est intensifié durant les événements : les politiciens américains, plongés dans un véritable conflit interne de politique étrangère, au lieu de désavouer la propagande des ennemis de l'Amérique selon laquelle Clinton avait pris la décision d'intervenir militairement en Irak à cause de motivations personnelles (“Monicagate”), y ont apporté leur crédit. (…)
Le conflit de politique étrangère sous-jacent entre certaines fractions des partis Républicain et Démocrate s'est avéré très destructif, précisément parce que ce “débat” révèle une contradiction insoluble, que la résolution du 12e congrès du CCI formulait ainsi :
Paradoxalement, au temps où l'URSS tête de bloc impérialiste existait encore, les Etats-Unis étaient protégés des pires effets de la décomposition sur leur politique étrangère. (...) Aujourd'hui ils n'ont aucun adversaire assez puissant pour prétendre former son propre bloc impérialiste contre eux. De ce fait il n'y a pas d'ennemi commun, et donc pas de raison pour les autres puissances d'accepter la “protection” et la discipline de l'Amérique. (...)
Face à la montée irrésistible du chacun pour soi, les Etats-Unis n'ont d'autre choix que de mener en permanence une politique militaire offensive. Ce n'est pas un ennemi plus faible que Washington [???], mais la puissance américaine elle-même, qui est de plus en plus obligée d'intervenir militairement de façon régulière pour défendre ses positions (ce qui, normalement, caractérise une puissance plus faible et dans une situation plus désespérée).
Le CCI avait déjà souligné cet aspect lors de son 9e congrès :
“... Par certains côtés, la situation présente des Etats-Unis s'apparente à celle de l'Allemagne avant les deux guerres mondiales. Ce dernier pays, en effet, a essayé de compenser ses désavantages économiques (...) en bouleversant le partage impérialiste par la force des armes. C'est pour cela que, lors des deux guerres, il a fait figure ‘d'agresseur’ puisque les puissances mieux loties n'étaient pas intéressées à une remise en cause des équilibres. (...) Tant qu'existait le bloc de l'Est (...) les Etats-Unis n'avaient pas besoin, à priori, de faire un usage important de leurs armes puisque l'essentiel de la protection accordée à leurs alliés était de nature défensive (bien qu'au début des années 1980, les Etats-Unis aient engagé une offensive générale contre le bloc russe). Avec la disparition de la menace russe, ‘l'obéissance’ des autres grands pays avancés n'est plus du tout garantie (c'est bien pour cela que le bloc occidental s'est désagrégé). Pour obtenir une telle obéissance, les Etats-Unis ont désormais besoin d'adopter une démarche systématiquement offensive sur le plan militaire (...) qui s'apparente donc à celle de l'Allemagne par le passé. La différence avec la situation du passé, et elle est de taille, c'est qu'aujourd'hui ce n'est pas une puissance visant à modifier le partage impérialiste qui prend les devants de l'offensive militaire, mais au contraire la première puissance mondiale, celle qui pour le moment dispose de la meilleure part du gâteau.”[6] [371]
(...) En tirant un bilan des deux dernières années, l'analyse détaillée des événements concrets confirme le cadre posé par le rapport et la résolution du 12e congrès du CCI :
1) Le défi ouvert que représente l'arme nucléaire possédée par l'Inde et le Pakistan, est un exemple qui, de façon presque certaine, sera suivi par d'autres puissances, et qui accroît considérablement le risque de l'emploi de bombes atomiques.
2) L'agressivité militaire croissante de l'Allemagne, libérée de la discipline de fer des blocs impérialistes, est un exemple qui sera suivi par le Japon, autre grande puissance, elle aussi sous la coupe du bloc US après 1945.
3) L'accélération terrifiante du chaos et de l'instabilité en Russie, sont aujourd'hui l'expression la plus caricaturale de la décomposition et le centre le plus dangereux de toutes les tendances vers la dissolution de l'ordre bourgeois mondial.
4) La résistance persistante de Netanyahou à la Pax Americana au Moyen-Orient et le fait que l'Afrique devienne une terre de massacres, sont d'autres exemples confirmant que :
Avec la perte de vue de tout projet concrètement réalisable, mis à part celui de “sauver les meubles” face à la crise économique, l'absence de perspective de la bourgeoise tend à mener à une perte de vue des intérêts de l'Etat ou du capital national dans son ensemble.
La vie politique de la bourgeoisie (des différentes fractions ou cliques) dans les pays les plus faibles, tend à se réduire à la lutte pour le pouvoir ou simplement pour pouvoir survivre. Cela devient un obstacle énorme à l'établissement d'alliances stables ou à une politique étrangère cohérente, laissant la place au chaos, à l'imprévisible et même à la folie dans les relations entre Etats.
L'impasse du système capitaliste mène à l'éclatement de certains Etats qui furent créés tardivement dans la décadence du capitalisme, sur des bases malsaines (comme l'URSS ou la Yougoslavie) ou avec des frontières artificielles comme en Afrique, menant à l'apparition de guerres visant à redessiner les frontières.
A cela, vient s'ajouter l'aggravation de tensions d'ordre racial, ethnique, religieux, tribal ou autre, un aspect très important de la situation mondiale actuelle.
Une des tâches les plus progressistes du capitalisme ascendant fut de remplacer les fragmentations religieuses ou ethniques de l'humanité par de grandes unités centralisées au niveau national (le melting pot américain, l'unité nationale des catholiques et protestants en Allemagne ou des populations de langue française et italienne en Suisse). Mais même en ascendance, la bourgeoisie fut incapable de surmonter ses divisions qui remontaient à la période d'avant le capitalisme. Alors que les génocides, les divisions et les lois ethniques étaient à l'ordre du jour dans les régions non capitalistes où le système se développait, de tels conflits ont survécu au coeur même du capitalisme (Cf. l'Ulster). Bien que la bourgeoisie prétende que l'holocauste contre les Juifs fut unique dans l'histoire moderne et qu'elle accuse de façon mensongère la Gauche communiste parce qu'elle “excuserait” ce crime, le capitalisme décadent en général, la décomposition en particulier, constituent la période des génocides et des “nettoyages ethniques”. Ce n'est qu'avec la décomposition que tous ces conflits récents ou anciens, qui apparemment n'ont rien à voir avec la “rationalité” de l'économie capitaliste, atteignent une explosion généralisée – ils sont le résultat de l'absence totale d'une perspective bourgeoise. L'irrationalité est une des caractéristiques marquantes de la décomposition. Aujourd'hui, nous n'avons pas seulement des intérêts stratégiques concrètement divergents, mais également le caractère absolument insoluble de ces conflits innombrables. (...) La fin du 20e siècle justifie le mouvement marxiste qui au début du siècle, contre le Bund en Russie, montra que la seule solution progressiste à la question juive en Europe était le révolution mondiale ou ceux qui plus tard montrèrent qu'il ne pouvait pas y avoir de formation progressiste d'Etats-nations dans les Balkans. (...)
En plus de la supériorité américaine sur ses rivaux, il existe un autre facteur stratégique, en lien direct avec la décomposition, expliquant la prédominance actuelle du chacun pour soi : l’effondrement du Bloc russe sans défaite militaire. Jusqu'à présent, historiquement, la redivision du monde à travers la guerre impérialiste avait été la précondition à la formation de nouveaux blocs, comme on l’a vu après 1945. (...) De cet effondrement sans guerre il résulte que :
Cette situation, en laissant complètement ouvertes les zones d’influence des plus et moins grandes puissances, et généralement de façon non satisfaisante, est un énorme encouragement au chacun pour soi, à une ruée non organisée en vue de positions et de zones d’influence.
Le principal alignement impérialiste entre les puissances européennes “nanties” et les plus dépourvues, qui a dominé la politique mondiale entre 1900 et 1939, était le produit de décennies voire même de siècles de développement capitaliste. L’alignement de la guerre froide a été pour sa part le résultat de plus d’une décennie de confrontations guerrières les plus aiguës et profondes entre les grandes puissances, du tout début des années 1930 jusqu'à 1945.
À l’opposé, l’effondrement de l’ordre mondial de Yalta est intervenu du jour au lendemain sans résoudre aucune des grandes questions des rivalités impérialistes posées par le capitalisme -excepté celle du déclin irréversible de la Russie.
Le seul “ordre mondial” impérialiste possible dans la décadence est celui des blocs impérialistes en vue de la guerre mondiale.
Dans le capitalisme décadent, il existe une tendance naturelle vers une bipolarisation impérialiste du monde, tendance qui ne peut être reléguée au second plan que lors de circonstances exceptionnelles, habituellement liées aux rapports de forces de classe entre la bourgeoisie et le prolétariat. Ce fut le cas après le 1re guerre mondiale jusqu'à la venue au pouvoir d'Hitler en Allemagne. Cette situation était le produit de la vague révolutionnaire mondiale qui a contraint la bourgeoisie d’abord à arrêter la guerre avant qu’elle n'aille jusqu'au bout de sa logique (c'est-à-dire la défaite totale de l’Allemagne qui aurait ouvert la voie à la formation de nouveaux blocs à l’intérieur du camp victorieux –probablement dirigés par la Grande-Bretagne et par les Etats-Unis), et qui l’a obligée ensuite, après la guerre, à collaborer pour sauver son système face à la menace prolétarienne. Ainsi, une fois le prolétariat battu et l’Allemagne remise de son épuisement, la 2e guerre mondiale a mis aux prises les mêmes principaux protagonistes que la première.
De façon évidente, aujourd’hui, les facteurs qui agissent contre la tendance à la bipolarité sont plus forts que dans les années 1920, où ils furent submergés par la formation de blocs en moins d’une décennie. Aujourd’hui, non seulement la suprématie évidente des États-unis, mais aussi la décomposition peuvent bien empêcher à jamais la formation de nouveaux blocs.
La décomposition est un énorme facteur favorisant le chacun pour soi. Mais elle n’élimine pas la tendance à la formation des blocs. Nous ne pouvons pas non plus prétendre théoriquement que la décomposition en tant que telle rend la formation de blocs impossible par principe. (...)
Ces deux considérations bourgeoises, la poursuite des ambitions impérialistes et la limitation de la décomposition, ne sont pas toujours et nécessairement opposées. En particulier, les efforts de la bourgeoisie allemande pour établir les premières fondations d’un éventuel bloc impérialiste en Europe de l’Est et pour stabiliser plusieurs des pays de cette zone contre le chaos, sont plus souvent complémentaires que contradictoires.
Nous savons aussi que le chacun pour soi et la formation de blocs ne sont pas dans l’absolu contradictoires, que les blocs ne sont que la forme organisée du chacun pour soi dans le but de canaliser une explosion unique de toutes les rivalités impérialistes refoulées.
Nous savons que le but à long terme des Etats-Unis, rester la puissance mondiale la plus forte, est un projet éminemment réaliste. Pourtant, dans la poursuite de ce but, ils sont empêtrés dans des contradictions insolubles. Pour l’Allemagne, c’est exactement le contraire : tandis que son projet à long terme d’un bloc mené par elle pourrait peut-être ne jamais se réaliser, sa politique concrète dans cette direction se révèle extrêmement réaliste. Nous avons souvent remarqué que les Etats-Unis et l’Allemagne sont les seules puissances qui aujourd’hui peuvent avoir une politique étrangère cohérente. A la lumière des récents événements, cela semble être plus le cas pour l’Allemagne que pour les Etats-Unis. (...)
L’alliance avec la Pologne, les avancées dans la péninsule balkanique, la réorientation de ses forces armées vers des interventions militaires sur des théâtres extérieurs, sont des pas dans la direction d’un futur bloc allemand. De petits pas, il est vrai, mais suffisants pour inquiéter considérablement la superpuissance mondiale. (...)
Toutes les organisations communistes ont expérimenté l’extrême difficulté depuis 1989 de convaincre la plupart des ouvriers de la validité de l’analyse marxiste des conflits impérialistes. Il y a deux raisons principales à cette difficulté. La première est la situation objective du chacun pour soi et le fait que les conflits d’intérêts des grandes puissances sont aujourd’hui, contrairement à la période de la Guerre Froide, encore largement cachés. L’autre raison cependant est que la bourgeoisie, avec son équation systématique identifiant le stalinisme avec le communisme, a été capable de présenter comme “marxiste” une vision complètement caricaturale de la guerre qui serait menée uniquement pour remplir les poches de quelques capitalistes cupides. Depuis 1989, la bourgeoisie a bénéficié énormément de cette falsification afin de semer la confusion la plus incroyable. Pendant la guerre du Golfe, la bourgeoisie elle-même a propagé la mystification pseudo-matérialiste d’une guerre “pour le prix du pétrole” afin de cacher le conflit sous-jacent entre les grandes puissances.
A l’opposé de cela, les organisations de la Gauche communiste (le BIPR et les groupes “bordiguistes”) ont exposé résolument les intérêts impérialistes des puissances impérialistes dans la tradition de Lénine et Rosa Luxemburg. Mais ils ont parfois mené ce combat avec des armes insuffisantes, en particulier avec une vision réductionniste, exagérant les motifs immédiats économiques de la guerre impérialiste moderne. Cela affaiblit l’autorité de l’argumentation marxiste. (...) Mais, en outre, cette approche “économiste” tombe dans la propagande de la bourgeoisie, comme le montre le cas de la CWO qui, sur base d'une telle approche, croit à une certaine réalité du “processus de paix” en Irlande.
Tout le milieu prolétarien partage la compréhension que la guerre impérialiste est le produit des contradictions du capitalisme, ayant en dernière analyse une cause économique. Mais chaque guerre qui a lieu dans une société de classe a aussi, et c'est un aspect important, une dimension stratégique, avec une dynamique interne propre. Hannibal marcha dans le nord de l’Italie avec ses éléphants, non pas pour ouvrir une route commerciale à travers les Alpes, mais comme moyen d'une stratégie militaire dans les guerres puniques “mondiales” entre Carthage et Rome pour la domination de la Méditerranée.
Avec l’avènement de la concurrence capitaliste, il est vrai que la cause économique de la guerre devient plus prononcée : c'est clair pour les guerres coloniales de conquête et les guerres nationales d’unification du siècle dernier. Mais la création du marché mondial et la division de la planète entre les nations capitalistes donnent aussi à la guerre, à l’époque de l’impérialisme, un caractère global et donc ainsi plus politique et stratégique, et cela à une échelle encore inconnue dans l’histoire. C’est déjà clairement le cas pour la 1re guerre mondiale. La cause fondamentale de cette guerre est strictement économique : les limites de l’expansion du marché mondial étaient atteintes relativement aux besoins du capital existant accumulé, signant l’entrée du système dans sa phase de décadence. Cependant, ce n’est pas “la crise cyclique de l’accumulation” économique en tant que telle (suivant l'idée du BIPR) qui a conduit à la guerre impérialiste en 1914, mais le fait que toutes les zones d’influence étaient déjà partagées, de sorte que les “derniers arrivés” ne pouvaient s’étendre qu’au détriment des puissances déjà établies. La crise économique en tant que telle était beaucoup moins brutale que celle par exemple des années 1870. En réalité, ce fut plus la guerre impérialiste qui annonça la future crise économique mondiale du capitalisme décadent en 1929, que le contraire.
De la même façon, la situation économique immédiate de l’Allemagne, la principale puissance poussant à un repartage du monde, était loin d’être critique en 1914 –entre autres parce qu’elle avait encore accès aux marchés de l’Empire britannique et d’autres puissances coloniales. Mais cette situation plaçait l’Allemagne, politiquement, à la merci de ses principaux rivaux. Le but principal de la guerre pour l’Allemagne était donc, non pas la conquête de tel ou tel marché, mais de briser la domination britannique des océans : d’une part au moyen d'une flotte de guerre allemande et d'un chapelet de colonies et de bases navales à travers le monde, et d’autre part, à travers une route terrestre vers le Moyen-Orient et l’Asie via notamment les Balkans. Déjà à cette époque, les troupes allemandes furent envoyées dans les Balkans à la poursuite de ces buts globaux stratégiques beaucoup plus qu’à cause du simple marché yougoslave. Déjà à cette époque, la lutte pour contrôler certaines matières premières clés ne furent qu’un moment dans la lutte généralisée pour la domination du monde.
Nombre d'opportunistes dans la 2e et 3e Internationale –et les partisans du “socialisme dans un seul pays”– utilisèrent un tel point de vue partiel, et en dernière analyse national, afin de nier “les ambitions économiques et donc impérialistes” de... leur propre pays. La Gauche marxiste, au contraire fut capable de défendre cette vision globale parce qu’elle comprit que l’industrie capitaliste moderne ne peut survivre sans marchés, matières premières, produits agricoles, moyens de transports et force de travail à sa disposition. (...) A l’époque impérialiste, où l’économie mondiale dans son ensemble forme un tout compliqué, les guerres locales ont non seulement des causes globales mais font toujours partie d’un système international de lutte pour la domination du monde. C’est pourquoi Rosa Luxemburg avait raison quand elle écrivait dans la Brochure de Junius que tous les Etats, grands ou petits, étaient devenus impérialistes. (...)
“La décadence de la société capitaliste trouve son expression éclatante dans le fait que, alors que les guerres avaient auparavant en vue le développement économique (période ascendante), aujourd’hui, l’activité économique se restreint essentiellement en vue de la guerre (période décadente). Cela ne signifie pas que la guerre soit devenue le but de la production capitaliste, le but restant toujours pour le capitalisme la production de la plus-value mais cela signifie que la guerre, prenant un caractère de permanence, est devenue le mode de vie du capitalisme décadent”. (“Rapport sur la Situation Internationale de la Gauche Communiste de France”, juillet 1945).
Cette analyse développée au sein de la Gauche communiste, représente un approfondissement supplémentaire de notre compréhension des conflits impérialistes : non seulement les buts économiques de la guerre impérialiste sont globaux et politiques, mais ils deviennent eux-mêmes dominés par des questions de stratégie et de “sécurité” militaires. Alors qu’au début de la décadence, la guerre était encore plus ou moins au service de l’économie, avec le passage du temps, la situation s’est renversée, l’économie est de façon croissante au service de la guerre. Un courant comme le BIPR, enraciné dans la tradition marxiste, est tout à fait conscient de cela : “... Nous devons clairement réitérer un élément de base de la pensée dialectique marxiste : quand les forces matérielles créent une dynamique vers la guerre, c’est cela qui devient la référence centrale pour les politiciens et les gouvernements. La guerre est menée pour vaincre : les amis et les ennemis sont choisis sur cette base.”
Et ailleurs dans le même article : “... il reste alors pour le leadership politique et l’armée d’établir la direction politique de chaque Etat selon un impératif unique : une estimation de comment accomplir une victoire militaire parce que cela dorénavant l’emporte sur la victoire économique.” (“Fin de la Guerre froide : nouvelle étape vers un nouvel alignement impérialiste”, Communist Review n° 10)
Ici nous sommes loin du pétrole du Golfe et des marchés yougoslaves. Mais malheureusement, cette compréhension n’est pas ancrée dans une théorie cohérente de l’irrationalité économique du militarisme aujourd’hui.
Par ailleurs, l'identification entre les tensions économiques et les antagonismes militaires conduit à une myopie en ce qui concerne la signification de l'Union européenne et de la monnaie unique, considérées par le BIPR comme le noyau d'un futur bloc continental. (...)
Jusqu’aux années 1990, la bourgeoisie n’a pas trouvé d’autre moyen de coordonner ses politiques économiques entre les Etats-nations – dans une tentative de maintenir la cohésion du marché mondial face à la crise économique permanente – que le cadre des blocs impérialistes. Dans ce contexte, la nature du bloc de l’Ouest pendant la Guerre froide, composé de toutes les puissances économiques leaders, était particulièrement favorable à la gestion internationale de la crise ouverte du capitalisme, permettant pendant longtemps d’empêcher la dislocation du commerce mondial qui eut lieu pendant les années 1930. Les circonstances de l’ordre impérialiste mondial après 1945, qui ont duré près d’un demi siècle, pouvaient ainsi donner l’impression que la coordination de la politique économique et l’endiguement des rivalités commerciales entre Etats grâce à l'existence de certaines règles et limites, constitue la fonction spécifique des blocs impérialistes.
Après 1989, cependant, quand les blocs impérialistes disparurent, la bourgeoisie des grands pays fut capable de trouver de nouveaux moyens de coopération économique internationale pour gérer la crise tandis qu’au niveau impérialiste la lutte de tous contre tous est rapidement passée au premier plan.
La situation a été parfaitement illustrée par l’attitude des Etats-Unis qui, au niveau impérialiste résistent massivement à tout mouvement vers une alliance militaire des Etats européens, mais qui, au niveau économique (après quelques hésitations initiales) soutiennent et même tirent avantage de l’Union européenne et du projet de l'Euro.
Pendant la Guerre froide, “le processus d’intégration européenne” était d’abord et avant tout un moyen de renforcer la cohésion du bloc US en Europe occidentale contre le Pacte de Varsovie. Si l’Union européenne a survécu au démantèlement du bloc occidental, c’est surtout parce qu'elle a assumé un nouveau rôle en tant que pôle de stabilité économique ancré au coeur de l’économie mondiale.
En ce sens, la bourgeoisie a appris des années passées à opérer une certaine séparation entre les questions de coopération économique (la gestion de la crise) et celles des alliances impérialistes. Et la réalité aujourd’hui montre que si la lutte chacun pour soi domine au niveau impérialiste ce n'est pas le cas au niveau économique. Mais si la bourgeoisie est capable de faire une telle distinction, c'est uniquement parce les deux phénomènes sont distincts, même si pas complètement séparés : en réalité “l'Euroland” illustre parfaitement que les intérêts stratégiques impérialistes et le commerce mondial des Etats-nations ne sont pas identiques. L’économie des Pays-Bas par exemple, est fortement dépendante du marché mondial en général et de l’économie allemande en particulier. C’est la raison pour laquelle ce pays a été l’un des plus chauds partisans au sein de l’Europe de la politique allemande envers une monnaie commune. Au niveau impérialiste au contraire, la bourgeoisie néerlandaise, précisément à cause de sa proximité géographique de l’Allemagne, s’oppose aux intérêts de son puissant voisin chaque fois qu’elle le peut, et elle constitue un des alliés les plus loyaux des Etats-Unis sur le continent. Si “l’Euro” était d’abord et avant tout une pierre angulaire d’un futur bloc allemand, La Haye serait la première à s’y opposer. Mais en réalité, la Hollande, la France et d’autres pays qui craignent la résurgence impérialiste de l’Allemagne, soutiennent la monnaie unique précisément parce qu’elle ne menace pas leur sécurité nationale, c'est-à-dire leur souveraineté militaire.
A l’opposé d’une coordination économique, basée sur un contrat entre Etats bourgeois souverains (sous la pression de contraintes économiques données et des rapports de forces, évidemment) un bloc impérialiste est un corset de fer imposé sur un groupe d’Etats par la suprématie militaire d’un pays leader et tenus ensemble par une volonté commune de détruire l’alliance militaire opposée. Les blocs de la Guerre froide n’ont pas surgi à travers des accords négociés : ils ont été le résultat de la 2e guerre mondiale. Le bloc de l’Ouest est né parce que l’Europe occidentale et le Japon étaient occupés par les Etats-Unis alors que l’Europe de l’Est avait été envahie par l’URSS.
Le bloc de l’Est ne s’est pas effondré à cause d’une modification de ses intérêts économiques et de ses alliances commerciales, mais parce que le leader, qui tenait le bloc ensemble par la force et le sang, n’a plus été en mesure d’assumer cette tâche. Et le bloc de l’Ouest – qui était plus fort et qui ne s’est pas effondré – est mort simplement parce que l’ennemi commun avait disparu. Comme l’a écrit un jour Winston Churchill, les alliances militaires ne sont pas le produit de l’amour mais de la peur : la peur de l’ennemi commun.
L’Europe et l’Amérique du Nord sont les deux centres principaux du capitalisme mondial. Les Etats-Unis, en tant que puissance dominante de l’Amérique du Nord, étaient destinés par leur dimension continentale, par leur situation à une distance de sécurité des ennemis potentiels en Europe et en Asie et par leur force économique, à devenir la puissance leader dans le monde.
Au contraire, la position économique et stratégique de l’Europe l’a condamnée à devenir et à rester le principal foyer de tensions impérialistes dans le capitalisme décadent. Champ de bataille principal dans les deux guerres mondiales et continent divisé par le “rideau de fer” pendant la Guerre froide, l’Europe n’a jamais constitué une unité et sous le capitalisme elle ne la constituera pas.
A cause de son rôle historique comme berceau du capitalisme et de sa situation géographique comme demi-péninsule de l’Asie s’étendant jusqu’au nord de l’Afrique, l’Europe au 20e siècle est devenue la clé de la lutte impérialiste pour la domination mondiale. En même temps, entre autres à cause de sa situation géographique, l’Europe est particulièrement difficile à dominer sur le plan militaire. La Grande-Bretagne, même au temps où elle “régnait sur les mers”, a dû se débrouiller pour surveiller l’Europe à travers un système compliqué de “rapports de forces”. Quant à l’Allemagne sous Hitler, même en 1941, sa domination du continent était plus apparente que réelle, dans la mesure où la Grande-Bretagne, la Russie et l’Afrique du Nord étaient entre des mains ennemies. Même les Etats-Unis, au plus fort de la Guerre froide, n’ont jamais réussi à dominer plus de la moitié du continent. Ironiquement, depuis leur “victoire” sur l’URSS, la position des Etats-Unis en Europe s’est considérablement affaiblie, avec la disparition de “l’Empire du Mal”. Bien que la superpuissance mondiale maintienne une présence militaire considérable sur le vieux continent, l’Europe n’est pas une zone sous-développée qui peut être contrôlée par une poignée de baraquements de GIs : des pays industriels du G7 sont européens.
En fait, tandis que les Etats-Unis peuvent, pratiquement à leur gré, manoeuvrer militairement dans le Golfe persique, le temps et l’effort imposés à Washington pour imposer sa politique dans l'ex-Yougoslavie, révèlent la difficulté actuelle pour la seule superpuissance restante de maintenir une présence décisive à 5000 kilomètres de son territoire.
Non seulement les conflits dans les Balkans ou le Caucase sont directement reliés à la lutte pour le contrôle de l’Europe, mais également ceux en Afrique et au Moyen-Orient. Le nord de l’Afrique constitue le rivage sud du bassin méditerranéen, sa côte nord-est (particulièrement “la Corne”) domine l’approche au canal de Suez, le sud de l’Afrique, les routes maritimes du sud entre l’Europe et l’Asie. Si Hitler, malgré l’étirement de ses ressources militaires en Europe, envoya Rommel en Afrique, c’est surtout parce qu’il savait qu’autrement l’Europe ne pouvait être contrôlée.
Ce qui est vrai pour l’Afrique l’est d’autant plus pour le Moyen-Orient, le point névralgique où l’Europe, l’Asie et l’Afrique se rencontrent. La domination du Moyen-Orient est l’un des principaux moyens par lequel les Etats-Unis peuvent rester une puissance décisive “européenne” et globale (d’où l’importance vitale de la “Pax Americana” entre Israël et les Palestiniens pour Washington).
L’Europe est aussi la raison principale pour laquelle Washington, depuis plus de 8 ans, a fait de l’Irak son point d’achoppement des crises internationales : en tant que moyen de diviser les puissances européennes. Tandis que la France et la Russie sont les alliés de l’Irak, la Grande-Bretagne est l’ennemi “naturel” du régime actuel à Bagdad, alors que l’Allemagne est plus proche des rivaux régionaux de l’Irak comme la Turquie et l’Iran.
Mais si l’Europe est le centre des tensions impérialistes aujourd’hui, c’est surtout parce que les principales puissances européennes ont des intérêts militaires divergents. On ne doit pas oublier que les deux guerres mondiales ont commencé d’abord comme des guerres entre les puissances européennes –tout comme les guerres des Balkans dans les années 1990. (...)
[1] [372] Voir “Europe de l'Est, les armes de la bourgeoisie contre le prolétariat”, Revue Internationale n°34, 3e trimestre 1983.
[2] [373] Voir “La décomposition du capitalisme”, Revue Internationale n°57, 2e trimestre 1989.
[3] [374] Voir “La décomposition, phase ultime de la décadence du capitalisme”, Revue Internationale n° 62, 3e trimestre 1990.
[4] [375] Voir “Irak, un revers des Etats-Unis qui renforce les tensions guerrières”, Revue Internationale n° 93, 2e trimestre 1998.
[5] [376] Revue Internationale n°90, page 7.
[6] [377] “Rapport sur la situation internationale”, Revue Internationale n°67, 4e trimestre 1991.
(texte d'orientation)
1) Sur les 15 pays que compte l'Union européenne, 13 ont aujourd'hui des gouvernements dirigés par des partis social-démocrates où à participation sociale-démocrate (seules l'Espagne et l'Irlande font exception). Cette réalité a évidemment fait l'objet d'analyses et de commentaires de la part des journalistes bourgeois ainsi que de la part des groupes révolutionnaires. C'est ainsi que pour un “spécialiste” de politique internationale comme Alexandre Adler : “les gauches européennes ont au moins un objectif unique : la préservation de l'Etat providence, la défense d'une sécurité commune des Européens” (Courrier International, n°417) De même, Le Prolétaire de l'automne 1998 consacre un article à cette question qui affirme avec raison que la prédominance actuelle de la social-démocratie à la tête de la plupart des pays d'Europe correspond bien à une politique délibérée et coordonnée à l'échelle internationale de la bourgeoisie contre la classe ouvrière. Cependant, tant dans les commentaires bourgeois que dans l'article du Prolétaire on ne comprend pas la spécificité de cette politique par rapport à celles qu'a menées la classe dominante dans les périodes passées depuis la fin des années 1960. Il nous appartient donc de comprendre les causes du phénomène politique auquel nous assistons à l'heure actuelle à l'échelle européenne et même à l'échelle mondiale (avec la présence des démocrates à la tête de l'exécutif des Etats-Unis). Cela dit, avant même que de rechercher ces causes, il importe de répondre à une question : Peut-on considérer que le fait, indiscutable, de la présence presque hégémonique des partis social-démocrates à la tête des pays d'Europe occidentale résulte d'un phénomène d'ensemble avec des causes communes pour tous les pays ou bien peut on estimer qu'il s'agit d'une convergence circonstancielle d'une série de situations particulières et spécifiques à chaque pays ?
2) Le marxisme se distingue de la démarche empirique en ce sens qu'il ne tire pas ses conclusions à partir seulement des faits observés à un moment donné mais qu'il interprète et intègre ces faits dans une vision historique et globale de la réalité sociale. Cela dit, en tant que méthode vivante, le marxisme se préoccupe d'examiner en permanence cette réalité n'hésitant jamais à remettre en cause les analyses qu'il avait élaborées auparavant :
En aucune façon, la méthode marxiste ne doit être considérée comme un dogme intangible face auquel la réalité n'aurait d'autre alternative que de se plier. Un telle conception du marxisme est celle des bordiguistes (ou de feu le FOR qui niait la réalité de la crise parce qu'elle ne correspondait pas à ses schémas). Elle n'est pas celle que le CCI a héritée de Bilan et de l'ensemble de la Gauche communiste. Si la méthode marxiste se garde bien de s'en tenir aux faits immédiats et refuse de se soumettre aux “évidences” célébrées par les idéologues de la bourgeoisie, elle a cependant pour obligation de tenir compte en permanence de ces faits. Face au phénomène de la présence massive de la gauche à la tête des pays européens, on peut évidemment s'employer à trouver pour chaque pays des raisons spécifiques qui militent en faveur d'une telle disposition des forces politiques. Par exemple, nous avons attribué à l'extrême faiblesse politique et aux divisions de la droite en France le retour de la gauche au gouvernement en 1997. De même nous avons vu que des considérations de politique étrangère avaient joué un rôle important dans la constitution du gouvernement de gauche en Italie (contre le “pôle” de Berlusconi favorable à l'alliance avec les Etats-Unis) ou en Grande-Bretagne (où les conservateurs étaient profondément divisés par rapport à l'Union européenne et aux Etats-Unis). Cependant, vouloir faire découler la situation politique actuelle en Europe de la simple somme des situations particulières des pays qui la composent serait un exercice tout à fait vain et contraire à l'esprit du marxisme. En fait, dans la méthode marxiste, la quantité devient, dans certaines circonstances, une qualité nouvelle. Lorsque l'on constate que jamais depuis qu'ils ont rejoint le camp bourgeois autant de partis socialistes n'ont été simultanément au gouvernement (même si tous l'avaient été à un moment ou à un autre), lorsqu'on voit aussi que dans des pays aussi importants que la Grande-Bretagne et l'Allemagne (où la bourgeoisie habituellement maîtrise remarquablement son jeu politique) la gauche a été installée au gouvernement de façon délibérée par la bourgeoisie, il est nécessaire de considérer qu'il s'agit là d'une “qualité” nouvelle qui ne peut se résumer dans la simple superposition de “cas particuliers[1] [379]”.
D'ailleurs, ce n'est pas autrement que nous avions raisonné lorsque nous avons mis en évidence le phénomène de “gauche dans l'opposition”, à la fin des années 1970. C'est ainsi que le texte adopté par le 3e congrès du CCI, et qui donnait le cadre de notre analyse sur la gauche dans l'opposition, commençait par prendre en compte le fait que dans la plus grande partie des pays d'Europe, la gauche avait été écartée du pouvoir :
“Il suffit de jeter un bref coup d'œil pour constater que… l'arrivée de la gauche au pouvoir ne s'est pas vérifiée ; mieux encore, la gauche a été cette dernière année systématiquement écartée du pouvoir dans la majeure partie des pays de l'Europe. Il suffit de citer le Portugal, l'Italie, l'Espagne, les pays scandinaves, la France, la Belgique, l'Angleterre ainsi qu'Israël pour le constater. Il ne reste pratiquement que deux pays en Europe où la gauche reste au pouvoir : l'Allemagne et l'Autriche.” (“Dans l'opposition comme au gouvernement, la ‘gauche’ contre la classe ouvrière”, Revue internationale n°18)
3) Dans l'analyse des causes qui motivent la venue de la gauche au gouvernement dans tel ou tel pays européen, il faudra continuer à prendre en compte des facteurs spécifiques (par exemple, dans le cas de la France, l'extrême faiblesse de “la droite la plus bête du monde”). Cependant, il est fondamental que les révolutionnaires soient en mesure de donner au phénomène d'ensemble une réponse d'ensemble et la plus complète possible. C'est ce que le CCI avait fait en 1979, lors de son 3e congrès, à propos de la gauche dans l'opposition et la meilleure façon de reprendre ce travail est de rappeler avec quelle méthode nous avions analysé ce phénomène à l'époque :
“Suite à l'apparition de la crise et aux premières manifestations de la lutte ouvrière, la gauche au gouvernement était la réponse la plus adéquate du capitalisme durant les premières années (...), tout comme la gauche posant sa candidature au gouvernement remplissait efficacement sa fonction d'encadrement du prolétariat, le démobilisant et le paralysant par ses mystifications du ‘changement’ et de l'électoralisme.
La gauche devait rester et est restée dans cette position tant que cette position lui permettait de remplir sa fonction. Il ne s'agit donc pas d'une erreur que nous aurions commise dans le passé mais de quelque chose de différent et de plus substantiel, d'un changement qui est intervenu dans l'alignement des forces de la bourgeoisie. Ce serait une grave erreur de ne pas reconnaître à temps ce changement et de continuer à répéter dans le vide sur ‘le danger de la gauche au pouvoir’. Avant de poursuivre l'examen du pourquoi de ce changement et de sa signification, il faut insister tout particulièrement sur le fait qu'il ne s'agit pas là d'un phénomène circonstanciel et limité à tel ou tel pays, mais d'un phénomène général, valable à court terme et peut être à moyen terme pour l'ensemble des pays du monde occidental. (...)
Après avoir efficacement réalisé sa tâche d'immobilisation de la classe ouvrière durant ces dernières années, la gauche au pouvoir ou en marche vers le pouvoir ne peut plus assumer cette fonction qu'en se plaçant aujourd'hui dans l'opposition. Les raisons de ce changement sont multiples ; elles relèvent notamment de conditions particulières spécifiques aux divers pays, mais ce sont là des raisons secondaires ; les principales raisons résident dans l'usure subie par la gauche et le lent dégagement des mystifications de la gauche de la part des masses ouvrières. La récente reprise des luttes ouvrières et leur radicalisation en sont le témoignage évident.
Rappelons les trois critères dégagés lors des analyses et discussions antérieures pour la gauche au pouvoir :
La gauche réunissait le mieux et le plus efficacement ces trois conditions, et les Etats-Unis, leader du bloc, appuyaient plus volontiers son arrivée au pouvoir, avec des réserves toutefois pour ce qui concerne les PC. (...) Mais si les Etats-Unis restaient quand même méfiants pour ce qui concerne les PC, leur soutien au maintien ou à l'arrivée des socialistes au pouvoir, partout où cela était possible, était total. (...)
Revenons aux critères pour la gauche au pouvoir. En les examinant de plus près, nous voyons que même si la gauche les représente le mieux, ils ne sont pas tous le patrimoine exclusif de la gauche. Les deux premiers, les mesures de capitalisme d'Etat et l'intégration dans le bloc peuvent parfaitement être accomplis, si la situation l'exige, par d'autres forces politiques de la bourgeoisie, comme les partis du centre ou même carrément de la droite[2] [380] (...) Par contre, le troisième critère, l'encadrement de la classe ouvrière, est l'apanage propre et exclusif de la gauche. C'est sa fonction spécifique, sa raison d'être.
Cette fonction, la gauche ne l'accomplit pas uniquement, et même pas généralement au pouvoir. (...) En règle générale, la participation de la gauche au pouvoir n'est absolument nécessaire que dans deux situations précises :
En dehors de ces deux situations extrêmes, dans lesquelles la gauche ne peut pas ne pas s'exposer ouvertement comme défenseur inconditionnel du régime bourgeois en affrontant ouvertement et violemment la classe ouvrière, la gauche doit toujours veiller à ne pas trop dévoiler sa véritable identité et sa fonction capitaliste et à maintenir la mystification que sa politique vise la défense des intérêts de la classe ouvrière. (…) Ainsi, même si la gauche comme tout autre parti bourgeois aspire ‘légitimement’ à accéder au pouvoir étatique, on doit cependant noter une différence qui distingue ces partis des autres partis de la bourgeoisie pour ce qui concerne leur présence au pouvoir. C'est que ces partis de la gauche prétendent être des partis ‘ouvriers’ et comme tels ils sont obligés de se présenter devant les ouvriers avec un masque, une phraséologie ‘anticapitaliste’ de loups vêtus de peau de mouton. Leur séjour au pouvoir les met dans une situation ambivalente plus difficile que pour tout autre parti franchement bourgeois. Un parti ouvertement bourgeois exécute au pouvoir ce qu'il disait être, la défense du capital, et ne se trouve nullement discrédité en faisant une politique anti-ouvrière. Il est exactement le même dans l'opposition que dans le gouvernement. C'est tout le contraire en ce qui concerne les partis dits ‘ouvriers’. Ils doivent avoir une phraséologie ouvrière et une pratique capitaliste, un langage dans l'opposition et une pratique absolument opposée dans le gouvernement. (…) Après une première explosion de mécontentement et de convulsions sociales qui avait surpris la bourgeoisie, et n'a été neutralisée que par la ‘gauche au pouvoir’, la continuation de la crise qui s'aggrave, les illusions de la gauche au pouvoir qui se dissipent, la reprise de la lutte qui s'annonce, il devenait urgent que la gauche retrouve sa place dans l'opposition et radicalise sa phraséologie pour pouvoir contrôler cette reprise des luttes qui se fait jour. Evidemment, cela ne peut être un absolu définitif, mais c'est actuellement et pour le proche avenir un fait général[3] [381].” (Ibid.)
4) Le texte de 1979, comme on le voit, rappelait la nécessité d'examiner le phénomène du déploiement des forces politiques à la tête des Etats bourgeois sous trois angles différents :
Il affirmait également que ce dernier aspect est, en dernière instance, le plus important dans la période historique ouverte avec la reprise prolétarienne à la fin des années 1960.
Dans la compréhension de la situation présente c'est un facteur que le CCI a déjà pris en compte dès janvier 1990 lors de l'effondrement du bloc de l'Est et le recul de la conscience qu'il avait provoqué dans la classe ouvrière : “C'est pour cette raison, en particulier, qu'il convient de mettre à jour l'analyse développée par le CCI sur la ‘gauche dans l'opposition’. Cette carte était nécessaire à la bourgeoisie depuis la fin des années 1970 et tout au long des années 1980 du fait de la dynamique générale de la classe vers des combats de plus en plus déterminés et conscients, de son rejet croissant des mystifications démocratiques, électorales et syndicales. (…) En revanche, le recul actuel de la classe n'impose plus à la bourgeoisie, pour un certain temps, l'utilisation prioritaire de cette stratégie.” (Revue internationale n°61)
Cependant, ce qui a l'époque était appréhendé comme une possibilité s'impose aujourd'hui comme règle quasi générale (plus générale encore que celle de la gauche dans l'opposition au cours des années 1980). Après avoir vu la possibilité du phénomène il importe donc de comprendre les causes de son apparition en prenant en compte les trois facteurs énoncés plus haut.
5) La recherche des causes du phénomène d'hégémonie de la gauche à la tête des pays européens doit se baser sur la prise en compte des caractéristiques spécifiques de la période actuelle. Ce travail appartient aux trois rapports sur la situation internationale présentés au congrès et il n'y a pas lieu d'y revenir ici de façon détaillée. Il est toutefois important de comparer la situation actuelle avec celle des années 1970 lorsque la bourgeoisie avait joué la carte de la gauche au gouvernement ou en marche vers le gouvernement.
Sur le plan économique, les années 1970 sont les premières années de la crise ouverte du capitalisme. En fait, c'est surtout à partir de la récession de 1974 que la bourgeoisie prend conscience de la gravité de la situation. Cependant, malgré la violence des convulsions de cette période, la classe dominante s'accroche à l'illusion qu'elles pourront être surmontées. Attribuant ses difficultés à la hausse des prix du pétrole faisant suite à la guerre du Kippour de 1973, elle espère surmonter celles-ci avec une stabilisation des prix pétroliers et la mise en place d'autres sources d'énergie. De même elle mise sur une relance basée sur les crédits très importants (puisés sur les “pétrodollars”) qui sont octroyés aux pays du tiers-monde. Enfin, elle s'imagine que de nouvelles mesures de capitalisme d'Etat de type néo-keynésien permettront de stabiliser les mécanismes de l'économie dans chaque pays.
Sur le plan des conflits impérialistes, on assiste à leur aggravation du fait principalement du développement de la crise économique même si cette aggravation est encore bien en deçà de celle du début des années 1980. La nécessité d'une plus grande discipline au sein de chacun des deux blocs constitue une donnée importante des politiques bourgeoises (c'est ainsi que dans un pays comme la France, la venue de Giscard d'Estaing en 1974 met fin aux velléités “d'indépendance” qui caractérisaient la période gaulliste).
Sur le plan de la lutte de classe, cette période est caractérisée par la très forte combativité qui s'est développée dans tous les pays du monde dans le sillage de mai 1968 en France et du “mai rampant” italien de 1969 ; une combativité qui avait surpris la bourgeoisie dans un premier temps.
Sur ces trois aspects, la situation actuelle se distingue très notablement de celle des années 1970.
Sur le plan économique, il y a belle lurette que la bourgeoisie a perdu ses illusions d'alors sur une “sortie” de la crise. Malgré les campagnes de la période passée sur les bienfaits de la “mondialisation”, elle n'escompte plus revenir au temps béni des “trente glorieuses” même si elle espère encore limiter les dégâts. Mais même cette dernière espérance est sévèrement battue en brèche depuis l'été 1997 avec l'effondrement des “dragons” et des “tigres”, suivi par celui de la Russie et du Brésil en 1998.
Sur le plan des conflits impérialistes, la situation s'est modifiée radicalement : il n'existe plus aujourd'hui de blocs impérialistes. Cependant, les affrontements guerriers n'ont pas cessé pour autant. Ils se sont même aggravés, multipliés et rapprochés des pays centraux, notamment des métropoles d'Europe occidentale. Ils sont également marqués par une tendance à une participation de plus en plus directe des grandes puissances, particulièrement de la première d'entre elles, alors que les années 1970 connaissaient un certain désengagement de celles-ci, particulièrement des Etats-Unis qui quittaient le Vietnam.
Sur le plan des luttes ouvrières, la période actuelle est encore marquée par le recul de la combativité et de la conscience provoqué par les événements de la fin des années 1980 (effondrement du bloc de l'Est et des régimes “socialistes”), début des années 1990 (guerre du Golfe, guerre en Yougoslavie, etc.) même si des tendances à une reprise de la combativité se font sentir et si on constate une fermentation politique en profondeur qui reste encore très minoritaire.
Enfin, il est important de souligner le facteur nouveau affectant la vie de la société aujourd'hui et qui n'existait pas au cours des années 1970 : l'entrée dans la phase de décomposition de la période de décadence du capitalisme.
6) Ce dernier facteur est à prendre en compte pour comprendre le phénomène présent de venue de la gauche au gouvernement. La décomposition affecte toute la société et au premier chef la classe dominante de celle-ci : la bourgeoisie. Ce phénomène est particulièrement spectaculaire dans les pays de la périphérie et constitue un facteur d'instabilité croissante venant souvent alimenter les affrontements impérialistes. Nous avons mis en évidence que dans les pays les plus développés, la classe dominante était beaucoup plus en mesure de contrôler les effets de la décomposition mais en même temps on peut constater qu'elle ne peut pas s'en prévenir totalement. Un des exemples les plus spectaculaires est certainement la pantalonnade du “Monicagate” au sein de la première bourgeoisie mondiale qui, si elle peut viser à une réorientation de la politique impérialiste de celle-ci, provoque en même temps une atteinte sensible de son autorité.
Au sein de l'éventail des partis bourgeois, tous les secteurs ne sont pas affectés de la même façon par le phénomène de la décomposition. Tous les partis bourgeois ont évidemment pour vocation la préservation des intérêts globaux à court terme et à long terme du capital national. Cependant, dans cet éventail, les partis qui ont la plus claire conscience de leurs responsabilités sont en général les partis de gauche par le fait qu'ils sont moins liés aux intérêts à court terme de tel ou tel secteur capitaliste et aussi par le fait que la bourgeoisie leur a déjà attribué un rôle de tout premier plan dans les moments décisifs de la vie de la société (guerres mondiales et surtout périodes révolutionnaires). Evidemment, les partis de gauche sont également affectés par les effets de la décomposition, la corruption, les scandales, les tendances à l'éclatement, etc. Cependant, l'exemple de pays comme l'Italie ou la France mettent en évidence qu'ils sont, de par leurs caractéristiques, plus épargnés que la droite par ces effets. En ce sens, un des éléments permettant d'expliquer la venue de partis de gauche au gouvernement dans beaucoup de pays consiste dans la plus grande résistance de ces partis à la décomposition, et notamment leur plus grande cohésion (ce qui est valable également pour un pays comme la Grande-Bretagne où les tories étaient beaucoup plus divisés que les travaillistes)[4] [382].
Un autre facteur permettant d'expliquer le “succès” actuel de la gauche en lien avec la décomposition est la nécessité de redonner du tonus à la mystification démocratique et électorale. L'effondrement des régimes staliniens a constitué un facteur très important de relance de ces mystifications, et particulièrement auprès des ouvriers qui, tant qu'existait un système présenté comme différent du capitalisme, pouvaient nourrir un espoir dans une alternative au capitalisme (même s'ils se faisaient déjà peu d'illusions sur la réalité des pays “socialistes”). Cependant, la guerre du Golfe en 1991 a porté un coup aux illusions démocratiques. Plus encore, le désenchantement général envers les valeurs traditionnelles de la société qui caractérise la décomposition, et qui s'exprime principalement par l'atomisation et le “chacun pour soi”, ne pouvait pas ne pas avoir d'effet sur l'impact idéologique des institutions classiques des Etats capitalistes, et particulièrement sur la base de celles-ci, les mécanismes démocratiques et électoraux. Et justement, la victoire électorale de la gauche dans des pays où, conformément aux nécessités de la bourgeoisie, la droite avait gouverné pendant une très longue période (notamment dans deux pays aussi importants que l'Allemagne et la Grande-Bretagne) a pu constituer un facteur important de réanimation des mystifications électoralistes.
7) L'aspect conflits impérialistes (qu'il faut d'ailleurs mettre en lien avec la question de la décomposition : effondrement du bloc de l'Est, “chacun pour soi” dans l'arène internationale) constitue un facteur important de la venue de la gauche au gouvernement dans beaucoup de pays. Nous avons déjà vu que la nécessaire réorientation de la diplomatie de l'Italie au détriment de l'alliance américaine avait constitué un facteur de premier plan de la désagrégation et de la disparition de la Démocratie chrétienne dans ce pays de même que de l'écartement du “pôle” de Berlusconi (plus favorable aux Etats-Unis). Nous avons vu également que la plus grande homogénéité du Labour en Grande-Bretagne en faveur d'une politique plus ouverte envers l'Union européenne était une des clés du choix de Blair par la bourgeoisie britannique. Enfin, la venue au gouvernement en Allemagne des secteurs politiques les plus éloignés de l'hitlérisme et qui s'étaient même confectionné un costume de “pacifisme” (social-démocratie et surtout “verts”) constitue un meilleur paravent à l'affirmation des visées impérialistes de ce pays, principal rival des Etats-Unis à long terme. Cependant, il existe un autre élément à prendre en considération et qui s'applique aussi aux pays (comme la France) où il n'y a pas de différence entre la droite et le gauche en politique internationale. Il s'agit de la nécessité pour chaque bourgeoisie des pays centraux d'une participation croissante aux conflits militaires qui ravagent le monde et de la nature même de ces conflits. En effet, ces derniers se présentent souvent comme d'horribles massacres de populations civiles face auxquels la “communauté internationale” se doit de faire valoir “le droit” et mettre en place des missions “humanitaires”. Depuis 1990, la presque totalité des interventions militaires des grandes puissances (et particulièrement celle en Yougoslavie) s'est habillée de ce costume et non de celui de la défense des “intérêts nationaux”. Et pour conduire les guerres “humanitaires” il est clair que la gauche et mieux placée que la droite (même si cette dernière peut aussi faire l'affaire), elle dont un des fonds de commerce est justement la “défense des droits de l'homme[5] [383]”.
8) Sur le plan de la gestion de la crise économique il existe également des éléments qui vont en faveur d'une venue de la gauche au gouvernement dans la plupart des pays. C'est notamment l'échec aujourd'hui patent des politiques ultra libérales dont Reagan et Thatcher étaient les représentants les plus notables. Evidemment, la bourgeoisie ne peut faire autre chose que de poursuivre ses attaques économiques contre la classe ouvrière. De même, elle ne reviendra pas sur les privatisations qui lui ont permis :
Cela dit, la faillite des politiques ultra-libérales (qui s'est exprimée notamment avec la crise asiatique) apporte de l'eau aux tenants d'une politique de plus grande intervention de l’Etat. Cela est valable au niveau des discours idéologiques : il faut que la bourgeoisie fasse semblant de corriger ce qu'elle peut présenter comme ses erreurs, l'aggravation de la crise, afin d'éviter que celle-ci ne favorise la prise de conscience du prolétariat. Mais c'est également valable au niveau des politiques réelles : la bourgeoisie prend conscience des “excès” de la politique “ultra-libérale”. Dans la mesure où la droite était fortement marquée par cette politique de “moins d'Etat”, la gauche est pour le moment la plus indiquée pour mettre en œuvre un tel changement (même si l'on sait que la droite peut également prendre ce type de mesures comme elle l'avait fait dans les années 1970 avec Giscard d'Estaing en France et même si aujourd'hui c'est une homme de droite, Aznar, qui en Espagne se réclame de la politique menée par le travailliste Blair). La gauche ne peut pas rétablir le “welfare state” mais elle fait semblant de ne pas trahir complètement son programme en rétablissant une plus grande intervention de l’Etat dans l'économie.
En outre, l'échec de la “mondialisation débridée” qui s'est notamment concrétisé par la crise asiatique constitue un facteur supplémentaire venant apporter de l'eau au moulin de la gauche. Lorsque la crise ouverte s'est développée, à partir des années 1970, la bourgeoisie a compris qu'il ne fallait pas qu'elle recommence les erreurs qui avaient contribué à aggraver celle des années 1930. En particulier, malgré toutes les tendances qui se faisaient jour en ce sens, il fallait combattre la tentation d'un repliement sur soi, du protectionnisme et de l'autarcie qui risquaient de porter un coup fatal au commerce international. C'est pour cela que la Communauté économique européenne à pu poursuivre son chemin jusqu'à aboutir à l'Union européenne et à la mise en place de l'Euro. C'est pour cela également que s'est mise en place l'Organisation mondiale du commerce visant à limiter les droits de douane et à favoriser les échanges internationaux. Cependant, cette politique d'ouverture des marchés a constitué un facteur important d'explosion de la spéculation financière (qui constitue le “sport” favori des capitalistes en période de crise quand ils se détournent de l'investissement productif aux faibles perspectives de rentabilisation) dont l'effondrement des pays asiatiques a mis en évidence les dangers. Même si la gauche ne remettra pas en cause fondamentalement la politique de la droite dans ce domaine, elle est plus favorable à une plus grande régulation des flux financiers internationaux (régulation dont une des formules est la “taxe Tobin”) permettant de limiter les excès de la “mondialisation”. Ce faisant, sa politique vise à créer une sorte de “cordon sanitaire” autour des pays les plus développés permettant de limiter l'impact des convulsions qui affectent les pays de la périphérie.
9) La nécessité de faire face au développement de la lutte de classe constitue un facteur essentiel de la venue de la gauche au gouvernement dans la période actuelle. Mais avant que d'en déterminer les raisons il faut relever les différences entre la situation actuelle et celle des années dans ce domaine. Dans les années 1970, la venue de la gauche au gouvernement avait comme argument auprès des masses ouvrières :
De façon crue, on peut dire que “l'alternative de gauche” avait pour fonction de canaliser le mécontentement et la combativité des ouvriers dans les urnes électorales.
Aujourd'hui, les différents partis de gauche qui ont accédé au gouvernement en gagnant les élections étaient bien loin de tenir le langage “ouvrier” qu'ils tenaient au début des années 1970. Les exemples les plus frappants sont bien ceux de Blair qui se fait l'apôtre d'une troisième voie et de Schröder tenant d'un “nouveau centre”. En fait, il ne s'agissait pas de canaliser un combativité qui est encore très faible vers les urnes mais de se donner les moyens qu'une fois au gouvernement la gauche n'ait pas un langage trop différent de celui qu'elle avait durant la campagne électorale, et ceci afin d'éviter un discrédit rapide comme cela avait été le cas dans les années 1970 (par exemple, les travaillistes anglais venus au gouvernement début 1974 dans la foulée de la grève des mineurs avaient dû en sortir dès 1979 face à une combativité qui allait atteindre des niveaux exceptionnels au cours de cette même année). Le fait que la gauche d'aujourd'hui ait un visage beaucoup plus “bourgeois” que dans les années 1970 découle bien de la faiblesse actuelle de la combativité ouvrière. Cela permet à la gauche de venir remplacer la droite au gouvernement sans trop d'à coups. Cependant, la généralisation des gouvernements de gauche dans les pays les plus avancés n'est pas seulement un phénomène “par défaut” lié à la faiblesse de la classe ouvrière. Elle joue également un rôle “positif” pour la bourgeoisie face à son ennemi mortel. Et cela, aussi bien à moyen terme qu'à court terme.
A moyen terme l'alternance n'a pas seulement permis de recrédibiliser le processus électoral, elle permet aux partis de droite de se refaire des forces dans l'opposition[7] [385] afin de pouvoir mieux jouer leur rôle lorsque réapparaîtra une situation rendant nécessaire la gauche dans l'opposition avec une droite “dure” au pouvoir[8] [386].
Dans l'immédiat, le langage “modéré” de la gauche pour faire passer ses attaques permet de s'éviter les explosions de combativité favorisées par les provocations du langage dur de la droite modèle Thatcher. Et c'est bien là un des objectifs importants de la bourgeoisie. Dans la mesure où, comme nous l'avons mis en évidence, une des conditions essentielles permettant à la classe ouvrière de regagner le terrain qu'elle a perdu avec l'effondrement du bloc de l'Est et de reprendre son processus de prise de conscience est constitué par le développement de ses luttes, la bourgeoisie essaie aujourd'hui de gagner le plus de temps possible, même si elle sait qu'elle ne pourra pas toujours jouer cette carte.
10) Ainsi il apparaît que parmi les différents facteurs motivant à l'heure actuelle l'utilisation par la bourgeoisie de la carte de la gauche au gouvernement, la gestion de la crise, les conflits impérialistes et la politique face à la menace prolétarienne, c'est ce dernier facteur qui revêt la plus grande importance. Cette importance est d'autant plus grande que dans le facteur gestion de la crise, un des aspects essentiels de la politique de la gauche n'est pas tant dans les mesures concrètes qu'elle est amenée à prendre (et que la droite peut tout aussi bien adopter) que dans sa capacité à tenir un discours différent de celui de la droite qui se trouvait au gouvernement jusqu'à dernièrement. En ce sens, c'est par sa fonction idéologique que la gauche est particulièrement précieuse par rapport à la gestion de la crise, une fonction idéologique qui s'adresse à l'ensemble de la société mais tout particulièrement à la principale classe faisant face à la bourgeoisie, le prolétariat. De même, concernant la question des conflits impérialistes, la contribution essentielle que la gauche peut apporter aux politiques de guerre de la bourgeoisie, leur donner un habillage “humanitaire” le plus seyant possible, relève aussi du domaine du discours idéologique et de la mystification qui, là aussi, s'adresse à l'ensemble de la population mais principalement à la classe ouvrière qui est la seule force qui puisse faire obstacle à la guerre impérialiste.
Le rôle essentiel que joue, en fin de compte, le facteur défense contre la classe ouvrière dans la politique actuelle de gauche au gouvernement menée par la classe bourgeoise constitue une autre illustration de l'analyse développée par le CCI depuis plus de 30 ans : le rapport de forces général entre les classes, le cours historique, n'est pas en faveur de la bourgeoisie (contre-révolution, cours vers la guerre mondiale) mais en faveur du prolétariat (sortie de la contre-révolution, cours vers les affrontements de classe). Le recul subi par ce dernier avec l'effondrement des régimes staliniens et les campagnes sur la “mort du communisme” n'a pas remis en cause fondamentalement ce cours historique.
11) La présence massive des partis de gauche dans les gouvernements européens constitue un élément significatif et très important de la situation actuelle. Cette carte, les différentes bourgeoisies nationales ne la jouent pas chacune dans son coin. Déjà, au cours des années 1970, lorsque la carte de la gauche au gouvernement, ou en marche vers le gouvernement, avait été jouée par la bourgeoisie européenne, elle avait reçu le soutien du président démocrate des Etats-Unis, James Carter. Dans les années 1980, la carte de la gauche dans l'opposition et d'une droite “dure” au pouvoir avait trouvé dans Ronald Reagan (en même temps que Margaret Thatcher) son représentant le plus éminent. A cette époque, c'est au niveau de l'ensemble du bloc occidental que la bourgeoisie élaborait ses politiques. Aujourd'hui les blocs ont disparu et les tensions impérialistes n'ont cessé de s'aggraver entre les Etats-Unis et de nombreux pays européens. Cependant, face à la crise et à la lutte de classe, les principales bourgeoisies du monde ont à cœur de continuer à coordonner leurs politiques. C'est ainsi que le 21 septembre 1998 s'est tenue à New York une rencontre au sommet pour une “internationale de centre-gauche” où Tony Blair a célébré le “centre radical” et Romano Prodi “L'Olivier mondial”. Quant à Bill Clinton il s'est félicité de voir “la troisième voie s'étendre dans le monde[9] [387]”. Cependant, ces manifestations enthousiastes des principaux dirigeants de la bourgeoisie ne doivent pas cacher la gravité de la situation mondiale qui constitue la toile de fond et la raison majeure de la stratégie actuelle de la bourgeoisie.
Cette stratégie, il est probable que la bourgeoisie la maintiendra pour un moment encore. En particulier, il est indispensable que les partis de droite récupèrent les forces et la cohésion qui leur permettront de reprendre leur place au sommet de l’Etat. D'ailleurs, le fait que la venue de la gauche dans un grand nombre de pays (et particulièrement en Grande-Bretagne et en Allemagne) se soit faite “à froid”, dans un climat de faible combativité ouvrière (contrairement à ce qui s'était passé en Grande-Bretagne en 1974 par exemple), avec un programme électoral très proche de celui qui est effectivement appliqué, signifie que la bourgeoisie a l'intention de jouer cette carte pour un bon moment encore. En fait, un des éléments décisifs qui déterminera le moment du retour de la droite sera le retour sur le devant de la scène des luttes massives du prolétariat. Dans l'attente de ce moment, alors que le mécontentement ouvrier ne parvient encore à s'exprimer que de façon limitée et souvent isolée, il appartient à la “gauche de la gauche” de canaliser ce mécontentement. Comme nous l'avons déjà vu, la bourgeoisie ne peut laisser totalement dégarni le terrain social. C'est pour cela qu'on assiste à une certaine montée en force des gauchistes (notamment en France) et que, dans certains pays, les partis socialistes au gouvernement ont essayé de prendre leurs distances avec les organisations syndicales qui peuvent se permettre ainsi d'avoir un langage “un peu contestataire”. Cependant, le fait qu'en Italie tout un secteur de Rifondazione comunista ait décidé de continuer à soutenir le gouvernement et qu'en France la CGT ait décidé lors de son dernier congrès de mener une politique plus “modérée” met en évidence qu'il n'y a pas encore urgence pour la classe dominante.
[1] [388] Il faut noter qu'en Suède où, lors des dernières élections la Social-démocratie a obtenu son plus mauvais score depuis 1928, la bourgeoisie a quand même fait appel à ce parti (avec le soutien du parti stalinien) pour diriger les affaires de l’Etat.
[2] [389] C'est une idée que le CCI avait déjà développée antérieurement à plusieurs reprises : “Ainsi il apparaît que les partis de gauche ne sont pas les représentants exclusifs de la tendance générale vers le capitalisme d'Etat, qu'en période de crise, celle-ci se manifeste avec une telle force, que, quelle que soit la tendance politique au pouvoir, celle-ci ne peut faire autre chose que de prendre des mesures d'étatisation, la seule différence pouvant subsister entre droite et gauche étant celle de la méthode pour faire taire le prolétariat : carotte ou bâton.” (Révolution Internationale n° 9, mai-juin 1974) Comme on peut le voir, l'analyse que nous avons développée au 3e congrès ne tombait pas du ciel mais découlait d'un cadre que nous avions déjà élaboré cinq ans auparavant.
[3] [390] La possibilité pour un parti de gauche de mieux jouer son rôle en restant dans l'opposition plutôt qu'en allant au gouvernement n'était pas non plus une idée nouvelle dans le CCI. C'est ainsi que cinq ans auparavant nous écrivions à propos de l'Espagne : “[le PCE] est de plus en plus débordé dans les luttes actuelles et... il risque, depuis d'éventuels postes gouvernementaux, de ne pas pouvoir contrôler la classe comme c'est sa fonction ; dans ce cas, son efficacité anti-ouvrière serait bien plus grande en restant parti d'opposition.” (Révolution Internationale n°11, sept. 1974)
[4] [391] Il est important de souligner toutefois ce qui est relevé plus haut : la décomposition affecte de façon très différente la bourgeoisie suivant qu'il s'agit d'un pays avancé ou d'un pays arriéré. Dans les pays de vieille bourgeoisie, l'appareil politique de celle-ci, y compris ses secteurs de droite pourtant les plus vulnérables, est capable en règle générale de rester maître de la situation et de s'éviter les convulsions qui affectent les pays du tiers-monde ou certains pays de l'ancien empire soviétique.
[5] [392] Après que ce texte ait été rédigé, la guerre en Yougoslavie est venue apporter une illustration frappante de cette idée. Les frappes de l'OTAN se sont présentées uniquement comme “humanitaires”, avec pour objectif de protéger les populations albanaises du Kosovo contre les exactions de Milosevic. Tous les jours, le spectacle télévisé de la tragédie des réfugiés albanais est venu renforcer la thèse écoeurante de la “guerre humanitaire”. Dans cette campagne idéologique belliciste, la gauche de la gauche que représentent les “verts” s'est particulièrement illustrée puisque c'est le leader des verts allemands, Joshka Fischer qui conduisait la diplomatie de guerre allemande au nom des idéaux “pacifistes” et “humanitaires” dans lesquels il s'était illustré par le passé. De même, en France, alors que le Parti socialiste était hésitant sur la question d'une intervention terrestre, ce sont les verts qui, au nom de “l'urgence humanitaire”, appelaient à une telle intervention. La gauche d'aujourd'hui retrouvait ainsi les accents de son ancêtre des années 1930 qui réclamait “des armes pour l'Espagne” et ne voulait laisser à personne la première place dans la propagande belliciste au nom de l'anti-fascisme.
[6] [393] C'était l'époque où Mitterrand (oui Mitterrand et non pas un quelconque gauchiste !) parlait avec ferveur dans ses discours électoraux de “rupture avec le capitalisme”.
[7] [394] En règle générale, les “cures d'opposition” constituent une bonne thérapie pour les forces bourgeoises qu'une longue présence au pouvoir a usées. Cependant, ce n'est pas valable dans tous les pays. Ainsi, le retour dans l'opposition de la droite française, suite à l'échec électoral du printemps 1997, a constitué pour elle une nouvelle catastrophe. Ce secteur de l'appareil politique bourgeois n'en finit pas d'étaler ses incohérences et ses divisions, chose qu'elle n'aurait pu faire si elle avait gardé le pouvoir. Mais c'est vrai que nous avons à faire à “la droite la plus bête du monde”. A ce propos, il est difficile de considérer comme le laisse entendre Le Prolétaire dans son article que c'est délibérément pour permettre au parti socialiste de prendre la direction du gouvernement que le président Chirac a provoqué des élections anticipées en 1997. On sait que la bourgeoisie est machiavélique mais il y a des limites. Et Chirac, qui est lui-même “limité”, n'a certainement pas désiré la défaite de son parti qui lui donne actuellement un rôle de second plan.
[8] [395] Note postérieure au Congrès du CCI : Les élections européennes de juin 1999, qui ont vu dans la plupart des pays (et particulièrement en Allemagne et en Grande-Bretagne) une remontée très sensible de la droite, ont fait la preuve que la cure d'opposition commence à faire le plus grand bien à ce secteur de l'appareil politique de la bourgeoisie. Le contre-exemple remarquable est évidemment celui de la France où ces élections ont représenté pour la droite une nouvelle catastrophe, non pas tant sur le plan du nombre de ses électeurs mais sur celui de ses divisions qui atteignent des proportions grotesques.
[9] [396] Il faut noter que la carte de gauche au gouvernement jouée aujourd'hui par la bourgeoisie dans les pays les plus avancés trouve (au delà des particularités locales) un certain écho dans certains pays de la périphérie. Ainsi, la récente élection au Venezuela -avec le soutien de la “Gauche révolutionnaire” (MIR) et des staliniens- de l'ex-colonel putschiste Chavez au détriment de la droite (Copei) et d'un parti social-démocrate (Accion Democratica) particulièrement discrédité s'apparente à la formule de gauche au gouvernement. De même, on assiste actuellement au Mexique à la montée en force du parti de gauche PRD de Cardenas (fils d'un ancien président), qui a d'ores et déjà ravi la direction de la capitale au PRI (au pouvoir depuis huit décennies) et qui a bénéficié récemment du soutien discret de Bill Clinton lui-même.
Nous consacrons la troisième partie de cette histoire de la crise capitaliste à la décennie des années 1990. Cette décennie n’est pas encore terminée mais les derniers trente mois ont connu une aggravation toute particulière de la situation économique[1] [398].
Nous avons assisté tout au long de la décennie à l’effondrement de tous les modèles que le capitalisme présentait comme panacée et solution : en 1989 c’est le modèle stalinien que la bourgeoisie a vendu comme du “communisme” pour mieux faire avaler le mensonge du triomphe du “capitalisme”. Après lui se sont effondrés, l’un après l’autre, même si c’est de manière plus discrète, les “modèles” allemand, japonais, suédois, suisse et, finalement, celui des “tigres” et des “dragons” asiatiques. Cette succession d’échecs montre que le capitalisme n’a pas de solution à sa crise historique et que tant d’années de tricheries et de manipulations des lois économiques n’ont fait qu’empirer de façon considérable sa situation.
L’effondrement des pays de l’ancien bloc russe[2] [399] est un authentique cataclysme : de 1989 à 1993 les indices de production connaissent une chute régulière de 10% jusqu’à 30%. La Russie a perdu, entre 1989 et 1997, 70% de sa production industrielle ! Si à partir de 1994 les rythmes de la chute se ralentissent, le bilan continue à être lamentable : des pays comme la Bulgarie, la Roumanie ou la Russie continuent à présenter des indices négatifs tandis que seules la Pologne, la Hongrie et la République tchèque connaissent des taux de croissance positifs.
L’écroulement de ces économies qui représentent plus de 1/6e du territoire mondial est le plus grave de tout le 20e siècle en temps de “paix”. Il s’ajoute à la liste des victimes des années 1980 : la majorité des pays africains et un bon nombre de pays asiatiques, des Caraïbes, d’Amérique centrale et du sud. Les bases de la reproduction capitaliste à l’échelle mondiale souffrent d’une nouvelle amputation importante. Mais l’effondrement des pays de l’ancien bloc de l’Est n’est pas un fait isolé, c’est l’annonce d’une nouvelle convulsion de l’économie mondiale : après cinq ans de ralentissement et de tensions financières (voir l’article précédent), depuis la fin 1990 la récession s’est rapprochée des grandes métropoles industrielles :
Même si en terme de chute des indices de la production, la récession de 1991-93 paraît moins brutale que les récessions pécédentes de 1974-75 et 1980-82, toute une série d’éléments qualitatifs montrent le contraire :
Etat-unis | 6 % |
Grande-Bretagne | 10,4 % |
CEE | 10,4 % |
Brésil | 1800 % |
Bulgarie | 70 % |
Pologne | 50 % |
Hongrie | 40 % |
URSS | 34 % |
La récession de 1991-93 montre la réapparition tendancielle de la combinaison tant redoutée et qui avait fait si peur aux gouvernements bourgeois dans les années 1970 : la récession plus l’inflation, la “stagflation”. De façon générale, cela met en évidence que la “gestion de la crise”, que nous avons analysée dans le premier article de cette série, ne peut ni surmonter ni même atténuer les maux du capitalisme et ne fait pas autre chose que de les repousser, de telle façon que chaque récession est pire que la précédente et moins grave que la suivante. Dans ce sens celle de 1991-93 manifeste 3 traits qualitatifs très importants :
Depuis 1994 et avec quelques timides tentatives en 1993, l’économie des Etats-Unis, accompagnée par celle du Canada et de la Grande-Bretagne, a commencé à présenter des chiffres de croissance qui n’ont jamais dépassé 5%. Ceci a pourtant permis à la bourgeoisie de crier victoire et de proclamer aux quatre vents la “relance” économique et y compris de parler des “années de croissance ininterrompue”, etc.
Cette “relance” s’appuie sur :
Les pays européens suivent le même chemin que les Etats-Unis et à partir de 1995 participent aussi à la “croissance” même si c’est dans une mesure bien moindre (leur indice de croissance oscille entre 1% et 3%).
La caractéristique la plus marquante de cette nouvelle “reprise” est qu’il s’agit d’une reprise sans emplois, ce qui constitue une nouveauté par rapport aux reprises antérieures. Nous voyons ainsi que :
Les nouveaux emplois qui sont créés sont bien plus des sous-emplois, très mal payés et à temps partiel.
Cette reprise qui augmente le chômage est un témoignage éloquent de la gravité à laquelle est arrivée la crise historique du capitalisme comme nous l’avons signalé dans la Revue internationale n°80 : “quand l’économie capitaliste fonctionne de façon saine, l’augmentation ou le maintien des profits est le résultat de l’augmentation du nombre de travailleurs exploités, ainsi que de la capacité à en extraire une plus grande masse de plus-value. Lorsqu’elle vit dans une phase de maladie chronique, malgré le renforcement de l’exploitation et de la productivité, l’insuffisance des marchés l’empêche de maintenir ses profits, sa rentabilité sans réduire le nombre d’exploités, sans détruire du capital.”
Tout comme la récession ouverte de 1991-93, la reprise de 1994-97, de par sa fragilité et ses violentes contradictions, est une nouvelle manifestation de l’aggravation de la crise capitaliste mais à la différence des précédentes :
Nous pouvons conclure que dans l’évolution de la crise capitaliste pendant les trente dernières années chaque moment de reprise est plus faible que le précédent même s’il est plus fort que le suivant, en même temps que chaque phase de récession est pire que la précédente même si elle est moins dure que la suivante.
Pendant les années 1990, nous avons vu fleurir l’idéologie de la “mondialisation” selon laquelle la mise en oeuvre dans le monde entier des lois du marché, de la rigueur budgétaire, de la flexibilité du travail et de la circulation sans entrave des capitaux, permettrait la sortie “définitive” de la crise (ceci grâce à une nouvelle charge de sacrifices accablants sur les épaules du prolétariat). Comme tous les “modèles” qui l’ont précédée, cette nouvelle alchimie est une autre tentative des grands Etats capitalistes pour “accompagner” la crise et essayer de la ralentir. A cet égard cette politique contient trois axes essentiels :
Pendant les années 1990 les pays les plus industrialisés ont connu un accroissement important de la productivité. Dans cette augmentation nous pouvons distinguer d’un côté la réduction des coûts, de l’autre, l’augmentation de la composition organique du capital (la proportion entre le capital constant et le capital variable).
Dans la réduction des coûts sont intervenus plusieurs facteurs :
Le résultat général a été la réduction universelle des coûts du travail (une augmentationbrutale aussi bien de la plus-value absolue que de la plus-value relative).
Taux de variation annuelle des coûts unitaires du travail (Source : OCDE)
Pays | 1985-95 | 1996 | 1997 | 1998 |
Australie | 3,8 | 2,8 | 1,7 | 2,8 |
Autriche | 2,4 | -0,6 | 0,0 | -0,2 |
Canada | 3,1 | 3,8 | 2,5 | 0,8 |
France | 1,5 | 0,9 | 0,8 | 0,4 |
Allemagne | 0,0 | -0,4 | -1,5 | -1,0 |
Italie | 4,1 | 3,8 | 2,5 | 0,8 |
Japon | 0,5 | -2,9 | 1,9 | 0,5 |
Corée | 7,0 | 4,3 | 3,8 | -4,3 |
Espagne | 4,2 | 2,6 | 2,7 | 2,0 |
Suède | 4,4 | 4,0 | 0,5 | 1,7 |
Suisse | 3,5 | 1,3 | -0,4 | -0,7 |
Grande-Bretagne | 4,6 | 2,5 | 3,4 | 2,8 |
Etats-unis | 3,1 | 2,0 | 2,3 | 2,7 |
En ce qui concerne l’augmentation de la composition organique du capital, elle a continué à croître tout au long de la période de décadence car elle est indispensable pour compenser la chute du taux de profit. Dans les années 1990, l’introduction systématique de la robotique, de l’informatique et des télécommunications a provoqué une nouvelle accélération de ce phénomène.
Cet accroissement de la composition organique apporte pour tel ou tel capital individuel, ou pour une nation entière, un avantage certain sur ses compétiteurs, mais que signifie-t-il du point de vue de l’ensemble du capital mondial ? Dans la période ascendante du mode de production capitaliste, quand le système pouvait incorporer de nouvelles masses de travailleurs dans ses rapports d’exploitation, l’augmentation de la composition organique constituait un facteur accélérateur de l’expansion capitaliste. Dans le contexte actuel de la décadence et des trente années de crise chronique, l’effet de ces augmentations de la composition organique est complètement différent. Si elles sont bien indispensables pour chaque capital individuel pour lui permettre de compenser la tendance à la baisse de son taux de profit, elles ont un effet différent pour le capitalisme dans son ensemble car elles aggravent la surproduction et réduisent la base même de l’exploitation en poussant à la baisse du capital variable, en mettant à la rue des masses toujours plus grandes de prolétaires.
La propagande bourgeoise a présenté comme “le triomphe du marché” l’élimination des barrières douanières qui s’est opérée tout au long de la décennie. Nous ne pouvons pas en faire ici une analyse détaillée[4] [401] mais, une fois de plus, il est nécessaire de montrer la réalité qui se cache derrière les rideaux de fumée idéologiques :
La décennie des années 1990 a connu une nouvelle escalade dans l’endettement. La quantité se transforme en qualité, et nous pouvons dire que l’endettement s’est converti en surendettement :
C’est par conséquent ce surendettement et la spéculation exacerbée et irrationnelle qu’il provoque qui mène à cette fameuse “liberté de mouvement” des capitaux, l’utilisation de l’électronique et d’Internet dans les transactions financières, l’indexation des monnaies par rapport au dollar, le libre rapatriement des profits... L’ingénierie financière compliquée des années 1980 (voir les articles précédents) semble être un jouet comparé aux engins sophistiqués et au labyrinthe de la “mondialisation” financière des années 1990. Jusqu’au milieu des années 1980, la spéculation, qui a toujours existé sous le capitalisme, n’était qu’un phénomène temporaire, plus ou moins perturbateur. Mais depuis lors elle s’est convertie en un poison mortel mais indispensable qui accompagne de manière inséparable le processus de surendettement et qui doit être intégré au fonctionnement même du système. Le poids de la spéculation est énorme ; selon les données de la banque mondiale le prétendu “argent chaud” a atteint les 30 milliards de dollars dont 24 milliards pour les pays industrialisés.
Nous soulignons ici quelques conclusions provisoires (pour la période 1990-96, avant l’explosion de ce qu’il est convenu d’appeler “la crise asiatique”) qui, cependant, nous paraissent assez significatives.
I. Evolution de la situation économique
1. Le taux moyen de croissance de la production continue de baisser.
1960-70 | 5,6 |
1977-80 | 4,1 |
1980-90 | 3,4 |
1990-95 | 2,4 |
2. L’amputation des secteurs industriels et agricoles directement productifs devient permanente et affecte tous les secteurs, aussi bien les secteurs “traditionnels” que ceux des “technologies de pointe”.
Pays | 1975 | 1985 | 1996 |
Etats-unis | 36,2 | 32,7 | 27,8 |
Chine | 74,8 | 73,5 | 68,5 |
Inde | 64,2 | 61,1 | 59,2 |
Japon | 47,9 | 44,2 | 40,3 |
Allemagne | 52,2 | 47,6 | 40,8 |
Brésil | 52,3 | 56,8 | 51,2 |
Canada | 40,7 | 38,1 | 34,3 |
France | 40,2 | 34,4 | 28,1 |
Grande-Bretagne | 43,7 | 43,2 | 33,6 |
Italie | 48,6 | 40,7 | 33,9 |
Belgique | 39,9 | 33,6 | 32 |
Israël | 40,1 | 33,1 | 31,2 |
Corée du sud | 57,5 | 53,5 | 49,8 |
3. Pour lutter contre la chute inévitable du taux de profit, les entreprises ont recours à toute une série de mesures qui, même si elles ralentissent la chute à court terme, à moyen terme aggravent les problèmes :
Année | Union européenne | Etats-unis |
1990 | 260 | 240 |
1992 | 214 | 220 |
1994 | 234 | 325 |
1996 | 330 | 628 |
1997 | 558 | 910 |
1998 | 670 | 1500 |
Alors que le gigantesque processus de concentration du capital entre 1850 et 1910 reflétait un développement de la production qui fut positif pour l’évolution de l’économie, le processus actuel exprime le contraire. Il s’agit d’une réponse sur la défensive, destinée à compenser la forte contraction de la demande, en organisant la réduction de la capacité de production (en 1998 les pays industrialisés ont réduit de 10% leurs capacités productives) et la diminution des effectifs employés : des estimations prudentes chiffrent à 11% du total les postes de travail ce qui a été éliminé par les fusions réalisées en 1998.
4. Il y a une nouvelle réduction des bases du marché mondial : une grande partie de l’Afrique, un certain nombre de pays d’Asie et d’Amérique, participent de ce même effondrement dans une situation de décomposition du système, de ce qu’il est convenu d’appeler les “trous noirs” : un état de chaos, la réapparition de formes d’esclavage, de l’économie de troc et de pillage, etc.
5. Les pays considérés comme “modèles” plongent dans un ralentissement prolongé. C’est le cas de l’Allemagne, de la Suisse, du Japon et de la Suède où :
1992 | -0,3 |
1993 | -0,8 |
1994 | +0,5 |
1995 | +0,8 |
1996 | +0,2 |
1997 | +0,7 |
6. Le niveau d’endettement continue son escalade inéluctable et se transforme en surendettement.
Pays | 1975 | 1985 | 1996 |
Etats-unis | 48,9 | 64,2 | |
japon | 45,6 | 67 | 87,4 |
Allemagne | 24,8 | 42,5 | 60,7 |
Canada | 43,7 | 64,1 | 100,5 |
France | 20,5 | 31 | 56,2 |
Grande-Bretagne | 62,7 | 53,8 | 54,5 |
Italie | 57,6 | 82,3 | 123,7 |
Espagne | 12,7 | 43,7 | 69,6 |
Belgique | 58,6 | 122,1 | 130 |
milliards de dollars
1990 | 1480 |
1994 | 1927 |
1996 | 2177 |
7. L’appareil financier souffre des pires convulsions depuis 1929 cessant d’être le lieu sûr qu’il avait été au milieu des années 1980. Sa détérioration va de pair avec un développement gigantesque de la spéculation qui affecte toutes les activités : actions boursières, immobilier, art, agriculture, etc.
8. Des phénomènes qui ont toujours existé dans le capitalisme prennent des proportions alarmantes au cours de cette décennie :
9. En lien avec ce qui précède apparaît un phénomène dans les Etats industrialisés, jusque là réservé aux républiques bananières ou aux régimes staliniens : la falsification chaque fois plus débridée des indicateurs statistiques et les trucages comptables de tout type (la fameuse “comptabilité créative”). Ceci constitue une autre démonstration de l’aggravation de la crise car, pour la bourgeoisie, il a toujours été nécessaire de disposer de statistiques fiables (en particulier, dans les pays du capitalisme d’Etat “à l’occidentale” qui ont besoin de la sanction du marché comme verdict final du fonctionnement économique).
Dans le calcul du PIB, la Banque Mondiale, source de beaucoup de statistiques, inclut comme partie de celui-ci le concept de “services non commercialisables” où est rangée la rémunération des militaires, des fonctionnaires ou des enseignants. Un autre moyen de tricher avec les chiffres est de considérer comme “autoconsommation” non seulement les activités agricoles mais toute une série de services. L’“excédent fiscal” tant encensé de l’Etat américain est une fiction qui a été élaborée à partir du jeu pratiqué avec les excédents des fonds de la Sécurité sociale[5] [402]. Mais c’est dans les statistiques du chômage, du fait de la grande importance politique et sociale de celui-ci, que les tricheries sont les plus scandaleuses aboutissant à une sous-évaluation substantielle des chiffres réels :
1. Le chômage connaît une accélération très brutale tout au long de la décennie :
1989 | 30 |
1993 | 35 |
1996 | 38 |
Pays | 1976 | 1980 | 1985 | 1990 | 1996 |
USA | 7,4 | 7,1 | 7,1 | 6,4 | 5,4 |
Japon | 1,8 | 2 | 2,7 | 2,1 | 3,4 |
Allemagne | 3,8 | 2,9 | 6,9 | 5 | 12,4 |
France | 4,4 | 6,3 | 10,2 | 9,1 | 12,4 |
Italie | 6,6 | 7,5 | 9,7 | 10,6 | 12,1 |
G-B | 5,6 | 6,4 | 11,2 | 7,9 | 8,2 |
L’OIT reconnaît en 1996 que la population mondiale au chômage complet ou sous employée atteint le seuil du milliard de personnes.
2. Le sous-emploi qui est chronique dans les pays du tiers-monde se généralise dans les pays industrialisés :
3. Dans le tiers-monde commencent à se développer massivement des formes d’exploitation telles que le travail des enfants (environ 200 millions selon les statistiques de la Banque mondiale pour 1996) ; le travail sous un régime d’esclavage ou travail forcé ; même dans un pays développé comme la France, des diplomates ont été condamnés pour avoir traité comme esclaves du personnel de maison en provenance de Madagascar ou d’Indonésie !
4. En même temps que la généralisation des licenciements massifs (particulièrement dans les grandes entreprises) les gouvernements adoptent des politiques de “ réduction du coût des licenciements ” :
5. Les salaires connaissent pour la première fois depuis les années 1930 des baisses nominales :
6. Les prestations sociales connaissent une baisse substantielle qui devient permanente. En contrepartie les impôts, taxes et retenues pour la Sécurité sociale augmentent constamment.
7. Depuis le milieu de la décennie, le capital ouvre d’autres fronts d’attaques : l’élimination des minimum légaux dans les conditions de travail, ce qui aboutit à une série de conséquences :
8. Un autre aspect, et qui n’est pas négligeable, c’est que les travailleurs se voient poussés par les banques, les compagnies d’assurance, etc., à placer leurs petites économies (ou les aides de la famille ou des parents) dans la roulette russe de la Bourse, devenant les premières victimes de ses convulsions. Mais le pire du problème est que, avec l’élimination ou la réduction des prestations dérisoires de retraite de la sécurité sociale, les travailleurs se trouvent forcés de faire dépendre leur retraite des Fonds de pension qui investissent le gros de leurs capitaux dans la Bourse, ce qui provoque de graves incertitudes : ainsi, le principal Fond des travailleurs de l’enseignement aux Etats-Unis a perdu 11% en 1997 (Internationalism n°105).
La propagande bourgeoise a insisté jusqu’à la nausée sur la diminution des inégalités, sur un processus de “démocratisation” de la richesse et de la consommation. L’aggravation, tout au
long des 30 dernières années, de la crise historique du capitalisme a démenti systématiquement ces proclamations et confirmé l’analyse marxiste de la tendance aggravée avec l’évolution de la crise à la paupérisation toujours plus grande de la classe ouvrière et de toute la population exploitée. Le capitalisme concentre à un pôle toujours plus petit des richesses énormes et provocantes, tandis qu’à l’autre pôle se développe une misère terrible et meurtrière. Ainsi en 1998, le rapport
annuel de l’ONU a récolté des données significatives : alors qu’en 1996 les 358 individus les plus riches du monde concentraient entre leurs mains autant d’argent que 2,5 milliards de personnes les plus pauvres, en 1997, pour parvenir à la même équivalence, il suffisait de prendre les 225 plus riches.
Adalen.
[1] [404] Pour une analyser en détail de la nouvelle étape d e la crise ouverte en août 1997 avec la dite “crise asiatique”, voir la Revue internationale n°92 et les suivantes.
[2] [405] Ce n’est pas l’objet de cet article d’analyser les conséquences de la crise sur la lutte de classe, sur les tensions impérialistes et sur la vie même des pays soumis au régime stalinien. Pour cela nous renvoyons à tout ce que nous avons publié dans la Revue internationale n°60, 61, 62, 63 et 64.
[3] [406] Alors que la production des Etats-Unis représente 26,7% de la production mondiale, le dollar totalise 47,5% des dépôts bancaires, 64,1% des réserves mondiales et 47,6% des transactions (Données de la Banque Mondiale).
[4] [407] Voir dans la Revue internationale n°86 “Derrière la ‘mondialisation’ de l’économie, l’aggravation de la crise du capitalisme”.
[5] [408] Selon l’analyse réalisée par le New York Times du 9 novembre 1998.
[6] [409] Ces données et les suivantes ont été tirées du Journal Officiel des Communautés Européennes (1997).
Dans les précédents articles de la Revue internationale nous avons vu comment le prolétariat en Russie reste isolé après que le plus haut point de la vague révolutionnaire soit atteint en 1919. Alors que l'Internationale communiste (IC) essaye de réagir contre le reflux de la vague de luttes par un tournant opportuniste, s'engageant ainsi dans un processus de dégénérescence, l'Etat russe devient de plus en plus autonome par rapport au mouvement de la classe et essaye de prendre l'IC sous sa coupe.
A la même époque la bourgeoisie réalise que, après avoir terminé la guerre civile en Russie, les ouvriers en Russie ne représentent plus le même danger et que la vague révolutionnaire a commencé à refluer. Elle prend consciense que l’IC ne combat plus avec la même énergie la social-démocratie et même qu'au lieu de cela elle essaye de s'allier avec cette dernière en développant la politique de front unique. L'instinct de classe de la bourgeoisie lui fait sentir que l’Etat russe n'est plus une force au service de la révolution essayant de s’étendre mais qu'il est devenu une force qui cherche à asseoir sa propre position en tant qu'Etat, comme la conférence de Rapallo le montre clairement. La bourgeoisie sent qu'elle peut exploiter à son profit le tournant opportuniste et la dégénérescence de l’IC ainsi que le rapport des forces au sein de l’Etat russe. La bourgeoisie internationale sent qu'elle peut se lancer dans une offensive internationale contre la classe ouvrière, offensive dont le centre se situe en Allemagne.
Mise à part la Russie en 1917, c'est en Allemagne et en Italie que le prolétariat a développé les luttes les plus radicales. Même après la défaite des ouvriers dans leur combat contre le putsch de Kapp au printemps 1920 et après la défaite de mars 1921, la classe ouvrière en Allemagne est encore très combative, mais internationalement elle est aussi relativement isolée. Alors que les ouvriers en Autriche, Hongrie et Italie, sont déjà défaits et continuent de subir de violentes attaques, et que le prolétariat d'Allemagne, de Pologne et de Bulgarie est poussé dans des réactions désespérées, la situation en France et en Grande-Bretagne, en comparaison, reste stable. Pour infliger une défaite décisive à la classe ouvrière en Allemagne, et affaiblir ainsi la classe ouvrière internationale, la bourgeoisie peut compter sur le soutien international de l'ensemble de la classe capitaliste qui, dans le même temps, a été capable de renforcer considérablement ses rangs avec l'intégration de la social-démocratie et des syndicats dans l'appareil d'Etat.
En 1923, la bourgeoisie essaye d'attirer la classe ouvrière en Allemagne dans un piège nationaliste, dans l'espoir de la détourner de ses luttes contre le capitalisme.
Nous avons vu précédemment comment l'expulsion des “radicaux de gauche” (Linksradikalen), qui devaient plus tard fonder le KAPD, a affaibli le KPD et facilité le développement de l'opportunisme dans ses rangs.
Alors que le KAPD fait des mises en garde contre les dangers de l'opportunisme, contre la dégénérescence de l’IC et le développement du capitalisme d’Etat, le KPD, lui, réagit de façon opportuniste. Dans une “lettre ouverte aux partis ouvriers”, en 1921, il est le premier parti à appeler pour un front unique.
“La lutte pour un front unique mène à la conquête des vieilles organisations de classe prolétarienne (syndicats, coopératives, etc.). Elle transforme ces organes de la classe ouvrière qui, à cause des tactiques des réformistes, sont devenus des instruments de la bourgeoisie, à nouveau en organes de la lutte de classe du prolétariat.” En même temps, les syndicats confessent fièrement: “Mais il reste un fait, que les syndicats sont la seule digue solide qui a protégé l'Allemagne de l'inondation bolchevik jusqu’à maintenant.” (Feuille de correspondance des syndicats, juin 1921)
Le congrès de fondation du KPD n'était pas dans l’erreur quand, par la voix de Rosa Luxemburg, il déclarait : “Les syndicats officiels ont prouvé pendant la guerre et dans la guerre jusqu'à aujourd'hui qu'ils sont une organisation de l'Etat bourgeois et de la domination de la classe capitaliste.” Et maintenant ce parti est pour la retransformation de ces organes passés à la classe ennemie!
En même temps, sa direction, sous l'autorité de Brandler, est pour un front unique au sommet avec la direction du SPD. Au sein du KPD, cette orientation est combattue par une aile autour de Fischer et Maslow qui met en avant le mot d'ordre de “gouvernement ouvrier”. Elle déclare que “le soutien de la minorité sociale-démocrate au gouvernement (ne signifie pas) une décomposition accrue du SPD”; non seulement une telle position entretient des “illusions dans les masses, comme si un cabinet social-démocrate pouvait être une arme de la classe ouvrière”, mais elle va dans le sens “d'éliminer le KPD, puisque le SPD peut mener une lutte révolutionnaire.”
Mais ce sont surtout les courants de la gauche communiste, qui viennent juste de surgir en Italie et en Allemagne, qui prennent position contre cela.
“ Pour ce qui est du gouvernement ouvrier, nous demandons : pourquoi veut-on s'allier avec les social-démocrates ? Pour faire les seules choses qu'ils savent, peuvent et veulent faire ou bien pour leur demander de faire ce qu'ils ne savent, ne peuvent, ni ne veulent faire ? Veut-on que nous disions aux sociaux-démocrates que nous sommes prêts à collaborer avec eux, même au Parlement et même dans ce gouvernement qu'on a baptisé 'ouvrier' ? Dans ce cas, c'est-à-dire si l'on nous demande d'élaborer au nom du parti communiste un projet de gouvernement ouvrier auquel devraient participer des communistes et des socialistes, et de présenter ce gouvernement aux masses comme “le gouvernement anti-bourgeois”, nous répondrons, en prenant l'entière responsabilité de notre réponse, qu'une telle attitude s'oppose à tous les principes fondamentaux du communisme.” (Il Comunista, n°26, mars 1922)
Au 4e congrès, “le PCI n'acceptera donc pas de faire partie d'organismes communs à différentes organisations politiques... (il) évitera aussi de participer à des déclarations communes avec des partis politiques, lorsque ces déclarations contredisent son programme et sont présentées au prolétariat comme le résultat de négociations visant à trouver une ligne d'action commune.
Parler de gouvernement ouvrier... revient à nier en pratique le programme politique du communisme, c'est-à-dire la nécessité de préparer les masses par la lutte pour la dictature du prolétariat.” (Rapport du PCI au 4e congrès de l’IC, novembre 1922)
Sans tenir compte de ces critiques des communistes de gauche, le KPD a déjà proposé de former une coalition gouvernementale avec le SPD en Saxe en novembre 1922, proposition rejetée par l’IC.
Le même KPD qui, à son congrès de fondation au début de 1919, disait encore “Spartakusbund refuse de travailler ensemble avec les laquais de la bourgeoisie, de partager le pouvoir gouvernemental avec Ebert-Scheidemann, parce qu'une telle coopération serait une trahison des principes du socialisme, un renforcement de la contre-révolution et une paralysie de la révolution”, défend maintenant le contraire.
A la même époque le KPD est leurré par le nombre de voix qu'il obtient, croyant que ces votes expriment un réel rapport de forces favorable ou même qu'ils reflètent l'influence du parti.
Alors que les premieres organisations fascistes sont mises en place par des membres de la classe moyenne et de la petite bourgeoisie, beaucoup de groupes armés de droite commencent à organiser des entraînements militaires. L’Etat est parfaitement informé sur ces groupes. La majorité d'entre eux est directement issu des corps francs que le gouvernement dirigé par le SPD avait mis en place, contre les ouvriers, pendant les luttes révolutionnaires de 1918-1919. Déjà, le 31 août 1921, Die Rote Fahne déclare: “La classe ouvrière a le droit et le devoir de protéger la république contre la réaction.” Un an plus tard, en novembre 1921, le KPD signe un accord avec les syndicats et le SPD (accord de Berlin), avec pour objectif la “démocratisation de la république” (protection de la république, élimination des réactionnaires de l'administration, de la justice et de l'armée). De cette façon le KPD accroît les illusions parmi les ouvriers sur la démocratie bourgeoise et se positionne en complet desaccord avec la gauche italienne réunie autour de Bordiga qui, au 4e congrès mondial de l’IC, insiste dans son analyse du fascisme sur le fait que la démocratie bourgeoise n'est qu'une facette de la dictature de la bourgeoisie.
Dans un article précédent nous avons déjà montré que l’IC, par son représentant Radek, critique la politique du KPD en utilisant des méthodes peu organisationnelles et qu'elle commence à affaiblir la direction en mettant en place un fonctionnement parallèle. En même temps des influences petites bourgeoises commencent à pénétrer le parti. Au lieu que la critique, lorsqu'elle est nécessaire, s'exprime de manière fraternelle, il se développe une atmosphère de suspicion et de récriminations, ce qui va amener à un affaiblissement de l'organisation[1] [410]
La classe dominante se rend compte que le KPD commence à répandre la confusion dans la classe au lieu de remplir le rôle d'une véritable avant-garde basé sur la clarté et la détermination. Elle sent qu'elle peut exploiter cette attitude opportuniste du KPD contre la classe ouvrière.
Le changement du rapport de force entre la bourgeoisie et le prolétariat, suite au reflux de la vague révolutionnaire après 1920, devient aussi perceptible dans les relations impérialistes entre les Etats. Dès que la menace immédiate provenant de la classe ouvrière s'éloigne et que s’éteint la flamme révolutionnaire de la classe ouvrière en Russie, les tensions impérialistes reprennent le dessus.
L’Allemagne essaye par tous les moyens de renverser l'affaiblissement de sa position résultant de la fin de la première guerre mondiale et de la signature du traité de Versailles. Vis-à-vis des “pays victorieux” à l'ouest, sa tactique consiste à essayer de monter la France et la Grande-Bretagne l’un contre l’autre, puisqu'aucune confrontation militaire ouverte n'est plus possible avec l’un et l'autre. En même temps l'Allemagne essaye de reprendre ses relations traditionnellement étroites avec son voisin de l’est. Dans nos précédents articles nous avons déjà décrit comment, de façon déterminée, dans le contexte des tensions impérialistes à l'ouest, la bourgeoisie allemande a procédé pour fournir des armes au nouvel Etat russe et a signé des accords secrets de livraison d’armes et de coopération militaire. Ainsi un des grands dirigeants militaires allemands, Seeckt, reconnait : “La relation entre l'Allemagne et la Russie est le premier et jusqu'à présent presque le seul renforcement que nous ayons réalisé depuis la conclusion de la paix. Que la base de cette relation soit dans le domaine économique est dans la nature de l'ensemble de la situation ; mais la force réside dans le fait que ce rapprochement économique prépare la possibilité d’un lien politique et donc également militaire.” (Carr, Ibidem)
En même temps l’Etat russe, avec le soutien de l'IC, déclare par la voix de Boukharine : “J'affirme que nous sommes déjà largement prêts de conclure une alliance avec une bourgeoisie étrangère pour, au moyen de cet Etat bourgeois, être capables de renverser une autre bourgeoisie... Dans le cas où une alliance militaire a été conclue avec un Etat bourgeois, le devoir des camarades dans chaque pays consiste à contribuer à la victoire des deux alliés.” (Carr, Ibidem) “Nous disons à ces Messieurs de la bourgeoisie allemande ... si vous voulez réellement lutter contre l'occupation, si vous voulez lutter contre les insultes de l'Entente, il ne vous reste rien d'autre que de chercher un rapprochement avec le premier pays prolétarien, ...” (Zinoviev, 12e congrès du parti, avril 1923)
La propagande nationaliste parle d'humiliation et de soumission de l'Allemagne par le capital étranger, en particulier par la France. Les dirigeants militaires allemands tout comme les représentants importants de la bourgeoisie allemande ne cessent de faire des déclarations publiques disant que le seul salut possible pour la nation allemande pour se libérer du joug du traité de Versailles est de faire une alliance militaire avec la Russie soviétique et d'engager une “guerre du peuple révolutionnaire” contre l'impérialisme français.
Dans la nouvelle couche de bureaucrates, capitalistes d'Etat, qui se développe au sein de l'Etat russe, cette politique est accueillie avec un grand intérêt.
Au sein de l'IC et du PC russe, les internationalistes prolétariens qui restent fidèles à l'objectif de l'extension de la révolution mondiale sont eux-mêmes, à ce moment-là, aveuglés par ces discours séduisants. Bien qu'il ne soit pas pensable pour le capital allemand d'établir une alliance véritable avec la Russie contre ses rivaux impérialistes de l'Ouest, les dirigeants de l'Etat russe et la direction de l’IC se laissent abuser et tombent dans le piège. Ils contribuent activement, ainsi, à pousser la classe ouvrière dans ce même piège.
Avec la complicité de toute la classe capitaliste, la bourgeoisie allemande est en train d'ourdir un complot contre la classe ouvrière en Allemagne. D'un côté elle cherche à échapper à la pression du traité de Versailles en retardant le paiement des réparations à la France et en menaçant d'y mettre fin, de l'autre côté elle pousse la classe ouvrière en Allemagne dans le piège nationaliste. Cependant, la "coopération" de l'Etat russe et de l’IC lui est indispensable pour cela.
La bourgeoisie allemande prend la décision consciente de provoquer le capital français en refusant de payer les réparations de guerre. Celui-ci réagit en occupant militairement la région de la Ruhr le 11 janvier 1923.
Le capital allemand complète sa tactique par la décision délibérée de laisser courir la tendance inflationniste qui existe du fait de la crise. Il utilise l'inflation comme une arme pour diminuer le coût des réparations et pour alléger le poids des crédits de guerre. En même temps elle cherche à moderniser ses usines de production.
La bourgeoisie sait aussi que le développement de l'inflation va pousser la classe ouvrière à la lutte. Et elle espère détourner ces luttes défensives attendues sur le terrain nationaliste. L'occupation de la Ruhr par l'armée française est ce qui sert à appater la classe ouvrière et c'est le prix que la bourgeoisie allemande est prête à payer pour cela. La question clé va être la capacité de la classe ouvrière et de ses révolutionnaires à déjouer ce piège de la défense du capital national. Sinon la bourgeoisie allemande infligera une défaite décisive à la classe ouvrière. La classe dominante est ainsi prête à défier une nouvelle fois le prolétariat parce qu'elle sent que le rapport de forces au niveau international lui est favorable, que des parties de l'appareil d'Etat russe peuvent être séduites par cette politique et même que l’IC peut être entraînée dans le piège.
En occupant la Ruhr, la bourgoisie française espère devenir le plus gros producteur d'Europe d’acier et de charbon. La Ruhr fournit en effet 72% de la production de charbon, 50% de la production d'acier, 25% de la production industrielle totale de l'Allemagne. Il est clair que dès que l'Allemagne va être privée de ses ressources, la chute brutale de la production entrainera une pénurie de marchandises et de profondes convulsions économiques. La bourgeoisie allemande est prête à faire un tel sacrifice parce que les enjeux, pour elle, sont élevés. Le capital allemand fait le pari de pousser les ouvriers à des grèves pour les amener sur le terrain nationaliste. Les patrons et le gouvernement décident le lock out et tout ouvrier qui veut travailler sous la domination des forces françaises d'occupation est menacé de licenciement. Le président SPD Ebert annonce, le 4 mars, de lourdes amendes pour les ouvriers qui continueraient à travailler dans les mines ou dans les chemins de fer. Le 24 janvier l’association des patrons et l’ADGB (fédération des syndicats allemands) lancent un appel afin de “lever des fonds” pour combattre la France. La conséquence est que de plus en plus d'entreprises jettent leur personnel à la rue. Tout ceci sur fond d'inflation galopante : alors que le dollar vaut encore 1000 marks en avril 1922, en novembre 1922 il est déjà à 6000 marks; après l'occupation de la Ruhr il atteint 20.000 marks en février 1923. En juin 1923 il atteint 100.000 marks, fin juillet il monte à 1 million, fin août il est à 10 millions, mi-septembre 100 millions, fin novembre il atteint son point culminant à 4.200.000.000.000 marks.
Cela ne pénalise pas trop les patrons de la Rhur dans la mesure où ils pratiquent le paiement en or ou le troc. Par contre pour la classe ouvrière cela signifie la famine. Très souvent les chômeurs et ceux qui ont encore un travail manifestent ensemble pour faire valoir leurs revendications. Il y a de façon répétée des confrontations avec les forces françaises d’occupation.
L’IC pousse les ouvriers
dans le piège du nationalisme
En tombant dans le piège des capitalistes allemands qui appellent à une lutte commune entre la “nation allemande opprimée” et la Russie, l’IC commence a répandre l’idée que l’Allemagne a besoin d’un gouvernement fort qui doit pouvoir affronter les forces françaises d’occupation sans que les luttes de la classe ouvrière ne viennent le poignarder dans le dos. L’IC sacrifie ainsi l’internationalisme prolétarien au profit des intérêts de l’Etat russe[2] [411].
Cette politique est inaugurée sous la bannière du “national-bolchevisme”. Alors qu’à l’automne 1920 l’IC a agi avec un grande détermination contre les “tendances national-bolcheviks” et, dans ses discussions avec les délégués du KAPD, insisté pour que les nationaux-bolcheviks de Laufenberg et Wolfheim soient exclus du parti, elle en est maintenant à préconiser cette même ligne politique.
Ce tournant de l’IC ne peut pas simplement s’expliquer par les confusions et l’opportunisme de son Comité exécutif. Mais nous devons y voir la “main invisible” de ces forces qui ne sont pas intéressées par la révolution mais par le renforcement de l’Etat russe. Le national-bolchevisme ne peut prendre qu’à partir du moment où l’IC a déjà commencé à dégénérer, qu'elle se trouve déjà prise dans les griffes de l’Etat russe et même absorbée par celui-ci. Radek argumente ainsi : “L’Union soviétique est en danger. Toutes les tâches doivent être soumises à la défense de l’Union soviétique, parce qu’avec cette analyse un mouvement révolutionnaire en Allemagne serait dangereux et saperait les intérêts de l’Union soviétique...
Le mouvement communiste allemand n’est pas capable de renverser le capitalisme allemand, il doit servir comme un pilier de la politique étrangère russe. Les pays d’Europe organisés sous la direction du Parti bolchevik, qui utilise les capacités militaires de l’armée allemande contre l’Ouest, telle est la perspective, telle est la seule issue...”
En janvier 1923, Die Rote Fahne écrit : “La nation allemande est poussée dans l’abîme si elle n’est pas sauvée par le prolétariat allemand. La nation est vendue et détruite par les capitalistes allemands si la classe ouvrière ne les empêche pas de le faire. Ou la nation allemande meurt de faim et se disloque à cause de la dictature des baïonnettes françaises, ou elle sera sauvée par la dictature du prolétariat.” “Cependant, aujourd’hui le national-bolchevisme signifie que tout est imprégné du sentiment que nous ne pouvons être sauvés que par les communistes. Aujourd’hui, nous sommes la seule issue. La forte insistance sur la nation en Allemagne est un acte révolutionnaire, de même que l’insistance sur la nation dans les colonies.” (Die Rote Fahne, 1er avril 1923). Rakosi, un délégué de l’IC, fait l’éloge de cette orientation du KPD : “...un parti communiste doit s’attaquer à la question nationale. Le parti allemand a traité cette question de façon très habile et adéquate. Il est dans le processus d’arracher l’arme nationaliste hors des mains des fascistes.” (Schüddelkopf, p.177)
Dans un manifeste à la Russie soviétique, le KPD écrit : “La conférence du parti exprime sa gratitude à la Russie soviétique pour la grande leçon, qui a été écrite dans l’histoire avec les flots de sang et les sacrifices incroyables, que la préoccupation de la nation reste encore la préoccupation du prolétariat.”
Talheimer déclare même le 18 avril : “Cela reste la tâche privilégiée de la révolution prolétarienne, non seulement de libérer l’Allemagne, mais d’accomplir l’oeuvre de Bismarck d’intégrer l’Autriche dans le Reich. Le prolétariat doit accomplir cette tâche dans une alliance avec la petite-bourgeoisie.” (Die Internationale, V 8, 18 avril 1923, p.242-247)
Quelle perversion de la position communiste fondamentale sur la nation ! Quel rejet de la position internationaliste développée par les révolutionnaires pendant la 1re guerre mondiale, qui avaient à leur tête Lénine et Rosa Luxemburg et qui ont combattu pour la destruction de toutes les nations !
Après la guerre, les forces séparatistes de Rhénanie et de Bavière sentent leurs chances augmenter et espèrent, avec le soutien de la France, qu’ils pourront séparer la Rhénanie de la Ruhr. C'est avec fierté que la presse du KPD rapporte comment le parti a aidé le gouvernement Cuno dans son combat contre les séparatistes : “De petits détachements armés furent mobilisés dans la Ruhr pour marcher sur Düsseldorf. Ils avaient la tâche d’empêcher la proclamation de la ‘République de Rhénanie’. Quand à 14 heures les séparatistes se rassemblèrent sur les berges du Rhin et s'apprêtaient à commencer leur meeting, quelques groupes de combat, armés de grenades, les ont attaqués. Il a suffi seulement de quelques grenades et toute cette bande fut prise de panique, pris la fuite et abandonna les rives du Rhin. Nous les avions empêchés de se rassembler et de proclamer une ‘République de Rhénanie’.” (W.Ulbricht, Mémoires, p.132, Vol.1)
“Nous ne dévoilons pas un secret si nous disons ouvertement que les détachements de combat communistes, qui dispersèrent les séparatistes dans le Palatinat, dans l’Eifel et à Düsseldorf avec des fusils et des grenades, étaient sous commandement d'officiers prussiens à mentalité nationaliste.” (Vorwärts)
Cette orientation nationaliste n'est pas l'oeuvre du seul KPD; elle est aussi le produit de la politique de l'Etat russe et de certaines parties du l’IC.
Après s'être coordonnée avec le Comité exécutif de l’IC, la direction du KPD pousse à ce que le combat soit dirigé, en premièr lieu, contre la France et seulement après contre la bourgeoisie allemande. Voila pourquoi la direction du KPD proclame : “La défaite de l'impérialisme français dans la guerre mondiale n'était pas un objectif communiste, la défaite de l'impérialisme français dans la Ruhr, par contre, est un objectif communiste.”
La direction du KPD s’élève contre les grèves. Déjà à la conférence du parti de Leipzig, fin janvier, peu de temps après l'occupation de la Ruhr, la direction, avec le soutien de l’IC, bloque le débat sur cette orientation "nationale-bolchévik" de peur que cela ne mène à son rejet dans la mesure où la majorité du parti s'y oppose.
En mars 1923, lorsque les sections du KPD dans la Ruhr tiennent une conférence régionale, la direction du parti se prononce contre les orientations qu'elles dégagent. La Centrale proclame : “Seul un gouvernement fort peut sauver l'Allemagne, un gouvernement qui est porté par les forces vives de la nation.” (Die Rote Fahne, 1er avril 1923)
Dans la Ruhr la majorité de la conférence du KPD met en avant l'orientation suivante :
Au sein du KPD, deux orientations antagoniques s’opposent. L'une est prolétarienne, internationaliste et prend parti pour une confrontation avec le gouvernement Cuno, pour une radicalisation du mouvement dans la Ruhr[3] [412].
Ceci contredit la position de la Centrale du KPD qui, avec l'aide de l’IC, s’oppose énergiquement aux grèves et essaye d’entraîner la classe ouvrière sur le terrain nationaliste.
Le capital peut même être si sûr de la politique de sabotage des luttes ouvrières, que le secrétaire d'Etat, Malzahn, après une discussion avec Radek le 26 mai rapporte dans un mémorandum strictement secret à Ebert et aux ministres les plus importants : “Il (Radek) a pu m’assurer que les sympathies russes découlaient de leurs propres intérêts à se mettre aux côtés du gouvernement allemand (...) Il a défendu énergiquement et a demandé expressément aux dirigeants du parti communiste au cours de la semaine dernière de montrer la stupidité et l'approche erronée de leur attitude précédente vis-à-vis du gouvernement allemand. Nous pouvons être certains de voir que, dans quelques jours, les tentatives de coup d’Etat des communistes dans la Ruhr vont reculer.” (Archives du Foreign Office, Bonn, Deutschland 637.442ff, in Dupeux, p.181)
Après la proposition de front unique avec le SPD contre révolutionnaire et avec les partis de la 2e Internationale, c'est maintenant la politique du silence vis-à-vis du gouvernement capitaliste allemand.
Dans une prise de position de Die Rote Fahne du 27 mai 1923, on peut voir à quel point la direction du KPD est décidée sur le fait qu'il ne faut pas “poignarder dans le dos” le gouvernement : “Le gouvernement sait que le KPD est resté silencieux sur beaucoup de questions à cause du danger provenant du capitalisme français; autrement cela aurait fait perdre la face au gouvernement dans toute négociation internationale. Aussi longtemps que les ouvriers social-démocrates ne luttent pas ensemble avec nous pour un gouvernement ouvrier, le parti communiste n'a pas intérêt à remplacer ce gouvernement sans tête par un autre gouvernement bourgeois... Ou le gouvernement abandonne ses appels au meurtre contre le PC ou nous rompons le silence.” (Rote Fahne, 27 mai 1923, Dupeux, p.1818)
Dans la mesure où l'inflation touche aussi la petite bourgeoisie et les classes moyennes, le KPD pense qu'il peut proposer une alliance à ces couches. Au lieu d'insister sur la lutte autonome de la classe ouvrière qui est seule capable d'attirer les autres couches non exploiteuses dans son sillage, dans la mesure où elle développe sa force et son impact, il envoie un message de flatterie et de séduction à ces couches leur disant qu'elles peuvent faire alliance avec la classe ouvrière. “Nous devons nous adresser nous-mêmes aux masses souffrantes, confuses et outragées de la petite bourgeoisie prolétarienne et leur dire qu’elles ne peuvent se défendre elles-mêmes et défendre le futur de l’Allemagne que si elles s’unissent avec le prolétariat dans leur combat contre la bourgeoisie.” (Carr, L’inter-règne, p.176)
“C’est la tâche du KPD d’ouvrir les yeux de l’importante petite bourgeoisie et des masses intellectuelles nationalistes sur le fait que seule la classe ouvrière –une fois victorieuse– sera capable de défendre le sol allemand, les trésors de la culture allemande et le futur de la nation allemande.” (Die Rote Fahne, 13 mai 1923)
Cette politique de l’unité sur une base nationaliste n’est pas le seul fait du KPD, mais elle est aussi soutenue par l’IC. Le discours que K.Radek prononce au Comité exécutif de l’IC le 20 juin 1923 en est un témoignage. Dans ce discours il fait l’éloge d'un membre de l’aile droite séparatiste, Schlageter, qui a été arrêté et tué par l’armée française le 26 mai pendant le sabotage des ponts de chemin de fer près de Düsseldorf. C'est le même Radek qui, dans les rangs de l’IC en 1919 et 1920, a demandé instamment au KPD et au KAPD d’expulser les national-bolcheviks de Hambourg.
“Cependant, nous croyons que la grande majorité des masses qui sont agitées de sentiments nationalistes appartient non au camp du capital mais au camp du travail. Nous voulons chercher et trouver la route pour atteindre ces masses, et nous y arriverons. Nous ferons tout ce que nous pouvons pour que des hommes qui étaient prêts, comme Schlageter, à donner leur vie pour une cause commune, ne deviennent pas des pélerins du néant, mais les pélerins d'un avenir meilleur pour l’humanité toute entière, ...” (Radek, 20 juin 1923, dans Broué, p.693) “Il est évident que la classe ouvrière allemande ne conquerra jamais le pouvoir si elle n’est pas capable d’inspirer confiance aux larges masses du peuple allemand, qu'il s'agit là du combat mené par ses meilleures forces pour se débarrasser du joug du capital étranger." (Dupeux, p.190)
Cette idée, que “le prolétariat peut agir comme une avant-garde et la petite bourgeoisie nationaliste comme un arrière-garde”, en bref que tout le peuple peut être pour la révolution, que les nationalistes peuvent suivre la classe ouvrière, sera défendue sans la moindre réserve par le 5e congrès de l’IC en 1924. Même si l’opposition se prononce contre la politique du “silence” qui est pratiquée par la direction du KPD depuis septembre 1923, cela ne l'empêche pas d’amener la classe ouvrière dans des impasses et sur un terrain nationaliste. Ainsi R.Fisher propage des mots d’ordre antisémites : “Qui parle contre le capital juif... est déjà un combattant de la classe, même s’il ne le sait pas... Combattre contre les capitalistes juifs, les pendre aux réverbères, les écraser... L’impérialisme français est maintenant le plus grand danger dans le monde, la France est le pays de la réaction... Seule l’établissement d’une alliance avec la Russie... peut faire que le peuple allemand chasse le capitalisme français de la Ruhr.” (Flechtheim, p.178)
Alors que la bourgeoisie vise à attirer la classe ouvrière en Allemagne sur un terrain nationaliste et à l’empêcher de défendre ses intérêts de classe, alors que le Comité exécutif de l’IC et la direction du KPD poussent la classe ouvrière sur ce terrain nationaliste, la majorité des ouvriers dans la Ruhr et dans les autres villes ne se laissent pas entraîner sur ce terrain. Seules quelques usines ne sont pas touchées par les grèves.
De petites vagues de grèves et de protestations se multiplient. Ainsi le 9 mars en Haute Silésie, 40 000 mineurs débrayent, le 17 mars à Dortmund, les mineurs arrêtent le travail. De plus, les chômeurs manifestent avec les actifs, comme le 2 avril à Mulheim dans la Ruhr.
Alors que des parties de la direction du KPD sont séduites et trompées par les flatteries nationalistes, il devient clair pour la bourgeoisie allemande, dès que les grèves surgissent dans la Ruhr, qu’il lui faut l’aide des autres Etats capitalistes contre la classe ouvrière. A Mulheim les travailleurs occupent plusieurs usines. Presque toute la ville est touchée par la vague de grèves, l’Hôtel de ville est occupé. Les troupes allemandes de la Reichswehr ne peuvent pas intervenir à cause de l’occupation de la Ruhr par les forces françaises ; on appelle alors la police, mais leurs effectifs sont insuffisants pour exercer la répression contre les ouvriers. Le maire de Düsseldorf demande par courrier le soutien du Général en Chef des forces d’occupation françaises : “Je dois vous rappeler que le commandement suprême allemand aida les troupes françaises à l’époque de la Commune de Paris, à tout moment, pour écraser ensemble le soulèvement. Je vous demande de nous offrir le même soutien, si vous voulez éviter qu’une situation similaire ne se produise.” (Dr Lutherbeck, lettre au général De Goutte, dans Broué, p.674)
En plusieurs occasions la Reichswehr est envoyée pour écraser des luttes ouvrières dans différentes villes, comme Gelsenkirchen et Bochum. En même temps que la bourgeoisie allemande affiche son animosité dans les relations avec la France, elle n’hésite jamais à envoyer l'armée contre les travailleurs qui résistent au nationalisme.
L’accélération rapide de la crise économique, surtout de l’inflation, impulse la combativité ouvrière. Les salaires perdent de leur valeur heure par heure. En comparaison avec la période d’avant-guerre, le pouvoir d’achat est divisé par quatre. De plus en plus d’ouvriers perdent leur travail. Au cours de l’été 60% de la force de travail se retrouve sans emploi. Même les fonctionnaires reçoivent des salaires ridicules. Les entreprises veulent imprimer leur propre “monnaie”, les autorités locales introduisent une “monnaie de secours” pour le paiement des fonctionnaires. Puisque la vente de leur récolte ne rapporte plus aucun profit, les fermiers gardent leurs produits et les stockent. L’approvisionnement en nourriture est presque au point mort. Les travailleurs et les chômeurs manifestent ensemble de plus en plus souvent. De partout on rapporte des révoltes de la faim et des pillages de magasins. Fréquemment la police ne peut qu’assister passivement aux révoltes de la faim.
Fin mai, près de 400.000 ouvriers partent en grève dans la Ruhr, en juin 100 000 mineurs et métallurgistes en Silésie, tout comme 150.000 ouvriers à Berlin. En juillet, un autre vague de grèves surgit qui mène à une série de confrontations violentes.
Ces luttes comportent toujours une de ces caractéristiques qui seront typiques de toutes les luttes ouvrières dans la période de décadence du capitalisme : un nombre important d’ouvriers quittent les syndicats. Dans les usines les ouvriers s'organisent en assemblées générales, de plus en plus de rassemblements se font dans la rue. Les ouvriers passent plus de temps dans la rue, dans des discussions et des manifestations, qu’au travail. Les syndicats s’opposent autant qu’ils peuvent au mouvement. Les travailleurs essayent spontanément de s’unir dans des assemblées générales et des comités d’usines à la base. La tendance est à l’unification. Le mouvement gagne en puissance. Sa force ne réside pas dans un regroupement autour des mots d’ordre nationalistes, mais dans la recherche d’une orientation de classe.
Où sont les forces révolutionnaires ? Le KAPD, affaibli par le fiasco de la scission entre les tendances d’Essen et de Berlin, à nouveau réduit en nombre et organisationnellement affaibli depuis la fondation de la KAI (Internationale communiste ouvrière), n’est pas capable d’avoir une intervention organisée dans cette situation même s'il exprime assez bruyamment son rejet du piège national-bolchevik.
Le KPD, qui a attiré de plus en plus d’éléments (les 4/5e), s’est cependant lui même passé la corde du pendu autour du cou. Le KPD est incapable d’offrir un orientation claire pour la classe. Que propose le KPD ?[4] [413] Il refuse d'agir pour renverser le gouvernement. En fait le KPD et l’IC accroissent la confusion et contribuent à l’affaiblissement de la classe ouvrière.
D’un côté le KPD fait concurrence aux fascistes sur le terrain nationaliste. Le 10 août par exemple (le jour même où surgit une vague de grèves à Berlin), les dirigeants du KPD, comme Talheimer à Stuttgart, tiennent encore des rassemblements nationalistes ensemble avec les national-socialistes. En même temps le KPD appelle à la lutte contre le danger fasciste. Alors qu’à Berlin le gouvernement interdit toute manifestation et que la direction du KPD est prête à se soumettre à cette interdiction, l’aile gauche du parti quant à elle veut à tout prix organiser le 29 juin une mobilisation du front uni contre les fascistes !
Le KPD est incapable de prendre une décision claire ; le jour de la manifestation quelques 250.000 ouvriers sont dans la rue face aux bureaux du parti, attendant en vain des instructions.
En août une nouvelle vague de grèves commence. Presque tous les jours les ouvriers manifestent, actifs et chômeurs ensemble. Dans les usines c'est l’effervescence, des comités d’usines se forment. L’influence du KPD est à son apogée.
Le 10 août les ouvriers de l’imprimerie de la monnaie nationale partent en grève. Dans une économie heure par heure l’Etat doit imprimer davantage de monnaie, la grève des imprimeurs des billets de banque a un effet paralysant particulièrement fort sur l’économie. En quelques heures les réserves de papier-monnaie sont épuisées. Les salaires ne peuvent plus être payés. La grève de l’imprimerie qui a commencé à Berlin, s’étend comme une traînée de poudre aux autres secteurs de la classe. De Berlin elle s’étend à l’Allemagne du nord, àla Rhénanie, au Wurtemberg, à la Haute Silésie, à la Thuringe et jusqu’à la Prusse orientale. De plus en plus de secteurs de la classe ouvrière rejoignent le mouvement. Les 11 et 12 août se produisent de violentes confrontations dans plusieurs villes ; plus de 35 ouvriers sont tués par la police. Comme tous les mouvements qui ont surgi depuis 1914, ils sont caractérisés par le fait qu’ils se mènent en dehors et contre la volonté des syndicats. Les syndicats comprennent que la situation est sérieuse. Quelques uns simulent un soutien à la grève au début, pour être capables de la saboter de l’intérieur. D’autres syndicats s’opposent directement à la grève. Le KPD lui-même prend position, une fois que les grèves ont commencé à s’étendre : “pour une intensification des grèves économiques, pas de revendications politiques. ” Et dès que la direction syndicale annonce qu’elle ne soutient pas la grève, la direction du KPD appelle les ouvriers à cesser la grève. La direction du KPD ne veut soutenir aucune grève en dehors du cadre syndical.
Alors que Brandler insiste pour arrêter la grève, puisque l’ADGB s’y oppose, les section locales du parti par contre veulent étendre le nombre de grèves locales et les unifier dans un grand mouvement contre le gouvernement Cuno. Le reste de la classe ouvrière est “appelé à s’unir au puissant mouvement du prolétariat de Berlin et à étendre la grève générale à travers l’Allemagne.”
Le parti en arrive à une impasse. La direction du parti se prononce contre la continuation et l’extension des grèves, car ceci impliquerait le rejet du terrain nationaliste sur lequel le capital veut entraîner les ouvriers en même temps qu'une remise en cause du front unique avec le SPD et les syndicats.. Le 18 août, le Rote Fahne écrit encore : “S’ils le veulent, nous combinerons même nos forces avec le peuple qui a assassiné Liebknecht et Rosa Luxemburg.”
L’orientation pour un front unique, l’obligation de travailler dans les syndicats sous le prétexte de vouloir conquérir plus d’ouvriers de l’intérieur, signifie en réalité se soumettre à la structure syndicale, contribuer à empêcher les ouvriers de prendre leurs luttes en mains. Tout ceci signifie un conflit terrible pour le KPD : ou reconnaître la dynamique de la lutte de classe, rejeter l’orientation nationaliste et le sabotage syndical, ou se retourner contre les grèves, être absorbé par l’appareil syndical, en dernière analyse devenir le mur protecteur de l'Etat et agir comme un obstacle pour la classe ouvrière. Pour la première fois dans son histoire, le KPD en arrive à un conflit ouvert avec la classe ouvrière en lutte, à cause de son orientation syndicale et parce que la dynamique des luttes ouvrières pousse les ouvriers à rompre avec le cadre syndical. La confrontation avec les syndicats est inévitable. Au lieu de l'assumer, la direction du KPD discute des moyens de prendre la direction des syndicats pour soutenir la grève !
Sous la pression de cette vague de grèves le gouvernement Cuno démissionne le 12 août. Le 13 août la direction du KPD lance un appel à cesser la grève. Cet appel rencontre la résistance des délégués de base, qui se sont radicalisés, dans les usines à Berlin. De plus, des sections locales du parti s’y opposent aussi et veulent que le mouvement continue. Elles attendent les instructions de la Centrale. Elles veulent éviter les confrontations isolées avec l’armée en attendant que les armes, que la Centrale prétend posséder, soient distribuées.
Le KPD est devenu la victime de sa propre politique national-bolchevik et de sa tactique de front unique ; la classe ouvrière est plongée dans une grande confusion et perplexité, ne sachant pas vraiment quoi faire ; la bourgeoisie par contre est prête à prendre l’initiative.
Comme dans les situations précédentes de développement de la combativité ouvrière, le SPD va jouer un rôle décisif pour briser la tête du mouvement. Le gouvernement Cuno, proche du parti du Centre, est remplacé par une “grande coalition” à la tête de laquelle se trouve le dirigeant du Centre Gustav Streseman, qui est soutenu par 4 ministres du SPD (Hilferding devient ministre des Finances). Le fait que le SPD rejoigne le gouvernement n’est pas l’expression d’une impuissance ou d'une paralysie, ni d’une incapacité du capital d’agir, comme le KPD le croit à tort. C'est une tactique consciente de la bourgeoisie pour contenir le mouvement. Le SPD n’est en aucun manière sur le point de céder, comme la direction du KPD le proclamera plus tard, pas plus que la bourgeoisie n'est divisée ou dans l'incapacité de nommer un nouveau gouvernement.
Le 14 août, Streseman annonce l’introduction d’une nouvelle monnaie et la stabilisation des salaires. La bourgeoisie parvient à prendre le contrôle de la situation et décide de manière consciente d’en terminer avec la spirale de l’inflation – de la même manière qu’un an auparavant elle a consciemment décidé de laisser se développer l’inflation.
En même temps, le gouvernement appelle les ouvriers dans la Ruhr à terminer la “résistance passive” contre la France et, après avoir “flirté” avec la Russie, il déclare la “guerre au bolchevisme” un des principaux objectifs de la politique allemande.
En promettant de maîtriser l’inflation la bourgeoisie parvient à inverser le rapport de forces ; même si après la fin du mouvement à Berlin une série de grèves continuent en Rhénanie et dans la Ruhr, le 20 août, le mouvement dans son ensemble est terminé.
La classe ouvrière n’a pas pu être entraînée sur le terrain nationaliste, mais elle est incapable de pousser en avant son mouvement – une des raisons en étant que le KPD lui-même est une victime de sa propre politique national-bolchevik, permettant ainbsi à la bourgeoisie de faire un pas vers son objectif qui est d’infliger une défaite décisive à la classe ouvrière. La classe ouvrière sort désorientée de ces luttes, avec un sentiment d’impuissance face à la crise.
Les fractions de gauche de l’IC, qui se sentent encore plus isolées après l’abandon du projet d’alliance entre l’“Allemagne opprimée” et la Russie, après le fiasco du national-bolchevisme, se trouvent entraînées à essayer de se tourner à nouveau dans une tentative désespérée d’insurrection. C'est ce que nous aborderons dans la deuxième partie de cet article.
DV.[1] [414] Dans un correspondance privée, le président du Parti en 1922, E.Meyer insulte la Centrale et des dirigeants du parti. Meyer envoie par exemple des notes personnelles, donnant des descriptions de la personnalité des dirigeants du parti dans leur comportement avec leur femme. Il demande à sa femme qu’elle lui rapporte des informations sur l’atmosphère dans le parti, pendant son séjour à Moscou. Il y a un beaucoup de correspondance privée entre les membres de la Centrale et l’IC. Différentes tendances dans l’IC ont des liens particuliers avec différentes tendances dans le KPD. Le réseau de “canaux de communication informels et parallèles” est étendu. Qui plus est, l’atmosphère dans le KPD est pour fortement empoisonnée : au 5e congrès de l’IC, Ruth Fischer, qui elle-même a considérablement contribué à cela, rapporte : “à la conférence du parti de Leipzig (en janvier 1923) il est arrivé quelque fois que des travailleurs de différents quartiers soient assis à la même table. A la fin il demandaient : d’où êtes-vous ? Et quelque pauvre ouvrier disait : je suis de Berlin. Les autres se levaient alors, quittant la table et évitant le délégué de Berlin. Voilà sur l’atmosphère dans le parti.”
[2] [415] Des voix dans le parti tchèque s’opposent à cette orientation. Ainsi Neurath attaque les positions de Talheimer comme une expression de la corruption par les sentiments patriotiques. Sommer, un autre communiste tchèque, écrit dans le Rote Fahne pour demander le rejet de cette orientation : “il ne peut y avoir aucune compréhension avec l’ennemi de l’intérieur.” (Carr, L’inter-règne, p.168)
[3] [416] En même temps ils veulent mettre en place des unités économiques autonomes, une orientation qui exprime le fort poids syndicaliste. L’opposition du KPD veut une république ouvrière qui serait mise en place en Rhénanie-Ruhr, pour envoyer une armée en Allemagne centrale pour y contribuer à la prise du pouvoir. Cette motion, proposée par R.Fischer, est rejetée par 68 contre 55 voix.
[4] [417] Beaucoup d’ouvriers, qui n’ont pas une grande formation théorique et politique, sont attirés par le parti. Le parti ouvre ses portes à l’adhésion de masse. Tout le monde est le bienvenu. En avril 1922, le KPD annonce : “dans la situation politique actuelle, le KPD a le devoir d’intégrer tout ouvrier dans nos rangs, qui veut nous rejoindre.” A l’été 1923, beaucoup de sections de province tombent entre les mains d’éléments jeunes, radicaux. Ainsi, de plus en plus impatients, les éléments inexpérimentés rejoignent le parti. En 6 mois les effectifs du parti passent de 225 000 à 295 000 membres, de septembre 1922 à septembre 1923, le nombre de groupes locaux du parti passe de 2481 à 3321. A cette époque, le KPD a sa propre presse et publie 34 quotidiens et un grand nombre de revues. En même temps beaucoup d’éléments infiltrés ont rejoint le parti, pour essayer de le saboter de l'intérieur.
Les guerres, comme les révolutions, constituent des événements historiques d'une grande portée pour délimiter le camp de la bourgeoisie de celui des révolutionnaires et viennent donner la preuve de la nature de classe des forces politiques. Il en fut ainsi pour la première guerre mondiale qui a provoqué la trahison de la social-démocratie au niveau international, la mort la 2e Internationale et l'émergence d'une minorité qui va constituer les nouveaux partis communistes et la 3e Internationale. Il en fut ainsi avec la seconde guerre mondiale qui confirma l'intégration des différents partis staliniens dans la défense de l'État bourgeois à travers leur soutien au front impérialiste "démocratique" contre le "fascisme", mais aussi des différentes formations trotskistes qui appelèrent la classe ouvrière à défendre “l'État ouvrier” russe contre l'agression de la dictature nazi-fasciste, et qui vit aussi la résistance courageuse d'une infime minorité de révolutionnaires qui surent maintenir le cap au cours de cette terrible épreuve historique. Aujourd'hui nous ne sommes pas encore face à une troisième guerre mondiale, les conditions ne sont pas encore mûres et nous ne pensons pas qu'elles vont l’être dans un futur proche ; toutefois, l’opération guerrière en Serbie est certainement l’événement le plus grave depuis la fin de la seconde guerre mondiale et elle a provoqué une polarisation des forces politiques autour des deux principales classes de la société : le prolétariat et la bourgeoisie.
Alors que les diverses formations gauchistes ont confirmé leur fonction bourgeoise par leur soutien soit à l’attaque de l'OTAN soit à la défense de la Serbie[1] [418], nous pouvons au contraire constater avec une profonde satisfaction comment les principaux groupes politiques révolutionnaires ont tous assumé une position internationaliste cohérente en soutenant les points fondamentaux suivants :
1. La guerre en cours est une guerre impérialiste (comme toutes les guerres aujourd’hui) et la classe ouvrière n’a rien à gagner dans le soutien à l’un ou l’autre front :
“Armer tel ou tel camp –américain ou serbe, italien ou français, russe ou anglais– ce sont toujours des conflits inter-impérialistes suscités par les contradictions de l'économie bourgeoise (...). Pas un homme, pas un soldat pour la guerre impérialiste : lutte ouverte contre sa propre bourgeoisie nationale, serbe ou kosovar, italienne ou américaine, allemande ou française.” (Il Programma comunista, n°4, 30 avril 1999)
“Pour les communistes authentiques, le soutien à tel ou tel impérialisme, en distinguant le plus faible du plus fort parce qu’entre deux maux il faudrait choisir le moindre est erroné, opportuniste et malhonnête. Tout appui à un front impérialiste ou l’autre est un appui au capitalisme. C’est une trahison de toutes les espérances d’émancipation du prolétariat et de la cause du socialisme.
Le seul chemin pour sortir de la logique de la guerre passe seulement par la reprise de la lutte de classe au Kosovo comme dans le reste de l’Europe, aux États-Unis comme en Russie.” (Tract du BIPR, “Capitalisme veut dire impérialisme, impérialisme veut dire guerre”, 25 mars 1999)
2. La guerre en Serbie, loin de poursuivre des objectifs humanitaires en faveur de telle ou telle population, est la conséquence logique de l'affrontement inter-impérialiste au niveau mondial :
“Les avertissements et les pressions sur la Turquie, et même la guerre contre l'Irak, n'ont pas arrêté la répression et le massacre des kurdes ; comme les avertissements et les pressions sur Israël n'ont pas arrêté la répression et le massacre des palestiniens. Les missions de l’ONU, les soi-disant forces d'interposition, les embargos, n'ont ni évité ni arrêté la guerre hier en ex-Yougoslavie, entre Serbie et Croatie, entre Croatie, Serbie et Bosnie, de tous contre tous. Et l’intervention militaire des bourgeoisies occidentales organisée par l'OTAN contre la Serbie n'évitera pas la ‘purification ethnique’ contre les kosovars, comme elle n'a pas évité non plus le bombardement de Belgrade et de Pristina.
Les missions humanitaires de l'ONU (...) ont tout au plus ‘préparé’ le terrain à des répressions et des massacres encore plus horribles. C’est la démonstration que la vision et l'action humanitaires et pacifistes sont en réalité simplement illusoires et donc impuissantes.” (“La véritable opposition aux interventions militaires et à la guerre est la lutte de classe du prolétariat, sa réorganisation classiste et internationaliste contre toutes les formes d'oppression bourgeoise et de nationalisme”, supplément à Il comunista, n°64-65, avril 1999).
3. Cette guerre, au-delà de l'unité de façade, exprime un affrontement entre les puissances impérialistes engagées dans l'alliance atlantique et principalement entre les États-Unis d'une part et l'Allemagne et la France d'autre part :
“la ferme volonté des États-Unis de créer un ‘casus belli’ par l’intervention directe contre la Serbie est apparue pendant les pourparlers de Rambouillet : ces colloques, loin de chercher une solution pacifique à la question inextricable du Kosovo, devait servir au contraire à rejeter la responsabilité de la guerre sur le gouvernement yougoslave. (...) Le vrai problème pour les États-Unis était en fait celui de leur propres alliés et Rambouillet a servi à les presser et leur imposer l’approbation à l'intervention de l'OTAN (...).” (Il Partito comunista, n°266, avril 1999)
“Pour empêcher que se consolide un nouveau bloc impérialiste capable de s’opposer au premier, les États-Unis poussent à l'extension de l’OTAN à l’aire entière des Balkans ainsi qu’à l’Europe de l’Est (...) Ils prétendent (...), peut-être le point le plus important, infliger un coup dur aux aspirations européennes à jouer un rôle impérialiste autonome.
Les européens, à leur tour, font bonne figure dans ce maudit jeu en soutenant l’action militaire de l'OTAN seulement pour ne pas risquer d'être complètement exclus d'une région d’une telle importance.” (Tract du BIPR, “Capitalisme veut dire impérialisme, impérialisme veut dire guerre”, 25 mars 1999)
4. Le pacifisme, comme toujours, démontre encore une fois qu’il est l’instrument non pas de la lutte de la classe ouvrière et des masses populaires contre la guerre, mais le moyen destiné à les endormir, utilisé par les partis de gauche, ce qui confirme le rôle de ces derniers de sergent-recruteur de tout futur carnage :
“Ceci veut dire abandonner toute les illusions pacifistes et réformistes qui désarment et se tourner vers des objectifs et des méthodes de luttes classistes qui ont toujours appartenu à la tradition prolétarienne (...)” (Il Programma comunista, n°4, 30 avril 1999)
“Le front bigarré (...) adresse le même appel pacifiste à tous ceux dont le capital se sert pour faire la guerre : la Constitution, les Nations Unies, les gouvernements (...). Enfin, et ce qui en devient ridicule, on demande à ce même gouvernement qui est en train de faire la guerre... d’être gentil et d’oeuvrer pour la paix.” (Battaglia Comunista, n°5, mai 1999)
Comme on peut le constater, il s’agit d’une pleine convergence sur toutes les questions de fond sur le conflit des Balkans entre les différentes organisations qui font partie du milieu politique révolutionnaire. Toutefois, il existe naturellement aussi des divergences qui concernent une approche différente de l'analyse de l'impérialisme dans la phase actuelle et du rapport de forces entre les classes. Mais, sans sous-estimer ces divergences, nous considérons que les aspects qui les unissent sont de très loin plus importants et significatifs que ceux qui les distinguent par rapport aux enjeux du moment et c’est sur cette base que, le 29 mars 1999, nous avons lancé un appel à l'ensemble de ces groupes[2] [419] pour prendre une initiative commune contre la guerre :
“Camarades, ...
Aujourd'hui, les groupes de la gauche communiste sont les seuls à défendre ces positions classiques du mouvement ouvrier. Seuls les groupes qui se rattachent à ce courant, le seul qui n'ait pas trahi au cours de la seconde guerre mondiale, peuvent apporter une réponse de classe aux interrogations qui ne manqueront pas de se faire jour au sein de la classe ouvrière. Leur devoir est d'intervenir le plus largement possible au sein de la classe pour y dénoncer les flots de mensonge que déversent tous les secteurs de la bourgeoisie et y défendre les principes internationalistes que nous ont légués l'Internationale communiste et ses Fractions de gauche. Pour sa part, le CCI a déjà publié un tract dont nous vous envoyons ici une copie. Mais nous pensons que la gravité des enjeux mérite que l'ensemble des groupes qui défendent une position internationaliste publie et diffuse une prise de position commune affirmant les principes de classe prolétarien contre la barbarie guerrière du capitalisme. C'est la première fois depuis plus d'un demi-siècle que les principaux brigands impérialistes mènent la guerre en Europe même, c'est-à-dire le théâtre principal des deux guerres mondiales en même temps que la principale concentration prolétarienne du monde. C'est dire la gravité de la situation présente. Elle donne la responsabilité aux communistes d'unir leurs forces afin de faire entendre le plus fort possible la voix des principes internationalistes, afin de donner à l'affirmation de ces principes l'impact le plus grand possible que le permettent nos faibles forces.
Il est clair pour le CCI qu'une telle prise de position serait différente par certains aspects de celle contenue dans le tract que nous avons publié puisque nous savons bien qu'il existe au sein de la Gauche communiste des désaccords sur certains aspects de l'analyse que nous pouvons faire de tel ou tel aspect de la situation mondiale. Cependant nous sommes fermement convaincus que l'ensemble du groupe de la Gauche communiste peuvent parvenir à un document réaffirmant les principes fondamentaux de l'internationalisme sans édulcorer ces principes. C'est pour cela que nous vous proposons que nos organisations se rencontrent le plus rapidement possible afin d'élaborer un appel commun contre la guerre impérialiste, contre tous les mensonges de la bourgeoisie, contre toutes les campagnes du pacifisme et pour la perspective prolétarienne de renversement du capitalisme.
En faisant cette proposition, nous nous estimons fidèles à la politique menée par les internationalistes, et particulièrement par Lénine, lors des conférences de Zimmerwald et de Kienthal en 1915 et 1916. Une politique qui fut capable de surmonter ou laisser de côté les divergences pouvant subsister entre différents secteurs du mouvement ouvrier européen pour affirmer clairement la perspective prolétarienne face à la guerre impérialiste. Evidemment, nous sommes ouverts à toute autre initiative que pourrait prendre votre organisation, à toute proposition permettant de faire entendre le point de vue prolétarien face à la barbarie et aux mensonges de la bourgeoisie. (...)
Nous vous adressons nos salutations communiste.
______________________________
Malheureusement les réponses à cet appel n'ont pas été à la hauteur de la situation et de notre attente. Deux des formations bordiguistes, Il Comunista-Le Prolétaire et Il Partito Comunista, n'ont pas encore répondu à l'appel, malgré une seconde lettre de proposition envoyée le 14 avril 1999 pour solliciter une réponse. Le troisième groupe bordiguiste, Programma comunista, avait promis une réponse écrite (négative), mais nous n'avons rien reçu. Enfin le BIPR nous a fait l'honneur de répondre à notre invitation par un refus fraternel. Il est évident que nous ne pouvons que regretter l’échec de cet appel, outre qu’il confirme une fois de plus, s’il en était encore besoin, les difficultés dans lesquelles se trouve aujourd'hui le milieu politique prolétarien, encore fortement imprégné de l’engourdissement sectaire du climat contre-révolutionnaire dans lequel ce milieu s'est reconstitué. Mais en ce moment, par rapport au problème de la guerre, notre préoccupation principale n'est pas d'alimenter encore plus les frictions dans le milieu politique prolétarien en développant une polémique sur l'irresponsabilité que constitue une réponse négative ou une absence de réponse à notre appel, mais de développer jusqu’au bout les arguments qui militent en faveur de la nécessité et de l'intérêt pour la classe ouvrière qu'une initiative commune soit prise par l'ensemble des groupes internationalistes. Pour faire cela nous analyserons les arguments opposés par le BIPR (le seul qui nous ait répondu !) soit par lettre soit dans les rencontres directes que nous avons eues avec ce groupe, en considérant que beaucoup des arguments du BIPR pourraient être avec une forte probabilité ceux que nous auraient donnés les groupes bordiguistes, si seulement ils avaient daigné nous répondre. De cette façon nous espérons réussir à faire avancer notre proposition d'initiative commune face à tous les camarades et toutes les formations politiques de la classe ouvrière et obtenir un meilleur résultat dans le futur.
Le premier argument utilisé par le BIPR est que les positions des divers groupes sont trop différentes, motif pour lequel une prise de position commune serait “de profil politique très bas” et donc peu efficace pour “faire sentir le point de vue prolétarien face à la barbarie et aux mensonges de la bourgeoisie” (de la lettre de réponse du BIPR à notre appel).
Et, en appui à ces affirmations, il ajoute :
“Il est vrai que ‘aujourd'hui les groupes de la gauche communiste sont les seuls à défendre les positions classiques du mouvement ouvrier’, mais il est vrai que chaque courant le fait d’une manière qui aujourd'hui apparaît radicalement différente. Nous n'indiquerons pas les différences spécifiques que tout observateur attentif peut facilement relever ; nous nous limitons à souligner que ces différences marquent une décantation très importante entre les forces qui se réclament d’une Gauche communiste générique. ...” (Ibidem)
Ceci est exactement le contraire de ce que nous venons juste de démontrer. Les citations rapportées au début de l’article pourraient facilement être changées entre les différents groupes sans produire aucune déformation politique et, prises tout ensemble, fournir les éléments politiques de base d'une possible prise de position commune dont a tant besoin la classe ouvrière en ce moment.
Pourquoi alors le BIPR parle de “divergences radicales” qui rendraient inefficaces les efforts pour une initiative en commun ? Parce que le BIPR met sur le même plan les positions de fond (l’attitude défaitiste face à la guerre) et les analyses politiques de la phase actuelle (les causes de la guerre en Serbie, le rapport de forces entre bourgeoisie et prolétariat...). Nous ne cherchons certainement pas à sous-estimer l'importance des divergences actuelles dans le milieu politique prolétarien sur ces analyses. Nous reviendrons sur ces arguments dans un prochain article et notre critique à ce que nous considérons être une position économiste développée en particulier par Battaglia Comunista et par Il Partito comunista. Actuellement nous estimons que le problème le plus important est la sous-estimation que le BIPR, et avec lui tous les autres groupes cités, exprime en ce qui concerne l'écho que pourrait avoir une telle initiative.
Ce n'est pas pour rien si, pour réfuter cette possibilité, le BIPR est contraint de s'attaquer à la signification des conférences de Zimmerwald et de Kienthal et qu'il arrive à les sous-estimer énormément.
“Pour cette raison la référence à Zimmerwald et Kienthal présente dans votre lettre-appel n’est d'aucune référence avec la situation historique actuelle.
Zimmerwald et Kienthal n'ont pas été des initiatives bolcheviks ou de Lénine, mais plutôt des socialistes italiens et suisses qui s’y sont réunis et majoritairement les tendances ‘radicales’ internes aux partis de la Seconde internationale. Lénine et les bolcheviks vont y participer pour pousser à la rupture avec la 2e Internationale mais :
Donc présenter la participation des bolcheviks aux conférences de Zimmerwald et Kienthal comme modèle auquel se référer dans la situation actuelle n'a pas de sens.” (Lettre de réponse du BIPR à notre appel)
Dans ce passage, après avoir rappelé des choses évidentes comme le fait que les conférences ont été à l’initiative des socialistes italiens et suisses et non des bolcheviks (mais c’est peut-être déshonorant ?), que Lénine y a participé avec l'intention de pousser à la rupture avec la 2e internationale et que, par conséquent ajoutons-nous, Lénine est resté en minorité absolue dans les deux conférences, on finit par lancer l’anathème à ceux qui présentent “les conférences de Zimmerwald et Kienthal comme modèle auquel se référer dans la situation actuelle.”
Or, le BIPR ne comprend pas –évidemment par inattention à la lecture de notre appel– ce que nous-mêmes affirmons : c'est “la politique menée par les internationalistes, et particulièrement par Lénine, lors des conférences de Zimmerwald et de Kienthal en 1915 et 1916 (qui a été capable) d'affirmer clairement la perspective prolétarienne face à la guerre impérialiste”. Le problème est que le BIPR semble ignorer l'histoire même de notre classe. S'il est vrai en fait que les bolcheviks, à la “gauche du mouvement ouvrier” de l’époque, ont toujours cherché à pousser le plus loin possible les résultats de ces conférences, ils n’ont jamais imaginé rester en dehors parce qu’ils comprenaient la nécessité de se rassembler dans un moment de décantation politique particulièrement forte et cruciale comme celui du début du siècle. Lénine lui-même y a mené un travail très important animant ce qui s’est appelé “la gauche de Zimmerwald”, le creuset à partir duquel ont été forgées les forces politiques qui permettront la construction de la 3e Internationale. Et, encore à propos du fait que “Zimmerwald et Kienthal n'ont pas été des initiatives bolcheviks”, voilà ce que pensait la gauche révolutionnaire de Zimmerwald :
“Le manifeste accepté par la conférence ne nous satisfait pas complètement. Dans celui-ci il n’y a rien de particulier sur l'opportunisme déclaré ou sur ce qui se cache derrière les phrases radicales –de cet opportunisme qui non seulement porte la principale responsabilité de l’effondrement de l’Internationale, mais qui de plus veut se perpétuer. Le manifeste ne spécifie pas clairement les moyens pour s’opposer à la guerre. (...)
Nous acceptons le Manifeste parce que nous le concevons comme un appel à la lutte et parce que, dans cette lutte, nous voulons marcher, côte à côte, avec les autres groupes de l’Internationale. (...)”
(Déclaration de la Gauche zimmerwaldienne à la conférence de Zimmerwald, signée par N.Lénine, G.Zinoviev, Radek, Nerman, Höglung et Winter et rapportée dans Les origines de l'Internationale communiste, de Zimmerwald à Kienthal, J.Humbert-Droz, éditions Guanda)
Et voilà ce que disait Zinoviev le lendemain de la conférence de Kienthal :
“Nous, zimmerwaldiens, avons l'avantage de nous être déjà retrouvés au niveau international, alors que les sociaux patriotes ne l'ont pas encore pu. Nous devons donc mettre à profit cet avantage pour organiser la lutte contre le social patriotisme (...).
Au fond, la résolution représente un pas en avant. Ceux qui confrontent cette résolution avec le projet de la gauche zimmerwaldienne, en septembre 1915, et avec les écrits de la gauche allemande, hollandaise, polonaise et russe, devront admettre que nos idées ont été alors dans le sens des principes acceptées par la Conférence (...).
Lorsqu’on fait le point, la seconde Conférence de Zimmerwald représente un pas en avant. La vie travaille pour nous (...).
La Seconde Conférence de Zimmerwald sera politiquement et historiquement un nouveau pas en avant sur la voie de la 3e internationale.” (G. Zinoviev, Ibidem)
En conclusion, Zimmerwald et Kienthal ont constitué deux étapes cruciales dans la bataille que les révolutionnaires ont conduit pour le rapprochement des révolutionnaires et leur séparation d’avec les social-patriotes traîtres en vue de la constitution de la 3e Internationale.
Les bolcheviks et Lénine ont été capables de comprendre ce que représentait pour les ouvriers isolés et désespérés sur les fronts, le Manifeste de Zimmerwald : un immense espoir et une sortie de l’enfer. C’est ce que ne comprend malheureusement pas le BIPR. Il y a des moments dans l’histoire où une avancée des révolutionnaires est plus importante que mille programmes les plus clairs politiquement, pour paraphraser ce que disait Marx.
La dernière chose qui reste à comprendre, en ce qui concerne spécifiquement le BIPR, est comment cette organisation, qui il y a encore quelques mois et depuis quelques années, a pris avec nous toute une série d'initiatives communes dont les plus significatives sont :
refuse maintenant toute initiative de ce type. Quand nous avons posé la question aux camarades de Battaglia comunista, ceux-ci nous ont répondu que sur la révolution russe on pouvait travailler ensemble parce que “les leçons étaient acquises depuis beaucoup de temps”, il s'agit là d’analyses consolidées, de choses du passé, alors que la guerre est un problème différent, actuel, qui a des implications sur les perspectives. Or, à part le fait que, outre les réunions publiques sur la révolution d'octobre, c’est aussi l'intervention faite aux conférences en Russie qui ne concernait absolument pas le passé, mais par définition le présent et le futur du mouvement ouvrier, et ce qui est curieux c’est que la même discussion sur Octobre 1917 est présentée comme un élément d'archéologie politique plutôt que comme un instrument pour affiner les armes d'intervention dans la classe ouvrière aujourd'hui. En somme, encore une fois, les arguments du BIPR sont non seulement pas valables, mais en plus ils sont faux.
En réalité, à y regarder de près, ce retournement du BIPR n’est pas tellement mystérieux parce qu'il a été annoncé et correspond à ce que les camarades ont écrit dans leurs conclusions de la “Résolution sous le travail international” du 6e congrès de Battaglia comunista, adoptées par l'ensemble du Bureau et rapportées dans la réponse du BIPR à notre appel :
“C’est maintenant un principe acquis de notre ligne de conduite politique que, sauf dans des circonstances très exceptionnelles, toutes les nouvelles conférences et réunions internationales entreprises par le Bureau et ses organisations doivent se situer complètement dans le sens qui mène à la consolidation, au renforcement et à l’extension des tendances révolutionnaires du prolétariat mondial. Le Bureau International pour le Parti révolutionnaire et les organisations qui lui appartiennent adhèrent à ce principe. (...) Et il est clair à partir du contexte et de l’ensemble des autres documents du Bureau que par ‘tendances révolutionnaires du prolétariat’ nous entendons toutes les forces qui vont former le Parti International du prolétariat. Et, –étant donné la méthode politique actuelle de votre organisation et des autres– nous ne pensons pas que vous puissiez en faire partie.”
Dans ce passage, au delà de l’évidence de la première partie, avec laquelle nous pouvons nous aussi être d'accord, “toutes les nouvelles conférences et réunions internationales (...) doivent se situer complètement dans le sens qui mène à la consolidation, au renforcement et à l’extension des tendances révolutionnaires du prolétariat mondial”, se cache l’idée selon laquelle le BIPR est, aujourd’hui la seule organisation crédible à l’intérieur de la gauche communiste (d’où vient cette auto-proclamation d’un type nouveau au sin du mouvement ouvrier ; mais le BIPR a peut-être comme le pape un “arrangement avec le ciel”), étant donné la nature “idéaliste” du CCI et la “sclérose” des bordiguistes : “étant donné la méthode politique actuelle de votre organisation et des autres, nous ne pensons pas que vous puissiez faire partie” du “Parti International du prolétariat”. Pour cela, autant vaut suivre directement sa propre voie par rapport aux organisations soeurs, mais sans perdre du temps à faire des conférences ou initiatives communes qui auraient des résultats stériles et sans perspective.
C’est la seule position claire du BIPR, mais complètement incohérente ou pour le moins avec des raisons tout à fait spécieuses.
Nous reviendrons sur ces aspects. En ce qui nous concerne nous savons que le parti naîtra de la confrontation et de la décantation politiques qui se fera inévitablement au sein des organisations révolutionnaires existantes.
[1] [420] Voir dans nos différents organes de presse territoriale des mois d'avril, mai, juin 1999 la dénonciation des formations faussement révolutionnaire présentes dans chaque pays.
[2] [421] Bureau International pour le Parti Révolutionnaire (Partito Comunista Internazionalista qui publie Battaglia Comunista en Italie et Communist Workers Organisation qui publie Revolutionary Perspectives en Grande-Bretagne) ; Partito Comunista Internazionale (qui publie Il Comunista en Italie et Le Prolétaire en France) ; Partito Comunista Internazionale (qui publie Il Partito Comunista) ; Partito Comunista Internazionale (qui publie Il Programma Comunista en Italie, Cahiers Internationalistes en France, Internationalist Papers en Grande-Bretagne)
Après le Kosovo, le Timor
oriental ; après le Timor, la Tchétchénie. Le sang d'un massacre n'est pas
encore séché qu'il coule de nouveau à flots en un autre lieu de la planète. En
même temps, le continent africain n'en finit pas d'agoniser : aux guerres
endémiques qui saignent jour après jour l'Erythrée, le Soudan, la Somalie, le
Sierra Leone, le Congo, et bien d'autres pays encore, sont venus s'ajouter
récemment de nouveaux massacres au Burundi et un affrontement entre les deux
“amis” Rwandais et Ougandais, alors que la guerre reprend de plus belle en
Angola. Nous sommes vraiment loin des prophéties du président américain Bush,
il y a exactement dix ans, lors de l'effondrement du bloc de l'Est, annonçant
“un nouvel ordre mondial fait de paix et de prospérité”. La seule paix qui a
fait des progrès, au cours de la dernière décennie, c'est la paix des
cimetières.
En fait, jour après jour, se confirme la réalité de l'enfoncement de la société capitaliste dans le chaos et la décomposition.
Les massacres (des milliers de morts) et les destructions (dans certaines agglomérations, il y a entre 80 et 90% de maisons brûlées) qui viennent de ravager le Timor oriental ne sont pas chose nouvelle dans ce pays. Une semaine après que le Portugal lui ait donné son indépendance en mai 1975, les troupes indonésiennes l'avaient envahi pour en faire, un an plus tard, la 27ème province de l'Indonésie. Les massacres et les famines avaient fait à cette occasion entre 200 000 et 300 000 morts dans une population qui comprenait moins d'un million de personnes. Cependant, il ne faudrait pas considérer ce qui vient de se passer au Timor oriental comme un pâle “remake” des événements de 1975. A cette époque, il y avait déjà de nombreux conflits qui étaient souvent meurtriers (la guerre du Vietnam ne prend fin qu'en 1975). Mais l'extermination systématique de populations civiles sur la base de leur appartenance ethnique faisait encore figure d'exception alors qu'elle est devenue aujourd'hui la règle. Les massacres de Tutsis en 1994 au Rwanda ne sont pas une particularité “africaine” liée au sous-développement de ce continent. La même tragédie s'est produite il y a quelques mois au cœur de l'Europe, au Kosovo. Et si, aujourd'hui, on assiste au Timor à une répétition de tels actes barbares, c'est bien comme une manifestation de la barbarie présente du capitalisme, du chaos dans lequel s'enfonce ce système, qu'il faut les considérer et non comme un problème spécifique de ce pays lié à une décolonisation ratée il y a 25 ans.
Le fait que la période actuelle se distingue nettement de celle d'avant l'effondrement du bloc de l'Est s'illustre parfaitement dans la nouvelle guerre qui ravage aujourd'hui la Tchétchénie. Il y a dix ans, l'URSS avait perdu en quelques semaines son bloc impérialiste qu'elle avait dominé d'une poigne de fer pendant quatre décennies. Mais comme cet effondrement du bloc découlait en premier lieu d'une crise économique et politique catastrophique de sa puissance dominante, crise qui avait conduit celle-ci à une totale paralysie, il portait en lui l'explosion de l'URSS elle-même : les républiques baltes, caucasiennes, d'Asie centrale et même d'Europe de l'Est (Ukraine, Biélorussie) ont voulu imiter l'exemple de la Pologne, de la Hongrie, de l'Allemagne de l'Est, de la Tchécoslovaquie, etc. En 1992, la messe était dite et la Fédération de Russie se retrouvait seule. Mais cette dernière, elle-même comportant de multiple nationalités, commençait à être victime du même processus de désagrégation concrétisé par la guerre de Tchétchénie entre 1994 et 1996. Cette guerre, après avoir fait plus de 100 000 morts des deux côtés et avoir détruit les principales villes du pays, s'était soldée par une défaite russe et l'indépendance de fait de la Tchétchénie.
L'entrée au Daghestan, au mois d'août, des troupes islamistes du tchétchène Chamil Bassaïev et de son compère, le jordanien Khattab, ont constitué le point de départ d'une nouvelle guerre en Tchétchénie. Cette nouvelle guerre est un concentré des manifestations de la décomposition qui affecte l'ensemble du capitalisme[1] [426].
D'une part, elle est une retombée de l'effondrement de l'URSS qui a constitué, jusqu'à présent, la manifestation la plus importante de la phase de décomposition dans laquelle s'enfonce la société bourgeoise. D'autre part, elle met en jeu la montée de l'intégrisme islamique qui révèle elle aussi, dans toute une série de pays (Iran, Afghanistan, Algérie, etc.), la décomposition du système et dont la contrepartie, dans les pays avancés, peut être trouvée dans la montée de la violence urbaine, de la drogue et des sectes.
Par ailleurs, s'il est vrai, comme l'affirment de nombreuses sources (et c'est tout à fait vraisemblable), que Bassaïev et sa clique sont financés par le milliardaire mafieux Berezovski, l'éminence grise de Eltsine, ou bien que les explosions de Moscou du mois de septembre sont le fait des services secrets russes, nous aurions là d'autres manifestations de la décomposition du capitalisme qui sont loin de s'arrêter à la seule Russie : l'utilisation de plus en plus fréquente du terrorisme par les Etats bourgeois eux-mêmes (et pas seulement par des petits groupes incontrôlés), la montée de la corruption en leur sein. En tout état de cause, même si les “services” russes ne sont pas derrière les attentats, ces derniers ont été utilisés par les autorités pour créer un puissant sentiment xénophobe en Russie justifiant cette nouvelle guerre contre la Tchétchénie. Cette guerre est voulue par l'ensemble des secteurs politiques russes (à l'exception de Lebed, signataire des accords de Kassaviourt en août 1996 avec la Tchétchénie), depuis les staliniens de Ziouganov jusqu'aux “démocrates” du maire de Moscou, Loujkov. Et justement, que l'ensemble de l'appareil politique de Russie, malgré le fait que sa majorité dénonce la corruption et l'impéritie de la clique d'Eltsine, soutienne sa fuite en avant dans une aventure qui ne pourra qu'aggraver la catastrophe économique et politique dans laquelle s'enfonce ce pays en dit long sur le chaos croissant qui le gagne.
Il y a quelques mois, l'offensive militaire des armées de l'OTAN en Yougoslavie avait été couverte de la feuille de vigne de “l'ingérence humanitaire”. Il avait fallu un mitraillage intensif d'images de la détresse des réfugiés kosovars et des charniers découverts après le retrait des troupes serbes du Kosovo pour faire oublier aux populations des pays de l'OTAN le fait que cette intervention militaire avait eu comme première conséquence de déchaîner “l'épuration ethnique” des milices de Milosevic contre les albanais de cette province.
Aujourd'hui, avec le Timor oriental, l'hypocrisie bat de nouveaux records. Lorsque, en 1975-76, cette région avait été annexée par l'Indonésie de Suharto, une annexion qui avait provoqué la mort de près d'un tiers de sa population, les médias, et encore moins les gouvernements occidentaux, ne s'étaient guère préoccupés de cette tragédie. Même si l'assemblée générale de l'ONU n'avait pas reconnu l'annexion, les grands pays occidentaux avaient apporté un soutien sans faille à Suharto en qui ils voyaient le garant de l'ordre occidental dans cette partie du monde[2] [427]. Les Etats-Unis, notamment avec leurs livraisons d'armes et l'entraînement des troupes de choc indonésiennes (les mêmes qui ont organisé les milices anti-indépendantistes recrutées parmi les voyous timorais), s'étaient évidemment distingués dans ce soutien au bourreau du Timor. Mais ils n'avaient pas été les seuls puisque la France et la Grande-Bretagne avaient poursuivi leurs livraisons d'armes à Suharto (le “Secret Action Service” de ce dernier pays ayant par ailleurs entraîné aussi les troupes d'élite indonésiennes). Quant au pays qui est présenté aujourd'hui comme le “sauveur” des populations est-timoraises, l'Australie, il fut le seul à reconnaître l'annexion du Timor oriental (dont il fut récompensé en 1981 par une participation à l'exploitation des gisements de pétrole au large du Timor). Récemment encore, en 1995, ce pays a signé avec l'Indonésie un traité de coopération militaire visant notamment le “terrorisme” -parmi lequel il fallait évidemment compter la guérilla indépendantiste du Timor oriental.
Aujourd'hui, tous les médias sont mobilisés pour montrer la barbarie dont ont été victimes les populations de ce pays après qu'elles aient voté massivement pour l'indépendance. Et cette mobilisation médiatique est évidemment venue soutenir l'intervention des forces sous commandement australien mandatées par l'ONU. Comme au Kosovo, les campagnes sur les “droits de l'homme” ont précédé une intervention armée. Une nouvelle fois, les organisations humanitaires (les multitudes d'ONG) sont arrivées dans les valises des militaires, permettant d'avaliser le mensonge que l'ingérence armée n'a pas d'autre objectif que celui de défendre des vies humaines (et sûrement pas de défendre des intérêts impérialistes).
Cependant, si le massacre des Albanais du Kosovo était parfaitement prévisible (et en fait il a été voulu par les dirigeants de l'OTAN pour justifier à posteriori l'intervention), celui des habitants du Timor oriental était non seulement prévisible mais ouvertement annoncé par ses protagonistes, les milices anti-indépendantistes. Malgré toutes les mises en garde, l'ONU a patronné sans sourciller la préparation du référendum du 30 août, livrant les est-timorais au massacre annoncé.
Quand on a demandé aux responsables de l'ONU pourquoi ils avaient été d'une telle imprévoyance, un de ses diplomates a répondu calmement que : “l'ONU n'est que la somme de ses membres”[3] [428]. Et effectivement, pour le principal pays de l'ONU, les Etats-Unis, le discrédit qui a frappé cette organisation n'était pas une mauvaise chose. C'était un moyen de remettre les pendules à l'heure après la conclusion de la guerre du Kosovo où une opération débutée sous l'égide américaine, avec les bombardements de l'OTAN, s'est achevée par un retour en force de l'ONU dont le contrôle échappe de plus en plus aux Etats-Unis du fait du poids qu'y exercent nombre de pays qui s'opposent à la tutelle US, notamment de la France.
La position des Etats-Unis avait d'ailleurs été clairement affichée à plusieurs reprises par ses principaux responsables :
“Il n'est pas question d'envoyer des troupes de l'ONU à court terme, les indonésiens doivent eux-mêmes reprendre le contrôle des différentes factions qui existent au sein de la population.” (Peter Burleigh, ambassadeur adjoint américain aux Nations Unies)[4] [429]. Voilà qui était bien dit lorsqu'il était plus qu'évident que la “faction” anti-indépendantiste était à la botte de l'armée indonésienne. “Ce n'est pas parce que nous avons bombardé Belgrade que nous allons bombarder Dili” (Samuel Berger, chef du Conseil national de sécurité à la Maison Blanche). “Le Timor oriental n'est pas le Kosovo” (James Rubin, porte parole du Département d'Etat )[5] [430].
Ce sont des propos qui ont au moins le mérite de mettre en évidence l'hypocrisie et le double langage de Clinton quelques mois auparavant, juste à la fin de la guerre du Kosovo, quand il claironnait : “Que vous viviez en Afrique, en Europe centrale ou n'importe où ailleurs, si quelqu'un veut commettre des crimes de masse contre une population civile innocente, il doit savoir que, dans la mesure de nos possibilités, nous l'en empêcherons.”[6] [431]
En fait, la position de “non intervention” des Etats-Unis ne s'explique pas seulement par la volonté de rabattre le caquet de l'ONU. Plus fondamentalement, outre le fait que la première puissance mondiale ne tenait pas à “heurter la sensibilité” de son fidèle allié de Djakarta (avec qui elle avait encore fait le 25 août des manœuvres conjointes autour du thème “les activités de secours et humanitaires en situation de désastre” !), il s'agissait de lui apporter son plein soutien dans l'opération de police que représentaient pour l'Etat indonésien les massacres perpétrés par les milices. En fait, pour l'armée indonésienne (qui détient l'essentiel du pouvoir), même si elle savait qu'elle ne pourrait pas garder indéfiniment le contrôle du Timor oriental (et c'est pour cela qu'elle a consenti à l'intervention des troupes mandatées par l'ONU), les massacres qu'elle a orchestrés au lendemain du référendum avaient pour objectif de donner un avertissement à tous ceux qui, dans l'immense archipel indonésien, auraient d'autres velléités indépendantistes. Les populations de Sumatra du Nord, des Célèbes ou des Moluques qui se laissent tenter par les sirènes de divers mouvements nationalistes devaient être averties. Et cet objectif de la bourgeoisie indonésienne est parfaitement partagé par les bourgeoisies des autres Etats de la région (Thaïlande, Birmanie, Malaisie) eux mêmes confrontés à des problèmes de minorités ethniques. Il est également pleinement partagé par la bourgeoisie américaine qui s'inquiète de la déstabilisation de cette région du monde qui viendrait s'ajouter à celle de toute une série d'autres régions.
Dans l'opération de “retour à l'ordre” du Timor oriental, opération qui ne pouvait pas ne pas avoir lieu, sous peine de discréditer l'idéologie “humanitaire” déversée à flots au cours des dernières années, les Etats-Unis ont délégué le travail à l'Australie, ce qui présentait pour eux l'avantage de ne pas se compromettre directement auprès de Djakarta tout en poussant en avant leur plus fidèle et solide allié dans cette région. C'est réciproquement une bonne occasion pour l'Australie de concrétiser ses projets de renforcement de ses positions impérialistes dans la région (même au prix d'une brouille temporaire avec l'Indonésie). Pour la première puissance mondiale, il est en effet fondamental de maintenir une forte présence, par alliés interposés, dans cette partie du monde car elle sait que le développement général des tensions impérialistes contenues dans la situation historique actuelle porte avec lui la menace d'une avancée de l'influence des autres deux grandes puissances qui peuvent prétendre jouer un rôle dans la région, le Japon et la Chine.
C'est le même type de préoccupations géostratégiques qui permet d'expliquer l'attitude présente des Etats-Unis et des autres puissances face à la guerre en Tchétchénie. Dans cette région, les civils sont écrasés jour après jour par les bombardements de l'aviation russe. C'est par centaines de milliers qu'on compte les réfugiés et, à l'approche de l'hiver, ce sont des dizaines de milliers de familles qui ont perdu leur maison. Face à ce nouveau “désastre humanitaire” qui dure depuis des semaines, les dirigeants occidentaux font entendre leur voix. Clinton se déclare “inquiet” de la situation en Tchétchénie et Laurent Fabius, président de l'Assemblée nationale française, affirme tout net qu'il faut s'opposer à toutes les velléités de sécession au sein de la Fédération de Russie.
Bien que les médias continuent de faire vibrer la fibre humanitaire, il existe un consensus, y compris entre des pays qui s'affrontent souvent par ailleurs (tels la France et les Etats-Unis), pour ne pas créer la moindre difficulté à la Russie et la laisser poursuivre les massacres. En fait, tous les secteurs de la bourgeoisie occidentale sont intéressés à éviter une nouvelle aggravation du chaos dans lequel s'enfonce le pays le plus étendu du monde, à cheval sur deux continents, par ailleurs encore détenteur de milliers d'armes atomiques.
Aux deux extrêmes de l'immense continent asiatique, le plus peuplé de la planète, la bourgeoisie mondiale est confrontée aux menaces croissantes de chaos. Ce continent avait déjà subi, durant l'été 1997, les attaques brutales de la crise contribuant à déstabiliser la situation politique de certains pays, comme on l'a vu particulièrement en Indonésie (qui sans faire partie de l'Asie proprement dite, est toute proche de ce continent). En même temps, les facteurs de chaos se sont accumulés, notamment avec la radicalisation de conflits traditionnels comme celui entre l'Inde et le Pakistan, au début de l'été 1999. Le risque qui pèse à terme sur l'ensemble du continent asiatique, c'est celui d'une explosion des antagonismes comme ceux qui affectent aujourd'hui le Caucase, le développement d'une situation similaire à celle du continent africain, mais avec des conséquences évidemment bien plus catastrophiques encore pour l'ensemble de la planète.
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Le chaos qui s'étend de plus en plus dans le monde constitue évidemment une réelle préoccupation pour tous les secteurs de la bourgeoisie mondiale, notamment pour les dirigeants des grandes puissances. Mais cette préoccupation est impuissante. La volonté de garantir un minimum de stabilité se heurte en permanence aux intérêts contradictoires des différents secteurs nationaux de la classe dominante. Il en résulte que les pays avancés, les “grandes démocraties”, se comportent la plupart du temps en pompiers pyromanes, intervenant pour “stabiliser” une situation qu'ils ont grandement contribué à rendre chaotique (comme on l'a vu notamment dans l'ex Yougoslavie, et aujourd'hui au Timor).
Mais ce chaos qui se généralise dans l'arène impérialiste n'est lui-même qu'une expression de la décomposition générale de la société bourgeoise. Une décomposition qui résulte de l'incapacité de la part de la classe dominante de donner la moindre réponse, y compris celle qu'elle avait donnée en 1914 et en 1939, la guerre mondiale, à la crise insoluble de son économie. Une décomposition qui se manifeste par un véritable pourrissement sur pied de l'ensemble de la société. Un décomposition qui n'est pas réservée aux pays arriérés mais qui affecte aussi les grandes métropoles bourgeoises et dont le terrible accident ferroviaire du 5 octobre à Londres, capitale de la plus ancienne puissance capitaliste du monde (et non d'un quelconque pays du tiers monde), tout comme l'accident nucléaire du 30 septembre à Tokaimura au Japon, le pays de la “Qualité” et du “Zéro défaut”, constituent des manifestations au quotidien. Une décomposition qui ne pourra prendre fin qu'avec le capitalisme lui-même, lorsque le prolétariat renversera ce système qui est devenu aujourd'hui synonyme de chaos et de barbarie.
[1] [432] Pour une analyse de la décomposition du capitalisme, voir notamment “La décomposition du capitalisme” (Revue internationale n° 57) et “La décomposition, phase ultime de la décadence du capitalisme” (Revue internationale n° 62)
[2] [433] Le coup d'Etat de Suharto, en 1965, contre Soekarno jugé trop proche des pays “socialistes”, avait été réalisé grâce au soutien américain. Les autorités américaines avaient d'ailleurs particulièrement apprécié que leur aide à l'armée indonésienne l'ait “encouragé à agir contre le Parti communiste quand l'occasion s'était présentée” (suivant les termes de Mac Namara, chef du Pentagone à l'époque).
[3] [434] Le Monde du 16 septembre.
[4] [435] Libération du 5 septembre.
[5] [436] Le Monde du 14 septembre.
[6] [437] Le Monde du 16 septembre.
Il règne en cette fin d'année 1999 une sorte d'euphorie sur la “croissance économique”. En 1998, l'effondrement des “tigres” et des“dragons” du sud-est asiatique, celui du Brésil, du Venezuela et de la Russie avaient provoqué la crainte d'une récession et même d'une “dépression”, une peur qui semblerait aujourd'hui “injustifiée” selon les dires des grands medias bourgeois. Le millénaire semble se terminer sur une note optimiste qui vient alimenter la propagande à destination des grandes masses ouvrières : l'éloge du capitalisme, “le seul système économique viable”, toujours capable de faire face à ses crises. Bref le message est en substance : “le capitalisme se porte bien”.
Alors qu'au début 1999, certaines prévisions montraient la perspective d'une “récession” dans les pays développés, les résultats d'aujourd'hui affichent des “taux de croissance” non négligeables accompagnés d'un “recul du chômage”, selon les chiffres officiels bien sûr. Nous avions nous-mêmes écrit : “La plongée dans une récession ouverte qui sera encore plus profonde que les précédentes -certains parlent même de «dépression»- est en train de faire taire les discours sur une croissance économique durable promise par les «experts».” (Revue internationale n°96), ou encore : “Bien que les pays centraux du capitalisme aient échappé à ce sort jusqu'à présent [la banqueroute en Asie du sud est], ils sont en train de faire face à leur pire récession depuis la guerre -au Japon c’est déjà commencé.” (“Résolution sur la situation internationale”, Revue internationale n°97)
C'est un nouveau tour de passe-passe, un gros mensonge qu'on nous ressert sur l'état de l'économie mondiale. Au niveau de certains chiffres officiels, on assiste effectivement à un ralentissement moins fort que prévu de l'économie mondiale, notamment aux Etats-Unis, phénomène faussement qualifié de “boom” par les plumitifs de service. Mais en effet la durée de la croissance sans récession, même très faible, depuis 7 ou 8 ans, comme cela ne s'était pas vu depuis la 2e guerre mondiale, est le signe d'une certaine “prospérité”. Cependant ces chiffres sont trompeurs.
D'abord la bourgeoisie dispose d'artifices, par ses manipulations financières et monétaires, qui permettent de masquer le ralentissement de la croissance de la production réelle. Et s'il est de bon ton de proclamer la “poursuite de la croissance ininterrompue” et de vanter la bonne santé de l'économie dans les messages qui s'adressent à la population et en particulier à la classe ouvrière, dans les cercles plus restreints de la bourgeoisie qui a besoin d'une connaissance concrète et non mystifiée de l'état de l'économie, les discours sont déjà beaucoup plus nuancés. Quelques exemples valent la peine d'être cités. “Dans les scénarios de référence plus optimistes, la croissance prévue dans le monde est réduite de 50 % par rapport à la projection d'il y a un an, mais elle se maintient à 2 % environ en 1999 comme en 1998. Dans les variantes basses, elle disparaît pratiquement. La menace d'une récession globale nous paraît donc réelle en 2000. (...) Le boom américain face à la dépression des anciens dragons : incroyable renversement ! Mais il faut être lucide : c'est le regonflement de la bulle à Wall Street qui a permis de sauver l'expansion aux Etats-Unis, et donc ailleurs dans le monde. La "bulle Greenspan", diront les historiens. Pour les uns, le président de la Réserve fédérale est un magicien. Pour d'autres -c'est notre cas (le lecteur le sait bien)-, c'est un apprenti sorcier, car la correction sera à la mesure des excès commis. Elle est en bonne place dans les scénarios «pessimistes» des experts : 13 % de baisse à Wall Street pour le FMI, -30 % selon l'OCDE... Pourquoi ? Mais parce que l'ascension de la Bourse n'est en rien justifiée par la tendance de l'économie réelle, qui est déclinante.” (L'Expansion, octobre 1999) Ou encore : “Les mesures de stimulation de la Réserve Fédérale l'automne dernier ont semblé avoir écarté une catastrophe immédiate. Certains économistes et politiciens craignent que l'allègement de la politique monétaire ait accru significativement l'énorme déséquilibre qui domine maintenant l'économie américaine. (...) Le tableau pessimiste est qu'il est trop tard pour empêcher que le déséquilibre n'aboutisse à une débâcle complète. (...) L'inflation va reprendre de façon accélérée et la Bourse va s'effondrer. Cela va provoquer un nouvelle phase d'instabilité financière globale, endommager de façon significative la demande intérieure américaine, et peut-être même précipiter la récession mondiale contre laquelle le G7 a si durement travaillé pour l'éviter il y a un an.” (Financiel Times, FT, octobre 1999)
Peut-être avons-nous suivi à tort, il y a un an, le pronostic de la “récession” de l'économie, cela n'empêche que, concernant l'aggravation considérable de la crise, nous persistons et signons. Les experts de la bourgeoisie eux-mêmes sont bien obligés de le constater à leur manière : il n'existe aucune perspective d'amélioration durable de la situation économique. Au contraire, tout concourt à d'autres secousses dont, comme toujours, le prolétariat fera les frais.
Ensuite la récession n'est qu'une manifestation particulière de la crise capitaliste, elle est loin d'être la seule. Nous avions déjà mis en évidence l'erreur de ne prendre en compte que les indicateurs de “croissance” fournis par la bourgeoisie, qui se basent sur “l'accroissement des chiffres bruts de la production sans se préoccuper de quoi est faite cette production ni qui va la payer.” (Revue internationale n°59, 4e trim. 1989) Nous signalions à l'époque tous les autres éléments significatifs qui permettent de mesurer la réelle gravité de la crise : “l'accroissement vertigineux de l'endettement des pays sous-développés (...), la progression continue des dépenses d'armement (...), l'accélération du processus de désertification industrielle (...), l'énorme aggravation du chômage (...), une nouvelle aggravation des calamités qui frappent les pays sous-développés (...)” (Ibid.) Aujourd'hui ces éléments sont non seulement toujours présents, mais ils se sont aggravés. Et les facteurs comme l'endettement (de même d'ailleurs que les “calamités” en matière de sécurité ou de santé !) touchent désormais non seulement les pays de la périphérie mais aussi ceux du coeur du capitalisme industrialisé.
Le déficit commercial des Etats-Unis estimé officiellement à 40 milliards de dollars bat tous les records. Le “déficit budgétaire atteint plus de 300 milliards de dollars cette année, 3 % du Produit Intérieur Brut” (FT, Ibid.) La consommation interne qui se développe et constitue le facteur le plus “spectaculaire” de la “croissance” n'est pas basée sur une augmentation des salaires car, malgré les beaux discours, la tendance de ces dernières années a été à une baisse des salaires[1] [440]. Elle est surtout liée à des revenus d'actions boursières, dont la distribution s'est “démocratisée” (même si c'est surtout pour les cadres des entreprises auxquels sont distribuées des “Stock Options”). Et ces revenus ont été conséquents puisque liés aux “records” permanents de la Bourse de Wall Street. Cet accroissement de la consommation est donc particulièrement volatile car, au moindre retournement de tendance de la Bourse, ce sera une catastrophe pour nombre de travailleurs dont une bonne part des revenus ou retraites est placée sous forme d'actions. Le “taux de croissance” cache cette fragilité, tout comme il masque une nouvelle aberration historique du point de vue économique, le fait qu'aujourd'hui l'épargne est devenue négative aux Etats-Unis, c'est-à-dire que les ménages américains ont globalement plus de dettes que d'économies ! Ce que constatent les “spécialistes” : “(...) L'industrie américaine est en fait au bord de la récession. Cela est incompatible avec la hauteur des cours des actions à Wall Street, dont la valorisation est à un pic depuis 1926 ; les profits anticipés sont les plus élevés depuis la guerre. Tout cela est intenable, bien qu'essentiel au maintien de la confiance des ménages et à la diffusion de l'effet de richesse qui les incite à consommer toujours plus à crédit. Leur taux d'épargne est devenu négatif, phénomène jamais vu depuis la Grande Dépression. Comment l'atterrissage (inévitable) pourrait-il s'effectuer en douceur ?” (L'Expansion, Ibid.)
L'indicateur officiel de la manifestation ouverte de la crise, le ralentissement de la production, a une nouvelle fois été caché, la récession a été repoussée avec les mêmes palliatifs : l'endettement, la fuite en avant dans le crédit et la spéculation (les achats d'actions en l'occurrence). Pour la première fois le volume d'endettement aux Etats-Unis est supérieur à celui de l'épargne. Et un autre symbole de cette fuite en avant qui n'a plus aucun lien avec une production réelle de richesses, c'est que les plus fortes valeurs en bourse, ces derniers mois, ont été celles des sociétés qui fournissent des accès à Internet, en gros des vendeurs de vent ! La situation de l'économie mondiale est donc toujours plus fragile et porteuse de prochaines “purges” qui laisseront à nouveau sur le carreau des masses de prolétaires.
Enfin, dans la mesure où la “récession”, c'est-à-dire un “taux de croissance” négatif, constitue pour la bourgeoisie le symbole de la crise de son système, elle est un facteur de destabilisation et même parfois de panique dans les sphères capitalistes, ce qui contribue à amplifier encore le phénomène. C'est une des raisons qui explique que la bourgeoisie fait tout son possible pour éviter une telle situation.
Une autre raison, peut-être plus importante encore, est la nécessité de masquer la faillite de son système aux yeux de la classe ouvrière ; comme le disent les spécialistes, c'est “essentiel au maintien de la confiance des ménages et à la diffusion de l'effet de richesse qui les incite à consommer toujours plus à crédit.” Le “taux de croissance” qui s'effondre et c'est toute la propagande sur la validité du système capitaliste qui en est affectée; c'est aussi un encouragement à la lutte de classe et surtout à la réflexion, donc à la remise en question du système. C'est ce que la bourgeoisie craint par dessus tout.
D'ailleurs, pour les prolétaires jetés définitivement sur le pavé par millions, dans les pays dits “émergents” (comme ceux d'Asie du sud-est qui ne se remettront jamais de l'accélération de la crise de 1997-98) ou pour les immenses masses paupérisées des pays dits “en développement” de la périphérie du capitalisme (sur le continent africain, en Asie, en Amérique latine) mais également pour les laissés pour compte de la “croissance” de plus en plus nombreux dans les pays industrialisés, il n'est pas besoin de grandes démonstrations théoriques. Ils subissent déjà dans leurs conditions de vie au jour le jour la faillite d'un système de plus en plus incapable de leur fournir les moyens élémentaires de subsistance.
Certains y voient une sorte de fatalité “naturelle”, une loi selon laquelle seuls les forts sont appelés à survivre et à s'en sortir, la misère et en fin de compte la mort pour les “faibles” n'étant que la conséquence “normale” de cette “loi”. Evidemment, il n'en est rien. Aujourd'hui, et depuis les débuts du 20e siècle, le système capitaliste étouffe d'une crise de surproduction. La société dispose aujourd'hui potentiellement, et ce depuis le début du 20e siècle, de tous les moyens industriels et techniques pour faire vivre largement toute l'humanité. Ce qui plonge dans le chômage et la dégradation de leurs conditions de vie des millions de travailleurs des pays industrialisés, dans la misère et la barbarie par la multiplication de guerres “locales” des dizaines de millions d'êtres humains dans les pays de la périphérie du capitalisme, c'est la survivance de ce système capitaliste fondé sur la loi de l'accumulation du capital et du profit.
Le développement du capitalisme, même s'il se faisait déjà “dans la boue et le sang”, correspondait encore jusqu'au 19e siècle, en termes globaux, à une accroissement de la satisfaction des besoins humains. Entré, avec la 1re guerre mondiale, dans sa phase de décadence et de déclin historique, il a depuis entraîné le monde dans une spirale de crise-guerre-reconstruction, nouvelle crise plus profonde-nouvelle guerre plus meurtière, à nouveau crise économique ; cette dernière manifestation de la crise dure maintenant depuis plus de 30 ans[2] [441] et la menace de la destruction généralisée de la planète est bien réelle, même si elle ne revêt plus la forme du risque d'une 3e conflagration mondiale depuis la disparition des deux grands blocs impérialistes il y a près d'une décennie.
Ce déclin irréversible du système capitaliste ne signifie pas pour autant que la classe dominante aux commandes va se déclarer en faillite et mettre la clé sous la porte comme cela peut se passer au niveau d'une simple entreprise capitaliste. Toute l'histoire du 20e siècle l'a montré, en particulier à travers l'“issue” donnée par le capitalisme mondial à la grande crise de 1929 il y a 70 ans : la guerre mondiale. Les capitalistes sont prêts à s'entretuer et à entraîner toute l'humanité dans la destruction à travers leur lutte sans merci pour le partage du “gâteau” du marché mondial. Et depuis trente ans de crise économique ouverte, s'ils n'ont pas pu entraîner les grandes masses du prolétariat dans la guerre, ils n'ont pas cessé de tricher avec les lois mêmes du développement capitaliste pour le maintenir en survie et n'ont pas cessé de faire payer aux travailleurs, actifs et chômeurs le prix de l'agonie de leur système économique moribond.
Contre les attaques toujours plus fortes contre les conditions d'existence, comprendre la crise économique, son caractère irréversible, sa dynamique dans le sens d'une aggravation constante, est un facteur essentiel de la prise de conscience de l'impérieuse nécessité de la lutte de classe, non seulement pour se défendre contre le capitalisme mais aussi pour ouvrir la seule véritable perspective qui reste à l'humanité : celle de la révolution communiste, la vraie ! Pas le visage hideux du capitalisme d'Etat stalinien que la bourgeoisie a travesti en communisme.
Ce rapport a avant tout pour but de combattre les campagnes idéologiques de la bourgeoisie sur “la fin de la lutte des classes” et “la disparition de la classe ouvrière”, et de défendre que, malgré ses difficultés actuelles, le prolétariat n'a pas perdu son potentiel révolutionnaire. Dans les premières parties de ce rapport, non publiées ici pour des raisons de place, nous avons montré que le rejet par la bourgeoisie de ce potentiel se fonde sur une conception purement immédiatiste qui prend l'état de la lutte de classe à n'importe quel moment pour la vérité essentielle du prolétariat à tout moment. A cette démarche superficielle et empirique, nous opposons la méthode marxiste qui défend que “le prolétariat ne peut exister qu'en tant que force historique et mondiale, de même que le communisme, action du prolétariat, n'est concevable qu'en tant que réalité historique et mondiale.” (Marx, L'idéologie allemande) Ce rapport sur la lutte de classe se situe donc dans le contexte du mouvement historique de la classe, depuis sa première tentative (épique) pour renverser le capitalisme en 1917-23, puis durant les décennies de contre-révolution qui ont suivi. Nous ne publions ici que la partie du rapport qui se centre plus particulièrement sur l'évolution du mouvement depuis la reprise des combats de classe à la fin des années 1960. Certains passages traitant de situations récentes et à court terme ont aussi été coupés ou résumés.
(...) Et c’est là que réside toute la signification des événements de mai-juin 1968 en France : l’émergence d’une nouvelle génération d’ouvriers qui n'avait pas été écrasée ni démoralisée par les misères et les défaites des décennies précédentes, qui avait été habituée à un niveau de vie relativement élevé pendant les années du “boom” d’après la guerre et qui n’était pas prête à se soumettre aux exigences d’une économie nationale une nouvelle fois entraînée dans la crise. La grande grève générale de 10 millions d’ouvriers en France -allant de pair avec une énorme fermentation politique au sein de laquelle la notion de révolution, de transformation du monde, devenait à nouveau un sujet de discussion sérieux- a marqué la nouvelle entrée de la classe ouvrière sur la scène de l’histoire, la fin du cauchemar de la contre-révolution qui lui avait coupé le souffle depuis si longtemps. L’importance du “mai rampant” en Italie et de “l’automne chaud” l’année suivante réside dans le fait que ces événements ont apporté une preuve formelle de cette interprétation, principalement contre tous ceux qui tentaient de ne voir en mai-68 rien de plus qu’une révolte étudiante. L’explosion de la lutte au sein du prolétariat italien, qui est le plus avancé politiquement au monde, avec sa puissante dynamique antisyndicale, a clairement montré que mai 1968 n’était pas un éclair dans un ciel d'azur mais constituait bien l’ouverture de toute une période de luttes de classe se développant à une échelle internationale. Les mouvements massifs ultérieurs (Argentine 1969, Pologne 1970, Espagne et Angleterre 1972, etc.) en apportèrent une confirmation supplémentaire.
Les organisations révolutionnaires existantes n'ont pas toutes été capables de le voir : les plus anciennes, particulièrement dans le courant bordiguiste, atteintes d'une myopie croissante au cours des années, ont été incapables de voir le profond changement qui s’opérait dans le rapport de force global entre les classes ; mais celles qui sont parvenues à la fois à saisir la dynamique de ce nouveau mouvement et à réassimiler la “vieille” méthode de la gauche italienne qui constitua un pôle essentiel de clarté dans la pénombre de la contre-révolution, ont déclaré l’ouverture d’un nouveau cours historique, fondamentalement différent de celui qui avait prévalu à l'apogée de la contre-révolution, dominé par le cours vers la guerre. La réouverture de la crise économique mondiale allait certainement amener à une exacerbation des antagonismes impérialistes qui, s'ils suivaient leur dynamique propre, entraîneraient l’humanité vers une troisième et très probablement dernière guerre mondiale. Mais, parce que le prolétariat avait commencé à répondre à la crise sur son propre terrain de classe il agissait comme un obstacle fondamental à cette dynamique. Plus encore, en développant ses luttes de résistance, il se montrait capable de mettre en oeuvre sa propre dynamique vers un deuxième assaut révolutionnaire et mondial contre le système capitaliste.
La nature ouverte et massive de cette première vague de luttes, et le fait qu’elle avait à nouveau permis de faire parler de la révolution, a entraîné que beaucoup des éléments les plus impatients surgis avec ce mouvement ont fini par “prendre leurs désirs pour des réalités” et par penser que le monde était au bord d’une crise révolutionnaire dès le début des années 1970. Cette forme d’immédiatisme était fondée sur une incapacité à comprendre :
Ces facteurs apportaient la certitude que la période de lutte prolétarienne ouverte en 1968 ne peut être que longue. Contrastant avec la première vague révolutionnaire, qui était née en réponse à une guerre et s'était donc rapidement portée sur le plan politique -trop rapidement en quelque sorte, comme Luxemburg le nota par rapport à la révolution de novembre en Allemagne 1918-, les batailles révolutionnaires du futur ne peuvent être préparées que par toute une série de combats de défense économique qui -et c’est de toutes façons une caractéristique fondamentale de la lutte de classe en général- sont forcés de suivre un processus, difficile et inégal, fait d’avancées et de reculs.
La réponse de la bourgeoisie française à Mai 68 a donné le ton à la contre-offensive de la bourgeoisie mondiale : le piège électoral a été utilisé pour disperser la lutte de classe (après que les syndicats aient réussi à l'enfermer) ; on a agité au nez des ouvriers la promesse d’un gouvernement de gauche et l'aveuglante illusion que celui-ci résoudra tous les problèmes ayant motivé la vague de lutte et qu'il instituera un nouveau règne de prospérité et de justice, voire un petit peu de “contrôle ouvrier”. Les années 1970 pouvaient donc être caractérisées comme “années d'illusion” dans le sens où la bourgeoisie, confrontée à un développement relativement limité de la crise économique, était bien mieux placée pour vendre ces illusions à la classe ouvrière. Cette contre-offensive de la bourgeoisie a brisé l’élan de la première vague internationale de luttes.
L’incapacité de la bourgeoisie à tenir dans les faits la moindre de ses promesses signifiait que le resurgissement des luttes n’était qu’une question de temps. Les années 1978-80 ont connu une explosion d’importants mouvements de classe : Longwy-Denain en France, avec des efforts d’extension au delà du secteur de la sidérurgie et la confrontation à l’autorité syndicale ; la grève des dockers de Rotterdam, où a surgi un comité de grève autonome ; en Grande-Bretagne, “l’hiver du mécontentement” qui a vu une explosion simultanée de luttes dans de nombreux secteurs et la grève dans la sidérurgie en 1980 ; enfin, la Pologne 1980, point culminant de cette vague et en quelque sorte de toute la période de reprise.
A la fin de cette turbulente décennie, le CCI avait déjà annoncé que les années 1980 seraient des “années de vérité”. Par là nous n’entendions pas, comme c’est souvent mal interprété, que ce serait la décennie de la révolution mais une décennie au cours de laquelle les illusions des années 1970 seraient balayées par l’accélération brutale de la crise et par les attaques drastiques contre les conditions de vie de la classe ouvrière qui en résulteraient ; une décennie au cours de laquelle la bourgeoisie elle-même parlerait le langage de la vérité, celui qui promet “du sang, de la sueur et des larmes” ou comme celui de Thatcher affirmant avec arrogance : “Il n’y a pas d’alternative”. Ce changement de langage correspondait aussi à un changement dans la ligne politique de la classe dominante, avec la mise en place d'une droite dure au pouvoir menant les attaques nécessaires et une gauche faussement radicalisée dans l’opposition, chargée de saboter de l’intérieur et dévoyer la riposte des ouvriers. Enfin, les années 1980 seraient les années de vérité parce que l’alternative historique qui se posait à l’humanité -guerre mondiale ou révolution mondiale- non seulement deviendrait plus claire mais serait en un sens décidée par les événements de la décennie qui s'ouvrait. Et, effectivement, les événements inaugurant la décennie l'ont montré concrètement : d’un côté l’invasion russe en Afghanistan mettait cruellement en lumière la “réponse” de la bourgeoisie à la crise et ouvrait une période de tensions particulièrement aiguës entre les blocs (illustrée par les avertissements de Reagan contre l’Empire du Mal et par les budgets militaires gigantesques alloués à des programmes tel que le projet “Guerre des étoiles”), d'un autre côté la grève de masse en Pologne faisait clairement entrevoir la réponse prolétarienne.
Le CCI a toujours reconnu l’importance cruciale de ce mouvement : “En effet, cette lutte a donné une réponse à toute une série de questions que les luttes précédentes avaient posée sans pouvoir y répondre ou le faire clairement :
Sur tous ces points, les combats de Pologne représentent un grand pas en avant de la lutte mondiale du prolétariat et c’est pour cela que ces combats sont les plus importants depuis plus d'un demi-siècle.” (Résolution sur la lutte de classe, 4e Congrès du CCI, 1981, publiée dans le Revue internationale n°26)
En somme, le mouvement polonais a montré comment le prolétariat pouvait se poser en force sociale unifiée capable non seulement de résister aux attaques du capital mais aussi de dresser la perspective du pouvoir ouvrier, un danger bien identifié par la bourgeoisie qui mit de côté ses rivalités impérialistes pour étouffer le mouvement, en particulier par la mise en place du syndicat Solidarnosc.
Ayant répondu à la question comment étendre et organiser la lutte dans le but de l’unifier, la grève de masse polonaise a posé une autre question : celle de la généralisation de la grève de masse au delà des frontières nationales comme condition préalable au développement d’une situation révolutionnaire. Mais comme notre résolution l’a dit à l'époque, cela ne pouvait être une perspective immédiate. La question de la généralisation avait été posée en Pologne mais c’était au prolétariat mondial, et particulièrement au prolétariat de l’Europe de l’ouest, qu'il revenait d’y répondre. En essayant de garder l’esprit clair sur la signification des événements en Pologne, nous devions combattre deux types de déviation : d’un côté, une sous-estimation sérieuse de l’importance de la lutte (par exemple, au sein de la section du CCI en Grande Bretagne, chez les partisans des comités de lutte syndicaux dans la grève de la sidérurgie britannique, qui considéraient le mouvement en Pologne comme moins important que ce qui s’était passé en Angleterre) et d’un autre côté, un dangereux immédiatisme qui exagérait le potentiel révolutionnaire à court terme de ce mouvement. Afin de combattre ces erreurs symétriques, nous avons été amenés à développer la critique de “la théorie du maillon faible” (mise en avant par Lénine, entre autres, reprise notamment par les groupes bordiguistes, et exploitée au profit de la bourgeoisie par les tiers-mondistes de tous bords).
L’élément central de cette critique est une reconnaissance du fait que la percée révolutionnaire requiert un prolétariat concentré et surtout politiquement expérimenté ou “cultivé”. Le prolétariat des pays de l’Est a un passé révolutionnaire glorieux mais qui a été complètement effacé par les horreurs du stalinisme, ce qui explique l’énorme fossé entre le niveau d’auto-organisation et d’extension du mouvement en Pologne et sa conscience politique (la prédominance de la religion et surtout de l’idéologie démocratique et syndicale). Le niveau politique du prolétariat en Europe de l’Ouest, qui a fait pendant des décennies l'expérience des “délices” de la démocratie, est considérablement plus élevé (un fait illustré entre autre, par la présence en Europe de la majorité des organisations révolutionnaires internationales). C’est en Europe de l’Ouest, d’abord et avant tout, que nous devons chercher la maturation des conditions pour le prochain mouvement révolutionnaire de la classe ouvrière.
De même, la profonde contre-révolution qui a déferlé sur la classe ouvrière dans les années 1920 a désarmé le prolétariat dans son ensemble. On pourrait dire que le prolétariat d’aujourd’hui a un avantage sur la génération révolutionnaire de 1917 : aujourd’hui il n’y a pas de grandes organisations prolétariennes qui viennent juste de passer dans le camp de la classe dominante et qui soient de ce fait capables de continuer à susciter une forte loyauté de la part d'une classe qui n'a pas eu le temps d’assimiler les conséquences historiques de leur trahison. Cela avait constitué, avec la social-démocratie, une raison majeure de l’échec de la révolution allemande en 1918-19. Mais cette situation comporte une autre facette. La destruction systématique des traditions révolutionnaires du prolétariat, la méfiance qu'en a tiré le prolétariat envers toute organisation politique, son amnésie croissante envers sa propre histoire (un facteur qui s’est accéléré considérablement au cours de la dernière décennie en gros) constituent une grave faiblesse pour la classe ouvrière de toute la planète.
A tous points de vue, le prolétariat d’Europe de l’Ouest n’était pas prêt à relever le défi posé par la grève de masse en Pologne. La seconde vague de luttes avait été émoussée par la nouvelle stratégie de la bourgeoisie consistant à placer la gauche dans l’opposition; quant aux ouvriers polonais, ils se sont retrouvés isolés au moment même où ils avaient le plus besoin que la lutte éclate ailleurs. Cet isolement (imposé sciemment par la bourgeoisie mondiale) a ouvert les portes aux chars de Jaruzelski. La répression de 1981 en Pologne marqua la fin de la seconde vague de luttes.
Les événements historiques de cette ampleur ont des conséquences à long terme. La grève de masse en Pologne a apporté la preuve définitive que la lutte de classe est la seule force qui peut contraindre la bourgeoisie à mettre de côté ses rivalités impérialistes. En particulier, elle a montré que le bloc russe -historiquement condamné, par sa position de faiblesse, à être “l’agresseur” dans toute guerre- était incapable de répondre à la crise économique croissante par une politique d’expansion militaire. Il était clair que les ouvriers du bloc de l’Est (et, très probablement, de la Russie elle-même) ne pouvaient absolument pas être enrôlés comme chair à canon dans une quelconque guerre future pour la gloire du “socialisme”. Ainsi la grève de masse en Pologne a été un facteur important dans l’implosion ultérieure du bloc impérialiste russe.
Bien qu’incapable de poser la question de la généralisation, la classe ouvrière occidentale n'a pas battu en retraite longtemps. Avec une première série de grèves dans le secteur public en Belgique en 1983, elle s'est lancée dans une “troisième vague” de lutte très longue qui, bien que ne démarrant pas au niveau de la grève de masse, contenait une dynamique globale vers celle-ci.
Dans notre résolution de 1980 citée plus haut, nous comparions la situation actuelle de la classe à celle de 1917. Les conditions de la guerre mondiale faisaient que toute résistance de la classe était immédiatement amenée à se confronter directement et pleinement à l’Etat et de ce fait à poser la question de la révolution. En même temps, les conditions de la guerre contenaient de nombreux inconvénients (la capacité de la bourgeoisie à semer des divisions entre les ouvriers des pays “vainqueurs” et des pays “vaincus” ; à couper l’herbe sous les pieds de la révolution en arrêtant la guerre, etc.). Par contre, une crise économique longue et mondiale non seulement tend à uniformiser les conditions de l'ensemble de la classe mais donne aussi au prolétariat plus de temps pour développer ses forces, pour développer sa conscience de classe à travers toute une série de luttes partielles contre les attaques du capitalisme. La vague internationale des années 1980 avait clairement cette caractéristique ; si aucune des luttes n’a eu le caractère spectaculaire de 1968 en France ou 1980 en Pologne, elles ont néanmoins combiné leurs efforts pour apporter d’importantes clarifications sur le pourquoi et le comment lutter. Par exemple, l’appel très répandu à la solidarité au delà des limites sectorielles en Belgique en 1983 et en 1986, ou au Danemark en 1985, a montré concrètement comment le problème de l’extension pouvait être résolu ; les efforts des ouvriers pour prendre le contrôle de la lutte (les assemblées des cheminots en France en 1986, les assemblées des travailleurs de l’enseignement en Italie en 1987) ont montré comment s’organiser en dehors des syndicats. Il y a eu aussi des tentatives maladroites pour tirer des leçons des défaites comme en Grande-Bretagne par exemple, à la suite de la défaite des longues luttes combatives mais épuisantes et isolées qu'ont menées les mineurs et les imprimeurs au milieu des années 1980 ; des luttes de la fin de la décennie ont montré que les ouvriers ne voulaient pas être entraînés dans les mêmes pièges (les ouvriers de British Telecom qui se sont mis en grève et sont ensuite rapidement retournés au travail avant d'avoir été paralysés ; les luttes simultanées dans de nombreux secteurs pendant l’été 1988). En même temps l’apparition de comités de lutte ouvriers dans divers pays a apporté des réponses à la question de savoir comment les ouvriers les plus combatifs peuvent agir vis-à-vis de la lutte dans son ensemble. Tous ces ruisseaux, apparemment sans liens les uns avec les autres, avaient un point de convergence qui, s'il avait été atteint, aurait représenté un approfondissement qualitatif de la lutte de classe internationale.
Cependant, à un certain niveau, le facteur temps a commencé à moins jouer en faveur du prolétariat. Confrontée à l’approfondissement de la crise de tout un mode de production, d’une forme historique de civilisation, la lutte de classe, bien que continuant à avancer, n'a pas réussi à tenir le rythme de l’accélération générale de la situation, ne parvenant pas au niveau requis pour que le prolétariat s'affirme en tant que force révolutionnaire positive. Cependant cette lutte de la classe n'en continuait pas moins à bloquer la marche vers la guerre mondiale. Ainsi, pour la grande majorité de l’humanité et pour celle du prolétariat lui-même, la réalité de la troisième vague est restée plus ou moins dissimulée, certes du fait du black-out de la bourgeoisie, mais aussi par sa progression lente et non spectaculaire. La troisième vague était même “cachée” pour la majorité des organisations politiques du prolétariat qui tendaient à ne voir que ses expressions les plus ouvertes; et de plus, à ne les voir que comme des phénomènes séparés, sans connexions
Cette situation, dans laquelle, malgré une crise sans cesse plus profonde, la classe dominante n’était pas non plus capable d’imposer sa “solution”, a donné naissance au phénomène de décomposition, qui est devenu de plus en plus identifiable, au cours des années 1980, à plusieurs niveaux en lien les uns avec les autres : au niveau social (atomisation croissante, gangstérisme, consommation de drogues, etc.), idéologique (développement d’idéologies irrationnelles et fondamentalistes), écologique, etc. Etant le produit d'un blocage de la situation, un blocage qui est dû au fait qu'aucune des deux classes fondamentales de la société n'est arrivée à imposer sa “solution”, la décomposition agit à son tour pour miner la capacité du prolétariat à se forger lui-même en une force unifiée ; à la fin de la décennie, la décomposition a de plus en plus pris le devant de la scène, culminant dans les gigantesques événements de 1989 qui ont marqué l’ouverture définitive d’une nouvelle phase dans la longue chute du capitalisme en faillite, une phase durant laquelle tout l’édifice social a commencé à craquer, trembler et s’écrouler.
L’effondrement du bloc de l’Est s'est donc imposé à un prolétariat qui, quoique toujours combatif et développant lentement sa conscience de classe, n’avait pas encore atteint le niveau pour être capable de réagir sur son propre terrain de classe à un événement historique d'une telle importance.
L'effondrement du stalinisme et l'énorme campagne idéologique mensongère sur la “mort du communisme” que la bourgeoisie a développé à cette occasion ont donné un coup d'arrêt à la troisième vague et (sauf pour une très faible minorité politisée de la classe ouvrière) a eu un impact profondément négatif sur l’élément clé que représente la conscience de classe, en particulier au niveau de sa capacité à développer une perspective, à mettre en avant un but global à la lutte ce qui est plus vital que jamais à une époque où il peut de moins en moins y avoir de séparation entre les luttes défensives et le combat offensif et révolutionnaire du prolétariat.
L’effondrement du bloc de l’Est a porté un coup à la classe de deux façons :
La situation des chômeurs a mis clairement en lumière les problèmes qui se posaient maintenant à la classe. A la fin des années 1970 et au début des années 1980, le CCI avait considéré les chômeurs comme une source potentielle de radicalisation pour l’ensemble du mouvement, ayant un rôle comparable à celui joué par les soldats durant la première vague révolutionnaire. Mais sous le poids de la décomposition, il s'est avéré qu'il était de plus en plus difficile pour les chômeurs de développer leurs propres formes collectives de lutte et d’organisation, étant eux-mêmes particulièrement vulnérables aux effets les plus destructeurs de celle-ci (atomisation, délinquance, etc.). Cela est vrai surtout pour les chômeurs de la jeune génération qui n’ont jamais fait l’expérience de la discipline collective et de la solidarité du travail. En même temps, ce poids négatif n’a pas été allégé par la tendance du capital à “désindustrialiser” ses secteurs “traditionnels” - les mines, les chantiers navals, la sidérurgie, etc. - où les ouvriers ont une longue expérience de la solidarité de classe. Au lieu d’être en mesure d’apporter leur force collective à leur classe, ces prolétaires ont eu tendance à se noyer dans une masse inerte. Les dégâts dans ce secteur ont eu bien sûr des effets sur la lutte des ouvriers ayant un emploi, dans le sens où cela a participé à la perte de sources importantes d'identité et d'expérience de classe.
Les dangers contenus dans la nouvelle période pour la classe ouvrière et l'avenir des ses luttes ne peuvent être sous-estimés. Si le combat de la classe ouvrière a clairement barré la voie à la guerre mondiale dans les années 1970 et 1980, il ne peut stopper ni ralentir le processus de décomposition. Pour engager une guerre mondiale, la bourgeoisie aurait dû infliger une série de défaites majeures aux bataillons centraux de la classe ouvrière. Aujourd’hui, le prolétariat est confronté à une menace à plus long terme mais non moins dangereuse d’une “mort à petit feu” où la classe ouvrière est toujours plus écrasée par ce processus de décomposition jusqu’à perdre sa capacité à s’affirmer en tant que classe, tandis que le capitalisme s’enfonce de catastrophe en catastrophe (guerres locales, catastrophes écologiques, famine, maladie, etc.). Cela peut aller jusqu’à ce que les prémisses même d’une société communiste aient été détruites pour des générations, sans parler de possibilité même de la destruction totale de l’humanité.
Pour nous, cependant, malgré les problèmes posés par la décomposition, malgré le reflux de la lutte de classe que nous avons vécu ces dernières années, la capacité du prolétariat à lutter, à réagir au déclin du système capitaliste, n’a pas disparu et le cours vers des affrontements massifs de classe reste ouvert. Pour montrer cela, il est nécessaire d’examiner à nouveau la dynamique générale de la lutte de classe depuis le début de la phase de décomposition.
Comme le CCI l’avait prévu à l'époque, au cours des deux ou trois années qui ont suivi l’effondrement du bloc de l’Est, le recul de la classe ouvrière a été très marqué, à la fois au niveau de sa conscience et de sa combativité. La classe ouvrière subissait pleinement la campagne sur la mort du “communisme”.
Au cours de l’année 1992, les effets de cette campagne ont commencé sinon à s’effacer tout au moins à diminuer et on a pu discerner les premiers signes d’un renouveau de la combativité, en particulier à travers les mobilisations des ouvriers italiens contre les mesures d’austérité du gouvernement D'Amato en septembre 1992. Ces mobilisations ont été suivies en octobre par les manifestations des mineurs contre la fermeture de mines en Angleterre. La fin de 1993 a vu de nouveaux mouvements en Italie, en Belgique, en Espagne et surtout en Allemagne avec des grèves et des manifestations dans de nombreux secteurs, notamment dans le bâtiment et l’automobile. Le CCI, dans un éditorial opportunément intitulé “La difficile reprise de la lutte de classe” (Revue internationale n°76), déclarait que “le calme social qui régnait depuis près de quatre ans est définitivement rompu”. Tout en saluant cette reprise de la combativité dans la classe, le CCI soulignait les difficultés et obstacles importants auxquels elle devait faire face : la force retrouvée des syndicats ; la capacité de la bourgeoisie à manoeuvrer contre elle, en particulier sa capacité à choisir le moment et les thèmes sur lesquels les mouvements les plus importants éclateraient ; la capacité de la classe dominante à utiliser pleinement le phénomène de décomposition pour renforcer l’atomisation de la classe (à ce moment là, il y avait une grande utilisation des scandales dont un exemple fut la campagne “mains propres” en Italie).
En décembre 1995, le CCI (et le milieu révolutionnaire en général) a subi une épreuve importante. Dans le sillage d'un conflit dans les chemins de fer et suite à une attaque très provocatrice contre la protection sociale de tous les ouvriers, tout se passait comme si la France était au bord d'un mouvement de classe majeur, avec des grèves et des assemblées générales dans de nombreux secteurs, avec des mots-d'ordre avancés par les syndicats et scandés par les ouvriers qui soulignaient que la seule façon d’avoir gain de cause sur ses revendications était de “lutter tous ensemble”. Un certain nombre de groupes révolutionnaires, d'habitude sceptiques sur la lutte de classe en général, se sont particulièrement enthousiasmés pour ce mouvement. Par contre, le CCI a mis en garde les ouvriers sur le fait que ce “mouvement” était avant tout le produit d’une gigantesque manoeuvre de la classe dominante, consciente du mécontentement grandissant au sein de la classe qui cherchait à déclencher préventivement l’explosion avant que la colère latente puisse s’exprimer dans une vraie lutte, avant qu'elle ne se transforme en une vraie volonté d’en découdre. En particulier, en présentant les syndicats comme les champions de la lutte, comme les meilleurs défenseurs des méthodes ouvrières de lutte (assemblées, délégations massives vers les autres secteurs, etc.), la bourgeoisie cherchait à renforcer la crédibilité de son appareil syndical, en préparation de confrontations futures plus importantes. Bien que le CCI ait été beaucoup critiqué pour sa vision “conspiratrice” de la lutte de classe, cette analyse a été confirmée dans la période qui suivit. Les bourgeoisies allemande et belge, par leurs syndicats, ont en effet déclenché des sortes de copies conformes du “mouvement français”, tandis qu’en Grande-Bretagne (la campagne sur les dockers de Liverpool) et aux Etats-Unis (la grève à UPS), plusieurs tentatives de renforcement de l’image des syndicats avaient lieu.
L’ampleur de ces manoeuvres n'a pas remis en question la réalité sous-jacente de la reprise de la lutte de classe. En fait, on pourrait dire que ces manoeuvres, du fait que la bourgeoisie a habituellement un temps d'avance sur les ouvriers, provoquant des mouvements dans des conditions défavorables et souvent sur des revendications fausses, constituent une mesure du danger que la classe ouvrière représente.
La grande grève au Danemark au début de l'été 1998 a apporté la confirmation la plus importante de nos analyses. A première vue, ce mouvement comportait beaucoup de ressemblances avec les événements de décembre 1995 en France. Mais, comme nous l’avons écrit dans l’éditorial de notre Revue Internationale n°94, ce n’était pas le cas : “Malgré l’échec de la grève et les manoeuvres de la bourgeoisie, ce mouvement n’a pas exactement la même signification que celui de décembre 1995 en France. En particulier, alors que la reprise du travail s’était faite en France dans une certaine euphorie, avec un sentiment de victoire qui ne laissait pas de place à une remise en cause du syndicalisme, la fin de la grève danoise s’est faite avec un sentiment d’échec et peu d’illusion sur les syndicats. Cette fois, l’objectif de la bourgeoisie n’était pas de lancer une vaste opération de crédibilisation des syndicats au niveau international comme en 1995, mais de "mouiller la poudre", d’anticiper sur un mécontentement et une combativité croissante qui s’affirment petit à petit tant au Danemark que dans les autres pays d’Europe et ailleurs.”
L’éditorial montre aussi d’autres aspects importants de la grève : sa massivité (un quart du prolétariat en grève pendant deux semaines) qui témoignait véritablement du niveau grandissant de colère et de combativité dans la classe, et l’utilisation intensive du syndicalisme de base pour absorber la combativité et le mécontentement ouvriers envers les syndicats officiels.
Par dessus tout, c’est le contexte international qui avait changé : une atmosphère de combativité montante qui s’exprimait dans de nombreux pays et qui s'est poursuivie :
D’autres exemples pourraient être donnés, bien qu’il soit difficile d’obtenir des informations en raison du fait que -contrairement aux grandes manoeuvres syndicales largement répercutées par les médias en 1995 et 1996- la bourgeoisie a répondu à la plupart de ces mouvements par la politique du black-out, ce qui est une preuve supplémentaire du fait que ces mouvements sont l’expression d’une véritable et croissante combativité que la bourgeoisie ne veut certainement pas encourager.
Face à la montée de la combativité, la bourgeoisie ne peut pas rester inactive. Elle a déjà lancé ou intensifié toute une série de campagnes sur le terrain même de la lutte tout comme sur un plan politique plus général, et cela pour saper la combativité de la classe et empêcher le développement de sa conscience. On connaît aujourd'hui un regain des syndicats “de combat” (comme en Belgique, Grèce ou dans la grève des électriciens britanniques), en même temps que se développent la propagande sur la “démocratie” (la victoire des gouvernements de gauche, l'affaire Pinochet, etc.), les mystifications sur la crise (la “critique” de la mondialisation, les appels à une soi-disant “troisième voie” qui utiliserait l'Etat pour tenir les rênes d'une “économie de marché” débridée) et que se poursuivent les calomnies contre la révolution d'Octobre, le bolchevisme et la Gauche communiste, etc.
En plus de ces campagnes, nous allons voir certainement la classe dominante utiliser au maximum toutes les manifestations de la décomposition sociale pour aggraver les difficultés auxquelles la classe ouvrière doit faire face. Il reste encore un très long chemin à parcourir entre le genre de mouvement que nous avons vu au Danemark et le développement d’affrontements massifs de classe dans les pays du coeur du capital, affrontements qui offriront à nouveau la perspective de la révolution à tous les exploités et opprimés de la terre.
Néanmoins, le développement de la lutte durant la période récente a montré que, malgré toutes les difficultés auxquelles elle a été confrontée durant la dernière décennie, la classe ouvrière n’en sort pas défaite et conserve même un énorme potentiel pour combattre ce système moribond. En effet, il existe plusieurs facteurs importants qui peuvent permettre la radicalisation des mouvements actuels de la classe et les porter à un niveau supérieur :
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Le Manifeste Communiste décrit la lutte de classe comme une “guerre civile plus ou moins voilée”. La bourgeoisie, tout en essayant de créer l’illusion d’un ordre social au sein duquel les conflits de classe appartiendraient au passé, est néanmoins obligée d’accélérer les conditions mêmes qui polarisent la société autour de deux camps opposés par des antagonismes irréconciliables. Plus la société bourgeoisie sombre dans son agonie mortelle, plus le voile qui cache cette “guerre civile” s’écartera. Confrontée à des contradictions économiques, sociales et militaires toujours plus fortes, la bourgeoisie est obligée de resserrer son étau politique totalitaire sur la société, de proscrire toute atteinte à son ordre, de demander toujours plus de sacrifices et de donner toujours moins en retour. Comme au siècle dernier, quand le Manifeste fut écrit, la lutte des ouvriers tend à redevenir la lutte d’une classe “hors-la-loi”, une classe qui n’a pas d’intérêt à défendre dans le système actuel, dont toutes les rebellions et les protestations sont effectivement interdites par la loi. En cela réside l’importance de trois aspects essentiels de la lutte de classe aujourd’hui :
La bourgeoisie peut chercher à nous vendre le mensonge selon lequel la lutte de classe est morte. Mais elle est déjà en train de se préparer à la “guerre civile dévoilée” qui est sûrement contenue dans le futur d’un ordre social qui est dos au mur. La classe ouvrière et ses minorités révolutionnaires doivent, elles aussi, s'y préparer.
Aujourd'hui, la classe ouvrière vit toujours avec les lourdes conséquences de la défaite de la révolution russe :
Pour les organisations communistes d'aujourd'hui, la lutte contre ce mensonge reste donc une tâche primordiale. C'est un combat où nous sommes tout à fait sûrs de notre terrain : “Les régimes étatisés qui, sous le nom de “socialistes” ou “communistes”, ont vu le jour en URSS, dans les pays de l'Est de l'Europe, en Chine, à Cuba, etc. n'ont été qu'une des formes particulièrement brutales d'une tendance universelle au capitalisme d'Etat, propre à la période de décadence.” (“Nos positions”, imprimé sur chacune des publications du CCI). Mais il n'a pas du tout été facile d'atteindre cette lumineuse clarté. Au contraire, il a fallu au moins deux décennies de réflexion, d'analyse et de débat avant qu'on puisse considérer “l'énigme russe” comme définitivement résolue. Et auparavant, lorsque la révolution russe encore vivante commençait à montrer des signes de déraillement, le défi que les révolutionnaires avaient à relever -critiquer leurs erreurs et avertir des dangers auxquels ils s'affrontaient, tout en défendant en même temps la révolution contre ses ennemis- était d'une certaine façon une tâche encore plus difficile.
Dans la suite des articles de cette série, nous allons examiner certains moments-clé de cette lutte, longue et ardue, pour la clarté. Bien que nous n'ayons pas l'ambition d'écrire l'histoire complète de cette lutte, il est impossible de l'omettre dans une série dont le but déclaré est de montrer comment le mouvement prolétarien a développé de façon progressive sa compréhension des buts et des méthodes de la révolution communiste ; et il est tout à fait évident que comprendre pourquoi et comment la révolution russe a abouti à une défaite constitue un guide indispensable pour le chemin que devra suivre la révolution du futur.
Le marxisme est d'abord et avant tout une méthode critique puisqu'il est le produit d'une classe qui ne pourra s'émanciper que par la critique la plus impitoyable de toutes les conditions existantes. Une organisation révolutionnaire qui ne parvient pas à critiquer ses fautes, à apprendre de ses erreurs, s'expose inévitablement aux influences conservatrices et réactionnaires de l'idéologie dominante. Et c'est encore plus vrai à une époque de révolution qui, par sa nature même, doit ouvrir de nouvelles voies, s'engager en territoire inconnu, avec pas grand chose d'autre que la boussole des principes généraux pour tracer son chemin. Le parti révolutionnaire est d'autant plus nécessaire après l'insurrection victorieuse qu'il est celui qui maîtrise le mieux cet instrument, qui se base sur l'expérience historique de la classe et la démarche scientifique du marxisme. Mais s'il renonce à la nature critique de cette démarche, il perdra de vue ces leçons historiques et sera incapable de tirer les nouvelles leçons qui découlent des événements du processus révolutionnaire qui se déroule sous ses yeux. Comme nous le verrons, l'une des conséquences du fait que le parti bolchevik se soit identifié de façon croissante à l 'Etat soviétique, a été la perte progressive de sa capacité à se critiquer lui-même ainsi que le cours général de la révolution. Mais tant qu'il est resté un parti prolétarien, il a en permanence sécrété des minorités qui ont accompli cette tâche. Le combat héroïque de ces minorités bolcheviques est le principal objet des prochains articles. Mais nous allons commencer par examiner la contribution d'une révolutionnaire qui n'appartenait pas au parti bolchevik, Rosa Luxemburg qui, en 1918, dans les conditions les plus pénibles, a écrit son article La révolution russe qui nous fournit la meilleure méthode possible pour aborder les erreurs de la révolution : la critique la plus aiguë fondée sur une solidarité sans faille face aux assauts de la classe dominante.
La révolution russe a été écrit en prison, juste avant l'éclatement de la révolution en Allemagne. A ce moment-là, avec la guerre impérialiste qui faisait toujours rage, il était extraordinairement difficile d'obtenir une information précise sur ce qui se passait en Russie -pas seulement du fait des difficultés de communication résultant de la guerre (pour ne pas mentionner l'emprisonnement de Luxemburg) mais surtout parce que, dès le début, la bourgeoisie a tout fait pour cacher la réalité de la révolution russe derrière un écran de fumée de calomnies et d'affabulations sanguinaires. L'article ne fut pas publié du vivant de Luxemburg ; Paul Levi, au nom de la Ligue Spartacus, avait même rendu visite à Rosa en prison pour la persuader que, étant donné les campagnes haineuses contre la révolution russe, publier un article critiquant les bolcheviks ne ferait que leur apporter du grain à moudre. Elle fut d'accord avec lui, et lui envoya donc l'article avec une note qui disait “J'écris ceci rien que pour vous, et si je peux vous convaincre, alors mon effort n'est pas perdu.” Le texte n'a été publié qu'en 1922 et les raisons qu'avait Levi de le publier à ce moment-là étaient loin d'être révolutionnaires (sur l'éloignement grandissant de Levi du communisme, lire l'article sur l'Action de mars dans la Revue internationale n°93).
Néanmoins, la méthode critique contenue dans La révolution russe est employée dans un esprit totalement juste. Dès le début, Luxemburg défend loyalement la révolution d'octobre contre la théorie menchevik/kautskyste selon laquelle la révolution aurait dû s'arrêter juste après l'étape “démocratique” car la Russie était un pays arriéré, et elle montre que seuls les bolcheviks ont été capables de poser l'alternative réelle : la contre-révolution bourgeoise ou la dictature du prolétariat. Simultanément, elle réfute l'argument social-démocrate selon lequel il aurait fallu obtenir une majorité formelle avant de pouvoir appliquer une politique révolutionnaire. Contre l'impasse de cette logique parlementaire, elle défend l'audace révolutionnaire de l'avant-garde bolchevique : “Nourrissons incorrigibles du crétinisme parlementaire, ils (les social démocrates allemands) se contentent de transposer sur la révolution, la vérité terre à terre du jardin d'enfants parlementaire : pour faire quelque chose, il faut d'abord avoir la majorité. Donc, pour la révolution également, il nous faut d'abord devenir une "majorité". Mais la véritable dialectique de la révolution inverse ce précepte de taupe parlementaire : on ne passe pas de la majorité à la tactique révolutionnaire mais de la tactique révolutionnaire à la majorité. Seul un parti qui sait diriger, c'est-à-dire faire avancer, gagne ses adhérents dans la tempête. La fermeté de Lénine et de ses amis à lancer au moment décisif le seul mot d'ordre mobilisateur -tout le pouvoir aux mains du prolétariat et des paysans- a fait presque en une nuit de cette minorité persécutée, calomniée, illégale, dont les chefs étaient, comme Marat, contraints de se cacher dans les caves, la maîtresse absolue de la situation.” (Ed. Petite collection Maspero, 1978)
Et, à l'instar des bolcheviks, Luxemburg était tout à fait consciente que cette politique audacieuse de l'insurrection en Russie ne pouvait avoir de sens qu'en tant que première étape vers la révolution prolétarienne mondiale. C'est toute la signification de la conclusion fameuse de son texte : “En ce sens (les bolcheviks) conservent le mérite impérissable d'avoir ouvert la voie au prolétariat international en prenant le pouvoir politique et en posant le problème pratique de la réalisation du socialisme, d'avoir fait progresser considérablement le conflit entre capital et travail dans le monde entier. En Russie, le problème ne pouvait être que posé. Il ne pouvait être résolu en Russie. Et en ce sens, l'avenir appartient partout au "bolchevisme".” (Ibid.)
Cette solution, dans l'esprit de Luxemburg, était entièrement concrète : elle demandait avant tout au prolétariat allemand de prendre ses responsabilités et de soutenir le bastion prolétarien en Russie en faisant la révolution lui-même. Ce processus était en train de se préparer au moment où elle écrivait cet article. Cependant, dans ce même article, elle affirme l'immaturité politique relative de la classe ouvrière allemande, ce qui montre une grande perspicacité et une vision du destin tragique de cette tentative.
Luxemburg était donc bien placée pour porter les critiques indispensables à ce qu'elle considérait être les principales erreurs des bolcheviks : elle les jugeait non de haut avec le détachement d'un “observateur” mais en tant que camarade révolutionnaire qui reconnaissait que ces erreurs étaient, d'abord et avant tout, le résultat des difficultés immenses que l'isolement imposait au pouvoir des soviets en Russie. En fait, ce sont précisément ces difficultés qui exigeaient des véritables amis de la révolution russe d'en faire non “une apologie aveugle” ou de la couvrir d'acclamations révolutionnaires, mais d'y porter “une critique approfondie et réfléchie” : “Il serait insensé d'imaginer que la première tentative d'importance mondiale d'instaurer une dictature de la classe ouvrière serait pleinement fructueuse et surtout dans les circonstances les plus difficiles qui soient : au milieu de la conflagration mondiale et du chaos d'un génocide impérialiste, dans l'étau d'acier de la plus réactionnaire des puissances militaires européennes, devant l'abandon complet du prolétariat international, ce que la Russie fait ou ne fait pas lors d'une expérience de dictature ouvrière, dans des conditions aussi parfaitement anormales ne saurait atteindre le sommet de la perfection.” (Ibid.)
Les critiques que portait Rosa Luxemburg aux bolcheviks étaient centrées sur trois aspects principaux :
1. Les bolcheviks avaient gagné le soutien des paysans à la révolution d'octobre en les invitant à prendre la terre aux grands propriétaires terriens. Luxemburg reconnaissait que c'était “une excellente tactique”. Mais poursuivait-elle : “elle avait, hélas deux faces, la prise immédiate des terres par les paysans n'a, la plupart du temps, rien à voir avec l'économie socialiste, c'était là son revers. (...) Non seulement ce n'est pas une mesure socialiste, mais elle coupe le chemin qui y mène, elle crée une montagne de difficultés insurmontables à la restructuration des conditions agraires dans le sens du socialisme.” (Ibid.)
Luxemburg souligne qu'une politique économique socialiste ne peut que partir de la collectivisation de la grande propriété foncière. Elle ne critique pas les bolcheviks pour ne pas avoir collectivisé tout de suite, étant tout à fait instruite des difficultés auxquelles ils étaient confrontés. Mais ce qu'elle dit, c'est qu'en encourageant activement les paysans à diviser la terre en un nombre incommensurable de petites parcelles, les bolcheviks se préparaient des problèmes pour l'avenir, créant une nouvelle couche de petits propriétaires qui serait naturellement hostile à toute tentative de socialiser l'économie. L'expérience l'a confirmé : bien que prêts à soutenir les bolcheviks contre le vieux régime tsariste, les paysans indépendants sont plus tard devenus de façon croissante un boulet conservateur pour le pouvoir prolétarien. Luxemburg avait aussi tout à fait raison d'avertir que la division de la terre favoriserait les paysans riches aux dépens des plus pauvres. Mais il faut dire aussi que même la collectivisation de la terre n'aurait pas garanti la marche vers le socialisme, pas plus que celle de l'industrie. Seul le succès de la révolution à l'échelle mondiale aurait pu l'assurer -tout comme il aurait permis de surmonter les difficultés posées par la parcellisation de la terre en Russie.
2. La critique la plus tranchante portée par Luxemburg concerne la question de l'“auto détermination nationale”. Tout en reconnaissant que la défense par les bolcheviks du slogan du “droit des peuples à disposer d'eux-mêmes”' était basée sur la préoccupation légitime de s'opposer à toutes les formes d'oppression nationale et de gagner à la cause révolutionnaire les masses des parties de l'empire tsariste qui se trouvaient sous le joug du chauvinisme grand-russe, Luxemburg montre ce que ce “droit” entraînait dans la pratique ; les “nouvelles” unités nationales qui avaient opté pour la séparation d'avec la république soviétique russe se sont systématiquement alliées avec l'impérialisme contre le pouvoir prolétarien : “Défenseurs de l'indépendance nationale, même jusqu'au "séparatisme", Lénine et ses amis pensaient manifestement faire ainsi de la Finlande, de l'Ukraine, de la Pologne, de la Lithuanie, des pays de la Baltique, du Caucase, etc., autant de fidèles alliés de la révolution russe. Mais nous avons assisté au spectacle inverse : l'une après l'autre, ces "nations" ont utilisé la liberté qu'on venait de leur offrir pour s'allier en ennemies mortelles de la révolution russe à l'impérialisme allemand et pour transporter sous sa protection en Russie même le drapeau de la contre-révolution.” (Ibid.) Et elle poursuit en expliquant pourquoi il ne pouvait en être autrement puisque, dans la société de classe capitaliste, il ne peut exister de “nation” qui serait distincte des intérêts de la bourgeoisie et qui refuserait de se soumettre à la domination de l'impérialisme pour faire cause commune avec la classe ouvrière révolutionnaire : “Certes, dans tous les cas cités, ce ne sont pas les "nations" qui pratiquent cette politique réactionnaire, mais les classes bourgeoisies et petites bourgeoises qui, en opposition violente avec leurs masses prolétariennes, ont transformé le "droit à l'autodétermination nationale" en instrument de leur politique de classe contre-révolutionnaire. Mais -et nous touchons là le coeur du problème- cette formule nationaliste révèle son caractère utopique et petit bourgeois, car, dans la rude réalité de la société de classes, et surtout à une époque d'antagonismes exacerbés, elle se transforme en un moyen de domination des classes bourgeoises. Les bolcheviks ont dû apprendre à leurs dépens et à ceux de la révolution que sous l'hégémonie du capitalisme, il n'y a pas d'autodétermination de la nation, que dans une société de classes, chaque classe tend à "s'autodéterminer" différemment et que pour les classes bourgeoises, les considérations sur la liberté nationale viennent bien après celles qui touchent à la domination de classe. La bourgeoisie finlandaise et la petite bourgeoisie ukrainienne sont tombées tout-à-fait d'accord pour préférer le régime autoritaire de l'Allemagne à la liberté nationale, si celle-ci devait être liée aux dangers du "bolchevisme".” (ibid.)
De plus, la confusion des bolcheviks sur cette question (il faut rappeler qu'une minorité du parti bolchevique -en particulier Piatakov- était totalement d'accord avec Rosa Luxemburg sur ce point) devait avoir un effet négatif à l'échelle internationale puisque l'“auto-détermination nationale” était également le cri de ralliement du président américain Woodrow Wilson et de tous les grands requins impérialistes qui cherchaient à l'utiliser pour déloger leurs rivaux impérialistes des régions qu'ils convoitaient eux-mêmes. Toute l'histoire du 20e siècle a confirmé à quel point “le droit des nations” n'est devenu rien d'autre qu'un paravent dissimulant les désirs impérialistes des grandes puissances et de leurs émules plus faibles. Luxemburg ne niait pas le problème des sensibilités nationales, elle insistait sur le fait qu'il ne pouvait être question d'un régime prolétarien “intégrant” les pays en lice seulement par la force militaire. Mais il est également vrai que toute concession aux illusions nationalistes des masses dans ces régions ne pouvait que les lier plus étroitement à leurs exploiteurs. Le prolétariat, une fois qu'il se trouvait au pouvoir dans une région, ne pouvait gagner ces masses à sa cause que par “l'union la plus compacte des forces révolutionnaires”, par “une politique de classe internationale authentique” ayant pour but de séparer les ouvriers de leur propre bourgeoisie.
3. Sur la “démocratie et la dictature”, il y a des éléments profondément contradictoires dans la position de Luxemburg. D'un côté, elle fait une véritable confusion entre la démocratie en général et la démocratie ouvrière en particulier -les formes démocratiques utilisées dans le cadre et l'intérêt de la dictature du prolétariat. On le voit dans sa défense résolue de l'Assemblée constituante que le pouvoir soviétique a dissous en 1918, ce qui était en totale cohérence avec le fait que l'apparition même de ce dernier avait rendu les vieilles formes démocratiques bourgeoises complètement obsolètes. Et cependant, Luxemburg en quelque sorte y voit une menace pour la vie de la révolution prolétarienne. Dans le même sens, elle est réticente à accepter le fait qu'afin d'exclure la classe dominante de la vie politique, le “suffrage” dans le régime soviétique doive être basé sur la collectivité du lieu de travail plutôt que sur le domicile du citoyen individuel. Sa préoccupation était de s'assurer que les chômeurs ne soient pas exclus, ce qui n'a rien à voir avec le but recherché par la bourgeoisie quand elle met en avant ce dernier critère. Ces préjugés démocratiques inter-classistes contrastent de façon frappante avec ses arguments sur “l'auto-détermination nationale” qui ne peut jamais exprimer autre chose que “l'auto-détermination de la bourgeoisie”. L'argument est identique en ce qui concerne les institutions parlementaires qui n'expriment pas, quelles que soient leurs apparences, les intérêts du “peuple” mais ceux de la classe dominante capitaliste. Le point de vue de Rosa Luxemburg dans cet article est aussi en totale contradiction avec le programme de la Ligue Spartacus formulé peu après, puisque ce dernier document réclame la dissolution de tous types de corps parlementaire, national et municipal, et leur remplacement par les conseils des délégués ouvriers et soldats. Nous ne pouvons que supposer que la position de Luxemburg en faveur de l'Assemblée constituante -qui sera le cri de ralliement de la contre-révolution en Allemagne- s'est modifiée très rapidement dans le feu du processus révolutionnaire.
Mais cela ne signifie pas qu'il n'y a rien de valable dans les critiques portées par Luxemburg à la position des bolcheviks sur la démocratie ouvrière. Elle était tout à fait consciente que dans la situation extrêmement difficile à laquelle faisait face le pouvoir soviétique assiégé, il existait un réel danger que la vie politique de la classe ouvrière soit subordonnée à la nécessité de barrer la route à la contre-révolution. Vu la situation, Luxemburg avait raison d'être sensible à tout signe indiquant que les règles de la démocratie ouvrière étaient violées. Sa défense de la nécessité du débat le plus large possible au sein du camp prolétarien, contre la suppression autoritaire de toutes les tendances politiques prolétariennes, était justifiée à la lumière du fait que les bolcheviks exerçant le pouvoir d'Etat dérivaient vers un monopole du parti qui était néfaste tant à eux-mêmes qu'à la vie du prolétariat en général, en particulier avec l'introduction de la Terreur rouge. Luxemburg ne s'opposait pas du tout à la notion de dictature du prolétariat. Mais elle insistait sur le fait que “cette dictature réside dans le mode d'application de la démocratie et non dans sa suppression, en empiétant avec énergie et résolution sur les droits acquis et les rapports économiques de la société bourgeoise ; sans cela on ne peut réaliser la transformation socialiste. Mais cette dictature doit être l'oeuvre de la classe, et non pas d'une petite minorité qui dirige au nom de la classe, c'est-à-dire qu'elle doit être l'émanation fidèle et progressive de la participation active des masses, elle doit subir constamment leur influence directe, être soumise au contrôle de l'opinion publique dans son ensemble, émaner de l'éducation politique croissante des masses populaires.” (Ibid.)
Luxemburg pressentait particulièrement le danger lorsqu'elle avertissait contre le fait de vider de plus en plus les soviets de leur vie politique au fur et à mesure que le pouvoir se concentrait entre les mains du parti : dans les trois années qui suivirent, cela devait devenir l'un des drames principaux de la révolution. Mais que Luxemburg ait eu raison ou tort dans ses critiques spécifiques, ce qui nous inspire par-dessus tout c'est la démarche qu'elle a adoptée envers le problème, une démarche qui devait servir de guide à toutes les analyses ultérieures de la révolution russe et de sa mort : la défense intransigeante de son caractère prolétarien, et, en conséquence la critique de ses faiblesses et de son échec en tant que problème du prolétariat et pour le prolétariat. Malheureusement, bien trop souvent, le nom de Luxemburg a été utilisé pour salir la mémoire même d'Octobre -non seulement par les courants conseillistes qui se sont prétendus héritiers de la Gauche allemande, alors qu'en réalité, ils ont perdu de vue les véritables traditions de la classe ouvrière, mais aussi, et peut-être de façon plus importante, par les forces bourgeoises qui, au nom du “socialisme démocratique”, ont utilisé Luxemburg pour chercher à détruire Lénine et le bolchevisme. Cela a été la spécialité de ceux qui viennent politiquement des forces mêmes qui , pour sauver la peau de la bourgeoisie, ont assassiné Luxemburg en 1919, les sociaux-démocrates, en particulier leur aile gauche. Pour notre part, nous avons absolument l'intention, en analysant les erreurs des bolcheviks et la dégénérescence de la révolution russe, de rester fidèles au contenu réel de sa méthode.
Presque simultanément aux critiques de Luxemburg, les premiers désaccords importants sur la conduite de la révolution ont surgi dans le parti bolchevik. Ce débat -provoqué au départ par la signature du Traité de Brest-Litovsk, mais qui a par la suite évolué sur les formes et les méthodes du pouvoir prolétarien- a eu lieu de façon tout à fait ouverte dans le parti. Il est certain qu'il a donné lieu à des polémiques féroces entre ses protagonistes mais il n'était pas question de faire taire les positions minoritaires. En fait, pendant un moment, la position “minoritaire” sur la signature du Traité semblait devoir devenir majoritaire. A ce stade, les groupes qui défendaient des positions différentes prenaient plus la forme de tendances que de fractions clairement définies résistant au cours de la dégénérescence. En d'autres termes, ils se regroupaient sur une base temporaire pour exprimer des orientations particulières au sein du parti qui, malgré les tendances à l'étranglement par l'Etat, était encore très vivant, une saine avant-garde de la classe.
Néanmoins, il y a ceux qui ont défendu que la signature du traité de Brest-Litovsk constituait déjà le début de la fin sinon la fin des bolcheviks comme parti prolétarien, marquant l'abandon effectif de la révolution mondiale (voir la brochure de Guy Sabatier, Brest-Litovsk coup d'arrêt à la révolution, éditions Spartacus). Et dans une certaine mesure, la tendance au sein du parti qui s'est opposée le plus vigoureusement au traité -le groupe de la Gauche communiste autour de Boukharine, Piatakov, Ossinski et d'autres- redoutait que soit foulé au pied un principe prolétarien fondamental avec la signature par les représentants du pouvoir soviétique d'un accord de “paix” extrêmement désavantageux avec le cupide impérialisme allemand. Elle préconisait l'engagement dans une “guerre révolutionnaire” contre ce dernier. Son point de vue n'était pas différent de celui de Rosa Luxemburg, bien que la préoccupation principale de cette dernière était que la signature du traité risquait de retarder l'éclatement de la révolution en Allemagne et à l'Ouest.
Mais de toutes façons, une simple comparaison entre le traité de Brest-Litovsk en 1918 et celui de Rapallo quatre ans plus tard permet de mettre en lumière la différence essentielle entre un retrait de principe face à des impératifs absolus et le véritable marchandage des principes qui a pavé la route de l'intégration de la Russie soviétique au concert mondial des nations capitalistes. Dans le premier cas, le traité a été ouvertement discuté dans le parti et dans les soviets ; il n'y a eu aucune tentative de cacher les conditions draconiennes imposées par l'Allemagne ; tout le cadre du débat était déterminé par les intérêts de la révolution mondiale et non par les intérêts “nationaux” de la Russie. Rapallo, au contraire, a été signé en secret, et comportait la fourniture à l'armée allemande par l'Etat soviétique des armes mêmes qui allaient être utilisées pour défendre l'ordre capitaliste contre les ouvriers allemands en 1923.
L'essentiel du débat autour de Brest-Litovsk portait sur une question stratégique : le pouvoir soviétique qui dirigeait un pays déjà exsangue après quatre années de carnage impérialiste mondial, avait-il à sa disposition les moyens économiques et militaires pour lancer immédiatement une “guerre révolutionnaire” contre l'Allemagne, voire même la guerre partisane que Boukharine et d'autres communistes de gauche semblaient promouvoir ? Et par ailleurs, la signature du traité allait-elle sérieusement retarder l'éclatement de la révolution en Allemagne, soit par le message “capitulationniste” qu'il envoyait au prolétariat mondial ou, plus concrètement, parce qu'il permettait à l'impérialisme allemand de souffler, sur le front oriental ? Sur les deux points, il nous semble, en accord avec Bilan dans les années 1930, que Lénine a eu raison de défendre la nécessité pour le pouvoir soviétique d'avoir un espace vital pour regrouper ses forces, non pour se développer comme pouvoir “national” mais pour être plus en mesure de contribuer à la révolution mondiale, par exemple avec sa contribution à la fondation de la Troisième internationale en 1919, plutôt que de sombrer dans une défaite héroïque. Et on peut même dire que ce recul, loin d'avoir repoussé dans le temps l'éclatement de la révolution en Allemagne, a permis au contraire de le hâter : libéré de la guerre sur le front est, l'impérialisme allemand a tenté de lancer une nouvelle offensive à l'ouest ce qui a provoqué des mutineries dans la marine et dans l'armée qui ont déclenché la révolution allemande en novembre 1918.
S'il y a une leçon principielle à tirer de la signature du Traité, c'est celle de Bilan : “Les positions de la fraction dirigée par Boukharine et suivant laquelle la fonction de l'Etat prolétarien était de délivrer par la "guerre révolutionnaire" le prolétariat des autres pays se heurte brutalement à la nature même de la révolution prolétarienne et de la fonction historique du prolétariat.” Contrairement à la révolution bourgeoise qui peut véritablement être exportée par des moyens militaires, la révolution prolétarienne dépend de la lutte consciente du prolétariat de chaque pays contre sa propre bourgeoisie : “Une victoire de l'Etat prolétarien contre un Etat capitaliste (en donnant à ces termes une signification territoriale) n'est nullement une victoire de la révolution.” (“Parti-Etat-Internationale : l'Etat prolétarien”, Bilan n°18, avril-mai 1935). Cette position avait déjà été confirmée en 1920 avec la débâcle de la tentative d'exporter la révolution à la force des baïonnettes de l'Armée rouge.
La position des communistes de gauche sur Brest-Litovsk - en particulier sous sa forme “la mort ou le déshonneur” que Boukharine a défendue - n'était donc pas leur point fort même si c'est cette position qui les rappelle le mieux à notre souvenir. Une fois la “paix” conclue avec l'Allemagne et maîtrisée la première vague de résistance et de sabotage bourgeois qui a fait suite à l'insurrection d'octobre, le centre du débat s'est déplacé. Le temps de répit ayant été obtenu, il était prioritaire de déterminer comment le pouvoir soviétique devait se consolider en attendant que la révolution mondiale ait atteint une nouvelle étape.
En avril 1918, Lénine fit un discours au comité central du parti bolchevik qui a été publié par la suite sous le titre “Les tâches immédiates du pouvoir des soviets”. Dans ce texte, il défend que la première tâche à laquelle la révolution devait faire face -supposant, comme lui et beaucoup d'autres le faisaient alors, que les pires moments de la guerre civile étaient derrière et non devant le nouveau pouvoir- c'était celle de l'“administration”, de reconstruire une économie ruinée, d'imposer une discipline du travail et de développer la productivité, d'assurer un rapport et un contrôle strict du processus de production et de distribution, d'éliminer la corruption et le gaspillage et, peut-être plus que tout, de lutter contre la mentalité petite-bourgeoise double qu'il voyait comme un tribut à payer au poids énorme de la paysannerie et des survivances semi-médiévales.
Les parties de son texte les plus sujettes à controverse concernent les méthodes qu'il défend pour atteindre ces buts. Il n'hésite pas à utiliser ce qu'il traitait lui-même de méthodes bourgeoises, y compris l'utilisation de spécialistes techniques bourgeois (qu'il décrivait comme un “pas en arrière” par rapport aux principes de la Commune puisque, “pour les gagner” au pouvoir soviétique, ils devaient être achetés par un salaire bien supérieur au salaire moyen d'un ouvrier), le recours au travail aux pièces ; l'adoption du “système de Taylor” que Lénine disait “(allier) la cruauté raffinée de l'exploitation bourgeoise aux conquêtes scientifiques les plus précieuses concernant l'analyse des mouvements mécaniques dans le travail, la suppression des mouvements superflus et malhabiles, l'élaboration des méthodes de travail les plus rationnelles, l'introduction des meilleurs systèmes de recensement et de contrôle, etc.” ( “Les tâches immédiates du pouvoir des soviets”, Oeuvres choisies, Tome 2) Plus sujette à caution que tout, la réaction de Lénine contre un certain degré d'“anarchie” sur le lieu de travail, en particulier là où le mouvement des comités d'usine était fort et disputait le contrôle des usines à l'ancienne ou à la nouvelle direction. Il a donc appelé à la “direction d'un seul homme”, en affirmant que “la soumission sans réserve à une volonté unique est absolument indispensable pour le succès d'un travail organisé sur le modèle de la grande industrie mécanique.” (Ibid.) Ce passage est souvent cité par les anarchistes et les conseillistes qui sont zélés à montrer que Lénine était le précurseur de Staline. Mais il faut le lire dans son contexte : la défense par Lénine de la “dictature individuelle” dans la direction n'excluait pas du tout le large développement de discussions et de prises de décision démocratiques sur la politique globale dans les meetings de masse ; et plus forte serait la conscience de classe du prolétariat, plus cette subordination au “directeur” durant le processus réel rappellerait “plutôt la direction délicate d'un chef d'orchestre” (Ibid.)
Néanmoins, toute l'orientation de ce discours alarma les communistes de gauche, d'autant plus qu'il était accompagné d'une tendance à réfréner le pouvoir des comités d'usine à la base et à les incorporer dans l'appareil syndical plus flexible.
Le groupe communiste de gauche qui était extrêmement influent dans les régions de Petrograd et de Moscou, avait créé son propre journal, Kommounist (Le communiste). Il y a publié deux importantes polémiques envers la démarche contenue dans le discours de Lénine : les “Thèses sur la situation actuelle” du groupe (publiées dans Critique, Glasgow, 1977, comme brochure) et l'article d'Ossinski “Sur la construction du socialisme”.
Le premier document montre que ce groupe n'était absolument pas animé par un esprit d'“infantilisme petit-bourgeois” comme devait le proclamer Lénine. La démarche est tout à fait sérieuse et commence par chercher à analyser le rapport de forces entre les classes au lendemain du traité de Brest-Litovsk. Il est certain que ceci révèle le côté faible de l'analyse du groupe : il se raccroche à l'idée à la fois que le traité a porté un coup sérieux aux perspectives de la révolution, tout en prédisant en même temps que “pendant le printemps et l'été, l'effondrement du système impérialiste doit commencer”, un morceau de diseuse de bonne aventure auquel Lénine sonne les cloches avec raison dans sa réponse. Cette position contradictoire est un produit direct des fausses suppositions que les gauches avaient faites dans le débat sur le traité.
Le côté fort du document est la critique de l'utilisation de méthodes bourgeoises par le nouveau pouvoir soviétique. Ici il faut dire que le texte n'est pas rigidement doctrinaire : il accepte l'utilisation de spécialistes techniciens bourgeois par la dictature du prolétariat et n'exclut pas la possibilité d'établir des relations commerciales avec les puissances capitalistes, tout en alertant contre le danger de “manoeuvres diplomatiques de la part de l'Etat russe parmi les puissances impérialistes”, y compris d'alliances politiques et militaires. Et il met aussi en garde contre de telles politiques qui, à l'échelle internationale, s'accompagneraient inévitablement de concessions à la fois au capital international et au capital originaire de Russie même. Ces dangers devaient devenir particulièrement concrets avec le reflux de la vague révolutionnaire après 1921. Mais l'aspect le plus valable des critiques portées par la Gauche concernait le danger d'abandonner les principes de l'Etat-commune dans les soviets, dans l'armée et dans les usines :
“Une politique de direction des entreprises sur le principe d'une large participation des capitalistes et d'une centralisation semi-bureaucratique va naturellement de pair avec une politique du travail visant l'établissement d'une discipline parmi les ouvriers déguisée en "autodiscipline" ; l'introduction de la responsabilité du travail pour les ouvriers (un projet de cette nature a été promu par les bolcheviks de droite - travail à la pièce, allongement de la journée de travail, etc.)
La forme du contrôle de l'Etat sur les entreprises doit se développer dans la direction de la centralisation bureaucratique, de la domination de différents commissaires, de la privation d'indépendance des soviets locaux et du rejet dans la pratique du type d'"Etat-Commune" dirigé par en bas...
Dans le domaine de la politique militaire, il doit apparaître, et on peut en fait déjà le noter, une déviation vers le rétablissement du service militaire à l'échelle nationale (incluant la bourgeoisie)... Avec l'établissement de cadres de l'armée pour lesquels sont nécessaires l'entraînement et le commandement par des officiers, la tâche de créer un corps prolétarien d'officiers à travers une organisation large et planifiée d'écoles et de cours appropriés est perdue de vue. De cette façon, sont reconstitués dans la pratique le vieux corps des officiers et les structures de commandement des généraux tsaristes.” (traduit de l'anglais par nous)
Ici, la gauche communiste discernait les tendances préoccupantes qui commençaient à apparaître au sein du nouveau régime soviétique et qui devaient s'accélérer rapidement dans la période suivante de “Communisme de guerre”. Ils étaient particulièrement préoccupés du fait que si le parti s'identifiait à ces tendances, il risquait d'être contraint de s'affronter aux ouvriers comme force hostile : “L'introduction de la discipline du travail en lien avec la restauration de la direction capitaliste dans la production ne peut pas accroître fondamentalement la productivité du travail, mais elle affaiblira l'autonomie de classe, l'activité et le degré d'organisation du prolétariat. Pour mettre en place ce système dans le contexte de la haine de classe qui prévaut dans la classe ouvrière contre les "capitalistes et les saboteurs", le parti devra chercher le soutien de la petite-bourgeoisie contre les ouvriers, et donc en finir avec lui-même comme parti du prolétariat.” (Ibid.)
L'issue finale d'une telle involution était, pour les Gauches, la dégénérescence du pouvoir prolétarien en un système de capitalisme d'Etat : “A la place d'une transition d'une nationalisation partielle vers une socialisation générale de la grande industrie, les accords avec les "capitaines de l'industrie" vont mener à la formation de grands trusts dirigés par eux et regroupant les branches fondamentales de l'industrie ce qui peut prendre, avec une aide extérieure, la forme d'entreprises d'Etat. Un tel système d'organisation de la production jette les bases d'une évolution vers le capitalisme d'Etat et constitue une étape transitoire vers celui-ci.” (Ibid.)
A la fin des Thèses, les communistes de gauche développent leurs propres propositions pour maintenir la révolution sur le droit chemin : poursuite de l'offensive contre la contre-révolution bourgeoise et la propriété capitaliste ; contrôle strict sur les spécialistes industriels et militaires bourgeois ; soutien à la lutte des paysans pauvres à la campagne ; et plus important, pour les ouvriers “pas d'introduction du travail à la pièce ni allongement de la journée de travail ce qui, dans les circonstances d'un développement du chômage n'a pas de sens, mais introduction par les conseils économiques locaux et les syndicats d'horaires standards et d'une diminution de la journée de travail avec augmentation du nombre d'équipes et organisation large du travail social productif.
L'octroi d'une grande indépendance aux soviets locaux et non le contrôle de leur activité par les commissaires envoyés par le pouvoir central. Le pouvoir soviétique et le parti du prolétariat doivent chercher un soutien dans l'autonomie de classe des grandes masses vers le développement de laquelle tous les efforts doivent être dirigés.” Et les gauches définissent pour finir leur propre rôle : “Elles définissent leur attitude envers le pouvoir soviétique comme une position de soutien universel à ce pouvoir en cas de nécessité -par le moyen de la participation à celui-ci... Cette participation n'est possible que sur la base d'un programme politique défini qui empêche la déviation du pouvoir soviétique et de la majorité du parti vers le chemin fatal de la politique petite-bourgeoise. En cas d'une telle déviation, l'aile gauche du parti devra prendre la position d'une opposition prolétarienne active et responsable.”
On peut trouver dans ces lignes un certain nombre de faiblesses théoriques importantes. L'une d'elles est la tendance à confondre la nationalisation totale de l'économie par l'Etat soviétique avec un processus réel de socialisation - c'est-à-dire comme faisant déjà partie de la construction d'une société socialiste. Dans sa réponse aux thèses, “Sur l'infantilisme "de gauche" et les idées petites-bourgeoises” (mai 1918), Lénine attaque cette confusion. A la position des Thèses selon laquelle “l'utilisation systématique des moyens existants de production n'est concevable que si une politique de socialisation la plus déterminée se poursuit”, Lénine répond : “On peut être résolu ou irrésolu en matière de nationalisation et de confiscation. Mais aucune "résolution", fût-elle la plus grande qui soit, ne suffit pour assurer le passage de la nationalisation et des confiscations à la socialisation. Toute la question est là précisément. Le malheur de nos "communistes de gauche", c'est que par ce naïf et puéril assemblage de mots : "La socialisation... la plus résolue", ils révèlent leur incompréhension totale du noeud de la question et de la situation "actuelle"(...) Hier, il fallait essentiellement nationaliser, confisquer, battre et achever la bourgeoisie et briser le sabotage avec le maximum de résolution. Aujourd'hui, il n'est que des aveugles pour ne pas voir que nous avons nationalisé, confisqué, brisé et démoli plus que nous n'avons réussi à compter. Or la socialisation diffère de la simple confiscation précisément en ceci qu'on peut confisquer avec la seule "résolution", sans être compétent en matière de recensement et de répartition rationnelles de ce qui a été confisqué, tandis qu'on ne peut socialiser à défaut de cette compétence.” (Oeuvres choisies, Tome 2)
Ici, Lénine est capable de montrer qu'il existe une différence de qualité entre la simple expropriation de la bourgeoisie (en particulier quand cela prend la forme de l'étatisation) et la construction réelle de nouveaux rapports socialistes. La faiblesse des Gauches sur ce point devait conduire beaucoup d'entre eux à confondre l'étatisation quasi complète de la propriété et même de la distribution qui a eu lieu pendant la période du “Communisme de guerre” avec le communisme authentique ; comme nous l'avons montré, Boukharine en particulier a développé cette confusion en une théorie élaborée dans son livre Economique de la période de transition (voir la Revue internationale n°96). Lénine au contraire est bien plus réaliste sur la possibilité que le pouvoir soviétique russe, épuisé, puisse accomplir des pas véritables vers le socialisme en l'absence d'une révolution mondiale.
Cette faiblesse empêche aussi les gauches de voir avec une pleine clarté d'où vient le principal danger de la contre-révolution. Pour elles, le “capitalisme d'Etat” est considéré comme le danger central, c'est vrai. Mais il est plutôt vu comme l'expression d'un danger encore plus grand : que le parti finisse dans une déviation vers la “politique petite-bourgeoise”, qu'il s'aligne sur les intérêts de la petite-bourgeoisie contre le prolétariat. C'était un reflet partiel de la réalité : le statu quo post-insurrectionnel était une situation dans laquelle le prolétariat victorieux ne s'affrontait pas seulement à la furie des vieilles classes dominantes, mais aussi au poids mort des vastes masses paysannes qui avaient leurs propres raisons de résister à une avancée ultérieure du processus révolutionnaire. Mais le poids de ces couches sociales se faisait sentir sur le prolétariat avant tout à travers l'organe étatique qui, dans sa tendance naturelle à préserver le statu quo social, tendait à devenir un pouvoir autonome pour lui-même. Comme la plupart des révolutionnaires de l'époque, les gauches identifiaient le “capitalisme d'Etat” à un système de contrôle étatique dirigeant l'économie soit dans l'intérêt de la grande bourgeoisie, soit dans celui de la petite-bourgeoisie ; elles ne pouvaient pas encore envisager la montée d'un capitalisme d'Etat ayant effectivement écrasé ces classes et opérant toujours sur une base entièrement capitaliste.
Comme nous l'avons vu, la réponse de Lénine aux gauches, “L'infantilisme de l'aile gauche”, tape sur leurs points faibles : les confusions sur les implications de Brest-Litovsk, la tendance à confondre la nationalisation et la socialisation. Mais Lénine à son tour tombe dans une erreur très grave quand il commence à faire les louanges du capitalisme d'Etat comme étape nécessaire pour la Russie arriérée, en fait comme fondement du socialisme. Lénine avait déjà mis en avant ce point de vue dans son discours au comité exécutif des soviets à la fin avril. Là il traite la question à partir de la meilleure intuition des communistes de gauche -le danger d'une évolution vers le capitalisme d'Etat- et part dans une direction totalement fausse :
"Eh bien, quand je vois désigner de pareils ennemis dans le journal des communistes de gauche, je demande : qu'est-il arrivé à ces hommes, comment des bribes de livres peuvent-elles leur faire oublier la réalité ? La réalité dit que le capitalisme d'Etat serait pour nous un pas en avant. Si nous pouvions en Russie réaliser sous peu un capitalisme d'Etat, ce serait une victoire. Comment peuvent-ils ne pas voir que le petit propriétaire, le petit capital est notre ennemi ? Comment peuvent-ils coir dans le capitalisme d'Etat notre principal ennemi ? Dans la passage du capitalisme au socialisme, ils ne doivent pas oublier que notre ennemi principal, c'est la petite-bourgeoisie avec ses habitudes, ses coutumes, sa situation économique (...)
Qu'est-ce que le capitalisme d'Etat sous le pouvoir des soviets ? Etablie à présent le capitalisme d'Etat, c'est établir le recensement et le contrôle qu'appliquaient les classes capitalistes. L'Allemagne nous offre un modèle de capitalisme d'Etat. Nous savons qu'elle s'est révéjée supérieure à nous. Mais si vous réfléchissez tant soit peu à ce que signifierait en Russie, dans la Russie des Soviets, la réalisation des bases de ce capitalisme d'Etat, quiconque a gardé son bon sens et ne s'est pas bourré le crâne de fragments de vérités livresques, devra dire que le capitalisme d'Etat serait pour nous le salut.
J'ai dit que le capitalisme d'Etat serait pour nous le salut ; si nous l'avions en Russie, la transition au socialisme intégral serait aisée, elle serait entre nos mains, parce que le capitalisme d'Etat est quelque chose de centralisé, de calculé, de contrôlé et de socialisé, et c'est précisément ce dont nous manquons. Nous sommes menacés par les éléments aveugles du laisser-aller petite-bourgeois, engendré le plus directement par toute l'histoire et l'économie de la Russie (...)” (Lénine, Séance du CEC, 29 avril 1918, Oeuvres complètes, Tome 27)
Il y a dans ce discours un fort élément d'honnêteté révolutionnaire, d'avertissement contre tout schéma utopique sur une construction rapide du socialisme dans une Russie qui sortait à peine du Moyen Age et qui ne recevait pas encore d'assistance directe du prolétariat mondial. Mais il y a aussi une sérieuse erreur que toute l'histoire du 20e siècle a vérifiée. Le capitalisme d'Etat ne constitue pas une étape organique vers le socialisme. En fait, il représente la dernière forme de défense du capitalisme contre l'effondrement de son système et l'émergence du communisme. La révolution communiste est la négation dialectique du capitalisme d'Etat. Les arguments de Lénine d'un autre côté trahissent les vestiges de la vieille idée social-démocrate selon laquelle le capitalisme évoluerait pacifiquement vers le socialisme. Il est certain que Lénine a rejeté l'idée que la transition vers le socialisme puisse commencer sans destruction politique de l'Etat capitaliste, mais ce qu'il oublie c'est que la nouvelle société ne peut émerger qu'à travers une lutte consciente et constante du prolétariat pour supplanter les lois aveugles du capital et créer de nouveaux rapports sociaux fondés sur la production pour l'usage. La “centralisation” de la structure économique capitaliste par l'Etat - même un Etat soviétique -ne fait pas disparaître les lois du capital, la domination du travail mort sur le travail vivant. C'est pourquoi les gauches avaient raison de dire comme dans les remarques souvent citées d'Ossinski, que : “Si le prolétariat lui-même ne sait pas créer les pré-requis de l'organisation socialiste du travail, personne ne peut le faire à sa place et personne ne peut le contraindre à le faire. Le bâton dressé sur la tête des ouvriers se retrouvera dans les mains d'une force sociale qui sera soit sous l'influence d'une autre classe sociale ou bien dans les mains du pouvoir des soviets ; mais le pouvoir des soviets sera alors forcé de rechercher le soutien d'une autre classe (comme la paysannerie) contre le prolétariat, et ce faisant, il se détruira lui-même en tant que dictature du prolétariat. Le socialisme ou l'organisation socialiste sera établi par le prolétariat lui-même ou ne le sera pas ; quelque chose d'autre sera mis en place -le capitalisme d'Etat.” (“Sur la construction du socialisme”, Kommounist n°2, avril 1918, traduit de l'anglais par nous)
Bref, le travail vivant ne peut imposer ses intérêts sur ceux du travail mort que par ses propres efforts, par sa lutte même pour prendre le contrôle direct et de l'Etat et des moyens de production et de distribution. Lénine avait tort de considérer ça comme une preuve de la démarche petite-bourgeoise et anarchiste des gauches. Les gauches, contrairement aux anarchistes, n'étaient pas opposées à la centralisation. Bien qu'elles aient été en faveur d'initiatives des comités d'usine et des soviets locaux, elles étaient pour la centralisation de ces organes dans des conseils économiques et politiques supérieurs. Ce qu'elles voyaient cependant, c'était qu'il n'y avait pas de choix entre deux voies pour construire la nouvelle société -celle de la centralisation prolétarienne et celle de la centralisation bureaucratique. Cette dernière ne pouvait mener que dans une direction totalement différente et culminerait inévitablement dans une confrontation entre la classe ouvrière et un pouvoir qui, même né de la révolution, se serait de façon croissante éloigné de celle-ci.
C'était une vérité générale, applicable à toutes les phases du processus révolutionnaire. Mais les critiques des communistes de gauche avaient aussi une validité plus immédiate. Comme nous l'avons écrit dans l'étude sur la Gauche communiste russe dans la Revue internationale n°8 : “La défense par Kommounist des comités d'usine, des conseils et de l'activité autonome de la classe ouvrière était importante non parce qu'elle aurait fourni une solution aux problèmes économiques rencontrés par la Russie, et encore moins comme recette pour la construction immédiate du "communisme" en Russie ; la Gauche déclarait explicitement que "le socialisme ne peut pas être réalisé dans un seul pays et surtout pas dans un pays arriéré" (cité par L.Schapiro, The origins of the communist autocracy, 1955). Le fait que ce soit l'Etat qui impose une discipline du travail, l'incorporation des organes autonomes du prolétariat dans l'appareil d'Etat, constituait surtout des coups portés à la domination politique de la classe ouvrière russe. Comme le CCI l'a souvent souligné, le pouvoir politique de la classe est la seule garantie véritable de l'issue victorieuse de la révolution ; et le pouvoir politique ne peut être exercé que par les organes de masse de la classe, par ses comités, ses assemblées d'usine, ses conseils, ses milices. En affaiblissant l'autorité de ces organes, la politique de la direction bolchevik faisait peser une grave menace sur la révolution elle-même. Les signes de ce danger que les communistes de gauche avaient si clairement vus dans les premiers mois de la révolution, devaient devenir encore plus sérieux pendant la période de guerre civile.”
***
Au lendemain de l'insurrection d'octobre, quand le personnel du gouvernement soviétique s'est formé, Lénine a eu une hésitation avant d'accepter le poste de président du soviet des commissaires du peuple. Son intuition politique lui disait que cela freinerait sa capacité à agir comme avant-garde de l'avant-garde, à être à la gauche du parti révolutionnaire comme il l'avait si clairement été entre avril et octobre 1917. La position adoptée par Lénine en 1918 contre les gauches, tout en se situant fermement dans les paramètres d'un parti prolétarien vivant, reflète déjà les pressions du pouvoir étatique sur les bolcheviks ; les intérêts de l'Etat, de l'économie nationale, de la défense du statu quo avaient déjà commencé à entrer en conflit avec les intérêts des ouvriers. En ce sens, il y a une certaine continuité entre les faux arguments de Lénine contre les gauches en 1918 et sa polémique contre la Gauche communiste internationale après 1920 qu'il a également accusée d'infantilisme et d'anarchisme. Mais en 1918, la révolution mondiale était encore dans sa phase ascendante et si elle s'était étendue au-delà de la Russie, il aurait été bien plus facile de corriger ses premières erreurs. Dans de prochains articles, nous examinerons comme la Gauche communiste a répondu au véritable processus de dégénérescence qui a pris le parti bolchevik et le pouvoir soviétique quand la révolution internationale est entrée dans sa phase de reflux.
Avec l’occupation de la Ruhr
par les troupes françaises, la bourgeoisie allemande cherche les moyens de se
débarrasser du poids “des réparations de guerre” qui lui sont imposées par le
traité de Versailles en le faisant porter par la classe ouvrière; mais elle
essaie surtout d’attirer celle-ci sur le terrain nationaliste dans une lutte
pour la défense de la nation contre le capital français.
Bien que le KPD, soutenu par l’IC, succombe aux appels nationalistes du capital et essaie d’entrainer derrière lui, sous couvert du “national-bolchevisme”, les ouvriers, ceux-ci ne semblent pas prêts de tomber dans le piège. Pour se défendre contre une paupérisation de plus en plus grande, la classe ouvrière développe son combat contre la volonté de la direction du KPD. En proposant une solution nationaliste, en appelant à la “sauvegarde de la république” et à la formation d'un front uni avec la Social-démocratie contre-révolutionnaire, le KPD développe une politique qui affaiblit la classe ouvrière.
Après une phase de lutte de classe montante le mouvement atteint son apogée en août 1923. Fortement alerté par la détermination des ouvriers, le capital allemand décide d'en finir avec sa politique provocatrice (cf. article dans Revue Internationale n°98) d'appel à “la résistance passive” contre les forces françaises d'occupation, tout en stoppant la spirale de l'inflation qui avait contraint la classe ouvrière à se battre pour sa simple survie. Le principal maitre d'oeuvre de cette stratégie du capital est le SPD qui, en août 1923, rejoint le gouvernement pour briser le mouvement.
Ainsi la bourgeoisie réussit à empêcher une reprise du mouvement. Le capital allemand qui avait mis en place l'appât du national-bolchevisme, le retire du jour au lendemain, en annonçant une nouvelle orientation politique pro-occidentale, enterrant ainsi les espoirs d'une alliance entre une “Allemagne opprimée” et la Russie. De plus, du fait de la confusion semée par le KPD, la classe ouvrière est soumise à une complète absence d'orientation politique.
Dans un article précédent, nous avons montré comment l'isolement international de la révolution en Russie a entraîné la dégénérescence de l'IC et la montée du capitalisme d'Etat russe.
Après la signature du traité secret de Rapallo la classe capitaliste internationale se rend compte que l'Etat russe est en train de faire de l'IC son instrument. En Russie se développe d'ailleurs une forte opposition contre cette tendance, ce qui amène à une série de grèves au cours de l'été 1923 dans la région de Moscou et ce qui s'exprime surtout par une opposition bruyante de plus en plus importante dans le parti bolchevik. A l'automne 1923, Trotsky, après beaucoup d'hésitations, décide finalement d'engager une lutte plus déterminée contre l'orientation capitaliste d'Etat. Bien que l'IC, avec sa politique de front unique et son soutien au national-bolchevisme, devienne de plus en plus opportuniste et tende à dégénérer d'autant plus rapidement qu'elle est étranglée par l'Etat russe, il reste en son sein une minorité de camarades internationalistes qui continuent à défendre l'orientation de la révolution mondiale. Après l'abandon par le capital allemand de sa promesse d'une lutte commune entre la “nation opprimée” et la Russie, cette minorité internationaliste est désorientée parce qu'elle est persuadée que, de ce fait, la perspective d'un “sauvetage” de la révolution d'octobre de l'extérieur ainsi que celle d'une relance de la vague révolutionnaire mondiale s'éloignent de plus en plus. Par crainte d'un développement du capitalisme d'Etat en Russie et dans l'espoir d'un resurgissement révolutionnaire, elle recherche désespérément une dernière étincelle, la dernière possibilité d'un assaut révolutionnaire.
“Vous pouvez voir camarades, c'est finalement le grand assaut que nous avons attendu depuis tant d'années, et qui changera l'image du monde. Ces évènements vont avoir une importance considérable. La révolution allemande signifie l'effondrement du monde capitaliste.” (Trotsky) Convaincu qu'il subsiste encore un potentiel révolutionnaire et que le moment de l'insurrection n'est pas encore passé, Trotsky presse l'IC de faire tout ce qu'elle peut pour soutenir une montée révolutionnaire.
En même temps la situation en Pologne et en Bulgarie s'accélère. Le 23 septembre, les communistes en Bulgarie, soutenus par l'IC, lancent un soulèvement qui échoue. En octobre et novembre, une nouvelle vague de grèves, suivie par près des deux tiers du prolétariat industriel du pays, éclate en Pologne. Le Parti communiste polonais est lui-même surpris par la combativité de la classe. Ces soulèvements insurrectionnels sont écrasés en novembre 1923.
Dans le cadre du combat politique qui se mène au sein du Parti russe, Staline s'élève contre le soutien du mouvement en Allemagne dans la mesure où le succès de celui-ci pourrait constituer une menace directe contre l'appareil d'Etat russe actuel au sein duquel il contrôle quelques unes des positions les plus importantes : “Mon point de vue est que les camarades allemands doivent se retirer et que nous ne devons pas les encourager.” (Lettre de Staline à Zinoviev, 5/8/1923)
Accroché au dernier espoir d'une reprise de la vague révolutionnaire, le Comité exécutif de l'IC (CEIC) décide par lui-même, sans consulter préalablement le KPD, de presser le mouvement en Allemagne et de se préparer à l'insurrection.
Lorsque les nouvelles de la fin de la politique de “résistance passive” de l'Allemagne contre la France et du début des négociations franco-allemandes arrivent à Moscou le 11 septembre, le CEIC appelle à l'insurrection en Bulgarie pour la fin septembre, qui doit être suivie peu après en Allemagne. Les représentants du KPD sont sommés par Moscou de préparer l'insurrection avec le CEIC. Ces discussions auxquelles prennent aussi part les représentants des pays voisins de l'Allemagne durent plus d'un mois, de début septembre à début octobre.
L'IC prend un nouveau tournant désastreux. Après la politique catastrophique de front unique avec les forces social-démocrates contre-révolutionnaires dont les conséquences destructrices se font encore sentir, après le flirt avec le national-bolchevisme, c'est maintenant la fuite en avant désespérée, l'aventure dans une tentative de soulèvement sans que soient réunies les conditions pour un succès possible.
Même si la classe ouvrière en Allemagne reste la partie la plus forte et la plus concentrée du prolétariat international, celle qui, avec le prolétariat russe, a été à la pointe du combat révolutionnaire, elle est en 1923 -la vague internationale de luttes étant, à ce moment-là, déjà dans une phase de reflux- relativement isolée. Par rapport à cette situation, le CEIC a un fausse estimation du rapport de forces et il ne voit pas comment la réorientation tactique du gouvernement dirigé par le SPD en août 1923 est parvenu à faire pencher celui-ci en faveur de la bourgeoisie. Pour avoir une analyse correcte, pour comprendre la stratégie de l'ennemi, un parti internationalement organisé et centralisé doit pouvoir s'appuyer sur une évaluation exacte de la situation “sur place” faite par sa section locale. Mais le KPD lui-même est aveuglé par sa politique national-bolchevik et ne comprend pas la dynamique réelle du mouvement. Le mouvement en Allemagne même met à nu de nombreuses faiblesses :
Plusieurs questions sont débattues dans le CEIC.
Trotsky insiste fortement sur la nécessité de fixer la date de l'insurrection. Il propose le 7 novembre, le jour du soulèvement victorieux d'octobre en Russie six ans auparavant. En fixant une date, il veut écarter toute attitude attentiste. Le président du KPD, Brandler, quant à lui, refuse de fixer une date précise. La décision est enfin prise à la fin septembre pour que l'insurrection ait lieu au cours des 4 à 6 semaines à venir, c'est-à-dire dans les premiers jours de novembre.
La direction du parti allemand se considèrant comme trop inexpérimentée, Brandler suggère que Trotsky lui-même, qui a joué un rôle si important dans l'organisation de l'insurrection d'octobre 1917 en Russie, vienne en Allemagne pour aider à organiser l'insurrection.
La proposition rencontre la résistance des autres membres du CEIC. Zinoviev exige, en tant que président de l'IC, de tenir ce rôle dirigeant. On ne peut comprendre cette querelle qu'en la replaçant dans le contexte de la lutte croissante pour le pouvoir en Russie même. Finalement il est décidé qu'un organe collectif, composé de Radek, Gouralsky, Skoblevsky et Tomsky, sera envoyé en Allemagne. Le CEIC décide également que l'aide doit être apportée à trois niveaux :
Tandis que les discussions se poursuivent à Moscou, des émissaires de l'IC en Allemagne commencent déjà les préparatifs de l'insurrection. Au début d'octobre, de nombreux dirigeants du KPD commencent à rentrer dans l'illégalité. Mais alors qu'à Moscou la direction du KPD et le CEIC sont encore en train de discuter des plans de l'insurrection, en Allemagne même il ne semble pas y avoir de discussion plus approfondie sur cette question et sur les perspectives immédiates.
Depuis le début 1923 et particulièrement depuis la conférence du parti à Leipzig, le KPD a commencé à mettre en place des unités de combat de Cents rouges. Initialement ces troupes armées devaient servir comme forces de protection des manifestations et des assemblées ouvrières. Tout ouvrier expérimenté au combat, quelles que soient ses convictions politiques, peut les rejoindre. Maintenant, les Cents rouges sont occupés à parfaire l'entraînement militaire, s'entraînant aux alertes et suivant des cours spéciaux de maniement des armes.
En comparaison avec mars 1921, beaucoup plus d'attention est consacrée à cet aspect et des moyens considérables sont investis dans ces préparations militaires. En plus, le KPD a mis sur pied un service de renseignement militaire. Il y a le “M-Apparat”, le “Z-Gruppe” pour infiltrer l'armée du Reich et le “T-Terrorgruppe” dans la police. Des arsenaux secrets sont installés, des cartes militaires de toutes sortes sont collectées.
Les conseillers militaires russes disposent d'un demi-million de fusils. Ils espèrent être capables de mobiliser très rapidement 50 000 à 60 000 hommes de troupe. Cependant l'armée du Reich et les troupes de droite qui la soutiennent représentent avec la police une force 50 fois supérieure aux formations militaires dirigées par le KPD.
En toile de fond de ces préparatifs, l'IC élabore un plan basé sur une frappe militaire stratégique.
Si, dans certaines régions, le KPD se joint au SPD pour former un “gouvernement ouvrier”, en application de la tactique de Front unique, cela ne peut que mettre le feu aux poudres. La Saxe et la Thuringe sont choisies parce que le SPD y est déjà à des postes gouvernementaux et parce que l'armée y dispose de moins d'unités comparé à Berlin et au reste du pays.
L'idée de base est que la formation d'un gouvernement ouvrier SPD-KPD va être perçue comme une provocation par les “forces fascistes” et l'armée. On suppose que les fascistes vont quitter la Bavière et l'Allemagne du sud pour se rendre en Saxe et en Allemagne centrale. En même temps on attend une réaction de l'armée qui devrait mobiliser ses troupes stationnées en Prusse. Cette offensive de la bourgeoisie peut être contrée par la mobilisation d'énormes unités ouvrières armées. Il est même prévu que l'armée et les unités fascistes soient défaites en étant attirées dans un piège près de Kassel. Les Cents Rouges doivent être à la base de la constitution d'une Armée rouge dont les unités de Saxe marcheront sur Berlin et celles de Thuringe sur Munich. Enfin, il est prévu que le gouvernement qui sera mis en place à l'échelle nationale comprendra des communistes, des sociaux-démocrates de gauche, des syndicalistes et des officiers nationaux-bolcheviks.
Une situation cruciale doit donc se mettre en place dès que le KPD aura rejoint le gouvernement de Saxe.
En août le SPD rejoint le gouvernement national pour calmer la situation et pour barrer la route à un mouvement insurrectionnel en faisant tout un tas de promesses.
Mais alors que, le 26 septembre, le gouvernement annonce officiellement la fin de la “résistance passive” vis à vis de l'occupant français et promet le paiement des arriérés de salaires, le 27 septembre une grève éclate dans la Ruhr. Le 28 septembre le KPD appelle à une grève générale dans tous le pays et à l'armement des ouvriers afin de mettre en place “un gouvernement ouvrier et paysan”. Le 29 septembre l'état d'urgence est déclaré, tandis que le KPD appelle les ouvriers à cesser leur mouvement dès le 1er octobre. Comme dans le passé, son objectif n'est pas tant de chercher à renforcer progressivement la classe ouvrière par la lutte dans les usines que de tout centrer sur un moment décisif qu'il prévoit pour plus tard. Ainsi, au lieu de faire monter la pression à partir des usines, comme l'IC le soulignera plus tard de façon critique, afin de dévoiler le véritable visage du nouveau gouvernement SPD, il tend au contraire à bloquer l'initiative des ouvriers dans les usines. Ainsi la combativité des ouvriers, leur détermination à repousser les attaques du nouveau gouvernement, ne sont pas seulement sapées par les promesses de compromis faites par le SPD, elles le sont également par la politique même du KPD. A son 5e congrès, l'IC conclura : “Après la grève Cuno, l'erreur a été faite de vouloir retarder les mouvements élémentaires jusqu'aux luttes décisives. Une des plus grandes erreurs a été que la rébellion instinctive des masses n'a pas été transformée en une volonté révolutionnaire consciente de combat en s'axant systématiquement sur des buts politiques... Le parti a échoué à poursuivre une agitation énergique, vivante pour la tâche de constituer des conseils politiques. Les revendications transitoires et les luttes partielles devaient être reliées du mieux possible au but final de la dictature du prolétariat. La négligence du mouvement des conseils d'usines a rendu impossible pour les conseils d'usines de prendre temporairement le rôle des conseils ouvriers, ainsi pendant les jours décisifs il n'y a pas eu de centre d'autorité, autour duquel les masses hésitantes d'ouvriers puissent se rassembler, et qui puisse s'opposer à l'influence du SPD.
Puisque les autres organes unitaires (comités d'action, comités de contrôle, comités de lutte) n'étaient pas utilisés de façon systématique, pour préparer la lutte politiquement, la lutte a été vue principalement comme une question de parti et non comme une lutte unitaire du prolétariat.”
En empéchant la classe ouvrière de développer ses luttes défensives sous prétexte qu'elle doit “attendre jusqu'au jour de l'insurrection”, le KPD l'empèche en fait de développer sa propre force face au capital et de gagner à elle les ouvriers encore hésitants du fait de la propagande du SPD. Ainsi l'IC fera plus tard la critique suivante :
“Surestimer les préparatifs techniques pendant les semaines décisives, se polariser sur les actions comme une lutte de parti et attendre le "coup décisif" sans un mouvement de luttes partielles et des mouvements de masse qui les préparent, a empêché l'estimation du véritable rapport de forces et rendu impossible de fixer une date réelle... En réalité il était seulement possible de constater que le parti était dans un processus de gagner la majorité, sans, cependant, avoir véritablement la direction dans la classe.” (Les leçons des évènements d'Allemagne et les tactiques de front unique)
A l'époque, des membres d'une “division noire de l'armée du Reich” (une unité sympathisante des fascistes) organisent une révolte le 1er octobre à Küstrin. Mais leur révolte est écrasée par la police prussienne. L'Etat démocratique n'a manifestement pas encore besoin des fascistes.
Le 9 octobre, Brandler rentre donc de Moscou avec la nouvelle orientation d'une insurrection initiée par l'entrée du KPD dans le gouvernement. Le 10 octobre la formation d'un gouvernement avec le SPD est décidée pour la Saxe et la Thuringe. Trois communistes entrent dans celui de Saxe (Brandler, Heckert, Böttcher), deux dans celui de Thuringe (K.Korsch et A.Tenner).
Alors qu'en janvier 1923 la conférence du parti affirmait : “La participation du KPD dans un gouvernement d'un land, sans poser des conditions au SPD, sans un fort mouvement de masse et sans un soutien extraparlementaire suffisant, ne peut avoir qu'un effet négatif sur l'idée d'un gouvernement ouvrier et avoir un effet destructeur au sein du parti lui-même” (p.255, Document), quelques mois plus tard la direction du KPD est prête à suivre les instructions de l'IC et à entrer dans un gouvernement SPD pratiquement sans poser de condition. Le KPD pense ainsi trouver un levier pour l'insurrection, parce qu'il espère réussir à armer la classe ouvrière quand il sera au gouvernement.
Mais, alors que le parti s'attend à une réaction très violente des fascistes et de l'armée, c'est en fait Ebert, le président du SPD, qui destitue les gouvernements de Saxe et de Thuringe le 14 octobre. Le même jour, il donne l'ordre à l'armée d'occuper la Saxe et la Thuringe.
C'est le “démocratique” président social-démocrate Ebert qui envoie les forces armées contre les gouvernements de Saxe et de Thuringe pourtant “élus démocratiquement”. Une fois encore, c'est le SPD qui, par une politique habile et manoeuvrière, a préparé et assumé la répression des ouvriers pour le compte du capital.
Dans le même temps, les troupes fascistes quittent la Bavière pour la Thuringe. Le KPD riposte en appelant les ouvriers à prendre les armes. Dans la nuit du 19 au 20 octobre, il distribue 150 000 exemplaires d'un tract dans lequel il demande aux membres du parti de se procurer le plus possible d'armes. Il proclame en même temps la grève générale qui doit déclencher l'insurrection.
Pour éviter que ce soit le parti qui prenne la décision d'insurrection et être sûr que ce sera une assemblée générale ouvrière qui le fera, Brandler cherche à convaincre la conférence des ouvriers de Chemnitz de voter la grève. Y sont présents quelques 450 délégués, parmi lesquels 60 sont des délégués officiels du KPD, 7 du SPD et 102 sont des représentants des syndicats.
Afin “d'évaluer l'ambiance”, Brandler suggère à l'assemblée de voter la grève générale. En entendant cette proposition, les représentants des syndicats surtout ainsi que les délégués SPD protestent énergiquement et menacent de quitter la réunion. La question de l'insurrection n'est même pas évoquée. Le ministre SPD qui est présent dans l'assemblée se prononce avec force contre la grève générale. La réunion se soumet ainsi au SPD et aux représentants syndicaux. Même les délégués du KPD se soumettent sans dire un mot. Ainsi la conférence -qui aurait dû, selon le KPD, être l'étincelle du mouvement insurrectionnel en décidant la grève générale- décide de repousser celle-ci.
Cependant Brandler et la direction du KPD restent pleinement convaincus que les délégués dans l'assemblée vont retrouver de l'ardeur en apprenant que l'armée se dirige vers la Saxe et qu'ils vont surement appeler à la lutte du fait du renversement “prévisible” du gouvernement de Berlin. Après avoir fait une analyse erronée du rapport de forces en août, une fois encore le KPD estime mal celui-ci ainsi que l'état d'esprit des ouvriers.
A l'assemblée de Chemnitz qui est voulue par la direction du KPD comme un moment-clé de l'insurrection, la majorité des délégués sont sous l'influence du SPD. Même dans les comités d'usines et dans les assemblées générales le KPD n'a pas la majorité. Au contraire des bolcheviks en 1917, il n'a ni correctement estimé la situation, ni été capable d'influencer le cours des évènements de façon décisive. Pour les bolcheviks la question de l'insurrection ne pouvait être mise à l'ordre du jour que s'ils avaient conquis la majorité des délégués dans les conseils et donc quand le parti pouvait jouer un rôle dirigeant et déterminant.
L'assemblée de Chemnitz se disperse ainsi sans avoir décidé d'une grève et encore moins du déclenchement d'un mouvement insurrectionnel. Après l'issue désastreuse de cette réunion, la direction du parti -pas seulement Brandler mais également les membres de “l'aile gauche” de la Centrale ainsi que tous les camarades étrangers qui étaient présents en Allemagne à l'époque- vote unanimement pour le retrait.
Quand les sections du parti, qui se tiennent prêtes “fusil à la main”, à travers tout le pays, sont informées de cette décision, la déception est énorme.
Bien qu'il existe différentes versions sur ce qui s'est passé à Hambourg, il semble que le message de l'annulation de l'insurrection n'y soit pas arrivé à termps. Convaincus que le plan de l'insurrection se déroulerait suivant les prévisions, les membres du parti se mettent en route sans avoir reçu la confirmation de la direction. Dans la nuit du 22 au 23 octobre, les communistes et les Cents Rouges commencent à mettre en place le plan de l'insurrection à Hambourg et se battent contre la police suivant les instructions préalablement élaborées. Ces combats durent plusieurs jours. Mais la majorité des ouvriers reste passive, alors qu'un grand nombre de membres du SPD se portent volontaires, dans les postes de police, pour combattre contre les insurgés.
Lorsque le 24 octobre le message d'arrêter les combats arrive à Hambourg, une retraite en bon ordre n'est plus possible. La défaite est inévitable.
Le 23 octobre les troupes de l'armée marchent sur la Saxe. Une fois encore, la répression s'abat sur le KPD. Un peu plus tard, le 13 novembre, la Thuringe est occupée également par l'armée. Dans les autres parties du pays, il n'y a pas de réactions significatives des ouvriers. Même à Berlin, où “l'aile gauche” du KPD est majoritaire, quelques centaines d'ouvriers se sont mobilisés pour des manifestations de solidarité. Le parti est déserté par de nombreux éléments déçus.
La tentative de l'IC d'organiser une insurrection aventureuse en Allemagne afin de relancer la vague révolutionnaire mondiale et donner une autre tournure à la situation en Russie, a échoué. En 1923 la classe ouvrière en Allemagne se trouve plus isolée qu'au début de la vague révolutionnaire en 1918 et 1919. Qui plus est, la bourgeoisie est beaucoup plus avertie et a déjà resserré les rangs au niveau international contre la classe ouvrière. Il est évident que les conditions pour un soulèvement victorieux en Allemagne même ne sont pas présentes. La combativité qui existe pourtant dans la classe ouvrière est contrée par la bourgeoisie en août 1923. La pression venant des usines, les efforts pour s'unir dans des assemblées générales, tout cela a connu un recul important. “De notre point de vue, le critère de notre influence révolutionnaire était les Soviets... Les soviets offraient le cadre politique de nos activités conspiratrices ; ils étaient aussi des organes de gouvernement après la véritable prise du pouvoir.” (Trotsky, Une contre-révolution ou une révolution peuvent-elles être déterminées à une date fixe ?, 1924) En 1923 en Allemagne, la classe ouvrière n'a pas réussi à constituer des conseils ouvriers qui sont une des conditions premières de la prise du pouvoir.
Les conditions politiques dans la classe comme un tout ne sont pas mûres, mais surtout le KPD se montre incapable de jouer son rôle politique dirigeant. Son orientation politique -l'orientation du national-bolchevisme jusqu'en août, sa politique de front unique et de défense de la démocratie bourgeoise- contribue à développer une grande confusion dans la classe et participe à son désarmement politique. Une insurrection victorieuse ne peut être possible que si la classe ouvrière a une vision claire de ses buts politiques et que si elle a, en son sein, un parti capable de lui montrer clairement la direction à prendre et capable de déterminer le juste moment de l'action. Sans un parti fort et solide, aucune insurrection ne peut être victorieuse, puisque c'est seulement lui qui peut avoir une véritable vision d'ensemble, qui peut correctement estimer le rapport des forces et en tirer les justes implications. Comprendre la stratégie de la classe ennemie, mesurer la température dans la classe, en particulier dans les principaux bataillons, jeter tout son poids dans la bataille dans les moments décisifs, ce sont ces capacités, quand elles sont mises en oeuvre, qui font que le parti est indispensable.
L'IC a surtout insisté sur les préparatifs militaires. Le camarade en charge de ces questions dans le KPD, K.Retzlaw, rapporte dans sa biographie que les conseillers militaires russes discutaient principalement de stratégie militaire pure, sans jamais prendre en compte les larges masses de la classe ouvrière.
Même si l'insurrection a besoin d'un plan militaire précis, il ne s'agit pas d'une simple opération militaire. Les préparatifs militaires ne peuvent être abordés qu'une fois le processus de maturation et de mobilisation politiques de la classe largement entamé. On ne peut pas faire l'économie d'un tel processus.
Cela veut dire que la classe ouvrière ne peut pas négliger de réduire sa pression à partir des usines, comme le KPD le propose en 1923. Alors que les bolcheviks savaient comment appliquer “l'art de l'insurrection” en octobre 1917, le plan de l'insurrection d'octobre 1923 n'est qu'une pure farce qui a débouché sur une tragédie. Les internationalistes, au sein de l'IC non seulement font une estimation erronée de la situation mais s'accrochent à un faux espoir. En septembre, Trotsky lui-même, manifestement mal informé sur la situation, est le plus convaincu que le mouvement est encore montant et il est parmi ceux qui poussent le plus fortement à l'insurrection.
La critique qu'il formulera après les évènements est en grande partie inexacte. Il reproche au KPD d'avoir, en 1921, fait un putsch de façon aventuriste et impatiente, alors qu'en 1923 il serait tombé dans l'autre extrême, celui d'attendre, de négliger son propre rôle. “La maturation de la situation révolutionnaire en Allemagne a été comprise trop tard...; aussi (que) les mesures les plus importantes du combat ont été abordées trop tard. Le Parti communiste ne peut pas, par rapport au mouvement révolutionnaire montant, prendre un position d'attente. C'est l'attitude des mencheviks : agir comme une entrave à la révolution tout au long de son développement, utiliser ses succès, quand c'est une petite victoire, faire tout ce qu'on peut pour s'y opposer.” (Trotsky, Ibid.)
D'un côté il insiste correctement sur le facteur subjectif et sur le fait que l'insurrection a besoin d'une intervention claire, décidée et énergique du parti, malgré toutes les hésitations et les irrésolutions de la classe. De plus, il comprend parfaitement le rôle destructeur des staliniens : “La direction stalinienne... a entravé et freiné les ouvriers, alors que la situation dictait un assaut révolutionnaire courageux, a proclamé des situations révolutionnaires, alors que leur moment était déjà passé, a formé des alliances avec les faiseurs de phrases et les beaux parleurs de la petite-bourgeoisie, a marché sans relâche derrière la social-démocratie sous couvert de la politique de front unique.” (La tragédie du prolétariat allemand, mai 1933)
Mais, d'un autre côté Trotsky lui-même est plus dominé par ses vaines espérances dans la reprise de la vague révolutionnaire que guidé par une analyse correcte du rapport des forces.
La défaite d'octobre 1923 n'est pas seulement une défaite physique des ouvriers allemands. Elle va surtout occasionner une profonde désorientation politique pour la classe ouvrière dans son ensemble.
La vague de luttes révolutionnaires dont le point culminant a été 1918-1919, s'achève en effet en 1923. La bourgeoisie a réussi à infliger, en Allemagne, une défaite décisive à la classe ouvrière.
Les défaites des luttes en Allemagne, en Bulgarie et en Pologne laissent la classe en Russie encore plus isolée. Même s'il y aura encore quelques luttes importantes, parmi lesquelles celles de 1927 en Chine, la classe ouvrière va poursuivre son recul pour enfin connaître une longue et terrible période de contre-révolution qui ne s'achèvera qu'avec la reprise de la lutte de classe en 1968.
L'IC se montre elle-même incapable de tirer les véritables leçons des évènements en Allemagne.
A son 5e congrès mondial en 1924, l'IC (avec le KPD en son sein) concentre ses critiques principalement sur le fait que le KPD aurait, en 1923, mal appliqué la tactique de front unique et de gouvernement ouvrier.
Cette dernière n'est en aucune manière remise en question. Le KPD affirme même, dédouanant ainsi le SPD de ses responsabilités dans la défaite ouvrière : “On peut dire sans aucune exagération : la social-démocratie allemande actuelle est en réalité seulement un réseau lâche d'organisations aux liens faibles avec des attitudes politiques très différentes.” Il persiste et signe dans sa politique opportuniste et néfaste vis à vis de la social-démocratie traitre : “la pression communiste permanente sur le gouvernement Zeigner (en Saxe) et la fraction de gauche qui s'est formée au sein du SPD va amener le SPD à la dislocation. Le point (principal) est que sous la direction du KPD la pression des masses sur le gouvernement social-démocrate doit être accrue, aiguisée et que le groupe dirigeant social démocrate de gauche qui émerge sous la pression d'un grand mouvement doit être confronté à l'alternative, soit entrer en lutte contre la bourgeoisie avec les communistes, soit se démasquer lui-même et ainsi détruire les dernières illusions des masses social-démocrates d'ouvriers.” (9e congrès du Parti, avril 1924)
Depuis la première guerre mondiale, le SPD est totalement intégré à l'Etat bourgeois. Ce parti, dont les mains sont tâchées du sang des ouvriers dans la 1ère guerre mondiale et de l'écrasement des luttes ouvrières dans la vague révolutionnaires, n'est en aucune manière en train de se disloquer. Au contraire, tout en faisant partie de l'appareil d'Etat, il continue d'exercer une grande influence sur les ouvriers. Même Zinoviev doit le concéder au nom de l'IC : “Un grand nombre d'ouvriers ont encore confiance dans les sociaux-démocrates de 'gauche',... qui en réalité servent de couverture pour la sale politique contre-révolutionnaire de l'aile droite de la social-démocratie.”
L'histoire a montré de façon répétée qu'il n'est pas possible, pour la classe ouvrière, de reconquérir un parti qui a trahi et changé de nature de classe. La politique consistant à vouloir diriger la classe ouvrière avec l'aide du SPD est déjà une expression de la dégénérescence opportuniste de l'IC. Alors que Lénine dans ses fameuses Thèses d'avril de 1917 rejette le soutien au gouvernement Kerensky et revendique la plus claire démarcation vis-à-vis de celui-ci, le KPD, en octobre 1923, rejette toute idée de démarcation avec le gouvernement SPD et finit par y entrer sans aucune condition. Au lieu de permettre une radicalisation du combat, la participation du KPD au gouvernement tend à démobiliser les ouvriers. La frontière de classe qui sépare le KPD du SPD, est gommée. La classe ouvrière est de plus en plus désarmée politiquement et la répression par l'armée est facilitée. Un mouvement insurrectionnel ne peut se développer que si la classe ouvrière parvient à se débarrasser des illusions vis à vis de la démocratie bourgeoise. Et une révolution ne peut vaincre qu'en écrasant les forces politiques qui défendent cette démocratie, c'est à dire le principal barrage.
En 1923, le KPD, non seulement n'a pas combattu la démocratie bourgeoise, il est même allé jusqu'à appeler les ouvriers à se mobiliser pour sa défense.
Concernant le SPD en particulier, le KPD s'est mis en contradiction flagrante avec la position défendue par l'IC, lors de son congrès de fondation, qui avait dénoncé avec la plus grande clarté ce parti comme le boucher de la révolution allemande de 1919.
Par la suite, le KPD ne se contente pas de persister dans l'erreur, il s'affirme comme un champion de l'opportunisme. Parmi tous les partis de l'IC, il devient le plus fidèle laquais du stalinisme. Non seulement il est la force motrice de la tactique de front unique et de “gouvernement ouvrier”, mais il est aussi le premier parti à appliquer la politique des cellules d'usines et de “bolchevisation” prônée par Staline. La défaite de la classe ouvrière en Allemagne a aussi renforcé la position du stalinisme. A la fois en Russie et internationalement la bourgeoisie peut désormais intensifier son offensive et ainsi imposer à la classe ouvrière la pire contre-révolution qu'elle ait eu à subir. Après 1923, l'Etat russe est d'ailleurs reconnu par les autres pays capitalistes et par la Société des Nations.
En 1917, la prise du pouvoir en Russie a constitué le début de la première vague révolutionnaire mondiale. Mais le capital est parvenu à empêcher la victoire de la révolution surtout dans les pays-clés comme l'Allemagne. Les leçons de la conquête victorieuse du pouvoir en Russie en 1917 par le prolétariat, tout comme celles de l'échec de la révolution en Allemagne, en particulier la compréhension de la manière dont la bourgeoisie est parvenue à empêcher une révolution victorieuse en Allemagne et des conséquences que cela a eu sur la dynamique internationale des luttes et sur la dégénérescence de la révolution en Russie, tous ces éléments font partie d'une seule et même expérience historique de la classe ouvrière.
Pour que la prochaine vague révolutionnaire soit possible et pour que la prochaine révolution puisse être un succès, la classe ouvrière doit absolument se réapproprier cette expérience inestimable.
Après quelques signes de reconnaissance mutuelle et de débat entre les groupes de la Gauche Communiste au cours de ces dernières années, y compris la tenue d'une réunion publique en commun sur la révolution russe entre le Bureau International pour le Parti Révolutionnaire (BIPR) et le CCI en Grande-Bretagne, la guerre récente engagée par l'OTAN dans les Balkans représentait un test pour juger de la capacité de ces groupes à assumer une défense commune de l'internationalisme prolétarien qui soit la plus large et la plus forte possible. Malheureusement les groupes ont refusé un appel du CCI pour une déclaration commune contre le carnage impérialiste en ex-Yougoslavie. Nous avons déjà dressé un premier bilan des réactions à cet appel dans notre Revue Internationale n°97.
Dans cet article-ci, nous répondrons brièvement à l'idée mise en avant par le BIPR, selon laquelle la méthode politique du CCI supposée “idéaliste” justifiait un tel refus.
“Quand vous écrivez dans votre tract que "c'est parce que, depuis la grève massive de Mai 68 en France, la classe ouvrière mondiale a développé ses luttes en refusant de se soumettre à la logique du capitalisme en crise qu'elle a pu empêcher le déchaînement d'une troisième guerre mondiale", vous montrez que vous restez prisonniers de vos schémas que nous avons déjà caractérisés comme idéalistes et qui sont aujourd'hui particulièrement inaptes aux besoins de clarté et de solidarité théorico-politique nécessaires pour l'intervention dans la classe.” (lettre du BIPR, 8/4/99, traduit par nous de l'anglais)
Il est vrai que l'idéalisme serait une tare profonde pour une organisation révolutionnaire. L'idéalisme est un important, sinon le seul rempart philosophique de l'idéologie bourgeoise. Cherchant la force motrice ultime de l'histoire dans les idées, les morales et les vérités qui sont produites par la conscience humaine, l'idéalisme est une des bases fondamentales des différentes idéologies de la classe dominante qui cherche à cacher son exploitation de la classe ouvrière et à lui dénier toute réelle capacité pour sa libération. La division du monde en classes ainsi que la possibilité et la nécessité de la révolution communiste pour renverser ce monde ne peuvent être comprises que par la conception matérialiste de l'histoire. L'histoire de la pensée s'explique par l'histoire de l'être, et non l'inverse.
Mais pourquoi la conception du “cours historique” qui prend position sur le rapport de force entre les classes dans une période historique donnée et qui tire la conclusion que la perspective n'est pas ouverte aujourd'hui à une guerre impérialiste généralisée, mais est toujours ouverte à d'immenses confrontations de classe... est-elle “idéaliste” ? La lettre de la Communist Workers' Organisation (le BIPR en Grande-Bretagne) au CCI, qui refuse la tenue d'une réunion publique commune en Grande-Bretagne sur la guerre, essaie de nous l'expliquer :
“Pour vous, cela peut vous sembler un petit point, mais pour nous cela souligne à quel point vous êtes éloignés de la réalité. Nous sommes absolument atterrés par aussi peu de réponse prolétarienne au tour pris par les événements. 'Socialisme ou barbarie' est un mot d'ordre qui a une signification absolue dans cette crise. Mais comment pouvez-vous maintenir que la classe ouvrière empêche la guerre quand l'évidence de tout ce qui est arrivé en Yougoslavie, montre à quel point les impérialistes (gros et petits) ont les mains libres ? (...) La guerre se déroule maintenant à 800 miles de Londres (à vol d'oiseau). Doit-elle arriver jusqu'à Brighton pour que vous corrigiez vos perspectives ? La guerre est un pas sérieux vers la barbarie générale. Nous ne pouvons lutter ensemble pour une alternative communiste si vous suggérez que la classe ouvrière est une force sur laquelle il faut compter dans la période présente.” (lettre de la CWO, 26/4/99, traduit par nous de l'anglais)
L'idéalisme, notre idéalisme, ne serait donc pas “rattaché à la réalité”, à “l'évidence”; à la réalité telle que la comprend le BIPR. D'abord, l'accusation d'idéalisme, qui est une accusation grave, est difficilement recevable telle que le BIPR la formule puisqu'elle réduit une question historique à un problème de “bon sens commun”.
Pourtant, cette rapide exposition de la version du BIPR de la réalité manque sérieusement de matérialité historique et dépend trop d'un raisonnement de “bon sens” submergé par des faits récents et locaux. Il nous assure que “Socialisme ou barbarie” s'applique absolument à la situation : que les perspectives historiques alternatives des deux principales classes ennemies dans la société sont fondamentalement en jeu dans les Balkans. Et ensuite, il se contredit quelques lignes plus loin quand il défend que le prolétariat, et sa perspective historique, le socialisme, ne comptent plus dans la situation.
Il ne reste que le BIPR, seul dans le monde, pour brandir la bannière de l'alternative communiste. Cette analyse contradictoire de la réalité, de la réalité “immédiate”, “évidente”, n'est pas “dialectique”, comme aime à le penser le BIPR, car elle échoue précisément à voir comment les tendances historiques fondamentales se manifestent dans une situation donnée.
Alors que le CCI a essayé au moins de comprendre le poids historique du prolétariat dans la guerre des Balkans sans minimiser le moins du monde le sérieux de la situation, le BIPR s'exprimant justement sur le terrain de l'empirisme à la Bacon et Locke[1] [445], estimerait plutôt les événements à partir de leur proximité géographique de Londres ou Brighton. Le prolétariat n'est apparemment pas une “force sur laquelle il faut compter dans la situation présente” car il n'y a pas de faits tangibles pour prouver le contraire, car ce n'est pas confirmé empiriquement, dans la réalité immédiate. Le BIPR n'arrive pas à voir le prolétariat dans la situation historique présente, il ne le sent pas, ne le goûte pas, ni ne l'entend. Donc le prolétariat n'est pas présent. Et quiconque affirme qu'il est une force, aussi limitée soit-elle, qu'il est toujours présent, aussi faible soit cette présence, est un idéaliste.
Les contre-tendances à l'absence apparente du prolétariat –particulièrement le manque d'adhésion à la guerre des classes ouvrières d'Europe Occidentale et d'Amérique du Nord– sont par conséquent ignorées comme facteurs. Les tendances latentes dans les événements qui peuvent être seulement prises comme une marque négative dans la situation, comme des empreintes dans le sable, doivent cependant être prises en compte afin d'être consistant avec la réalité historique la plus large.
La méthode qui ne voit les événements que comme de simples faits sans toutes leurs interrelations historiques n'est matérialiste que dans le sens métaphysique :
“Et quand, grâce à Bacon et à Locke, cette manière de voir passa de la science de la nature à la philosophie, elle produisit l'étroitesse d'esprit spécifique des derniers siècles, le mode de pensée métaphysique.
Pour le métaphysicien, les choses et leurs reflets dans la pensée, les concepts, sont des objets d'étude isolés, à considérer l'un après l'autre et l'un sans l'autre, fixes, rigides, donnés une fois pour toutes. Il ne pense que par antithèses sans moyen terme : il dit oui, oui, non, non ; ce qui va au-delà ne vaut rien. Pour lui, ou bien une chose existe, ou bien elle n'existe pas ; une chose ne peut pas non plus être à la fois elle-même et une autre. Le positif et le négatif s'excluent absolument ; la cause et l'effet s'opposent de façon tout aussi rigide. Si ce mode de pensée nous paraît au premier abord tout à fait plausible, c'est qu'il est celui de ce qu'on appelle le bon sens. Mais si respectable que soit ce compagnon tant qu'il reste cantonné dans le domaine prosaïque de ses quatre murs, le bon sens connaît des aventures tout à fait étonnantes dès qu'il se risque dans le vaste monde de la recherche, et la manière de voir métaphysique, si justifiée et si nécessaire soit-elle dans de vastes domaines dont l'étendue varie selon la nature de l'objet, se heurte toujours, tôt ou tard, à une barrière au-delà de laquelle elle devient étroite, bornée, abstraite, et se perd en contradictions insolubles : la raison en est que, devant les objets singuliers, elle oublie leur enchaînement ; devant leur être, elle oublie leur devenir et leur périr ; devant leur repos, elle oublie leur mouvement ; les arbres l'empêchent de voir la forêt.” (F. Engels, Socialisme utopique et socialisme scientifique, Editions sociales)
L'empirisme –le bon sens commun– assimile le matérialisme historique et sa méthode dialectique à l'idéalisme car le marxisme refuse de considérer les faits sur leur simple apparence.
Le BIPR s'oppose à l'histoire du mouvement révolutionnaire quand il taxe d'idéaliste le “schéma” du cours historique. Le groupe de la fraction de gauche du PC d'Italie qui publiait la revue Bilan dans les années 1930, était-il coupable d'idéalisme quand il développait ce concept pour déterminer si l'histoire allait vers la guerre ou vers la révolution[2] [446] ? C'est une question à laquelle le BIPR devrait répondre puisque Bilan fait partie intrinsèque de l'histoire de la Gauche Italienne dont il se réclame.
Mais si le BIPR se croit capable d'utiliser le matérialisme historique de manière unilatérale en mettant en avant une supposée vérité évidente des faits, il est aussi coupable d'utiliser des schémas mécaniques pour inventer des faits inexistant. Selon son tract internationaliste contre la guerre en ex-Yougoslavie, il défend que l'objectif principal de l'intervention de l'OTAN était de “s'assurer le contrôle du pétrole du Caucase”. Comment le BIPR a-t-il pu arriver à une telle fantaisie ? En appliquant le schéma selon lequel la principale force motrice derrière l'impérialisme aujourd'hui est la recherche du profit économique “pour s'assurer le contrôle et la gestion du pétrole, de la rente pétrolifère et des marchés financiers ou commerciaux.”
Peut-être est-ce là un schéma matérialiste, mais c'est du matérialisme mécanique. En effet, même si le facteur principal de l'impérialisme moderne reste les contradictions économiques fondamentales du capitalisme, ce schéma ignore les facteurs politiques et stratégiques qui sont devenus prédominant dans le conflit entre les Etats nations.
Si le BIPR adopte une approche empiriste quand il est confronté à la question du rôle de la classe ouvrière dans tout événement à l'échelle de l'histoire, il montre que sur les questions les plus générales et les plus décisives il est parfaitement capable de voir de façon marxiste ce que le bon sens commun est incapable de faire. Son tract sur la guerre –comme les tracts des autres groupes de la gauche communiste– a révélé que derrière les buts prétendument humanitaires des grandes puissances unies au Kosovo, une confrontation plus large et inévitable avait lieu. Il a montré que les pacifistes et les gauchistes, malgré leurs grandes déclarations contre la violence, entretenaient en réalité les feux de la guerre. Finalement, même s'il ne pouvait voir le prolétariat comme une force dans la situation présente, il affirmait cependant que la lutte de la classe ouvrière menant à la révolution communiste était le seul moyen d'échapper à la barbarie capitaliste croissante.
La position prolétarienne internationaliste sur la guerre impérialiste, commune aux différents groupes de la gauche communiste, partagée par le CCI et le BIPR, est parfaitement marxiste et donc fidèle à la méthode du matérialisme historique.
Donc, au moins sur ce point, l'accusation d'idéalisme contre le CCI s'écroule complètement.
Dans sa lettre à Wilhem Bracke en 1875 qui introduit sa Critique au Programme de Gotha du Parti ouvrier social-démocrate d'Allemagne, K.Marx dit que “tout pas fait en avant, toute progression réelle importe plus qu'une douzaine de programmes” (Marx-Engels, éditions sociales). Et cette phrase célèbre constitue un point de référence pour l'action unie des révolutionnaires. C'est une parfaite mise en application de ce que mettaient en évidence les tout aussi célèbres Thèses sur Feuerbach de 1845 qui démontraient que le matérialisme historique n'est pas une nouvelle philosophie contemplative mais une arme de l'action prolétarienne.
“La coïncidence de la modification des circonstances et de l'activité humaine ou autotransformation ne peut être saisie et comprise rationnellement qu'en tant que pratique révolutionnaire” et “les philosophes n'ont fait qu'interpréter diversement le monde, ce qui importe, c'est de le transformer.” (Marx, Thèses sur Feuerbach, éditions sociales)
Dans sa lettre introductive et dans son texte, Marx critique sévèrement le programme d'unité du parti social-démocrate allemand pour les concessions faites aux Lassaliens[3] [447]. Il estime qu'un “accord pour l'action contre l'ennemi commun” est de la plus haute importance et il suggère qu'il aurait mieux valu repousser la rédaction du programme jusqu'à “une époque où pareils programmes eussent été préparés par une longue activité commune” (Lettre à W. Bracke, éditions sociales). Des divergences extrêmes n'étaient donc pas des obstacles à l'action unie, mais au contraire allaient être confrontées dans ce contexte.
Comme nous l'avons déjà mis en avant dans notre appel, Lénine et les autres représentants de la gauche marxiste appliquèrent la même méthode à la conférence de Zimmerwald, en septembre 1915, au cours de laquelle ils signèrent son retentissant manifeste contre la première guerre impérialiste mondiale. Pourtant ils avaient exprimé des critiques et des désaccords marqués du fait de ses lacunes graves et ils soumirent même au vote leur propre position[4] [448] qui fut repoussée par la majorité de la conférence.
Le BIPR s'est déjà essayé au travail savant de démonstration qu'un tel exemple historique d'unité des révolutionnaires dans le passé eut lieu dans des circonstances différentes et donc ne peut s'appliquer dans la période présente. En d'autres termes, le BIPR ne veut pas voir les fils qui relient le passé de Zimmerwald au présent. Il n'y voit qu'un épisode fini du passé qui n'est utile qu'à la réflexion des historiens.
Les différentes circonstances dans lesquelles l'unité révolutionnaire a eu lieu dans le passé, au lieu de prouver qu'elle n'est pas applicable au mouvement révolutionnaire actuel, soulignent en fait toute sa validité aujourd'hui.
La chose la plus frappante à propos de la défense par Marx et Lénine du travail commun entre révolutionnaires dans les deux exemples donnés, c'est que les différences entre les Eisenachiens et les Lassaliens dans un cas, et entre la gauche marxiste (en premier lieu les bolcheviks) et les socialistes à Zimmerwald dans l'autre cas, étaient beaucoup plus importantes que les différences entre les groupes de la gauche communiste d'aujourd'hui.
Marx préconisait le travail en commun, dans un même parti, avec une tendance qui défendait “l'Etat libre”, les “droits égaux”, “la juste distribution du produit du travail” et qui parlait de la “loi d'airain des salaires”, et autres préjugés bourgeois. Le Manifeste de Zimmerwald était une opposition commune à la 1re guerre impérialiste mondiale entre les internationalistes intransigeant qui appelaient à la guerre civile contre la guerre impérialiste et à la constitution d'un nouvelle Internationale d'une part, et de l'autre, les pacifistes, les centristes et autres hésitants qui visaient à la réconciliation avec les social-patriotes et contestaient les mots d'ordre révolutionnaires de la gauche. Au contraire, dans le milieu communiste d'aujourd'hui, il n'y a pas de concessions aux illusions démocratiques et humanistes. Il y a une dénonciation commune de la guerre comme guerre impérialiste, une dénonciation commune du pacifisme et du chauvinisme de la gauche et un engagement commun pour la “guerre civile”, c'est à dire pour opposer à la guerre impérialiste la perspective et la nécessité de la révolution prolétarienne.
Lénine signa le Manifeste de Zimmerwald, avec toutes ses insuffisances et inconsistances, afin de faire avancer le mouvement réel. Dans un article écrit directement après la première conférence de Zimmerwald, il dit :
“C'est un fait que ce dernier [le manifeste de la conférence de Zimmerwald] constitue un pas en avant vers la lutte effective contre l'opportunisme, vers la rupture et la scission avec lui. Ce serait du sectarisme que de renoncer à ce pas en avant avec la minorité des Allemands, des Français, des Suédois, des Norvégiens et des Suisses, quand nous conservons l'entière liberté et l'entière possibilité de critiquer l'inconséquence et de chercher à obtenir davantage. Ce serait une mauvaise tactique de guerre que de refuser de marcher avec le mouvement international grandissant de protestation contre le social-chauvinisme, sous prétexte que ce mouvement est trop lent, qu'il fait "seulement" un pas en avant, qu'il est prêt et disposé demain à faire un pas en arrière et à rechercher une conciliation avec l'ancien Bureau socialiste international." (Lénine, "Un premier pas", octobre 1915, Oeuvres complètes)
Karl Radek arriva à la même conclusion dans un autre article sur cette conférence :
“...la gauche a décidé de voter le manifeste pour les raisons suivantes. Il serait doctrinaire et sectaire de nous séparer des forces qui ont commencé, dans une certaine mesure, à lutter contre le social-patriotisme dans leur propre pays alors qu'ils font face à de furieuses attaques de la part des social-patriotes” (La gauche de Zimmerwald, traduit par nous de l'anglais).
Il ne fait aucun doute que les révolutionnaires d'aujourd'hui doivent agir contre le développement de la guerre impérialiste avec la même méthode que Lénine et la gauche à Zimmerwald contre la 1re guerre mondiale. L'avancée du mouvement révolutionnaire comme un tout est la priorité centrale. La différence principale entre les circonstances d'alors et celles d'aujourd'hui souligne la beaucoup plus grande convergence politique entre les groupes internationalistes actuels qu'entre la gauche et le centre de Zimmerwald[5] [449], et par conséquent la beaucoup plus grande nécessité et justification pour une action commune.
Une déclaration internationaliste commune et d'autres expressions d'activité unie contre la guerre de l'OTAN auraient, bien sûr, augmenté énormément la présence politique de la gauche communiste en comparaison avec l'impact des différents groupes pris séparément. Cela aurait été un antidote matériel, réel contre les divisions nationalistes imposées par la bourgeoisie. L'intention commune de faire avancer le mouvement réel aurait créé un pôle d'attraction plus fort pour les éléments en recherche des positions communistes qui sont actuellement déboussolés par la dispersion déconcertante des différents groupes. Et la réunion des forces aurait eu un impact plus large sur la classe ouvrière comme un tout. Par dessus tout, cela aurait marqué un point de référence historique pour les révolutionnaires dans le futur, comme le fit tout aussi sûrement le Manifeste de Zimmerwald qui lança un signal d'espoir pour les futurs révolutionnaires jusque dans les tranchées. Comment peut-on caractériser la méthode politique qui consiste à refuser une telle action commune ? La réponse nous est donnée par Lénine et Radek : elle est doctrinaire et sectaire[6] [450].
Si nous nous sommes limités à deux exemples historiques, c'est pour des raisons d'espace, non par manque d'exemples d'action commune entre les révolutionnaires du passé. Les 1re, 2e et 3e Internationales ont toutes été formées avec la participation d'éléments qui n'acceptaient même pas les prémisses principaux du marxisme, tels que les anarchistes dans la 1re, ou les anarcho-syndicalistes français et espagnols qui défendaient l'internationalisme et la révolution Russe et qui furent donc les bienvenus dans l'IC.
Nous ne devons pas non plus oublier que le spartakiste Karl Liebknecht, reconnu par toute la gauche marxiste comme le défenseur le plus héroïque du prolétariat dans la première guerre mondiale, était lui un idéaliste dans le vrai sens du terme puisqu'il rejetait la méthode matérialiste dialectique en faveur du Kantisme.
La plupart des groupes d'aujourd'hui imaginent qu'en s'unissant même pour une activité minime, ils vont embrouiller ou diluer les divergences importantes qu'ils ont avec les autres groupes. Rien n'est plus faux. Après la formation du parti social-démocrate allemand et après Zimmerwald, il n'y eut aucune dilution opportuniste des différences qui existaient entre les différents participants mais, à l'inverse, un aiguisement de celles-ci et en fin de compte une confirmation dans la pratique des positions les plus claires. Les marxistes finirent par dominer complètement dans le parti allemand et, après 1875, sur les Lassaliens dans la seconde Internationale. Après Zimmerwald, les positions intransigeantes de la gauche, qui était en minorité, ont pris complètement le dessus notamment quand la vague révolutionnaire, ayant commencé en Russie en 1917, confirma leur politique dans le cours même des événements, alors que par ailleurs les centristes retombèrent dans les bras des social-patriotes.
S'ils n'avaient pas mis leurs positions à l'épreuve dans le cadre d'une action commune même limitée, leur succès futur n'aurait pas été possible. L'Internationale Communiste est en effet redevable à la gauche de Zimmerwald.[7] [451]
Ces exemples de l'histoire du mouvement révolutionnaire confirme aussi une autre thèse bien connue sur Feuerbach :
“La question de l'attribution à la pensée humaine d'une vérité objective n'est pas une question de théorie, mais une question pratique. C'est dans la pratique que l'homme a à faire la preuve de la vérité, c'est à dire de la réalité et de la puissance de sa pensée, la preuve qu'elle est de ce monde. Le débat sur la réalité ou l'irréalité de la pensée isolée de la pratique est une question purement scolastique.” (Editions sociales, souligné par Marx lui-même)
Les groupes de la gauche communiste qui rejettent un cadre pratique pour leur mouvement commun au sein duquel leurs divergences pourraient être confrontées, tendent à réduire leur différents sur la théorie marxiste à un niveau scolastique. Même si ces groupes ont la volonté de prouver la validité de leurs positions dans la pratique au sein de la lutte de classe la plus large, cet objectif restera un espoir vain s'ils ne peuvent mettre leur propre maison en ordre et vérifier leurs positions en lien pratique avec les autres tendances internationalistes.
La reconnaissance d'un minimum d'activité commune est la base sur laquelle les divergences peuvent être posées clairement, être confrontées, testées et clarifiées pour ces éléments qui émergent des rangs du prolétariat, particulièrement dans les pays où la gauche communiste n'a pas encore de présence organisée. Malheureusement c'est ce que les groupes communistes d'aujourd'hui se refusent à comprendre. Les groupes du courant bordiguistes défendent le sectarisme comme un principe. Sans aller jusque là, le BIPR tend à rejeter toutes confrontations sérieuses des positions politiques. : “Nous critiquons le CCI (...) parce qu'il attend que ce qu'il appelle le milieu politique prolétarien reprenne et débatte de ses préoccupations politiques de plus en plus bizarres”[8] [452] (traduit par nous de l'anglais), dit-il dans Internationalist Communist n°17, la revue du BIPR, qui est en partie consacrée à la mise en avant de ses divergences avec le CCI, en réponse à des éléments en recherche en Russie et ailleurs; éléments qui s'interrogent sur cette question de la responsabilité des internationalistes et de leur action commune face à la guerre impérialiste. Il est particulièrement désolant de constater que le milieu internationaliste repousse tout débat sérieux par peur de la confrontation de positions divergentes. Le mouvement révolutionnaire d'aujourd'hui a besoin de retrouver la confiance que les marxistes du passé avaient dans leurs idées et positions politiques
L'accusation selon laquelle le CCI est idéaliste ne tient pas debout. Nous attendons, pour le moins, des critiques plus solides et plus développées pour soutenir cette affirmation.
Face à la situation internationale qui empire et face aux exigences croissantes devant lesquelles se trouve la classe ouvrière, il devrait être clair que la méthode matérialiste du mouvement révolutionnaire marxiste exige une réponse commune. La gauche communiste n'a pas été au niveau de toutes ses responsabilités lors de la guerre du Kosovo. Mais les événements à venir la forceront à les mettre au centre de ses préoccupations.
[1] [453] Francis Bacon (1561-1626) et John Locke (1632-1704) sont deux philosophes matérialistes anglais.
[2] [454] Dans un article au titre explicite, la course vers la guerre, voilà comme Bilan dans son n° 29 de mars 1936 pose le problème du cours historique : “Les tenants des gouvernements actuels (...) ont droit à la reconnaissance éternelle du régime capitaliste pour avoir conduit à son terme extrême l'oeuvre d'écrasement du prolétariat mondial. Seulement en arrivant à égorger la seule force capable de créer une nouvelle société, ils ont aussi ouvert la porte à l'inévitabilité de la guerre, terme extrême des contradictions internes du régime capitaliste. (...) Pour quand la guerre ? Personne ne saurait le prédire. Ce qui est certain, c'est que tout est prêt.” Et un autre article du même numéro revient sur la question en précisant les conditions du cours à la guerre impérialiste qui s'affirme alors : “Nous sommes tout à fait convaincus qu'avec la politique de trahison socialo-centriste qui a conduit le prolétariat à son impuissance de classe dans les pays “démocratiques”; qu'avec le fascisme qui est arrivé par la terreur aux mêmes résultats, on a jeté les prémisses indispensables pour le déclenchement du nouveau carnage mondial. La trajectoire de dégénérescence de l'URSS et de l'IC représente un des symptômes les plus alarmants de la course vers le précipice de la guerre.”.
En passant, il est intéressant de rappeler, ou d'informer, au BIPR et aux groupes bordiguistes quelle est la perspective d'action que propose Bilan aux différentes forces qui sont restées communistes : “La seule réponse que ces communistes pourraient opposer aux événements que nous venons de vivre, la seule manifestation politique qui pourra être un jalon dans la voie de la victoire de demain, ce serait une Conférence Internationale qui relie les pauvres membranes qui restent aujourd'hui du cerveau de la classe ouvrière mondiale”. Notre souci de déterminer quel est le cours historique, et notre appel à une défense commune de l'internationalisme, sont dans le droit fil de la tradition de la gauche italienne, n'en déplaise à nos ignorants.
[3] [455] Le Parti Social Démocrate d'Allemagne s'est constitué à partir de l'unification de deux grands courants, l'un petit-bourgeois, les Lassaliens du nom de leur dirigeant, Lassalle, l'autre marxiste, les Eisenachiens du nom de la ville où se constitua cette tendance en Parti Ouvrier Social Démocrate d'Allemagne en 1869.
[4] [456] Nous avons souligné la validité de la politique unitaire de la Gauche de Zimmerwald pour le camp internationaliste aujourd'hui dans la Revue Internationale n° 44 en 1986.
[5] [457] En fait, on peut même affirmer que les différences au sein même de la gauche de Zimmerwald étaient plus grandes que celles au sein du camp internationaliste actuel. En particulier, il y avait alors d'importantes divisions pour savoir si la libération nationale était encore possible et, donc, si le mot d'ordre “le droit des nations à l'auto-détermination” faisait toujours partie de la politique marxiste. Les positions tranchées et opposées entre Lénine d'un côté, et Trotsky et Radek de l'autre, sur le soulévement de Pâques 1916 à Dublin, révèla au grand jour et de manière aigue les divisions au sein de la gauche de Zimmerwald. Au sein du Parti Bolchévik lui-même, des différences significatives existaient dans cette période sur l'auto-détermination nationale avec Boukharine et Piatakov qui défendaient son obsolescence, et sur la validité des mots d'ordre de “défaitisme révolutionnaire” et “d'Etat-Unis d'Europe”.
[6] [458] La politique de Lénine d'unité internationaliste n'était pas limitée au mouvement de Zimmerwald. Il l'appliqua aussi au sein de la social-démocratie russe en encourageant le travail en commun avec un groupe non-bolchévik comme celui de Trotsky, Naché Slovo. Si ces efforts ne furent pas couronnés de succès – jusqu'à la révolution russe – ce fut du fait des hésitations et du sectarisme de Trotsky à l'époque.
[7] [459] “Les conférences de Zimmerwald et de Kienthal eurent leur importance à une époque où il était nécessaire d'unir tous les éléments prolétariens disposés sous une forme ou une autre à protester contre la boucherie impérialiste (...). Le groupement de Zimmerwald a fait son temps. Tout ce qu'il y avait dans le groupement de Zimmerwald de véritablement révolutionnaire passe et adhère à l'Internationale Communiste” (Déclaration faite par les participants de la conférence de Zimmerwald au Congrès de l'IC, textes complets des 4 premiers congrès mondiaux de l'IC). Cette déclaration est signée par Rakovsky, Lénine, Zinoviev, Trotsky, Platten.
[8] [460] “We criticise the ICC (...) for expecting what they call the "proletarian political milieu" to take up and debate their increasingly outlandish political concerns”.
Liens
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[2] http://www.worldbank.org
[3] https://fr.internationalism.org/tag/recent-et-cours/crise-economique
[4] https://fr.internationalism.org/tag/heritage-gauche-communiste/decadence-du-capitalisme
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