Publié sur Courant Communiste International (https://fr.internationalism.org)

Accueil > Revue Internationale, les années 2000: n°100 - 139 > Revue Int. 2003 - 112 à 115 > Revue Internationale no 112 - 1er trimestre 2003

Revue Internationale no 112 - 1er trimestre 2003

  • 3604 lectures

Le terrorisme : arme et justification de la guerre

  • 4503 lectures

Le 28 juin 1914, l’Archiduc François-Ferdinand d’Autriche, neveu de l’empereur François-Joseph et inspecteur général des armées d’Autriche-Hongrie, était assassiné à Sarajévo par Gavrilo Princip, un jeune nationaliste serbe. L’occasion était trop belle pour l’Autriche. Elle avait déjà fait main basse sur la Bosnie-Herzégovine en 1908, exprimant ainsi ses appétits impérialistes attisés par l’effondrement de l’empire ottoman. Cet assassinat fournissait le prétexte rêvé pour s’attaquer à la Serbie soupçonnée d’encourager les velléités d’indépendance des nationalités dominées par l’Autriche. La déclaration de guerre s’est faite sans attendre la moindre négociation. On connaît la suite : la Russie, craignant la prépondérance autrichienne sur les Balkans, vole au secours de la Serbie ; l’Allemagne apporte son plein soutien à l’Autriche-Hongrie, son alliée ; la France apporte le sien à son allié russe ; l’Angleterre lui emboîte le pas ; au total, près de dix millions de morts, six millions d’invalides et une Europe en ruines sans compter toutes les conséquences de la guerre comme l’épidémie de grippe espagnole de 1918 qui fait plus de morts que le conflit lui-même.

Le 11 septembre 2001, les 3000 morts des Twin Towers ont fourni le prétexte permettant aux États-Unis de lancer l’invasion de l’Afghanistan, de s’installer avec des bases militaires dans trois des pays limitrophes, anciennes républiques de l’Union Soviétique. Ils ont permis également de préparer la guerre visant à éliminer le gouvernement de Saddam Hussein avec une probable occupation militaire de longue durée de l’Irak par les troupes US. Si, du fait des conditions historiques actuelles, les suites du 11 septembre sont pour le moment moins meurtrières que la guerre de 1914-18, cette extension de la présence militaire directe des États-Unis est néanmoins lourde de menaces pour le futur.

Malgré la ressemblance entre ces deux événements – dans chaque cas, une grande puissance impérialiste se sert d’un attentat terroriste pour justifier ses propres menées guerrières – le phénomène terroriste de 2001 n’a plus rien à voir avec celui de 1914.

D’un côté, l’acte de Gavrilo Princip plonge ses racines dans les traditions des organisations populistes et terroristes qui ont lutté au cours du 19e siècle contre l’absolutisme tsariste, expression de l’impatience d’une petite bourgeoisie incapable de comprendre que ce sont les classes et non les individus qui font l’histoire. En même temps, cet attentat préfigure ce qui va être une caractéristique du terrorisme pendant le 20e siècle : l’utilisation de ce moyen par des mouvements nationalistes, et la manipulation de ceux-ci par la bourgeoisie des grandes puissances. Dans certains cas, ces mouvements nationalistes étaient trop faibles ou arrivés trop tard sur la scène historique pour se faire une place dans un monde capitaliste déjà partagé entre les grandes nations historiques : l’ETA en Espagne en est un exemple typique puisqu’un État basque indépendant n’aurait aucune viabilité. Dans d’autres cas, ces groupes terroristes font partie d’un mouvement plus ample, qui aboutit à la création d’un nouvel État national : on peut citer ici l’exemple de l’Irgoun, mouvement terroriste juif qui combattait les anglais en Palestine pendant la période d’avant et d’après la deuxième guerre mondiale, et qui avait à son actif non seulement des attaques contre des cibles «militaires», comme le quartier général de l’armée britannique, mais aussi des massacres de civils comme la tuerie perpétrée contre la population arabe de Deir Yassine. Signalons que Menahem Begin, l’ex-premier ministre israélien à qui on accorda le prix Nobel de la paix suite à la signature des accords de Camp David entre Israël et l’Égypte, fut un des dirigeants de l’Irgoun.

L’exemple de l’IRA et du Sinn Fein en Irlande[1]  résume d’une certaine façon les caractéristiques de ce que va être le terrorisme pendant le 20e siècle. Suite à l’écrasement de la révolte de Pâques 1916, un des dirigeants irlandais exécutés n’était autre que James Connolly, figure emblématique du mouvement ouvrier irlandais. Sa mort marque la fin d’une époque en réalité déjà révolue avec l’éclatement de la première guerre mondiale, une époque où le mouvement ouvrier pouvait encore soutenir, dans certains cas, des luttes d’indépendance nationale, alors que dans la période de décadence qui s’ouvrait, un tel soutien se retourne inévitablement contre le prolétariat.[2]  En fait c’est le sort de Roger Casement qui symbolisera ce que seront les mouvements nationalistes et terroristes de la période de décadence : il fut arrêté par les anglais (et fusillé par la suite) dès son arrivée en Irlande dans un sous-marin allemand alors qu’il devait convoyer une livraison de fusils allemands destinés au soulèvement indépendantiste de 1916.

Les fins de carrière de Menahem Begin – premier ministre d’Israël – et de Gerry Adams l’ex-terroriste et dirigeant du Sinn Fein – pas encore premier ministre, mais néanmoins politicien respectable reçu à Downing Street et à la Maison Blanche – sont significatifs également du fait que, pour la bourgeoisie, il n’y a aucune ligne de démarcation étanche entre le terrorisme et la respectabilité. La différence entre le chef terroriste et l’homme d’État est tout simplement que le premier est encore dans une position de faiblesse, puisque les seules armes dont il dispose sont celles des attentats et des coups de main armés, alors que le second dispose de tous les moyens militaires de l’État bourgeois moderne. Tout au long du 20e siècle, surtout pendant la période de «décolonisation» après la deuxième guerre mondiale, les exemples sont nombreux de groupes terroristes (ou nationalistes se servant des moyens terroristes) qui se transforment en forces armées d’un nouvel État : les membres de l’Irgoun se fondant dans la nouvelle armée israélienne, le FLN en Algérie, le Viêt-minh au Vietnam, l’OLP de Yasser Arafat en Palestine, etc.

Ce genre de lutte armée est également un terrain de prédilection pour l’intervention de l’État bourgeois, dans le cadre des conflits inter-impérialistes. Le phénomène commence à prendre de l’ampleur pendant la deuxième guerre mondiale, avec l’utilisation par les bourgeoisies "démocratiques" des mouvements de résistance contre l’occupant allemand, particulièrement en France, en Grèce et en Yougoslavie, ou par la bourgeoisie allemande nazie – quoique avec beaucoup moins de succès – dans le cas de certains mouvements d’indépendance nationale dans l’empire britannique (notamment en Inde). Là où les confrontations entre les grands blocs américain et russe prennent vraiment de l’ampleur, les formations nationalistes cessent d’être de simples groupes terroristes, pour devenir de véritables armées : c’est le cas au Vietnam, où il y a des centaines de milliers de combattants en présence, et au final des millions de morts, ou en Afghanistan où – rappelons-le – les Talibans et leurs prédécesseurs qui s’étaient distingués dans la lutte contre l’occupation soviétique ont été formés et armés par les États-Unis.

Le terrorisme – lutte armée minoritaire – est donc devenu un champ de manoeuvre pour l’intervention et la manipulation des grandes puissances. Si c’est clairement le cas dans les confrontations armées dans les pays dits du «Tiers-Monde», c’est également vrai dans des manipulations plus ténébreuses à l’intérieur des grands États eux-mêmes. Du fait que le terrorisme est une action qui se prépare dans l’ombre, il offre ainsi «un terrain de prédilection aux manigances des agents de la police et de l’État et en général à toutes sortes de manipulations et d’intrigues les plus insolites».[3] Un exemple frappant de ce type de manipulation, où sont mêlés des individus illuminés (s’imaginant même agir dans l’intérêt de la classe ouvrière), le gangstérisme, les grands États et leurs services secrets, est l’enlèvement, d’une efficacité toute militaire, d’Aldo Moro par un commando des Brigades rouges italiennes et son assassinat le 9 mai 1978 (après que le gouvernement italien ait refusé de négocier sa libération). Cette opération n’était pas l’œuvre de quelques terroristes excités, et encore moins de militants ouvriers. Derrière l’action des Brigades rouges, il y avait des enjeux politiques impliquant non seulement l’État italien lui-même mais aussi les grandes puissances. En effet, Aldo Moro représentait une fraction de la bourgeoisie italienne favorable à l’entrée du Parti communiste italien dans la majorité gouvernementale, option à laquelle s’étaient fermement opposés les États-Unis. Les Brigades rouges partageaient cette opposition à la politique du "compromis historique" entre la Démocratie chrétienne et le PC défendue par Aldo Moro et faisaient ainsi ouvertement le jeu de l’État américain. Par ailleurs, le fait que les Brigades rouges aient été directement infiltrées à la fois par les services secrets italiens et par le réseau Gladio (une création de l’OTAN qui avait pour mission de constituer des réseaux de résistance au cas où l’URSS aurait envahi l’Europe de l’Ouest) révèle que dès la fin des années 1970, le terrorisme est déjà un instrument de manipulation dans les conflits impérialistes.[4]

Le terrorisme: arme et justificationde la guerre impérialiste

Au cours des années 1980, la multiplication des attentats terroristes (comme ceux de 1986 à Paris) exécutés par des groupuscules fanatiques, mais qui étaient commandités par l’Iran, ont fait apparaître un phénomène nouveau dans l’histoire. Ce ne sont plus, comme au début du 20e siècle, des actions armées menées par des groupes minoritaires, visant à la constitution ou à l’indépendance nationale d’un État, mais ce sont des États eux-mêmes qui prennent en charge et utilisent le terrorisme comme arme de la guerre entre États.

Le fait que le terrorisme soit devenu directement un instrument de l’État en vue de mener la guerre marque un changement qualitatif dans l’évolution de l’impérialisme. Le fait que ce soit l’Iran le commanditaire de ces attaques (dans d’autres cas comme l’attentat contre le vol Panam au-dessus de Lockerbie, c’est la Syrie ou la Libye qui sont mises en cause) est significatif également d’un phénomène qui va prendre de l’ampleur seulement avec la fin des blocs après 1989 et la disparition de la discipline imposée par les têtes de bloc : des puissances régionales de troisième ordre comme l’Iran tentent de s’échapper de la tutelle des blocs russe et américain. Le terrorisme devient véritablement la bombe atomique des pauvres.

Dans la dernière période, on a pu constater que ce sont les deux principales puissances militaires, les États-Unis et la Russie, qui ont utilisé le terrorisme comme moyen de manipulation pour justifier leurs interventions militaires. Ainsi, les médias eux-mêmes ont révélé que les attentats à Moscou de l’été 1999 avaient été perpétrés avec des explosifs utilisés exclusivement par les militaires et que Poutine, le chef du FSB (ex-KGB) à l’époque, en était probablement le commanditaire. Ces attentats étaient un prétexte pour justifier l’invasion de la Tchétchénie par les troupes russes. Avec le dernier attentat à Moscou, la prise en otage de 700 spectateurs d’un théâtre, la ficelle est si grosse que la presse elle-même, nationale comme internationale, est amenée à s’interroger ouvertement sur la manipulation, sur comment une cinquantaine de personnes ont pu se rassembler et pénétrer dans un lieu public au coeur de la capitale en transportant un arsenal impressionnant, dans une ville où un Tchétchène peut se faire contrôler et arrêter plusieurs fois par jour dans la rue.

Parmi les hypothèses mises en avant dans le journal Le Monde du 16 novembre, il est évoqué soit une infiltration du commando par les services secrets russes, soit que ces derniers étaient au courant de l’opération et ont laissé faire dans le but de relancer la guerre en Tchétchénie. En effet, selon certaines fuites, des agents des services secrets avaient informé leur hiérarchie des mois à l’avance de la préparation d’actions à Moscou par le groupe de Movsar Baraev, mais l’information «se serait perdue comme toujours dans les méandres des échelons supérieurs». On imagine pourtant mal une information de cette importance passer inaperçue. Le 29 octobre, le quotidien Moskovski Komsomolets a cité un informateur anonyme du FSB (ex-KGB) selon lequel le commando était depuis longtemps «infiltré» par les services russes qui auraient directement contrôlé quatre des preneurs d’otages.

Le commando était dirigé par le clan Baraev dont les hommes de main ont déjà joué un rôle éminent dans la guerre en Tchétchénie. Alors qu’il se présentait comme le défenseur d’un islamisme radical, son ancien chef (assassiné il y a deux ans), et oncle du commandant des preneurs d’otages, entretenait des liens directs avec le Kremlin. Ses troupes ont en effet été les seules à être épargnées au cours des bombardements et des massacres de l’armée russe. C’est lui qui avait par ailleurs permis le massacre des principaux chefs de guerre nationalistes tchétchènes encerclés dans Grozny en les attirant dans un guet-apens, leur donnant le feu vert pour s’enfuir dans un passage où les attendaient les troupes russes.

Concernant les événements du 11 septembre 2001, même si l’État américain n’a pas directement commandité ces attentats, il est inconcevable d’imaginer que les services secrets de la première puissance mondiale aient été pris par surprise, comme dans n’importe quelle république bananière du tiers-monde. De toute évidence, l’État américain a laissé faire, quitte à sacrifier ses Twin Towers et près de 3000 vies humaines.[5]  C’était le prix que l’impérialisme américain était prêt à payer pour pouvoir réaffirmer son leadership mondial en déclenchant l’opération «Justice illimitée» en Afghanistan. Cette politique délibérée de la bourgeoisie américaine consistant à laisser faire pour justifier son intervention militaire n’est pas nouvelle.

Elle avait déjà été utilisée en décembre 1941 lors de l’attaque japonaise à Pearl Harbor[6] pour justifier l’entrée des États-Unis dans la seconde guerre mondiale et, plus récemment, lors de l’invasion du Koweït par les troupes de Saddam Hussein en août 1990 pour déchaîner la guerre du Golfe sous la houlette de l’oncle Sam.[7]

La méthode qui consiste à utiliser les attentats terroristes déjà prévus, afin de justifier l’extension de son influence impérialiste via l’intervention militaire (ou policière) commence à faire des émules. Les informations disponibles semblent montrer que le gouvernement australien était au courant des menaces d’attentat en Indonésie, et qu’il a laissé faire, encourageant même ses ressortissants à continuer à se rendre à Bali. Ce qui est certain en tout cas, c’est que l’Australie a saisi l’occasion de l’attentat du 12 octobre pour renforcer son influence en Indonésie, à la fois pour son propre compte et pour le compte de son allié américain.[8]

Mais cette politique du «laisser faire» ne consiste plus, comme en 1941 ou en 1990, à laisser l’ennemi attaquer le premier selon les lois classiques de la guerre entre États.

Ce n’est plus la guerre entre États rivaux, avec ses propres règles, ses drapeaux, ses préparatifs, ses troupes en uniforme, ses champs de bataille et ses armements, qui sert de prétexte à l’intervention massive des grandes puissances. Ce sont les attaques terroristes aveugles, avec leurs commandos de kamikazes fanatisés, frappant directement les populations civiles qui sont utilisées par les grandes puissances pour justifier le déchaînement de la barbarie impérialiste.

L’utilisation et la manipulation du terrorisme ne sont plus seulement le lot de petits États, tels la Libye, l’Iran ou d’autres du Moyen-Orient. Elles sont devenues l’apanage des plus grandes puissances de la planète.

L'idéologie de la mort et de la peur

Il est significatif de la désagrégation de plus en plus avancée de tout le tissu idéologique de la société capitaliste que les exécutants des attentats de New York, de Moscou ou de Bali (quelles que soient les motivations de leurs commanditaires) ne sont plus mus par des idéologies ayant au moins une apparence rationnelle et progressive, telle que la lutte pour la création de nouveaux États nationaux. Au contraire, ils font appel à des idéologies qui étaient déjà désuètes et irrémédiablement réactionnaires au 19e siècle : l’obscurantisme religieux et mystique. La décomposition du capitalisme est bien résumée dans ce fait que, pour des franges de la jeunesse d’aujourd’hui, la meilleure perspective que la vie puisse leur offrir n’est plus la vie, ni même la lutte au service d’une grande cause, mais la mort dans les ténèbres de l’obscurantisme féodal et au service de commanditaires cyniques dont souvent ils ne soupçonnent même pas l’existence.

Dans les pays développés, le terrorisme dont ils sont eux-mêmes les premiers responsables sert aux États bourgeois de moyen de propagande auprès de leur propres populations civiles, afin de les convaincre que dans un monde qui s’écroule, où se perpètrent des horreurs comme l’attentat du 11 septembre, la seule solution est de s’en remettre à la protection de l’État lui-même. La situation au Venezuela nous montre la perspective qui nous attend si la classe ouvrière, à travers le soutien à telle ou telle faction de la bourgeoisie, se laisse dévoyer sur un terrain qui n’est pas le sien. Le gouvernement Chavez est venu au pouvoir avec un soutien assez large parmi les populations pauvres et les ouvriers, ayant réussi à leur faire croire que son programme national-populiste et anti-américain pourrait les protéger contre les effets d’une crise de plus en plus insupportable. Aujourd’hui, les masses pauvres et ouvrières se trouvent divisées et encadrées par les forces de la bourgeoisie : soit derrière Chavez et sa clique militaire, soit embrigadées dans les syndicats qui participent à une "grève générale" qui comprend même les juges et qui bénéficie de la bienveillance de l’organisation des patrons ! Et ce danger n’est pas limité à des pays périphériques du capitalisme, comme nous le montre la manifestation monstre du 1er mai 2002 à Paris, où les "citoyens" furent invités à prendre parti pour une clique de la bourgeoisie contre une autre ("l’autre" étant cet épouvantail caricatural appelé Le Pen).

Si la classe ouvrière mondiale ne réussit pas à réaffirmer sa propre indépendance de classe, dans la lutte pour la défense de ses propres intérêts d’abord et pour le renversement révolutionnaire de cette société pourrissante ensuite, alors nous ne pouvons rien attendre d’autre que la généralisation des affrontements entre les cliques bourgeoises et entre les États bourgeois employant tous les moyens, y compris les plus barbares, notamment l’usage quotidien de l’arme de la terreur.

Arthur, 23 déc. 02.

 

 

1  IRA, ou Irish Republican Army. Le Sinn Fein (“Nous-mêmes” en gaélique) fut fondé en 1907 par Arthur Griffith, principal dirigeant irlandais à l’époque de l’indépendance de la république irlandaise (Eire) au début des années 20. Il constitue aujourd’hui encore l’aile politique de l’IRA, ayant des rapports avec cette dernière semblables à ceux de Herri Battasuna avec l’ETA.

En quelque sorte, on pourrait dire que la "révolution nationaliste" irlandaise a été caractéristique de l’ouverture de la période de décadence du capitalisme, dans le sens qu’elle n’a jamais réussi a créer autre chose qu’un État amputé (privé des six comtés d’Ulster) essentiellement inféodé à la Grande-Bretagne.

2 Toute l’ambiguïté de l’attitude de Connolly apparaît dans un article publié dans son journal Irish Worker au début de la guerre de 1914, où il déclare d’un côté que tout ouvrier irlandais serait parfaitement en droit de s’engager dans l’armée allemande si ça pouvait hâter la libération irlandaise du joug de l’impérialisme britannique, tout en espérant que "l’Irlande peut cependant mettre le feu à un incendie européen qui ne s’éteindra pas tant que le dernier trône ainsi que les dernières actions ou obligations capitalistes ne se seront pas consumés dans le bûcher funéraire du dernier seigneur de la guerre" (cité dans FSL Lyons, Ireland since the famine).

3 Voir la Revue Internationale n°15, "Résolution sur terrorisme, terreur et violence de classe", point 5.

4 Rappelons aussi que les services secrets de l’État français se sont montrés prêts à utiliser directement les méthodes terroristes avec l’attentat en Nouvelle Zélande contre le Rainbow Warrior, navire de l’organisation Greenpeace.

5 Voir à ce sujet nos articles "La guerre ‘anti-terroriste’ sème terreur et barbarie" et "Pearl Harbor 1941, les ‘Twin Towers’ 2001, le machiavélisme de la bourgeoisie" dans la Revue internationale n°108.

6 Voir l’article "Pearl Harbor..." dans la Revue internationale n°108.

7 Voir nos articles "Golfe persique : le capitalisme c’est la guerre", "Face à la spirale de la barbarie guerrière, une seule solution : développement de la lutte de classe", "Guerre du Golfe : massacres et chaos capitalistes", "Le chaos" publiés respectivement dans les numéros 63 à 66 de la Revue Internationale.

8 Pour une analyse plus détaillée, voir l’article "Comment les massacres de Bali profitent à l’impérialisme australien" publié dans Révolution internationale n°330.

Questions théoriques: 

  • Guerre [1]

L'élargissement de l'Union européenne

  • 3109 lectures

L'Europe: alliance économique et champ de manoeuvre des rivalités impérialistes

Cela fait un peu moins d'un demi siècle maintenant que la bourgeoisie nous parle de construction européenne. L'introduc­tion d'une monnaie commune - l'Euro - nous a été présentée comme une étape fondamentale dans ce processus dont l'ho­rizon serait la mise en place des États-Unis d'Europe. Processus qui serait en bonne voie puisqu'il est prévu un premier élargis­sement de 15 à 25 pays au premier mai 2004 et qu'un projet de Constitution européenne est en cours d'élaboration.
La bourgeoisie serait-elle capable de dépasser le cadre étriqué de la nation ? Serait-elle à même de surmonter la concur­rence économique et ses antagonismes impérialistes ? Pourrait-elle mettre fin à la guerre économique et à la guerre tout court qui a tant de fois déchiré le continent? En d'autres termes, la bourgeoisie serait-elle capable de donner un début de solution à la question de la division capitaliste du monde en nations concurrentes, source de dizaines de millions de morts et qui a en­sanglanté la planète entière, particulière­ment depuis le début du 20e siècle ? Ou encore, la bourgeoisie serait-elle capable de renoncer à l'idéologie nationaliste fer­ment et base constitutive de sa propre existence en tant que classe et source de toutes ses légitimations économiques, politiques, idéologiques et impérialistes ?

Et si les réponses à toutes ces questions sont négatives, si les États-Unis d'Europe sont une chimère, à quoi correspondrait alors la constitution et le développement de la Communauté Européenne ? La bour­geoisie serait-elle devenue masochiste à ce point pour éternellement courir derrière un mirage et pourquoi déploierait-elle tant d'efforts pour construire un château de cartes sans viabilité réelle ? Pour se don­ner l'illusion du change par rapport aux États-Unis d'Amérique ? Par pur souci de propagande ?

L'impossible dépassement du cadre national dans la décadence du capitalisme

La vanité d'un tel projet se mesure déjà aux conditions initiales requises pour sa viabi­lité. Conditions qui sont non seulement totalement absentes dans le projet actuel mais qui relèvent tout simplement de l'uto­pie dans le contexte historique présent. En effet, comme l'existence des différentes bourgeoisies nationales est intimement liée à la propriété privée et/ou étatique qui s'est historiquement déployée dans un cadre national, toute unification réelle à une échelle supérieure impliquerait des dépossessions de pouvoirs aux échelons inférieurs. Cette perspective est d'autant plus irréaliste que la création d'une réelle Europe unifiée à l'échelle du continent passerait par un inéluctable processus d'expropriation des différentes fractions bourgeoises nationales dans chaque pays. Processus nécessairement violent, comme le furent les révolutions bourgeoises con­tre la féodalité d'Ancien Régime ou les guerres d'indépendance contre la métro­pole de tutelle, auquel ne peuvent se subs­tituer la "volonté politique des gouverne­ments" et/ou "l'aspiration des peuples à faire l'Europe ". Lorsque l'on sait com­bien, au sein de ce processus de formation des nations au 19° siècle, la guerre a tou­jours joué un rôle de premier ordre pour éliminer les résistances intérieures éma­nant des secteurs réactionnaires de la so­ciété ou pour délimiter ses frontières face aux autres pays, l'on peut imaginer ce que supposerait et `coûterait' le processus d'unification européenne. Cela souligne à quel point est utopique ou hypocrite et mensongère cette idée de l'union pacifi­que de différents pays, fussent-ils euro­péens. Penser cette unification comme possible impliquerait qu'un nouveau groupe social, porteur d'intérêts suprana­tionaux émancipateurs, puisse émerger et être capable, au travers d'un véritable pro­cessus révolutionnaire, à l'aide de ses pro­pres moyens politiques (partis, etc.) et coercitifs (forces militaires, etc.), d'expro­prier les intérêts bourgeois liés aux diffé­rents capitaux nationaux et de s'imposer sur ces derniers.

Sans entrer dans de longs développe­ments à propos de la question nationale ([1] [2]), force est de constater que toutes les na­tions qui ont été créées depuis la guerre de 1914-18 - une petite centaine - sont la con­séquence des problèmes nationaux non résolus au cours du 19° et au tout début du 20° siècle. Toutes furent des nations mort­nées qui n'ont pu parachever leur révolu­tion bourgeoise et entamer leur révolution industrielle de façon suffisamment affir­mée et vigoureuse, alimentant ainsi la dy­namique des multiples conflits depuis la Première guerre mondiale. Seuls les pays constitués au cours du 19° siècle ont pu atteindre suffisamment de cohérence, de puissance économique et de stabilité poli­tique. Ainsi, les six plus grandes puissan­ces actuelles l'étaient déjà, bien que dans un ordre quelque peu différent, à la veille de la Première guerre mondiale. Ce constat, que même les historiens bourgeois énon­cent, n'est réellement explicable que dans le cadre du matérialisme historique.

En effet, pour qu'une nation puisse se constituer sur des bases politiques soli­des, elle doit pouvoir plonger ses racines dans une réelle centralisation de sa bour­geoisie, centralisation qui s'est forgée au travers d'une âpre lutte unificatrice contre la féodalité de l'Ancien Régime et pouvoir disposer des bases économiques suffi­santes pour le déploiement de sa révolu­tion industrielle qu'elle trouve alors dans un marché mondial en voie de constitu­tion. Ces deux conditions étaient réunies au cours de la période ascendante du ca­pitalisme s'étalant principalement pendant les 18, et 19e siècles jusqu'à la Première guerre mondiale. Ces conditions ayant disparu ensuite, les possibilités d'émer­gence d'un nouveau projet national viable n'ont plus été réunies. Dès lors, pourquoi ce qui fut impossible à réaliser tout au long du 20e siècle serait-il tout à coup possible aujourd'hui ? Alors qu'aucune des nou­velles nations créées depuis la Première guerre mondiale n'a pu disposer des moyens de son existence, pourquoi l'avè­nement d'une nouvelle grande puissance - comme le seraient les États-Unis d'Eu­rope - serait-il soudain réalisable ?

La troisième conséquence logique de l'hypothèse européenne impliquerait une atténuation de la tendance à l'exacerba­tion des antagonismes impérialistes entre nations concurrentes au sein de l'Europe. Or, déjà Marx dans le Manifeste Commu­niste soulignait à son époque (le milieu du 19e siècle) la permanence des antagonis­mes existant entre toutes les fractions na­tionales de la bourgeoisie : "La bourgeoi­sie vit dans un état de guerre perpétuel ; d'abord contre l'aristocratie, plus tard contre ces fractions de la bourgeoisie même dont les intérêts entrent en con­tradiction avec les progrès de l'industrie, et toujours contre la bourgeoisie de tous les pays étrangers". Si la contradiction qui l'opposait aux vestiges féodaux a été très largement dépassée par la révolution capi­taliste et si la contradiction qui l'opposait aux secteurs rétrogrades de la bourgeoisie a pu l'être également dans les principaux pays développés, par contre, celle concernant l'antagonisme entre les nations n'a fait que s'exacerber tout au long du 20` siècle. Dès lors, pourquoi verrait-on aujourd'hui un processus inverse alors que durant toute la période de décadence les conflits entre fractions de la classe dominante n'ont fait que s'exacerber?

Une caractéristique non équivoque de l'entrée en décadence d'un mode de pro­duction est d'ailleurs l'explosion des anta­gonismes entre fractions de la classe domi­nante. Cette dernière ne pouvant plus ex­traire suffisamment de surtravail d'un rap­port social de production devenu désor­mais obsolète, elle tend à l'obtenir par la rapine chez ses pairs. Il en va ainsi lors de la décadence du mode de production féo­dal (1325-1750) avec la guerre de cent ans (1337-1453) relayée ensuite par les guerres entre les grandes monarchies absolutistes européennes : "La violence, fût sans doute un trait permanent et spécifique des so­ciétés médiévales. Il n'empêche qu'elle a manifestement pris une dimension parti­culière au tournant des XIIIe et XIVe sié­cles. (...) La guerre devient en effet un phénomène endémique, multiforme, nourri par toutes les frustrations socia­les. ( ..) La généralisation de la guerre fut avant tout l'expression ultime des dys­fonctionnements d'une société aux prises avec des problèmes qu'elle ne peut en aucune manière maîtriser. Sorte de fuite en avant pour échapper aux impasses du moment. " (Guy Bois, La grande dépres­sion médiévale, PUF). Cette période de décadence du mode de production féodal contraste très fortement avec son ascen­dance (1000-1325) : "Plus nettement en­core que les temps féodaux, la période 1150-1300, dates larges, connut à diver­ses reprise et dans des ensembles géo­graphiques assez vastes des phases de paix quasi complète, à la faveur desquel­les l'essor démographique et économique ne put que s’accentuer "(P. Contamine, La guerre au Moyen Âge, PUF-Clio). Il en fut de même lors de la décadence du mode de production esclavagiste avec le démem­brement de l'empire romain et la multiplica­tion de conflits sans fin entre Rome et ses provinces.

Tel est également le cas lors de l'entrée du capitalisme dans sa phase de déca­dence. Afin de restituer le fossé entre les conditions qui prévalaient en ascendance et en décadence du capitalisme, voici ce qu'en dit Eric Hobsbawm, avec le recul de l'historien, dans sa fresque historique L 'âge des extrêmes (1994) qui campe bien, sous forme de bilans respectifs, les diffé­rences fondamentales entre le « long 19 » et le « court 20 » siècle : "Comment dégager le sens du Court Vingtième Siècle - du début de la Première Guerre mondiale à 1 'effon­drement de l'URSS -, de ces années qui, comme nous le voyons avec le recul, for­ment une période historique cohérente désormais terminée ? (..) dans le Court Vingtième Siècle on ait tué ou laissé mou­rir délibérément plus d'êtres humains que jamais auparavant dans l'histoire. (...) il fut sans doute le siècle le plus meurtrier dont nous avons gardé la trace, tant par l'échelle, la fréquence et la longueur des guerres qui l'ont occupé (et qui ont à peine cessé un instant dans les années 1920) mais aussi par l'ampleur des plus grandes famines de l'histoire aux génoci­des systématiques. A la différence du `long XIXe siècle', qui semblait et fut en effet une période de progrès matériel, intellectuel et moral presque ininterrompu, c'est-à­dire de progression des valeurs de la civilisation, on a assisté depuis 1914, à une régression marquée de ces valeurs jusqu'alors considérées comme normales dans les pays développés (..)Tout cela changea en 1914. (..) Bref, 1914 inau­gure l'ère des massacres (..) La plupart des guerres non révolutionnaires et non idéologiques du passé n'avaient pas été menées comme des luttes à mort jusqu'à l'épuisement total. (..) Dans ces condi­tions, pourquoi les puissances dominan­tes des deux camps menèrent-elles la Pre­mière Guerre mondiale comme un jeu à somme nulle, c'est-à-dire comme une guerre qui ne pouvait être que totalement gagnée ou perdue ? La raison en est que cette guerre, à la différence des conflits antérieurs aux objectifs limités et spécifiables, fut menée à des fins illimi­tées. (..) C'était un objectif absurde et autodestructeur, qui ruina à la fois les vainqueurs et les vaincus. Il entraîna les seconds dans la révolution, et les vain­queurs dans la faillite et l'épuisement physique. (..) la guerre moderne impli­que tous les citoyens et mobilise la plu­part d'entre eux; qu'elle se mène avec des armements qui requièrent un détourne­ment de toute l'économie pour les pro­duire et qui sont employés en quantités inimaginables : qu'elle engendre des des­tructions inouïes, mais aussi domine et transforme du tout au tout la vie des pays impliqués. Or, tous ces phénomènes sont propres aux guerres du XXe siècle. (..) La guerre a-t-elle servi la croissance écono­mique ? En un sens, il est clair que non. ) ».

 

L'entrée du capitalisme dans sa phase de décadence interdit désormais l'émer­gence de nouvelles nations réellement via­bles. La saturation relative des marchés solvables - eu égard aux considérables besoins de l'accumulation atteint par le développement des forces productives - qui est à la base de la décadence du capitalisme, empêche toute résolution « pacifi­que » des contradictions insurmontables de ce dernier. C'est pourquoi la guerre commerciale entre nations et le développe­ment del'impérialiste n'ont fait que s'exa­cerber depuis lors. Dans un tel contexte, les nations arrivées avec retard sur l'arène mondiale ne peuvent surmonter celui-ci, tout au contraire, l'écart tend irrémédiable­ment à se creuser.

L'Europe ne s'étant pas constituée en entité nationale avant le début de ce siècle, à une époque pourtant favorable au sur­gissement de nouvelles nations, parce qu'elle n'en présentait pas les conditions, il était impossible qu'elle le fit ensuite. De plus, dans la phase actuelle et ultime de la décadence, celle de la décomposition de la société capitaliste([2] [3]), non seulement les conditions sont toujours aussi défavora­bles au surgissement de nouvelles na­tions, mais de plus elles exercent une pres­sion à l'éclatement de celles d'entre elles présentant le moins de cohésion (URSS, Yougoslavie, Tchécoslovaquie, etc.) et exacerbent les tensions entre les nations existantes, même les plus fortes et les plus stables (Cf. ci-dessous le paragraphe sur l'Europe dans la période de décomposi­tion).

Un parallèle historique: les monarchies absolues

Doit-on être surpris du processus d'unifi­cation européenne en pleine décadence du capitalisme ? Est-ce le signe d'une vi­gueur retrouvée du mode de production capitaliste ou une expression de résistance à la décadence de ce dernier? Plus géné­ralement, peut-on constater des phénomè­nes analogues lors de phases décadentes antérieures et que signifient-ils ?

La décadence du mode de production féodal est intéressante à cet égard dans la mesure où nous y avons assisté à la cons­titution de grandes monarchies absolues qui ont semblé dépasser l'émiettement du fief si caractéristique du mode de produc­tion féodal. Ainsi, au cours du XVIe siècle apparaît en Occident l'État absolutiste. Les monarchies centralisées représen­taient une rupture décisive avec la souve­raineté pyramidale et morcelée des forma­tions sociales médiévales. Cette centrali­sation du pouvoir monarchique suscita une armée et une bureaucratie permanen­tes, des impôts nationaux, une législation codifiée et les débuts d'un marché unifié. Et si tous ces éléments peuvent s'apparen­ter aux caractéristiques du capitalisme, et cela d'autant plus qu'ils coïncidèrent avec la disparition du servage, ils n'en restèrent pas moins une expression du féodalisme en déclin.

En effet,  l’« unification nationale » sur divers plans par les monarchies absolues ne représentait pas un dépassement du cadre géo-historique du Moyen Âge - le fief féodal - mais une expression de son caractère devenu trop étroit que pour con­tenir la poursuite du développement des forces productives. Les États absolutistes représentaient une forme de centralisation de l'aristocratie féodale, un blindage de son pouvoir, pour résister à la décadence du mode féodal de production. C'est d'ailleurs une autre des caractéristiques de toutes les décadences des modes de production que d'engendrer des phéno­mènes de centralisation du pouvoir - en général au travers du renforcement de l'État représentant les intérêts collectifs de la classe dominante - afin d'offrir un front de résistance plus solide aux forces déstructurantes des crises de leur déclin historique.

De façon analogue, la constitution de l'Union Européenne, et plus généralement la conclusion de tous les accords écono­miques régionaux dans le monde, est une tentative de dépassement du cadre trop étriqué de la nation pour faire face à l'exa­cerbation de la concurrence économique dans la décadence du capitalisme... La bourgeoisie est donc coincée entre d'une part la nécessité de dépasser toujours plus le cadre national pour défendre au mieux ses intérêts économiques et d'autre part les bases nationales de son pouvoir et de sa propriété. L'Europe n'est en rien un dépassement de cette contradiction mais une expression de la résistance de la bour­geoisie aux contradictions de la décadence de son mode de production. Si Louis XIV invitait les grands de son Royaume à s'ins­taller à sa cour, ce n'était pas pour leur payer du bon temps à Versailles mais plu­tôt pour surveiller leurs faits et gestes et éviter qu'un complot ne se trame à partir de la province. A bien des égards, les calculs stratégiques sont quelque peu analogues au sein de la Communauté européenne où la France préfère une Allemagne arrimée à l'Europe et un Deutsche Mark fondu dans l'Euro, qu'une Allemagne libre de ses mouvements, déployant ses penchants historiques vers les pays d'Europe cen­trale où le Mark faisait déjà office de monnaie de référence ; où la Grande-Breta­gne, après avoir essayé de créer un pôle concurrent avec l'AELE, préfère être de la partie pour infléchir, voire saboter les po­litiques communautaires, plutôt que d'être marginalisée sur son île; et où l'Allemagne préfère avancer masquée derrière la fiction de l'Europe pour développer ses vérita­bles ambitions impérialistes de futur chef de file d'un bloc impérialiste rival à celui des États-Unis.

L'Europe, une création impérialiste pour les besoins de la guerre froide

La constitution de la Communauté Euro­péenne plonge ses racines dans le con­texte du développement de la guerre froide dans l'immédiat après-guerre ([3] [4]) . Proie po­tentielle-pour l'impérialisme russe, car déstabilisée par la crise et la désorganisa­tion sociale, l'Europe sera soutenue par les États-Unis pour constituer un rempart face aux velléités d'avancées du bloc de l'Est. Ceci fut réalisé grâce au plan Marshall proposé à tous les pays européens en juin 1947. De même, la constitution de IaCECA en 1952- la Communautéeuropéenne pour le charbon et l'acier - répondait à la néces­sité de renforcer l' Europe dans un contexte d'aggravation dramatique des tensions Est­Ouest avec l'éclatement de la guerre de Corée. Enfin, la création de la CEE en 1957 venait parachever cette dynamique de ren­forcement du bloc occidental sur le conti­nent. Un tel développement de l'Europe, essentiellement sur le plan économique et militaire - via la présence des troupes et des armements de l'OTAN -, illustre que loin de personnifier la paix retrouvée, elle restait, comme à travers toute l'histoire du capitalisme, le principal théâtre des enjeux inter-impérialistes.

Contrairement aux mensonges répan­dus par la bourgeoisie, la paix, qui a régné en Europe depuis la Seconde guerre mon­diale, ne fut pas la conséquence du proces­sus 'd'unification européenne', de la con­corde retrouvée entre les frères ennemis de toujours mais de la conjonction de trois facteurs économiques, politiques et so­ciaux. Dans un premier temps, le contexte de la reconstruction économique, conju­guée à la régulation keynésiano-fordiste d'après-guerre, permit au capitalisme de prolonger sa survie sans être contraint de recourir à un troisième conflit mondial à brève échéance comme ce fut le cas entre la Première et la Seconde guerre mondiale : après seulement dix années de reconstruc­tion entre 1919 et 1929 éclate la plus grave crise de surproduction en 1929 qui va se prolonger jusqu'à la veille de la guerre. Ensuite, le nouveau contexte de la guerre froide met face à face désormais deux blocs impérialistes continentaux (l'OTAN et le Pacte de Varsovie) avec, respectivement, comme tête de bloc, les Etats-Unis et l'URSS, qui ont pu momentanément dépla­cer leurs affrontements directs à la péri­phérie. Ces conflits localisés entre 1945 et 1989 ont néanmoins fait autant de victimes que tous les affrontements de la Seconde guerre mondiale !Enfin, le non embrigade­ment idéologique du prolétariat, suite à son resurgissement sur la scène histori­que en 1968, a permis de faire barrage aux velléités guerrières des deux blocs impéria­listes au moment où la nécessité d'en dé­coudre devenait de plus en plus pressante face au déploiement de la crise économi­que.

L'Europe, une coquille vide et une foire d'empoigne au niveau politique

Si l'entente européenne a pu se faire autour d'accords à teneur essentiellement écono­mique (l'OECE- l'Organisation Européenne de Coopération Économique -, la CECA - la Communauté Européenne pour le Char­bon et l'Acier -, la PAC - la politique agri­cole commune -, l'Union douanière, la mise en place de la TVA, le Marché commun, le SME - le Serpent Monétaire Européen -, la monnaie unique, etc.), dans un contexte qui le permettait largement, la mésentente politique fut, en revanche, une constante dans la politique communautaire à com­mencer par la question allemande au lende­main de la défaite. La France réclame une Allemagne faible et désarmée mais les États­Unis, en raison des impératifs de la guerre froide, imposeront la reconstitution d'une Allemagne forte, capable de se réarmer, conduisant à la création de la RFA en 1949. En 1954, la France rejettera la ratification de la CED - (Communauté Européenne de Défense) pourtant signée en 1952 par ses cinq partenaires européens sous l'impul­sion américaine. Le Royaume-Uni, qui a refusé d'entrer dans la CEE créée en 1957, tente de réaliser une vaste zone de libre­échange comprenant tous les pays de l'OECE, ce qui engloberait le Marché Com­mun et lui ôterait sa spécificité. Devant le refus français, les britanniques créent, avec d'autres pays européens, l'AELE (l'Asso­ciation Européenne de Libre Échange) par le traité de Stockholm du 20 novembre 1959. Dès lors, à deux reprises, en 1963 et en 1967, la France rejettera la candidature de la Grande-Bretagne à la CEE car ce pays représente le cheval de Troie des améri­cains. En 1967, la France encore avait pen­dant six mois provoqué une grave crise en pratiquant la politique de la `chaise vide'... qui débouche sur un compromis permet­tant à l'Europe de survivre mais moyen­nant l'instauration de la règle de l'unani­mité sur tous les grands dossiers ! Après l'entrée effective de la Grande-Bretagne en janvier 1973, cette dernière ne se privera pas de mettre de fréquents bâtons dans les rouages communautaires sur de multiples dossiers à commencer par la renégociation du traité d'adhésion un an après, des mo­difications de la PAC, une renégociation de sa contribution financière au budget européen (le fameux '! want my moneo back' de Margareth Thatcher), le refus de participer à la monnaie commune, etc. En­fin, tout récemment, les divergences sur la date d'ouverture des négociations pour une adhésion de la Turquie sont très illustratives des divisions européennes sur le plan des rivalités impérialistes : la France marque franchement son hostilité envers un pays qui a été très proche, soit de l'Allemagne, soit des États-Unis. Ces der­niers faisant par ailleurs terriblement pres­sion pour que la Turquie soit acceptée comme future candidate, soit directement via des coups de téléphone présidentiel aux dirigeants européens, soit indirecte­ment via le lobbying de l'Angleterre... avec comme stratégie sous-jacente quasi avouée que plus l'Europe s'élargit, moins elle sera capable d'une intégration politi­que et surtout d'une politique et d'une stratégie commune sur la scène internatio­nale.

L'absence totale d'une politique exté­rieure commune et des instruments de cette politique (une armée intégrée), l'absence de budget européen conséquent (à peine 1,27% du PIB de la zone Euro !), àl'image de ce que sont les budgets nationaux, et la place totalement disproportionnée de l'agriculture dans celui-ci (près de la moitié du budget communautaire est consacré à un secteur qui ne représente plus que 4 à 5% de la valeur ajoutée annuelle au niveau européen), etc., tous ces éléments illus­trent à suffisance que les attributs fonda­mentaux d'un véritable État européen su­pranational sont absents et, quand ils exis­tent, ce sont des avortons sans réel pou­voir, sans aucune autonomie. Ainsi, le fonctionnement politique de la Commu­nauté européenne est carrément une cari­cature typique du mode de fonctionne­ment de la bourgeoisie en période de déca­dence : le parlement est totalement court­ circuité, le centre de gravité de la vie poli­tique est monopolisé par l'exécutif, le Con­seil des ministres, à tel point que la bour­geoisie doit régulièrement s'inquiéter de ce "déficit de légitimité démocratique"!

Ceci n'a pas lieu de nous surprendre dans la mesure où la stratégie européenne sur le plan politique était déjà condition­née et se heurtait nécessairement aux limi­tes imposées par la discipline du bloc à la tête duquel se trouvaient les États-Unis du temps de la guerre froide. Peu consistante à cette époque, cette stratégie le sera encore moins après l'effondrement du mur de Berlin qui consacre dans les faits la dispa­rition des deux blocs. Depuis, l'Europe n'a pu définir de position commune sur à peu près aucun dossier de politique étrangère. Elle s'est déchirée, voire même les uns et les autres se sont opposés sur les enjeux au Moyen-Orient, lors de la guerre du Golfe, du conflit en Yougoslavie et au Kosovo, etc. Il en va ainsi, et surtout, concernant le projet de constitution d'une armée européenne. Les désaccords entre les bourgeoisies nationales européennes sont très illustratifs des enjeux impérialis­tes des uns et des autres. Les unes (la France etl'Allemagneparexemple) poussant vers plus d'intégration, compris dans le sens d'une plus grande volonté d'indé­pendance par rapport aux structures mili­taires subsistantes de l'OTAN, les autres (l'Angleterre et les Pays-Bas, par exem­ple), poussant à rester au sein de ces der­nières.

L'Europe, un accord essentiellement économique

Si la constitution des États-Unis d'Europe est une illusion, si une réelle unification et intégration européenne sur tous les plans est une chimère, si les origines et le renfor­cement de l'Europe plongent leurs racines dans les besoins de la guerre froide, à quoi correspondent alors les structures actuel­les et les volontés politiques de les renfor­cer ?

Nous l'avons vu, la naissance et le renforcement del'Europe fut d'abord l'ex­pression de la nécessité de faire front face aux velléités d'expansion du bloc soviéti­que en Europe. Créée pour les besoins impérialistes du bloc américain et même utile à l'expansion économique de ce der­nier, l'Europe (comme le Japon et les Nou­veaux Pays Industrialisés([4] [5]) ) est cependant devenue petit à petit un concurrent écono­mique sérieux pour les États-Unis jusqu'à lui tailler des croupières dans certains domaines, y compris de haute technologie (Airbus, Arianespace, etc.). Ceci est une des résultantes de la compétition écono­mique menée par les deux blocs au cours de la guerre froide. Dès lors, jusqu'à l'effon­drement du mur de Berlin, l'intégration se fait essentiellement sur le plan économi­que. Débutant comme une zone de libre­échange intérieure pour les marchandises, puis comme une union douanière vis-à-vis de l'extérieure, ensuite comme un marché commun pour les produits, les capitaux et les travailleurs, l'Europe chapeaute finale­ment cette intégration en mettant en place des politiques régulatrices au sein de l'Union Économique. Au fur et à mesure de son développement, les objectifs de l'inté­gration économique sont d'emblée envi­sagés comme un moyen de renforcer les positions européennes sur le marché mon­dial. La constitution d'un grand marché permettant des économies d'échelle, de­vient un tremplin pour le renforcement des entreprises européennes face à leurs con­currentes étrangères, principalement amé­ricaines et nipponnes. La mise en place de l'Acte Unique en 1985-86 est d'ailleurs directement née d'un constat globalement négatif sur la situation économique euro­péenne : l'Europe a moins bien que le Ja­pon et les États-Unis, traversé les dix an­nées de crise.

L'Europe face à la décomposition et à l'effondrement des blocs

Depuis le début des années 80, le capita­lisme se caractérise par une situation où les deux classes fondamentales et antagoni­ques de la société se font face et s'oppo­sent sans toutefois que l'une d'entre elles parvienne à pleinement imposer son alter­native. Or, encore moins que pour les autres modes de production qui l'ont précédé, il ne peut exister pour le capitalisme de `gel', de `stagnation' de la vie sociale. Alors que les contradictions du capitalisme en crise ne font que s'aggraver, l'incapacité de la bourgeoisie à offrir la moindre perspective pour l'ensemble de la société et l'incapa­cité du prolétariat à affirmer ouvertement la sienne dans l'immédiat ne peuvent que déboucher sur un phénomène de décom­position généralisée, de pourrissementsur pied de la société. Une série de manifesta­tions non équivoques, dont l'effondre­ment du bloc de l'Est en 1989 en fut la plus spectaculaire, se sont développées au cours des années 80 qui attestent de l'en­trée du mode de production capitaliste dans cette phase ultime de son existence.

Il en va ainsi de l'aggravation considé­rable des convulsions politiques des pays de la périphérie qui interdisait de façon croissante aux grandes puissances de s'ap­puyer sur eux dans le maintien de l'ordre régional et les contraignait à intervenir de plus en plus directement dans les affronte­ments militaires. Un tel constat se basait notamment sur la situation au Liban et surtout en Iran. Dans ce dernier pays, en particulier, on relevait déjà une relative nouveauté par rapport aux situations qu'on pouvait rencontrer auparavant : un pays d'un bloc, et important dans son dispositif militaire, échappait pour l'es­sentiel à son contrôle sans pour autant tomber, ou même avoir la possibilité de tomber, sous la tutelle de l'autre. Cela n'était pas dû à un affaiblissement du bloc dans son ensemble, ni à une option prise parce pays visant une amélioration de la position de son capital national, bien au contraire, puisqu'une telle politique devait conduire à une catastrophe politique et économique. En fait, l'évolution de la si­tuation en Iran ne correspondait à aucune rationalité, même illusoire, du point de vue des intérêts du capital national, la meilleure illustration en étant l'accession au pouvoir d'une couche de la société, le clergé, qui n'a jamais eu de compétence pour gérer les affaires économiques et politiques du ca­pitalisme. Ce phénomène de la montée de l'intégrisme musulman, et de la victoire de celui-ci dans un pays relativement impor­tant, était lui-même une des premières manifestations de la phase de décomposi­tion. Manifestation amplement confirmée depuis lors puisque l'on a assisté au déve­loppement de ce phénomène dans plu­sieurs pays.

Il y avait là une apparition de phénomè­nes attestant d'un changement qualitatif dans la manifestation des caractéristiques classiques de la décadence du capitalisme.

En effet, toutes les classes dominantes devenues historiquement obsolètes déve­loppent une série de mécanismes et de structures pour faire face aux forces qui sapent leur pouvoir (crises économiques et conflits guerriers croissants, disloca­tion du corps social, décomposition de l'idéologie dominante, etc.). Pour la bour­geoisie ces mécanismes sont le capita­lisme d'État, un contrôle de plus en plus totalitaire de la société civile, la soumission des différentes fractions de la bour­geoisie aux intérêts supérieurs de la na­tion, la constitution d'alliances militaires pour affronter la compétition internatio­nale, etc.

Tant que la bourgeoisie parvient à do­miner le rapport de force entre les classes, les manifestations de décomposition, ca­ractéristiques de toute période de déca­dence d'un mode de production, peuvent être contenues dans certaines limites com­patibles avec la survie du système. Dans la phase de décomposition par contre, si ces caractéristiques persistent et s'exacerbent face à la crise généralisée qui se déve­loppe, l'incapacité de la classe dominante à imposer ses solutions et la faiblesse de la classe ouvrière à dégager sa propre pers­pective, laisse le champ libre à toutes les forces déstructurantes sur le plan social et politique, à l'explosion du chacun pour soi : « Toutes les sociétés en décadence comportaient des éléments de décomposi­tion : dislocation du corps .social, pour­rissement de ses structures économiques, politiques et idéologiques, etc. Il en a été de même pour le capitalisme depuis le début de sa période de décadence (..) dans une situation historique où la classe ouvrière n'est pas encore en mesure d'en­gager immédiatement le combat pour sa propre perspective, la seule vraiment réa­liste, la révolution communiste, mais où la bourgeoisie, elle non plus, ne peut proposer aucune perspective quelle qu 'elle soit, même à court terme, la capa­cité que cette dernière a témoignée dans le passé, au cours même de la période de décadence, de limiter et contrôler le phé­nomène de décomposition ne peut que s'effondrer.sous les coups de butoir de la crise. »(Revue Internationale n° 62 ou 107, "La décomposition, phase ultime de la décadence du capitalisme"). L'histoire montre que lorsqu'une société s'embourbe dans ses propres contradictions sans pou­voir les résoudre, elle se perd dans un chaos croissant, en combats sans fin entre Seigneurs de la guerre. L'image de la dé­composition est celle d'un chaos crois­sant et du chacun pour soi. En effet, une des expressions majeure de la décomposi­tion du capitalisme réside dans l'incapa­cité croissante de la bourgeoisie à contrô­ler la situation politique surtout un ensem­ble de plans : discipliner ses différentes fractions, discipliner les appétits impéria­listes, etc. Bref c'est le règne du chacun pour soi : "Cette incapacité du mode de production capitaliste à proposer la moin­dre perspective à la société (...) débouche inévitablement et nécessairement sur des tendances croissantes à un chaos généra­lise, vers une débandade des différentes composantes du corps social dans le cha­cun pour soi " ("La décomposition, phase ultime...").

                La fin des années 80 allait venir confir­mer ce diagnostic de façon spectaculaire. L'implosion du bloc de l'Est etdel'URSS, la mort du stalinisme, la menace d'éclate­ment de la Russie elle-même et, peu après, la guerre du Golfe ont exprimé au plus haut point ces caractéristiques inéquivoques d'une phase de décomposition d'un mode de production que sont l'explosion du chacun pour soi, la déstructuration de la cohésion sociale et le chaos croissant.

C'est dans ce contexte qu'il faut com­prendre la réorientation de la politique européenne au cours des années 90. La direction essentiellement économique que l'intégration européenne avait prise jus­qu'alors opère un tournant nettement plus politique après l'effondrement du mur de Berlin. Dès décembre 1989, le sommet de Strasbourg accélère le processus de mise en place de l'Eure, et invite les pays de l'Est à la table des négociations. Immédiate­ment, une claire option est prise en direc­tion de futures adhésions et les moyens matériels de celles-ci sont immédiatement mis en place : constitution de la BERD (Banque Européenne pour la Reconstruc­tion et le Développement) en mai 1990, investissements dans divers domaines, programmes de coopération, etc. Le caractère essentiellement géostratégique de cet élargissement de l'Europe vers l'Est est clairement attesté par le fait que le gain économique de l'opération pourrait s'avé­rer nul, voire négatif, comme le fut l'inté­gration de l'Allemagne de l'Est pour la RFA. Ainsi, la moyenne du PIB par habi­tant des dix pays candidats n'atteint même pas la moitié de celui de l'Europe des quinze. L'intégration commerciale est profondé­ment asymétrique. Alors que 70% des ex­portations des PECO (Pays d'Europe Cen­trale et Orientale) sont destinés à l'Union européenne, celle-ci ne compte sur leurs achats que pour 4% de ses exportations. Les pays de l'Est sont donc extrêmement sensibles à la conjoncture des pays d'Eu­rope occidentale, alors que la réciproque n'est pas vraie. Élément de vulnérabilité supplémentaire, ces échanges se soldent par un déficit courant structurel dans tous les PECO, ce qui les rend très dépendants des entrées en capitaux étrangers. L'em­ploi a baissé de 20% dans la région depuis 1990 et nombre de pays se débattent en­core dans de graves difficultés économi­ques.

En réalité les raisons véritables sont à chercher ailleurs. La première est claire­ment impérialiste. Elle est constituée par l'enjeu du partage des dépouilles du dé­funt bloc de l'Est. La seconde découle des conséquences de la décomposition elle-­même : il était vital pour l'Europe de recréer un cordon de relative stabilité à ses fron­tières orientales afin de faire barrage à la contagion du chaos économique et social que représentait l'implosion du bloc de l'Est. Dans cette perspective, il est signifi­catif que les principaux pays adhérents soient économiquement les moins pau­vres et géographiquement les plus pro­ches de l'Europe de l'Ouest (Pologne, Tchéquie, Slovaquie, Slovénie) et que les trois pays baltes (Estonie, Lettonie, Litua­nie) ferment un peu plus l'accès de la Russie à la mer Baltique. En effet, il y a superposition de deux enjeux impérialis­tes. D'une part, l'Europe, avec l'Allema­gne en tête, dispute aux États-Unis les dépouilles du défunt bloc de l'Est. Pour la Communauté européenne l'objectif est de ramener le plus possible de pays d'Europe centrale et orientale dans son giron, y compris, à terme, la Russie elle-même, aujourd'hui bien ancrée dans la sphère d'influence américaine mais dont le pre­mier partenaire commercial est l'Allema­gne. Mais, d'autre part, la France est aussi intéressée à ce que l'expansion à l'Est soit le fait de l' Europe et non d'une Allemagne autonome qui retrouverait ses vieux ré­flexes d'entre-deux guerres. Cette dernière acceptant d'autant mieux cette stratégie qu'elle peut de la sorte avancer ses préten­tions impérialistes de façon masquée tant qu'elle n'est pas encore prête à ouverte­ment assumer le rôle de leadership d'un nouveau bloc impérialiste opposé aux États-Unis.

La significationde la mise en place de l'Euro

C'est dans ce contexte de phase de décom­position et d'effondrement des blocs im­périalistes qu'il faut comprendre la mise en place de la monnaie unique. Quatre raisons fondamentales en sont à la base :

1) La première est d'ordre géostratégique et impérialiste. Les bourgeoisies française et allemande ont intérêt à sauvegarder l'al­liance franco-allemande face à l'éclatement des tendances au chacun pour soi décou­lant des divergences d'intérêts impérialis­tes. D'un côté, les français ont peur d'une Allemagne unifiée disposant d'un champ d'expansion à l'est dont la France n'a aucun équivalent. Cette dernière a fait en sorte que la monnaie est-européenne ne soit pas le Deutsche Mark, ce qui aurait eu ten­dance à l'exclure de cette zone au niveau économique. De l'autre, la politique de l'Allemagne depuis 1989 est d'avancer à l'ombre de l'Europe afin de masquer ses propres intérêts impérialistes. Elle a donc tout intérêt à associer la France et les autres pays européens de second ordre à sa politique d'expansion. Il est devenu maintenant banal d'entendre au sein de la bourgeoisie allemande la réflexion suivante que « l'Allemagne à réussi économique­ment ce que Hitler avait voulu faire par la guerre » !

2) La deuxième raison s'explique par la nécessité de résister aux forces déstructurantes de la crise largement amplifiées par les phénomènes propres à la phase de décomposition. En instaurant l' Euro, l'Europe s'évite les déstabilisations spéculatives dont elle a plusieurs fois souf­fert de par le passé (spéculation sur la Lire, la Livre Sterling qui ont dû quitter le SME, etc.). En créant une assiette monétaire beaucoup plus stable face au dollar et au Yen elle tente de se mettre à l'abri du chacun pour soi monétaire qui exerce dès lors ses ravages essentiellement au sein des pays de la périphérie. La mise en place du SME (Serpent Monétaire Européen) en 1979 allait déjà dans ce sens. Ceci consti­tue une des différences majeure d'avec la crise de 29 dont les États-Unis d'abord et les pays européens ensuite subirent l'es­sentiel des conséquences. Alors que lors des années 30 et aujourd'hui la crise de surproduction trouve ses racines au sein des pays capitalistes développés, ces der­niers parviennent jusqu'à présent à en reporter les effets majeurs sur la périphérie. Sur ce plan, contrairement à celui des ten­sions inter-irnpérialistes où les forces cen­trifuges échappent à toute discipline, la bourgeoisie est encore capable d'un mini­mum de coopération sur ce qui fait l'es­sence même de sa domination en tant que classe : l'extorsion du surtravail. Ainsi, dans le domaine économique, la classe dominante a pu se coordonner, contrairement aux années 30,  pour tempérer les krachs à répétition et limiter les effets les plus dévastateurs de la crise et de la dé­composition.

3) La troisième raison est d'ordre économi­que et impérialiste à la fois. Toutes les bourgeoisies européennes désirent une Europe forte capable de faire front à la concurrence internationale et particulière­ment américano-japonaise. Ce besoin se fait d'autant plus sentir que les pays euro­péens veulent pouvoir ramener les pays d'Europe centrale, y compris même la Rus­sie, dans leur giron, ce qui serait beaucoup plus difficile en cas de dollarisation de la région.

4) La quatrième est d'ordre strictement technique : elle permet d'économiser les coûts de transaction entre devises et de supprimer les incertitudes liées aux chan­ges entre monnaies flottantes (assurances contre les fluctuations monétaires). L'es­sentiel des échanges commerciaux des pays d'Europe se faisant avec d'autres pays européens, le maintien de monnaies nationales différentes représentait un fac­teur d'alourdissement des coûts de pro­duction face aux États-Unis et au Japon. Le passage à la monnaie unique était en quel­que sorte le prolongement naturel de l'in­tégration économique. Il y avait de moins en moins d'arguments économiques pour maintenir des monnaies nationales diffé­rentes dans un marché avec une fiscalité et des réglementations largement unifiées.

L'Europe base d'un nouveau bloc impérialiste ?

Née comme avant poste du bloc impéria­liste américain en Europe, la CEE est pro­gressivement devenue une grande entité économiquement concurrente aux États­Unis mais toujours politiquement dominée et soumise à ceux-ci durant toute la période de la guerre froide jusqu'à l'effondrement du mur de Berlin. Au lendemain de la dis­parition des deux blocs impérialistes en 1989, 1'Europe est à nouveau au centre des convoitises des uns et des autres mais, depuis lors, la configuration et les intérêts géostratégiques des différents impérialis­mes poussent assez paradoxalement non dans le sens d'une dislocation mais d'une plus grande intégration de l'Europe !

Sur le plan économique, toutes les bour­geoisies européennes se retrouvent der­rière le projet de constitution d'un grand marché unifié qui puisse tenir tête à la concurrence américano-japonaise.. Au ni­veau de la défense de ses intérêts impéria­listes, nous avons vu que chacune des trois plus grandes puissances en son sein y joue sa propre carte, antagonique à celle des deux autres. Enfin, les américains eux ­mêmes poussent à l'élargissement de l'Europe, comprenant parfaitement qu'au plus elle s'élargit à des composantes aux inté­rêts et orientations impérialistes hétérogè­nes au moins elle sera capable de jouer un rôle quelconque sur la scène internatio­nale !

A bien y regarder nous comprenons, dès lors, que la poursuite de l'actuelle intégration européenne ne peut faire illu­sion! Chaque composante ne participe au processus qu'en fonction de ses propres intérêts et calculs impérialistes du mo­ment. Le consensus pour un élargisse­ment de l'Union européenne est structurellement fragile car il repose sur des bases très hétérogènes et divergentes qui pourraient céder le pas à la faveur d'un changement de la configuration des rap­ports de force sur la scène internationale. Aucune des raisons, en tout ou en partie, qui fondent l'existence de l'Europe aujourd'hui ne justifie que l'on puisse conclure qu'elle forme d'ores et déjà un bloc impérialiste rival au bloc américain. Plus fondamentalement, quelles sont les raisons majeures qui ne nous permettent pas de tirer une telle conclusion ?

1) A l'opposé d'une coordination écono­mique basée sur un contrat entre États bourgeois souverains comme l'est l'Eu­rope aujourd'hui, un bloc impérialiste est un corset de fer imposé sur un groupe d'États par la suprématie militaire d'un pays leader et accepté du fait de la volonté commune de résister à la menace adverse ou de détruire l'alliance militaire opposée. Les blocs de la guerre froide n'ont pas surgi à travers de longs accords négociés comme pour l'Union européenne : ils ont été le résultat du rapport de force militaire établi sur le terrain au lendemain de la défaite allemande. Le bloc de l'Ouest est né parce que l'Europe occidentale et le Japon étaient occupés par les États-Unis et le bloc de l'Est est né suite à l'occupation de l'Europe de l'Est par l'armée rouge. De même, le bloc de l'Est ne s'est pas effondré à cause d'une modification de ses intérêts économiques et de ses alliances commer­ciales, mais parce que le leader, qui en assurait la cohésion par la force et par le sang, n'a plus été en mesure d'envoyer ses chars pour la préserver comme lors des révoltes en Hongrie 1956 ou en Tchécos­lovaquie 1968. Le bloc de l'Ouest est mort tout simplement parce que l'ennemi com­mun avait disparu, et avec lui le ciment qui faisait sa cohésion. Un bloc impérialiste n'est jamais un mariage d'amour mais tou­jours un mariage de raison. Comme l'a écrit un jour Winston Churchill, les alliances militaires ne sont pas le produit de l'amour mais de la peur : la peur de l'ennemi com­mun.

2) Plus fondamentalement, l'Europe n'a historiquement jamais constitué un bloc homogène et a toujours été un terrain de convoitise où les uns et les autres se sont entre-déchirés : "L'Europe et l'Amérique du Nord sont les deux centres principaux du capitalisme mondial. Les États-Unis, en tant que puissance dominante de l’Amérique du Nord, étaient destinés par leur dimension continentale, par leur situa­tion à une distance de sécurité des ennemis potentiels en Europe et en Asie et par leur, force économique, à devenir la puis­sance leader dans le monde.

Au contraire, la position économique et stratégique de l'Europe l’a condamnée à devenir et à rester le principal foyer de tensions impérialistes dans le capitalisme décadent. Champ de bataille principal dans les deux guerres mondiales et continent divisé, par le "rideau de fer " pendant la Guerre froide, 1'Europe n'a jamais constitué une unité et sous le capitalisme elle ne la constituera pas.

A cause de son rôle historique comme berceau du capitalisme et de sa situation géographique comme demi-péninsule de l'Asie s'étendant jusqu'au nord de l 'Afri­que, l'Europe au 20e siècle est devenue la clé de la lutte impérialiste pour la domi­nation mondiale. En même temps, entre autres à cause de sa situation géographi­que, l'Europe est particulièrement diff­icile à dominer sur le plan militaire. La Grande-Bretagne, même au temps où elle "régnait sur les mers", a dû se débrouiller pour surveiller l'Europe à travers un svs­téme compliqué de "rapports de forces ". Quant à l 'Allemagne sous Hitler, même en 1941, sa domination du continent était plus apparente que réelle, dans la mesure oir la Grande-Bretagne, la Russie et l 'Afri­que du Nord étaient entre des main enne­mies. Même les États-Unis, au plus fort de la Guerre , froide, n 'ont jamais réussi à dominer plus de la moitié du continent. Ironiquement, depuis leur "victoire " sur l'URSS, la position des États-Unis en Europe s'est considérablement affaiiblie, avec la disparition de "l'Empire du Mal ". Bien que la superpuissance mondiale maintienne une présence militaire consi­dérable sur le vieux continent, l'Europe n'est pas une zone sous-développée qui peut être contrôlée par une poignée de baraquements de GI’s : des pays indus­triels du G7 sont européens (...) si l'Eu­rope est le centre des tensions impérialis­tes aujourd'hui, c'est surtout parce que les principales puissances européennes ont des intérêts militaires divergents. On ne doit pas oublier que les deux guerres mondiales ont commencé d'abord comme des guerres entre les puissances euro­péennes, tout comme les guerres des Bal­kans dans les années 1990. " (Revue Inter­nationale n°98, "Rapport sur les conflits impérialistes" pour le 13e congrès du CCI).

3) Le marxisme a déjà mis en évidence que les conflits et intérêts inter-impérialistes ne recoupent pas nécessairement les inté­rêts économiques. Si les deux guerres mondiales ont bel et bien opposé deux pôles pouvant prétendre à l'hégémonie sur le plan économique, ce ne fut pas le cas lors de la guerre froide puisque le bloc de l'Ouest regroupait l'ensemble des gran­des puissances économiques face à un bloc de l'Est qui n'a jamais pu tenir la distance sur ce plan et qui tirait sa force de la seule puissance atomique de l'URSS car sa puissance militaire était elle aussi toute relative. L'Euroland illustre parfaitement que les intérêts stratégiques impérialistes et le commerce mondial des États-nations ne sont pas identiques. La France et l'Al­lemagne, qui sont les deux nations qui constituent le moteur de l'Europe, se sont fait la guerre par trois fois en 150 ans et, depuis Napoléon, la Grande-Bretagne a toujours cherché à entretenir les divisions au sein de l'Europe continentale : "L'économie des Pays-Bas par exemple est fortement dépendante du marché mondial en géné­ral et de l'économie allemande en parti­culier. C'est la raison pour laquelle ce pays a été l’un des plus chauds partisans au sein de l'Europe de la politique alle­mande envers une monnaie commune. Au niveau impérialiste au contraire, la bour­geoisie néerlandaise, précisément à cause de sa proximité géographique avec l'Allemagne, s'oppose aux intérêts de son puissant voisin chaque fois qu'elle le peut, et elle constitue un des alliés les plus loyaux des États-Unis sur le continent. Si "l'Euro" était d'abord et avant tout une pierre angulaire d'un futur bloc allemand, La Haye serait la première à s’y opposer. Mais en réalité, la Hollande, la France et d'autres pays qui craignent la résurgence impérialiste de lAllemagne soutiennent la monnaie unique précisément parce qu'elle ne menace pas leur sécurité natio­nale, c'est-à-dire leur souveraineté mili­taire."(Revue Internationale n°98, "Rap­port sur les conflits impérialistes" pour le 13e congrès du CCI). Compte tenu des rivalités impérialistes qui existent entre les pays européens eux-mêmes et compte tenu du fait que l'Europe aujourd'hui est au coeur même des tensions inter-impérialis­tes au niveau planétaire, il est peu réaliste de soutenir que le seul intérêt économique puisse souder les uns et les autres. Ceci est d'autant plus vrai que si l'Europe s'est intégrée sur le plan économique, c'est très loin d'être le cas sur le plan politique et ce ne l'est pas du tout sur le terrain militaire et en matière de politique étrangère. Dès lors comment peut-on soutenir que sans les deux attributs majeurs de ce qui constitue un bloc impérialiste, à savoir une armée et une stratégie impérialiste, l'Euroland cons­tituerait déjà le bloc impérialiste rival au bloc américain ? La réalité démontre chaque jour, dans les faits, qu'une Europe unie est une utopie, comme l'attestent en particu­lier les dissensions qui traversent ces pays et leur incapacité à influencer le règlement des conflits internationaux, même ceux se déroulant aux portes même de l'Europe comme en Yougoslavie.


[1] [6] Lire à ce propos notre brochure Nation ou classe.

[2] [7] Lire nos Thèses sur « La décomposition. phase ullime de In décadence du capitalisme » dans la Revue Internationale n°107.

[3] [8] Lire "l'impossible unité de l'Europe" dans la Revue Internationale n°73.

[4] [9] Lire « Les 'dragons' asiatiques s'essoufflent » dans la Revue Internationale n°89.

Géographique: 

  • Europe [10]

Questions théoriques: 

  • Impérialisme [11]

Correspondance avec l'UCI (Russie) : Comprendre la décadence du capitalisme

  • 2807 lectures

Nous publions ci-dessous une lettre reçue du groupe UCI (Union Communiste Internationaliste) de Russie[1] Cette lettre est elle-même une réponse à une lettre que nous avons envoyée à ce groupe précédemment ; elle contient de nombreuses citations de notre lettre qui apparaissent en italiques.

chers camarades

Nous nous excusons de ne pas avoir pu répondre plus tôt. Nous sommes un petit groupe et avons énormément de travail, en particulier un grand volume de correspondance, d'autant plus que les étrangers ne nous écrivent pas en russe.

Concernant la plate-forme, il semble qu'il y ait beaucoup de points d'accord sur des positions clefs: la perspective : socialisme ou barbarie, la nature capitaliste des régimes staliniens, la reconnaissance du caractère prolétarien de la Révolution russe de 1917.

Tout n'est pas si simple. En Russie, en 1917, deux crise étaient imbriquées: une crise interne, qui pouvait conduire à une révolution démocratique bourgeoise, et une crise à l'échelle internationale qui avait mis à l'ordre du jour une tentative de révolution socialiste mondiale. D'après Lénine, la tâche du prolétariat de Russie était de prendre l'initiative dans ces deux révolutions: prendre la tête de la révolution bourgeoise en Russie et, simultanément, en s'appuyant sur cette révolution, étendre la révolution socialiste à l'Europe et aux autres pays. C'est pourquoi nous considérons comme incorrect de poser la question de la nature de la révolution russe sans spécifier de laquelle des deux on parle: l'interne ou l'internationale. Mais il est certain qu'en Russie, le prolétariat était à la tête des deux.

Ce dont nous sommes moins sûrs est si vous êtes d'accord avec le CCI sur le cadre historique qui donne substance et cohérence à beaucoup de ces positions: le concept de décadence et de déclin du capitalisme comme système social depuis 1914.

Il est certain que nous ne sommes pas d'accord sur ce point. La transition d'un système économique vers un système de plus haut niveau est le résultat d'un développement du premier et non de sa destruction. Si le vieux système a épuisé ses ressources, il entraîne une crise constante dues aux forces sociales aspirant à un nouveau système. Ce qui n'est pas le cas. De plus, depuis des décennies, le capitalisme est, de façon relativement stable, en développement, ce qui n'a pas entraîné de développement des forces révolutionnaires, mais au contraire leur effondrement. Le capitalisme se développe à un tel point qu'il ne se contente pas de créer qualitativement de nouvelles forces productives, mais aussi de nouvelles formes de capitalisme. L'étude de ce développement et de ces nouvelles formes permet de déterminer quand surviendra une nouvelle crise, comme celle de 1914-1945, et sous quelle forme s'effectuera la transition vers le socialisme. La théorie de la décadence nie le développement du capitalisme et rend donc impossible son étude, nous laissant tels des rêveurs obnubilés par l'avenir radieux de l'humanité.

Quant aux destructions, à la guerre et à la violence, ce ne sont pas que parties intégrantes du capitalisme, mais une nécessité de son 'existence, à la fois à l'époque de Marx et au 20ème siècle.

Pour donner une illustration précise du problème que nous soulevons: dans votre déclaration, vous prenez position contre les "fronts communs" avec la bourgeoisie, sur la base que toutes les fractions de la bourgeoisie sont également réactionnaires. Ce en quoi nous sommes d'accord. Mais cette position n'a pas été toujours valide pour les marxistes. Si, aujourd'hui, le capitalisme est un système décadent, c'est à dire que les relations sociales y sont devenues une entrave au développement des forces productives et donc au progrès de l'humanité, il a connu, comme les autres systèmes d'exploitation de classes, une phase ascendante, où il représentait un progrès par rapport au mode de production précédent. C'est pourquoi Marx soutenait certaines fractions de la bourgeoisie, que ce soit les capitalistes du Nord contre les esclavagistes du Sud, durant la Guerre de Sécession, le mouvement du Risorgimento en Italie, pour l'unité nationale contre les vieilles classes féodales, etc. Ce soutien était basé sur la compréhension que le capitalisme n'avait pas encore accompli sa mission historique et que les conditions pour la révolution communiste mondiale n'étaient pas encore suffisamment mûres.

Historiquement parlant, par rapport à son combat contre la bourgeoisie, le parti prolétarien a considéré toutes les fractions de la bourgeoisie comme étant réactionnaires. Mais ce n'est pas uniquement quand le capitalisme avait encore des possibilités de développement qu'on pouvait dire si telle ou telle fraction de la bourgeoisie était progressiste, encore fallait-il qu'elle fût capable d'accomplir sa tâche historique. C'est pourquoi, par exemple, la bourgeoisie russe, incapable de conduire la révolution bourgeoise, peut être considérée comme réactionnaire en 1917, alors que les transformations démocratiques et bourgeoises que pouvait accomplir la révolution russe pouvaient être considérées comme progressistes. Aujourd'hui, nous confirmons qu'aucune fraction bourgeoise n'est capable d'effectuer de telles transformations sans une guerre mondiale qui entraînerait l'humanité entière. Pour cette raison, soutenir une telle fraction n'a aucun sens. Mais ça ne signifie pas que la bourgeoisie n'a plus de tâche à accomplir. La suppression des frontières et la création du marché mondial sont des tâches bourgeoises, mais on ne peut faire confiance à la bourgeoisie pour les accomplir. Ce sera au prolétariat à les accomplir, en utilisant la crise future et en s'en servant pour construire le socialisme. En clair, savoir si le capitalisme peut encore accomplir des tâches historiques et si les fractions de la bourgeoisie sont réactionnaires, sont deux questions distinctes. C'est pourquoi le prolétariat devrait toujours prendre l'initiative révolutionnaire. Et s'il s'agit de tâches bourgeoises, il peut, par une extension du mouvement (révolutionnaire), les transformer en tâches socialistes. Nous considérons que cette approche est marxiste.

D'après vous, les luttes nationales ont été une source considérable de progrès, et la demande d'autodétermination est toujours valide, ne serait-ce que pour les ouvriers des pays capitalistes les plus puissants, par rapport aux pays opprimés par leur propre impérialisme. Il semble alors que d'après vous, les luttes nationales aient perdu leur caractère progressiste depuis la venue de la "globalisation". Ces affirmations appellent un certain nombre de commentaires de notre part.

La notion de décadence, qui est notre position, n'a pas été inventée par nous. Basée sur les fondements de la méthode matérialiste historique (en particulier quand Marx parle " des époques de révolution sociale" dans sa "Préface à la Critique de l'Economie politique"), elle s'est concrétisée, pour la majorité des révolutionnaires marxistes, par l'éclatement de la 1ère guerre mondiale, qui a montré que le capitalisme était déjà "globalisé", au point qu'il ne pouvait plus surmonter ses contradictions internes que par la guerre impérialiste et l'auto-cannibalisme (1). Ce fut la position de l'Internationale Communiste à son congrès fondateur, bien que celle-ci n'ait pas été capable d'en tirer toutes les conséquences, pour ce qui concernait la question nationale: les thèses du second congrès conféraient toujours un rôle révolutionnaire a certaines bourgeoisies des pays soumis à un régime colonial. Mais les fractions de gauche de l'IC on été capables, plus tard, de tirer les conclusions de cette analyse, en particulier après les résultats désastreux de la politique de l'IC durant la vague révolutionnaire de 1917-1927. Pour la Gauche italienne dans les années 1930, par exemple, l'expérience de la Chine en 1927 a été décisive. Elle a montré que toutes les fractions de la bourgeoisie, même si elles se proclamaient anti-impérialistes, ont été amenées à massacrer le prolétariat quand celui-ci combattait pour ses intérêts propres, comme lors du soulèvement de Shanghai en 1927. Pour la Gauche italienne, cette expérience a prouvé que les thèses du deuxième congrès devaient être rejetées. De plus, ceci fut une confirmation de la justesse des vues de Rosa Luxemburg sur la question nationale contre celles de Lénine: pour Luxemburg, il était devenu clair, durant la 1ère guerre mondiale, que tous les états faisaient inévitablement partie du système impérialiste mondial.

C'est tout un ensemble de différentes questions qui sont mélangées là. D'abord, la politique du Komintern de Staline et de Boukharine durant la révolution chinoise de 1925-27, est complètement différente de celle de Lénine et des Bolcheviks, qui a été déterminante au cours des premières années du Komintern. Pour vous, s'il y a des tâches bourgeoises à accomplir, on est amené à soutenir telle ou telle fraction. C'est comme ça que parlaient Staline et les Mencheviks. La méthode de Marx et de Lénine ne consiste pas à refuser ces tâches du moment, alors que toutes les fractions de la bourgeoisie sont réactionnaires, mais de les accomplir au moyen de la révolution prolétarienne, essayant d'effectuer au maximum ces tâches bourgeoises et de continuer par des tâches socialistes.

La révolution chinoise a prouvé que cette approche était correcte, et non pas celle de la Gauche communiste.

La révolution bourgeoise a triomphé en Chine, en faisant d'innombrables victimes. Cette révolution a permis de créer le prolétariat le plus nombreux au monde et de développer rapidement de puissantes forces productives. Ce même résultat a été atteint par des dizaines d'autres révolutions dans les pays d' Orient. Cela n'a aucun sens de nier leur rôle historiquement progressiste: par là, notre révolution dispose de bases solides dans de nombreux pays du monde, qui, en 1914, étaient essentiellement agricoles.

Qu'est-ce qui a changé depuis l'époque de ce début de "globalisation"? Les révolutions nationales ne sont plus à l'ordre du jour. D'après vous, voilà bien longtemps que le capitalisme a un caractère global. Oui, nous pouvons dire qu'il a un tel caractère depuis ses origines, depuis l'époque des grandes découvertes. Mais le niveau de cette "globalisation" était qualitativement différent. Jusque vers les années 1980, les révolutions nationales pouvaient assurer une croissance des forces productives, c'est pourquoi il fallait les soutenir et essayer, dans la mesure du possible, de transférer leur direction dans les mains du prolétariat révolutionnaire. Il en était ainsi car il existait une possibilité objective de développement sous l'impulsion de l'état national. Maintenant, ce stade de développement national est finalement dépassé... Et ceci est valable pour tout état, même les plus avancés. C'est pourquoi les réformes entreprises par Reagan ou Thatcher, qui auraient pu conduire à de terribles crises dans les années 1950-1960, ont donné, relativement et temporairement, des résultats positifs. Car ces réformes ont conduit l'économie de leur pays vers plus de "globalisation" (au sens moderne du terme).

Maintenant, le combat national a perdu son caractère progressiste car il a épuisé sa tâche historique: l'état national, qui, même si la révolution triomphe sous la direction du prolétariat, n'offre plus de cadre à un développement futur. Ceci ne signifie pas pour autant que partout les tâches bourgeoises ont disparu. Il y a encore des pays avec des régimes féodaux, il y a encore des nations opprimées. Mais ce n'est pas une révolution nationale qui peut y mettre fin. Pour le prolétariat des pays arriérés, le chapitre des révolutions nationales est clos, elles ne peuvent donner de résultat si elles ne conduisent pas directement ou indirectement à la révolution internationale prolétarienne. C'est pour cette raison que nous disons qu'avec le début de la globalisation, les révolutions nationales ont perdu toute signification progressiste.

De la même manière, le soutien à un mouvement de libération national n'a de sens, à la fois hier et aujourd'hui, qu'en arrachant le combat contre l'oppression nationale des mains de la bourgeoisie et en le transférant au prolétariat. C'est à dire en transformant un mouvement d'indépendance nationale en un moment de la révolution socialiste mondiale. Ceci ne peut se faire en ne reconnaissant pas le droit des nations à l'autodétermination, donc en ne reconnaissant pas la nécessité de mener à leur terme les tâches historiques de la bourgeoisie. Sinon, nous laisseront le prolétariat sous la domination de sa bourgeoisie nationale.

L'approche léniniste de ce problème a entraîné un vaste intérêt pour le marxisme parmi un grand nombre d'habitants des pays arriérés, par la manière correcte dont la question nationale a été posée. Et ce n'est pas la faute des Bolcheviks si la bureaucratie stalinienne s'est emparée de la direction du Komintern. Seule la révolutionr dans les pays occidentaux aurait pu empêcher ça, mais elle n'a pas eu lieu car le capitalisme n'avait pas épuisé ses possibilités historiques. Les deux guerres mondiales lui ont permis d'étouffer ses contradictions.

Maintenant que ses contradictions ont crû, pour bien comprendre pourquoi elles vont conduire à de nouvelles crises, il est nécessaire d'étudier le développement du capitalisme au lieu de se contenter de répéter qu'il est en déclin et en décomposition. En Russie, cette thèse déclenche de méchants sarcasmes, après les décennies au cours de laquelle la bureaucratie stalinienne nous a rebattu les oreilles avec le capitalisme "pourrissant".

Soutenir une nation contre une autre a toujours signifié soutenir un bloc impérialiste contre un autre, et toutes les guerres de libération nationale du 20ème siècle l'ont prouvé. Ce que la Gauche italienne a clairement exprimé, est que ceci s'appliquait aussi aux bourgeoisies coloniales, aux fractions capitalistes cherchant à créer un nouvel état "indépendant": elles ne pouvaient espérer atteindre leur but qu'en se subordonnant à un des pouvoirs impérialistes qui avaient déjà divisé la planète. Comme vous le dites dans votre plate-forme, le 20ème siècle n'a été qu'une suite incessante de guerres impérialistes pour la domination de la planète: pour nous, c'est à la fois la confirmation la plus sûre que le capitalisme est un ordre mondial sénile et réactionnaire, et aussi que toutes les formes de luttes "nationales" sont entièrement intégrées dans le jeu impérialiste global.

Ici encore : 1)"les guerres continuelles": elles ont accompagné le capitalisme à n'importe quel stade de son développement et ne sont pas une preuve de son progrès ni de son déclin; 2) la croissance des forces productives et du nombre de prolétaires dans les pays du Tiers-monde a montré sans équivoque le caractère progressiste des révolutions nationales bourgeoises jusque vers le milieu des années 1970; 3) le but du soutien à ces mouvements n'était pas de "soutenir une nation contre une autre" mais d'attirer vers le parti de la révolution les ouvriers et en premier lieu, de favoriser le développement du prolétariat dans ces pays.

Rosa Luxemburg a fait une critique sans concession du slogan d'"autodétermination nationale" même avant la 1ère guerre mondiale, avançant comme argument que c'était une illusion de la démocratie bourgeoise: dans tout état capitaliste, ce n'est ni le "peuple" qui "s'autodétermine", ni la "nation", mais seulement la classe capitaliste. Pour Marx et Engels, ce n'était pas un secret que quand ils appelaient à l'indépendance nationale, ce n'était que pour soutenir le développement du mode de production capitaliste, dans une période où le capitalisme avait encore un rôle progressiste à jouer.

Pas plus que Marx, nous ne cachons pas le fait que les révolutions nationales n'ont un caractère progressiste que du point de vue du développement du capitalisme (...)

Congratulations fraternelles

ICU

 


 

Notre réponse

Dans une série d’articles que nous avons écrits à la fin des années 80 et début 90 pour défendre l’idée que le capitalisme est un système social en déclin, nous remarquions que “plus le capitalisme s’enfonce dans la décadence, plus il montre sa décomposition avancée, plus la bourgeoisie a besoin de nier la réalité et de promettre au monde un futur brillant sous le soleil du capital. C’est l’essence des campagnes actuelles en réponse à l’effondrement bien visible du stalinisme : le seul espoir, le seul futur, c’est le capitalisme. (“ La domination réelle du capital et les confusions réelles du milieu prolétarien ”, Revue Internationale N°60, hiver 90)

Il n’y a rien de surprenant à ce que la bourgeoisie nie la faillite inévitable de son système social ; plus proche est sa mort, plus on s’attend bien sûr à ce qu’elle s’éloigne de la vérité et se replie sur des fantasmes. Après tout, c’est une classe exploiteuse et aucune classe exploiteuse n’a été capable de faire face à la vérité qu’elle est une classe exploiteuse, encore moins quand ses jours sont comptés historiquement. Si quelques-uns de ses représentants finissent par admettre sa fin prochaine, aucun parmi eux n’envisage un monde humain au-delà de la domination du capital sans tomber dans des visions d’un passé mythique ou d’un futur messianique.

On attend mieux, bien sûr, de ceux qui disent parler au nom du prolétariat exploité et attendre une révolution communiste. Cependant, nous ne devons jamais sous-estimer le pouvoir idéologique du système dominant, sa capacité à dévoyer et trafiquer tout effort tendu vers une compréhension claire et lucide de la situation réelle et des perspectives pour l’ordre mondial actuel. Il y a vraiment trop d’exemples de ceux qui ont perdu de vue les prémisses théoriques fondamentales du mouvement communiste telles que Marx et Engels les ont pour la première fois mises dans un cadre en termes scientifiques, de ceux qui ont perdu confiance dans l’affirmation que le capitalisme, comme les autres systèmes qui l’ont précédé, n’est qu’une phase transitoire dans l’évolution historique de l’humanité, voué à disparaître du fait de ses propres contradictions intrinsèques. C’est un phénomène que nous avons observé dans les années 80 et – comme nous l’avons souligné dans la première partie de cet article dans la Revue Internationale n°111 – que nous voyons encore plus explicitement aujourd’hui. Plus le capitalisme pourrit, plus il passe du simple déclin à une désintégration complète, plus nous voyons de ceux qui, dans et autour du mouvement révolutionnaire, vont dans tous les sens, cherchant désespérément quelque “nouvelle” découverte qui cacherait l’horrible vérité. Le capitalisme en décomposition ? Non, non, il se restructure ! Le capitalisme dans une impasse ? Mais alors et Internet, la globalisation, les dragons d’Asie… ?

C’est l’atmosphère générale de confusion dans laquelle surgissent les nouveaux courants prolétariens en Russie et dans l’ex-URSS. Comme nous l’avons souligné dans l’article précédent, malgré leurs différences, tous semblent avoir de la difficulté à accepter la conclusion sur laquelle s’était fondée l’Internationale Communiste et qui constituait le socle du travail de la gauche communiste, la conclusion selon laquelle le capitalisme mondial a été en déclin historique ou décadence, depuis la première guerre mondiale.

Comme nous l’avons dit dans le dernier article, nous allons nous focaliser sur les arguments des camarades de l’Union Communiste Internationale dans cette discussion. Voilà comment ils présentent leurs arguments contre la notion de décadence :

“La transition vers une forme économique supérieure est le résultat du développement de la forme antérieure, pas de sa destruction. Si l’ancienne formation était épuisée, il s’ensuivrait constamment des crises sociales et des forces sociales aspirant à mettre en place la nouvelle forme. Cela ne se produit pas. De plus, pendant plusieurs décennies, le capitalisme a connu une stabilité relative de son développement, pendant lesquelles les forces révolutionnaires non seulement n’ont pas grandi, mais au contraire, se sont émiettées. .. Et (le capitalisme) se développe réellement, non seulement en créant de nouvelles forces productrices qualitativement, mais en créant aussi de nouvelles formes de capitalisme. L’étude de ce développement peut donner la réponse quand viendra une nouvelle crise, telle que la crise de 1914-45, et de là, quelles pourraient être les formes de transition au socialisme. La théorie de la décadence nie le développement du capitalisme et rend impossible son étude, nous laissant comme de simples rêveurs ayant la foi dans le brillant futur de l’humanité ” (Lettre au CCI, février 20, 2002).

Les camarades ont ici sans aucun doute à l’esprit les arguments de Marx dans sa fameuse Préface à la critique de l’économie politique dans laquelle il traite des conditions matérielles de la transition d’un mode de production à un autre, disant que “jamais une société n’expire avant que ne soient développées toutes les forces productives qu’elle est assez large pour contenir ; jamais des rapports supérieurs de production ne se mettent en place avant que les conditions matérielles de leur existence ne soient écloses dans le sein même de la vieille société ”.[2]

Naturellement, nous sommes d’accord ici avec les arguments de Marx, mais nous ne pensons pas qu’il voulait dire que cela impliquait qu’une nouvelle société ne pouvait surgir de l’ancienne tant que les toutes dernières innovations techniques ou économiques n’aient été développées. Une telle vision pourrait sembler compatible avec les modes de production antérieurs dans lesquels les découvertes techniques se faisaient à un rythme très lent ; ce serait difficilement possible dans le capitalisme qui ne peut vivre sans développer constamment, sinon quotidiennement, son infrastructure technologique. Le problème ici est que l’UCI semble se référer à ce passage sans avoir assimilé la partie qui précède, dans laquelle Marx souligne les préconditions de l’ouverture d’une période de révolution sociale, qui est la clef de notre compréhension de la décadence du capitalisme, de son époque de guerre et de révolution, comme l’a dit L’IC. Nous nous référons au passage dans lequel Marx dit que “à un certain degré de leur développement, les forces productives matérielles de la société entrent en collision avec les rapports de production existant, ou avec les rapports de propriété au sein desquels elles avaient évolué jusqu’alors et qui n’en sont que l’expression juridique. Hier encore formes de développement des forces productives, ces conditions se changent en de lourdes entraves. Alors commence une ère de révolution sociale. ”.

Les formes de développement deviennent des entraves ; dans la vision dynamique qui est propre au marxisme, cela ne signifie pas que la société en arrive à un arrêt complet mais que la poursuite de son développement devient de plus en plus irrationnelle et catastrophique pour l’humanité. Nous avons d’ailleurs rejeté en de nombreuses occasions la vision selon laquelle la décadence représente un arrêt total du développement des forces productives. La première fois, c’était dans notre brochure La décadence du capitalisme, écrite à l’origine au début des années 70, dans laquelle un chapitre entier est précisément dédié à cette question. En réfutant l’affirmation de Trotski dans les années 30, selon laquelle “les forces productives avaient cessé de croître ”, nous affirmions que “dans la vision marxienne, la période de décadence d’une société ne peut donc être caractérisée par l’arrêt total et permanent de la croissance des forces productives, mais par le ralentissement définitif de cette croissance. Les blocages absolus de la croissance des forces productives apparaissent bien au cours des phases de décadence. Mais (dans le système capitaliste, la vie économique ne pouvant exister sans accumulation croissante et permanente du capital) ils ne surgissent que momentanément. Ils sont les convulsions violentes qui régulièrement marquent le déroulement de la décadence….

… Ce qui caractérise la décadence d’une forme sociale donnée du point de vue économique est donc :

- Un ralentissement effectif de la croissance des forces productives, compte-tenu du rythme qui aurait été techniquement et objectivement possible en l’absence du freinage exercé par la permanence des anciens rapports de production. Ce freinage doit avoir un caractère inévitable, irréversible. Il doit être provoqué spécifiquement par la perpétuation des rapports de production qui soutiennent la société. L ‘écart de vitesse qui en découle au niveau du développement des forces productives ne peut aller qu’en s’accroissant et donc en apparaissant de plus en plus aux classes sociales.

- L’apparition de crises de plus en plus importantes en profondeur et en étendue. Ces crises, ces blocages momentanés fournissent par ailleurs les conditions subjectives nécessaires à l’accomplissement d’une tentative de bouleversement social. C’est au cours de ces crises que le pouvoir de la classe dominante subit de profonds affaiblissements et à travers l’intensification objective de la nécessité de son intervention, la classe révolutionnaire trouve les premiers fondements de son unité et de sa force ”.[3]

Ailleurs, (“l’étude du capital et des fondements du communisme ”, Revue Internationale n°75), nous avons souligné que notre conception n’était pas différente de celle de Marx dans les Grundrisse, quand il écrit : “ D’un point de vue idéel, la dissolution d’une forme de conscience donnée suffirait à tuer une époque entière. D’un point de vue réel, cette limite de la conscience correspond à un degré déterminé de développement des forces productives matérielles et donc de la richesse. A vrai dire, le développement ne s’est pas produit sur l’ancienne base mais il y a eu développement de cette base elle-même. Le développement de cette base elle-même (la floraison en laquelle elle se transforme ; mais c’est toujours cette base, cette même plante en tant que floraison ; c’est pourquoi elle fane après la floraison et à la suite de la floraison) est le point où elle a elle-même été élaborée jusqu’à prendre la forme dans laquelle elle est compatible avec le développement maximum des forces productives et donc aussi avec le développement le plus riche des individus. Dès que ce point est atteint, la suite du développement apparaît comme un déclin et le nouveau développement commence sur une nouvelle base ”.

Plus que tout autre système social antérieur, le capitalisme est synonyme de “croissance économique ”, mais contrairement à ce que racontent les charlatans de la bourgeoisie, croissance et progrès ne sont pas la même chose : la croissance du capitalisme dans sa période de pourrissement est plus semblable à celle d’une tumeur maligne qu’à celle d’un corps sain qui passe progressivement de l’enfance à l’état adulte.

Les conditions matérielles d’un développement “sain” du capitalisme ont disparu au début du vingtième siècle quand le capitalisme a effectivement établi une économie mondiale et posé ainsi les fondations de la transition au communisme. Cela ne signifiait pas que le capitalisme s’était lui-même débarrassé de tous les restes des modes de production et des classes précapitalistes, qu’il avait épuisé le dernier marché précapitaliste, ni même qu’il avait effectué la transition finale de la domination formelle à la domination réelle de la force de travail dans chaque recoin de la planète. Ce que cela signifiait, c’était qu’à partir de ce moment, le capitalisme global pouvait de moins en moins envahir ce que Marx appelait “les domaines périphériques” d’expansion, et était obligé de croître au travers d’un auto-cannibalisme croissant et de la tricherie avec ses propres lois. Nous avons déjà dédié un espace considérable à ces formes de “développement en tant que décadence ” et nous les résumerons simplement ici :

- L’organisation de “trusts capitalistes d’Etat ” gigantesques au niveau national, et même au niveau international à travers la formation de blocs impérialistes, ayant pour fonction de réguler et de contrôler le marché, et donc d’empêcher que les opérations “normales ” de la concurrence capitaliste n’atteignent leur niveau réel et n’explosent dans de gigantesques crises ouvertes de surproduction sur le modèle de celle de 29 ;

- Le recours (en grande partie par l’intervention des grands capitalismes d'Etat ) au crédit et aux dépenses déficitaires, qui n’agit plus comme un stimulus pour le développement de nouveaux marchés mais de plus en plus comme un remplacement du marché réel ; de là, une croissance économique sur une base de plus en plus spéculative et artificielle qui ouvre la voie à des “ajustements ” dévastateurs tels que l’effondrement des tigres et des dragons en Asie, ou d’ailleurs ce qui se passe maintenant aux USA après la croissance “délirante” mais dopée des années 90 ;

- Le militarisme et la guerre comme mode de vie pour le système – pas seulement en tant que nouveau (further) marché artificiel qui devient un fardeau accablant pour l’économie mondiale – mais comme seul moyen pour les Etats de défendre leur économie nationale aux dépens de leurs rivaux. Les camarades de l’UCI pourront répondre que le capitalisme a toujours été un système guerrier, mais comme nous l’avons aussi expliqué dans un article de notre série “comprendre la décadence du capitalisme ” (voir en particulier la partie V dans la Revue Internationale n°54), il y a une différence qualitative entre les guerres de l’ascendance du capitalisme – qui étaient généralement de courte durée, à une échelle locale, impliquant surtout des armées professionnelles et ouvrant naturellement de nouvelles possibilités d’expansion – et les guerres de son déclin, qui ont pris un caractère quasi-permanent, se sont orientées de façon croissante vers le massacre sans discrimination de millions d’appelés et de civils, et qui ont précipité la richesse produite par des siècles de travail dans un abîme sans fond. Les guerres du capitalisme ont jadis fourni la base pour l’établissement d’une économie mondiale et donc pour la transition au communisme ; mais à partir de là, loin de poser les bases du progrès social futur, elles ont de plus en plus menacé la survie même de l’humanité.

- Le gaspillage gigantesque de la force de travail humaine représenté par la guerre et la production de guerre illustre aussi un autre aspect du capitalisme dans sa phase de sénilité : le poids énorme des dépenses et des activités non-productives, pas seulement dans la sphère militaire, mais aussi de par la nécessité d’entretenir de grands appareils dans la bureaucratie, dans le marketing et ailleurs. Dans le livre officiel des records du capitalisme, toutes les sphères sont définies comme des expressions de la “croissance ”, mais en réalité, elles témoignent du degré auquel est parvenu le capitalisme en tant qu’obstacle au développement qualitatif des forces de production humaine, développement qui devient à la fois nécessaire et possible à cette époque ;

- Une autre dimension du “développement dans le sens d'un déclin” qui ne pouvait qu’être entrevu du temps de Marx, est constituée par la menace écologique que la course aveugle à l’accumulation fait peser sur le système à la base de la vie même de la planète. Bien que cette question soit devenue de plus en plus évidente ces dix dernières années, elle est intimement liée à la question de la décadence. C’est le rétrécissement historique du marché mondial qui a de plus en plus contraint chaque Etat au pillage ou à hypothéquer ses ressources naturelles ; ce processus s’est déroulé tout au long du XXème siècle, même s’il n’atteint son paroxysme qu’aujourd’hui ; à l’époque, une révolution prolétarienne triomphante en 1917-23 n’aurait pas eu à faire face à un problème aussi immense que celui posé maintenant par les dégâts dans l’environnement naturel que provoque la croissance maladive du capitalisme. A ce niveau, il est immédiatement évident que le capitalisme est le cancer de la planète.

Quand s'est terminé l'époque des révolutions bourgeoises?

En accord avec les écrits de Marx sur la Commune de Paris, Lénine considérait que 1871 marquait la fin de la période des révolutions bourgeoises dans les principaux centres du capitalisme mondial. Il datait de cette même époque les débuts de la phase d’expansion impérialiste à partir de ces centres.

Pendant le dernier tiers du XIXème siècle, le mouvement marxiste considérait que les révolutions bourgeoises étaient toujours à l’ordre du jour dans les régions dominées par les puissances coloniales. C’était une vision parfaitement valable à l’époque ; cependant, à la fin du siècle, il devenait de plus en plus clair que la dynamique même de l’expansion impérialiste, qui voulait que les colonies ne se développent qu’au niveau où elles servaient de marchés passifs et de sources de matière première, inhibait le surgissement de nouveaux capitalismes nationaux indépendants, et donc d’une bourgeoisie révolutionnaire. Cette question était le sujet de débats particulièrement ardus au sein du mouvement révolutionnaire en Russie ; dans ses écrits sur les communes paysannes russes, Marx avait déjà exprimé l’espoir qu’une révolution mondiale triomphante puisse épargner à la Russie la nécessité de passer par le purgatoire du développement capitaliste. Plus tard, comme il devenait évident que le capital impérialiste n’allait pas abandonner la Russie à son propre destin, le centre de la question se déplaça sur le problème des faiblesses inhérentes de la bourgeoisie russe au berceau. Les Mencheviks, interprétant la méthode marxiste d’une façon très rigide et très mécaniste, affirmaient que le prolétariat devait se préparer à soutenir l’inévitable révolution bourgeoise en Russie ; les Bolcheviks, de l’autre côté, reconnaissaient que la bourgeoisie russe manquait d’envergure pour mener sa révolution et en concluaient que cette tâche devait être prise en main par le prolétariat et la paysannerie (la formule de la “dictature démocratique ”). En fait, c’était la position de Trotsky qui collait le plus à la réalité, car elle n’était pas immédiatement posée en termes “russes ” mais dans un cadre global et historique, et qu’elle avait comme point de départ la reconnaissance que le capitalisme comme un tout était en train de rentrer dans l’époque de la révolution socialiste mondiale. La classe ouvrière au pouvoir ne pourrait pas se limiter aux tâches bourgeoises de la révolution mais serait obligée de faire la “révolution permanente ”, d’étendre la révolution sur la scène mondiale où elle ne pourrait que prendre un caractère socialiste.

Dans les Thèses d’avril de 17, Lénine rejoint effectivement cette position, balayant les objections des Bolcheviks conservateurs (qui avaient en fait flirté avec le Menchevisme et la bourgeoisie) selon lesquelles il abandonnait la perspective de la “dictature démocratique ”. En 1919, l’Internationale communiste s’est formée sur la base que le capitalisme était bien entré dans sa période de déclin, l’époque de la révolution prolétarienne mondiale. Toutefois, alors qu’elle proclamait que l’émancipation des masses colonisées dépendait maintenant du succès de la révolution mondiale, l’IC n’a pas été capable de pousser cette question jusqu’à sa conclusion logique : l’époque des luttes de libération nationale était terminée - bien que Rosa Luxembourg et d’autres l’aient déjà vu. Ce furent par-dessus tout les essais désastreux des Bolcheviks pour forger des alliances avec la bourgeoisie soi-disant “anti-impérialiste ” de régions telles que la Turquie, l’ancien empire tsariste, et surtout la Chine, qui ont amené la gauche communiste (la Fraction Italienne en particulier) à remettre en question les thèses de l’IC sur la question nationale, qui contenaient la possibilité d’alliances temporaires entre la classe ouvrière et la bourgeoisie coloniale. Les fractions de gauche avaient bien vu que chacune de ces “alliances” se terminait par un massacre de la classe ouvrière et des communistes perpétré par la bourgeoisie coloniale, qui en le faisant, n’hésitait pas à se mettre au service de tel ou tel gang impérialiste.

L’UCI, dans sa plate-forme, dit qu’elle existe à l’origine grâce au travail des fractions de la gauche communiste qui ont rompu avec l’IC dégénérescente. (Voir World Revolution n°254). Toutefois, sur cette question, l’UCI a la vision “officielle ” de l’IC contre celle de la gauche : “ la politique du Cominterm de Staline et de Boukharine pendant la révolution chinoise de 1925-27 diffère complètement de celle de Lénine et des Bolcheviks qui prévalait pendant les premières années du Comintern. Vous argumentez encore que s’il y a des tâches bourgeoises, nous devrions soutenir telle ou telle fraction bourgeoise. Les Mencheviks et les staliniens disaient la même chose…. La méthode de Marx et de Lénine ne consiste pas à ne pas refuser les tâches de l’heure quand toutes les fractions de la bourgeoisie sont également réactionnaires, et à accomplir ces tâches avec la méthode de la révolution prolétarienne, en essayant d’exécuter les tâches bourgeoises avec la plus grande profondeur et en accomplissant les tâches socialistes. La révolution chinoise a montré que cette approche était correcte au contraire de celle de la gauche. La révolution a de toute façon gagné en Chine, bien que cela ait laissé un nombre énorme de victimes. Cette révolution a rendu possible la création du prolétariat le plus nombreux du monde, puissant, qui a rapidement développé les forces productives. Le même résultat a été atteint par des dizaines d’autres révolutions dans les pays de l’Est. Nous ne voyons pas de raison pour nier leur rôle progressif historique : grâce à elles, notre révolution a une solide base de classe dans beaucoup de pays du monde qui en 1914 étaient complètement agricoles”.

Nous sommes bien sûr d’accord sur le fait que la position de Lénine, position qui se trouve dans les "Thèses sur la question nationale et coloniale" du deuxième Congrès de l’IC en 1920, n’était en aucune façon la même que celle de Staline en 1927. En particulier, les Thèses de 1920 insistaient sur la nécessité pour le prolétariat de rester strictement indépendant y compris des forces “nationalistes révolutionnaires” ; Staline a appelé les ouvriers insurgés de Shanghai à rendre leurs armes aux bouchers du Kuomintang. Mais comme nous l’avons vu dans notre série d’articles sur les origines du Maoïsme (Revue Internationale n° 81, 84, 94), cette expérience ne confirmait pas seulement que la clique de Staline avait abandonné la révolution prolétarienne au profit des intérêts de l’Etat national russe, elle a aussi annihilé tout espoir de trouver un secteur de la bourgeoisie coloniale qui ne se prosterne pas aux pieds de l’impérialisme et qui ne massacre pas le prolétariat à la première occasion. Les secteurs “nationalistes révolutionnaires ” ou anti-impérialistes ” de la bourgeoisie coloniale n’existaient tout simplement pas. Il ne pouvait en être autrement à une époque historique – la décadence du monde capitaliste – dans laquelle il n’y a plus la moindre coïncidence entre les intérêts des deux principales classes.

L'UCI et la “révolution bourgeoise” en Chine

La position de l’UCI sur la Chine nous semble contenir une profonde ambiguïté. D’un côté, l’UCI dit qu’en Russie en 1917, la bourgeoisie était déjà réactionnaire, ce qui est la raison pour laquelle le prolétariat doit prendre en charge les tâches de la révolution bourgeoise ; de l’autre côté, selon leur vision, en Chine et dans des “dizaines d’autres ” pays de l’Est non spécifiés, il semble que la révolution bourgeoise ait pu se dérouler. Est-ce que cela signifie que la bourgeoisie de ces pays était encore progressiste après 1917 ? Ou cela veut-il dire – dans le cas de la Chine en particulier, que la fraction qui a accompli la “révolution bourgeoise ” - le Maoïsme – avait quelque chose de prolétarien, comme le disent les Trotskistes ? L’UCI a besoin de faire une clarté limpide sur sa vision de cette question.

Quoiqu’il en soit, regardons si ce qui est arrivé en Chine correspond à la compréhension marxiste de ce qu’est une révolution bourgeoise. Du point de vue marxiste, les révolutions bourgeoises étaient un facteur de progrès historique parce qu’elles éliminaient les restes du vieux mode de production féodal et jetaient les bases de la future révolution du prolétariat. Ce processus a deux dimensions fondamentales :

- Au niveau le plus matériel, la révolution bourgeoise a jeté à bas les barrières féodales qui bloquaient le développement des forces productives et l’expansion du marché mondial. La formation de nouveaux Etats était une expression du progrès dans ce sens : c’est à dire qu’elle a fait éclater les limites féodales et créé les fondations de la construction d’une économie mondiale.

- Le développement des forces productives est aussi, bien sûr, le développement matériel du prolétariat, mais ce qui était aussi une clef pour la révolution bourgeoise est qu’il a créé le cadre politique pour le développement “idéologique ” de la classe ouvrière, sa capacité à s’identifier et à s’organiser en tant que classe distincte au sein de la société capitaliste et contre elle à la fin.

La soi-disant révolution chinoise de 1949 ne correspond à aucun de ces aspects. Pour commencer, ce n’était pas un produit d’une économie mondiale en expansion mais celui d’une économie qui est arrivée à une impasse historique. Cela peut se voir directement quand on comprend qu’elle était née non pas d’une lutte contre le féodalisme ou le despotisme asiatique, mais d’une lutte sanglante entre gangs de la bourgeoisie, tous liés à l’une ou l’autre des grandes puissances impérialistes qui dominaient le monde. La “révolution chinoise ” a été le fruit de conflits impérialistes qui ont dévasté la Chine dans les années 30 et surtout de leur point culminant – la deuxième guerre mondiale impérialiste. Le fait qu’à différents moments les factions chinoises en lutte aient eu différents soutiens impérialistes (le maoïsme par exemple était soutenu par les US pendant la deuxième guerre mondiale et ensuite par la Russie au début de la “guerre froide ”) ne change rien à l’affaire. Pas plus que le fait que la Chine ait pris une orientation impérialiste “indépendante ” pendant une brève période dans les années 60 ne prouve qu’il y aurait de “jeunes ” bourgeoisies qui pourraient échapper à l’emprise de l’impérialisme dans cette époque. C’est plutôt le contraire : le fait que même la Chine, avec ses territoires et ses ressources immenses, n’ait été capable de se ménager une marche indépendante que pendant une période aussi brève confirme amplement les arguments de Rosa Luxembourg dans la Brochure de Junius : que dans l’époque ouverte par la première guerre mondiale, aucune nation ne peut se “tenir à l’écart ” de l’impérialisme parce que nous vivons dans une période dans laquelle la domination de l’impérialisme sur la planète toute entière ne peut être dépassée que par la révolution communiste mondiale.

Le développement économique de la Chine comprend aussi toutes les caractéristiques du “développement en tant que décadence” : il ne se produit donc pas comme faisant partie d’un marché mondial en expansion, mais comme une tentative de développement autarcique dans une économie mondiale qui a déjà atteint ses limites fondamentales à sa capacité à s'étendre. De là, comme dans la Russie stalinienne, l’énorme prépondérance du secteur militaire, de l’industrie lourde aux dépens de la production de biens de consommation, d’une bureaucratie étatique horriblement gonflée. De là aussi, les convulsions périodiques telles que “le grand bond en avant ” et la “révolution culturelle ” dans laquelle la classe dominante visait à mobiliser la population derrière des campagnes pour intensifier son exploitation et sa soumission idéologique à l’Etat. Ces campagnes étaient une réponse désespérée à la stagnation et à l’arriération chronique de l’économie : témoin l’exigence de l’Etat pendant le “grand bond en avant ” de mettre en place un haut fourneau dans chaque village, qui utilise la moindre miette de métal qui tomberait sous la main.

Naturellement, la classe ouvrière chinoise est plus grande aujourd’hui qu’elle ne l’était en 1914. Mais pour juger si c’est en soi un facteur de progrès pour l’humanité, nous devons considérer la situation du prolétariat au niveau mondial et non national. Ce que nous voyons à ce niveau, c’est que le capitalisme s’est avéré incapable d’intégrer la majorité de la population du monde dans la classe ouvrière. En pourcentage de la population mondiale, la classe ouvrière reste une minorité.

Le progrès pour le prolétariat chinois au siècle passé aurait été le succès de la révolution mondiale en 1917-27, ce qui aurait permis un développement équilibré et harmonieux de l’industrie et de l’agriculture à l’échelle mondiale, pas ces luttes frénétiques et non nécessaires historiquement de chaque économie nationale pour survivre dans un marché mondial saturé. A la place de cela, la classe ouvrière chinoise a passé la plus grande partie du siècle sous la botte odieuse du stalinisme. Loin d’être le produit d’une révolution bourgeoise tardive, le stalinisme est l’expression classique de la contre-révolution bourgeoise, l’horrible revanche du capital après que le prolétariat ait essayé et manqué de renverser sa domination. Le fait qu’il soit fondé sur un mensonge total – sa prétention de représenter la révolution communiste – est en lui-même une expression typique d’un mode de production décadent : dans son ascendance, dans sa phase de confiance en lui-même, le capitalisme n’avait aucun besoin de se draper dans les vêtements de son ennemi mortel. De plus, ce mensonge a eu l’effet des plus négatifs sur la capacité de la classe ouvrière – à l’échelle mondiale et en particulier dans les pays dominés par le stalinisme – de comprendre la réelle perspective communiste. Quand nous considérons autant le prix terrible de répression et de massacre que le stalinisme a fait payer à la classe ouvrière – le nombre de ceux qui sont morts dans les prisons maoïstes et dans les camps de concentration est encore inconnu, mais se chiffre probablement en millions – il devient évident que la soi disant “révolution bourgeoise ” en Chine a complètement échoué à accomplir ce que les authentiques révolutions bourgeoises avaient réussi à fournir au XVIII et au XIXe siècle : un cadre politique qui permettait au prolétariat de développer sa confiance en lui et sa conscience d’être une classe. Le stalinisme a été un désastre complet pour le prolétariat mondial ; même dans les affres de la mort, il continue à empoisonner sa conscience grâce aux campagnes de la bourgeoisie qui identifie la faillite du stalinisme à la fin du communisme. Comme toutes les soi-disant “révolutions nationales” du XXe siècle, c’est le témoignage du fait que le capitalisme ne pose plus désormais les fondations pour le communisme mais qu’il les sape de plus en plus.

Les communistes et la question nationale : pas de place pour l'ambiguité

Selon l’UCI, les communistes pouvaient en un certain sens soutenir les révolutions nationales jusque dans les années 80 ; maintenant avec l’avènement de la globalisation, ce ne serait plus possible : “ Qu’est ce qui a changé à partir du début de la “globalisation ” ? La possibilité de la révolution nationale a disparu. Jusque dans les années 80, les révolutions nationales pouvaient encore garantir la croissance des forces productives, elles devaient donc être encore soutenues, en essayant si possible de transférer leur gestion dans les mains du prolétariat révolutionnaire… Maintenant, cette étape historique pour le développement national est arrivée à son terme ”.

Le premier point à faire sur cette position, c’est que si la Gauche communiste l’avait défendue jusque dans les années 89, il n’y aurait plus de gauche communiste aujourd’hui. Jusqu’à la mort de l’Internationale communiste à la fin des années 20, la Gauche communiste a été le seul courant politique qui s’est opposé de façon conséquente à la mobilisation du prolétariat dans la guerre impérialiste, surtout quand ces guerres étaient faites au nom d'une quelconque révolution bourgeoise tardive ou de la “lutte contre l’impérialisme ”. A partir de l’Espagne et de la Chine dans les années 30, en passant par la deuxième guerre mondiale, et dans tous les conflits locaux qui ont caractérisé la guerre froide (Corée, Vietnam, Moyen- Orient, etc.), la Gauche communiste, seule, a maintenu l’internationalisme prolétarien, rejetant tout soutien à un quelconque Etat ou fraction nationale, appelant la classe ouvrière à défendre ses propres intérêts de classe contre les appels à se dissoudre dans les fronts guerriers du capital. La conséquence terrible du fait de s’écarter de cette voie a été illustrée de façon très vivante par l'’implosion du courant bordiguiste au début des années 80 : ses ambiguïtés sur la question nationale ont ouvert la porte à la pénétration de fractions nationalistes qui ont cherché à entraîner la principale organisation bordiguiste sur le terrain du soutien à l’OLP et à des Etats tels que la Syrie dans la guerre au Moyen-Orient. Il y a eu des résistances de la part d’éléments prolétariens dans l’organisation, mais elle a payé un prix terrible en perte d’énergies militantes et en éclatement consécutif du courant tout entier. Les nationalistes auraient-ils réussi, ils auraient fini par annexer ce courant historique de la gauche italienne à l’aile gauche du capital aux côtés des trotskistes et des staliniens. Si les ancêtres politiques d’autres groupes tels que le CCI et le BIPR avaient suivi une politique de soutien aux soi-disant “révolutions nationales ”, ils auraient subi un sort analogue et il n’y aurait plus de courant de la gauche communiste avec lequel puissent se mettre en contact les nouveaux groupes qui surgissent en Russie.

En second lieu, il nous semble que, bien que l’UCI conclut que maintenant enfin, c’est le moment pour une position prolétarienne vraiment indépendante sur les mouvements nationaux, les camarades restent attachés à des formulations qui sont au mieux ambiguës et au pire peuvent conduire à une trahison ouverte des principes de classe. Ainsi, ils parlent encore de la possibilité de transférer la lutte nationale de la bourgeoisie au prolétariat, adhèrent encore au mot d’ordre “d’autodétermination nationale ” : “ en ce qui concerne le soutien aux mouvements d’indépendance nationale, la seule orientation ici, à la fois pour hier et pour aujourd’hui, c’est d’arracher la lutte contre l’oppression nationale des mains de la bourgeoisie et de la remettre dans les mains du prolétariat. Cela ne peut être fait si on ne reconnaît pas le droit des nations à l’autodétermination, c’est-à-dire si on ne reconnaît pas la nécessité de mener jusqu’au bout les tâches historiques de la bourgeoisie. Autrement, nous laisserons le prolétariat national sous la direction de la bourgeoisie nationale ”. Mais la classe ouvrière ne peut pas prendre en charge la lutte nationale ; même pour défendre ses intérêts de classe, elle se trouve en opposition avec la bourgeoisie nationale et toutes ses ambitions. La guerre de classe et la guerre nationale sont diamétralement opposées autant dans leur forme que dans leur contenu. En ce qui concerne l’autodétermination, les camarades reconnaissent eux-mêmes qu’elle est impossible dans les conditions actuelles du capitalisme, même s’ils considèrent que ce n’est le cas que depuis les années 80. Ils argumentent donc en faveur du mot d’ordre en des termes semblables à ceux de Lénine – comme un moyen d’éviter de “créer des antagonismes ” ou d’offenser les prolétaires des pays arriérés et de les soustraire à l’influence bourgeoise. Camarades, le communisme ne peut pas s’empêcher d’être offensif par rapport aux sentiments nationalistes mal placés qui existent au sein de la classe ouvrière. A ce compte là, les communistes devraient éviter de critiquer la religion parce que beaucoup d’ouvriers sont influencés par l’idéologie religieuse. Bien sûr, nous ne provoquons pas ou nous n’insultons pas les ouvriers parce qu’ils ont des idées confuses. Mais comme il est dit dans le Manifeste Communiste, les communistes refusent de cacher leur vision. Si la libération nationale et l’autodétermination nationale sont impossibles, alors, nous devons le dire dans les termes les plus clairs possibles.

L’apparition de groupes comme l’UCI est un apport important pour le prolétariat mondial. Mais ses ambiguïtés sur la question nationale sont très graves et mettent en question sa capacité de survie en tant qu’expression du prolétariat. L’histoire a montré que, parce qu’elles se rattachent au profond antagonisme entre le prolétariat et la guerre impérialiste, les ambiguïtés sur la question nationale surtout peuvent facilement amener à trahir les intérêts internationalistes de la classe ouvrière. Nous le poussons donc à réfléchir en profondeur sur tous les textes et toutes les contributions que la gauche communiste a produites sur cette question vitale.

CDW

 

 

1 Pour la présentation de ce groupe, nous renvoyons nos lecteurs à la Revue internationale n°111, "Présentation de l'édition russe de la brochure sur la décadence : la décadence, un concept fondamental du marxisme"

2 Les camarades d’un autre groupe russe, le Groupe des Collectivistes Prolétariens Révolutionnaires, paraît avoir la même position quand ils disent que la révolution communiste n’est devenue possible que depuis que le capitalisme a développé les puces. Nous reviendrons plus tard sur cet argument.

3 Nous avons développé ce point après dans la série d’articles “Comprendre la décadence du capitalisme ” ; voir en particulier les Revue internationale 55 et 56.

Courants politiques: 

  • Influencé par la Gauche Communiste [12]

Questions théoriques: 

  • Décadence [13]

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • La décadence du capitalisme [14]

"Fraction interne" du CCI : Tentative d'escroquerie vis-à-vis de la Gauche Communiste

  • 4131 lectures

Dans chaque numéro de toute publication du CCI, nous publions nos "Positions de base", où on peut lire la phrase suivante : "Le CCI se réclame des apports successifs de la Ligue des Communistes de Marx et Engels (...), des fractions de gauche qui se sont dégagées dans les années 1920-1930 de la Troisième internationale lors de sa dégénérescence, en particulier les Gauches allemande, hollandaise et italienne." Notre organisation est le fruit du travail acharné des fractions de gauche. Au niveau des principes organisationnels, elle est surtout le fruit du travail de la Gauche italienne pendant les années 20 et 30, regroupée autour de Bilan. On comprendra donc que nous prenions la question des fractions très au sérieux, d'autant plus que nos prédécesseurs de la Gauche italienne ont accompli un travail de fond sur les conditions de surgissement des fractions dans le mouvement ouvrier, et sur le rôle qu'elles sont appelées à remplir. La question de la fraction se trouve au coeur même de notre conception de ce qu'est une organisation révolutionnaire.

Lorsqu'un groupe de militants s'est déclaré "fraction interne du CCI" en octobre 2001, il était donc de notre devoir de revenir sur la question de la fraction au sein du mouvement ouvrier et de ce qu'elle représente historiquement, afin de traiter la question de la manière la plus adéquate.

C'est pourquoi nous avons décidé de publier, dans le numéro 108 de la Revue Internationale un article qui réaffirme notre conception de ce que représente une fraction dans le mouvement ouvrier ("Les fraction de gauche - En défense de la perspective prolétarienne"). Évidemment, nous nous doutions que les membres de la prétendue "fraction interne" ne seraient pas d'accord avec la vision défendue dans ce texte. Il avait alors été proposé à ces militants qu'ils exposent publiquement leur désaccord sur la question de la fraction dans les colonnes de la Revue Internationale. Afin d'esquiver la confrontation franche et ouverte des divergences, ils s'empressèrent d'assortir une éventuelle acceptation de leur part d'exigences que le CCI ne pouvait pas accepter[1] puisqu'il lui était demandé rien de moins que de renoncer à son analyse des mobiles ayant présidé à la constitution de cette prétendue "fraction".[2]

Depuis lors, les fractionnistes ont publié une réponse à notre article.[3] Le but de leur réponse est de montrer "comment le CCI est obligé de déformer ou d'ignorer des pans entiers de l'expérience de l'histoire ouvrière, particulièrement de l'histoire de ses fractions, et donc qu'il tombe inévitablement dans l'oubli et la trahison de ses propres principes organisationnels et des principes du mouvement ouvrier". Qu'en est-il réellement?

Quelles questions posées par la déclaration d'une fraction?

Inévitablement, la création d'une fraction soulève quatre questions fondamentales pour une organisation communiste:

a) Quelle est la nature des divergences politiques qui séparent la fraction de l'organisation dans son ensemble? Et en premier lieu, ces divergences concernent-elles les principes programmatiques justifiant ainsi la création d'une organisation dans l'organisation, selon la conception que le CCI a développée sur la base du legs de la Gauche italienne?

b) Comment l'organisation doit-elle réagir face à la création d'une fraction? Comment doit-elle assumer la responsabilité à la fois de favoriser le débat au sein de l'organisation et de maintenir la cohésion de l'organisation et sa capacité d'action?

c) Quelles sont les responsabilités de la fraction elle-même face à l'organisation? Quelles sont ses tâches, comment mène-t-elle la lutte pour défendre ses positions et notamment, quel est son devoir au niveau du respect des règles de fonctionnement et de la discipline organisationnelle?

d) Quel est le jugement politique de la majorité de l'organisation sur le bien-fondé ou non d'une fraction? Notamment, le refus du CCI de reconnaître le bien-fondé de la fraction actuelle ne serait-il pas qu'une tentative d'esquiver le débat de fond de la part de ses organes centraux actuels ?

Nous avons déjà répondu à la troisième question dans l'article de la Revue Internationale n°108, et dans un article sur "Les fractions face à la question de la discipline organisationnelle" publié dans la Revue Internationale n°110. Notre réponse à la quatrième question – donc notre analyse de la véritable nature de la "fraction interne" qui s'est constituée dans le CCI – a été affirmée unanimement[4] par notre Conférence extraordinaire d'avril 2002, dont un compte-rendu se trouve également dans la Revue Internationale n°110. Notre but donc, dans cet article, est surtout de répondre aux deux premières questions. A cette fin, nous serons conduits à rappeler les conceptions de base du CCI sur la façon de mener le débat à l'intérieur d'une organisation communiste, et sur comment et pourquoi des tendances ou des fractions peuvent apparaître en son sein.

Comment traiter les divergences?

Les statuts du CCI accordent une importance et un soin particuliers à l'explication nos principes organisationnels en ce qui concerne l'attitude à adopter face à l'apparition de divergences en son sein :

"Si les divergences s'approfondissent jusqu'à donner naissance à une forme organisée, il convient de comprendre la situation comme manifestation :

- soit d'une immaturité de l'organisation,

- soit d'une tendance à sa dégénérescence.

Face à une telle situation, seule la discussion peut :

- soit résorber les divergences,

- soit permettre qu'apparaissent clairement des divergences de principe pouvant conduire à une séparation organisationnelle.

En aucune façon, des mesures disciplinaires ne peuvent se substituer à cette discussion pour résoudre les désaccords mais, tant qu'une de ces issues n'a pas été atteinte, la position majoritaire est celle de l'organisation.

De même, il convient qu'un tel processus d'apparition d'une forme organisée de désaccords soit pris en charge de façon responsable, ce qui suppose en particulier :

- que si l'organisation n'a pas à juger quand une telle forme organisée doit se constituer et se dissoudre, celle-ci se base, afin d'être une réelle contribution à la vie de l'organisation, sur des positions positives et cohérentes clairement exprimées et non sur une collection de points d'opposition et de récrimination ;

- que cette forme organisée résulte par conséquent d'un processus de décantation préalable des positions dans la discussion générale au sein de l'organisation, et ne soit donc pas conçue comme la condition d'une telle décantation".

Il est évident que, pour que ces pré-requis statutaires soient opérants, l'organisation doit se doter des moyens de mener des débats dans lesquels participeront l'ensemble des militants au niveau international. Ces moyens sont explicités dans un texte fondamental, adopté par tout le CCI suite à la crise organisationnelle de 1981:[5]

"Si l'existence de divergences au sein de l'organisation est un signe qu'elle est vivante, seul le respect d'un certain nombre de règles dans la discussion de ces divergences permet que celles-ci soient une contribution au renforcement de l'organisation et à l'amélioration des tâches pour lesquelles la classe l'a faite surgir.

On peut ainsi énumérer un certain nombre de ces règles:

- réunions régulières des sections locales et mise à l'ordre du jour de celles-ci des principales questions débattues dans l'ensemble de l'organisation : en aucune façon le débat ne saurait être étouffé,

- circulation la plus ample possible des différentes contributions au sein de l'organisation au moyen des instruments prévus à cet effet (les bulletins internes),

- rejet par conséquent des correspondances secrètes et bilatérales, qui loin de favoriser la clarté du débat, ne peuvent que l'obscurcir en favorisant les malentendus, la méfiance, et la tendance à la constitution d'une organisation dans l'organisation,

- respect par la minorité de l'indispensable discipline organisationnelle,

- rejet de toute mesure disciplinaire ou administrative de la part de l'organisation à l'égard de ses membres qui soulèvent des désaccords (...)".

Les éléments qui allaient fonder la "fraction interne", n'ont respecté ni la forme ni l'esprit des statuts et de nos principes de fonctionnement. Ils n'ont pas assumé la responsabilité qui était la leur de confronter ouvertement, au sein de l'organisation, les divergences qu'ils avaient ou prétendaient avoir avec le reste de l'organisation, alors que les discussions dans les réunions internes de l'organisation et les contributions dans les bulletins internes le leur permettaient sans restriction aucune.[6] Au lieu de cela, ils se sont retrouvés entre eux à comploter contre l'organisation dans des réunions secrètes. En revanche, lors de la découverte de ces réunions secrètes, le CCI a réagi avec le souci de "rejeter toute mesure disciplinaire ou administrative": "Les agissements des membres du 'collectif' constituent une faute organisationnelle extrêmement grave méritant une sanction des plus sévères. Toutefois, dans la mesure où les participants à cette réunion [c'est à dire la réunion du Bureau International de septembre 2001] ont décidé de mettre fin au 'collectif', le BI décide de surseoir à une telle sanction".[7]

Le texte sur le fonctionnement que nous venons de citer explicite également notre compréhension de ce que représente une fraction au sein d'une organisation prolétarienne:

"La fraction est l'expression du fait que l'organisation est en crise de par l'apparition d'un processus de dégénérescence en son sein, de capitulation face au poids de l'idéologie bourgeoise. Contrairement à la tendance qui ne s'applique qu'à des divergences sur l'orientation face à des questions circonstancielles, la fraction s'applique à des divergences programmatiques qui ne peuvent trouver d'aboutissement que dans l'exclusion de la position bourgeoise ou par le départ de l'organisation de la fraction communiste et c'est dans la mesure où la fraction porte en elle la séparation de deux positions devenues incompatibles au sein du même organisme qu'elle tend à prendre une forme organisée avec ses propres organes de propagande.

C'est parce que l'organisation de la classe n'est jamais garantie contre une dégénérescence que le rôle des révolutionnaires est de lutter à chaque moment pour l'élimination des positions bourgeoises pouvant se développer en son sein. Et c'est quand ils se trouvent en minorité dans cette lutte que leur tâche est de s'organiser en fraction soit pour gagner l'ensemble de l'organisation aux positions communistes et exclure la position bourgeoise soit, quand cette lutte est devenue stérile de par l'abandon du terrain prolétarien par l'organisation - généralement lors d'un reflux de la classe - de constituer le pont vers une reconstitution du parti de classe qui ne peut alors surgir que dans une phase de remontée des luttes.

Dans tous les cas, le souci qui doit guider les révolutionnaires est celui qui existe au sein de la classe en général. Celui de ne pas gaspiller les faibles énergies révolutionnaires dont dispose la classe. Celui de veiller sans cesse au maintien et au développement d'un instrument aussi indispensable mais aussi fragile que l'organisation des révolutionnaires".[8]

Les principes du CCI en droite ligne de la Gauche italienne

Cette définition de ce que doit être une fraction nous vient en droite ligne de la Gauche italienne et notamment de Bilan.

Dans le mouvement ouvrier, le terme de "fraction" a été employé indistinctement pour caractériser des courants tels que les bolcheviks, les mencheviks, les spartakistes et différentes minorités sur tel ou tel point de l'orientation du parti, notamment dans le parti russe pendant la révolution, autour de Brest-Litovsk, etc. Les citations de Lénine et de Trotsky, utilisées par la "fraction interne" dans son article, le montrent largement. Cependant, la conception du CCI qui est condensée dans la citation plus haut, est plus précise : elle fait la distinction entre tout ce qui peut être une minorité ou encore une tendance sur tel ou tel point de l'orientation du parti, y compris une orientation aussi cruciale que l'orientation que la révolution doit prendre dans un cas comme Brest-Litovsk, et la minorité qui s'appelle la fraction. Cette définition n'est pas une fantaisie ou un exercice de "style", mais vient de Bilan, de tout le travail d'approfondissement qu'il a fourni dans les années 1930.

Dans cette période, le groupe qui allait se former autour de Bilan, comme toutes les oppositions et les minorités dans ou autour de l'Internationale et des partis communistes, se trouvait confronté à la situation dramatique dans laquelle ces partis, composés de millions d'ouvriers, qui s'étaient constitués au cours de la vague révolutionnaire de 1917-23, étaient en train de dégénérer et de trahir, l'un après l'autre, les principes fondamentaux du prolétariat avec le reflux de la révolution. Dans ces conditions, définir les tâches et le sens de l'activité que devaient mener les oppositionnels et les exclus était une question vitale, de même que définir le cadre de cette activité : "Lorsque le parti a perdu sa capacité de guider le prolétariat vers la révolution - et cela arrive par le triomphe de l'opportunisme - les réactions de classe produites par les antagonismes sociaux, n'évoluent plus vers la direction qui permet au parti d'accomplir sa mission. Les réactions sont appelées à chercher les nouvelles bases où se forment désormais les organes de l'entendement et de la vie de la classe ouvrière : la fraction".(Bilan n°1, "Vers l’Internationale deux et trois-quarts" ?).

Bilan était en désaccord avec l'orientation préconisée par Trotsky de fonder un nouveau parti, une nouvelle Internationale et de faire appel aux gauches socialistes. Pour Bilan, il fallait en premier lieu examiner et tirer les leçons de l'expérience historique récente, de l'échec de la révolution russe, de la trahison de l'Internationale, de la dégénérescence des partis : "Ceux qui opposent à ce travail indispensable d'analyse historique le cliché de la mobilisation immédiate des ouvriers, ne font que jeter de la confusion et empêcher la reprise réelle des luttes prolétariennes". (Bilan n°1, Introduction).

Une donnée essentielle des perspectives pour l'activité de la fraction était l'évolution de la situation et l'évolution du parti. Comme le met en évidence la citation du Bulletin d'information qui a précédé Bilan - donnée dans l'article de la "fraction interne"[9] :"La fraction ainsi comprise, c'est l'instrument nécessaire pour l'éclaircissement politique qui doit définir la solution de la crise communiste. Et l'on doit juger comme arbitraire toute discussion opposant l'issue de la fraction exclusivement dans le redressement du parti, à l'issue de la fraction dans un deuxième parti, et vice-versa. L'une ou l'autre dépendront de l'éclaircissement politique obtenu, et ne peuvent pas dès maintenant caractériser la fraction. Il est possible et souhaitable que cet éclaircissement se concrétise par le triomphe de la fraction dans le parti lequel retrouvera alors son unité. Mais on ne peut pas exclure que cet éclaircissement précise des différences fondamentales qui autorisent la fraction à se déclarer elle-même, contre le vieux parti, le parti du prolétariat; celui-ci, à la suite de tout le processus idéologique et organisatoire de la fraction, relié aux développements de la situation, trouvera les bases effectives pour son activité. Dans un cas, comme dans l'autre, l'existence et le renforcement de la fraction sont les prémisses indispensables pour la solution de la crise communiste." (Bulletin d'information n°3, novembre 1931)

La tâche que se donne la fraction est en premier lieu un travail de clarification politique, d'approfondissement.

La définition de l'activité de la fraction est intimement liée à l'analyse du rapport de forces entre les classes. La dégénérescence du parti est l'expression d'un affaiblissement de la classe. La fraction s'oppose à l'idée de créer à tout moment un nouveau parti : "L'intelligence des événements ne s'accompagne plus avec l'action directe sur ces derniers, ainsi qu'il arrivait précédemment au sein du parti, et la fraction ne peut reconstituer cette unité qu'en délivrant le parti de l'opportunisme." (Bilan n°1, "Vers l’Internationale deux et trois-quarts" ?)

Bilan allait développer sa compréhension de ce qu'est la fraction tout au long de son existence, pour arriver à la résolution de 1935, proposée par Jacobs, et publiée dans Bilan n°17. Cette résolution représente probablement l'expression la plus achevée de la conception qu'a Bilan de la fraction. et son rapport avec le parti de classe. En fait, les deux notions sont intimement liées, la fraction représentant la continuité des intérêts historiques de la classe ouvrière alors que l'existence du parti est déterminée également par les conditions de la lutte de classe elle-même et par la capacité du prolétariat de s'affirmer en tant que classe révolutionnaire:

"Il est évident que la nécessité de la fraction est aussi l'expression de la faiblesse du prolétariat, soit disloqué, soit gagné par l'opportunisme ; comme par contre la création du parti indique un cours de situations ascendantes où continuellement le prolétariat se retrouve, se concentre : au travers de lutte partielles, générales, il taille des brèches et démolit la structure du capitalisme." (Bilan nº17, "Projet de résolution sur les problèmes de la fraction de gauche").

Que représente la fraction ? "La fraction est une étape nécessaire aussi bien pour la constitution de la classe que pour sa reconstitution dans les différentes phases de l'évolution, elle est le lien de continuité par laquelle s'exprime la vie de la classe en même temps qu'elle exprime la tendance de cette dernière de se donner une structure de principe et une méthode d'intervention dans les situations. Précisément parce que le prolétariat ne peut représenter une force économique pouvant se concentrer autour de ses richesses matérielles puisque étant la classe ne disposant que des moyens nécessaires à sa propre production que lui attribue le capitalisme pour sa force de travail, son affirmation en tant que classe indépendante appelée à créer un nouveau type d'organisation sociale, ne peut se manifester en réalité que dans des phases particulières quand se disloquent les rapports entre les classes au point de vue mondial."(idem)

Selon cette définition élaborée par Bilan, il est clair que la fraction ne représente pas une minorité, une tendance ou une opposition sur différents points d'orientation ou même du programme de la classe, mais qu'elle exprime la continuité de l'être historique du prolétariat, de son devenir révolutionnaire. En ce sens, la notion de fraction n'est plus utilisée par Bilan comme elle a pu l'être jusqu'alors dans le mouvement ouvrier pour qualifier différents courants. La fraction n'est pas non plus une forme spécifique à la période historique dans laquelle vit Bilan et face à la dégénérescence du parti. Toute l'histoire du mouvement ouvrier est non seulement ponctuée par l'existence de partis, dans les phases ascendantes de la lutte, mais elle s'exprime tout autant par l'histoire de ses fractions : "Les "centres de correspondants", créés par Marx avant la fondation de la Ligue des Communistes, son travail théorique après 1848 jusqu'à la fondation de la Première Internationale, le travail de la fraction bolchevique au sein de la Deuxième Internationale, sont les moments essentiels de constitution du prolétariat qui ont permis l'apparition de partis animés d'une doctrine et d'une méthode d'action. Voir les termes de ce processus en niant la fraction sous ses formes historiques particulières, c'est voir l'arbre et non la forêt, c’est consacrer un mot en rejetant la substance." (idem)

La tâche de la fraction n'est pas uniquement de maintenir ou restaurer le programme face aux trahisons opportunistes ou aux échecs de la lutte de classe, c'est aussi d'élaborer sans cesse la théorie du prolétariat : "Pour donner une substance historique à l'œuvre des fractions, il faut démontrer qu'elles sont aujourd'hui la filiation légitime des organisations où le prolétariat s'est retrouvé en tant que classe dans les phases précédentes et aussi qu'elles sont l'expression toujours plus consciente des expériences de l'après-guerre. cela doit servir à prouver que la fraction ne peut vivre, former des cadres, représenter réellement les intérêts finaux du prolétariat qu'à la seule condition de se manifester comme une phase supérieure de l'analyse marxiste des situations, de la perception des forces sociales qui agissent au sein du capitalisme, des positions prolétariennes envers les problèmes de la révolution". (Bilan nº17, "Projet de résolution sur les problèmes de la fraction de gauche", souligné dans l'original).

Nous n'avons pas la place, dans cet article, de développer plus la notion de fraction élaborée par Bilan. Mais c'est de cette conception de la fraction que le CCI se revendique depuis ses origines. Dans ce cadre, le CCI lui-même se considère comme le continuateur de la fraction dont la tâche est de participer à la création des conditions pour le surgissement du parti de demain ; en somme de faire "le pont", selon les termes de Bilan, entre l'ancien parti qu'était l'IC, morte sous le stalinisme, et la future Internationale de la révolution à venir.

Est-ce que le CCI dénature l'expérience de la classe ouvrière?

Maintenant que nous avons posé notre cadre d'analyse, hérité de l'élaboration de la Gauche italienne et qui permet d'appréhender la nature et les tâches d'une véritable fraction, examinons à présent ce qu'en dit notre soi-disant fraction qui prétend représenter fidèlement la continuité des principes du CCI. Lorsqu'elle affirme que c'est le CCI qui les abandonne, on est en droit d'attendre que cela soit démontré.

Avant de considérer le texte sur les fractions publié dans le Bulletin n°9, voyons en quoi la déclaration de formation d'abord du "collectif", ensuite de la "fraction interne", se basent "sur des positions positives et cohérentes clairement exprimées et non sur une collection de points d'opposition et de récrimination".

La déclaration de formation du "collectif" n'était déjà pas prometteuse. En répondant à la question "comment et pourquoi nous nous sommes réunis?", le texte nous explique : "A la suite de la réunion de section Nord consacrée à la discussion du texte d'orientation sur la confiance, chacun de nous a pu faire le constat d'une convergence de points de vue chez la majorité des membres de la section présents à cette réunion, autour d'un commun rejet tant de la démarche que des conclusions du texte d'orientation. Cette convergence venait s'ajouter au précédent constat d'un commun désaccord avec la manière dont est considérée, expliquée et présentée au reste du CCI la récente dégradation des relations au sein de la section Nord". De quoi s'agit-il sinon "une collection de points d'opposition"? Les membres du "collectif" le reconnaissent eux-mêmes, puisque leur perspective est de "Travailler ! Aller au fond des questions. Aller rechercher des réponses, des expériences et des leçons sur les problèmes actuels du CCI dans l'histoire de notre classe, dans l'histoire du mouvement ouvrier". C'est un but louable, et on ne peut que regretter que les membres du "collectif" qui ont formé la "fraction" à peine deux mois plus tard, ne l'ait pas entrepris. Les membres du "collectif" ne sont pas satisfaits de certaines analyses défendues par la majorité, sans pour autant, comme ils l'avouent eux-mêmes, avoir à une orientation alternative à y opposer : "notre opposition, si elle reste minoritaire, devra prendre la forme d'une fraction, luttant au sein de l'organisation pour son redressement. Pour le moment, nous pensons qu'il est encore trop tôt pour la déclarer comme telle, d'abord parce que la politique actuelle n'a pas encore été confirmée ni par le BI plénier ni par un congrès du CCI, ensuite parce qu'il nous faut encore élaborer et rassembler des textes plus développés en tant qu'orientation alternative à la politique actuelle" (souligné par nous). Bravo pour la continuité authentique avec le CCI qui permet à certains d'envisager de se constituer en fraction sans avoir produit de textes fondamentaux à discuter au sein de l'organisation !

Quand la "fraction" se forme, les "textes plus développés" n'ont toujours pas vu le jour. N'empêche, la "fraction" propose comme orientation de :

"- combattre la dérive "révisionniste" actuelle qui ne s'exprime pas seulement sur le plan du fonctionnement, mais aussi sur le plan théorico-politique ;

- développer la réflexion théorique, notamment par un travail approfondi sur l'histoire du mouvement ouvrier, afin d'amener l'organisation à se réapproprier ses propres fondements, ceux du marxisme révolutionnaire, dont s'écarte de plus en plus la politique qui est menée actuellement ;

- remettre l'analyse de la situation internationale au premier plan des discussions[10] et notamment lutter contre une tendance "démoralisatrice" qui tend à marquer notre compréhension de la situation et du rapport de force entre les classes, et cela en vue de renforcer notre intervention dans la classe ouvrière ;

- pousser l'organisation à ne se concevoir que comme une partie du MPP[11] et donc à développer une politique unitaire, plus courageuse et plus déterminée en direction de celui-ci"[12].

Se pose donc à la soi-disant fraction la question de justifier son existence alors que son apparition ne résulte en rien " d'un processus de décantation préalable des positions dans la discussion générale au sein de l'organisation," ni ne peut prétendre qu'elle n'est pas " conçue comme la condition d'une telle décantation"? Est-ce que, sérieusement, "une tendance "démoralisatrice" qui tend à marquer notre compréhension de la situation et du rapport de force entre les classes" correspond de la part du CCI à un abandon programmatique des principes prolétariens? Dans ces conditions, peut-on s'étonner que la majorité de l'organisation ait refusé de reconnaître le bien-fondé de la "fraction"? Après tout, si un fou se prend pour Napoléon, nous sommes bien obligés de constater qu'il se prend pour Napoléon, mais nous ne sommes pas obligés de le suivre dans sa folie en croyant nous-mêmes qu'il l'est vraiment !

C'est donc un véritable tour de force qui échoit à l'article publié dans le Bulletin n°9[13] de la "fraction", puisque son objectif est de donner une caution historique et programmatique à la création de la soi-disant fraction! Nous allons donc essayer d'en faire ressortir la logique, si on peut parler ainsi concernant cette espèce de soupe à prétention historique, afin d'en faire la critique.

La diversion à défaut de divergence, ou comment noyer le poisson

La première partie de l’article veut traiter des fractions dans les moments de lutte de classe ascendante et descendante à travers des exemples tirés des trois Internationales. On apprend donc, que "C'est à travers la fusion de toutes sortes d'organismes et même des sociétés ouvrières que naît la Ière Internationale. (…). Par contre, la période de contre-révolution qui suivit la répression après la Commune de Paris vit que l'apparition des groupements, tendances ou fractions dans l'Internationale prennent un autre tour jusqu'à entraîner sa disparition". Ceci ne nous avance pas beaucoup, puisqu’on ne fait absolument aucune distinction entre "organismes", "groupements", "tendances", ou "fractions". En particulier, on ne fait aucune distinction entre les tendances qui représentaient les premiers courants à l'origine du mouvement ouvrier (Proudhoniens et Blanquistes par exemple) et qui étaient destinés à disparaître, avec le développement de la classe elle-même, et la "forme historique particulière" de la fraction de gauche (pour reprendre les mots de Bilan) représentée par la tendance marxiste.

En ce qui concerne la 2ème Internationale, on nous apprend qu'il y a eu toutes les sortes imaginables de "fractions" : en Allemagne il y avait les Eisenachiens et les Lassalliens, alors qu'en France "le parti constitué après le Congrès de Marseille en 1879, a connu deux fractions : la fraction "collectiviste" de Guesde et de Lafargue et la fraction "possibiliste" de Brousse qui regroupait les réformistes". "Si l'on prend l'exemple du POSDR," continue l'auteur "ce que nous avons développé ci-dessus se vérifie de façon lumineuse: "Après 1905, les 2 fractions : mencheviks et bolcheviks se regroupent une première fois en 1906 et une deuxième fois en 1910 (…) Puis avec la marche à la guerre, nous retrouvons le phénomène de dispersion non seulement dans les 2 fractions principales mais également en leur sein. C'est ainsi que dans le POSDR en 1910, il existe 3 fractions bolcheviques : celle de Lénine, les ozovistes et les conciliateurs, et 3 mencheviques : l'unitaire, celle de Plekhanov contre l'unité et les conciliateurs dont Trotsky". Encore une fois, on ne fait absolument aucune distinction entre les courants réformistes (voire "étatistes" dans le cas des Lassalliens), les courants de gauche (Eisenachiens, Guesdistes, par exemple), et la fraction bolchevique qui avec la Gauche allemande "représentaient [seules] les intérêts du prolétariat alors que droite et centre exprimaient toujours plus la corruption du capitalisme".[14]

Ensuite, l'auteur passe à la période de la révolution russe, fait appel à Trotsky, "le plus digne des révolutionnaires" (sic! on doit supposer que Lénine, Luxemburg, Liebknecht l’étaient moins…), pour raconter l’histoire des différentes "fractions" apparues dans le parti pendant la période révolutionnaire et la guerre civile : l’opposition Kamenev-Zinoviev à la prise de pouvoir en octobre, l’opposition du groupe de Boukharine à la signature de la traité de Brest-Litovsk, ainsi que des oppositions sur la question de l’armée rouge, etc. A l’époque de Brest-Litovsk, "Les partisans de la guerre révolutionnaire constituèrent alors une fraction véritable ayant son organe central". Trotsky souligne, et notre "fraction" saisit l’occasion de nous le rappeler, que "La fraction, le danger de scission furent alors vaincus non par des décisions formelles sur la base des statuts, mais par l'action révolutionnaire".

Rappelons aussi que, si Boukharine et le groupe Kommunist n’ont pas scissionné à l’époque de Brest-Litovsk, ce n’est pas uniquement grâce au développement des faits et de l’argumentation de Lénine en particulier, c’est aussi grâce à leur propre sens des responsabilités, leur compréhension que le parti bolchevique avait un rôle crucial à jouer dans l’éclosion de la révolution au niveau mondial. Surtout, les fractions dont parle Trotsky ici, sont de véritables minorités, formées autour des questions cruciales dont dépend la vie de la révolution. Il est vraiment indécent de venir comparer les minorités au sein du parti bolchevique avec une "fraction" dont le but – où plutôt le but proclamé – est de "remettre l'analyse de la situation internationale au premier plan des discussions".

Le but avoué de toutes ces "démonstrations" est de nous convaincre que "L'histoire du mouvement ouvrier que nous avons retracé à grands traits nous enseigne :

- qu'il a existé et qu'il existera de nombreux types de fractions et groupements ;

- qu'elles n'ont pas toutes connu des programmes achevés pour se constituer en fraction, c'est la raison pour laquelle il existe préalablement un processus de clarification avec le développement de la discussion ;

- que toute fraction ou groupement n'aboutit pas forcément à une scission",

- et que donc "le CCI est obligé de déformer ou d'ignorer des pans entiers de l'expérience de l'histoire ouvrière, particulièrement de l'histoire de ses fractions".

Mais si tous ces courants, oppositions, etc. ont bel et bien existé, que diable cela a-t-il à voir avec la fraction, telle qu'elle est définie depuis toujours par le CCI sur la base des travaux de la Gauche italienne? En réalité, le but de cette partie de l'article est tout simplement de faire diversion en se cachant derrière un étalage de connaissances mal digérées, de faire oublier que pour le CCI la notion de fraction a un sens bien déterminé vis-à-vis duquel l'existence de notre prétendue "fraction interne" n'a absolument aucune justification théorique ni principielle.

Il est donc clair que la "fraction interne" qui se prévaut du maintien des positions fondamentales du CCI, a choisi de jeter aux oubliettes le concept de "fraction" tel que le CCI l'utilise, pour endosser celui de Trotsky et du mouvement ouvrier avant Bilan, c'est-à-dire un nom appliqué aux différents courants, minorités, tendances et fractions qui existent inévitablement dans toute l'histoire du mouvement ouvrier. Rappelons quand même au passage que c'est notamment face et en opposition à la conception qu'avait Trotsky des tâches à mener dans les années 1930, que Bilan a élaboré sa notion de fraction. Mais apparemment, pour notre "fraction interne", Trotsky est devenu source de référence sur la question.

Justifier l'indiscipline

Il vaut la peine de s'attarder sur ce que l'auteur nous dit des fractions issues de la 3e Internationale, en période de "difficultés du mouvement ouvrier" puisque c'est en particulier de celles-ci que se revendique le CCI et que, selon notre conception - et celle de Bilan - c'est justement dans de telles périodes où la classe n'est pas capable de faire surgir le parti et que se justifie le travail des fractions. En fait, le texte a peu à dire sinon que "dans l'IC, la discussion théorique a été rapidement biaisée, empêchée, écourtée et remplacée par la question de la discipline, ce qui a abouti rapidement à l'exclusion des Oppositions". Des immenses problèmes auxquels étaient confrontés le mouvement ouvrier, l'Internationale, les partis, les prémisses des futures fractions, notre "fraction interne" en retient un - et pour cause, c'est celui de la discipline.

En effet, le problème pour la "fraction interne", c'est que non seulement elle doit s'échapper du carcan trop rigoureux et contraignant des analyses et des principes de base du CCI sur la question organisationnelle, mais elle doit aussi justifier les violations les plus flagrantes de la discipline minimale qui seule permet à l'organisation de fonctionner, voire d'exister, violations qui ont marqué l'existence de la "fraction interne" dès avant sa naissance officielle et lui ont valu, dans le CCI, le surnom d'"Infraction". Elle s'y prend d'abord de façon tout à fait originale : "Du fait de la création [dans la Troisième internationale] du nouveau régime intérieur des organisations communistes de la plus grande unité et centralisation internationale, la question de la discipline intérieure prend un autre caractère. C'est la raison pour laquelle dans la phase de dégénérescence de l'IC et des PC, la vie des fractions est tout autre : tout ce qui pousse à l'unité dans la phase de montée des luttes pousse encore plus fortement à la désunion dans la phase de déclin des luttes".[15] Cette phrase "géniale" est précisée de la sorte dans un article sur la "discipline" justement, publié dans le bulletin n°13: "si, au 19ème siècle dans la social-démocratie, c'était la gauche qui défendait avec fermeté la discipline dans le parti contre les opportunistes qui revendiquaient une "liberté d'action", c'est-à-dire d'avoir les mains libres pour… fricoter avec la bourgeoisie, par contre au 20ème siècle, dans le capitalisme décadent, c'est la droite dans les PC qui a été la championne de la discipline interne, comme le sont aujourd'hui nos liquidationnistes, pour pouvoir faire taire toutes les divergences, ce qui signifiait faire taire et même éliminer la gauche, c'est-à-dire la position marxiste". Nous n'avons pas la place ici de dénoncer dans le détail le ridicule de cette position – dont le but est tout simplement d'assimiler le CCI aujourd'hui aux PC stalinisés, tout en étant trop hypocrite pour le dire ouvertement. Il vaut néanmoins la peine de rappeler, et c’est quelque chose que le CCI a toujours considéré comme positif, que l'IC est en effet la première internationale fondée sur un programme explicitement communiste, dédié au renversement immédiat du capitalisme. En tant que telle, elle exige des partis membres, considérés comme de simples sections nationales du parti mondial, une discipline face aux décisions du centre, en particulier l’adoption d’un programme unifié, et l’exclusion du parti des sociaux-chauvins et des centristes. C’est le but même des 21 Conditions, dont la 21ème était proposée par nul autre que Bordiga, chef de file de la Gauche italienne…dans le but notamment de lutter contre l'indiscipline de courants opportunistes tels que le parti français. Tant que l'IC défend le programme du prolétariat, cette plus grande unité et centralisation internationale du parti est une nécessité pour la révolution communiste, elle exprime un développement du programme qui correspond aux besoins de la lutte internationale et révolutionnaire de la classe ouvrière.[16] La "nouveauté" apportée par la "fraction interne" avec l'idée qu' "au 20ème siècle, dans le capitalisme décadent, c'est la droite dans les PC qui a été la championne de la discipline interne" n'est qu'un tour de passe-passe pour faire passer sa propre indiscipline.

La véritable fraction?

Jusqu'ici, nous n'avons pas appris grand chose, sinon qu’il y a eu beaucoup de fractions dans l’histoire du mouvement ouvrier, et que celles-ci peuvent être des tendances, des groupements, des oppositions, qu’elles peuvent contribuer soit à l’unité de l’organisation, soit à son éclatement. Mais dans la deuxième partie de l'article, on nous dit que "ce qui fonde l'existence d'une véritable fraction, c'est l'existence d'une crise communiste" (souligné par nous). Comment ça? Tous ces "groupements, tendances, fractions" dont on vient de parler en long et en large n'étaient donc pas de "véritables fractions"? Notre auteur cite les textes de Bilan – sur lesquels le CCI s'est toujours basé, en effet – afin de démontrer la nécessité et le bien-fondé d'une fraction en lutte contre la dégénérescence d'une organisation communiste. (On remarquera quand même qu'il prend soin de ne pas citer les textes mêmes du CCI en la matière.) Mais, si la "véritable" fraction (dixit les infractionnistes) est la fraction telle qu'elle est définie par la Gauche italienne, c’est à dire un organisme qui surgit face à la dégénérescence du parti, et dont le rôle est soit de redresser l’ancien parti, soit de préparer les futurs cadres suite à la trahison définitive de ce dernier, quid de tous les autres exemples de "fractions" dont le texte est rempli ? Décidément, la "fraction" a inventé quelque chose de nouveau : une fraction à géométrie variable, que l’on peut plier et tordre dans tous les sens pour les besoins de la cause. Mais en réalité, ce n'est pas nouveau dans le mouvement ouvrier, c'est la méthode typique de l'opportunisme qui utilise les principes en fonction des circonstances, et selon l'intérêt qu'il y trouve. Si nos "infractionnistes" font maintenant appel à la Gauche italienne, c'est parce que la gauche de l'IC s'est souvent trouvée contrainte de rompre la discipline de l'Internationale pour assurer sa fidélité au programme du prolétariat et que la référence à la lutte de la gauche contre la dégénérescence de l'Internationale communiste vers le stalinisme leur sert à justifier le mépris flagrant pour nos principes, nos règles communes et pour leurs anciens camarades. Si la situation de notre "fraction" peut être comparée à celle de la Gauche italienne, alors forcément le CCI doit jouer le rôle de l'IC stalinisée.[17]. Le tour est joué !

Malgré tout, la "fraction" aimerait bien trouver une manifestation flagrante de la dégénérescence du CCI, pour pouvoir se justifier de façon un peu plus consistante. Le problème, c'est que l'on peut tourner les choses comme on veut, on ne peut pas nier la place du CCI aujourd'hui parmi les rares organisations à défendre contre vents et marées l'internationalisme prolétarien : nous pouvons être "idéalistes" (dixit le BIPR), "conseillistes/anarchistes" (dixit le PCI) ou "léninistes" (dixunt les anarcho-conseillistes), mais personne jusqu'ici n'a jamais nié que le CCI est, sans ambiguïté et sans concessions, internationaliste. A défaut de pouvoir mettre en évidence une telle trahison du principe qui représente la ligne de démarcation entre prolétariat et bourgeoisie, elle en est réduite à la quête d'indices annonçant une telle perspective. Ainsi, on lit ceci dans la conclusion d'un article sur la crise Inde/Pakistan: "Quelle est la conclusion naturelle, logique, qui découle de toute l'argumentation de l'article de la Revue internationale ? (…)Que seules les grandes puissances, et en premier lieu les Etats-Unis, font des efforts, bien qu'insuffisants, "pour faire tomber la tension" et éviter la guerre (…)Tout cela donc, de manière naturelle, logique, ouvre la porte à ce que - quand l'occasion se présentera - on commence à appeler ou à "exiger" des bourgeoisies des grandes puissances qu'au lieu de "permettre" ou "d'attiser" les haines et les massacres, elles agissent plus résolument "pour faire tomber la tension" et qu'elles arrêtent le chaos...". Le procédé est tout simplement pitoyable car, en toute bonne fois, il n'est possible d'interpréter de la sorte pas plus la forme que le fond de notre analyse. Et la "fraction" termine ainsi son propos : "Il n'y a aucun appel concret, ni à la classe, ni aux révolutionnaires... Ce qui nous renvoie aux belles résolutions de la Seconde internationale à la veille de la guerre", ayant oublié apparemment que ces "belles résolutions" ont été proposées par… Lénine et Luxembourg; et qu'elles ont jeté les bases pour Zimmerwald. Heureusement pour la "fraction" que le ridicule ne tue pas !

De l'opportunisme à l'escroquerie

Il est vrai que le premier expert en étymologie venu vous expliquera que le sens des mots évolue dans le temps. Mais en tant que marxistes, ce qui nous intéresse n'est pas tant l'évolution du mot, que l'évolution des conditions historiques qui la sous-tendent. Par ceci nous voulons dire à la fois l'évolution des conditions historiques globales (ascendance ou décadence), et celle de l'expérience et de la compréhension du mouvement ouvrier. Alors, faire comme la "fraction" et prendre partout où on elle le trouve le mot "fraction", en ignorant complètement l’évolution de son sens historique et surtout le sens qu’il a acquis pour la Gauche communiste d’aujourd’hui, et noyer complètement le poisson en identifiant "fractions, groupements, tendances", "c’est consacrer le mot en rejetant la substance" comme disait Bilan (voir ci-dessus). Ce n’est, en fait, rien d’autre que de piller l’histoire du mouvement ouvrier à la recherche de justifications pour une politique et un comportement injustifiables. D’un côté, on cite un nombre infini de minorités diverses et variées pour démontrer que l’on n’a pas besoin, pour former une "fraction", de programme ni même de positions cohérentes,, ni de lutter contre la dégénérescence d’une organisation, ni de chercher une nouvelle cohérence et, de l’autre, on fait appel à la Gauche italienne (la "véritable" fraction, rappelons-le) pour justifier toutes les infractions commises contre nos principes organisationnels au nom d’une lutte contre la dégénérescence du CCI. C’est à dire, que l’on se réclame du droit de dire et de faire n’importe quoi, du moment que l’on s’arroge l’appellation de "fraction", sur la base de citations prises n’importe comment chez nos prédécesseurs. Si cela est une pratique déjà dénoncée par Marx et Lénine, de transformer les figures du mouvement ouvrier en icônes inoffensifs afin de justifier la politique de l’opportunisme,[18] notre "fraction" a fait un pas de plus : en cherchant à cacher sa pratique opportuniste derrière ce fatras pseudo-théorique, elle se livre à une véritable tentative d'escroquerie envers la notion même de fraction envers le milieu prolétarien.

Plus ça change, plus c'est la même chose, mais en pire

"Le congrès du CCI a marqué l’entrée définitive du CCI dans une phase de dégénérescence (…) Cette dégénérescence s’est manifestée, sur le plan des positions politiques, par la répudiation de certains des principes sur lesquels il s’était constitué (…) mais aussi et de la façon la plus caricaturale sur le plan de son fonctionnement interne par l’interdiction de réunions de discussions entre camarades minoritaires (…) la censure des textes publics de la tendance, la proposition de modifier sa plate-forme et ses statuts sans texte explicatif ni débat, ainsi qu’une multitude de résolutions et de prises de position à l’encontre des camarades minoritaires. La dégénérescence de la vie interne du CCI s’est marquée de façon irrévocable par l’exclusion de la tendance de l’instance suprême de l’organisation – son congrès international – suite au refus principiel de la tendance de prêter serment de fidélité à l’organisation pour après le congrès (…)

Par sa constitution, la Fraction entend :

e) représenter la continuité programmatique et organique avec le pôle de regroupement que fut le CCI, avec sa plate-forme et ses statuts qu’il a cessé de défendre (…)

g) établir un pont entre l’ancien pôle de regroupement que fut le CCI et le nouveau pôle que pourra se développer sur les bases de la Fraction dans le cours futur de la lutte de classe".

Le texte que nous venons de citer constitue la déclaration de la formation d’une "fraction"… non pas en 2001, mais en 1985 lors de la formation de la soi-disant "Fraction Externe du CCI", qui aujourd’hui est arrivée... non pas à défendre la continuité du CCI, mais à en mettre en question les positions les plus fondamentales, telles que celle de la décadence du capitalisme. On comprendra pourquoi nous restons de marbre face aux accusations actuelles de l’Infraction…

Il nous reste quand même à faire remarquer une différence d’attitude de la "fraction" de l’époque avec celle d’aujourd’hui. Si la "fraction" de 1985 s’est empressée par la suite de répandre des mensonges sans fin sur la "dégénérescence" du CCI, elle a tout de même terminé sa déclaration par ces mots : "[La Fraction] demande d’organiser immédiatement des rencontres avec les sections de Belgique, d’Angleterre, et des Etats-Unis afin de procéder à la remise du matériel et des finances appartenant à l’organisation". Alors que "la fraction" actuelle est partie en volant non seulement l’argent mais les documents les plus sensibles de l’organisation : les adresses des camarades et des abonnés.[19]

Ce n'est pas la première fois dans la l'histoire du CCI qu'un regroupement de mécontents traduit ses frustrations, ses rancœurs, bref tous ses griefs à l'encontre de l'organisation et de ses militants, en se constituant en fraction pour défendre le "vrai CCI" (cf. "La question du fonctionnement de l'organisation dans le CCI" dans la Revue Internationale n° 109). Néanmoins, on ne peut que constater une évolution dans les agissements de tels types de regroupement qui portent la marque de leur époque. La dernière "fraction" en date, avec ses mœurs de voyous, exprime pleinement le poids de l'idéologie du capitalisme en décomposition qui s'infiltre jusque dans les organisations révolutionnaires.

Jens, 6/12/2002

 

 

1 Pour des raisons de place, nous ne pouvons pas citer ici toute la lettre de refus des "fractionnistes", mais relevons notamment qu'ils exigent "la reconnaissance formelle et écrite de la fraction"(...),"la levée des sanctions en cours à l'égard de tous les membres de la Fraction [on devait donc leur donner le droit de transgresser à leur guise toute règle organisationnelle puisqu'ils étaient une "fraction"] et l'arrêt immédiat de la politique de discrédit, de mesures disciplinaires à leur égard; ce qui implique forcément le rejet de l'explication de 'clanisme' concernant la politique de notre Fraction (...) [les membres de la "fraction" n'ont jamais été sanctionnés pour "clanisme" comme ils le sous-entendent!], une remise en question de l'explication du clanisme comme cause de la crise actuelle...".

2 Voir dans la Revue Internationale n°110 l'article sur la Conférence Extraordinaire et notre analyse de la fraction.

3 Dans le n°9 de leur Bulletin. Le lecteur trouvera les textes cités sur membres.lycos.fr/bulletincommuniste.

4 Ce qui démontre que l'analyse de la nature de "fraction" n'est pas le simple fait d'une prétendue "direction liquidatrice", selon les termes de la fraction, mais de l'ensemble du CCI.

5 Voir la Revue Internationale n°33.

6 Selon les accusations de la "fraction", répétées ad nauseam dans leur Bulletin, il leur aurait été interdit d'écrire dans les Bulletins internes de l'organisation. La réalité, c'est que l'organisation a exigé – dans une résolution votée par les futurs membres de la "Fraction" que ces militants "fassent une critique radicale de leurs agissements" et "s'engagent dans une réflexion de fond sur les raisons qui les ont conduits à se comporter comme des ennemis de l'organisation" [ dans des réunions secrètes] et qu'ils s'en expliquent avant toute chose dans les bulletins internes. Suite à la création de la fraction – qui au contraire se réclame de ces réunions secrètes – nous avons simplement exigé qu'ils prennent position par écrit sur leur contenu. Voilà une drôle de censure, qui exige que la minorité écrive des textes, alors que cette dernière se revendique du droit de se taire! Nous renvoyons à l'article de la Revue internationale n°110 : "le combat pour la défense des principes organisationnels" pour la présentation détaillée du combat qu'a dû mener l'organisation vis-à-vis du comportement des membres de la "fraction".

7 Voir la Revue Internationale n°110 (Cf. note précédente) pour une présentation détaillée des faits qui ont entouré la constitution de ce « collectif ».

8 Op. cit., Revue Internationale n°33

9 Dans son article, la "fraction interne" fait tout un développement sur le fait que le pour le CCI une fraction "aboutit nécessairement à la scission" ; l'auteur de l'article a manifestement lu notre article de la Revue internationale n°108 avec des lunettes spéciales qui lui permettaient d'y voir ce qu'il avait envie.

10 C'est particulièrement culotté comme revendication, étant donné que les membres de la "fraction" ont ensuite refusé d'assister à une réunion de l'organe central, sous prétexte qu'avant de discuter de la situation créée par la "fraction", on allait discuter de... la situation internationale!

11 Etant donné que notre organisation est toujours, malheureusement, la seule à défendre de façon conséquente et sans la moindre ambiguïté que le milieu politique prolétarien existe, c’est fort de café comme raison pour former une fraction destinée à combattre la dégénérescence du CCI!

12 Nous passons ici sur les diverses accusations de "dérives organisationnelles" que contient la déclaration, et notamment sur l'accusation que le CCI aurait sanctionné un camarade qui « défendait courageusement ses positions ». La réalité, c'est que ce militant s'était fait l'écho, en cachette, de la campagne développée dans les couloirs par Jonas, contre un de nos militants accusé d'être un agent de l'Etat.

13 Voir membres.lycos.fr/bulletincommuniste/francais/b9/groupemindex.html.

14 Bilan n°17, "Projet de résolution sur les problèmes des fractions de gauche”.

15 Sans doute cette conclusion se veut un véritable camouflet à la dégénérescence théorique du CCI : "Tout ce qui pousse à l'unité dans la phase de montée des luttes…" - c'est-à-dire le développement de la lutte de classe, et surtout de la conscience du prolétariat des enjeux d’une situation révolutionnaire – ce même "tout" "pousse encore plus fortement à la désunion dans la phase de déclin des luttes".

16 Pour plus de développements, nous renvoyons à l'article de la Revue internationale n°110 sur la discipline. Notons au passage que notre "Infraction" a une idée bien à elle de la discipline, qui peut se résumer ainsi : quand nous sommes la majorité et que nous "tenons les rênes" de l’organisation, alors la discipline est bien ; quand nous sommes la minorité et devons accepter les mêmes règles que les autres, alors la discipline est mauvaise.

17J usqu'à récemment, une chose seulement manquait au tableau: un Staline dans le CCI. Avec "L'ultime" – et nauséabonde – "mise au point" publiée dans le Bulletin n°14, c'est chose faite.

18 "Du vivant des grands révolutionnaires, les classes d'oppresseurs les récompensent par d'incessantes persécutions; elles accueillent leur doctrine par la fureur la plus sauvage, par la haine la plus farouche, par les campagnes les plus forcenées de mensonges et de calomnies. Après leur mort, on essaie d'en faire des icônes inoffensives, de les canoniser pour ainsi dire, d'entourer leur nom d'une certaine auréole afin de "consoler" les classes opprimées et de les mystifier ; ce faisant, on vide leur doctrine révolutionnaire de son contenu , on l'avilit et on en émousse le tranchant révolutionnaire. C'est sur cette façon d'"accommoder" le marxisme que se rejoignent aujourd'hui la bourgeoisie et les opportunistes du mouvement ouvrier" (Lénine, L'Etat et la révolution).

19 Il vaut la peine de noter que la dernière publication de l’Infraction sur Internet a rendu publique, pour les polices du monde entier, la date de la conférence générale de notre section au Mexique…Cf. l'article "Les méthodes policières de la FICCI" paru dans Révolution Internationale n° 330.

Vie du CCI: 

  • Défense de l'organisation [15]

Courants politiques: 

  • FICCI - GIGC/IGCL [16]

Texte d'orientation, 2001 : La confiance et la solidarité dans la lutte du prolétariat, 2ème partie

  • 4138 lectures

Nous publions ci-dessous la seconde partie d'un texte d'orientation mis en discussion au sein du CCI durant l'été 2001 et adopté par la conférence extra­ordinaire de notre organisation qui s'est tenue en mars 2002 [1] [17]. La première partie de ce texte a été publiée dans la Revue internationale n° 111 et aborde les points suivants :

  • Les effets de la contre-révolution sur la confiance en soi et les traditions de solidarité des générations contem­poraines du prolétariat
  • Les effets au sein du CCI des faiblesses dans la confiance et dans la solidarité
  • Le rôle de la confiance et de la solidarité dans l'ascension de l'huma­nité

4. La dialectique de la confiance en soi de la classe ouvrière : passé, présent, futur

Puisque le prolétariat est la première classe de la société ayant une vision historique consciente, il est compréhensible que les bases de sa confiance dans sa mission soient également historiques, incorporant la totalité du processus qui lui a donné naissance. C'est pourquoi, en particulier, cette confiance se base de façon décisive sur le futur et donc sur une compréhension théorique. Et c'est pourquoi le renforce­ment de la théorie constitue l'arme privilé­giée dans le dépassement des faiblesses congénitales du CCI concernant la ques­tion de la confiance. Cette dernière, par définition, est toujours la confiance dans l'avenir. Le passé ne peut être changé, donc il ne peut être question de confiance orientée vers ce dernier.

Toute classe révolutionnaire ascen­dante base sa confiance dans sa mission historique non seulement sur sa force pré­sente mais aussi sur ses expériences et ses réalisations passées ainsi que sur ses buts futurs. Néanmoins, la confiance des clas­ses révolutionnaires du passé, et de la bourgeoisie en particulier, était principale­ment enracinée dans le présent - dans le pouvoir économique et politique qu'elles avaient déjà gagné au sein de la société existante. Puisque le prolétariat ne peut jamais posséder un tel pouvoir au sein du capitalisme, il ne peut jamais y avoir une telle prédominance du présent. Sans la capacité d'apprendre de son expérience passée et sans une clarté et une conviction réelles par rapport à son but comme classe, il ne peut jamais gagner la confiance en lui-même pour dépasser la société de classes. En ce sens, le prolétariat est, plus que n'importe quelle classe avant lui, une classe historique dans le plein sens du terme. Le passé, le présent et le futur sont les trois composantes indispensables de sa confiance en lui-même. De ce fait, on n'a pas à se demander pourquoi le marxisme, l'arme scientifique de la révolution prolé­tarienne, a été appelé par ses fondateurs le matérialisme historique ou dialectique.

a) Cette prééminence du futur n'élimine pas du tout le rôle du présent dans la dialectique de la lutte de classe. Précisé­ment parce que le prolétariat est une classe exploitée, il a besoin de développer sa lutte collective pour que la classe dans son ensemble devienne consciente de sa force réelle et de son futur potentiel. Cette né­cessité que la classe dans son ensemble prenne contiance en elle-même constitue un problème complètement nouveau dans l'histoire de la société de classes. La con­fiance en soi des classes révolutionnaires du passé, lesquelles étaient des classes exploiteuses, se basait toujours sur une claire hiérarchie au sein de chacune de ces classes et au sein de la société dans son ensemble. Elle se basait sur la capacité à commander, à soumettre d'autres parties de la société à sa propre volonté, et donc sur le contrôle de l'appareil productifet de l'appareil d'État. En fait, il est caractéristi­que de la bourgeoisie que même dans sa phase révolutionnaire elle trouvait d'autres catégories sociales pour se battreà son service, et que, une fois au pouvoir, elle "déléguait" de plus en plus ses tâches à des serviteurs appointés.

 Le prolétariat ne peut pas déléguer sa tâche historique à quiconque. C'est pour­quoi il revient à la classe de développer sa confianceen elle-même. Et c'est pourquoi la confiance dans le prolétariat est tou­jours nécessairement une confiance dans la classe dans son ensemble, jamais dans une partie de celle-ci.

C'est le fait pour le prolétariat d'être une classe exploitée qui donne à sa confiance en soi un caractère fluctuant et même erra­tique, connaissant des hauts et des bas avec le mouvement de la lutte de classe. De plus, les organisations politiques révolu­tionnaires sont elles-mêmes profondément affectées par ces hauts et ces bas, dans la mesure où la façon dont elles s'organisent, se regroupent et interviennent dans la classe dépend en grande partie de ce mou­vement. Et comme nous le savons, dans les périodes de profonde défaite, seules de minuscules minorités sont capables de conserver leur confiance dans la classe.

Mais ces fluctuations dans la confiance ne sont pas seulement liées aux vicissitu­des de la lutte de classe. En tant que classe exploitée, le prolétariat peut être victime d'une crise de confiance à tout moment, même dans le feu des luttes révolutionnai­res. La révolution prolétarienne "inter­rompt constamment son propre cours, revenant sur ce qu'elle avait apparamment déjà accompli pour recommencer de nouveau ", etc. En particulier, "elle recule sans cesse devant l'immensité de ses pro­pres buts "comme l'écrivait Marx ([2] [18]).

La révolution russe de 1917 montre clai­rement que non seulement la classe dans son ensemble mais également le parti révo­lutionnaire peuvent être affectés par de telles hésitations. En fait, entre février et octobre 1917, les bolcheviks ont traversé plusieurs crises de confiance dans la capa­cité de la classe à remplir les tâches de l'heure. Des crises qui ont culminé dans la panique qui a étreint le comité central du parti bolchevik face à l'insurrection.

La révolution russe est donc la meilleure illustration du fait que les racines les plus profondes de la confiance dans le proléta­riat, contrairement à celle de la bourgeoi­sie, ne peuvent jamais résider dans le pré­sent. Pendant ces mois dramatiques, c'est avant tout Lénine qui a personnifié la con­fiance inébranlable dans la classe, confiance sans laquelle aucune victoire n'est possible. Et il l'a fait parce qu'à aucun moment il n'a abandonné la méthode théo­rique et historique propre au marxisme.

Néanmoins, la lutte massive du proléta­riat est un moment indispensable au déve­loppementde la confiance révolutionnaire. Aujourd'hui, c'est une clé de toute la si­tuation historique. En permettant une re­conquête de l'identité de classe, c'est une pré-condition pour que la classe dans son ensemble réassimile les leçons du passé et redéveloppe une perspective révolution­naire,

Ainsi, comme pour la question de la conscience de classe à laquelle elle est intimement liée, nous devons distinguer deux dimensions de cette confiance : d'une part l'accumulation historique, théorique, programmatique et organisationnelle de la confiance, représentée par les organisa­tions révolutionnaires, et, plus largement, par le processus historique de maturation souterraine au sein de la classe, d'autre part le degré et l'extension de la confiance en soi au sein de la classe dans son ensem­ble à un moment donné.

b) La contribution du passé à cette con­fiance n'est pas moins indispensable. En premier lieu parce que l'histoire contient des preuves irréfutables du potentiel révo­lutionnaire de la classe ouvrière. La bour­geoisie elle-même comprend l'importance de ces exemples passés pour son ennemi de classe, c'est pourquoi elle attaque cons­tamment cet héritage, et, surtout, la révo­lution d'octobre 1917.

En deuxième lieu, un des facteurs les plus aptes à rassurer le prolétariat après une défaite consiste dans sa capacité à corriger ses erreurs passées et à tirer des leçons de l'histoire. Contrairement à la révolution bourgeoise qui va de victoire en victoire, la victoire finale du prolétariat se prépare à travers une série de défaites. Le prolétariat est donc capable de transfor­mer ses défaites passées en éléments de confiance dans le futur. C'était l'une des bases principales de la confiance que Bi­lan a maintenue au plus profond de la contre-révolution. En fait, plus la confiance dans la classe est profonde, plus les révo­lutionnaires ont le courage de critiquer sans merci leurs propres faiblesses et cel­les de la classe, moins ils ont besoin de se consoler, plus ils se caractérisent par une sobre lucidité et l'absence d'euphorie in­sensée. Comme Rosa l'a répété maintes fois, la tâches des révolutionnaires est de dire ce qui est.

En troisième lieu, la continuité, en parti­culier la capacité de transmettre les leçons d'une génération à l'autre, a toujours été fondamentale pour le développement de la confiance en soi de l'humanité. Les effets dévastateurs de la contre-révolution du 20e siècle sur le prolétariat en constituent la preuve en négatif. Il est d'autant plus important pour nous aujourd'hui d'étu­dier les leçons de l'histoire, afin de trans­mettre notre propre expérience et celle de toute la classe ouvrière aux générations de révolutionnaires qui nous succéderont.

c) Mais c'est la perspective future qui offre la base la plus profonde pour notre confiance dans le prolétariat. Cela peut paraître paradoxal. Comment est-il possi­ble de fonder la confiance sur quelque chose qui n'existe pas encore ? Mais cette perspective existe bien. Elle existe comme but conscient, comme construction théo­rique, de la même façon que le bâtiment à construire existe déjà dans la tête de l'ar­chitecte. Avant même que de le réaliser pratiquement, le prolétariat est l'architecte du communisme.

Nous avons déjà vu qu'en même temps que le prolétariat comme force indépen­dante dans l'histoire est apparue la pers­pective du communisme : la propriété col­lective non des moyens de consommation mais des moyens de production. Cette idée était le produit de la séparation des pro­ducteurs d'avec les moyens de produc­tion, à travers le travail salarié et la socia­lisation du travail. En d'autres termes, elle était le produit du prolétariat, de sa posi­tion dans la société capitaliste. Ou, comme Engels l'écrit dans 1'Anti-Dühring, la prin­cipale contradiction au coeur du capita­lisme est celle entre deux principes sociaux, un principe collectif à la base de la produc­tion moderne, représenté par le prolétariat, et un principe individuel, anarchique, basé sur la propriété privée des moyens de pro­duction, représenté par la bourgeoisie.

La perspective communiste avait surgi déjà avant que la lutte prolétarienne ait révélé son potentiel révolutionnaire. Ce que ces événements ont donc clarifié, c'est que ce sont les luttes ouvrières qui seules peuvent mener au communisme. Mais la perspective elle-même existait avant. Elle se basait principalement sur les leçons passées et contemporaines du combat pro­létarien. Et même dans les années 1840, quand Marx et Engels ont commencé à transformer le socialisme d'utopie en science, la classe n'avait pas donné beau­coup de preuves de sa puissance révolu­tionnaire.

Cela veut dire que, dès le début, la théo­rie était elle-même une arme de la lutte de classe. Et jusqu'à la défaite de la vague révolutionnaire, comme nous l'avons dit, cette vision de son rôle historique était cruciale pour donner confiance à la classe pour s'affronter au capital.

Donc, en même temps que la lutte immé­diate et les leçons du passé, la théorie révolutionnaire est pour le prolétariat un facteur indispensable de confiance, de son développement en profondeur en particu­lier, mais à long terme aussi de son exten­sion. Puisque la révolution ne peut être qu'un acte conscient, elle ne peut être victorieuse que si la théorie révolution­naire s'empare des masses.

Dans la révolution bourgeoise, la pers­pective n'était guère plus qu'une projec­tion de l'esprit de l'évolution présente et passée : la conquête graduelle du pouvoir au sein de l'ancienne société. Dans la mesure où la bourgeoisie a développé des théories du futur, elles se sont avérées des mystifications grossières ayant pour tâche principale d'enflammer les passions révolutionnaires. Le caractère irréaliste de ces visions ne portait pas préjudice à la cause qu'elles servaient. Pour le proléta­riat au contraire, c'est le futur le point de départ. Dans la mesure où il ne peut cons­truire graduellement son pouvoir de classe au sein du capitalisme, la clarté théorique est une de ses armes les plus indispensa­bles :

"La philosophie idéaliste classique a tou­jours postulé que 1'humauité vit dans deux mondes différents, le monde matériel dans lequel domine la nécessité et celui de l'esprit ou de l'imagination dans lequel règne la liberté.

En dépit de la nécessité de rejeter les deux mondes auxquels appartient, selon Pla­ton ou Kant, l'humanité, il est néanmoins correct que les êtres humains vivent si­multanément en deux mondes différents (..) Les deux mondes dans lesquels vit l'humanité sont le passé et le futur. Le présent est la frontière entre les deux. Toute son expérience réside dans le passé (..) Elle ne peut rien y changer, tout ce qu'elle peut faire, c'est accepter sa néces­sité. Aussi le monde de l'expérience, le monde de la connaissance est aussi celui de la nécessité. Il en va autrement pour le futur. Je n'en ai pas la moindre expé­rience. II se présente apparemment libre devant moi, comme un monde que je ne peux explorez sur la base de la connais­sance, mais dans lequel je dois m'affirmer par l'action. (...) Agir veut toujours dire choisir entre différentes possibilités, et même si c'est seulement entre agir ou ne pas agir, cela veut dire accepter et rejeter, défendre et attaquer. (..) Mais non seule­ment le sentiment de liberté est une pré condition de l'action, il est aussi un but donné. Si le monde du passé est gouverné par les rapports entre la cause et l'effet (causalité), celui de l'action, du futur l'est par la détermination (téléologie)".([3] [19])"

Déjà avant Marx, c'est Hegel qui a ré­solu, de façon théorique, le problème du rapport entre la nécessité et la liberté, entre le passé et le futur. La liberté consiste à faire ce qui est nécessaire, disait Hegel. En d'autres termes, ce n'est pas en se révol­tant contre les lois d'évolution du monde mais en les comprenant et en les employant à ses propres fins que l'homme agrandit son espace de liberté. "La nécessité est aveugle seulement dans la mesure où elle n 'est pas comprise "([4] [20]). De même il est né­cessaire pour le prolétariat de comprendre les lois d'évolution de l'histoire pour être capable de comprendre et donc de remplir sa mission historique. De ce fait, si la science, et avec elle, la confiance de la bourgeoisie étaient dans une grande me­sure basées sur une compréhension croissante des lois de la nature, la science et la confiance de la classe ouvrière sont ba­sées sur la compréhension de la société et de l'histoire.

 

Comme l'a montré MC dans une contribution de défense classique du marxisme sur cette question([5] [21]), c'est le futur qui doit prédominer sur le passé et le présent dans un mouvement révolutionnaire parce que c'est ce qui détermine sa direction. La prédominance du présent mène invaria­blement à des hésitations, créant une vulnérabilité énorme envers l'influence de la petite bourgeoisie, personnification de l'hésitation. La prédominance du passé mène à l'opportunisme et donc à l'influence de la bourgeoisie comme bastion de la réaction moderne. Dans les deux cas, c'est la perte de la vision à long terme qui con­duit à la perte de la direction révolution­naire.

Comme le disait Marx, « la révolution sociale du 19e siècle ne peut tirer sa poe­sie du passé, seulement du futur »([6] [22]).

De cela nous devons conclure que l'immédiatismeest le principal ennemi de la confiance en soi du prolétariat, pas seule­ment parce que la route vers le commu­nisme est longue et tortueuse, mais égale­ment parce que cette confiance s'enracine dans la théorie et dans le futur, tandis que l'immédiatisme est une capitulation face aupréscnt, l'adoration des faits immédiats. A travers l'histoire, l' immédiatisme a cons­titué le facteur dominant de la désorienta­tion dans le mouvement ouvrier. Il a été à la racine de toutes les tendances à placer "le mouvement avant le but" comme le disait Bernstein, et donc à l'abandon des principes de classe. Qu'il prenne la forme de l'opportunisme comme chez les révi­sionnistes au tournant du siècle ou chez les trotskistes dans les années 30; ou de l'aventurisme comme chez les Indépen­dants en 1919 et le KPD en 1921 en Allema­gne, cette impatience politique petite-bour­geoise ramène toujours à la trahison du futur pour un plat de lentilles, pour repren­dre l'image de la Bible. A la racine de cette attitude absurde, il y a toujours une perte de confiance dans la classe ouvrière.

Dans l'ascension historique du proléta­riat, passé, présent et futur forment une unité. En même temps, chacun des ces "mondes" nous avertit d'un danger spéci­fique. Le danger concernant le passé est celui d'oublier ses leçons. Le danger du présent est d'être victime des apparences immédiates, de la surface des choses. Le danger concernant le futur est de négliger et d'affaiblir les efforts théoriques.

Ceci nous rappelle que la défense et le développement des armes théoriques de la classe ouvrière constituent la tâche spéci­fique des organisations révolutionnaires, et que ces dernières ont une responsabilité particulière dans la sauvegarde de la con­fiance historique dans la classe.

5. La confiance, la solidarité et l'esprit de parti ne sont jamais des acquis définitifs.

Comme nous l'avons dit, la clarté et l'unité sont les principales bases de l'action so­ciale confiante. Dans le cas de la lutte de classe prolétarienne internationale, cette unité n'est évidemment qu'une tendance qui pourra un jour se réaliser à travers un conseil ouvrier à l'échelle mondiale. Mais politiquement, les organisations unitaires qui surgissent dans la lutte sont déjà l'ex­pression de cette tendance. Même en de­hors de ces expressions organisées, la solidarité ouvrière - y compris lorsqu'elle s'exprime à un niveau individuel - mani­feste aussi cette unité. Le prolétariat est la première classe au sein de laquelle il n'y a pas d'intérêts économiques divergents ; en ce sens, sa solidarité annonce la nature de la société pour laquelle il lutte.

Cependant, l'expression la plus impor­tante et permanente de l'unité de classe est l'organisation révolutionnaire et le pro­gramme qu'elle défend. De ce fait, cette dernière est l'incarnation la plus dévelop­pée de la confiance dans le prolétariat - et aussi la plus complexe.

Comme telle, la confiance est au coeur même de la construction d'une telle orga­nisation. Ici, la confiance dans la mission du prolétariat s'exprime directement dans le programme politique de la classe, dans la méthode marxiste, dans la capacité his­torique de la classe, dans le rôle de l'orga­nisation envers la classe, dans ses principes de fonctionnement, dans la confiance des militants et des différentes parties de l'organisation en eux-mêmes et les uns envers les autres. En particulier, c'est l'unité des différents principes politiques et organisationnels qu'elle défend et l'unité entre les différentes parties de l'organisation qui sont les expressions les plus directes de la confiance dans la classe : unité de but et d'action, du but de la classe et des moyens d'y parvenir.

Les deux principaux aspects de cette confiance sont la vie politique et organisa­tionnelle. Le premier aspect s'exprime dans la loyauté aux principes politiques, mais aussi dans la capacité à développer la théorie marxiste en réponse à l'évolution de la réalité. Le second aspect s'exprime dans la loyauté aux principes de fonctionnement prolétarien et la capacité à déve­lopper une confiance et une solidarité réel­les au sein de l'organisation. Le résultat d'un affaiblissement de la confiance à l'un ou l'autre de ces deux niveaux sera tou­jours une remise en cause de l'unité - et donc de l'existence - de l'organisation.

Au niveau organisationnel, l'expression la plus développée de cette confiance, de cette solidarité et de cette unité est ce que Lénine a appelé l'esprit de parti. Dans l'histoire du mouvement ouvrier, il y a trois exemples célèbres de mise en aeuvre d'un tel esprit de parti : le parti allemand dans les années 1870et 1880, les bolcheviks à partir de 1903 jusqu'à la révolution, le parti italien et la fraction qui en est sortie après la vague révolutionnaire. Ces exemples aideront à nous montrer la nature et la dynamique de cet esprit de parti, et les dangers qui le menacent.

a) Ce qui a caractérisé le parti allemand sur ce plan, c'est qu'il a basé son mode de fonctionnement sur les principes organi­sationnels établis par la Première interna­tionale dans sa lutte contre le bakouninisme (et le lassallisme), que ces principes on tété ancrés dans tout le parti à travers une série de luttes organisationnelles et que, dans le combat pour la défense de l'organisation contre la répression étatique, une tradition de solidarité entre les militants et les diffé­rentes parties de l'organisation s'est for­gée. En fait, c'est pendant la période "hé­roïque" de clandestinité que le parti alle­mand a développé les traditions de dé­fense sans concession des principes, d'étude théorique et d'unité organisation­nelle qui ont fait de lui le dirigeant naturel du mouvement ouvrier international. La solidarité quotidienne dans ses rangs était un puissant catalyseur de toutes ces qua­lités. Cependant, au tournant du siècle, l'esprit de parti était presque complète­ment mort au point que Rosa Luxemburg pouvait déclarer qu'il y avait plus d'huma­nité dans un village sibérien que dans tout le parti allemand([7] [23]). En fait, bien avant sa trahison programmatique, la disparition de la solidarité annonçait la trahison à venir.

b) Mais le drapeau de l'esprit de parti a été repris par les bolcheviks. Là encore on trouve les mêmes caractéristiques. Les bolcheviks ont hérité leurs principes orga­nisationnels du parti allemand, les ont ancrés dans chaque section et chaque membre à travers une série de luttes orga­nisationnelles, ont forgé une solidarité vivante à travers des années de travail illégal. Sans ces qualités, le parti n'aurait jamais pu passer le test de la révolution. Bien qu'entre août 1914 et Octobre 1917,1e parti ait subi une série de crises politiques, et ait même dû répondre, de façon répétée, à la pénétration de positions ouvertement bourgeoises dans ses rangs et sa direction (comme le soutien à la guerre en 1914 et après février 1917), l'unité de l'organisa­tion, sa capacité à clarifier ses divergences, à corriger ses erreurs et à intervenir dans la classe n'ont jamais été mises en question.

c) Comme nous le savons, bien avant le triomphe final du stalinisme, l'esprit de parti avait complètement reflué dans le parti de Lénine. Mais une fois de plus, le drapeau a été repris parle parti italien cette fois, et après, par la Fraction face à la contre-révolution stalinienne. Le parti est devenu l'héritier des principes organisa­tionnels et des traditions du bolchevisme. Il a développé sa vision de la vie de parti dans la lutte contre le stalinisme, l'enrichissant plus tard avec la vision et la mé­thode de la Fraction. Et cela eut lieu dans les conditions objectives les plus terribles, face auxquelles, une fois de plus, il fallait forger une solidarité vivante.

A la fin de la 2e guerre mondiale, la Gauche italienne à son tour a abandonné les principes organisationnels qui avaient constitué sa marque. En fait, ni la parodie semi-religieuse de vie collective de parti développée par le bordiguisme d'après ­guerre, ni l'informalisme fédéraliste de Battaglia n'ont à voir avec la vie organisa­tionnelle de la Gauche italienne des années 20 et 30. En particulier, toute la conception de la Fraction a été abandonnée.

C'est la Gauche communiste de France qui a repris à son compte l'héritage de ces principes organisationnels et de la lutte pour l'esprit de parti. Et il appartient aujourd'hui au CCI de perpétueretde faire vivre cet héritage.

d) L'esprit de parti n'estjamais un acquis définitif. Les organisations et les courants du passé qui l'ont le mieux incarné, ont tous fini par le perdre complètement et définitivement. (... )

Dans chacun des exemples donnés, les circonstances dans lesquelles l'esprit de parti a disparu étaient très différentes. L'ex­périence de la lente dégénérescence d'un parti de masse ou de l'intégration d'un parti dans l'appareil d'État d'un bastion ouvrier isolé ne se répéteront probable­ment jamais. Néanmoins, il y a des leçons générales à tirer. Dans chaque cas :

 

- l'esprit de parti a disparu à un moment detournant historique : en Allemagne, entre l'ascendance et la décadence du capita­lisme ; en Russie avec le recul de la révo­lution ; et pour la Gauche italienne, entre la révolution et la contre-révolution. Aujourd'hui, c'est l'entrée dans la phase de décomposition qui menace l'esprit de parti.

- l'illusion que les réalisations passées peuvent être définitives a empêché la vigi­lance nécessaire. La maladie infantile de Lénine est un parfait exemple de cette illu­sion. Aujourd'hui, la surestimation de la maturité organisationnelle du CCI contient le même danger.

- ce sont l'immédiatisme et l'impatience qui ont ouvert la porte à l'opportunisme programmatique et organisationnel. L'exemple de la Gauche italienne est parti­culièrement frappant puisque historique­ment le plus proche de nous. C'est le désir de parvenir enfin à étendre son influence et à recruter de nouveaux membres qui a poussé la Gauche italienne en 1943-45 à abandonner les leçons de la Fraction et le PCI bordiguiste en 1980-81 à abandonner certains de ses principes programmatiques. Aujourd'hui, le CCl à son tour est con­fronté à de similaires tentations liées à l'évolution de la situation historique.

- cet abandon a été l'expression au ni­veau organisationnel de la perte de con­fiance dans la classe ouvrière qui s'est exprimée inévitablement au niveau politi­que aussi (perte de la clarté programmatique). Ceci n'a jamais été le cas pour le CCI comme tel jusqu' à aujourd'hui. Mais cela atoujours été le cas des différen­tes "tendances" qui ont scissionné du CCI (comme la FECCI ou le "Cercle de Paris" qui ont rejeté l'analyse de la décadence).

Durant les derniers mois, c'est par des­sus tout la simultanéité d'un affaiblisse­ment de nos efforts théoriques et de la vigilance, une certaine euphorie quant à la progression de l'organisation et donc un aveuglement vis-à-vis de nos difficultés, et la résurgence du clanisme qui révèlent le danger de la perte de l'esprit de parti, de dégénérescence organisationnelle et de sclérose théorique. Le fait que la confiance dans nos rangs a été sapée et l'incapacité de faire des pas en avant décisifs dans le développement de la solidarité ont consti­tué les facteurs dominants dans cette ten­dance qui peut, potentiellement, mener à la trahison programmatique ou à la dispari­tion de l'organisation.

6. Pas d'esprit de parti sans responsabilité individuelle

Après la lutte de 1993-96 contre le cla­nisme, ont commencé à émerger des attitu­des de méfiance envers les rapports poli­tiques et sociaux des camarades en dehors du cadre formel des réunions et des activi­tés mandatées. L'amitié, les rapports amou­reux, les liens et les activités sociales, les gestes de solidarité personnelle, les dis­cussions politiques et autres entre les ca­marades ont parfois été traités, dans la pratique, comme un mal nécessaire, en fait comme le terrain privilégié pour le dévelop­pement du clanisme. En opposition à cela, les structures formelles de nos activités ont commencé à être considérées comme offrant, en quelque sorte, une garantie contre le retour du clanisme.

De telles réactions contre le clanisme révèlent par elles-mêmes une assimilation insuffisante de notre analyse, et nous dé­sarment face à ce danger. Comme nous l'avons dit, le clanisme a en partie surgi comme une fausse réponse à un réel pro­blème de manque de confiance et de soli­darité dans nos rangs. De plus, la destruc­tion des rapports de confiance et de soli­darité mutuels entre les camarades qui exis­taient réellement, est due principalement au travail du clanisme et a constitué une précondition pour un nouveau dévelop­pement de celui-ci. C'est d'abord et avant tout le clanisme qui a sapé l'esprit d'ami­tié : la réelle amitié n'est jamais dirigée contre une troisième personne et n'exclut jamais la critique mutuelle. Le clanisme a détruit la tradition indispensable de dis­cussions politiques et de liens sociaux entre les camarades en les convertissant en "discussions informelles" dans le dos de l'organisation. En accroissant l'atomisation et en démolissant la con­fiance, en intervenant de façon excessive et irresponsable dans la vie personnelle des camarades tout en les isolant sociale­ment de l'organisation, le clanisme a sapé la solidarité naturelle que doit exprimer le « devoir de regard » de l'organisation envers les difficultés personnelles que peuvent rencontrer ses militants.

Il est impossible de combattre le cla­nisme en utilisant ses propres armes. Ce n'est pas la méfiance envers le plein déve­loppement de la vie politique et sociale en dehors du simple cadre formel des réu­nions de section mais la véritable con­fiance dans cette tradition du mouvement ouvrier qui nous rend plus résistants au clanisme.

En arrière plan de cette méfiance injus­tifiée envers la vie "informelle" d'une orga­nisation ouvrière réside l'utopie petite ­bourgeoise d'une garantie contre l'esprit de cercle qui ne peut que mener au dogme illusoire du catéchisme contre le clanisme. Une telle démarche tend à transformer les statuts en des lois rigides, le "devoir de regard" en surveillance et la solidarité en un rituel vide.

L'une des façons dont la petite bour­geoisie exprime sapeur du futur, c'est dans un dogmatisme morbide qui semble offrir une protection contre le danger de l'impré­visible. C'est ce qui a amené la "vieille garde" du parti russe à constamment accu­ser Lénine d'abandonner les principes et les traditions du bolchevisme. C'est une sorte de conservatisme qui sape l'esprit révolutionnaire. Personne n'est exempt de ce danger comme le montre le débat dans l'Internationale socialiste sur la question polonaise dans lequel non seulement Wilhem Liebknecht mais partiellement Engels ont adopté une telle attitude lors­que Rosa Luxemburg a affirmé la nécessité de remettre en cause l'ancienne position de soutien de l'indépendance de la Polo­gne.

En réalité, le clanisme, précisément parce qu'il est une émanation de couches inter­médiaires, instables, sans futur, est non seulement capable mais est en réalité con­damné à prendre des formes et des carac­téristiques toujours changeantes. L'his­toire montre que le clanisme ne prend pas seulement la forme de l'informalisme de la bohème et des structures parallèles si ap­préciées des déclassés, mais qu'il est éga­lement capable d'utiliser les structures officielles de l'organisation et l'apparence du formalisme et du routinisme petit-bour­geois pour promouvoir sa politique paral­lèle. Tandis que, dans une organisation où l'esprit de parti est faible et l'esprit de contestation fort, un clan informel a le plus de chance de succès, dans une atmos­phère plus rigoureuse où existe une grande confiance dans les organes centraux, l'ap­parence formelle et l'adoption des structu­res officielles peut répondre parfaitement aux besoins du clanisme.

En réalité, le clanisme contient les deux faces de la pièce. Historiquement, il est condamné à vaciller entre ces deux pôles qui apparemment s'excluent mutuellement. Dans le cas de la politique de Bakounine, nous trouvons les deux aspects contenus en une "synthèse supérieure" : la liberté individuelle anarchiste absolue, procla­mée par l'Alliance officielle, et la confiance et l'obéissance aveugles demandées par l'Alliance secrète :

"Comme les jésuites, non dans le but de l'asservissement, mais dans celui de l'émancipation populaire, chacun d'eux a renoncé à sa propre volonté. Dans le Comité, comme dans toute l'organisa­tion, ce n'est pas l'individu qui pense, veut et agit, mais la collectivité" écrit Bakounine. Ce qui caractérise cette orga­nisation, continue-t-il, c'est "la confiance aveugle que lui offrent des personnalités connues et respectées"([8] [24]).

Les rapports sociaux qui sont appelés à jouer un rôle dans une telle organisation, sont clairs : "Tous les sentiments d 'affec­tion, les sentiments ramollissants de pa­renté, d'amitié, d'amour, de reconnais­sance doivent être étouffés en lui par la passion unique et, froide de l'oeuvre révo­lutionnaire".([9] [25])"

Ici on peut clairement voir que le mono­lithisme n'est pas une invention du stali­nisme mais est déjà contenu dans le man­que de confiance clanique dans la tâche historique, la vie collective et la solidarité prolétarienne. Pour nous, il n'y a rien de nouveau ni de surprenant à cela. C'est la peur petite-bourgeoise bien connue à l'égard de la responsabilité individuelle qui, de nos jours, amène en grande quan­tité des personnalités hautement indivi­dualistes dans les bras de diverses sectes où elles peuvent cesser de penser et d'agir pour elles-mêmes.

C'est vraiment une illusion de croire qu'on peut combattre le clanisme sans la responsabilisation des membres indivi­duels de l'organisation. Et il serait para­noïaque de penser que la surveillance "collective" pourrait se substituer à la conviction et à la vigilance individuelles dans ce combat. En réalité, le clanisme incorpore le manque de confiance et dans la vie collective réelle et dans la possibilité de la responsabilité individuelle réelle.

Quelle est la différence entre des dis­cussions entre camarades en dehors des réunions et les "discussions informelles" du clanisme ? C'est le fait que les premières et non les secondes seraient rapportées à l'organisation? Oui, bien qu'il ne soit pas possible de rapporter formellement cha­que discussion. Plus fondamentalement, c'est l'attitude avec laquelle une telle dis­cussion est menée qui est décisive. C'est l'esprit de parti que nous devons tous développer parce que personne ne le fera pour nous. Cet esprit de parti restera toujours lettre morte si les militants ne peu­vent apprendre à avoir confiance les uns dans les autres. De même il ne peut y avoir de solidarité vivante sans un engagement personnel de chaque militant à ce niveau.

Si la lutte contre l'esprit de cercle dépen­dait uniquement de la santé des structures collectives formelles, il n'y aurait jamais de problème de clanisme dans les organisa­tions prolétariennes. Les clans se déve­loppent à cause de l'affaiblissement de la vigilance et du sens des responsabilités au niveau individuel. C'est pourquoi une partie du Texte d'orientation de 1993([10] [26]) est dédiée à l'identification des attitudes contre les­quelles chaque camarade doit s'armer lui ­même. Cette responsabilisation individuel le est indispensable, non seulement dans la lutte contre le clanisme, mais dans le déve­loppement positif d'une vie prolétarienne saine. Dans une telle organisation, les militants ont appris à penser par eux-mêmes, et leur confiance est enracinée dans une compréhension théorique, politique et or­ganisationnelle de la nature de la cause prolétarienne, non dans la loyauté ou la peur vis-à-vis de tel ou tel camarade ou comité central.

"Le `cours nouveau' doit avoir pour premier résultat de faire sentir à tous que personne désormais n 'osera plus terrori­ser le Parti. Notre jeunesse ne doit pas se borner à répéter nos formules. Elle doit les conquérir, se les assimiler, se former son opinion, sa physionomie à elle et être capable de lutter pour ses vites avec le courage que donnent une conviction pro­fonde et une entière indépendance de caractère. Hors du Parti l'obéissance passive qui fait emboîter mécaniquement le pas après les chefs : hors du Parti 1'im­personnalité, la servilité, !e carriérisme ! Le bolchevik n'est pas seulement un homme discipliné : c’est un homme qui, dans chaque cas et sur chaque question, se forge une opinion frme et la défend courageusement, non seulement contre ses ennemis, mais au sein de son propre parti".([11] [27])"

Et Trotsky ajoute : "L'héroïsme suprème, dans l'art militaire comme dans la révo­lution, c'est la véracité et le sentiment de la responsabilité".([12] [28])

La responsabilité collective et la res­ponsabilité individuelle, loin de s'exclure mutuellement, dépendent l'une de l'autre et se conditionnent l'une l'autre. Comme l'a développé Plekhanov, l'élimination du rôle de l'individu dans l'histoire est liée à un fatalisme incompatible avec le marxisme. "Si certains subjectivistes, dans leurs effôrts pour attribuer à 'l'individu' le maximum d'importance dans l'histoire, refusaient de tenir- l'évolution historique de l'humanité pour- un processus obéis­sant à des lois, certains de leurs plus récents adversaires, dans leur effort pour souligner au maximum les lois qui régis­sent cette évolution, ont paru sur le point d'oublier que l'histoire est faite par les hommes, et que, par suite, l'action des individus ne peut pas y être dépourvue d'importance".([13] [29])

Un tel rejet de la responsabilité des individus est également lié au démocratisme petit-bourgeois, au désir de remplacer notre principe "de chacun selon ses moyens" par l'utopie réactionnaire de l'égalisation des membres d'un corps col­lectif. Ce projet, déjà condamné dans le Texte d' orientation de 1993 ne constitue ni un but de l'organisation aujourd'hui, ni celui de la future société communiste.

Une des tâches que nous avons tous, c'est d'apprendre de l'exemple de tous les grands révolutionnaires (les célèbres et tous les combattants anonymes de notre classe) qui n'ont pas trahi nos principes programmatiques et organisationnels. Ceci n'a rien à voir avec un quelconque culte de la personnalité. Comme Plckhanov con­clut son essai célèbre sur le rôle de l'indi­vidu : "Ce n’est pas seulementt pour ceux qui commencent', ce n'est pas seulement pour les `grands' hommes, qu'un large champ d'action se déploie. I1 est ouvert à tous les hommes, à tous ceux qui ont des yeux pour voir, des oreilles pour entendre et un coeur pour aimer leur prochain. La notion de grandeur est relative. Dans le sens moral, tout homme est grand qui , pour citer Le nouveau testament, donne sa vie pour ses amis ".

En guise de conclusion

De cela il s'ensuit que l'assimilation et l'approfondissement des questions que nous avons commencé à discuter il y a plus d'un an sont une priorité majeure aujourd'hui.

La tâche de la conscience est de créer le cadre politique et organisationnel qui fa­vorise le mieux le développement de la confiance et de la solidarité. Cette tâche est centrale dans la construction de l'organi­sation, cet art ou cette science parmi les plus difficiles. A la base de ce travail se trouve le renforcement dc l 'unité de l'orga­nisation, ce principe le plus "sacré" du prolétariat. Et comme pour toute commu­nauté collective, sa précondition est l'exis­tence de règles de comportement commu­nes. Concrètement, les statuts, les textes de 1981 sur la fonction et le fonctionne­ment, et de 1993 sur le tissu organisationnel donnent déjà des éléments pour un tel cadre. I1 est nécessaire de revenir, de façon répétée, à ces textes, mais avant tout quand l'unité de l'organisation est en danger. Ils doivent être le point de départ d'une vigi­lance permanente.

A ce niveau, l'incompréhension princi­pale dans nos rangs est l'idée que ces questions sont faciles et simples. Selon cette démarche, il suffit de décréter la con­fiance pour qu'elle existe. Et puisque la solidarité est une activité pratique, il suffit de "just go and do it" (la mettre en oeuvre). Rien n'est plus loin de la vérité ! La construction de l'organisation est une entre­prise extrêmement compliquée et même délicate. Et il n'existe aucun produit de la culture humaine qui soit aussi difficile et fragile que la confiance. Rien d'autre n'est plus difficile à construire et plus facile à détruire. C'est pourquoi, face à tel ou tel manque de confiance par telle ou telle partie de l'organisation, la première ques­tion qui doit toujours être posée est ce qui peut être fait, collectivement, pour réduire la méfiance ou même la peur dans nos rangs. Il en est de meme pour la solidarité. Bien qu'elle soit "pratique" et aussi "natu­relle" dans la classe ouvrière, dans la me­sure où cette classe vit dans la société bourgeoise, elle est entourée de facteurs qui travaillent contre une telle solidarité. De plus, la pénétration d'une idéologie étrangère amène à des conceptions aber­rantes sur cette question, comme la ré­cente attitude de considérer le refus de publier les textes de camarades comme une expression de solidarité, ou de trouver comme base valable pour un débat sur la confiance l'explication des origines de cer­taines divergences politiques dans la vie personnelle des camarades (...) ([14] [30]).

 

En particulier dans la lutte pour la con­fiance, notre mot d'ordre doit être pru­dence et prudence encore.

La théorie marxiste est notre principale arme dans la lutte contre la perte de con­fiance. En général, c'est le moyen privilé­gié de résister à l'immédiatisme et de défen­dre une vision à long terme. C'est la seule base possible pour une confiance réelle, scientifique dans le prolétariat qui est à son tour la base de la confiance de toutes les différentes parties de la classe en elles­ mêmes et les unes dans les autres. Spéci­fiquement, seule une démarche théorique nous permet d'aller aux racines les plus profondes des problèmes organisation­nels qui doivent être traités comme des questions théoriques et historiques à part entière. De même, en l'absence d'une tra­dition vivante sur cette question et en l'absence jusqu'à présent de l'épreuve du feu de la répression, le CCI doit se baser sur une étude du mouvement ouvrier du passé dans le développement volontaire et cons­cient d'une tradition de solidarité active et d'une vie sociale dans ses rangs.

Si l'histoire nous a rendus particulière­ment vulnérables vis-à-vis des dangers du clanisme, elle nous a aussi donné les moyens de les surmonter. En particulier, nous ne devons jamais oublier que le ca­ractère international de l'organisation et la création de commissions d'information sont les moyens indispensables de restau­rer la confiance mutuelle dans des mo­ments de crise quand cette confiance a été endommagée et perdue.

Le vieux Liebknecht a dit de Marx qu'il traitait la politique comme un sujet d' étude([15] [31]). Comme nous l'avons dit, c'est l'élargisse­ment de la zone de la conscience dans la vie sociale qui libère l'humanité de l'anarchie des forces aveugles, rendant possibles la confiance, la solidarité et la victoire du prolétariat. Afin de surmonter les difficul­tés présentes et résoudre les questions posées, le C.C.I. doit les étudier car, comme le disait le philosophe (l’ignorantia non est argumentum" (L'ignorance n'est pas un argument). ("L'Ethique", Spinoza)

 


[1] [32] Pour plus d'éléments sur cette Conférence voir l'article « Le combat pour la défense des principes organisationnels » (Revue internationale n° 110). Les notes en bas de page ont été rajoutées au texte d'origine. Celles qui figuraient dans ce dernier ce trouvent à la fin de l'article.

 

[2] [33] Le !8 Brumaire

 

[3] [34] Kautsky, La conception matérialiste de l'histoire

[4] [35] Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques

[5] [36] MC est notre camarade Marc Chirik, mort en 1990. II avait connu directement la Révolution de 1917 dans sa ville de Kichinev cri Moldavie. Il avait été membre dès l'âge de 13 ans du parti communiste de Palestine dont il avait été exclu à cause de son désaccord avec les positions de l'International communiste sur la question nationale. Immigré en France, il était entré au PCF avant que d'en etre exclu en même temps que l'ensemble des oppositionnels de Gauche. II avait été membre de la Ligue communiste (trotskiste) puis de l'Union communiste qu'il avait quittée en 1938 pour rejoindre la Fraction italienne de la Gauche communiste internationale (GCI) dont il partageait la position sur la guerre d'Espagne contre celle de l'UC. Pendant la guerre et l'occupation allemande, il a impulsé la reconstitution de la Fraction italienne autour du noyau de Marseille après que le Bureau international de la GCI, animé par Vercesi, ait considéré que les fractions n'avaient plus de raison de poursuivre leur travail pendant la guerre. En mai 1945, il s'est opposé à I'auto-dissolution de la Fraction italienne dont la conférence a décidé l'intégration individuelle de ses militants dans le Partito comunista internazionalista fondé peu avant. II a rejoint la Fraction française de la Gauche communiste qui s'était constituée en 1944, et qui s'est rebaptisée par la suite Gauche communiste de France (GCF). A partir de 1964 au Venezuela et de 1968 en France, MC a jouer un rôle décisif dans la formation des premiers groupes qui allaient etre a l'origine du CCI auquel il a apporté l'expérience politique et organisationnelle qu'il avait acquise dans les différentes organisations communistes dont il avait été membre auparavant. On trouvera plus d'éléments sur la biographie politique de notre camarade dans notre brochure « La Gauche communiste de France » et dans l'article que la Revue internationale lui a consacré (numéros 65 et 66).

Le texte de MC qui est évoqué ici est une contribution au débat interne du CCI intitulé « Marxisme révolutionnaire et centrisme dans la réalité présente et le débat actuel dans le CCI »

et publié en mars 1984.

[6] [37] Le l8 Brumaire

[7] [38] Correspondance  avec K. Zetkin

[8] [39] Bakounine, "Appel aux officiers de l'armée russe" (traduction française dans La première internationale T.11, par Jacques Freymont, Genève 1962).

[9] [40] Bakounine, Le catéchisme révolutionnaire (Ibid.)

[10] [41] I1 s'agit du texte "La question du fonctionnement de l'organisation dans le CCI" publié dans la Revue internationale n° 109.

[11] [42] Trotskv, Cours nouveau

[12] [43] Sur le routinisme dans l'armée et ailleurs

[13] [44] "A propos du rôle de l'individu dans l'histoire", Oeuvres philosophiques, Tome II, Éditions du Progrès

 

[14] [45] Ce passage fait référence notamment à des faits quc nous avions déjà évoqués dans notre article "Le combat pour la défense des principes organisationnels" (Revue internationale n° 110) relatant notre Conférence extraordinaire de mars 2002 et les difficultés organisationnelles qui avaient motivé sa tenue : "Que des parties de 1’organisation puissent faire des critiques à un texte adapté par l'organe central du CCI n'avait jamais constitué un problème pour ce dernier. Bien au contraire, le CCI et son organe central ont toujours insisté pour que toute divergence, tout doute s'exprime ouvertement au sein de l'organisation afin de faire la plus grande clarté possible. L'attitude de l'organe central, lorsqu'il se heurtait à des désaccords était d'y répondre avec le plus grand sérieux possible. Or à partir dit printemps 2000, la majorité du SI [Secrétariat international, la commission permanente de l'organe central duCCI] a adopté une attitude camplètement opposée. Ait lieu de développer une argumentation sérieuse, il a adopté une attitude totalement contraire à celle qui avait été la sienne par le passé. Dans son esprit, si une toute petite minorité de camarades faisait des critiques à un texte du SI, cela ne pouvait venir que d'un esprit de contestation, ou bien du fait que l'un d'entre eux avait des problèmes familiaux, que l'autre était atteint pur une maladie psychique. (...) La réponse apportée aux arguments des camarades en désaccord n'était donc pas basée sur d'autres arguments, mais sur des dénigrements de ces camarades ou bien carrement sur la tentative de ne pas publier certaines de leurs contributions avec l'argument que celle.s-ci allaient « foutre la merde dans l'organisation », ou encore qu'une des camarades qui était alfectée par la pression qui se développait à son égard ne "supporterait" pas les réponses que les autres mllitants du CCl apporteraient à ses textes. En somme, de façon totalement hypocrite, c'est au nom de la -solidarité- que la majorité du SI développait une politique d'étouffement des débats. "

 

[15] [46] K Wilhem Liebknecht, Kart Marr

 

Vie du CCI: 

  • Défense de l'organisation [15]

Courants politiques: 

  • Gauche Communiste [47]

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • Le Marxisme : la theorie de la révolution [48]
  • L'organisation révolutionnaire [49]

Le mouvement ouvrier au Japon : 1882-1905

  • 3603 lectures

Les notes suivantes sur l'histoire du mouvement révolutionnaire au Japon illustrent, avec des éléments concrets, la nature même du processus de développement de la classe ouvrière et de son avant-garde révolutionnaire caractérisé par l'unité fondamentale de ses intérêts et de sa lutte à travers le globe pour renverser le capitalisme mondial.

Ce processus, qui se vérifie globalement au niveau international, ne s'exprime pas de manière identique et au même rythme dans chaque pays pris séparément ; il s'y manifeste de façon inégale mais avec une influence mutuelle d'un pays sur l'autre. Pour différentes raisons historiques, l'Europe occidentale se trouve constituer le centre de gravité de la révolution communiste mondiale[1]. L'histoire du mouvement révolutionnaire au Japon met en évidence, à plusieurs occasions, qu'il s'est retrouvé à la traîne des avancées qui se produisaient dans le monde occidental.

Ceci ne constitue cependant pas un jugement moral, le résultat d'un quelconque "Euro-centrisme" pas plus que cela n'exprime la volonté de décerner des bons points au prolétariat des pays où il est le plus avancé. Au contraire, avec ces éléments d'histoire du mouvement révolutionnaire au Japon apparaît clairement le lien indissoluble qui existe entre le mouvement révolutionnaire en Europe occidentale et dans le reste du monde. Un tel cadre d'analyse est le seul à même de permettre de comprendre la dynamique de la future révolution mondiale, de même que le rôle vital, irremplaçable que devra y jouer une fraction mondiale du prolétariat comme la classe ouvrière au Japon.

Quand nous étudions l'histoire du mouvement ouvrier au Japon, nous ne pouvons qu'être frappés par les similitudes profondes entre les questions confrontées, et les réponses données, par le prolétariat dans ce pays et partout ailleurs dans le monde industrialisé. Ces similitudes sont d'autant plus significatives que le Japon s'est trouvé relativement isolé des autres grands pays industrialisés, et qu'il a connu un développement industriel extraordinairement rapide. Ce dernier n'a commencé qu'à partir des années 1860, et l'ouverture du Japon au commerce mondial et à l'influence extérieure par la force militaire des "navires noirs" du commodore américain Perry, rapidement suivi par les puissances européennes. Jusqu'alors, le Japon était resté gelé dans un féodalisme hermétique, entièrement coupé du reste du monde. En trente ans – à peine une génération – il est devenu la dernière grande puissance industrielle à percer dans l'arène impérialiste mondiale. Cette percée s'effectua de la façon la plus retentissante qu'il soit donné d'imaginer, avec la destruction de la flotte russe à Port Arthur en 1905.

Cela signifie que l'expérience et les idées acquises par les ouvriers européens en un siècle ou plus l'ont été en un quart de siècle au Japon. Le prolétariat japonais est né à l'époque où le marxisme avait déjà développé une profonde influence sur le mouvement ouvrier européen (notamment à travers la première internationale), alors que les premières traductions des écrits de Marx ne furent disponibles en japonais qu'en 1904. Comme on va le voir, il était possible que des idées appartenant en propre aux débuts du mouvement ouvrier cohabitent avec les expressions les plus modernes de ce dernier.

Le premier regroupement des révolutionnaires

Jusque dans les dernières décennies du 19e siècle, le mouvement ouvrier au Japon était largement influencé par le Confucianisme traditionnel pour lequel l’harmonie sociale et la participation de l’individu (jin) n’existaient que dans l’intérêt de la communauté.

En mai 1882, le Parti Socialiste d’Orient (Toyo Shakaito) fut fondé. Il s’appuyait sur le socialisme utopique et l’anarchisme. Peu de temps après, il fut dissout.

Les années 1880 furent marquées par l’apparition de cercles qui se donnèrent pour tâche de s’approprier les classiques du socialisme et de se familiariser avec les luttes et les débats du mouvement ouvrier en Europe, notamment avec ‘Les Amis du Peuple’ (Kokumin-no tomo) ou ‘La Société d’exploration des problèmes sociaux’ (Shakai mondai kenkyukai). L'activité de ces cercles ne reposait pas sur une organisation permanente et ils n’avaient pas encore établi des liens avec la IIe Internationale fondée en 1889.

En 1890, pour la première fois, des ouvriers migrants d’origine japonaise se regroupèrent aux États-Unis dans la ‘Société courageuse des ouvriers’ (Shokko gijukai). Ce groupe était plutôt un cercle d’études ayant pour but d’étudier la question ouvrière de différents pays d’Europe de l’Ouest et des États-Unis. Les syndicats américains avaient une forte influence sur ce groupe.

En 1897, ‘La Société pour la préparation de la création de syndicats’ (Rodo kumiai kiseikai) fut créée, revendiquant 5700 membres. Pour la première fois dans l’histoire du mouvement ouvrier au Japon, elle avait son propre journal : Rodo sekai, diffusé tous les deux mois et édité par S. Katayama. Le but de ce mouvement était de créer des syndicats et des coopératives. Deux ans plus tard, cette association syndicale comptait déjà 42 sections et 54 000 membres. Les statuts et les positions de ces syndicats étaient basés sur les modèles européens. Le syndicat des conducteurs de trains développa une campagne pour l’introduction du droit de vote généralisé et déclara en mars 1901 que “le socialisme est la seule réponse définitive à la condition ouvrière”.

Le 18 octobre 1898, un petit groupe d’intellectuels se rencontra dans une Église Unitariste de Tokyo et fonda Shakaishugi Kenkyukai (l’Association pour l’Étude du Socialisme). Ils commencèrent à se réunir une fois par mois. Cinq de ses six fondateurs se considéraient toujours eux-mêmes comme des Socialistes Chrétiens.

Après son voyage en Angleterre et aux États-Unis, Katayama contribua à la fondation en 1900 de l’Association Socialiste (Shakaishugi kyokai) qui comptait quelques 40 membres. Il fut décidé d’envoyer pour la première fois un délégué au Congrès de Paris de la IIe Internationale mais des problèmes financiers empêchèrent la réalisation du projet.

La première phase du mouvement ouvrier ‘de destruction des machines’ (qui correspond d'une certaine manière au "Luddism" du mouvement ouvrier anglais à la charnière du 18e et du 19e siècle) ne fut dépassée qu'à la fin des années 1880, ouvrant ainsi la voie à une vague de grèves qui eurent lieu entre 1897 et 1899. En particulier, les ouvriers métallurgistes, les mécaniciens et les cheminots montrèrent leur combativité. La Guerre Sino-Japonaise (1894-1895) entraîna un nouvel essor industriel de sorte qu’au milieu des années 1890, le Japon comptait 420 000 ouvriers. Quelques 20 000 ouvriers - à savoir 5% de travailleurs industriels modernes - étaient syndiqués, la plupart des syndicats étant de taille réduite, ne dépassant pas 500 membres. Mais la bourgeoisie japonaise réagit dès le début avec une violence terrible contre une main-d’œuvre de plus en plus combative. En 1900, elle adopta une ‘loi sur la protection de l’ordre public’ basée sur le modèle des lois anti-socialistes de Bismark qui avait interdit le SPD en Allemagne en 1878.

Le 20 mai 1901 vit la formation du premier Parti Social-démocrate (Shakai Minshuto). Il mettait en avant les revendications suivantes :

"- l’abolition de l’écart entre les riches et les pauvres et assurer la victoire du pacifisme dans le monde au moyen du socialisme et de la démocratie véritables ;

- fraternité internationale dépassant les différences raciales et politiques ;

- la paix mondiale et l’abolition de toutes les armes ;

- la répartition juste et égalitaire des richesses ;

- l’accès égalitaire au pouvoir politique pour toute la population."

Ces revendications sont tout à fait caractéristiques de la situation dans laquelle le mouvement ouvrier au Japon s'est retrouvé à cette époque combinant à la fois :

- une vision quelque peu naïve "a-classiste", typique des premières phases de la lutte de classe et s'apparentant au courant utopiste en Europe et Etats-Unis ;

- une insistance pour que soient éradiquées les inégalités basées sur la race, et qui reflète certainement l'expérience des travailleurs japonais immigrés aux Etats-Unis ;

- une phraséologie démocratique et pacifique similaire à celle de l'aile révisionniste de la IIe internationale.

Shakai Minshuto (le Parti Social démocrate) proclamait vouloir respecter la loi ; l’anarchisme et la violence étaient explicitement rejetés ; il soutenait la participation aux élections parlementaires. En défendant les intérêts de la population, au-delà des classes, en liquidant l’inégalité économique, en combattant pour le droit de vote généralisé pour tous les ouvriers, le parti espérait apporter sa contribution à l’établissement de la paix mondiale.

Bien qu’il considérait ses activités parlementaires comme une priorité, le parti fut immédiatement interdit. La tentative de construire un parti politique échoua. Le niveau d’organisation ne pouvait dépasser encore celui des cercles de discussion. De plus, la répression provoca un très important revers. La publication des journaux continua à être assurée sans le soutien d'une organisation derrière. C’est ainsi que la tenue de conférences, de meetings et la publication de textes formaient l’essentiel des activités.

La lutte contre la guerre

Les 5 et 6 avril 1903, à la Conférence Socialiste du Japon à Osaka, les participants réclamèrent la transformation socialiste de la société. Tandis que les exigences de ‘liberté, d’égalité et de fraternité’ étaient toujours présentes, la revendication de l’abolition des classes et de toutes les oppressions de même que l’interdiction des guerres d’agression apparurent également. Fin 1903, la Commoners Society (Heiminsha) devint le centre du mouvement anti-guerre, alors que le Japon poursuivait son expansion en Manchourie et en Corée et qu’il était sur le point d’entrer en guerre contre la Russie. Le journal de cette association était publié à 5 000 exemplaires. Là encore, c’était un journal sans structure organisationnelle forte derrière. D. Kotoku était l’un des orateurs les plus connus de ce groupe.

Katayama[2]2, qui quitta le Japon de 1903 à 1907, assista au Congrès d’Amsterdam de la IIe Internationale en 1904. Quand il serra la main de Plékhanov, cela fut considéré comme un geste symbolique important en pleine guerre russo-japonaise qui dura de février 1904 à août 1905.

Au début de la guerre, Heiminsha prit clairement position contre celle-ci ; une prise de position au nom du pacifisme humanitaire. La course au profit du secteur de l’armement était dénoncée.

Le 13 mars 1904, Heimin Shimbun publia une lettre ouverte au Parti Ouvrier Social-démocrate russe, appelant à l’unité avec les socialistes du Japon contre la guerre. L’Iskra n° 37 publia sa réponse. Au même moment, les socialistes japonais diffusaient la littérature socialiste parmi les prisonniers de guerre russes.

En 1904, 39 000 tracts contre la guerre furent diffusés et quelques 20 000 exemplaires de Heimin vendus.

C’est ainsi que les activités impérialistes intensives du Japon (les guerres contre la Chine dans les années 1890, la guerre avec la Russie en 1904-1905) contraignirent le prolétariat à prendre position sur la question de la guerre. Même si le rejet de la guerre impérialiste n’était pas encore solidement ancré sur le marxisme et s’il était toujours fortement marqué par une orientation pacifiste, la classe ouvrière développait la tradition de l’internationalisme.

La première traduction du Manifeste Communiste fut également publiée par Heimin en 1904. Jusqu’à ce moment là, les classiques du Marxisme n’étaient pas disponibles en japonais.

Dès que le gouvernement réprima les révolutionnaires, faisant passer en jugement beaucoup d’entre eux, Heimin cessa de publier et le journal Chokugen (La Libre Parole), qui apparut peu après, était encore imprégné par un très fort pacifisme.

Le capital dut faire porter à la classe ouvrière le coût de la guerre. Les prix doublèrent puis triplèrent. L’état, qui inaugura une politique d’endettement pour financer la guerre, accabla d’impôts la classe ouvrière.

De la même façon qu’en Russie en 1905, l’aggravation dramatique des conditions de vie des ouvriers au Japon mena à l’éclatement de manifestations violentes en 1905 et à une série de grèves dans les chantiers navals et les mines en 1906 et 1907. La bourgeoisie n’hésita jamais un seul instant à envoyer la troupe contre les ouvriers et une fois de plus déclara toute organisation ouvrière illégale.

Alors qu’il n’y avait pas encore d’organisation des révolutionnaires mais uniquement une tribune révolutionnaire contre la guerre, la guerre russo-japonaise suscita en même temps une forte polarisation politique. Une première décantation se produisait entre les Chrétiens Socialistes autour de Kinoshita, Abe et l’aile autour de Kotoko (qui dès 1904-05 avait pris un ferme positionnement antiparlementaire) et celle autour de Katayama Sen et Tetsuji.

DA

 

 

 

 

1 Voir le texte "Le prolétariat d'Europe occidentale au centre de la généralisation internationale de la lutte de classe –critique de la théorie du maillon faible" dans la Revue Internationale n°31, 1982. Des aires telles que le Japon ou l'Amérique du Nord, bien qu'elles remplissent la plupart des conditions nécessaires à la révolution, ne constituent néanmoins pas le lieu le plus favorable pour le développement du processus révolutionnaire, à cause du manque d'expérience et du retard dans le développement de la conscience du prolétariat de ces pays.

2 Pendant sa première période d’exil de 1903 à 1907, il fut impliqué au Texas (USA) avec des fermiers japonais dans des expérimentations agricoles suivant le concept socialiste-utopique de Cabet et Robert Owen. Après la répression, il quitta à nouveau le Japon incidemment après l’éclatement de la Première guerre mondiale et partit aux États-Unis. Il devint à nouveau actif dans le milieu immigrant japonais. En 1916, il rencontra Trotsky, Boukharine, Kollontai à New-York. Une fois le contact établi, il commença à rejeter ses idées chrétiennes. En 1919, il rejoignit le Parti Communiste Indépendant d’Amérique et fonda une Association des Socialistes Japonais en Amérique. En 1921, il parti pour Moscou, où il vécu jusqu’en 1933. Il semble n’avoir jamais élevé la voix contre le Stalinisme. Quand il mourut, à Moscou en 1933, il eut des funérailles d’État.

Géographique: 

  • Japon [50]

URL source:https://fr.internationalism.org/revue-internationale/200411/25/revue-internationale-no-112-1er-trimestre-2003

Liens
[1] https://fr.internationalism.org/tag/questions-theoriques/guerre [2] https://fr.internationalism.org/french/rinte112/europe.htm#_ftn1 [3] https://fr.internationalism.org/french/rinte112/europe.htm#_ftn2 [4] https://fr.internationalism.org/french/rinte112/europe.htm#_ftn3 [5] https://fr.internationalism.org/french/rinte112/europe.htm#_ftn4 [6] https://fr.internationalism.org/french/rinte112/europe.htm#_ftnref1 [7] https://fr.internationalism.org/french/rinte112/europe.htm#_ftnref2 [8] https://fr.internationalism.org/french/rinte112/europe.htm#_ftnref3 [9] https://fr.internationalism.org/french/rinte112/europe.htm#_ftnref4 [10] https://fr.internationalism.org/tag/5/35/europe [11] https://fr.internationalism.org/tag/questions-theoriques/imperialisme [12] https://fr.internationalism.org/tag/courants-politiques/influence-gauche-communiste [13] https://fr.internationalism.org/tag/questions-theoriques/decadence [14] https://fr.internationalism.org/tag/heritage-gauche-communiste/decadence-du-capitalisme [15] https://fr.internationalism.org/tag/vie-du-cci/defense-lorganisation [16] https://fr.internationalism.org/tag/courants-politiques/ficci-gigcigcl [17] https://fr.internationalism.org/rinte112/confiance.htm#_ftn1 [18] https://fr.internationalism.org/rinte112/confiance.htm#_ftn2 [19] https://fr.internationalism.org/rinte112/confiance.htm#_ftn3 [20] https://fr.internationalism.org/rinte112/confiance.htm#_ftn4 [21] https://fr.internationalism.org/rinte112/confiance.htm#_ftn5 [22] https://fr.internationalism.org/rinte112/confiance.htm#_ftn6 [23] https://fr.internationalism.org/rinte112/confiance.htm#_ftn7 [24] https://fr.internationalism.org/rinte112/confiance.htm#_ftn8 [25] https://fr.internationalism.org/rinte112/confiance.htm#_ftn9 [26] https://fr.internationalism.org/rinte112/confiance.htm#_ftn10 [27] https://fr.internationalism.org/rinte112/confiance.htm#_ftn11 [28] https://fr.internationalism.org/rinte112/confiance.htm#_ftn12 [29] https://fr.internationalism.org/rinte112/confiance.htm#_ftn13 [30] https://fr.internationalism.org/rinte112/confiance.htm#_ftn14 [31] https://fr.internationalism.org/rinte112/confiance.htm#_ftn15 [32] https://fr.internationalism.org/rinte112/confiance.htm#_ftnref1 [33] https://fr.internationalism.org/rinte112/confiance.htm#_ftnref2 [34] https://fr.internationalism.org/rinte112/confiance.htm#_ftnref3 [35] https://fr.internationalism.org/rinte112/confiance.htm#_ftnref4 [36] https://fr.internationalism.org/rinte112/confiance.htm#_ftnref5 [37] https://fr.internationalism.org/rinte112/confiance.htm#_ftnref6 [38] https://fr.internationalism.org/rinte112/confiance.htm#_ftnref7 [39] https://fr.internationalism.org/rinte112/confiance.htm#_ftnref8 [40] https://fr.internationalism.org/rinte112/confiance.htm#_ftnref9 [41] https://fr.internationalism.org/rinte112/confiance.htm#_ftnref10 [42] https://fr.internationalism.org/rinte112/confiance.htm#_ftnref11 [43] https://fr.internationalism.org/rinte112/confiance.htm#_ftnref12 [44] https://fr.internationalism.org/rinte112/confiance.htm#_ftnref13 [45] https://fr.internationalism.org/rinte112/confiance.htm#_ftnref14 [46] https://fr.internationalism.org/rinte112/confiance.htm#_ftnref15 [47] https://fr.internationalism.org/tag/courants-politiques/gauche-communiste [48] https://fr.internationalism.org/tag/heritage-gauche-communiste/marxisme-theorie-revolution [49] https://fr.internationalism.org/tag/heritage-gauche-communiste/lorganisation-revolutionnaire [50] https://fr.internationalism.org/tag/5/63/japon