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Revue Internationale no 107 - 4e trimestre 2001

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A New York comme ailleurs: le capitalisme sème la mort

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Nous savons maintenant que les attentats de New York ont fait plus de 6 000 morts. Au-delà de ce simple chiffre - déjà effarant - la destruction du World Trade Center marque un tournant dans l'histoire dont nous ne pouvons pas encore mesurer toute la portée. C'est la première attaque contre le territoire américain depuis Pearl Harbour en 1941. Le premier bombardement de son histoire sur le territoire continental des Etats-Unis. Le premier bombardement d'une métropole d'un pays développé depuis la 2e Guerre Mondiale. Il s'agit là d'un véritable acte de guerre, comme disent les médias. Et comme tous les actes de guerre, c'est un crime abominable, un crime perpétré contre une population civile sans défense. Comme toujours, c'est la classe ouvrière qui est la principale victime de cet acte de guerre. Les secrétaires, balayeurs, ouvriers d'intendance et employés de bureau qui représentent la vaste majorité des tués furent des nôtres.

 

Et nous nions tout droit à la bourgeoisie hypocrite et à ses médias aux ordres de pleurer les ouvriers assassinés. La classe dominante capitaliste est déjà responsable de trop de massacres et de tueries : l'effroyable boucherie de la 1re Guerre Mondiale; celle encore plus abominable de la 2e, où pour la première fois les populations civiles furent les principales cibles. Rappelons-nous ce dont la bourgeoisie s'est montrée capable : les bombardements de Londres, de Dresde et de Hambourg, d'Hiroshima et de Nagasaki, les millions de morts dans les camps de concentration nazis et dans les goulags.

 

Rappelons-nous l'enfer des bombardements des populations civiles, et de l'armée irakienne en fuite pendant la Guerre du Golfe en 1991, et de ces centaines de milliers de morts. Rappelons-nous les tueries quotidiennes, et qui continuent encore, en Tchétchénie, perpétrées avec toute la complicité des Etats démocratiques d'Occident. Rappelons-nous la complicité des Etats belge, français, et américain dans la guerre civile en Algérie, les pogroms horribles du Rwanda.

 

Rappelons enfin que la population afghane, aujourd'hui terrorisée par la menace des bombardiers américains, a subi vingt années de guerre ininterrompue qui ont laissé deux millions de réfugiés en Iran, encore deux millions en Pakistan, plus d'un million de morts, et la moitié de la population qui reste dépendante de la nourriture fournie par l'ONU et autre ONG.

 

Ce ne sont là que des exemples, parmi tant d'autres, des basses oeuvres d'un capitalisme aux prises avec une crise économique sans issue, aux prises avec sa décadence irrémédiable. Un capitalisme aux abois.

 

L'attaque de New York n'est pas une attaque "contre la civilisation", mais au contraire l'expression même de la "civilisation" bourgeoise.

 

Aujourd'hui, avec une hypocrisie sans nom, la classe dirigeante de ce système pourrissant se tient devant nous, les mains encore dégoulinantes du sang des ouvriers et des miséreux tués sous ses bombes, et elle ose prétendre pleurer les morts dont elle porte elle-même la responsabilité.

 

Les campagnes actuelles des démocraties occidentales contre le terrorisme sont particulièrement hypocrites. Non seulement parce que la destruction perpétrée sur les populations civiles par la terreur étatique de ces démocraties est mille fois plus meurtrière que le pire des attentats (des millions de morts dans les guerres de Corée et du Vietnam, pour ne citer qu'elles). Non seulement parce que sous prétexte de combattre le terrorisme, ces mêmes démocraties s'associent - entre autres - avec la Russie, dont elles ont dénoncé maintes fois les actes de guerre contre sa propre population en Tchétchénie. Non seulement parce qu'elles n'ont jamais hésité à se servir des coups d'Etat et des dictatures sanglantes pour imposer leurs intérêts (comme les Etats-Unis avec le Chili par exemple). Elle sont hypocrites aussi parce qu'elles-mêmes n'ont jamais répugné à se servir de l'arme terroriste, ou à sacrifier des vies civiles, tant que ces méthodes servaient leurs intérêts du moment. Rappelons quelques exemples tirés de l'histoire récente :

 

  • Dans les années 80, des avions russes abattent un Boeing de la Korean Air Lines dans l'espace aérien de l'URSS : il s'est avéré par la suite que le détournement de l'avion de sa route normale a été manigancé par les services de renseignements américains, dans le but d'étudier la réaction russe à une incursion au-dessus de son territoire.

  • Pendant la guerre Iran-Irak, les Etats-Unis abattent un avion de ligne iranien au-dessus du Golfe persique. Il s'agissait d'un avertissement à l'Etat iranien de se tenir tranquille, et de ne pas déclencher la guerre dans les Etats du Golfe.

  • Pendant qu'elle menait des essais de bombes nucléaires à Mururoa dans la Pacifique, la France a envoyé ses services secrets en Nouvelle Zélande afin de plastiquer et couler le navire Rainbow Warrior de Greenpeace.

  • L'attentat dans la gare de Bologne, qui a tué une centaine de personnes dans les années 1970, fut longtemps mis sur le dos des Brigades Rouges, pour enfin être attribué aux services secrets italiens. Ces mêmes services secrets étaient inextricablement mêlés à toute une mouvance mafieuse autour du réseau Gladio mis en place par les américains à travers l'Europe, et dont on a soupçonné la participation dans une série d'attaques meurtrières en Belgique.

  • Pendant la guerre civile au Nicaragua, le gouvernement Reagan acheminait armes et argent aux guérilleros "Contra". Il s'agissait d'une action illégale, cachée du Congrès américain, et financée par des ventes d'armes à l'Iran (illégale aussi) et par le narco-trafic.

  • L'Etat très démocratique d'Israël poursuit aujourd'hui même une campagne d'assassinats et d'attentats en territoire palestinien, contre des dirigeants du Fatah, Hamas, et autres. (1)

 

Nous ne pouvons pas affirmer avec certitude aujourd'hui si Oussama Ben Laden est vraiment responsable de l'attaque des Twin Towers, comme l'en accuse l'Etat américain. Mais, si l'hypothèse Ben Laden s'avérait juste, c'est véritablement le cas d'un seigneur de la guerre devenu incontrôlable par ses anciens maîtres. Ben Laden n'est pas un simple terroriste fanatique nourri d'islam. Sa carrière, au contraire, a commencé comme maillon dans la chaîne de l'impérialisme américain lors de la guerre contre l'URSS en Afghanistan. Issu d'une famille richissime saoudienne, avec tout l'appui de la famille royale des Ben Saoud, Ben Laden a été recruté par la CIA à Istanbul en 1979. "La guerre d'Afghanistan vient d'éclater et Istanbul est le lieu de transit choisi par les américains pour acheminer les volontaires vers les maquis afghans. D'abord responsable de la logistique, Oussama Ben Laden devient l'intermédiaire financier du trafic d'armes, financé à parts égales par les Etats-Unis et l'Arabie Saoudite, à hauteur de 1,2 milliards de dollars par an environ. En 1980, il gagne l'Afghanistan où il restera pratiquement jusqu'au départ des troupes russes en 1989. Il est chargé de répartir la manne entre les différentes factions de la résistance, un rôle clé, éminemment politique. A l'époque, il bénéficie de l'appui total des Américains et du régime saoudien, via son ami, le prince Turki Bin Fayçal, frère du roi et chef des services secrets saoudiens, ainsi que de sa famille. Il transforme de l'argent 'propre' en argent 'sale', puis fera aussi l'inverse." (Le Monde, 15 septembre) D'après le même journal, Ben Laden aurait également mis sur pied un réseau de trafic d'opium, conjointement avec son ami Gulbuddin Hekmatyar, chef Taliban également soutenu par les Etats-Unis. Ceux qui se dénoncent mutuellement aujourd'hui comme "le grand Satan" et "le terroriste mondial numéro un", comme s'ils étaient des adversaires irréductibles, sont en réalité les alliés indéfectibles d'hier. (2)

Le cadre général

Mais au-delà du dégoût que nous inspirent à la fois les meurtres de New York, et l'hypocrisie de la bourgeoisie qui les dénonce, les révolutionnaires et la classe ouvrière ont besoin de comprendre les raisons de ce massacre, si nous ne voulons pas rester dans le rôle de simples spectateurs effrayés par l'événement. Alors, face aux médias bourgeois qui nous déclarent que le responsable c'est l'intégrisme, les "Etats voyous", les "fanatiques", nous répondons que le vrai responsable, c'est le système capitaliste tout entier.

 

Pour nous (3), le début du siècle dernier fut marqué par l'entrée de la société capitaliste dans sa période de décadence au niveau mondial. Avec les années 1900, le capitalisme a achevé sa mission historique : l'intégration de l'ensemble de la planète dans un seul marché mondial; l'élimination de l'emprise des anciennes formes de pouvoir (féodale, tribale, etc.) ont jeté les bases matérielles sur lesquelles la construction d'une véritable communauté humaine devient possible pour la première fois dans l'histoire. En même temps, le fait que les forces productives soient arrivées à ce point de développement signifie que les rapports de production capitalistes sont devenus une entrave à leur développement ultérieur. Dès lors, le capitalisme ne pouvant plus être un système progressiste, il est devenu un carcan pour la société.

 

La décadence d'une forme sociale n'ouvre jamais une simple période historique de déclin ou de stagnation. Au contraire, le conflit entre forces productives et rapports de production ne peut être que violent. Dans l'histoire, c'est ce que nous avons vu avec la période de décadence de l'empire romain esclavagiste, marquée par des convulsions, des guerres internes et externes, et des invasions barbares, jusqu'à ce que la montée de nouveaux rapports de production, les rapports féodaux, permette l'éclosion d'une nouvelle forme de société. De même, la décadence du mode de production féodal fut marquée par deux siècles de guerres destructrices jusqu'à ce que les révolutions bourgeoises (en particulier en Angleterre au 17e siècle, et en France au 18e) démolissent le pouvoir des seigneurs féodaux et des monarchies absolues, ouvrant ainsi la période de domination de la bourgeoisie capitaliste.

 

Le mode de production capitaliste est le plus dynamique de toute l'histoire humaine, ne vivant qu'à travers un bouleversement continuel des techniques productives existantes, et - plus important encore - un élargissement continu de son champ d'activité. Encore moins que tout autre mode de production, sa décadence ne pouvait être une période de paix. Matériellement, l'entrée du capitalisme dans sa décadence fut marquée par deux faits gigantesques et antinomiques : la 1re Guerre Mondiale, et la révolution ouvrière de 1917 en Russie.

 

Avec la guerre de 1914, les affrontements entre les grandes puissances impérialistes ne seront plus des guerres limitées où des confrontations dans des pays lointains lors de la course aux colonies. Désormais, les conflits impérialistes seront mondiaux, incroyablement meurtriers et destructeurs.

 

Avec la révolution d'Octobre 1917, le prolétariat russe a réussi pour la première fois dans l'histoire à renverser un Etat capitaliste ; la classe ouvrière a révélé sa nature de classe révolutionnaire capable de mettre fin à la barbarie de la guerre et d'ouvrir la voie vers la constitution d'une nouvelle société.

 

Dans son manifeste, la 3e Internationale, créée justement afin de diriger le prolétariat sur le chemin d'une révolution mondiale, déclara que la période ouverte par la guerre était celle de la décadence capitaliste, la "période des guerres et des révolutions", où - comme disait Marx dans le Manifeste Communiste - le choix était posé entre la victoire de la révolution et "la ruine commune des classes en conflit". Les révolutionnaires de l'Internationale Communiste envisageaient soit la victoire, soit une descente aux enfers de toute la civilisation humaine.

 

Ils ne pouvaient sans doute pas imaginer les horreurs de la 2e Guerre Mondiale, des camps de concentration, des bombardements nucléaires. Encore moins ne pouvaient-ils imaginer la situation historique inédite dans laquelle nous nous trouvons aujourd'hui.

 

Tout comme la guerre de 1914 marqua l'entrée du capitalisme dans sa période de décadence, l'effondrement du bloc russe en 1989 marqua son entrée dans une nouvelle phase de cette décadence : celle de sa décomposition. La 3e Guerre Mondiale, en préparation depuis la fin de la 2e en 1945, n'a pas eu lieu. Depuis mai 1968 en France, et la plus grande grève de l'histoire, une succession de luttes ouvrières qui ont secoué les principaux pays capitalistes jusqu'à la fin des années 1980 a montré que le prolétariat mondial, et surtout le prolétariat des pays situés au coeur du système capitaliste, n'était pas prêt à partir en guerre "comme en 1914", ni même comme en 1939. Mais si la classe ouvrière a refusé implicitement la guerre, elle n'a pas réussi à ce hisser à une conscience de sa véritable place dans la société capitaliste, ni de son rôle historique de fossoyeur du capitalisme. L'une des expressions éclatantes de cette difficulté se révèle dans l'incapacité des organisations communistes aujourd'hui à être autre chose que des groupes infimes, éparpillés, et sans écho significatif dans la classe ouvrière.

 

La menace de la guerre mondiale entre deux blocs impérialistes a disparu, mais le danger pour l'humanité reste entier. La décomposition du capitalisme n'est pas une "simple" phase qui sera succédée par d'autres. Elle est bien la phase ultime de sa décadence, qui ne peut déboucher que sur une des deux issues : soit la révolution prolétarienne et le passage à une nouvelle forme de société humaine, soit la chute de plus en plus rapide dans une barbarie infinie, que connaissent déjà beaucoup de pays sous-développés, et qui vient de frapper pour la première fois le coeur même de la société bourgeoise. Tels sont les enjeux de la période que nous vivons.

 

La disparition de l'empire russe n'a pas mis fin aux rivalités impérialistes, loin de là. Au contraire, elle a permis la libre expression des ambitions impérialistes non seulement des anciennes grandes puissances européennes, mais aussi des puissances secondaires, régionales, et jusqu'aux plus petits pays et aux derniers et plus minables seigneurs de la guerre.

 

En 1989, le président Bush nous annonçait la fin du conflit contre "l'empire du Mal", nous promettant une nouvelle ère de paix et de prospérité. En 2001, les Etats-Unis sont frappés au coeur pour la première fois dans leur histoire, et le fils de Bush, lui-même devenu président, nous propose une croisade "du bien contre le mal", une croisade qui durera "jusqu'à l'éradication de tous les groupes terroristes à portée mondiale". Le 16 septembre, Donald Rumsfeld, ministre de la défense américain, répète qu'il s'agit d'un "effort long, large, soutenu" qui s'étendra "non sur des semaines ou des jours, mais sur des années." (cité dans Le Monde du 18 septembre) Ainsi, nous sommes face à une guerre dont même la classe dominante ne prétend pas voir la fin. L'heure n'est plus à s'extasier devant les dix années écoulées de "prospérité" américaine, mais à prendre conscience de cette réalité que Winston Churchill avait promis au peuple anglais en 1940 : "du sang, de la sueur et des larmes."

 

La situation que nous affrontons aujourd'hui confirme mot pour mot la résolution de notre 14e Congrès International qui a eu lieu au printemps de cette année : "La fragmentation des structures et de la discipline des anciens blocs a libéré les rivalités entre nations à une échelle sans précédent, entraînant un combat de plus en plus chaotique, chacun pour soi, des plus grandes puissances mondiales jusqu'aux plus petits seigneurs de la guerre locaux (...) La caractéristique des guerres dans la phase actuelle de la décomposition du capitalisme est qu'elles ne sont pas moins impérialistes que les guerres dans les précédentes phases de sa décadence, mais elles sont devenues plus étendues, plus incontrôlables, et plus difficiles à arrêter même momentanément (...) Les Etats capitalistes sont tous pris dans une logique qui échappe à leur contrôle et qui a de moins en moins de sens, même en termes capitalistes, et c'est précisément ce qui rend la situation à laquelle l'humanité doit faire face, si dangereuse et instable."

A qui profite le crime ?

A l'heure où nous écrivons, personne - aucun Etat, aucun groupe terroriste - n'a revendiqué l'attentat. Il est pourtant évident qu'il a exigé une longue préparation et des moyens matériels importants; et le débat entre "spécialistes" reste ouvert à savoir s'il a pu être l'oeuvre d'un groupe terroriste uniquement, ou si l'étendue de l'action nécessitait l'implication des services secrets d'un Etat. Toutes les déclarations publiques des autorités américaines montrent du doigt l'organisation Al Qaida d'Oussama Ben Laden, mais devons-nous forcément prendre ces déclarations pour argent comptant ? (4)

 

A défaut d'éléments vraiment concrets, et avec le peu de confiance que nous pouvons accorder au médias bourgeois, nous sommes obligés de suivre la bonne vieille méthode de tout détective digne de ce nom, et donc de chercher le mobile. A qui profite le crime ?

 

Une autre grande puissance aurait-elle pu être tentée de faire le coup ? Un des Etats européens, voire la Russie ou la Chine, lésé par la surpuissance américaine faisant de l'ombre à ses propres ambitions, aurait-il tenté de porter un coup au coeur des Etats-Unis et ainsi de discréditer l'image de cette super puissance dans le monde ? A priori, cette thèse nous semble impossible, tant le résultat des attentats paraît prévisible sur le plan international : une réaffirmation de la détermination des Etats-Unis de frapper militairement où bon leur semble partout sur la planète, et de leur capacité à entraîner, bon gré mal gré, toutes les puissances dans leur giron.

 

Ensuite, il y a les prétendus "Etats voyous" tel l'Irak, l'Iran, la Libye, etc. Ici aussi, la thèse nous paraît pour le moins improbable. Mais outre le fait que ces Etats sont toujours moins "voyous" qu'on veut le faire croire (le gouvernement iranien actuel, par exemple, est plutôt pour l'alliance avec les Etats-Unis), il est évident que le risque pour eux est gigantesque si le crime était découvert. Ils risqueraient l'écrasement total et militaire, pour un avantage qui semble très incertain.

 

Au Moyen-Orient, il y a aussi les palestiniens et l'Etat d'Israël qui s'accusent mutuellement de tremper dans le terrorisme. Nous écartons tout de suite l'hypothèse palestinienne : Arafat et ses comparses savent très bien que seuls les Etats-Unis peuvent empêcher Israël de mettre fin à leur avorton d'Etat, et pour eux les attentats de New York sont un désastre total, portant immédiatement un discrédit sur tout ce qui est arabe. C'est ce même raisonnement, mais dans le sens inverse - pour montrer au monde et surtout aux Etats-Unis qu'il faut en finir avec le "terroriste" Arafat - qui pourrait nous amener à envisager la piste israélienne : c'est un crime dont le Mossad serait sans doute capable au niveau de son organisation, mais on voit difficilement comment le Mossad pourrait agir ainsi sans l'aval de l'Etat américain.

 

Les accusations américaines sont peut-être justifiées : ces attentats seraient le fait d'un groupe quelque part dans l'énorme nébuleuse des groupes terroristes qui pullulent au Moyen Orient et un peu partout dans le monde. Dans ce cas, il serait beaucoup plus difficile de dépister le mobile, ces groupes n'ayant pas d'intérêt étatique facilement identifiable. On peut cependant remarquer que même si le groupe Al Qaida était inculpé, cela ne clarifierait pas forcément les choses pour autant : la déliquescence de l'économie capitaliste mondiale est accompagnée depuis des années par le développement d'une énorme économie noire parallèle, fondée sur la drogue, la prostitution, le trafic d'armes et le trafic de réfugiés. Ainsi, l'austère régime islamique des Talibans n'a pas empêché - loin s'en faut - l'Afghanistan de devenir le principal fournisseur du monde en opium et en héroïne. En Russie, l'homme d'affaires Berezovski, grand ami d'Eltsine, n'a guère caché ses liens d'affaires avec les mafias tchétchènes. En Amérique Latine, les guérillas gauchistes, comme la FARC colombienne, se financent par la vente de cocaïne. Partout, les Etats manipulent ces groupes dans leurs propres intérêts. Et cela, au moins depuis la guerre de 1939-45 quand l'armée américaine a sorti le mafioso Lucky Luciano de prison pour lui permettre de faciliter le débarquement des troupes alliées en Sicile. Il n'est pas exclu non plus que certains services secrets aient pu agir pour leur compte, indépendamment de la volonté de leur gouvernement.

 

La dernière hypothèse peut sembler la plus "folle" : le gouvernement américain, ou une fraction de celui-ci au sein de la CIA par exemple, aurait pu sinon préparer l'attentat, l'avoir provoqué et avoir laissé faire sans intervenir. Il est vrai que les dégâts pour la crédibilité des Etats-Unis dans le monde, et pour l'économie, peuvent sembler trop énormes pour qu'une telle théorie soit même imaginable.

 

Néanmoins, avant de l'écarter il vaut la peine de faire une comparaison plus poussée avec l'attaque japonaise sur Pearl Harbour (comparaison très présente dans la presse d'ailleurs), et de faire une parenthèse historique.

 

Le 8 décembre 1941, les forces aéronavales japonaises attaquent la base américaine de Pearl Harbour, à Hawaï, où est regroupée la presque totalité des forces navales américaines du Pacifique. Cette attaque prend totalement par surprise les militaires qui sont chargés de la sécurité de la base et elle provoque des dégâts considérables : la grande majorité des navires à quai sont détruits de même que plus de la moitié des avions, il y a 4500 tués ou blessés du côté américain contre 30 avions seulement perdus par le Japon. Alors que jusqu'à cette date la majorité de la population américaine est opposée à l'entrée en guerre contre les forces de l'Axe et que les secteurs isolationnistes de la bourgeoisie américaine, animant le Comité "Amérique d'abord", tiennent le haut du pavé, l'attaque "hypocrite et lâche" des Japonais fait taire toutes les résistances. Le Président Roosevelt. qui, depuis le début, voulait la participation de son pays à la guerre et apportait depuis un bon moment un soutien à l'effort militaire de l'Angleterre, déclare : "Nous devons constater que la guerre moderne, conduite à la manière nazie, est une répugnante affaire. Nous ne voulions pas y entrer. Nous y sommes et nous allons combattre avec toutes nos ressources." Il réalise désormais une union nationale sans faille autour de sa politique.

 

Après la guerre, sous l'impulsion du Parti républicain, une vaste enquête a été menée pour déterminer les raisons pour lesquelles les militaires américains avaient été surpris à ce point par l'attaque japonaise. Cette enquête a fait apparaître clairement que les autorités politiques au sommet portaient la responsabilité de l'attaque japonaise et de son succès. D'un côté, au cours des négociations américano-japonaises qui s'étaient menées à ce moment là, elles avaient imposé des conditions inacceptables pour le Japon, notamment un embargo sur les livraisons de pétrole à ce pays. D'autre part, alors qu'elles étaient parfaitement au courant des préparatifs japonais (notamment grâce à l'interception des messages d'état major dont elles connaissaient le code secret) elles n'en avaient pas informé le commandement de la base de Pearl Harbour. Roosevelt avait même désavoué l'amiral Richardson qui était opposé à l'entassement de toute la flotte du pacifique dans cette base. Il faut cependant noter que les trois porte-avions (c'est-à-dire les navires de loin les plus importants) qui s'y trouvaient habituellement l'avaient quittée quelques jours auparavant. En fait, la majorité des historiens sérieux est aujourd'hui d'accord pour considérer que le gouvernement américain avaient provoqué le Japon pour justifier l'entrée de son pays dans la seconde guerre mondiale et obtenir l'adhésion de la population des Etats-Unis et de tous les secteurs de sa bourgeoisie.

 

Il est difficile aujourd'hui de dire qui est le responsable des attentats de New York, notamment d'affirmer qu'ils constituent une réédition de l'attaque de Pearl Harbour. Par contre, ce que nous pouvons dire avec certitude c'est que les Etats-Unis sont les premiers à en profiter, démontrant ainsi une capacité impressionnante de tirer avantage de leurs propres revers.

Comment les Etats-Unis profitent de la situation

The Economist le dit de façon très succincte : "La coalition que l'Amérique a rassemblée est extraordinaire. Une alliance qui inclut la Russie, les pays de l'OTAN, l'Ouzbékistan, le Tadjikistan, le Pakistan, l'Arabie Saoudite et les autres pays du Golfe, avec l'accord tacite de l'Iran et de la Chine n'aurait pas été concevable le 11 septembre."

 

Et en effet, pour la première fois de son histoire, l'OTAN a invoqué l'article 5 du traité de l'Atlantique, obligeant tous les Etats membres de venir en aide à un autre Etat attaqué depuis l'étranger. Fait encore plus extraordinaire, le président russe Poutine a donné son accord pour l'utilisation de bases russes pour des opérations "humanitaires" (aussi "humanitaires" sans doute que le bombardement du Kosovo), et a même offert son aide logistique ; la Russie ne s'oppose pas à ce que le Tadjikistan et l'Ouzbékistan permettent l'utilisation de leurs bases aériennes pour des opérations militaires américaines contre l'Afghanistan : des troupes américaines et britanniques y seraient déjà présentes et en train de prêter main forte à l'Alliance du Nord, seule force afghane encore en lice contre le gouvernement Taliban.

 

Evidemment, tout cela n'est pas sans arrière-pensées. La Russie, pour commencer, entend tirer profit de la situation pour mettre fin à toute critique contre sa guerre sanglante en Tchétchénie et pour couper les vivres acheminés aux rebelles depuis l'Afghanistan (auxquels l'ISI, les services secrets pakistanais, n'étaient certainement pas étrangers). L'Ouzbékistan salue l'arrivée des forces américaines comme moyen de pression contre la Russie, grand frère par trop encombrant à son goût.

 

Quant aux Etats européens, ce n'est pas de gaieté de coeur qu'ils se rangent derrière les Etats-Unis, et chacun compte bien faire son possible pour garder sa liberté d'action. Pour l'instant, seule la bourgeoisie britannique affiche une solidarité totale et militaire avec les Etats-Unis, avec une force embarquée de 20 000 hommes déjà en exercice dans le Golfe persique (la plus grande du genre depuis la Guerre des Malouines) et l'envoi des unités d'élite SAS en Ouzbékistan. Même si la bourgeoisie anglaise a pris quelques distances vis-à-vis des Etats-Unis ces dernières années, avec son soutien à la formation d'une force de réaction rapide européenne capable d'agir indépendamment des américains, et sa coopération navale avec la France, son histoire particulière au Moyen-Orient, avec des intérêts historiques et vitaux dans la région, fait que la défense de ses propres intérêts dans la région l'oblige à se ranger derrière les Etats-Unis aujourd'hui. La Grande-Bretagne joue son propre jeu comme les autres, mais dans ce cas son jeu exige une coopération fidèle avec les américains. Comme le disait Lord Palmerston déjà au 19ème siècle : "Nous n'avons ni alliés éternels, ni ennemis permanents. Nos intérêts sont éternels, et il est de notre devoir de les suivre." (cité dans Kissinger, La Diplomatie) Ce qui n'a pas empêché Lord Robertson, actuel secrétaire général de l'OTAN, d'insister sur l'indépendance de chaque Etat membre : "il est clair qu'il y a une obligation solennelle, morale, pour chaque pays d'apporter une assistance. Celle-ci dépendra à la fois de ce que le pays attaqué (...) décidera de ce qui est approprié, et aussi de la manière dont les pays membres estiment pouvoir contribuer à cette opération." (Le Monde, 15 septembre) La France est nettement plus nuancée : pour Alain Richard, ministre de la défense, les principes de "soutien mutuel [de l'OTAN] vont bien s'appliquer" mais que "chaque nation (...) le fait avec les moyens qu'elle juge adaptés" et que, si "l'action militaire peut être un des outils pour réduire la menace terroriste, il y en a d'autres." "Solidarité ne signifie pas aveuglement", ajoute Henri Emmanuelli, un des dirigeants du PS. (5) Et au président Chirac en visite à Washington de mettre les points sur les "i": "La coopération militaire, naturellement, peut se concevoir, mais dans la mesure où nous nous serions préalablement concertés sur les objectifs et les modalités d'une action dont le but est l'élimination du terrorisme." (citations tirées du Monde, 15 et 20 septembre)

 

Il y a néanmoins une différence entre la situation aujourd'hui, et celle lors de la Guerre du Golfe en 1990-91. Il y a onze ans, l'Alliance rassemblée par les Etats-Unis incorpora les forces militaires de plusieurs Etats européens et arabes (l'Arabie Saoudite et la Syrie notamment). Aujourd'hui par contre, les Etats-Unis indiquent qu'ils ont l'intention d'agir seuls sur le plan militaire. C'est dire à quel point, depuis cette dernière guerre, leur isolement sur le plan diplomatique s'est accru, ainsi que leur méfiance vis-à-vis de leurs "alliés". Ils obligeront bien sûr ces derniers à les soutenir, y compris en particulier en essayant d'inféoder leur réseaux de renseignements, mais ils ne supporteront aucune entrave à leur action armée.

 

On peut souligner un autre avantage tiré par la fraction dominante de la bourgeoisie américaine, cette fois sur le plan intérieur. Il existe depuis toujours une tendance "isolationniste" de la bourgeoisie américaine, qui considère que son pays est suffisamment isolé par les océans, et suffisamment riche, pour ne pas s'immiscer dans les affaires du monde. C'est cette même fraction qui a résisté à l'entrée des Etats-Unis dans la 2e Guerre Mondiale, et que Roosevelt a réduite au silence, comme on l'a vu, suite à l'attaque japonaise sur Pearl Harbour. Il est clair que cette fraction aujourd'hui n'a plus droit de cité, et le Congrès vient de voter une enveloppe de 40 milliards de dollars supplémentaires pour la défense et la lutte "anti-terroriste", dont 20 milliards à dépenser entièrement à la discrétion du Président. C'est-à-dire un formidable renforcement du pouvoir de l'Etat central.

Pourquoi l'Afghanistan?

C'est avec une rapidité extraordinaire que la police et les services secrets américains ont montré du doigt le coupable de l'attentat : Oussama Ben Laden et ses hôtes Talibans. (6) Et bien avant qu'on ait pu avancer la moindre preuve concrète, l'Etat américain a désigné sa cible et son intention : en finir avec l'Etat Taliban. A l'heure où nous écrivons (il est évident que la situation aura largement évoluée quand cette revue sortira de l'imprimerie), la presse annonce que cinq porte-avions américains et britanniques sont dans la région ou en route, que des avions américains atterrissent déjà en Ouzbékistan, et qu'une attaque est prévue dans les 48 heures. Si on fait la comparaison avec les six mois de préparation précédant l'attaque contre l'Irak en 1991, on peut se demander si ce n'était pas prévu d'avance. En tout cas, il est évident que la bourgeoisie américaine a décidé d'imposer son ordre en Afghanistan. Et ce n'est évidemment pas pour conquérir les richesses économiques ni les marchés de ce pays exsangue. Alors, pourquoi l'Afghanistan ?

 

Si ce pays n'a jamais présenté le moindre intérêt sur le plan économique, par contre un coup d'oeil sur la carte suffit pour comprendre son importance stratégique depuis plus de deux siècles. Depuis la création du Raj (l'empire britannique en Inde) et pendant tout le 19e siècle, l'Afghanistan a été le lieu privilégié d'affrontements entre l'impérialisme anglais et russe, dans ce qu'on aimait appeler alors "le Grand Jeu". La Grande-Bretagne voyaient d'un mauvais oeil l'avancée de l'impérialisme russe vers les émirats de Tashkent, Samarkand, et Bokhara, et encore plus vers ses chasses gardées en Perse (aujourd'hui l'Iran). Elles considérait, non sans raison, que le but final des armées du Tsar était la conquête de l'Inde dont la Grande-Bretagne tirait d'énormes profits et un grand prestige. C'est pourquoi elle envoya par deux fois des expéditions militaires en Afghanistan (la première essuya une cuisante défaite, perdant 16 000 hommes avec un seul survivant).

 

Avec le 20e siècle, la découverte d'immenses réserves de pétrole au Moyen-Orient, la dépendance croissante à l'égard du pétrole des économies développées et avant tout de leurs armées, accroît encore l'importance stratégique du Moyen-Orient. Après la seconde Guerre Mondiale, l'Afghanistan devient la plaque tournante dans la région des dispositifs militaires des deux grands blocs impérialistes. Les Etats-Unis réunissent la Turquie, l'Iran, et le Pakistan dans le CENTO (Central Treaty Organisation), l'Iran est truffé de stations d'écoute américaines, et la Turquie devient un des pays les plus puissants militairement du Proche-Orient. Le Pakistan, lui, est soutenu par les Etats-Unis comme contrepoids à une Inde trop ouverte aux sollicitations russes.

 

La "révolution" islamique en Iran retire ce pays du dispositif américain. L'invasion en 1979 de l'Afghanistan par l'URSS, qui tente de profiter de cette faiblesse américaine, constitue donc une menace des plus dangereuses pour toute la position stratégique du bloc américain non seulement au Moyen-Orient mais dans toute l'Asie du Sud. Ne pouvant pas s'attaquer directement aux positions russes (du fait en partie du resurgissement spectaculaire des luttes ouvrières avec la grève massive en Pologne), les Etats-Unis interviennent par guérilla interposée. Dès lors, avec l'Etat pakistanais et son ISI comme hommes de main, les Etats-Unis soutiennent avec les armements les plus modernes le mouvement de "libération" sans doute le plus arriéré de la planète. Et pour pouvoir rester en lice, les services secrets anglais et la DGSE française se sont empressés d'apporter leur aide à l'Alliance du Nord du commandant Massoud.

 

A l'aube du 21e siècle, deux nouveaux événements ont rehaussé encore plus l'importance stratégique de l'Afghanistan. D'un côté, l'éclatement de l'empire russe et l'apparition de nouveaux Etats chancelants (les "cinq Stans" : Kazakhstan, Ouzbékistan, Tadjikistan, Kirghizstan, et Turkménistan - Arménie, Azerbaïdjan, et Géorgie) attisent les appétits impérialistes des puissances secondaires : la Turquie essaie de mettre sur pied des alliances avec les nouveaux Etats turcophones, le Pakistan de jouer sur le gouvernement Taliban afin de renforcer son influence et de gagner du terrain dans sa guerre larvée avec l'Inde au Cachemire, pour ne pas parler des tentatives russes d'imposer de nouveau leur présence militaire dans la région. D'un autre côté, la découverte d'importantes réserves de pétrole autour de la mer Caspienne et particulièrement au Kazakhstan attire les grandes entreprises pétrolières occidentales.

 

Nous ne pouvons pas ici essayer de démêler toutes les rivalités et conflits inter-impérialistes qui secouent la région depuis 1989 (7). Mais pour se faire une idée de la poudrière qui entoure l'Afghanistan, il suffit d'énumérer quelques-uns des conflits et des rivalités en cours :

 

  • La géographie absurde laissée par la désagrégation de l'URSS fait que la région la plus riche et la plus peuplée - la vallée du Fergana - est partagée entre l'Ouzbékistan, le Tadjikistan, et le Kirghizistan, de façon à ce qu'aucun de ces pays ne dispose d'une route directe entre sa capitale et sa partie la plus peuplée !

  • Après une guerre civile de cinq ans, les islamistes de l'Opposition Unifiée Tadjik sont entrés dans le gouvernement ; cependant, on soupçonne qu'ils n'ont pas abandonné leurs liens avec le Mouvement Islamique d'Ouzbékistan (l'organisation de guérilla la plus importante), surtout parce que ce dernier doit passer par le Tadjikistan pour attaquer l'Ouzbékistan à partir de ses bases en Afghanistan.

  • L'Ouzbékistan est le seul pays à avoir refusé la présence de troupes russes sur son territoire : il est donc soumis à toutes les pressions de la Russie.

  • Le Pakistan soutient depuis toujours les Talibans, y compris avec 2 000 hommes de troupe lors de la dernière offensive contre l'Alliance du Nord. Il espère ainsi se donner une "profondeur stratégique" dans la région par rapport à la Russie et l'Inde, pour ne pas parler du commerce lucratif de l'héroïne qui passe en grande partie par le Pakistan et entre les mains des généraux de l'ISI.

  • La Chine, qui a ses propres problèmes avec des séparatistes Ouighours en Xinjiang, essaie aussi d'accroître son influence dans la région à travers la Shanghai Cooperation Organisation, regroupant les "cinq Stans" (sauf le Turkménistan, reconnu comme pays neutre par l'ONU) et la Russie. En même temps, la Chine veut rester en bons termes avec les Talibans et vient de signer un accord industriel et commercial avec leur gouvernement.

  • Evidemment, les Etats-Unis ne restent pas en-dehors. Ils ont déjà apporté leur soutien au gouvernement très peu recommandable Ouzbek : "Les militaires US connaissent bien les militaires Ouzbek et la base aérienne de Tachkent. Des unités US ont participé dans des exercices d'entraînement militaires avec des troupes Ouzbek, Kazakh, et Kirghize comme partie des exercices Centrazbat sous l'égide du programme de l'OTAN 'Partenariat pour la Paix'. Plusieurs de ces exercices ont eu lieu à la base militaire de Chirchik, aux abords de Tachkent. L'Ouzbékistan a aussi recherché activement un soutien US depuis son indépendance en 1991, souvent au dépens de ses rapports avec la Russie (...) Lors d'une visite dans la région en 2 000 par le Secrétaire d'Etat d'alors, Madame Albright, les Etats-Unis ont promis à l'Ouzbékistan plusieurs millions de dollars d'équipement militaire, et les forces spéciales US ont entraîné des troupes Ouzbek dans des méthodes de contre-terrorisme et de combat en montagne."

 

C'est donc dans une véritable poudrière qu'interviennent les Etats-Unis, soi-disant pour y apporter la "Liberté durable". Evidemment, nous ne pouvons pas aujourd'hui prévoir qu'elle en sera le résultat final. Par contre, l'histoire de la guerre du Golfe nous indique que dix ans après la fin de la guerre :

  • la région ne connaît pas de paix, puisque les affrontements entre israéliens et palestiniens, entre turcs et kurdes, entre gouvernements et guérillas fondamentalistes continuent de plus belle, ainsi que les bombardements devenus quotidiens des avions américains et anglais sur l'Irak ;

  • les troupes américaines se sont installées durablement dans la région, grâce à leurs nouvelles bases en Arabie Saoudite, et que cette présence devient elle-même source d'instabilité (attentat anti-américain à Dahran).

 

Nous pouvons donc affirmer avec certitude que l'intervention qui se prépare en Afghanistan n'apportera ni paix, ni liberté, ni justice, ni stabilité, mais seulement plus de guerre et de misère pour attiser un peu plus les feux du ressentiment et du désespoir des populations, le même désespoir qui s'est emparé des kamikazes du 11 septembre.

La crise et la classe ouvrière

Quelques jours à peine avant l'attentat, Hewlett-Packard annonçait sa fusion avec Compaq. Cette fusion doit se traduire par la perte de 14 500 emplois. C'est un exemple parmi tant d'autres de la crise qui va en s'approfondissant, et qui s'apprête à frapper de plus en plus durement les ouvriers.

 

A peine quelques jours après l'attentat, United Airlines, US Air, et Boeing annoncèrent des dizaines de milliers de licenciements. Depuis, l'exemple a été suivi par des lignes aériennes à travers le monde (Bombardier Aircraft, Air Canada, Scandinavian Airlines, British Airways, et Swissair pour ne mentionner que les derniers en date).

 

De plus, la bourgeoisie a le culot d'utiliser l'attentat du World Trade Center comme explication pour la nouvelle crise ouverte qui est en train de s'abattre sur la classe ouvrière (8). C'est une explication qui peut sembler tenir la route, avec les 6 600 milliards de dollars de valeurs perdus dans le véritable krach boursier mondial qui s'est produit depuis le 11 septembre. Mais en réalité la crise était déjà là, les patrons ne font que sauter sur l'occasion. Ainsi, selon Leo Mullin, le PDG de Delta Airlines, "même si le Congrès a approuvé l'octroi d'une aide financière globale à l'industrie, l'apport de liquidités a été calculé selon le manque à gagner engendré uniquement par les seuls événements du 11 septembre (...) Or, la demande chute tandis que les coûts de l'exploitation augmentent. Delta enregistre donc un flux de trésorerie négatif."

 

Et en effet, le monde capitaliste est déjà serré dans l'étreinte de la récession, qui se traduit en premier lieu bien évidemment par des attaques contre la classe ouvrière. Aux Etats-Unis, entre janvier et fin août 2001, il y a eu un million de chômeurs de plus. Des entreprises géantes comme Motorola et Lucent, la canadienne Nortel, la française Alcatel, la suédoise Ericsson, ont licencié par dizaines de milliers. Au Japon, le chômage qui était de 2% est monté à 5% cette année (9). La rapidité foudroyante des annonces de nouvelles pertes d'emplois (57 700 entre le 17 et le 21 septembre aux Etats-Unis) nous montre comment les patrons ont sauté sur le prétexte de l'attentat pour mettre en oeuvre des plans de licenciements déjà prévus depuis des mois.

 

Non seulement la classe ouvrière doit payer pour la crise, mais elle doit payer aussi pour la guerre, et pas seulement aux Etats-Unis ou la note s'élève déjà à au moins 40 milliards de dollars. En Europe, tous les gouvernements sont d'accord pour accroître leurs efforts en vue de constituer une force de réaction rapide qui donnera aux puissances européennes une capacité d'action indépendante. En Allemagne, 20 milliards de marks pour la restructuration militaire n'ont pas encore trouvé de place dans le budget fédéral. On peut se douter que la place sera rapidement trouvée, et cette note aussi les ouvriers devront la payer.

 

Décidément, la solidarité de l'union sacrée est une solidarité à sens unique, des ouvriers envers la classe dominante ! Et le cynisme de cette classe dominante, qui se sert des morts de la classe ouvrière comme prétexte pour licencier, ne connaît pas de bornes.

 

Aujourd'hui comme toujours, c'est la classe ouvrière qui est la première victime de la guerre.

 

Victime d'abord dans sa chair. Mais victime surtout dans sa conscience. Alors que seul la classe ouvrière a la capacité de mettre fin au système responsable de la guerre, la bourgeoisie s'en sert, encore et toujours, pour appeler à l'union sacrée. L'union sacrée des exploités avec leurs exploiteurs. L'union sacrée de ceux qui souffrent en premier du capitalisme avec ceux qui en tirent leur jouissance et leurs privilèges.

 

La première réaction des prolétaires de New York, une des premières villes ouvrières du monde, n'a pas été le chauvinisme revanchard. D'abord, on a assisté à une réaction spontanée de solidarité envers les victimes, comme en ont témoigné les queues pour donner son sang, les milliers de gestes individuels de secours et de réconfort. Dans les quartiers ouvriers ensuite, où on pleurait les morts à défaut de pouvoir les enterrer, on pouvait lire sur des pancartes des déclarations : "Zone libérée de la haine", "Vivre comme un seul monde est la seule façon d'honorer les morts", "La guerre n'est pas la réponse." Evidemment, de tels slogans sont imbibés de sentiments démocratiques et pacifistes. Sans un mouvement de lutte capable de donner corps à une résistance puissante aux attaques capitalistes, et surtout sans un mouvement révolutionnaire capable de se faire entendre dans la classe ouvrière, cette solidarité spontanée ne peut qu'être balayée par l'immense vague de patriotisme relayée par les médias depuis l'attentat. Ceux qui tentent de refuser la logique de guerre risquent d'être inféodés au pacifisme qui devient toujours le premier va-t-en-guerre quand la "patrie est en danger". Ainsi, on peut lire cette déclaration (individuelle) sur un site web pacifiste : "quand une nation est attaquée, la première décision doit être ou de capituler ou de combattre. Je pense qu'il n'y a pas de voie moyenne ici : Ou vous combattez ou vous ne combattez pas, et ne rien faire équivaut à capituler." (d'après le Willamette Week Online) Pour les écologistes, "La nation est aujourd'hui unie : nous ne voulons pas apparaître en désaccord avec le gouvernement." (Alan Metrick, porte-parole du Natural ressources Defense Council, 530 000 membres, cité dans Le Monde du 28 septembre)

 

"La paix mondiale ne peut être préservée par des plans utopiques ou foncièrement réactionnaires, tels que des tribunaux internationaux de diplomates capitalistes, des conventions diplomatiques sur le 'désarmement' (...) etc. On ne pourra pas éliminer ou même enrayer l'impérialisme, le militarisme et la guerre aussi longtemps que les classes capitalistes exerceront leur domination de classe de manière incontestée. Le seul moyen de leur résister avec succès et de préserver la paix mondiale, c'est la capacité d'action politique du prolétariat international et sa volonté révolutionnaire de jeter son poids dans la balance."

 

Voilà ce qu'écrivait Rosa Luxemburg en 1915 (Thèses sur les Tâches de la Social-Démocratie Internationale), au milieu d'une des périodes les plus noires que l'humanité ait jamais connues, alors que les prolétaires des pays les plus développés se massacraient sur les champs de bataille de la guerre impérialiste. Aujourd'hui aussi la période est dure, pour les ouvriers et pour les révolutionnaires qui maintiennent bien haut, coûte que coûte, le drapeau de la révolution communiste. Mais comme Rosa Luxemburg, nous sommes convaincus que l'alternative est socialisme ou barbarie, et que la classe ouvrière mondiale reste la seule force capable de résister à la barbarie et de créer le socialisme. Avec Rosa Luxemburg, nous affirmons que l'implication des ouvriers dans la guerre "est un attentat non pas à la culture bourgeoise du passé, mais à la civilisation socialiste de l'avenir, un coup mortel porté à cette force qui porte en elle l'avenir de l'humanité et qui seule peut transmettre les trésors précieux du passé à une société meilleure. Ici, le capitalisme découvre sa tête de mort, ici il trahit que son droit d'existence historique a fait son temps, que le maintien de sa domination n'est plus compatible avec le progrès de l'humanité (...) Cette folie cessera le jour où les ouvriers (...) se réveilleront enfin de leur ivresse et se tendront une main fraternelle, couvrant à la fois le choeur bestial des fauteurs de guerre impérialistes et le rauque hurlement des hyènes capitalistes, en poussant le vieux et puissant cri de guerre du Travail : prolétaires de tous les pays, unissez-vous !" (Brochure de Junius, 1915).

Jens, 3 Octobre 2001

 

 

Notes :

 

1. Ajoutons à cela que tous les Etats maintiennent des services secrets, avec leurs "sections des sales coups" et que, quand ils n'utilisent pas leurs propres assassins, ils sont toujours prêts à se payer les services d'un opérateur indépendant.

2. En fait, d'après les révélations de Robert Gates (ancien patron de la CIA) les Etats-Unis n'ont pas seulement répondu à l'invasion russe de l'Afghanistan, mais l'a délibérément provoquée en aidant l'opposition au régime prosoviétique de Kaboul de l'époque. Interviewé par Le Nouvel Observateur en 1998, Zbigniew Brzezinski (ancien conseiller du président Carter) répond : "Cette opération secrète était une excellente idée. Elle a eu pour effet d'attirer les russes dans le piège afghan, et vous voulez que je le regrette ? Le jour où les soviétiques ont officiellement franchi la frontière, j'ai écrit au président Carter, en substance: 'Nous avons maintenant l'occasion de donner à l'URSS sa guerre du Vietnam (...) Qu'est-ce qui est plus important au regard de l'histoire du monde ? Les Talibans ou la chute de l'empire soviétique ?" (cité dans Le Monde Diplomatique de septembre 2001).

3. Voir notre brochure La décadence du capitalisme.

4. On peut, par exemple, se rappeler le procès des agents des services secrets libyens accusés d'avoir perpétré l'attentat de Lockerbie. La Grande-Bretagne et les Etats-Unis ont maintenu mordicus que les libyens devaient être jugés, même quand il est apparu que la responsabilité était plutôt du côté syrien. Mais à l'époque, les Etas-Unis faisaient les yeux doux à la Syrie pour essayer de l'engager dans le processus de paix entre Israël et les palestiniens.

5. Notons au passage que le Parti soi-disant Communiste Français n'exprime pas de tels états d'âme : le 13 septembre, le conseil national du PCF observe deux minutes de silence, pour exprimer sa "solidarité à tout le peuple américain, à l'ensemble des citoyens et des citoyennes de ce grand pays et aux dirigeants qu'ils se sont donnés". Et que dire du titre à la une de Lutte Ouvrière : "On ne peut entretenir les guerres aux quatres coins du monde sans qu'elles vous rattrapent un jour". Traduction: "Ouvriers américains assassinés, c'est bien fait pour votre gueule".

6. On peut quand même se poser des questions sur cette rapidité : une voiture de location retrouvée à peine quelques heures après l'attentat avec des manuels d'aviation écrits en arabe, alors que les pilotes kamikazes vivaient depuis des mois, sinon des années, aux Etats-Unis et y suivaient leurs cours; le rapport selon lequel on aurait trouvé dans les décombres du World Trade Center un passeport appartenant à l'un des terroristes, qui n'aurait pas été détruit par l'explosion de plusieurs centaines de tonnes de kérosène...

7. En particulier, nous ne parlerons pas des conflits constants sur la construction des nouveaux oléoducs pour transporter le pétrole de la mer caspienne vers les pays développés, la Russie cherchant à imposer une route qui passerait par la Tchétchénie et la Russie pour terminer à Novossibyrsk sur la côte russe de la Mer Noire, le gouvernement américain promouvant la route Baku-Tbilisi-Ceyhan (c'est-à-dire Azerbaïdjan-Géorgie-Turquie) qui laisserait les russes complètement sur la touche. Notons seulement au passage que le gouvernement américain a dû imposer son choix au grand dam des compagnies pétrolières, qui la considéraient économiquement inintéressant.

8. Comme elle a fait en 1974, quand la crise était censée être dûe à l'augmentation du prix du pétrole, c'est la même explication qu'on nous a resservie en 1980. Quant à la crise de 1990-93, elle aurait été la conséquence de la guerre du Golfe...

9. Ajoutons que si ce taux semble relativement bas par rapport à la France par exemple, il montre le succès de l'Etat nippon, non pas dans la limitation du chômage, mais dans le trucage des chiffres.

 

 

Géographique: 

  • Etats-Unis [1]

Récent et en cours: 

  • 11 septembre 2001 [2]

Questions théoriques: 

  • Décomposition [3]

Rapport sur la lutte de classe : le concept de cours historique dans le mouvement révolutionnaire

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Depuis le rapport sur la lutte de classe au dernier congrès, il n'y a pas eu de changements immédiats dans la situation d'ensemble à laquelle la classe est confrontée. Le prolétariat a montré, à travers diverses luttes, que sa combativité reste intacte et son mécontentement croissant (comme chez les employés des transports de New York, dans la "grève générale" en Norvège, dans les grèves qui ont touché de nombreux secteurs en France, celle des postiers en Grande Bretagne, les mouvements dans des pays de la périphérie comme le Brésil, la Chine, etc.). Mais ce qui continue à dominer la situation, ce sont les difficultés que rencontre la classe ouvrière - difficultés imposées par les conditions du capitalisme en décomposition et continuellement renforcées par les campagnes idéologiques de la bourgeoisie sur "la disparition de la classe ouvrière", la "nouvelle économie", la "mondialisation", et même "l'anti-capitalisme". En même temps, au sein du milieu politique prolétarien, se maintiennent des désaccords fondamentaux sur le rapport de forces entre les classes, certains groupes ayant prétexté comme raison à ne participer à aucune initiative conjointe contre la guerre au Kosovo la vision "idéaliste" du CCI sur le cours historique.

C'est pourquoi, plutôt que de centrer ce rapport sur les luttes de la période récente, nous le mettrons à profit pour approfondir notre compréhension du concept de cours historique tel que le mouvement ouvrier l'a développé. Pour pouvoir répondre de façon efficace aux critiques qui nous sont faites, nous devons évidemment aller à la racine historique des incompréhensions qui traversent le milieu prolétarien. Une autre raison en faveur d'un tel type de rapport est que l'une des faiblesses de nos analyses des luttes récentes a été une tendance à l'immédiatisme, une tendance à se concentrer sur des luttes particulières pour "prouver" notre position sur le cours, ou sur les difficultés de ces luttes comme base possible pour mettre en question nos conceptions. Ce qui suit est bien loin d'être une étude exhaustive ; le but est d'aider l'organisation à mieux connaître la méthode générale avec laquelle le marxisme a abordé cette question.

1re partie : 1848-1952

Du Manifeste communiste à la première guerre mondiale

Le concept de "cours historique", tel qu'il a été surtout développé par la Fraction italienne de la Gauche communiste, dérive de l'alternative historique posée par le mouvement marxiste au 19e siècle : l'alternative socialisme ou barbarie. En d'autres termes, le mode de production capitaliste contient en son sein deux tendances et possibilités contradictoires - la tendance à l'auto-destruction, et la tendance à l'association du travail à l'échelle mondiale et à l'émergence d'un ordre social nouveau et supérieur. Il faut insister sur le fait que, pour le marxisme, aucune de ces tendances ne s'impose de l'extérieur à la société capitaliste, contrairement aux théories bourgeoises qui expliquent par exemple les manifestations de barbarie telles que le nazisme ou le stalinisme comme des intrusions étrangères à la normalité capitaliste, contrairement aussi aux diverses visions mystiques ou utopistes de l'avènement d'une société communiste. Les deux issues possible de la trajectoire historique du capital sont la culmination logique de ses processus vitaux les plus profonds. La barbarie, l'effondrement social et la guerre impérialiste dérivent de la concurrence sans merci qui pousse le système de l'avant, à partir des divisions inhérentes à la production de marchandises et à la guerre perpétuelle de tous contre tous ; le communisme, lui, dérive de la nécessité pour le capital du travail associé et unifié, produisant ainsi son propre fossoyeur qu'est le prolétariat. Contre toutes les erreurs idéalistes qui essayaient de séparer le prolétariat du communisme, Marx a défini ce dernier comme l'expression de "son mouvement réel" et a insisté sur le fait que les ouvriers "n'ont pas d'idéal à réaliser, mais à libérer les éléments de la nouvelle société dont la vieille société bourgeoise qui s'effondre est elle-même enceinte." (La guerre civile en France)

Dans le Manifeste communiste, il existe une certaine tendance à supposer que cette grossesse aboutira automatiquement à une naissance saine - que la victoire du prolétariat est inévitable. En même temps, lorsqu'il parle des précédentes sociétés de classe, le Manifeste montre que lorsqu'aucune issue révolutionnaire n'a eu lieu, le résultat a été "la ruine mutuelle des classes en présence" - bref, la barbarie. Bien que cette alternative ne soit pas clairement annoncée pour le capitalisme, c'est la déduction logique qui vient de la reconnaissance que la révolution prolétarienne n'est en aucune façon un processus automatique et qu'elle requiert l'auto-organisation consciente du prolétariat, la classe dont la mission est de créer une société qui permettra pour la première fois à l'humanité d'être maître de son destin. De ce fait, le Manifeste communiste est axé sur la nécessité pour les prolétaires "de se constituer eux-mêmes en classe, et donc en parti politique". Quelles que soient les clarifications qui ont eu lieu plus tard sur la distinction entre parti et classe, le noyau de cette prise de position reste profondément vrai : le prolétariat ne peut agir comme force révolutionnaire et consciente d'elle-même que s'il s'affronte au capitalisme au niveau politique ; et pour le faire, il ne peut se dispenser de la nécessité de former un parti politique.

Encore une fois, il était clair que "la constitution du prolétariat en classe", armé d'un programme explicite contre la société capitaliste, n'était pas possible à tout moment. D'abord, le Manifeste insiste sur la nécessité que la classe traverse une longue période d'apprentissage où elle fera avancer sa lutte de ses formes "primitives" initiales (telles que le Luddisme) à des formes plus organisées et conscientes (formation des syndicats et des partis politiques). Et malgré "l'optimisme de jeunesse" du Manifeste sur les potentialités immédiates de la révolution, l'expérience de 1848-52 a démontré que les périodes de contre-révolution et de défaites faisaient aussi partie de l'apprentissage du prolétariat, et que, dans de telles périodes, les tactiques et l'organisation du mouvement prolétarien devaient s'adapter en conséquence. C'est tout le sens de la polémique entre le courant marxiste et la tendance Willich-Schapper qui, selon les termes de Marx, "avait substitué une conception idéaliste à une conception matérialiste. Au lieu de voir la situation réelle comme la force motrice de la révolution, elle ne voyait que la simple volonté." ("Adresse au Conseil général de la Ligue communiste", septembre 1850) Cette démarche a été à la base de la décision de dissoudre la Ligue communiste et de se concentrer sur les tâches de clarification et de défense des principes - les tâches d'une fraction - au lieu de gaspiller des énergies dans de grandioses aventures révolutionnaires. Pendant la phase ascendante du capitalisme, l'avant-garde marxiste a montré dans sa pratique qu'il était vain de chercher à fonder un parti de classe réellement efficace dans des périodes de reflux et de réaction : le schéma de formation des partis pendant les phases de lutte de classe montante et la reconnaissance de leur mort dans les phases de défaites a été par la suite suivi avec la Première internationale et la création de la Deuxième.

Il est vrai que les écrits des marxistes pendant cette période, tout en contenant beaucoup de points d'une importance capitale, ne développent pas une théorie cohérente du rôle de la fraction dans les périodes de reflux ; comme le souligne Bilan (publication de la Gauche italienne dans les années 1930), cela n'a été possible qu'à partir du moment où la notion de parti a elle-même été élaborée théoriquement, tâche qui ne pouvait être pleinement accomplie que dans la période de lutte directe pour le pouvoir, inaugurée par la décadence du système capitaliste (voir notre article sur les rapports entre fraction et parti dans la Revue internationale n° 61). De plus, les conditions de la décadence rendent encore plus aigus les contours de cette question puisque, dans la période d'ascendance, avec la lutte à long terme pour des réformes, les partis politiques pouvaient maintenir un caractère prolétarien sans être entièrement composés de révolutionnaires, alors que dans la décadence, le parti de classe ne peut être composé que de militants révolutionnaires et comme tel, ne peut se maintenir longtemps en tant que parti communiste - c'est-à-dire en tant qu'organe ayant la capacité de mener l'offensive révolutionnaire - en dehors des phases de lutte de classe ouverte.

De même, les conditions du capitalisme ascendant n'ont pas permis de faire pleinement évoluer le concept selon lequel, suivant le rapport de forces global entre les classes, la société capitaliste évolue soit vers la guerre mondiale, soit vers des soulèvements révolutionnaires. La guerre mondiale ne constituait pas alors une conséquence possible de la crise économique, le capitalisme ayant les moyens de surmonter ses crises périodiques à travers l'expansion du marché mondial ; et parce que la lutte pour des réformes n'étant pas encore épuisée, la révolution mondiale restait, pour la classe ouvrière, une perspective globale plutôt qu'une nécessité brûlante. L'alternative historique entre le socialisme et la barbarie ne pouvait pas encore être "condensée" en un choix plus immédiat entre la guerre et la révolution.

Néanmoins, dès 1887, l'émergence de l'impérialisme avait permis à Engels de prévoir d'une façon éclatante la forme précise que la tendance du capitalisme à la barbarie allait être forcée de prendre - une guerre dévastatrice au coeur même du système : "Il n'y a pas de guerre possible pour la Prusse-Allemagne sinon une guerre mondiale et une guerre mondiale d'une extension et d'une violence jusqu'ici inimaginable. Huit à dix millions de soldats en train de se massacrer les uns les autres et ce faisant dévorant toute l'Europe jusqu'à ce qu'ils l'aient dévastée plus que n'importe quel essaim de sauterelles ne l'a jamais fait. La dévastation de la Guerre de Trente ans comprimée en trois ou quatre années, et répandue à travers tout le continent ; la famine, l'empoisonnement, la chute générale dans la barbarie, à la fois des armées et des masses du peuple ; une confusion sans espoir de notre système artificiel de commerce, d'industrie et de crédit, aboutissant à la banqueroute générale, l'effondrement des anciens Etats et de leur sagesse élitiste traditionnelle à un point tel que les couronnes rouleront par douzaines sur le trottoir et il n'y aura personne pour les prendre ; l'impossibilité absolue de prévoir comment tout cela finira et qui sortira victorieux de la lutte ; un seul résultat est absolument certain : l'épuisement général et l'établissement des conditions de la victoire finale de la classe ouvrière." (15 décembre 1887) Il vaut la peine de noter aussi qu'Engels - se basant lui-même sans aucun doute sur l'expérience réelle de la Commune de Paris une décennie et demi plus tôt - prévoyait que cette guerre européenne donnerait naissance à la révolution prolétarienne.

Pendant la première décennie du 20e siècle, la menace croissante de cette guerre devint une grande préoccupation pour l'aile révolutionnaire de la social-démocratie, ceux qui ne se laissaient pas tromper par les chants de sirènes du "progrès perpétuel", du "super impérialisme" et d'autres idéologies qui avaient prise sur de grandes parties du mouvement ouvrier. Aux congrès de la Seconde Internationale, c'est l'aile gauche - Lénine et Rosa Luxemburg en particulier - qui insistait le plus fortement sur la nécessité que l'Internationale prenne une position claire face au danger de guerre. La résolution de Stuttgart de 1907 et la résolution de Bâle qui en a réaffirmé les prémisses en 1912, furent le fruit de ses efforts. La première stipule que "dans le cas d'une menace d'éclatement de la guerre, c'est le devoir de la classe ouvrière et de ses représentants au Parlement dans les pays y prenant part, fortifiés par l'activité unificatrice du Bureau international, de tout faire pour empêcher l'éclatement de la guerre par tous les moyens qui leur paraissent efficaces, qui sont naturellement différents selon l'intensification de la guerre de classe et la situation politique générale.

Si la guerre éclatait malgré tout, c'est leur devoir d'intervenir pour sa fin rapide et d'agir de toutes leurs forces pour utiliser la crise économique et politique violente amenée par la guerre pour soulever les masses et donc accélérer l'abolition de la domination de la classe capitaliste". Bref, face à la descente impérialiste vers une guerre catastrophique, non seulement la classe ouvrière devait s'y opposer mais, si la guerre éclatait, y répondre par l'action révolutionnaire. Ces résolutions devaient servir de base au slogan de Lénine pendant la Première guerre mondiale : "Transformation de la guerre impérialiste en guerre civile".

Lorsqu'on réfléchit à cette période, il est important de ne pas projeter en arrière une conscience de la part de chacune des classes antagoniques qu'elles n'avaient pas. A cette époque, ni le prolétariat ni la bourgeoisie ne pouvaient avoir pleinement conscience de ce que signifiait réellement la guerre mondiale. En particulier, il n'était pas possible d'envisager clairement le fait que la guerre impérialiste moderne étant une guerre totale et non plus un combat lointain entre armées professionnelles, elle ne pouvait plus être menée sans la mobilisation totale du prolétariat - à la fois des ouvriers en uniforme et des ouvriers sur le front intérieur . Il est vrai que la bourgeoisie avait compris qu'elle ne pourrait lancer une guerre que si la social-démocratie était assez corrompue pour ne pas s'y opposer, mais les événements de 1917-21, directement provoqués par la guerre, lui ont enseigné beaucoup de leçons qu'elle n'oubliera jamais, avant tout en ce qui concerne la nécessité de préparer totalement le terrain politique et social avant de lancer une guerre majeure, en d'autres termes, de parachever la destruction physique et idéologique de l'opposition prolétarienne.

Si on regarde le problème du point de vue du prolétariat, il est clair qu'il manque dans la résolution de Stuttgart, une analyse du rapport de forces entre les classes - de la force réelle du prolétariat, de sa capacité à résister à la descente dans la guerre. Du point de vue de la résolution, l'action de classe pouvait empêcher la guerre, ou pouvait l'arrêter après qu'elle ait commencé. En fait la résolution argumente que les diverses prises de position et interventions contre la guerre faites par les syndicats et les partis social-démocrates de l'époque "témoignent de la force croissante du prolétariat et de son pouvoir à assurer la paix à travers une intervention décisive." Cette prise de position optimiste représentait une totale sous-estimation du degré auquel la social-démocratie et les syndicats avaient déjà été intégrés dans le système et allait s'avérer plus qu'inutile pour une réponse internationaliste. Lorsque la guerre a éclaté, cette situation devait laisser les gauches dans un certain désarroi - comme en témoignent l'idée initiale de Lénine selon laquelle c'était le Haut commandement allemand qui avait réalisé le numéro du Vorwarts appelant les ouvriers à soutenir la guerre ; ou encore l'isolement du groupe Die Internationale en Allemagne, etc. Et il n'y a aucun doute sur le fait que c'est la trahison puante des anciennes organisations ouvrières, leur incorporation graduelle au capitalisme qui a fait pencher le rapport de forces contre la classe ouvrière et ouvert un cours à la guerre, et ceci malgré le très haut niveau de combativité que les ouvriers avaient manifesté dans de nombreux pays dans la décennie précédant la guerre et même juste avant.

Ce dernier fait a souvent ouvert la porte à la théorie selon laquelle la bourgeoisie aurait déchaîné la guerre comme mesure préventive contre la révolution imminente - une théorie qui, selon nous, est basée sur l'incapacité à faire la distinction entre la combativité et la conscience, et qui minimise l'énorme signification historique de la trahison des organisations que la classe ouvrière avait tant bataillé à construire et l'effet que cette trahison a produit. Ce qui est vrai, cependant, c'est que la façon dont la bourgeoisie a acquis sa première victoire décisive sur les ouvriers - "l'Union sacrée" proclamée par la social-démocratie et les syndicats - s'est avérée insuffisante pour rompre totalement la dynamique de la grève de masse qui avait mûri dans la classe ouvrière européenne, russe et américaine pendant la décennie précédente. La classe ouvrière s'est montrée capable de récupérer de la défaite principalement idéologique de 1914 et de lancer sa réponse révolutionnaire trois ans après. Ainsi le prolétariat, à travers sa propre action a changé le cours historique : le cours s'éloignait maintenant du conflit impérialiste mondial et allait vers la révolution communiste mondiale.

De la vague révolutionnaire à l'aube de la contre-révolution

Pendant les années révolutionnaires qui ont suivi, la pratique de la bourgeoisie a fourni sa propre "contribution" à l'approfondissement du problème du cours historique. Elle a montré que, face à un défi ouvertement révolutionnaire de la classe ouvrière, le cours vers la guerre passe au second plan par rapport à la nécessité de reprendre le contrôle des masses exploitées. Cela a été le cas non seulement dans la chaleur de la révolution elle-même, quand les soulèvements en Allemagne ont obligé la classe dominante à mettre fin à la guerre et à s'unir contre son ennemi mortel, mais aussi pendant les années qui ont suivi, parce que, alors que les oppositions inter-impérialistes n'avaient pas disparu (le conflit entre la France et l'Allemagne par exemple), elles ont été largement reléguées à l'arrière-plan pendant que la bourgeoisie cherchait à résoudre la question sociale. Tel est, par exemple, le sens du soutien apporté au programme d'Hitler de terreur contre la classe ouvrière de la part de beaucoup de fractions de la bourgeoisie mondiale dont les intérêts impérialistes ne pouvaient qu'être menacés par la résurgence du militarisme allemand. La période de reconstruction qui a suivi la guerre - bien que limitée en étendue et profondeur en comparaison de celle qui a suivi 1945 - a également servi à repousser temporairement le problème du repartage du butin impérialiste en ce qui concerne la classe dominante.

Pour sa part, l'Internationale communiste n'a eu que très peu de temps pour clarifier de telles questions bien que, dès le départ, elle ait clairement établi que si la classe ouvrière ne parvenait pas à répondre au défi révolutionnaire lancé par les ouvriers russes, le chemin vers une autre guerre mondiale serait ouvert. Le Manifeste du premier congrès de l'IC (mars 1919) avertit que si la classe ouvrière se laissait avoir par les discours des opportunistes, "le développement capitaliste célébrerait sa restauration sous des formes nouvelles plus concentrées et plus monstrueuses sur le dos de beaucoup de générations, avec la perspective d'une nouvelle et inévitable guerre mondiale. Heureusement pour l'humanité, ceci n'est plus possible." Pendant cette période, la question du rapport de forces entre les classes était en fait cruciale, mais moins par rapport au danger de guerre que vis-à-vis des possibilités immédiates de la révolution. La dernière phrase du passage qu'on vient de citer fournit matière à réflexion ici : dans les premières phases enivrantes de la vague révolutionnaire, il y avait une nette tendance à considérer la victoire de la révolution mondiale comme inévitable, et donc à imaginer qu'une nouvelle guerre mondiale n'était pas réellement possible. Cela représentait clairement une sous-estimation de la tâche gigantesque à laquelle la classe ouvrière est confrontée pour créer une société fondée sur la solidarité sociale et la maîtrise consciente des forces productives. Et, en plus de ce problème général, applicable à tout mouvement révolutionnaire de la classe, dans les années 1914-21, le prolétariat s'est trouvé confronté à "l'éruption" soudaine et brutale d'une nouvelle époque historique qui l'a contraint à se débarrasser très rapidement d'habitudes et de méthodes de lutte enracinées et à acquérir "du jour au lendemain" les méthodes appropriées à cette nouvelle époque.

Comme l'élan initial de la vague révolutionnaire faiblissait, l'optimisme quelque peu simpliste des premières années s'est avéré de plus en plus inadéquat, et il est devenu de plus en plus urgent de faire une évaluation sobre et réaliste du véritable rapport de forces entre les classes. Au début des années 1920, il y eut une polémique très forte en particulier entre l'IC et la Gauche allemande sur cette question, débat dans lequel la vérité ne résidait totalement ni d'un côté ni de l'autre. L'IC a plus rapidement vu la réalité du reflux de la révolution après 1921, et donc la nécessité de consolider l'organisation et de développer la confiance de la classe ouvrière en participant à ses luttes défensives. Mais, pressée par les besoins de l'Etat et de l'économie russes en plan à rechercher des points d'appui hors de Russie, l'IC a de plus en plus traduit cette perspective en un langage opportuniste (le Front unique, la fusion avec les partis centristes, etc.). La Gauche allemande a fermement rejeté ces conclusions opportunistes, mais son impatience révolutionnaire et la théorie de la crise mortelle du capitalisme l'ont empêchée de faire la distinction entre la période générale de déclin du capitalisme qui pose la nécessité de la révolution en termes historiques généraux, et les différentes phases au sein de cette période, phases qui ne présentent pas automatiquement toutes les conditions requises pour un renversement révolutionnaire. L'incapacité de la Gauche allemande à analyser le rapport de forces objectif entre les classes était couplée d'une faiblesse cruciale sur le plan organisationnel - son incapacité à comprendre les tâches d'une fraction luttant contre la dégénérescence du vieux parti. Ces faiblesses devaient avoir des conséquences fatales pour l'existence même de la Gauche allemande comme courant organisé.

La contribution de la Gauche italienne

C'est là que la Gauche italienne trouve sa justification comme pôle de clarté international. Au début des années 1920, ayant traversé l'expérience du fascisme, elle a su voir que le prolétariat reculait devant une offensive bourgeoise déterminée. Mais cela ne l'a pas entraînée dans le sectarisme puisqu'elle a continué à participer pleinement aux luttes défensives de la classe, ni dans l'opportunisme puisqu'elle a fait une critique très lucide du danger de l'opportunisme dans l'Internationale, en particulier à travers les concessions de cette dernière à la social-démocratie. Ayant déjà été éduquée aux tâches d'une fraction dans le combat politique au sein du parti socialiste italien avant la guerre, la Gauche italienne se rendait également tout à fait compte de la nécessité de lutter au sein des organes existants de la classe tant qu'ils conservaient un caractère prolétarien. Vers 1927-28 cependant, la Gauche avait reconnu que l'expulsion du parti bolchevik de l'Opposition de gauche et d'autres courants au niveau international, signifiait un développement qualitatif de la contre-révolution et elle a demandé la constitution formelle d'une fraction de gauche indépendante, même si elle laissait ouverte la possibilité de reconquérir les partis communistes.

L'année 1933 a constitué une nouvelle date significative pour la Gauche italienne : pas seulement parce que le premier numéro de Bilan est paru cette année-là, mais aussi parce que le triomphe du nazisme en Allemagne a convaincu la Fraction que le cours vers une deuxième guerre mondiale était maintenant ouvert. La façon qu'a eu Bilan de saisir la dynamique du rapport de forces entre les classes depuis 1917 était résumée dans le logo qu'elle a mis pendant un certain temps sur ses publications : "Lénine 1917, Noske 1919, Hitler 1933" : Lénine étant la personnification de la révolution prolétarienne ; Noske de la répression de la vague révolutionnaire par la social-démocratie, Hitler du parachèvement de la contre-révolution bourgeoise et des préparatifs à une nouvelle guerre. Ainsi, dès le départ, la position de Bilan sur le cours historique constituait une de ses caractéristiques spécifiques.

Il est vrai que l'article éditorial de Bilan n° 1 semble en quelque sorte hésiter sur la perspective qui se présentait au prolétariat, tout en reconnaissant la défaite profonde que la classe ouvrière avait traversée, et laisse la porte ouverte à la possibilité que ce dernier trouve les capacités de revitaliser sa lutte et donc d'empêcher l'éclatement de la guerre grâce au développement de la révolution (voir la Gauche communiste d'Italie). C'était peut-être dû en partie au fait que Bilan ne voulait pas rejeter totalement la possibilité que le cours de la contre-révolution pût être renversé. Mais dans les années qui ont suivi, toutes les analyses de la situation internationale qu'a faites Bilan - que ce soit celles des luttes nationales de la périphérie, le développement de la puissance allemande en Europe, le Front populaire en France, l'intégration de l'URSS sur l'échiquier impérialiste ou la soi disant révolution espagnole - se fondaient sur la reconnaissance mesurée que le rapport de forces avait nettement évolué en défaveur du prolétariat et que la bourgeoisie dégageait la voie pour un autre massacre impérialiste. Cette évolution est exprimée avec une sobre clarté dans le texte de Bilan n° 17 : "Défendre la constitution de fractions à une époque où l'écrasement du prolétariat s'accompagne de la concrétisation des conditions du déchaînement de la guerre, est l'expression d'un 'fatalisme' qui accepte l'inévitabilité que la guerre se déchaîne et l'impossibilité que le prolétariat se mobilise face à celle-ci." ("Projet de résolution sur la situation internationale")

Cette démarche idéologique différait profondément de la position de Trotsky qui était de loin le "représentant" le plus connu de l'opposition de gauche au stalinisme à l'époque (et encore aujourd'hui). Il faut dire que Trotsky aussi avait vu dans 1933 et la victoire du nazisme un tournant décisif. Comme pour Bilan, cet événement marquait aussi la trahison définitive de l'Internationale communiste ; vis-à-vis du régime en URSS, Trotsky comme Bilan continuait à en parler comme d'un Etat ouvrier, mais à partir de cette période, il n'a plus pensé que le régime stalinien pouvait être réformé mais qu'il devait être renversé de force par "une révolution politique". Cependant, derrière ces similitudes apparentes se maintenaient des différences fondamentales qui allaient aboutir à la rupture finale entre la Fraction italienne et l'Opposition de gauche internationale. Ces différences étaient profondément liées à la notion de la Gauche italienne sur le cours historique et, dans ce contexte, à la tâche d'une fraction. Pour Trotsky, la banqueroute du vieux parti signifiait la proclamation immédiate d'un nouveau parti. Bilan quant à lui rejetait cela comme une attitude volontariste et idéaliste, et insistait sur le fait que le parti, en tant que direction effective de la classe ouvrière, ne pouvait exister dans des moments de profonde dépression du mouvement de la classe. Les efforts de Trotsky pour réunir une organisation de masse dans une telle période ne pouvaient qu'aboutir à l'opportunisme, ce qui fut illustré par le tournant de l'Opposition de gauche vers l'aile gauche de la social-démocratie à partir de 1934. Pour Bilan, un véritable parti du prolétariat ne pouvait se former que lorsque la classe était dans un cours vers un conflit ouvert avec le capitalisme. Seule une fraction, qui définissait comme sa tâche primordiale celle de faire le "bilan" des victoires et des défaites passées, pouvait préparer une telle modification de la situation, établir les bases du futur parti.

Concernant l'URSS, la vision globale qu'avait Bilan de la situation qu'affrontait le prolétariat, l'a amené à rejeter la perspective de Trotsky d'une attaque par le capital mondial contre l'Etat ouvrier - d'où la nécessité que le prolétariat défende l'URSS contre cette attaque. Au contraire Bilan voyait dans la période de réaction la tendance inévitable à ce qu'un Etat prolétarien isolé soit entraîné dans le système des alliances capitalistes préparant le terrain à une nouvelle guerre mondiale. D'où le rejet de toute défense de l'URSS comme incompatible avec l'internationalisme.

Il est vrai que les écrits de Trotsky de l'époque montrent souvent une grande perspicacité sur les tendances profondément réactionnaires dominant la situation mondiale. Mais Trotsky manquait d'une méthode rigoureuse, d'une réelle conception du cours historique. Ainsi, en dépit du triomphe sur toute la ligne de la réaction, et tout en reconnaissant que la guerre approchait, Trotsky a constamment succombé à un faux optimisme qui voyait dans le fascisme la dernière carte de la bourgeoisie contre le danger de la révolution, et dans l'antifascisme une sorte de radicalisation des masses, ce qui lui faisait soutenir l'idée que "tout était possible" au moment des grèves sous le Front populaire en France en 1936, ou prendre pour argent comptant l'idée qu'une révolution prolétarienne avait souterrainement lieu en Espagne la même année. En somme, l'incapacité de Trotsky à saisir la nature réelle de la période a accéléré le glissement du Trotskysme vers la contre-révolution, tandis que la clarté de Bilan sur la même question lui a permis de tenir bon en défense des principes de classe, même au prix d'un isolement terrible.

Il est sûr que cet isolement a pris son dû sur la Fraction elle-même, sa clarté n'a pas été défendue sans des combats majeurs dans ses propres rangs. D'abord contre les positions de la minorité sur la guerre d'Espagne : la pression pour prendre part à l'illusoire "révolution espagnole" était immense et la minorité y a succombé par sa décision de lutter dans les milices du POUM. La majorité a su maintenir son intransigeance en grande partie parce qu'elle a refusé de considérer isolément les événements d'Espagne et les a vus comme une expression du rapport de forces mondial entre les classes. Ainsi, quand des groupes comme Union communiste ou la LCI dont les positions étaient similaires à celles de la minorité, ont accusé Bilan d'être incapable de voir un mouvement de classe s'il n'était pas dirigé par un parti, et de considérer le parti comme une sorte de deux ex machina sans lequel les masses ne pouvaient rien faire, Bilan a répondu que l'absence de parti en Espagne était le produit des défaites qu'avait subies internationalement le prolétariat, et tout en exprimant sa solidarité totale avec les ouvriers espagnols, a souligné le fait que cette absence de clarté programmatique avait conduit les réactions ouvrières spontanées à être dévoyées de leur propre terrain sur le terrain de la bourgeoisie et de la guerre inter-impérialiste.

Le point de vue de la fraction sur les événements en Espagne a été vérifié par la réalité mais, à peine cette épreuve passée, elle était plongée dans une seconde encore plus préjudiciable : l'adoption par Vercesi, l'un des principaux théoriciens de la Fraction, d'une conception remettant en question toute l'analyse passée de la période historique, la théorie de l'économie de guerre.

Cette théorie était le résultat d'une fuite dans l'immédiatisme. Constatant la capacité du capitalisme à utiliser l'Etat et ses préparatifs guerriers pour réabsorber partiellement le chômage de masse qui avait caractérisé la première phase de la crise économique des années 1930, Vercesi et ses adeptes en tirèrent la conclusion que, d'une certaine façon, le capitalisme avait connu une modification et avait surmonté sa crise historique de surproduction. Revenant à l'axiome marxiste élémentaire selon lequel la principale contradiction dans la société réside dans la contradiction entre la classe exploiteuse et la classe exploitée, Vercesi fit alors le saut qui l'amena à l'idée que la guerre impérialiste mondiale n'était plus une réponse du capitalisme à ses contradictions économiques internes, mais un acte de solidarité inter-impérialiste ayant pour but le massacre de la classe ouvrière. Ainsi, si la guerre approchait, cela voulait dire que la révolution prolétarienne devenait une menace grandissante pour la classe dominante. En fait, le principal effet de la théorie de l'économie de guerre pendant cette période a été de minimiser complètement le danger de guerre. Selon Vercesi, les guerres locales et les massacres sélectifs pouvaient jouer le même rôle pour le capitalisme que la guerre mondiale. Le résultat, ce fut la totale incapacité à se préparer à l'impact que la guerre allait inévitablement avoir sur le travail de l'organisation, ce qui se solda par la désintégration quasi totale de la Fraction au début de la guerre. Et les théorisations de Vercesi sur le sens de la guerre une fois que celle-ci eût éclaté, ont achevé sa déroute : la guerre voulait dire "la disparition sociale du prolétariat" et rendait inutile toute activités militante organisée. Le prolétariat ne pouvait retrouver le chemin de la lutte qu'après l'éclatement de "la crise de l'économie de guerre" (provoquée non par l'opération de la loi de la valeur mais par l'épuisement des moyens matériels nécessaires à la poursuite de la production de guerre). Nous examinerons rapidement les conséquences qu'a eues cet aspect de la théorie à la fin de la guerre, mais son effet initial a été de semer le désarroi et la démoralisation dans les rangs de la fraction.

Dans la période qui a suivi 1938, lorsque Bilan a été remplacé par Octobre dans l'attente de nouveaux assauts révolutionnaires de la classe ouvrière, l'analyse originelle de Bilan a été maintenue et développée par une minorité qui ne voyait pas de raison de remettre en cause le fait que la guerre était imminente, qu'il y allait avoir un nouveau conflit inter-impérialiste pour la division du monde, et que les révolutionnaires doivent maintenir leur activité dans l'adversité afin de maintenir vivant le flambeau de l'internationalisme. Ce travail a été avant tout mené par les militants qui ont fait revivre la Fraction italienne à partir de 1941 et qui ont contribué à la formation de la Fraction française dans les années de guerre suivantes.

La Gauche communiste de France poursuit le travail de Bilan

Ceux qui sont restés fidèles au travail de Bilan ont également maintenu son interprétation du changement de cours - dans le feu de la guerre elle-même. Ce point de vue s'enracinait profondément dans l'expérience réelle de la classe - celle de 1871, de 1905 et de 1917 ; et les événements de 1943 en Italie ont paru le confirmer. Ceux-ci ont constitué un authentique mouvement de classe avec une claire dimension contre la guerre, et ils ne furent pas sans écho dans les autres puissances européennes de l'Axe, en Allemagne même. Le mouvement en Italie produisit aussi une puissante impulsion vers le regroupement des forces prolétariennes éparpillées en Italie même. De cela, le noyau français de la Gauche communiste, ainsi que la Fraction italienne en exil et en Italie même conclurent que "le cours vers la formation du parti est maintenant ouvert." Mais tandis qu'une grande partie de militants en a déduit qu'il fallait constituer le parti immédiatement et sur des bases qui n'étaient pas bien définies programmatiquement, la Fraction française, en particulier le camarade Marco (MC qui était membre des deux Fractions - italienne et française) n'abandonna pas la rigueur de sa démarche. Opposée à la dissolution de la Fraction italienne et à la formation précipitée du parti, la Fraction française insistait aussi sur l'examen de la situation italienne à la lumière de la situation mondiale d'ensemble et refusa d'être embarquée dans un "italocentrisme" sentimental qui s'était emparé de beaucoup de camarades de la Fraction italienne. Le groupe en France (qui est devenu la Gauche communiste de France) fut aussi le premier à reconnaître que le cours n'avait pas changé, que la bourgeoisie avait tiré les leçons nécessaires de l'expérience de 1917 et avait infligé une autre défaite décisive au prolétariat.

Dans le texte "La tâche de l'heure - formation du parti ou formation des cadres", publié dans Internationalisme d'août 1946 (republié dans la Revue internationale n° 32) il y a une polémique très mordante contre l'incohérence des autres courants du milieu prolétarien de l'époque. Le fond de la polémique a pour but de montrer que la décision de fonder le PCInt en Italie était basée sur une estimation erronée de la période historique et avait effectivement mené à l'abandon de la conception matérialiste de la fraction en faveur d'une démarche volontariste et idéaliste qui devait beaucoup au trotskisme pour qui les partis peuvent être "construits" à tout moment sans référence à la situation historique réelle à laquelle la classe ouvrière est confrontée. Mais - probablement parce que le PCInt lui-même pris dans une fuite en avant activiste n'a pas développé de conception cohérente du cours historique - l'article se centre sur les analyses développées par d'autres groupes du milieu, en particulier la Fraction belge de la Gauche communiste qui était liée organisationnellement au PCInt. Pendant la période qui a précédé la guerre, la Fraction belge, conduite par Mitchell, s'était vigoureusement opposée à la théorie de Vercesi sur l'économie de guerre. Ses vestiges qui s'étaient maintenus après la guerre étaient maintenant devenus son partisan le plus enthousiaste. La théorie contenait l'idée que la crise de l'économie de guerre ne pourrait vraiment éclater qu'après la guerre, donc "c'est dans la période d'après-guerre que la transformation de la guerre impérialiste en guerre civile se réalise... La situation présente doit donc être analysé comme celle d'une 'transformation en guerre civile'. Avec cette analyse centrale comme point de départ, la situation en Italie se montre particulièrement avancée, justifiant donc la constitution immédiate du parti, tandis que les troubles en Inde, Indonésie et dans d'autres colonies dont les rênes sont fermement tenus par les divers impérialismes en présence et par les bourgeoisies locales sont vus comme les signes du début d'une guerre civile anti-capitaliste." Les conséquences catastrophiques d'une lecture totalement erronée du véritable rapport de forces entre les classes étaient évidentes, amenant la fraction belge à voir les conflits inter-impérialistes locaux comme les expressions d'un mouvement vers la révolution.

Cela vaut aussi la peine de noter que l'article d'Internationalisme critiquait une théorie alternative du cours développée par les RKD (qui avaient rompu avec le trotskisme durant la guerre et pris des positions internationalistes). Pour Internationalisme, les RKD "de façon plus prudente se réfugient dans la théorie d'un double cours, c'est à dire d'un développement simultané et parallèle d'un cours vers la révolution et d'un cours vers la guerre impérialiste. Les RKD n'ont évidemment pas compris que le développement d'un cours à la guerre est avant tout conditionné par l'affaiblissement du prolétariat et du danger de la révolution."

Internationalisme en revanche était capable de voir très clairement que la bourgeoisie avait tiré les leçons de l'expérience de 1917 et avait pris des mesures préventives brutales contre le danger de soulèvements révolutionnaires provoqués par la misère de la guerre ; elle avait donc infligé une défaite décisive à la classe ouvrière, centrée en Allemagne : "QUAND LE CAPITALISME 'TERMINE' UNE GUERRE IMPERIALISTE QUI A DURE 6 ANS SANS AUCUNE FLAMBEE REVOLUTIONNAIRE, CELA SIGNIFIE LA DEFAITE DU PROLETARIAT, ET QUE NOUS NE VIVONS PAS A LA VEILLE DE GRANDES LUTTES REVOLUTIONNAIRES, MAIS DANS LE SILLAGE D'UNE DEFAITE. Cette défaite a eu lieu en 1945, avec la destruction physique du centre révolutionnaire que constituait le prolétariat allemand, et elle a été d'autant plus décisive du fait que le prolétariat mondial est resté inconscient de la défaite qu'il venait de subir."

Ainsi Internationalisme rejetait-il avec insistance tout projet de fonder un nouveau parti dans une telle période de reflux comme activiste et volontariste et mettait en avant que la tâche de l'heure restait à "la formation de cadres" - en d'autres termes, la poursuite du travail des fractions de gauche.

Cependant, il y avait une faiblesse sérieuse dans les arguments de la GCF - la conclusion, exprimée dans l'article mentionné, selon laquelle "le cours à une troisième guerre impérialiste est ouvert... Dans les conditions présentes, nous ne voyons aucune force capable d'arrêter ou de modifier ce cours." Une théorisation supplémentaire de cette position est contenue dans l'article L'évolution du capitalisme et la nouvelle perspective, publié en 1952 (Internationalisme, republié dans la Revue internationale n° 21). C'est un texte fécond parce qu'il résume le travail de la GCF pour comprendre le capitalisme d'Etat comme tendance universelle dans le capitalisme décadent, et pas seulement comme phénomène limité aux régimes staliniens. Mais il ne parvient pas à établir une claire distinction entre l'intégration des vieilles organisations ouvrières dans le capitalisme d'Etat et celle du prolétariat lui-même. "Le prolétariat se trouve maintenant associé à sa propre exploitation. Il est donc mentalement et politiquement intégré au capitalisme." Pour Internationalisme, la crise permanente du capitalisme à l'époque du capitalisme d'Etat ne prendra plus la forme de "crises ouvertes" qui éjectent les ouvriers de la production, et les pousse donc à réagir contre le système, mais atteindra au contraire son point culminant dans la guerre, et c'est seulement dans la guerre - que la GCF considérait comme imminente - que la lutte prolétarienne pourrait prendre un contenu révolutionnaire. Sinon, la classe "ne peut s'exprimer que comme catégorie économique du capital." Ce qu'Internationalisme ne parvenait pas à voir, c'est que les mécanismes mêmes du capitalisme, opérant dans une période de reconstruction après la destruction massive de la guerre, permettraient au capitalisme d'entrer dans une période de "boom" dans laquelle les antagonismes inter-impérialistes, bien que toujours très aigus, ne posaient pas une nouvelle guerre mondiale comme une nécessité absolue, et ceci malgré la faiblesse du prolétariat.

Peu de temps après que ce texte eut été écrit, la préoccupation de la GCF de maintenir ses cadres face à ce qu'elle considérait comme l'approche de la guerre mondiale (conclusion qui était loin d'être irrationnelle puisque la guerre de Corée venait d'éclater) a amené à "exiler" un de ses camarades dirigeants, MC, au Venezuela et à la dissolution rapide du groupe. Elle a donc payé un lourd tribut à cette faiblesses en ne voyant pas assez clairement la perspective. Mais la dissolution du groupe confirmait aussi le diagnostic de la nature contre-révolutionnaire de la période. Ce n'est pas par hasard si le PCInt a connu sa scission la plus importante la même année. Toute l'histoire de cette scission doit encore être racontée à une audience internationale, et il semble que peu de clarté en ait émergé. En quelques mots, la scission a eu lieu entre la tendance autour de Damen d'un côté, et la tendance inspirée par Bordiga de l'autre. La tendance de Damen était plus proche de l'esprit de Bilan du point de vue des positions politiques - c'est à dire qu'elle partageait la volonté de Bilan de mettre en question les positions de l'Internationale communiste dans ses premières années (sur les syndicats, la libération nationale, le parti et l'Etat, etc.). Mais elle penchait fortement vers l'activisme et n'avait pas la rigueur théorique de Bilan. C'était vrai en particulier sur la question du cours historique et des conditions de formation du parti, puisque tout retour à la méthode de Bilan aurait amené à remettre en cause la fondation même du PCInt. Cela, la tendance de Damen ou plus précisément le groupe Battaglia Communista n'a jamais voulu le faire. Le courant de Bordiga, en revanche, semble avoir été plus conscient du fait que la période était une période de réaction et que la démarche de recrutement activiste du PCInt s'était avérée stérile. Malheureusement, le travail théorique de Bordiga pendant cette période après la scission - tout en ayant une grande valeur au niveau général - était presque totalement coupé des avancées faites par la Fraction pendant les années 1930. Les positions politiques de son nouveau "parti" ne constituaient pas une avancée mais une régression vers les analyses les plus faibles de l'IC, par exemple sur les syndicats et sur la question nationale. Et sa théorie du parti et de ses rapports avec le mouvement historique était basée sur des spéculations semi-mystiques sur "l'invariance", et sur la dialectique entre "le parti historique" et "le parti formel". En somme, avec ces points de départ, aucun des groupes issus de la scission ne pouvaient contribuer en quoi que ce soit qui ait une valeur réelle pour la compréhension par le prolétariat du rapport de forces historique, et cette question est toujours restée depuis l'une de leurs principales faiblesses.

2e partie : 1968-2001

La fin de la contre-révolution

Malgré les erreurs qu'elle a commises dans les années 1940 et 1950 - en particulier l'idée que la troisième guerre mondiale était imminente - la loyauté foncière de la GCF envers la méthode de la Gauche italienne a permis à son successeur, le groupe Internacionalismo au Vénézuéla dans les années 1960, de reconnaître que le boom de la reconstruction d'après-guerre ainsi que la longue période de contre-révolution touchaient à leur fin. Le CCI a déjà cité à maintes reprises les termes pénétrants d' Internacionalismo n° 8 en janvier 1968, mais cela ne fera pas de mal de les citer encore une fois puisqu'ils constituent un bel exemple de la capacité du marxisme - sans lui accorder des pouvoirs prophétiques - à anticiper le cours général des événements :

  • "Nous ne sommes pas des prophètes et nous ne prétendons pas prédire quand ni comment les événements se dérouleront dans le futur. Mais une chose est sûre et certaine : le processus dans lequel le capitalisme est plongé aujourd'hui ne peut être stoppé... et il mène directement à la crise. Et nous sommes également certains que le processus inverse de développement de la combativité dont nous sommes témoins aujourd'hui, mènera la classe ouvrière à une lutte directe et sanglante pour la destruction de l'Etat bourgeois."

Le groupe vénézuélien exprime ici sa compréhension que non seulement une nouvelle crise économique était sur le point d'éclater, mais aussi qu'elle rencontrerait une nouvelle génération de prolétaires n'ayant pas subi de défaite. Les événements de mai 1968 en France et la vague internationale de luttes qui ont suivi pendant 4 ou 5 ans ont fourni une confirmation éclatante de ce diagnostic. Evidemment, une partie de ce diagnostic reconnaissait que la crise allait aiguiser les tensions impérialistes entre les deux blocs militaires qui dominaient la planète ; mais le grand élan de la première vague internationale de luttes a montré que le prolétariat n'accepterait pas de marcher dans un nouvel holocauste mondial. En somme, le cours de l'histoire n'allait pas vers la guerre mondiale mais vers des confrontations de classe massives.

Une conséquence directe de la reprise de la lutte de classe fut l'apparition de nouvelles forces politiques prolétariennes après une longue période durant laquelle les idées révolutionnaires avaient quasiment disparu de la scène. Les événements de mai 1968 et leurs suites ont engendré une pléthore de nouveaux groupements politiques marqués par bien des confusions mais qui voulaient apprendre et étaient avides de se réapproprier les véritables traditions communistes de la classe ouvrière. L'insistance sur la "nécessité du regroupement des révolutionnaires" de la part d'Internacionalismo et de ses descendants - RI en France et Internationalism aux Etats-Unis - résumait cet aspect de la nouvelle perspective. Ces courants furent donc aux avant-postes pour pousser au débat, à la correspondance et à la tenue de conférences internationales. Cet effort reçut une réel écho parmi les plus clairs des nouveaux groupements politiques parvenant le plus facilement à comprendre qu'une nouvelle période s'était ouverte. Cela s'applique en particulier aux groupes qui se sont alignés sur "la tendance internationale" formée par RI et Internationalism, mais cela s'applique également à un groupe comme Revolutionary Perspectives dont la première plate-forme reconnaissait clairement la reprise historique du mouvement de la classe : "Parallèlement au retour de la crise, une nouvelle période de lutte de classe internationale s'est ouverte en 1968 avec les grèves massives en France, suivies de bouleversements en Italie, Grande Bretagne, Argentine, Pologne, etc. Sur la génération actuelle d'ouvriers ne pèsent plus le réformisme comme après la Première guerre mondiale, ni la défaite comme dans les années 1930, et cela nous permet d'avoir un espoir dans le futur et dans celui de l'humanité. Ces luttes montrent toutes, n'en déplaise aux modernistes dilettantes, que le prolétariat ne s'est pas intégré au capitalisme malgré cinquante ans de défaite presque totale : avec ces luttes, il fait revivre la mémoire de son propre passé, de son histoire et se prépare pour sa tâche ultime." (RP n° 1 ancienne série, 1974)

Malheureusement, les groupes "établis" de la Gauche italienne, ceux qui étaient parvenus à maintenir une continuité organisationnelle pendant toute la reconstruction d'après-guerre, l'avaient fait au prix d'un processus de sclérose. Ni Battaglia comunista ni Programma n'attribuèrent beaucoup de signification aux révoltes de la fin des années 1960 et du début des années 1970, y voyant principalement les caractéristiques étudiantes/petites-bourgeoises qui sans aucun doute s'y mêlaient. Pour ces groupes qui avaient commencé, rappelons-le, par voir un cours à la révolution dans une période de profonde défaite, la nuit de la contre-révolution ne s'était pas dissipée et ils voyaient peu de raison de sortir du splendide isolement qui les avait "protégés" si longtemps. Le courant de Programma passa en fait par une période de croissance considérable dans les années 1970, mais c'était un monument construit sur le sable de l'opportunisme, en particulier sur la question nationale. Les conséquences désastreuses de cette sorte de croissance devaient apparaître avec l'explosion du PCI au début des années 1980. Pour sa part, Battaglia, pendant longtemps regarda à peine plus loin que les frontières italiennes. Cela prit presque une décennie avant qu'il ne lance son propre Appel aux conférences internationales de la Gauche communiste et, quand il le fit, ses raisons n'étaient pas claires du tout ("la social-démocratisation des partis communistes").

Les groupes qui formèrent le CCI eurent à combattre sur deux fronts durant cette période. D'un côté, ils devaient argumenter contre le scepticisme des groupes existants de la Gauche communiste qui ne voyaient rien de nouveau sous le soleil. De l'autre, ils devaient aussi critiquer l'immédiatisme et l'impatience de bien des nouveaux groupes, certains d'entre eux étant convaincus que mai 1968 avait brandi le spectre de la révolution immédiate (c'était en particulier le cas de ceux qui étaient influencés par l'Internationale situationniste qui ne voyaient pas de lien entre la lutte de classe et l'état de l'économie capitaliste). Mais, tout comme "l'esprit de mai 1968", l'influence des préjugés étudiants, conseillistes et anarchistes avaient un poids considérable sur le jeune CCI en ce qui concerne la compréhension des tâches et du fonctionnement de l'organisation révolutionnaire, et ces influences s'exprimaient également dans sa conception du nouveau cours historique, de la reprise prolétarienne et tendaient à aller de pair avec une sous-estimation des immenses difficultés que doit affronter la classe ouvrière internationale. Cela s'exprimait de différentes façons :

  • une tendance à oublier que le développement de la lutte de classe est par nature un processus inégal qui passe par des avancées et des reculs, et donc à attendre une avancée plus ou moins ininterrompue vers les luttes révolutionnaires - perspective contenue dans une certaine mesure dans le passage d'Internacionalimo cité plus haut ;

  • la sous-estimation de la capacité de la bourgeoisie à ralentir la crise économique, à utiliser les divers mécanismes du capitalisme d'Etat pour réduire la férocité de ses effets, en particulier sur les concentrations ouvrières centrales ;

  • la définition du nouveau cours comme "cours à la révolution", sous-entendant que la reprise de la classe culminerait inévitablement dans une confrontation révolutionnaire avec le capital ;

  • lié à cela, la polarisation - très forte dans le milieu à l'époque - sur la question de la période de transition du capitalisme au communisme. Ce débat n'était en aucune façon hors de propos, en particulier parce qu'il faisait partie de l'effort du nouveau milieu pour se réapproprier les leçons et les traditions du mouvement passé. Mais les passions qu'il générait (menant par exemple à des scissions entre différents éléments du milieu) exprimaient aussi une certaine naïveté sur la difficulté du processus nécessaire pour atteindre une période où des questions telles que la forme de l'Etat de la période de transition constitueraient une question brûlante pour la classe ouvrière.

 

Dans la décennie qui a suivi, les analyses du CCI furent affinées et développées. Il a commencé un travail d'examen des mécanismes utilisés par la bourgeoisie pour "contrôler" la crise, et donc d'explication des raisons pour lesquelles la crise suivrait inévitablement un processus long et inégal. De même, après les expériences des reflux du milieu des années 1970 et du début des années 1980, il a été contraint de reconnaître plus clairement que, dans le contexte d'une courbe historique généralement ascendante de la lutte de classe, il y aurait certainement d'importants moments de reflux. De plus, en 1983, le CCI avait explicitement reconnu qu'il n'y avait pas d'automatisme dans le cours historique. C'est ainsi que, à son 5e Congrès, il a adopté une résolution qui critiquait l'expression "cours à la révolution" : "L'existence d'un cours à des confrontations de classe signifie que la bourgeoisie n'a pas les mains libres pour déchaîner une nouvelle boucherie mondiale : elle doit d'abord confronter et battre la classe ouvrière. Mais ceci ne préjuge pas de l'issue de cette confrontation, dans un sens ou dans l'autre. C'est pourquoi il est préférable de parler de 'cours à des confrontations de classe' plutôt que de 'cours à la révolution'." (Résolution sur la situation internationale, publiée dans la Revue internationale n° 35)

Au sein du milieu révolutionnaire, cependant, les difficultés et les revers rencontrés par le prolétariat ont renforcé les visions sceptiques et pessimistes qui ont pendant longtemps été épousées par les groupes "italiens". Ceci s'est particulièrement exprimé dans les Conférences internationales à la fin des années 1970, lorsque la CWO s'est alignée sur le point de vue de Battaglia, rejetant celui du CCI selon lequel la lutte de classe constituait une barrière à la guerre mondiale. La CWO variait dans son explication des raisons pour lesquelles la guerre n'avait pas éclaté, l'attribuant un moment au fait que la crise n'était pas assez profonde, le moment suivant à l'idée que les blocs n'étaient pas formés ; plus récemment, en invoquant la rationalité de la bourgeoisie russe qui reconnaissait qu'elle ne pouvait pas gagner la guerre. Il y eut aussi des échos de ce pessimisme au sein du CCI lui-même : ce qui allait devenir la tendance GCI, et en particulier RC qui a adopté un point de vue similaire, traversèrent une phase où ils étaient "plus Bilan que Bilan" et argumentèrent que nous étions dans un cours à la guerre.

A la fin des années 1970, donc, le premier texte majeur du CCI sur le cours historique, adopté au 3e congrès et publié dans la Revue internationale n° 18 devait définir notre position contre l'empirisme et le scepticisme qui commençaient à dominer le milieu.

Le texte croise le fer avec toutes les confusions existant dans le milieu :

  • l'idée enracinée dans l'empirisme selon laquelle les révolutionnaires ne peuvent pas faire de prédiction générale sur le cours de la lutte de classe. Contre cette notion, le texte réaffirme que la capacité à définir une perspective pour le futur - et pas seulement l'alternative générale socialisme ou barbarie - est l'une des caractéristiques qui définit le marxisme et qui en a toujours fait partie. Plus spécifiquement, le texte insiste sur le fait que les marxistes ont toujours basé leur travail sur leur capacité à saisir la spécificité du rapport de forces entre les classes à un moment donné, comme nous l'avons encore vu dans la première partie de ce rapport. De même, le texte montre que l'incapacité à saisir la nature du cours a amené les révolutionnaires à commettre de sérieuses erreurs dans le passé ;

  • une extension de cette vision agnostique du cours historique a été le concept défendu en particulier par le BIPR d'un cours "parallèle" vers la guerre et vers la révolution. Nous avons déjà vu comment la démarche adoptée par Bilan et la GCF excluait cette notion ; le texte du troisième congrès poursuit en argumentant qu'un tel concept est le résultat de la perte de vue de la méthode marxiste elle-même : "D'autres théories ont également surgi plus récemment suivant lesquelles 'avec l'aggravation de la crise du capitalisme, ce sont les deux termes de la contradiction qui se renforcent en même temps : guerre et révolution ne s'excluraient pas mutuellement mais avanceraient de façon simultanée et parallèle sans qu'on puisse savoir laquelle arriverait à son terme avant l'autre'. L'erreur majeure d'une telle conception est qu'elle néglige totalement le facteur lutte de classe dans la vie de la société. La conception développée par la Gauche italienne péchait par une surestimation de l'impact de ce facteur. Partant de la phrase du Manifeste communiste suivant laquelle 'l'histoire de toute société jusqu'à nos jours est l'histoire de la lutte de classes', elle en faisait une application mécanique à l'analyse du problème de la guerre impérialiste en considérant celle-ci comme une réponse à la lutte de classe, sans voir au contraire qu'elle ne pouvait avoir lieu qu'en l'absence de celle-ci ou grâce à sa faiblesse. Mais pour fausse qu'elle fût, cette conception se basait sur un schéma correct, l'erreur provenant d'une délimitation incorrecte de son champ d'application. Par contre, la thèse du 'parallélisme et de la simultanéité du cours vers la guerre et la révolution' fait carrément fi de ce schéma de base du marxisme car elle suppose que les deux principales classes antagonistes de la société puissent préparer leurs réponses respectives à la crise du système - la guerre impérialiste pour l'une et la révolution pour l'autre - de façon complètement indépendante l'une de l'autre, du rapport entre leurs forces respectives, de leurs affrontements. S'il ne peut même pas s'appliquer à ce qui détermine toute l'alternative historique de la vie de la société, le schéma du Manifeste communiste n'a plus de raison d'exister et on peut ranger tout le marxisme dans un musée au rayon des inventions farfelues de l'imagination humaine."

 

Finalement le texte traite aussi les arguments de ceux qui parlaient ouvertement d'un cours à la guerre - un point de vue qui a connu une courte vogue mais qui a perdu du punch depuis l'effondrement de l'un des camps qui devait mener cette guerre.

Sous bien des aspects, le débat sur le cours historique dans le milieu prolétarien n'a pas beaucoup avancé depuis que ce texte a été écrit. En 1985, le CCI a écrit une autre critique du concept de cours parallèles qui avait été défendu dans un document émanant du 5e Congrès de Battaglia comunista (Revue internationale n° 36, "Les années 80 ne sont pas les années 30"). Dans les années 1990, les textes du BIPR ont réaffirmé à la fois le point de vue "agnostique" qui met en cause la capacité des marxistes à faire des prédictions générales sur la dynamique de la société capitaliste, et la notion étroitement liée d'un cours parallèle. Ainsi dans la polémique sur la signification de mai 1968 dans Revolutionary perspectives n° 12, la CWO cite un article de World Revolution n° 216 qui résume une discussion sur ce thème qui avait eu lieu à l'une de nos réunions publiques à Londres. Notre article souligne que "le rejet apparent par la CWO de la possibilité de prévoir le cours global des événements est aussi un rejet du travail mené sur cette question vitale par les marxistes durant toute l'histoire du mouvement ouvrier." La réponse de la CWO est tout à fait bouffonne : "Si c'est le cas, alors les marxistes ont un pauvre résultat. Laissons de côté l'exemple habituel (mais non valable) de Marx après les révolutions de 1848 et regardons la Gauche italienne des années 30. Tout en ayant accompli un bon travail pour faire face à la terrible défaite de la vague révolutionnaire après la première guerre mondiale, elle a fondamentalement mis en cause elle-même théoriquement sa propre existence juste avant le deuxième massacre impérialiste." Laissons de côté l'incroyable condescendante envers l'ensemble du mouvement marxiste : ce qui est vraiment frappant ici, c'est la façon dont la CWO ne parvient pas à saisir que c'est précisément parce qu'elle a abandonné sa clarté précédente sur le cours historique qu'une partie de la Gauche italienne "a mis elle-même en cause théoriquement sa propre existence" à la veille de la guerre, comme nous l'avons vu dans la première partie de ce rapport.

Quant aux groupes bordiguistes, ce n'est pas leur style de participer à des débats avec les groupes du milieu, mais dans la récente correspondance avec un contact commun à nos organisations en Australie, le groupe Programma a rejeté comme hors de portée la possibilité que la classe ouvrière puisse barrer la route à la guerre mondiale, et leurs spéculations pour savoir si la crise économique aboutira dans la guerre ou dans la révolution ne diffère pas substantiellement de celles du BIPR.

Si quelque chose a changé dans les positions défendues parle BIPR, c'est la virulence de leur polémique contre le CCI. Alors que dans le passé, une des raisons pour rompre les discussions avec le CCI était notre vision "conseilliste" du parti, dans la dernière période, les raisons pour rejeter tout travail en commun avec nous se sont centrées de façon critique sur nos divergences sur le cours historique. Notre point de vue sur la question est considéré comme la principale preuve de notre méthode idéaliste et de notre divorce total d'avec la réalité. De plus selon le BIPR, c'est le naufrage de nos perspectives historiques, de notre conception des "années de vérité" qui est la véritable cause de la récente crise du CCI, tout le débat sur le fonctionnement étant au fond une diversion par rapport à cette question centrale.

L'impact de la décomposition

En fait, bien que le débat dans le milieu ait peu avancé depuis la fin des années 1970, la réalité, elle, a avancé. L'entrée du capitalisme décadent dans la phase de décomposition a profondément modifié la manière dont il faut aborder la question du cours historique.

Le BIPR nous a longtemps reproché de défendre que les "années de vérité" voulaient dire que la révolution éclaterait dans les années 1980. Que disions-nous en réalité ? Dans l'article original Années 80, années de vérité (Revue internationale n° 20), nous défendions que face à l'approfondissement de la crise et à l'intensification des tensions impérialistes concrétisées par l'invasion de l'Afghanistan par les troupes russes, la classe capitaliste serait de plus en plus contrainte de bazarder le langage du confort et de l'illusion, et d'utiliser le "langage de la vérité", à appeler le sang, la sueur et les larmes, et nous nous sommes engagés sur la perspective suivante : "Dans la décennie qui commence aujourd'hui, sera décidée l'alternative historique : soit le prolétariat poursuivra son offensive, continuera à paralyser le bras meurtrier du capitalisme à l'agonie et ramassera ses forces pour détruire le système, soit il se laissera piéger, épuiser, démoraliser par les discours et la répression et alors la voie sera ouverte pour un nouvel holocauste posant le danger de l'élimination de toute société humaine."

Il y a certaines ambiguïtés, en particulier lorsqu'on suggère que la lutte prolétarienne est déjà à l'offensive, une mauvaise formulation qui vient de la tendance, déjà identifiée, à sous-estimer les difficultés auxquelles est confrontée la classe ouvrière pour passer d'une lutte défensive à une lutte offensive (en d'autres termes, à une confrontation avec l'Etat capitaliste). Mais en dépit de cela, la notion d'années de vérité contient vraiment une vision profonde. Les années 1980 devaient s'avérer une décennie décisive, mais pas de la façon envisagée dans le texte. Car ce dont cette décennie fut témoin, ce ne fut pas de l'avancée majeure d'une des deux classes, mais d'un blocage social qui a résulté dans un processus de décomposition jouant un rôle central et déterminant dans l'évolution sociale. Ainsi, cette décennie a commencé par l'invasion russe de l'Afghanistan qui a provoqué une réelle exacerbation des tensions impérialistes ; mais cet événement fut rapidement suivi par la lutte de masse en Pologne qui a démontré clairement la quasi impossibilité du bloc russe à mobiliser ses forces pour la guerre. Mais la lutte en Pologne a également éclairé les faiblesses politiques chroniques de la classe ouvrière. Et bien que les ouvriers polonais aient eu à faire face à des problèmes particuliers dans la politisation de leur lutte dans le sens prolétarien à cause de la profonde mystification venant du stalinisme (et de la réaction contre lui), les ouvriers de l'ouest, tout en ayant fait des avancée considérables dans leurs luttes pendant les années 1980, ont aussi été incapables de développer une perspective politique claire. Leur mouvement a donc été "submergé" par les retombées de l'effondrement du stalinisme ; plus généralement, l'ouverture définitive de la phase de décomposition devait dresser face à la classe des difficultés considérables, renforçant presque à chaque tournant le reflux de la conscience qui a résulté des événements de 1989-91.

En somme, l'ouverture de la décomposition est un résultat du cours historique identifié par le CCI depuis les années 1960, puisqu'elle est partiellement conditionnée par l'incapacité de la bourgeoisie à mobiliser la société pour la guerre. Mais elle nous a aussi contraints à soulever le problème du cours historique d'une façon nouvelle qu'on n'avait pas prévue :

  • d'abord, l'éclatement des deux blocs impérialistes formés en 1945, et la dynamique du chacun pour soi que cela a déclenché - tous deux produits et expressions de la décomposition - sont devenus un nouveau facteur obstruant la possibilité d'une guerre mondiale. Tout en exacerbant les tensions militaires sur toute la planète, cette nouvelle dynamique l'a de loin emporté sur la tendance à la formation de nouveaux blocs. Sans blocs, sans un nouveau centre capable de défier directement l'hégémonie américaine, une précondition vitale pour déchaîner la guerre mondiale est absente.
  • en même temps, cette évolution n'apporte aucune consolation quelle qu'elle soit à la cause du communisme puisqu'elle a créé une situation dans laquelle les bases d'une nouvelle société pourraient être sapées sans guerre mondiale et donc sans la nécessité de mobiliser le prolétariat en faveur de la guerre. Dans le précédent scénario, c'est une guerre nucléaire mondiale qui aurait définitivement compromis la possibilité du communisme, en détruisant la planète ou au moins une part majeure des forces productives mondiales, y compris le prolétariat. Le nouveau scénario envisage la possibilité d'un glissement plus lent mais non moins mortel dans un état où le prolétariat serait fragmenté au delà de toute réparation possible et les bases naturelles et économiques pour la transformation sociale également ruinées à travers un accroissement des conflits militaires locaux et régionaux, les catastrophes écologiques et l'effondrement social. De plus, tandis que le prolétariat peut lutter sur son propre terrain contre les tentatives de la bourgeoisie de le mobiliser pour la guerre, c'est bien plus difficile par rapport aux effets de la décomposition.

 

C'est particulièrement clair par rapport à l'aspect "écologique" de la décomposition : bien que la destruction par le capitalisme de l'environnement naturel soit devenu en lui-même une véritable menace pour la survie de l'humanité - question sur laquelle le mouvement ouvrier n'a eu qu'un aperçu partiel jusqu'aux toutes dernières décennies - c'est un processus contre lequel le prolétariat ne peut pas faire grand chose tant qu'il n'assume pas lui-même le pouvoir politique à l'échelle mondiale. Les luttes sur les questions de la pollution sur une base de classe sont possible, mais elles ne seront probablement pas le facteur principal pour stimuler la résistance du prolétariat.

Nous pouvons donc voir que la décomposition du capitalisme place la classe ouvrière dans une situation plus difficile qu'auparavant. Dans la situation précédente, il fallait une défaite frontale de la classe ouvrière, une victoire de la bourgeoisie dans une confrontation classe contre classe, avant que ne soient pleinement remplies les conditions pour une guerre mondiale. Dans le contexte de la décomposition, la "défaite" du prolétariat peut être plus graduelle, plus insidieuse, et bien moins facile à contrecarrer. Et par dessus tout ça, les effets de la décomposition, comme nous l'avons maintes fois analysé, ont un impact profondément négatif sur la conscience du prolétariat, sur son sens de lui-même comme classe, puisque dans tous ses différents aspects - la mentalité de gang, le racisme, la criminalité, la drogue, etc. - ils servent à atomiser la classe, à accroître les divisions en son sein, et à le dissoudre dans une foire d'empoigne sociale généralisée.

Face à cette profonde altération de la situation mondiale, la réponse du milieu prolétarien a été totalement inadéquate. Bien qu'ils soient capables de reconnaître les effets de la décomposition, les groupes du milieu sont incapables d'en voir ni les racines - puisqu'ils rejettent la notion de blocage entre les classes - ni ses dangers véritables. Ainsi, le rejet par le BIPR de la théorie de la décomposition par le CCI comme n'étant rien de plus qu'une description du "chaos" l'amène à rechercher dans la pratique des possibilités de stabilisation capitaliste. C'est visible par exemple dans sa conception du "capital international" qui cherche la paix en Irlande du nord afin de pouvoir jouir de façon pacifique des bénéfices de l'exploitation ; mais c'est aussi perceptible dans sa théorie selon laquelle de nouveaux blocs sont en formation autour des pôles actuellement en concurrence (Union européenne, Etats Unis, etc.). Bien que cette vision, avec son refus de faire des "prévisions" à long terme, puisse inclure l'idée d'une guerre imminente, elle est plus souvent liée à une fidélité touchante à la rationalité de la bourgeoisie : puisque les nouveaux "blocs" sont plus économiques que militaires et puisque nous sommes maintenant entrés dans une période de "mondialisation", la porte est au moins à moitié ouverte à l'idée que ces blocs, agissant pour les intérêts du "capital international", pourraient parvenir à une stabilisation mutuellement bénéfique du monde pour un futur indéterminé.

Le rejet de la théorie de la décomposition ne peut qu'aboutir à une sous-estimation des dangers auxquels la classe ouvrière fait face. Il sous-estime le degré de barbarie et de chaos dans lequel le capitalisme s'est déjà enfoncé ; il tend à minimiser la menace d'un affaiblissement progressif du prolétariat par la désintégration de la vie sociale, et il ne parvient pas à saisir clairement que l'humanité pourrait être détruite sans qu'ait lieu une troisième guerre mondiale.

3e partie : où en sommes-nous?

L'ouverture de la période de décomposition a donc changé la façon dont nous posons la question du cours historique mais elle ne l'a pas rendue caduque, au contraire. En fait, elle tend à poser de façon encore plus aiguë la question centrale : est-ce trop tard ? Le prolétariat a-t-il déjà été battu ? Existe-t-il un obstacle à la chute dans la barbarie totale ? Comme nous l'avons dit, il est plus difficile de répondre à cette question aujourd'hui qu'à l'époque où la guerre mondiale constituait plus directement une option pour la bourgeoisie. Ainsi, Bilan par exemple fut capable de mettre en évidence non seulement la défaite sanglante des soulèvements prolétariens et la terreur contre-révolutionnaire qui s'en est suivi dans les pays où la révolution avait atteint son point le plus haut, mais aussi, derrière, la mobilisation idéologique vers la guerre, l'adhésion "en positif" de la classe ouvrière aux drapeaux guerriers de la classe dominante (fascisme, démocratie, etc.). Dans les conditions d'aujourd'hui où la décomposition du capitalisme peut engloutir le prolétariat sans qu'aient eu lieu ni défaite frontale ni ce type de mobilisation "positive", les signes d'une défaite insurmontable sont par définition plus difficiles à discerner. Néanmoins, la clé de la compréhension du problème se trouve au même endroit qu'en 1923, ou qu'en 1945, comme nous l'avons vu dans l'analyse de la GCF - dans les concentrations centrales du prolétariat mondial et avant tout en Europe occidentale. Ces secteurs centraux du prolétariat mondial ont-ils dit leur dernier mot dans les années 1980, (ou comme certains le pensent, dans les années 1970), ou gardent-ils assez de réserves de combativité, et un potentiel suffisant pour le développement de la conscience de classe, afin d'assurer que des confrontations de classes majeures soient encore à l'ordre du jour de l'histoire ?

Pour répondre à cette question, il est nécessaire d'établir un bilan provisoire de la dernière décennie - de la période qui a suivi l'effondrement du bloc de l'est et l'ouverture définitive de la phase de décomposition.

Là, le problème réside dans le fait que, depuis 1989, le "schéma" de la lutte de classe a changé par rapport à ce qu'il avait été durant la période qui a suivi 1968. Pendant cette dernière, il y a eu des vagues de lutte de classe clairement identifiables dont l'épicentre se trouvait dans les principaux centres capitalistes même si leurs ondes de choc ont traversé toute la planète. De plus, il était possible d'analyser ces mouvements et d'évaluer les avancées de la conscience de classe en leur sein - par exemple sur la question syndicale ou concernant le processus vers la grève de masse.

De plus, ce n'est pas seulement les minorités révolutionnaires qui menaient cette réflexion. Pendant les différentes vagues de lutte, il était évident que les luttes dans un pays pouvaient être un stimulant direct pour les luttes dans d'autres pays ( par exemple le lien entre mai 1968 et l'Italie 1969, entre la Pologne 1980 et les mouvements qui ont suivi en Italie, entre les grands mouvements des années 1980 en Belgique et les réactions ouvrières dans les pays voisins. En même temps, on pouvait voir que les ouvriers tiraient des leçons des mouvements précédents - par exemple, en Grande Bretagne où la défaite de la grève des mineurs a provoqué une réflexion dans la classe sur la nécessité d'éviter d'être piégé dans de longues grèves d'usure isolées, ou encore en France et en Italie, en 1986 et 1987, où des tentatives de s'organiser en dehors des syndicats se sont mutuellement renforcées l'une l'autre.

La situation depuis 1989 ne s'est pas caractérisée par des avancées aussi facilement discernables dans la conscience de classe. Cela ne veut pas dire que pendant les années 1990, le mouvement n'ait eu aucune caractéristique. Dans le Rapport sur la lutte de classe pour le 13e Congrès du CCI, nous avons mis en évidence les principales phases que le mouvement a traversées :

  • le puissant impact de l'effondrement du bloc de l'Est, accentué par les campagnes sans merci de la bourgeoisie sur la mort du communisme. Cet événement historique a mis une fin brutale à la troisième vague de luttes et inauguré un profond reflux tant sur le plan de la conscience que sur celui de la combativité de classe, dont nous subissons toujours les effets, en particulier sur le plan de la conscience;

  • la tendance à une reprise de la combativité à partir de 1992 avec les luttes en Italie, suivies en 1993 par des luttes en Allemagne et en Grande Bretagne ;

  • les grandes man?uvres de la bourgeoisie en France en 1995 qui ont servi de modèle à des opérations similaires en Belgique et en Allemagne. A ce moment là, la classe dominante se sentait assez confiante pour provoquer des mouvements à grande échelle visant à restaurer l'image des syndicats. En ce sens, ces mouvements étaient à la fois le produit du désarroi dans la classe et d'une reconnaissance par la bourgeoisie que ce désarroi ne durerait pas éternellement et que des syndicats crédibles constitueraient un instrument vital pour contrôler de futures explosions de la résistance de la classe ;

  • le développement lent mais réel du mécontentement et de la combativité au sein de la classe ouvrière confrontée à l'approfondissement de la crise s'est confirmé avec une vigueur supplémentaire à partir de 1998 avec les grèves massives au Danemark, en Chine et au Zimbabwe. Ce processus s'est illustré encore plus durant l'année passée avec les manifestations des employés des transports new yorkais, les grèves des postiers en Grande Bretagne et en France, et, en particulier, par l'explosion importante de luttes en Belgique à l'automne 2000 où nous avons vu certains signes réels non seulement d'un mécontentement général, mais aussi d'un mécontentement envers la "direction" syndicale de la lutte.

Aucun de ces mouvement cependant n'a eu ni l'échelle ni l'impact capables de fournir une véritable riposte aux campagnes idéologiques massives de la bourgeoisie sur la fin de la lutte de classe ; rien de comparable aux événements de mai 68 ou à la grève de masse en Pologne, ni à certains mouvements suivis des années 1980. Même les luttes les plus importantes semblent avoir peu d'écho au sein du reste de la classe : le phénomène des luttes dans un pays "répondant" à des mouvements ayant lieu ailleurs semble quasiment inexistant. Dans ce contexte, il est difficile même aux révolutionnaires de voir clairement un type de lutte ni des signes définis de progrès de la lutte de classe dans les années 1990.

Pour la classe en général la nature fragmentée des luttes non reliées entre elles fait peu, en surface tout au moins, pour renforcer ou plutôt restaurer la confiance du prolétariat en lui-même, sa conscience de lui-même comme force distincte dans la société en tant que classe internationale ayant le potentiel de défier l'ordre existant.

Cette tendance d'une classe ouvrière désorientée à perdre de vue son identité de classe spécifique, et donc à se sentir au fond impuissante face à la situation mondiale de plus en plus grave est le résultat d'un certain nombre de facteurs entremêlés. Au niveau le plus fondamental - et c'est un facteur que les révolutionnaires ont toujours eu tendance à sous-estimer, précisément parce qu'il est si basique - se trouve la position première de la classe ouvrière en tant que classe exploitée subissant tout le poids de l'idéologie dominante. En plus de ce facteur "invariant" dans la vie de la classe ouvrière, il y a l'effet dramatique du 20e siècle - la défaite de la vague révolutionnaire, la longue nuit de la contre-révolution, et la quasi-disparition du mouvement politique prolétarien organisé pendant cette période. Ces facteurs, par leur nature même, restent extrêmement puissants pendant la phase de décomposition, en fait même ils renforcent tous deux leur influence négative et sont eux-mêmes renforcés par celle-ci. C'est particulièrement clair avec les campagnes anti-communistes : elles dérivent historiquement de l'expérience de la contre-révolution stalinienne qui, la première, a établi le grand mensonge selon lequel le stalinisme équivaut au communisme. Mais l'effondrement du stalinisme - produit par excellence de la décomposition - est ensuite utilisé par la bourgeoisie pour renforcer encore plus le message selon lequel il ne peut y avoir d'alternative au capitalisme, et que la guerre de classe est terminée.

Cependant, afin de comprendre les difficultés particulières que rencontre la classe ouvrière dans cette phase, il est nécessaire de se centrer sur les effets plus spécifiques de la décomposition sur la lutte de classe. Sans entrer dans les détails puisque nous avons déjà écrit beaucoup d'autres textes sur ce problème, nous pouvons dire que ces effets opèrent à deux niveaux : le premier sont les effets matériels, réels du processus de décomposition, le second est la manière dont la classe dominante utilise ces effets pour accentuer la désorientation de la classe exploitée. Quelques exemples :

  • le processus de désintégration apporté par un chômage massif et prolongé, en particulier parmi les jeunes, par l'éclatement des concentrations ouvrières traditionnellement combatives de la classe ouvrière dans le c?ur industriel, tout cela renforce l'atomisation et la concurrence entre les ouvriers. Ce processus objectif directement lié à la crise économique est ensuite renforcé par les campagnes sur "la société post-industrielle" et la disparition du prolétariat. Ce dernier processus en particulier a été décrit par divers éléments du milieu prolétarien ou du marais comme une "recomposition" du prolétariat ; en fait, une telle terminologie, tout comme la tendance à considérer la mondialisation comme un nouveau stade du développement du capitalisme, provient d'une sérieuse sous-estimation des dangers auxquels la classe ouvrière est confrontée. La fragmentation de l'identité de classe dont nous avons été témoins durant la dernière décennie en particulier ne constitue en aucune façon une avancée mais est une claire manifestation de la décomposition qui comporte de profonds dangers pour la classe ouvrière.

  • Les guerres qui prolifèrent à la périphérie du système et qui se sont rapprochées du c?ur du capital sont évidemment une expression directe du processus de décomposition et contiennent une menace directe contre le prolétariat de ces régions qui sont dévastées et par le poison idéologique déversé sur les ouvriers mobilisés dans ces conflits : la situation au Moyen Orient témoigne amplement de ce dernier aspect en particulier. Mais la classe dominante des principaux centres du capital utilise aussi ces conflits - pas seulement pour développer ses propres intérêts impérialistes mais aussi pour augmenter ses assauts contre la conscience des principaux bataillons prolétariens, aggravant le sentiment d'impuissance, de dépendance envers l'Etat "humanitaire" et "démocratique" pour résoudre les problèmes mondiaux, etc.

  • Un autre exemple important est le processus de "gangstérisation" qui a pris beaucoup d'ampleur durant la dernière décennie. Ce processus englobe à la fois les plus hauts échelons de la classe dominante - la mafia russe étant une caricature d'un phénomène plus vaste - et les couches les plus basses de la société, y compris une proportion considérable de la jeunesse prolétarienne. Qu'on regarde des pays comme la Sierra Leone où les rivalités de gangs s'inscrivent dans un conflit inter-impérialiste ou le centre des villes de pays plus développés où les bandes de rue semblent offrir la seule "communauté" et même la seule source de vie aux secteurs les plus marginalisés de la société. En même temps, la classe dominante tout en utilisant ces bandes pour organiser le côté "illicite" de son commerce (de drogues, d'armes, etc.) n'hésite pas à "emballer" l'idéologie de "bande" à travers la musique, le cinéma ou la mode, la cultivant comme une sorte de fausse rébellion qui oblitère toute signification d'appartenance à une classe pour exalter l'identité de la bande, que cette dernière se définisse en termes locaux, raciaux, religieux ou autre.

On pourrait donner d'autres exemples : ici la question est de souligner la portée et l'impact considérables des forces qui agissent actuellement comme contrepoids à ce que le prolétariat "se constitue lui-même en tant que classe". Néanmoins, contre toutes ces pressions, contre toutes les forces qui proclament que le prolétariat est mort et enterré, les révolutionnaires doivent continuer d'affirmer que la classe ouvrière n'a pas disparu, que le capitalisme ne peut pas exister sans le prolétariat, et que le prolétariat ne peut pas exister sans lutter contre le capital. Pour un communiste, c'est élémentaire. Mais la spécificité du CCI, c'est qu'il est prêt à s'engager dans une analyse du cours historique et du rapport de forces global entre les classes. Et ici, il faut affirmer que le prolétariat mondial au début du 21e siècle, malgré toutes les difficultés auxquelles il s'affronte, n'a pas dit son dernier mot, représente toujours l'unique barrière au plein développement de la barbarie capitaliste et contient toujours en lui-même la potentialité de lancer des confrontations de classe massives au c?ur du système.

Il ne s'agit pas d'une foi aveugle, ni d'une vérité éternelle ; nous n'excluons pas la possibilité que nous puissions dans le futur réviser notre analyse et reconnaître qu'un changement fondamental dans ce rapport a eu lieu au détriment du prolétariat. Nos arguments se basent sur une observation constante des processus au sein de la société bourgeoise qui nous a menés à conclure :

  • que malgré les coups portés à sa conscience pendant la dernière décennie, la classe ouvrière conserve d'énormes réserves de combativité qui ont fait surface dans un nombre considérable de mouvements pendant cette période. C'est d'une importance vitale parce que même s'il ne faut pas confondre combativité et conscience, le développement de la résistance ouverte aux attaques du capital constitue dans les conditions d'aujourd'hui une condition plus cruciale que jamais pour que le prolétariat redécouvre son identité en tant que classe ce qui est une précondition à une évolution plus générale de la conscience de classe,

  • qu'un processus de maturation souterraine s'est poursuivi et s'exprime entre autres par l'émergence "d'éléments en recherche" dans le monde entier, une minorité croissance qui se pose sérieusement des questions sur le système existant et est à la recherche d'une alternative révolutionnaire. Ces éléments gravitent en grande partie dans le marais, autour de diverses expressions d'anarchisme etc. Le récent développement de protestations "anticapitalistes" - tout en étant sans aucun doute manipulées et exploitées par la classe dominante - exprime aussi un développement massif du marais, cette zone toujours mouvante de transition entre la politique de la bourgeoisie et celle de la classe ouvrière. Mais plus significatif encore dans la période la plus récente, c'est l'expansion considérable d'un nombre d'éléments qui se relient directement aux groupes révolutionnaires, en particulier au CCI et au BIPR. Cet influx d'éléments qui vont plus loin que le vague questionnement du marais et cherchent une cohérence communiste authentique, constitue la partie visible de l'iceberg, l'expression d'un processus plus profond et plus étendu au sein du prolétariat dans son ensemble. Leur arrivée sur la scène aura un effet considérable sur le milieu prolétarien existant, transformant sa physionomie et le contraignant à rompre avec ses habitudes sectaires établies depuis longtemps.

  • La permanence de la menace prolétarienne peut aussi se mesurer, dans une certaine mesure, "en négatif" - en examinant les politiques et les campagnes de la bourgeoisie. Nous pouvons voir cela à différents niveaux - idéologique, économique et militaire. Au niveau idéologique, la campagne sur "l'anticapitalisme" est un bon exemple. Plus tôt dans la décennie, les campagnes de la bourgeoisie visaient à accentuer le désarroi d'une classe qui avait été frappée récemment par l'effondrement du bloc de l'Est, et les thèmes en étaient ouvertement bourgeois : la campagne Dutroux par exemple était entièrement axée sur la démocratie. L'insistance d'aujourd'hui sur "l'anticapitalisme" est au contraire une expression de l'usure de la mystification sur le "triomphe du capitalisme", de la nécessité que le capitalisme récupère et dévoie le potentiel d'un questionnement réel au sein de la classe ouvrière. Le fait que les protestations anticapitalistes n'aient mobilisé les ouvriers que d'une façon marginale ne diminue pas leur impact idéologique général. On pourrait dire la même chose de la tactique de la gauche au gouvernement. Bien que la plus grande partie de l'idéologie des gouvernements de gauche dérive directement des campagnes sur la faillite du socialisme et la nécessité d'une nouvelle et troisième voie pour le futur, ces gouvernements ont été dans une grande mesure mis en place pas seulement pour maintenir la désorientation existante de la classe ouvrière mais comme mesure de précaution pour l'empêcher de relever la tête, pour donner (vent) à tous les mécontentements qui se sont accumulés dans ses rangs pendant dix ans.

Au niveau économique, nous avons montré ailleurs que la bourgeoisie des grands centres continuera d'utiliser tous les moyens à sa disposition pour empêcher l'économie de s'effondrer, de "s'ajuster" à son niveau réel. La logique derrière est à la fois économique et sociale. Elle est économique dans le sens où la bourgeoisie doit à tous prix continuer à faire tourner son économie et même maintenir ses propres illusions sur les perspectives d'expansion et de prospérité. Mais elle est aussi sociale dans le sens où la classe dominante vit toujours dans la terreur qu'un plongeon dramatique de l'économie ne provoque des réactions massives du prolétariat qui serait capable de voir plus clairement la banqueroute réelle du mode de production capitaliste.

De façon peut-être encore plus importante, dans tous les conflits militaires majeurs impliquant les puissances impérialistes, centrales pendant cette dernière décennie (les conflits du Golfe, des Balkans, d'Afrique), nous avons assisté à une grande prudence de la classe dominante, à sa répugnance à utiliser d'autres hommes que des soldats professionnels dans ces opérations, et même dans ce cas, à son hésitation à risquer la vie de ces soldats de peur de provoquer des réactions "au retour au pays".

Il est certainement significatif qu'avec le bombardement de la Serbie par l'OTAN, la guerre impérialiste a accompli un nouveau pas vers le c?ur du système. Mais la Serbie n'est pas l'Europe occidentale. Il n'est pas du tout évident aujourd'hui que la classe ouvrière des grands pays industriels soit prête à marcher derrière les drapeaux nationaux, à s'enrôler dans des conflits impérialistes majeurs (et même dans un pays comme la Serbie, on a vu les limites du sacrifice même si le mécontentement massif y a été dévoyé en cirque démocratique). Le capitalisme est toujours contraint de masquer ses divisions impérialistes derrière une façade d'alliances pour une intervention humanitaire. Cela révèle en partie l'incapacité des puissances secondaires à défier la domination américaine comme nous l'avons vu, mais cela exprime aussi le fait que le système n'a pas de base idéologique sérieuse pour cimenter de nouveaux blocs impérialistes - un fait qu'ignorent totalement les groupes prolétariens qui réduisent l'essence de tels blocs à une fonction économique. Les blocs impérialistes ont une fonction plus militaire qu'économique, mais pour agir au niveau militaire, il faut aussi qu'ils soient idéologiques. Pour le moment il est impossible de voir quels thèmes idéologiques pourraient être utilisés pour justifier la guerre entre les principales puissances impérialistes aujourd'hui - elles ont toutes la même idéologie démocratique et aucune ne peut pointer le doigt contre un "Empire du mal" qui représenterait la menace numéro un à son mode de vie : l'anti-américanisme encouragé dans un pays comme la France n'est qu'un pâle reflet des idéologies passées d'antifascisme et d'anti-communisme. Nous avons dit que le capitalisme devait toujours infliger une défaite majeure et ouverte à la classe ouvrière des pays avancées avant de pouvoir créer les conditions pour la mobiliser directement dans une guerre mondiale. Mais il y a beaucoup de raisons de penser que ceci s'applique également à des conflits limités entre des blocs en formation qui prépareraient le terrain à un conflit plus généralisé. C'est une réelle expression du poids "négatif" d'un prolétariat non défait sur l'évolution de la société capitaliste.

Nous avons évidemment reconnu que dans le contexte de la décomposition, le prolétariat pourrait être englouti sans une telle défaite frontale et sans une guerre majeure entre les puissances centrales. Il pourrait succomber à l'avancée de la barbarie dans les pays centraux, un processus d'effondrement social, économique et écologique comparable mais encore plus cauchemardesque que ce qui a déjà commencé à arriver dans des pays tels que le Rwanda ou le Congo. Mais bien que plus insidieux un tel processus ne serait pas invisible et nous en sommes encore loin - ce fait s'exprime lui aussi "en négatif" dans les récentes campagnes sur les "demandeurs d'asile" qui se basent dans une grande mesure sur la reconnaissance que l'Europe occidentale et l'Amérique du Nord restent des oasis de prospérité et de stabilité par rapport aux parties d'Europe de l'est et du tiers-monde les plus affectées par les horreurs de la décomposition.

On peut donc dire sans hésitation que le fait que le prolétariat n'ait pas été défait dans les pays avancés continue de constituer une barrière au plein déchaînement de la barbarie dans les centres du capital mondial.

Mais pas seulement : le développement de la crise économique mondiale décape lentement l'illusion qu'un brillant avenir se profile - un futur fondé sur la "nouvelle économie" où tout le monde serait dépositaire d'enjeux. Cette illusion s'évaporera encore plus quand la bourgeoisie sera contrainte de centraliser et d'approfondir des attaques contre les conditions de vie de la classe ouvrière afin de "s'ajuster" à l'état réel de son économie. Et bien que nous soyons encore loin d'une lutte ouvertement politique contre le capitalisme, nous ne sommes probablement pas très loin d'une série de luttes défensives dures et même à grande échelle quand le mécontentement du prolétariat qui couve prendra la forme d'une combativité directe. Et c'est dans ces luttes que les graines d'une politisation future pourront être semées. Il va sans dire que l'intervention des révolutionnaire sera un élément clé de ce processus.

C'est donc en reconnaissant de façon claire et sobre les difficultés et les dangers terribles qui font face à notre classe que les révolutionnaires peuvent continuer à affirmer leur confiance : le cours historique ne s'est pas tourné contre nous. La perspective de confrontations de classe massives reste devant nous et continuera à déterminer notre activité présente et future.

Décembre 2000

 

Récent et en cours: 

  • Luttes de classe [4]

Courants politiques: 

  • Gauche Communiste [5]

Approfondir: 

  • Polémique dans le milieu politique : sur le cours historique [6]

Questions théoriques: 

  • Le cours historique [7]

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • La décadence du capitalisme [8]

14e congres international du CCI : rapport sur les tensions imperialistes

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Dans le numéro précédent de cette Revue internationale, nous avons publié la Résolution sur la situation internationale, adoptée au 14°congrès du CCI, ainsi que des extraits du Rapport sur la crise économique présenté à ce congrès. Nous publions ci-dessous les deux autres rapports sur la situation internationale qui ont été ratifiés à ce congrès : le rapport sur les tensions impérialistes et le rapport sur la lutte de classe. Ces rapports ne traitent pas seulement de la situation actuelle. Ils s'efforcent de resituer les perspectives qu'ils tracent dans le contexte global d'un bilan du 20' siècle et des enjeux historiques auxquels est confronté le prolétariat dans le monde d'aujourd'hui. 

RAPPORT SUR LES TENSIONS IMPERIALISTES 

Le mouvement ouvrier a dégagé, dès le dernier quart du 19° siècle, que le développement de l'impérialisme posait à l'humanité l'alternative : Socialisme ou Barbarie. Engels avait commencé à poser cette alternative dans les années 1880-90. Depuis, l'histoire de la décadence a amplement montré que le capitalisme pourrissant est capable de développer une barbarie effroyable dont le niveau était difficilement soupçonnable au siècle dernier. Aujourd'hui, nous sommes dans la phase ultime du capitalisme, celle de sa décomposition, du développement du chaos et du chacun pour soi. La décomposition nous met dans une situation en partie inédite. Pour comprendre l'ampleur et la signification de cette situation, il nous faut nous référer à l'histoire et à la façon dont le marxisme a analysé le développement de l'impérialisme.

Nous voulons démontrer que, dans la décadence et encore plus dans la période actuelle de décomposition, la bourgeoisie n'a pas pour objectif premier, dans les guerres qu'elle mène, l'obtention de gains économiques mais qu'elle développe des visées essentiellement stratégiques, même si bien sûr, la toile de fond demeure la question économique, c'est-à-dire la décadence du capitalisme. «L'irrationalité de la guerre est le résultat du fait que les conflits militaires modernes - contrairement à ceux de l'ascendance capitaliste (guerres de libération nationale ou de conquête coloniale qui aidaient à l'expansion géographique et économique du capitalisme) - visent uniquement au repartage des positions économiques et stratégiques déjà existantes. Dans ces circonstances, les guerres de la décadence, via les dévastations qu'elles causent et leur coût gigantesque, ne représentent pas un stimulant mais un poids mort pour le mode de production capitaliste.» ("Résolution sur la situation internationale" pour le 13e congrès du CCI, Revue internationale n° 97). Il est important aussi de rappeler que, pour la période actuelle, nous situons notre analyse dans le cadre d'un cours qui reste ouvert aux affrontements de classe décisifs. 

Rappel de la vision marxiste de l'impérialisme 

Dès les années 1880, le mouvement ouvrier a vu poindre le phénomène de l'impérialisme. Les congrès de Bruxelles de 1891 et de Zürich en aôut 1893 s'en préoccupent. A cette époque, Engels avait mis en évidence les antagonismes qui se développaient entre l'Allemagne et la France. II voyait se former des blocs : Allemagne-Autriche/Hongrie-Italie d'un côté contre France-Russie de l'autre. Il voyait se développer le militarisme et le risque d'une guerre en Europe, qui serait une guerre impérialiste, dont il redoutait les conséquences pour le mouvement ouvrier international et pour l'humanité. Face à ces dangers, le congrès d'aôut 1893 avait adopté une résolution basée sur l'idée que la guerre était immanente au capitalisme ; il y défendait l'internationalisme et se déclarait contre les crédits de guerre. Ainsi, le phénomène de l'impérialisme lié à des antagonismes économiques était perçu et vu comme source de guerre et de barbarie. Bien que cette barbarie fût à l'époque sous-estimée, Engels voyait dans la guerre un grand risque d'affaiblir et même de détruire le socialisme alors que la paix lui donnait beaucoup plus de chances de réussite, même si la perspective de cette guerre annonçait le moment où le socialisme pourrait l'emporter sur le capitalisme : «La paix assure la victoire du parti socialiste allemand dans une dizaine d'années ; la guerre lui offre, ou la victoire dans deux ou trois ans, ou la ruine complète, au moins pour quinze à vingt ans. Dans cette position, les socialistes allemands devraient être fous pour préférer le va-tout de la guerre au triomphe assuré que lui promet la paix. » ("Lettre à Lavrov", 5 février 1884)

C'est en 1916, que Lénine écrit L'impérialisme, stade suprême du capitalisme. Il dénonce l'impérialisme mais, plus qu'une analyse, il décrit les phénomènes en introduisant aussi des visions fausses. Il insiste sur deux aspects : l'exportation des capitaux des grands pays développés et la rapine. Lénine voit dans l'exportation des capitaux des grandes puissances, la "base solide pour l'oppression et l'exploitation impérialiste de la plupart des pays et des peuples du monde, pour le parasitisme capitaliste d'une poignée d'Etats opulents". (...) "Dans les transactions internationales de cette sorte, le prêteur, en effet, obtient presque toujours quelque chose : un avantage lors de la conclusion d'un traité de commerce, une base houillère, la construction d'un port, une grasse concession, une commande de canons". "Les profits élevés que tirent du monopole les capitalistes d'une branche d'industrie parmi beaucoup d'autres, d'un pays parmi beaucoup d'autres, etc. leur donnent la possibilité économique de corrompre certaines couches d'ouvriers, et même momentanément une minorité ouvrière assez importante, en les gagnant à la cause de la bourgeoisie de la branche d'industrie ou de la nation considérées et en les dressant contre toutes les autres. "Lénine voit bien que le partage du monde est achevé"... le trait caractéristique de la période envisagée, c'est le epartage définitif du globe, définitif non en ce sens qu'un nouveau partage est impossible, de nouveaux partages étant au contraire possibles et inévitables, mais en ce sens que la politique coloniale des pays capitalistes en a terminé avec la conquête des territoires inoccupés de notre planète. "Ainsi, ce qui est à l'ordre du jour, c'est la "lutte pour les territoires économiques", donc l'impérialisme engendre la guerre. Les bordiguistes se réfèrent toujours à cette vision de Lénine qui, d'une part, était surtout une description plus qu'une explication des phénomènes (lesquels, de plus, ont considérablement évolué avec l'évolution de la décadence) mais qui, d'autre part, contenait des visions fausses telle celle sur l'aristocratie ouvrière et le développement inégal du capitalisme [1] [9], visions qu'ils font leurs. Malgré ces erreurs, Lénine saura toutefois tirer le meilleur de ses prédécesseurs au niveau de l'orientation décisive à promouvoir dans le cadre de la première guerre impérialiste mondiale, celle de transformer la guerre impérialiste en guerre civile pour le renversement du capitalisme. Mais ses erreurs fragilisaient pourtant, pour le futur, la terre ferme des analyses sur lesquelles le mouvement ouvrier doit s'appuyer pour mener son combat.

C'est Rosa Luxemburg qui fait une analyse plus approfondie des contradictions du capitalisme et qui, à la place de la vision du développemnt inégal du capitalisme de Lénine, qui laissait la porte ouverte à la possibilité d'un développement économique dans certaines aires, va donner une explication en mettant en avant la question des marchés comme contradiction essentielle eten partant de l'évolution du capitalisme dans sa globalité mondiale et non pas pays par pays. EI le développe son analyse dans L'accumulation du Capital (1913). Comme L,énine, elle met en évidence le lien impérialisme-guerre : "Mais à mesure qu'augmente le nombre des pays capitalistes participant à la chasse aux territoires d'accumulation et à mesure que se rétrécissent les territoires encore disponibles pour l'expansion capitaliste la lutte du capital pour ses territoires d'accumulation devient de plus en plus acharnée et ses campagnes engendrent à travers le monde une série de catastrophes économiques et politiques crises mondiales, guerres, révolutions." "L'impérialisme consiste précisément dans l'expansion du capitalisme vers de nouveaux territoires et dans la lutte économique et politique que se livrent les vieux pays capitalistes pourse disputer ces territoires." "... seule la compréhension théorique exacte du problème pris à la racine peut donner à notre lutte pratique contre l'impérialisme cette sûreté de but et cette force indispensables à la politique du prolétariat."(pp. 152-153 Ed. Maspero). En 1915, Rosa Luxemburg sort la brochure de Junius. Elle y réaffirme que désormais, le capitalisme domine la terre entière. "Cette marche triomphale au cours de laquelle le capitalisme fraie brutalement sa voie par tous les moyens : la violence, le pillage et l'infamie, possède un côté lumineux : elle a créé les conditions préliminaires à sa propre disparition définitive; elle a mis en place la domination mondiale du capitalisme à laquelle seule la révolution mondiale du socialisme peut succéder." Elle pose très clairement que dans l'impérialisme, il y a à la fois des questions d'intérêts économiques mais aussi stratégiques. Prenant l'exemple de la Russie, elle dit : "Dans les tendances conquérantes du régime tsariste s'expriment, d'une part, l'expansion traditionnelle d'un Empire puissant dont la population comprend aujourd'hui 170 millions d'êtres humains et qui, pour des raisons économiques et stratégiques, cherche à obtenir le libre accès des mers, de l'Océan pacifique à l'Est, de la Méditerranée au Sud, et, d'autre part, intervient ce besoin vital de l'absolutisme : la nécessité sur le plan de la politique mondiale de garder une attitude qui impose le respect dans la compétition générale des grands Etats, pour obtenir du capitalisme étranger le crédit financier sans lequel le tsarisme n'est absolument pas viable." Comme dit la résolution du 13e congrès du CCI (citée plus haut), "Rosa Luxembourg reconnaissait la primauté des considérations stratégiques globales sur les intérêts économiques immédiats pour les principaux protagonistes de la première guerre mondiale." Dans ce sens stratégique, Rosa Luxemburg indique par exemple aussi, en quoi la politique de l'Allemagne envers la Turquie représente pour elle un point d'appui de la politique allemande en Asie Mineure. Le déchaînement de l'impérialisme porte en lui le développement de la guerre; mais loin d'une vision mécanique qui verrait la bourgeoisie déclencher la guerre comme réponse aux moments les plus aigus de la crise, elle montre les stratégies et la préparation à long terme des moments où la bourgeoisie tentera par la force un repartage du monde. A la fin du 19e et au début du 20e siècle, la bourgeoisie allemande se préoccupait beaucoup, par exemple, de construire une flotte capable de faire des incursions de l'impérialisme allemand dans le monde. "Avec cette flotte offensive de première qualité et avec les accroissements militaires qui, parallèlement à sa construction, se succédaient à une cadence accélérée, c'était un instrument de la politique future que l'on créait, politique dont la direction et les buts laissaient le champ libre à de multiples possibilités". Cela visait directement l'Angleterre. Cela se faisait dans le contexte où l'impérialisme se déchaîne, annonçant la décadence, la tendance à la saturation des marchés, la guerre. Rosa cite un ministre allemand, von Bülow qui disait en novembre 1899, à propos de la force navale : "Si les Anglais parlent d'une Greater Britain si les Français parlent d'une Nouvelle France, si les Russes se tournent vers l'Asie, de notre côté nous avons la prétention de créer une Grösseres Deutschland..." Rosa Luxemburg, comme Engels, était préoccupée par l'aspect destructeur de la guerre pour les forces de la révolution : "Ici encore, la guerre actuelle s'avère non seulement an gigantesque assassinat, mais aussi un suicide de la classe ouvrière européenne. Car ce sont les soldats du socialisme, les prolétaires d'Angleterre, de France, d’Allemagne, de Russie, de Belgique qui depuis des mois se massacrent les uns les autres sur l'ordre du capilal, ce sont eux qui enfoncent dans leur coeur le fer meurtrier, s'enlaçant d'une étreinte mortelle, chancelant ensemble, chacun entraînant l'autre dans la tombe."

On peut tout de suite souligner que la vision plus profonde des mécanismes qui mènent le capitalisme à sa décadence, chez Rosa, nous permet d'éviter l'erreur des bordiguistes de confondre des guerres impérialistes avec des luttes de libération nationale, sur la base du fait qu'il existerait encore des aires géographiques pouvant se développer. Aujourd'hui, toutefois, cette vision est difficile à maintenir et les bordiguistes ne la mettent pratiquement plus en avant, mais sans savoir précisèment pourquoi, de façon empirique donc fragile. Par contre, ils continuent à se cramponner à la vision de "territoires économiques" à conquérir en voulant trouver systématiquement un objectif économique immédiat dans chaque guerre. Cela vaut aussi pour Battaglia comunista et le BIPR. Ce qui correspondait à une vision photographique du moment chez Lénine, qui, de plus, était beaucoup moins claire que celle de Rosa Luxemburg, a été figé chez eux.

II faut dire aussi que Trotsky, dans ses écrits de 1924 et 1926 "Europe et Amérique où va l'Angleterre ?", s'en tient à la vision de Lénine. II ne voit que la concurrence économique entre les grandes nations et, nation par nation. II voit bien que ce sont les Etats-Unis qui sortent comme grands vainqueurs de la première guerre mondiale et qui prennent la première place dans le monde. Mais il ne voit que l'aspect économique à savoir­ que les Etats-Unis veulent la "mise en tutelle, économique de l’Europe". Le capital américain "vise à la maîtrise du monde, il veut instaurer la sauprématie de l'amérique sur notre planète. (...) Que doit-il faire à l'égard de l'Europe ? Il doit, dit-on, la pacifier comment ? Sous son hégémonie. Qu’est-ce que cela signifie ? Qu’il doit permettre à l’Europe de se relever, mais dans des limites bien déterminées, lui accorder des secteurs déterminés, restreints du marché mondial". Cette concurrence ne peut que les amener à s'affronter, ce qui est vrai de façon générale. Mais ne voyant pas les aspects stratégiques dans toute leur ampleur, correspondant au besoin de se maintenir en tant que grande puissance si on ne peut plus rester la première d'entre elles, comme ce fut le cas pour l'Angleterre dès après la première guerre mondiale, Trotsky fait se recouper la concurrence économique avec les affrontements impérialistes. Ainsi, l'Angleterre passant au second rang derrière les Etats-Unis, il voit dans la concurrence entre ces deux pays l'axe majeur des affrontements impérialistes à venir : "L’antagonisme capital du monde est l’antagonimse anglo-américain. C’est ce qui montrera de plus en plus nettement l’avenir." L'avenir, justement, n'a pas vérifié cela. Il vérifiera, au contraire, que plus la décadence avance et plus l'aspect stratégique dominera avec, en sont centre, le fait d'envisager les alliances qui permettent de se maintenir en tant que grande nation ou nation tout court et cela au détriment même des intérêts économiques immédiats. Ce sera toute la question de l'irrationalité de la guerre d'un point de vue strictement économique, question qui sera mise en lumière par la Gauche Communiste de France. Cette dernière parviendra à formuler la thèse de l'irrationalité de la guerre et le fait qu'au fil de la décadence, la guerre n'est plus au service du développement de l'économie mais que c'est l'économie qui est au service de la guerre. [2] [10]

 Aspects économiques et stratégiques au fil de la décadence

 Tout au long de la décadence, ces deux aspects se vérifient mais l'aspect stratégique, l'irrationalité de la guerre du point de vue économique va prendre le dessus. Même si la Première guerre mondiale n'avait pas été déclenchée mécaniquement au moment le plus aigü de la crise et si les visées stratégiques d'expansion avaient été calculées par l'Allemagne, et si elle correspondait, du point de vue économique, à une volonté de repartage du monde autour de la question des marchés, cette guerre s'avérait déjà plus couteuse qu'avantageuse du point de vue économique pour les vainqueurs eux­mêmes, à l'exception des Etats-Unis.

Parlant de l'Angleterre au sortir de la Première guerre mondiale, Sternberg dit, dans Le conflit du siècle : "Du fait de la guerre, toutefois, elle ne perdit pas seulement une partie de ses avoirs, mais sa position tout entière dans l'économie mondiale s’affaiblit à un tel point qu'elle fut dorénavant réduite a employer la plus grande partie des intérêts qu'elle tirait de ses investissements au financement de ses importations et à n’en affecter qu'une partie minime à la constitution de nouveaux capitaux à investir." Quant à la richesse et à la croissance économique effective des Etats-Unis après cette guerre, "l’enrichissement des Etats-Unis par la guerre" dont parle le trotskiste Pierre Naville dans sa préface au livre de Trotsky cité plus haut, elle ne vient pas d'abord de la guerre mais du fait que les Etats-Unis n'avaient pas encore tout à fait épuisé les marchés pré-capitalistes de leur immense territoire, par exemple le fait qu'ils avaient encore à effectuer la construction de quelques lignes de chemin de fer, mais aussi du fait qu'ils n'avaient participé à la guerre que vers sa fin, loin de leur territoire sur lequel ils ne connurent aucune destruction.

La Seconde guerre mondiale a encore pour objectif le repartage du monde. La bourgeoisie allemande se reconnaissait dans le slogan de Hitler : "Exporter ou mourir !" Mais si la fin de la guerre voit effectivement un repartage du monde entre deux blocs, le bloc russe et le bloc occidental, une bonne partie des investissements pour la reconstruction a un but essentiellement stratégique : oter l'envie à l'Allemagne et aux pays du Sud-Est asiatique de passer dans l'autre bloc et ainsi établir un cordon sanitaire autour de la Russie. La politique des Etats-Unis vis à vis de l'URSS dite de containment, avait pour but dans ce sens d'empêcher cette dernière de parvenir aux mers, de la maintenir en tant que puissance continentale. D'où aussi, dans les années 1950 la guerre de Corée dans ce même but. Du point de vue économique, on peut à nouveau citer Sternberg : "Enfin, la deuxième guerre mondiale forçat l'Angleterre à liquider la grande majorité de ses avoirs à l’étranger, provoquant ainsi un nouveau recul de sa position sur les marchés mondiaux au point qu'elle du faire appel, de longues années durant, à l'aide directe de l’Amérique pour payer ses importations". Les Etats-Unis, eux, affirment leur rang de première puissance mondiale mais dans un contexte où, au delà de la période de reconstruction, c'est le capitalisme mondial comme un tout qui continue de s'affaiblir, eux y compris.

Dans ce cadre des blocs, l'enjeu est de se défendre face à l'autre bloc. Pour cela, les armes économiques et militaire, sont utilisées. Bien sûr, le bloc économiquement le plus puissant a l'avantage dans cette guerre froide. Il peut user davantage de l'appât économique et avoir davantage de moyens dans la course aux armements. Après la mort de Nasser, les Etats-Unis utilisent l'arme économique pour faire basculer l'Egypte dans son bloc. A partir de 1975, les Etats-Unis travaillent pour que la Chine se rapproche d'eux. On verra que pour entretenir ce rapprochement le statut de nation privilégiée, au niveau des échanges commerciaux, lui sera accordé. Toujours dans cette période des années 1970, les prêts accordés aux pays d'Afrique sous tutelle ont bien sûr pour but d'entretenir la possibilité des échanges commerciaux avec eux mais aussi de les maintenir dans le bloc occidental.

On peut voir donc que l'aspect stratégique domine largement sur l'aspect économique. Cela est une caractéristique qui se développe nettement depuis 1945. Nous l'avons signalé plus haut avec la politique de "containment". Il faut donc souligner une différence énorme d'avec ce que Lénine pouvait encore constater au début du 20e siècle lorsqu'il parle de l'exportation des capitaux. A ce moment là, la bourgeoisie savait qu'elle serait remboursée, qu'elle encaisserait les intérêts de son prêt et qu'en plus, elle gagnerait des marchés. A partir des années 1970, c'est de plus en plus à fonds perdus que la bourgeoisie prête, elle le sait. C'est pourquoi, au début des années 1980, le président de l'Etat français, Mitterrand, pouvait jouer les grands coeurs en proposant un moratoire pour la dette de l'Afrique. On peut rappeler d'autres exemples qui montrent les objectifs stratégiques :

  • en 1975, les Etats-Unis arrêtent la guerre du Viet-Nam car il devient plus important de travailler au rapprochement avec la Chine ;
  • en 1979, la Russie envahit l'Afghanistan; elle profite de l'affaiblissement des Etats-Unis en Iran pour enfoncer un coin entre l'Iran et le Pakistan. II s'agissait d'une tentative pour se rapprocher des mers chaudes. Cet objectif était purement stratégique et d'ailleurs, le conseiller américain Brezinski avait dit que cette entreprise allait "couler" l'URSS tellement cela allait lui coûter cher financièrement ;
  • l'intérêt pour l'Afrique, au delà de quelques avantages économiques, était qu'en cas de guerre mondiale dont l'enjeu serait l'Europe, il était déterminant, d'un point de vue stratégique, de contrôler ce continent. Dans ce cas là, pour pouvoir maintenir un contrôle en Europe, il faut des positions en Afrique. Qu'on se rappelle les batailles en Afrique, pendant la Deuxième guerre mondiale, entre les années allemandes et alliées ;
  • au début des années 1980, la guerre du Liban n'avait pas un objectif économique mais stratégique. Les Etats-Unis devaient avoir un contrôle total de cette zone si éminemment stratégique. Pour cela, il lui fallait enlever l'épine dans le pied que constituait l'appartenance de la Syrie au bloc de l'Est et faire basculer ce pays dans le bloc occidental. L'aspect économique que constituait le pétrole produit dans la région n'était pas du tout l'aspect central même s'il faut le contrôler, en cas de guerre.

On peut ainsi vérifier que si l'économie reste la toile de fond, elle est de plus en plus au service de la guerre et non l'inverse. La guerre est devenu le mode de vie du capitalisme. Si dans les débuts de l'impérialisme puis de la décadence, la guerre était conçue comme le moyen pour le repartage des marchés, elle est devenue, à ce stade, un moyen de s'imposer en tant que grande puissance, de se faire respecter, de défendre son rang face aux autres, de sauver la nation. Les guerres n'ont plus de rationnalité économique; elles coûtent beaucoup plus cher qu'elles ne rapportent. La réflexion de Brezinski rapportée plus haut est très significative. 

Qu'en est-il des guerres qui se sont succédées depuis 1989 à la suite de l'effondrement du bloc de l'Est et la disparition de celui de l'Ouest? 

La bourgeoisie avait annoncé une ère de paix et de prospérité. Nous avons vu et nous voyons la guerre et la misère se développer. La fin des blocs exprime l'entrée dans la phase de décomposition, le développement du chacun pour soi au niveau impérialiste et l'avancée de la barbarie et du chaos. A la suite de cette disparition des blocs, on voit les grandes puissances revenir à leurs stratégies d'expansion d'avant 1914. Mais il faut noter une grande différence : au début du 20e siècle, pour faire aboutir ces stratégies, la bourgeoisie tendait à constituer des constellations (alliances). Aujourd'hui, c'est le chacun pour soi qui domine au point que les alliances, depuis 1989 ont toujours été éphémères et que dans les conflits qui surgissent, chaque puissance défend ses intérêts avec sa stratégie propre. Dans ce contexte, ce sont des stratégies que chaque puissance essaie de défendre.

Face à cette nouvelle situation, les Etats-­Unis ont indiqué clairement qu'ils entendaient défendre leur leadership. Ce fut l'objectif de la guerre du Golfe en 1991. Malgré cela, quelques mois après, l'Allemagne ouvrait les hostilités en Yougoslavie en reconnaissant unilatéralement l'indépendance de la Slovénie et de la Croatie. Malgré l'avertissement qu'avaient été donné par les Etats-Unis quelques mois auparavant, l'Allemagne reprend son ancienne politique d'expansion vers le Sud-Est, via les Balkans, en sachant que la Serbie représentait pour cette expansion un verrou à faire sauter. Dans la guerre du Kososvo, l'Allemagne poursuit cette politique. Elle le fait sans complexe car, pour la première fois depuis la deuxième guerre mondiale, on la voit développer sa force militaire dans un autre pays. De plus, elle laisse clairement entendre qu'elle utilisera à l'avenir son armée pour défendre ses intérêts où il le faudra dans le monde.

On sait que les Etats-Unis, la France, l'Angleterre, la Russie n'entendent pas laisser le champ libre à l'Allemagne et qu'ils ont réagi pour contrecarrer les visées germaniques. Il est clair que ce ne sont pas du tout les intérêts économiques qui sont les enjeux centraux de cette guerre mais des intérêts stratégiques afin de défendre ou essayer de développer son rang de grande puissance, ses zones d'influence.

Ce sont aussi des intérêts essentiellement stratégiques qui sont en jeu dans le Caucase, autour de la guerre en Tchétchénie. Le pétrole est effectivement un enjeu; mais quelle place y tient-il ? Une place stratégique et pas économique. On voit en effet les Etats-Unis faire des tractations avec l'Azerbaïdjan, la Géorgie, l'Arménie, la Turquie, sans tenir compte de la Russie qui réagit à cela en assassinant des ministres et des députés dans le parlement d'Erevan, parce que les Etats-Unis veulent contrôler cette région à cause de son pétrole, non pas dans un but de gain économique mais pour que l'Europe ne puisse pas s'approvisionner en cette énergie nécessaire en cas de guerre Nous pouvons nous rappeler que pendant la Deuxième guerre mondiale, en 1942, l'Allemagne avait mené une offensive sur Bakou pour tenter de s'approprier cette énergie si nécessaire pour mener la guerre. Il en va différemment aujourd'hui pour l'Azerbaïdjan et la Turquie par exemple pour lesquels la question du pétrole représente un gain immédiat appréciable. Mais l'enjeu central de la situation n'est pas là.

En Afrique, la guerre du Zaïre que la bourgeoisie a présentée comme une volonté des américains de s'emparer des richesses du sous-sol avait en réalité comme objectif de chasser la France de cette région. Le fait que quelques hommes d'affaires s'y soient ensuite précipités, n'enlève rien à cet objectif central. Il en va de même de la visite de Clinton au Sénégal, fin 1998, où l'objectif était de venir concurrencer la France, à un niveau diplomatique, directement sur son pré­carré. Régulièrement, afin de cacher l'objectif réel de ses actes, c'est la bourgeoisie elle-même qui met volontairement en avant de pseudo objectifs économiques.

Dans le conflit de l'Inde et du Pakistan, le Cachemire n'est pas en premier lieu un enjeu économique. A travers ce conflit, aujourd'hui, le Pakistan voudrait retrouver l'importance régionale qu'il avait à l'époque des blocs et qu'il a perdue depuis. Qui plus est, on a vu les Etats-Unis ré-ajuster leur politique et renouer des relations avec l'Inde.

Mais c'est sans doute le Moyen-Orient qui indique au plus haut point l'aspect stratégique central des questions impérialistes aujourd'hui. Ces derniers temps, on a vu des pays d'Europe contester les Etats-Unis jusque dans cette zone aussi cruciale. La France se montrant "préoccupée" par le sort des palestiniens; l'Allemagne ayant manifesté quelques sollicitudes à l'égard d'Israël par exemple. La France cherche à réintroduire son influence au Liban ; entretient des liens avec la Syrie. C'est cette contestation des Etats-Unis qui aboutit à l'explosion actuelle. Mais il faut ajouter que les incendiaires ont perdu en partie le contrôle du feu qu'ils attisaient. La décomposition se manifeste dans toute sa gravité. La provocation de Sharon, soutenu par une partie de l'armée et de l'Etat n'a certainement pas été voulue par les Etats­-Unis. Arafat ne maîtrise plus grand chose. Et même si les Etats-Unis, pour tenter de trouver une solution qui leur permette de contrôler à nouveau la région faisaient de la Palestine un champ de ruines, cela ne résoudrait rien. L'impérialisme n'offre plus aucune possibilité de paix ; seul l'enchaînement des guerres est à l'ordre du jour.

Sur l'arène mondiale aujourd'hui, les deux puissances principales qui s'affrontent pour imposer leur influence et tenter de rassembler autour d'elles sont les Etats-Unis et l'Allemagne. Des puissances comme la France (même si elle fait du bruit), l'Angleterre, ne peuvent pas rivaliser avec elles. La décomposition joue en faveur de l'Allemagne, on l'a vu avec la Yougoslavie. Les choses sont plus difficiles pour les Etats-Unis puisque c'est leur leadership qu'ils ont à défendre et que leur domination pousse les Etats européens d'abord mais aussi la plupart des Etats à les contester. On ne voit pas poindre la constitution de blocs, au contraire. La situation au Moyen-orient montre aujourd'hui à quel point l'humanité avancerait vers sa destruction, même sans guerre mondiale, si le prolétariat, à terme, ne parvenait pas à s'imposer. On voit aussi à quel point, ne voir dans les guerres que des questions économiques, relève de la sous-estimation de leur gravité et constitue même de l'aveuglement, comme dit la résolution du 13e congrès face à la véritable ampleur des enjeux : "Enfin, les explications (qu'on retrouve même parmi des groupes révolutionnaires) qui essaient d'interpréter l'offensive actuelle de l'OTAN comme une tentative de contrôler les matières premières dans la région (Kosovo, ndr) constituent une sous ­estimation, voire un aveuglement, face à la véritable ampleur des enjeux." Point 3 

Où en est le leadership américain ? 

La résolution du 13e congrès du CCI disait :

"Aujourd'hui, même si les Etats-Unis sont à la tête de la croisade anti­ Milocevic, ils doivent compter beaucoup plus qu 'auparavant avec les jeux spécifiques des autres puissances -notamment l'Allemagne- ce qui introduit un facteur considérable d'incertitude sur l'issue de l'ensemble de l'opération." (...) "C’est à long terme que l'Allemagne est obligée d'envisager son accession au rang de superpuissance alors que c'est dès maintenant, et déjà depuis plusieurs années, que les Etats­-Unis sont confrontés à la perte de leur leadership et à la montée du chaos mondial."

Où en est le leadership américain ? Comme le disait la résolution, il tend à s'affaiblir. Il faut toutefois constater qu'il leur est moins difficile de le maintenir dans les régions qui sont loin de l'Europe. Malgré les difficultés qu'ils rencontrent partout, par exemple même en Amérique Latine où le président du Venezuela, Chavez, soutient la guerrilla colombienne et va ostensiblement rendre visite à Saddam Hussein, cela leur est un peu moins difficile, jusqu'à maintenant, vis à vis de l'Inde et du Pakistan où les Etats­-Unis parviennent à récupérer les situations de dérapage ; en Indonésie, aux Philippines et même avec le Japon qui voudrait pourtant s'émanciper de la tutelle américaine. Il est vrai qu'avec la Chine, ils ont plus de difficultés.

Mais près de l'Europe, les Etats-Unis rencontrent davantage d'obstacles. On l'a vu avec la Yougoslavie où il leur était difficile de trouver une façon de s'implanter. Avec le Kosovo où les hostilités démarrent sous l'égide de l'OTAN, arme des Etats-Unis, et s'achèvent avec un retour de l'ONU, expression d'un retour d'influence des puissances anti-américaines ; avec l'Irak où des pays comme la France essaient de briser l'embargo imposé par les américains ; au Moyen-Orient, où la contestation des puissances d'Europe ont encouragé, même si c'est indirectement, des initiatives, qu'elles soient de Sharon ou des islamistes qui se traduisent par des dérapages et des pertes de contrôle des Etats-Unis.

II faut donc confirmer qu'il y a une tendance historique à l'affaiblissement du leadership américain, mais ajouter que cela ne veut pas dire que les puissances européennes s'en sortiraient mieux. Au Moyen-Orient, actuellement, elles ne contrôlent pas non plus la situation.

Cette contestation généralisée envers les Etats-Unis oblige ces derniers à utiliser de plus en plus la force militaire, dans un contexte qui n'est plus celui de la guerre du Golfe. Comme le dit la résolution du 13e congrès, à ce moment là "les Etats-Unis conservainet encore un leadership sur la situation mondiale, ce qui leur avait permis de réaliser un sans faute dans la conduite des opérations aussi bien militaires que diplomatiques et ce, même si la guerre du Golf, avait pour vocation de faire taire les velléités de contestation de l'hégémonie américaine qui s 'étaient déjà manifestées, particulièrement de la part de la France et de l’Allemagne. A cette époque, les anciens alliés des Etats-Unis n'avaient pu encore avoir l'occasion de développer leurs propres visées impérialistes en contradiction avec celles des Etats-Unis."

L'avancée de la décomposition joue en défaveur des Etats-Unis. La situation dramatique au Moyen-Orient aujourd'hui où ils ne parviennent à contrôler complètement ni toutes les fractions d'Israël, ni celles de la Palestine l'illustre clairement. Il est significatif que les Etats-Unis aient été obligés de laisser l'ONU entrer en action. Tout cela ne fait qu'ajouter à la gravité de la situation car, s'il est incontestable que la supériorité militaire des Etats-Unis pourrait leur permettre de faire de la Palestine un champ de mines, cela ne résoudrait rien pour autant. Cet affaiblissement du leadership américain est l'expression de l'avancée de la décomposition. Il ne se fait pas de façon linéaire car les Etats-­Unis opposent une résistance acharnée; mais la tendance générale est irrésistiblement celle-là. Quant à l'Allemagne, si elle avance. comme nous l'avons dit plus haut, en profitant de la décomposition, cette avancée n'est pas non plus linéaire ; par exemple en Turquie où elle se voit directement concurrencée par les Etats-Unis. Dans ce contexte général, même si la tendance existe toujours, en tant que caractéristique de la décadence, on ne voit pas se dessiner la constitution de nouveaux blocs. 

Quelle est l'importance d'insister sur ces aspects?

L'importance n'est pas pour l'analyse en soi mais pour comprendre la gravité des conflits, la gravité des enjeux, montrer quelle est la seule perspective que nous offre le capitalisme si la classe ouvrière ne parvient pas à se hisser à la hauteur de ses responsabilités. La guerre est devenue le mode de vie du capitalisme. Nous devons retrouver le sens profond des préoccupations d'Engels et de Rosa Luxemburg concernant l'affaiblissement que le développement de cette barbarie représente pour la révolution. Pour l'instant, les destructions et les tueries concernent surtout la périphérie du capitalisme et donc pas les pays centraux ni les forces vives du prolétariat, comme c'est le cas pendant une guerre mondiale. C'est l'expression du cours historique actuel toujours ouvert aux affrontements de classe. Mais ces destructions représentent malgré tout un affaiblissement. De plus, les guerres d'aujourd'hui, guerres de la décomposition, ne favorisent pas le développement de la conscience.

La situation aujourd'hui au Moyen-Orient représente un nouveau coup de massue sur la tête de la classe ouvrière, développant un sentiment d'impuissance. La montée du nationalisme et de la haine, un possible embrasement de la région conduirait à des situations où, dans des villes industielles comme Haïfa, des ouvriers arabes et israëliens qui ont travaillé et lutté côte à côte, pourraient s'affronter.

Il faut ajouter, correspondant à cette situation générale, qu'après un court répit au début des années 1990, les politiques d'armements repartent en force. On peut citer dans ce sens l'adoption, en mars 1999, d'un programme de défense contre les missiles pour protéger les USA contre les attaques d'"Etats-voyous" et l'usage accidentel ou non autorisé d'engins balistiques russes et chinois. Cela entraîne une réaction en chaîne dans laquelle on voit chaque Etat se justifier du développement de l'armement au nom de la nécessité de répondre à cette escalade. 

Pour notre intervention

                Face aux sous-estimations et même à l'aveuglement dramatique du milieu politique prolétarien, la signification réelle des guerres d'aujourd'hui est à souligner. Les enjeux qu'elles comportent mettent en évidence la responsabilité de la classe ouvrière, seule classe pouvant mettre fin à la barbarie. Si le seul avenir que peut nous offrir la bourgeoisie est la barbarie, la classe ouvrière, seule, est porteuse d'une autre perspective. La question n'est pas guerre ou paix mais socialisme ou barbarie. Cela n'est pas qu'un slogan. Cela exprime un rapport de forces : quand la barbarie avance, la perspective du socialisme est attaquée. Les choses se passent surtout aujourd'hui à la périphérie du capitalisme. Le cours reste ouvert. Mais le chaos et la barbarie qui se développent, ne font que souligner la responsabilité du prolétariat des pays centraux.

Décembre 2000


[1] [11] Voir dans la Revue internationale n° 31 l'article : "Le Prolétariat d'Europe de l'Ouest au centre de la lutte de classe " et dans la Revue internationale n° 25 l'article : « L'aristocraIic ouvrière ».

[2] [12] Voir des éléments de cette analyse dans l'article « lcs vraies causes de la 2° guerre mondiale » (GCF , 1945) republié dans la Revue internationale n°59).

 

 

Questions théoriques: 

  • Décomposition [3]
  • Impérialisme [13]

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • La décadence du capitalisme [8]

THESES : la décomposition, phase ultime de la décadence capitaliste

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  • L'effondrement du bloc impérialiste de l'Est est venu apporter la confirmation de l'entrée du capitalisme dans une nouvelle phase de sa période de décadence: celle de la décomposition générale de la société. Avant même que ne se produisent les évènements de l'Est, le CCI avait déjà mis en évidence ce phénomène historique (voir notamment la Revue internationale, n"57). Ces évènements, l'entrée du monde dans une période d'instabilité jamais vue par le passé, obligent les révolutionnaires à analyser avec un maximum d'attention ce phénomène, ses causes et conséquences, à mettre en évidence les enjeux de cette nouvelle situation historique.

1) Tous les modes de production du passé ont connu une période d'ascendance et une période de décadence. Pour le marxisme, la première période correspond à une pleine adéquation des rapports de production dominants avec le niveau de développement des forces productives de la société, la seconde exprime le fait que ces rapports de production sont devenus trop étroits pour contenir ce développement. Contrairement aux aberrations énoncées par les bordiguistes, le capitalisme n'échappe pas à une telle loi. Depuis le début du siècle, et notamment depuis la première guerre mondiale, les révolutionnaires ont mis en évidence que ce mode de production était à son tour entré dans sa période de décadence. Cependant, il serait faux de se contenter d'affirmer que le capitalisme ne fait que suivre les traces des modes de production qui l'ont précédé. Il importe également de souligner les différences fondamentales entre la décadence capitaliste et celles des sociétés passées. En réalité, la décadence du capitalisme, telle que nous la connaissons depuis le début du 20e siècle, se présente comme la période de décadence par excellence (si l'on peut dire). Comparée à la décadence des sociétés précédentes (les sociétés esclavagiste et féodale), elle se situe à un tout autre niveau. Il en est ainsi parce que :

  • le capitalisme est la première société de l'histoire qui s'étende à l'échelle mondiale, qui ait soumis à ses lois toute la planète; de ce fait, la décadence de ce mode de production imprime sa marque à toute la société humaine ;
  • alors que, dans les sociétés du passé, les nouveaux rapports de production appelés à succéder aux rapports de production devenus caducs pouvaient se développer à leur coté, au sein même de la société -ce qui pouvait, d'une certaine façon, limiter les effets et l'ampleur de sa décadence-, la société communiste, seule capable de succéder au capitalisme, ne peut en aucune façon se développer au sein de celui-ci; il n'existe donc nulle possibilité d'une quelconque régénérescence de la société en l'absence du renversement violent du pouvoir de la classe bourgeoise et de l'extirpation des rapports de production capitalistes ;
  • la crise historique de l'économie qui se trouve à l'origine de la décadence du capitalisme ne découle nullement d'un problème de sous-production, comme c'était le cas pour les sociétés antérieures, mais résulte, au contraire, d'un problème de surproduction, ce qui a pour effet (du fait, notamment, du contraste monstrueux entre l'énorme potentiel des forces productives et la misère atroce qui se répand dans le monde) de porter la barbarie, qui accompagne la décadence de toute société, à un niveau bien supérieur à tout ce qui a pu être connu dans le passé ;
  • le phénomène d'hypertrophie de l'État, typique des périodes de décadence, trouve dans la décadence du capitalisme, avec la tendance historique au capitalisme d'État, sa forme la plus achevée et extrême, celle d'une absorption pratiquement totale de la société civile par le monstre étatique ;
  • même si les périodes de décadence du passé ont été marquées par des conflits guerriers, ces derniers étaient sans commune mesure avec les guerres mondiales qui, déjà à deux reprises, ont ravagé la société capitaliste.

En fin de compte, la différence entre l'ampleur et la profondeur de la décadence capitaliste et celles des décadences du passé ne saurait se résumer à une simple question de quantité. Cette quantité elle-même rend compte d'une qualité différente et nouvelle. En effet, la décadence du capitalisme:

  • est celle de la dernière société de classes, de la dernière société qui soit basée sur l'exploitation de l'homme par l'homme, qui soit soumise à la pénurie et aux contraintes de l'économie ;
  • est la première à menacer la survie même de l'humanité, la première qui puisse détruire l'espèce humaine.

2) Toutes les sociétés en décadence comportaient des éléments de décomposition : dislocation du corps social, pourrissement de ses structures économiques, politiques et idéologiques, etc. Il en a été de même pour le capitalisme depuis le début de sa période de décadence. Cependant, de même qu'il convient d'établir clairement la distinction entre cette dernière et les décadences du passé, il est indispensable de mettre en évidence la différence fondamentale qui oppose les éléments de décomposition qui ont affecté le capitalisme depuis le début du siècle et la décomposition généralisée dans laquelle s'enfonce à l'heure actuelle ce système et qui ne pourra aller qu'en s'aggravant. Là aussi, au-delà de l'aspect strictement quantitatif, le phénomène de décomposition sociale atteint aujourd'hui une telle profondeur et une telle extension qu'il acquiert une qualité nouvelle et singulière manifestant l'entrée du capitalisme décadent dans une phase spécifique -la phase ultime- de son histoire, celle où la décomposition devient un facteur, sinon le facteur, décisif de l'évolution de la société.

En ce sens, il serait faux d'identifier décadence et décomposition. Si l'on ne saurait concevoir l'existence de la phase de décomposition en dehors de la période de décadence, on peut parfaitement rendre compte de l'existence de la décadence sans que cette dernière se manifeste par l'apparition d'une phase de décomposition.

3) En fait, de même que le capitalisme connaît différentes périodes dans son parcours historique -naissance, ascendance, décadence- chacune de ces périodes contient elle aussi un certain nombre de phases distinctes et différentes. Par exemple, la période d'ascendance comporte les phases successives du libre marché, de la société par actions, du monopole, du capital financier, des conquêtes coloniales, de l'établissement du marché mondial. De même, la période de décadence a aussi son histoire : impérialisme, guerres mondiales, capitalisme d'État, crise permanente et, aujourd'hui, décomposition. Il s'agit là de différentes manifestations successives de la vie du capitalisme dont chacune permet de caractériser une phase particulière de celle-ci, même si ces manifestations pouvaient déjà exister auparavant ou ont pu se maintenir lors de l'entrée dans une nouvelle phase. Ainsi, à un niveau plus général, si l'on peut constater que le salariat existait déjà au sein de la société esclavagiste ou féodale (comme l'esclavage et le servage ont pu se maintenir au sein du capitalisme), seul le capitalisme donne à ce rapport d'exploitation la place dominante dans la société. De même, l'impérialisme a pu exister, comme phénomène, au cours même de la période ascendante du capitalisme. Cependant, il n'acquiert une place prépondérante dans la société, dans la politique des États et dans les rapports internationaux qu'avec l'entrée du capitalisme dans sa période de décadence au point d'imprimer sa marque à la première phase de celle-ci, ce qui a pu conduire les révolutionnaires de cette époque à l'identifier avec la décadence elle-même.

Ainsi, la phase de décomposition de la société capitaliste ne se présente pas seulement comme celle faisant suite chronologiquement aux phases caractérisées par le capitalisme d'État et la crise permanente. Dans la mesure où les contradictions et manifestations de la décadence du capitalisme, qui, successivement, marquent les différents moments de cette décadence, ne disparaissent pas avec le temps, mais se maintiennent, et même s'approfondissent, la phase de décomposition apparaît comme celle résultant de l'accumulation de toutes ces caractéristiques d'un système moribond, celle qui parachève et chapeaute trois quarts de siècle d'agonie d'un mode de production condamné par l'histoire. Concrètement, non seulement la nature impérialiste de tous les États, la menace de guerre mondiale, l'absorption de la société civile par le Moloch étatique, la crise permanente de l'économie capitaliste, se maintiennent dans la phase de décomposition, mais cette dernière se présente encore comme la conséquence ultime, la synthèse achevée de tous ces éléments. Elle résulte donc:

  • de la prolongation (sept décennies, c’est-à-dire plus que la durée de la "révolution industrielle") de la décadence d'un système dont une des caractéristiques majeures est l'extraordinaire rapidité des transformations qu'il fait subir à la société (dix ans de la vie du capitalisme valent bien un siècle de la société esclavagiste) ;
  • et de l'accumulation des contradictions que cette décadence a déchaînées.

Elle constitue l'étape ultime vers laquelle tendent les convulsions phénoménales qui, depuis le début du siècle, à travers une spirale infernale de crise/guerre/reconstruction/nouvelle crise, ont secoué la société et ses différentes classes :

  • deux boucheries impérialistes qui ont laissé exsangues la plupart des principaux pays et porté à l'ensemble de l'humanité des coups d'une brutalité sans précédent ;
  • une vague révolutionnaire qui a fait trembler l'ensemble de la bourgeoisie mondiale, et qui a débouché sur une contre-révolution aux formes les plus atroces (tel le fascisme et le stalinisme) et les plus cyniques (comme la "démocratie et l'antifascisme) ;
  • le retour périodique d'une paupérisation absolue, d'une misère des masses ouvrières, qui semblaient révolues;
  • le développement des famines les plus considérables et meurtrières de l'histoire humaine;
  • l'enfoncement durant deux décennies de l'économie capitaliste dans une nouvelle crise ouverte sans que la bourgeoisie, du fait de son incapacité à embrigader la classe ouvrière, puisse lui apporter sa propre réponse (qui, évidemment ne constitue pas une solution) : la guerre mondiale.

4) Ce dernier point constitue justement l'élément nouveau, spécifique, inédit, qui, en dernière instance, a déterminé l'entrée du capitalisme décadent dans une nouvelle phase de son histoire, celle de la décomposition. La crise ouverte qui se développe à la fin des années 1960, comme conséquence de l'épuisement de la reconstruction du second après-guerre, ouvre une nouvelle fois le chemin a l'alternative historique guerre mondiale ou affrontements de classes généralisés vers la révolution prolétarienne. Mais contrairement à la crise ouverte des années 1930, la crise actuelle s'est développée à un moment où la classe ouvrière ne subissait plus la chape de plomb de la contre-révolution. De ce fait, par son resurgissement historique à partir de 1968, elle a fait la preuve que la bourgeoisie n'avait pas les mains libres pour déchaîner une troisième guerre mondiale. En même temps, si le prolétariat avait déjà la force d'empêcher un tel aboutissement, il n'a pas encore trouvé celle de renverser le capitalisme, du fait :

  • du rythme de développement de la crise beaucoup plus lent que par le passé ;
  • du retard historique dans le développement de sa conscience et de ses organisations politiques provenant de la rupture organique dans la continuité de ces organisations, rupture elle-même provoquée par la profondeur et la durée de la contre-révolution.

Dans une telle situation où les deux classes fondamentales et antagoniques de la société s'affrontent sans parvenir à imposer leur propre réponse décisive, l'histoire ne saurait pourtant s'arrêter. Encore moins que pour les autres modes de production qui l'ont précédé, il ne peut exister pour le capitalisme de "gel", de "stagnation" de la vie sociale. Alors que les contradictions du capitalisme en crise ne font que s'aggraver, l'incapacité de la bourgeoisie à offrir la moindre perspective pour l'ensemble de la société et l'incapacité du prolétariat à affirmer ouvertement la sienne dans l'immédiat ne peuvent que déboucher sur un phénomène de décomposition généralisée, de pourrissement sur pied de la société.

5) En effet, aucun mode de production ne peut vivre, se développer, se maintenir sur des bases viables, assurer la cohésion sociale, s'il n'est pas capable de présenter une perspective à l'ensemble de la société qu'il domine. Et c'est particulièrement vrai pour le capitalisme en tant que mode de production le plus dynamique de l'histoire. Quand les rapports de production capitalistes constituaient le cadre approprié au développement des forces productives, cette perspective se confondait avec le progrès historique, non seulement de la société capitaliste, mais de l'humanité entière. Dans de telles circonstances, en dépit des antagonismes de classes ou des rivalités entre secteurs (notamment nationaux) de la classe dominante, l'ensemble de la vie sociale pouvait se développer sans menace de convulsion majeure. Lorsque ces rapports de production, en devenant des entraves à la croissance des forces productives, se sont convertis en obstacles pour le développement social, déterminant l'entrée dans une période de décadence, il en a résulté l'apparition des convulsions que nous avons connues depuis trois quarts de siècle. Dans un tel cadre, le type de perspective que le capitalisme pouvait offrir à la société était évidemment contenu dans les limites spécifiques permises par sa décadence:

  • l'“union sacrée” la mobilisation de toutes les forces économiques, politiques et militaires autour de l'État national, pour la "défense de la patrie", de la "civilisation", etc. ;
  • l'“union de tous les démocrates", de tous les "défenseurs de la civilisation" contre l'"hydre et la barbarie bolcheviques" ;
  • la mobilisation économique pour la reconstruction après les ruines de la guerre ;
  • la mobilisation idéologique, politique, économique et militaire pour la "conquête de l'espace vital" ou bien contre le "danger fasciste".

Aucune de ces perspectives ne représentait, évidemment, une quelconque "solution" aux contradictions du capitalisme. Toutes avaient cependant l'avantage pour la bourgeoisie de contenir un objectif "réaliste": soit de préserver la survie de son système contre la menace provenant de l'ennemi de classe, le prolétariat, soit d'organiser la préparation directe ou le déchaînement de la guerre mondiale, soit de mener à bien une relance de l'économie au lendemain de cette dernière. En revanche, dans une situation historique où la classe ouvrière n'est pas encore en mesure d'engager immédiatement le combat pour sa propre perspective, la seule vraiment réaliste, la révolution communiste, mais où la bourgeoisie, elle non plus, ne peut proposer aucune perspective quelle qu'elle soit, même à court terme, la capacité que cette dernière a témoignée dans le passé, au cours même de la période de décadence, de limiter et contrôler le phénomène de décomposition ne peut que s'effondrer sous les coups de boutoir de la crise. C'est pour cela que la situation actuelle de crise ouverte se présente en des termes radicalement différents de ceux de la précédente crise du même, type, celle des années 1930. Que cette dernière n'ait pas déterminé un phénomène de décomposition ne résulte pas seulement du fait qu'elle n'a duré que dix ans, alors que la crise actuelle dure depuis deux décennies. La non apparition d'un phénomène de décomposition au cours des années 1930 résulte avant tout du fait que, face à la crise, la bourgeoisie avait les mains libres pour proposer une réponse. Certes, une réponse d'une incroyable cruauté, une réponse de nature suicidaire entraînant la plus grande catastrophe de l'histoire humaine, une réponse qu'elle n'avait pas choisi délibérément puisqu'elle lui était imposée par l'aggravation de la crise, mais une réponse autour de laquelle, avant, pendant et après, elle a pu, en l'absence d'une résistance significative du prolétariat, organiser l'appareil productif, politique et idéologique de la société. Aujourd'hui, en revanche, du fait même, que depuis deux décennies, le prolétariat a pu empêcher la mise à l'ordre du jour d'un tel type de réponse, la bourgeoisie s'est trouvée incapable d'organiser quoi que ce soit en mesure de mobiliser les différentes composantes de la société, y compris au sein de la classe dominante, autour d'un objectif commun, sinon celui de résister pas à pas, mais sans espoir de réussite, à l'avancée de la crise.

6) Ainsi, même si la phase de décomposition se présente comme l'aboutissement, la synthèse, de toutes les contradictions et manifestations successives de la décadence capitaliste :

  • elle s'inscrit pleinement dans le cycle crise/guerre/recons­truction/retour à la crise ;
  • elle se vautre dans l'orgie guerrière et militariste propre à toute la période de décadence et qui a constitué depuis deux décennies un facteur de premier ordre d'aggravation de la crise ouverte ;
  • elle résulte de la capacité de la bourgeoisie (acquise à la suite de la crise des années 1930) de ralentir, notamment à travers le capitalisme d'État à l'échelle du bloc impérialiste, le rythme d'enfoncement dans la crise ;
  • elle résulte également de l'expérience de cette même classe (acquise lors des deux guerres mondiales) lui évitant de se lancer, sans une adhésion politique suffisante de la part du prolétariat, dans l'aventure de l'affrontement impérialiste généralisé ;
  • elle découle de la capacité de la classe ouvrière d'aujourd'hui à déjouer les pièges de la période de contre-révolution, mais aussi de la situation d'immaturité politique léguée par cette même contre-révolution.

Cette phase de décomposition est déterminée fondamentalement par des conditions historiques nouvelles, inédites et inattendues: la situation d'impasse momentanée de la société, de »blocage", du fait de la "neutralisation" mutuelle de ses deux classes fondamentales qui empêche chacune d'elles d'apporter sa réponse décisive à la crise ouverte de l'économie capitaliste. Les manifestations de cette décomposition, ses conditions d'évolution et ses conséquences ne peuvent être examinées qu'en mettant au premier plan ce facteur.

7) Si on passe en revue les caractéristiques essentielles de la décomposition telles qu'elles se manifestent aujourd'hui, on peut effectivement constater qu'elles ont comme dénominateur commun cette absence de perspective. Ainsi:

  • la multiplication des famines dans les pays du "tiers-monde' alors qu'on détruit les stocks de produits agricoles, qu'on "gèle" des surfaces considérables de terres cultivées ;
  • la transformation de ce même "tiers-monde" en un immense bidonville où des centaines de millions d'êtres humains survivent comme des rats dans les égouts ;
  • le développement du même phénomène au coeur des grandes villes des pays "avancés" où le nombre des sans-abri et des sans-ressources ne cesse de s'accroître au point que l'espérance de vie dans certains quartiers est plus faible que celle des pays arriérés ;
  • les catastrophes "accidentelles" qui se sont multipliées ces derniers temps (avions qui s'écrasent, trains et métros qui se transforment en cercueils, non seulement dans des pays arriérés comme l'Inde ou l'URSS mais aussi au centre des villes d'Occident comme Paris et Londres) ;
  • les effets de plus en plus dévastateurs, sur le plan humain, social et économique des catastrophes "naturelles" (inondations, sécheresse, tremblements de terre, cyclones), face auxquelles les hommes semblent chaque jour plus démunis alors que la technologie ne cesse de progresser et que tous les moyens existent pour s'en protéger (digues, systèmes d'irrigation, habitations para‑sismiques et résistant aux tempêtes) mais qu'on ferme les entreprises qui fabriquent de tels moyens et qu'on licencie leurs ouvriers;
  • la dégradation de l'environnement qui atteint des proportions ahurissantes (eau du robinet imbuvable, rivières mortes, océans dépotoirs, air des villes irrespirable, dizaines de milliers de kilomètres carrés contaminés par la radioactivité en Ukraine et en Biélorussie) et qui menace l'équilibre de toute la planète avec la disparition de la forêt amazonienne (le »poumon de la terre), l'effet de serre et la destruction de la couche d'ozone.

Toutes ces calamités économiques et sociales qui, si elles relèvent en général de la décadence elle-même, rendent compte, par leur accumulation et leur ampleur, de l'enfoncement dans une impasse complète d’un système qui n'a aucun avenir à proposer à la plus grande partie de la population mondiale, sinon celui d'une barbarie croissante dépassant l'imagination. Un système dont les politiques économiques, les recherches, les investissements, sont réalisés systématiquement au détriment du futur de l'humanité et, partant, au détriment du futur de ce système lui-même.

8) Mais les manifestations de l'absence totale de perspectives de la société actuelle sont encore plus évidentes sur le plan politique et idéologique. Ainsi:

l'incroyable corruption qui croît et prospère dans l'appareil politique, le déferlement de scandales dans la plupart des pays tels le Japon (où il devient de plus en plus difficile de distinguer l'appareil gouvernemental du milieu des gangsters), l'Espagne (où c'est le bras droit du chef du gouvernement socialiste qui, aujourd'hui, est directement en cause), la Belgique, l’Italie, la France (où les députés décident de s'amnistier eux-mêmes pour leurs turpitudes);

  • le développement du terrorisme, des prises d'otages, comme moyens de la guerre entre États, au détriment des "lois" que le capitalisme s'était données par le passé pour "réglementer" les conflits entre fractions de la classe dominante;
  • l'accroissement permanent de la criminalité, de l'insécurité, de la violence urbaine, auxquelles sont mêlés de façon grandissante les enfants qui, de plus en plus, deviennent aussi les proies de la prostitution;
  • le développement du nihilisme, du suicide des jeunes, du désespoir (tel que l'exprimait le "no future” des émeutes urbaines en Grande-Bretagne), de la haine et de la xénophobie qui animent les "skinheads" et les "hooligans" pour qui les rencontres sportives sont une occasion de se défouler et de semer la terreur ;
  • le raz-de-marée de la drogue, qui devient aujourd'hui un phénomène de masse, participant puissamment à la corruption des États et des organismes financiers, n'épargnant aucune partie du monde et touchant plus particulièrement la jeunesse, un phénomène qui, de moins en moins, exprime la fuite dans des chimères et, de plus en plus, s'apparente à la folie et au suicide;
  • la profusion des sectes, le regain de l'esprit religieux, y compris dans certains pays avancés, le rejet d'une pensée rationnelle, cohérente, construite, y inclus de la part de certains milieux “scientifiques” et qui prend dans les médias une place prépondérante notamment dans des publicités abrutissantes, des émissions décervelantes;
  • l'envahissement de ces mêmes médias par le spectacle de la violence, de l'horreur, du sang, des massacres, y compris dans les émissions et magazines destinés aux enfants;
  • la nullité, et la vénalité, de toutes les productions "artistiques", de la littérature, de la musique, de la peinture, de l'architecture qui ne savent exprimer que l'angoisse, le désespoir, l'éclatement de la pensée, le néant;
  • le "chacun pour soi", la marginalisation, l'atomisation des individus, la destruction des rapports familiaux, l'exclusion des personnes âgées, l'anéantissement de l'affectivité et son remplacement par la pornographie, le sport commercialisé et médiatisé, les rassemblements de masse de jeunes dans une hystérie collective en guise de chanson et de danse, sinistre substitut d'une solidarité et de liens sociaux complètement absents.

Toutes ces manifestations de la putréfaction sociale qui aujourd'hui, à une échelle inconnue dans l'histoire, envahissent tous les pores de la société humaine, ne savent exprimer qu'une chose: non seulement la dislocation de la société bourgeoise, mais encore l'anéantissement de tout principe de vie collective au sein d'une société qui se trouve privée du moindre projet, de la moindre perspective, même à court terme, même la plus illusoire.

9) Parmi les caractéristiques majeures de la décomposition de la société capitaliste, il faut souligner la difficulté croissante de la bourgeoisie à contrôler l'évolution de la situation sur le plan politique. A la base de ce phénomène, on trouve évidemment la perte de contrôle toujours plus grande de la classe dominante sur son appareil économique, lequel constitue l'infrastructure de la société. L'impasse historique dans laquelle se trouve enfermé le mode de production capitaliste, les échecs successifs des différentes politiques menées par la bourgeoisie, la fuite en avant permanente dans l'endettement généralisé au moyen de laquelle se survit l'économie mondiale, tous ces éléments ne peuvent que se répercuter sur un appareil politique incapable, pour sa part, d'imposer à la société, et particulièrement à la classe ouvrière, la "discipline" et l'adhésion requises pour mobiliser toutes les forces et les énergie vers la guerre mondiale, seule "réponse" historique que la bourgeoisie puisse offrir. L'absence d'une perspective (exceptée celle de "sauver les meubles" de son économie au jour le jour) vers laquelle elle puisse se mobiliser comme classe, et alors que le prolétariat ne constitue pas encore une menace pour sa survie, détermine au sein de la classe dominante, et particulièrement de son appareil politique, une tendance croissante à l'indiscipline et au sauve-qui-peut. C'est ce phénomène qui permet en particulier d'expliquer l'effondrement du stalinisme et de l'ensemble du bloc impérialiste de l'Est. Cet effondrement, en effet, est globalement une des conséquences de la crise mondiale du capitalisme; il ne peut non plus s'analyser sans prendre en compte les spécificités que les circonstances historiques de leur apparition ont conférées aux régimes staliniens (voir les "Thèses sur la crise économique et politique en URSS et dans les pays de l'Est", Revue internationale, n°60). Cependant, on ne peut pleinement comprendre ce fait historique considérable et inédit, l'effondrement de l'intérieur de tout un bloc impérialiste en l'absence d'une révolution ou d'une guerre mondiale, qu'en faisant intervenir dans le cadre d'analyse cet autre élément inédit que constitue l'entrée de la société dans une phase de décomposition telle qu'on la constate aujourd'hui. L'extrême centralisation et l'étatisation complète de l'économie, la confusion entre l'appareil économique et l'appareil politique, la tricherie permanente et à grande échelle avec la loi de la valeur, la mobilisation de toutes les ressources économiques vers la sphère militaire, toutes ces caractéristiques propres aux régimes staliniens, si elles étaient adaptées à un contexte de guerre impérialiste (ce type de régime a traversé victorieusement la seconde guerre mondiale, et s’y est même renforcé), ont rencontré de façon brutale et radicale leurs limites dès lors que la bourgeoisie a dû pendant des années affronter l'aggravation de la crise économique sans pouvoir déboucher sur cette même guerre impérialiste. En particulier, le je-m'en-foutisme généralisé qui s'est développé en l'absence d'une sanction du marché (et que, justement, le rétablissement du marché se propose d'éliminer) ne pouvait pas se concevoir dans les circonstances lorsque la "motivation" première des ouvriers, comme des responsables économiques, était le fusil qu'ils avaient dans le dos. La débandade générale au sein même de l'appareil étatique, la perte du contrôle sur sa propre stratégie politique, telles que l'URSS et ses satellites nous en donnent aujourd'hui le spectacle, constituent, en réalité, la caricature (du fait des spécificités des régimes staliniens) d'un phénomène beaucoup plus général affectant l'ensemble de la bourgeoisie mondiale, un phénomène propre à la phase de décomposition.

10) Cette tendance générale à la perte de contrôle par la bourgeoisie de la conduite de sa politique, si elle constitue un des facteurs de premier plan de l'effondrement du bloc de l'Est, ne pourra que se trouver encore accentuée avec cet effondrement, du fait :

  • de l'aggravation de la crise économique qui résulte de ce dernier;
  • de la dislocation du bloc occidental que suppose la disparition de son rival;
  • de l'exacerbation des rivalités particulières qu'entraînera entre différents secteurs de la bourgeoisie (notamment entre fractions nationales, mais aussi entre cliques au sein d'un même État national) l'éloignement momentané de la perspective de la guerre mondiale.

Une telle déstabilisation politique de la classe bourgeoise, illustrée, par exemple, par l'inquiétude que ses secteurs les plus solides nourrissent à l'égard d'une possible contamination du chaos qui se développe dans les pays de l'ancien bloc de l'Est, pourrait éventuellement déboucher sur son incapacité à reconstituer une nouvelle organisation du monde, en deux blocs impérialistes. L'aggravation de la crise économique conduit nécessairement à l'aiguisement des rivalités impérialistes entre États. En ce sens, le développement et l'exacerbation des affrontements militaires entre ces derniers sont inscrits dans la situation présente. En revanche, la reconstitution d'une structure économique, politique et militaire regroupant ces différents États suppose l'existence de leur part et en leur sein d’une discipline que le phénomène de décomposition rendra de plus en plus problématique. C'est pour cela que ce phénomène, qui est déjà en partie responsable de la disparition du système des blocs hérités de la seconde guerre mondiale, peut parfaitement, en empêchant la reconstitution d'un nouveau système de blocs, conduire, non seulement à l'éloignement (comme c'est déjà le cas à l'heure actuelle), mais à la disparition définitive de toute perspective de guerre mondiale.

11) La possibilité d'une telle modification de la perspective générale du capitalisme, résultant des transformations de première importance que la décomposition introduit dans la vie de la société, ne saurait cependant remettre en cause l'aboutissement ultime que ce système réserve à l'humanité au cas où le prolétariat s'avérerait incapable de le renverser. En effet, si la perspective historique de la société a pu déjà être posée en termes généraux par Marx et Engels sous la forme de "socialisme ou barbarie", le développement même de la vie du capitalisme (et particulièrement sa décadence) a permis de préciser, et même d'aggraver, ce jugement sous la forme de:

  • "guerre ou révolution", formule retenue par les révolutionnaires dès avant la première guerre mondiale et qui constitue un des principes de fondation de l'Internationale Communiste;

    "révolution communiste ou destruction de l'humanité", qui s'impose au lendemain de la seconde guerre mondiale avec l'apparition des armements atomiques

Aujourd'hui, après la disparition du bloc de l'Est, cette perspective terrifiante reste tout à fait valable. Mais il importe de préciser qu'une telle destruction de l'humanité peut provenir de la guerre impérialiste généralisée ou de la décomposition de la société.

En effet, on ne saurait considérer cette décomposition comme une régression de la société. Même si la décomposition fait ressurgir certaines caractéristiques propres au passé du capitalisme, et notamment de la période d'ascendance de ce mode de production, par exemple:

  • l'absence actuelle d'une division du monde en deux blocs impérialistes;
  • le fait, par conséquent, que les luttes entre nations (dont l'aiguisement actuel, notamment dans l'ancien bloc de l'Est, constitue bien une expression de la décomposition) ne doivent plus être considérées comme des moments d'un affrontement entre ces deux blocs.

Cette décomposition ne mène à aucun type de société antérieur, à aucune phase précédente de la vie du capitalisme. Il en est de la société capitaliste comme d'un vieillard dont on dit qu'il "retourne en enfance". Celui-ci à beau perdre certaines facultés et caractéristiques acquises avec la maturité et retrouver certains traits de l'enfance (fragilité, dépendance, faiblesse du raisonnement), il n'en retrouve pas pour autant la vitalité propre à cet âge de la vie. Aujourd'hui, la civilisation humaine est en train de perdre un certain nombre de ses acquis (comme par exemple la maîtrise de la nature), elle n'y gagne pas pour autant la capacité de progrès et de conquête qui a caractérisé particulièrement le capitalisme ascendant. Le cours de l'histoire est irréversible: la décomposition mène, comme son nom l'indique, à la dislocation et à la putréfaction de la société, au néant. Laissée à sa propre logique, à ses conséquences ultimes, elle conduit l'humanité au même résultat que la guerre mondiale. Être anéanti brutalement par une pluie de bombes thermonucléaires dans une guerre généralisée ou bien par la pollution, la radioactivité des centrales nucléaires, la famine, les épidémies et les massacres de multiples conflits guerriers (où l’arme atomique pourrait aussi être utilisée), tout cela revient, à terme, au même. La seule différence entre ces deux formes d'anéantissement, c'est que la première est plus rapide alors que la seconde est plus lente et provoquerait d'autant plus de souffrances.

12) Il est de la plus grande importance que le prolétariat, et les révolutionnaires en son sein, prennent la pleine mesure de la menace mortelle que la décomposition représente pour l'ensemble de la société. A un moment où les illusions pacifistes risquent de se développer du fait de l'éloignement de la possibilité d'une guerre généralisée, il convient de combattre avec la dernière énergie toute tendance au sein de la classe ouvrière à chercher des consolations, à se masquer l'extrême gravité de la situation mondiale. En particulier, il serait aussi faux que dangereux de considérer que la décomposition, parce qu'elle est une réalité, constitue, de ce fait, une nécessité pour avancer vers la révolution.

Il faut prendre garde à ne pas confondre nécessité et réalité. Engels a critiqué sévèrement la formule de Hegel: "Tout ce qui est rationnel est réel et tout ce qui est réel est rationnel", en rejetant la deuxième partie de cette formule et en prenant pour exemple la persistance de la monarchie en Allemagne, qui était réelle mais nullement rationnelle (on pourrait appliquer le raisonnement d'Engels aujourd'hui -et c'est parfaitement valable depuis longtemps déjà- aux monarchies du Royaume-Uni, des Pays-Bas, de Belgique, etc.). La décomposition, si elle est un fait, une réalité aujourd'hui, ne prouve nullement sa nécessité pour la révolution prolétarienne. Avec une telle approche, on remettrait en question la révolution d'Octobre 1917 et toute la vague révolutionnaire du premier après-guerre qui ont surgit en l'absence de la phase de décomposition du capitalisme. En fait, la nécessité impérieuse d'établir une claire distinction entre la décadence du capitalisme et cette phase spécifique, la phase ultime, de la décadence que constitue la décomposition, trouve une de ses applications dans cette question de la réalité et de la nécessité: la décadence du capitalisme était nécessaire pour que le prolétariat soit en mesure de renverser ce système ; en revanche, l'apparition du phénomène historique de la décomposition, résultat de la prolongation de la décadence en l'absence de la révolution prolétarienne, ne constituait nullement une étape nécessaire pour le prolétariat sur le chemin de son émancipation.

Il en est de cette phase de décomposition comme de celle de la guerre impérialiste. La guerre de 1914 était un fait fondamental dont la classe ouvrière et les révolutionnaires devaient évidemment (et de quelle façon !) tenir compte, mais cela n'implique nullement qu'elle était une condition nécessaire de la révolution. Seuls les bordiguistes le croient et l'affirment. Le CCI a déjà eu l'occasion de démontrer que la guerre est loin d'être une condition particulièrement favorable au triomphe de la révolution internationale. Et si l'on considère la perspective d'une 3e guerre mondiale, la question est alors immédiatement résolue.

13) En fait, il importe d'être particulièrement lucide sur le danger que représente la décomposition pour la capacité du prolétariat à se hisser à la hauteur de sa tâche historique. De la même façon que le déchaînement de la guerre impérialiste au coeur du monde "civilisé" constituait "Une saignée qui [risquait] d'épuiser mortellement le mouvement ouvrier européen", qui "menaçait d'enterrer les perspectives du socialisme sous les ruines entassées par la barbarie impérialiste" en fauchant sur les champs de bataille (...) les forces les meilleures (...) du socialisme international, les troupes d'avant-garde de l'ensemble du prolétariat mondial" (Rosa Luxemburg, La Crise de la social-démocratie), la décomposition de la société, qui ne pourra aller qu'en s'aggravant, peut aussi faucher, dans les années à venir, les meilleures forces du prolétariat et compromettre définitivement la perspective du communisme. Il en est ainsi parce que l'empoissonnement de la société que provoque la putréfaction du capitalisme n'épargne aucune de ses composantes, aucune de ses classes ni même le prolétariat. En particulier, si l'affaiblissement de l'emprise de l'idéologie bourgeoise résultant de l'entrée du capitalisme dans sa phase de décadence était une des conditions de la révolution, le phénomène de décomposition de cette même idéologie, tel qu'il se développe aujourd'hui, se présente essentiellement comme un obstacle à la prise de conscience du prolétariat.

Au départ, la décomposition idéologique affecte évidemment en premier lieu la classe capitaliste elle-même et, par contrecoup, les couches petites-bourgeoises, qui n'ont aucune autonomie propre. On peut même dire que celles-ci s'identifient particulièrement bien avec cette décomposition dans la mesure où leur situation spécifique, l'absence de tout avenir, se calque sur la cause majeure de la décomposition idéologique: l'absence de toute perspective immédiate pour l'ensemble de la société. Seul le prolétariat porte en lui une perspective pour l'humanité et, en ce sens, c’est dans ses rangs qu’il existe les plus grandes capacités de résistance à cette décomposition. Cependant, lui-même n’est pas épargné, notamment du fait que la petite-bourgeoisie qu'il côtoie en est justement le principal véhicule. Les différents éléments qui constituent la force du prolétariat se heurtent directement aux diverses facettes de cette décomposition idéologique:

  • l'action collective, la solidarité, trouvent en face d'elles l'atomisation, le "chacun pour soi", la "débrouille individuelle";
  • le besoin d'organisation se confronte à la décomposition sociale, à la destructuration des rapports qui fondent toute vie en société;
  • la confiance dans l'avenir et en ses propres forces est en permanence sapée par le désespoir général qui envahit la société, par le nihilisme, par le "no future";
  • la conscience, la lucidité, la cohérence et l'unité de la pensée, le goût pour la théorie, doivent se frayer un chemin difficile au milieu de la fuite dans les chimères, la drogue, les sectes, le mysticisme, le rejet de la réflexion, la destruction de la pensée qui caractérisent notre époque.

14) Un des facteurs aggravants de cette situation est évidemment le fait qu'une proportion importante des jeunes générations ouvrières subit de plein fouet le fléau du chômage avant même qu'elle n'ait eu l'occasion, sur les lieux de production, en compagnie des camarades de travail et de lutte, de faire l'expérience d'une vie collective de classe. En fait le chômage, qui résulte directement de la crise économique, s'il n'est pas en soi une manifestation de la décomposition, débouche, dans cette phase particulière de la décadence, sur des conséquences qui font de lui un élément singulier de cette décomposition. S'il peut en général contribuer à démasquer l'incapacité du capitalisme à assurer un futur aux prolétaires, il constitue également, aujourd'hui, un puissant facteur de "lumpénisation" de certains secteurs de la classe, notamment parmi les jeunes ouvriers, ce qui affaiblit d'autant les capacités politiques présentes et futures de celle-ci. Cette situation s'est traduite, tout au long des années 1980, qui ont connu une montée, considérable du chômage, par l'absence de mouvements significatifs ou de tentatives réelles d'organisation de la part des ouvriers sans emploi. Le fait qu'en pleine période de contre-révolution, lors de la crise des années 1930, le prolétariat, notamment aux États-Unis, ait pu se donner ces formes de lutte illustre bien, par contraste, le poids des difficultés que représente à l'heure actuelle, en raison de la décomposition, le chômage dans la prise de conscience du prolétariat.

15) En fait, ce n'est pas seulement à travers la question du chômage que s'est manifesté ces dernières années le poids de la décomposition comme facteur de difficultés pour la prise de conscience du prolétariat. Même en mettant de côté l'effondrement du bloc de l'Est et l'agonie du stalinisme (qui sont une manifestation de la phase de décomposition et qui ont provoqué un recul très net de la conscience dans la classe -voir Revue internationale, n°60-61), il nous faut considérer que les difficultés éprouvées par la classe ouvrière pour mettre en avant la perspective de l'unification de ses luttes -alors même que cette question était contenue par la dynamique de son combat contre les attaques de plus en plus frontales du capitalisme- découle en bonne partie de la pression exercée par la décomposition . En particulier, l'hésitation du prolétariat face à fa nécessité de se hisser à un niveau supérieur de sa lutte, si elle constitue une caractéristique générale du mouvement de cette classe déjà analysée par Marx dans le 18 brumaire, n'a pu que se trouver accentuée par le manque de confiance en soi et en l'avenir que la décomposition instille au sein de la classe. De même, l'idéologie du “chacun pour soi”, particulièrement marquée dans la période actuelle, n’a pu que favoriser l'action des pièges du corporatisme tendus avec succès par la bourgeoisie à la lutte ouvrière ces dernières années.

Ainsi, tout au long des années 1980, la décomposition de la société capitaliste a joué un rôle de frein dans le processus de prise de conscience de la classe ouvrière. A côté des autres éléments, déjà identifiés par le passé, contribuant à ralentir le développement de ce processus:

  • le rythme lent de la crise elle‑même;
  • la faiblesse des organisations politiques de la classe résultant de la rupture organique entre les formations du passé et celles qui ont surgi avec la reprise historique des combats de classe de la fin des années 1960 ;

il importe donc de faire figurer la pression de la décomposition. Cependant, ces différents éléments n'agissent pas de la même façon. Alors que le temps est un facteur qui contribue à amoindrir le poids des deux premiers, il ne fait qu'accroître celui du dernier. Il est donc fondamental de comprendre que plus le prolétariat tardera à renverser le capitalisme, plus importants seront les dangers et les effets nocifs de la décomposition.

16) En fait, il convient de mettre en évidence qu'aujourd'hui, contrairement à la situation existante dans les années 1970, le temps ne joue plus en faveur de la classe ouvrière. Tant que la menace de destruction de la société était représentée uniquement par la guerre impérialiste, le simple fait que les luttes du prolétariat soient en mesure de se maintenir comme obstacle décisif à un tel aboutissement suffisait à barrer la route à cette destruction. En revanche, contrairement à la guerre impérialiste qui, pour pouvoir se déchaîner, requiert l'adhésion du prolétariat aux idéaux de la bourgeoisie, la décomposition n'a nul besoin de l'embrigadement de la classe ouvrière pour détruire l’humanité. En effet, de même qu'elles ne peuvent s'opposer à l'effondrement économique, les luttes du prolétariat dans ce système ne sont pas non plus en mesure de constituer un frein à la décomposition. Dans ces conditions, même si la menace que représente la décomposition pour la vie de la société apparaît comme à plus long terme que celle qui pourrait provenir d'une guerre mondiale (si les conditions de celle-ci étaient présentes, ce qui n'est pas le cas aujourd'hui), elle est par contre beaucoup plus insidieuse. Pour mettre fin à la menace que constitue la décomposition, les luttes ouvrières de résistance aux effets de la crise ne suffisent plus: seule la révolution communiste peut venir à bout d'une telle menace. De même, dans toute la période qui vient, le prolétariat ' ne peut espérer utiliser à son bénéfice l'affaiblissement, que provoque la décomposition au sein même de la bourgeoisie. Durant cette période, son objectif sera de résister effets nocifs de la décomposition en son propre sein en ne comptant que sur ses propres forces, sur sa capacité à se battre de façon collective et solidaire en défense de ses intérêts en tant que classe exploitée (même si la propagande dos révolutionnaires doit en permanence souligner les dangers de la décomposition). C'est seulement dans la période prérévolutionnaire, quand le prolétariat sera à l'offensive, lorsqu'il engagera directement et ouvertement le combat pour sa propre perspective historique, qu'il pourra utiliser certains effets de la décomposition, notamment la décomposition de l'idéologie bourgeoise et celle des forces du pouvoir capitaliste, comme des points d'appui et qu'il sera capable de les retourner contre le capital.

17) La mise en évidence des dangers considérables que fait courir à la classe ouvrière et à l'ensemble de l'humanité le phénomène historique de la décomposition ne doit pas conduire la classe, et particulièrement ses minorités révolutionnaires, à adopter face à lui une attitude fataliste. Aujourd'hui, la perspective historique reste totalement ouverte. Malgré le coup porté par l'effondrement du bloc de l'Est à la prise de conscience du prolétariat, celui-ci n'a subi aucune défaite majeure sur le terrain de sa lutte en ce sens, sa combativité reste pratiquement intacte. Mais en outre, et c'est là l'élément qui détermine en dernier ressort l'évolution de la situation mondiale, le même facteur qui se trouve à l'origine du développement de la décomposition, l'aggravation inexorable de la crise du capitalisme, constitue le stimulant essentiel de la lutte et de la prise de conscience de la classe, la condition même de sa capacité à résister au poison idéologique du pourrissement de la société. En effet, autant le prolétariat ne peut trouver un terrain de rassemblement de classe dans des luttes partielles contre les effets de la décomposition, autant sa lutte contre les effets directs de la crise elle-même constitue la base du développement de sa force et de son unité de classe. Il en est ainsi notamment parce que:

  • si les effets de la décomposition (par exemple la pollution, la drogue, l'insécurité, etc.) affectent de façon relativement indistincte toutes les couches de la société et constituent un terrain propice aux campagnes et mystifications a-classistes (écologie, mouvements antinucléaires, mobilisations antiracistes, etc.), les attaques économiques (baisse du salaire réel, licenciements, augmentation des cadences, etc.) résultant directement de la crise affectent de façon spécifique le prolétariat (c'est-à-dire la classe produisant la plus-value et s'affrontant au capital sur ce terrain);
  • la crise économique, contrairement à la décomposition sociale qui concerne essentiellement les superstructures, est un phénomène qui affecte directement l'infrastructure de la société sur laquelle reposent ces superstructures; en ce sens, elle met à nu les causes ultimes de l'ensemble de la barbarie qui s'abat sur la société, permettant ainsi au prolétariat de prendre conscience de la nécessité de changer radicalement de système, et non de tenter d'en améliorer certains aspects.

Cependant, la crise économique ne peut par elle-même résoudre les problèmes et les difficultés auxquels s'affronte, et devra s'affronter encore plus le prolétariat. Seules:

‑ la conscience des enjeux considérables de la situation historique présente, en particulier des dangers mortels que fait courir la décomposition à l'humanité;

  • sa détermination à poursuivre, développer et unifier son combat de classe;
  • sa capacité à déjouer les multiples pièges qu'une bourgeoisie, même affectée par sa propre décomposition, ne manquera pas de semer sur son chemin;

permettront à la classe ouvrière de répondre coup pour coup aux attaques de tout ordre déchaînées par le capitalisme, pour finalement passer à l'offensive et mettre à bas ce système barbare.

La responsabilité des révolutionnaires est de participer activement au développement de ce combat du prolétariat.

mai 1990

Questions théoriques: 

  • Décomposition [3]

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