Nous sommes encore bien loin de voir partout émerger des luttes massives mais nous assistons déjà à des manifestations significatives d'un changement dans l'état d'esprit de la classe ouvrière, à une réflexion plus profonde, notamment parmi les jeunes générations qui n'ont pas subi les effets des campagnes sur la mort du communisme lors de l'effondrement du bloc de l'Est, il y a 16 ans. Dans notre "Résolution sur la situation internationale", adoptée au 16e Congrès du CCI et publiée dans la Revue Internationale n° 122 (3e trimestre 2005), nous montrions que, depuis 2003, nous assistions à un "tournant" de la lutte de classe s'exprimant notamment par une tendance à la politisation au sein de la classe ouvrière. Nous mettions en évidence que ces luttes présentaient les caractéristiques suivantes :
Chacun de ces points peut pleinement se vérifier aujourd'hui, non seulement au vu des luttes contre le CPE en France mais, aussi, à travers d'autres exemples de ripostes à des attaques de la bourgeoisie.
Ainsi, dans deux des plus importants pays centraux proches de la France, en même temps que la lutte contre le CPE, les syndicats ont été contraints de prendre les devants du mécontentement social grandissant et d'organiser des grèves et des manifestations sectorielles qui ont revêtu une certaine ampleur :
Les vagues de cette effervescence sociale touchent également les États-Unis. Dans plusieurs villes ont été organisés de grands rassemblements contre le projet de loi, prévu au Sénat après l'aval de la chambre des représentants en décembre 2005, criminalisant et durcissant la répression non seulement contre les travailleurs clandestins ou en situation irrégulière, notamment d'origine latino-américaine, mais aussi contre les personnes qui leur fourniraient des services ou qui les hébergeraient. Par ailleurs, il s'agit de multiplier les contrôles et de ramener de 6 à 3 ans, renouvelable une seule fois, la durée de validité des cartes de séjour aux États-Unis délivrées aux travailleurs immigrés. Enfin, on reparle du projet de l'administration qui prévoit d'élargir, tout le long des 3200 kilomètres de la frontière avec le Mexique, le mur existant déjà à certains endroits, en particulier entre Tijuana et la banlieue sud de San Diego. A Los Angeles, entre 500 000 et 1 million de personnes se sont mobilisées le 27 mars ; elles étaient plus de 100 000 à Chicago le 10 mars ; d'autres rassemblements similaires ont eu lieu dans beaucoup d'autres villes, notamment à Houston, Phoenix, Denver, Philadelphie.
Même si elles ne sont pas aussi spectaculaires, se déroulent chaque mois dans le monde d'autres luttes exprimant une des caractéristiques essentielles du développement actuel des luttes ouvrières à l'échelle internationale qui portent des germes annonçant l'avenir : la solidarité ouvrière au-delà des secteurs, des générations, des nationalités .
Ces manifestations récentes de solidarité ouvrière ont fait l'objet d'un black-out le plus complet possible des médias.
D'autres luttes significatives se sont déroulées au Royaume-Uni : c'est d'abord le cas en Irlande du Nord où, après des décennies de guerre civile entre catholiques et protestants, 800 postiers se sont spontanément mis en grève en février pendant deux semaines et demie à Belfast contre les amendes et les pressions de la direction pour leur imposer une forte augmentation des cadences et des charges de travail. A l'origine, ces travailleurs se sont mobilisés pour empêcher des mesures disciplinaires à l'encontre de certains de leurs camarades de travail dans deux bureaux de postes, l'un "protestant", l'autre "catholique". Le syndicat des communications a alors montré son vrai visage et s’est opposé à la grève. A Belfast, un de ses porte-parole a même déclaré : "Nous refusons la grève et demandons aux travailleurs de retourner au travail, car elle est illégale". Mais les ouvriers ont poursuivi leur lutte, ne tenant aucun compte de son caractère légal ou non. Ils ont ainsi démontré qu'ils n'avaient pas besoin des syndicats pour s'organiser.
Lors d'une manifestation commune, ils ont franchi la "frontière" séparant les quartiers catholiques et protestants et ont défilé ensemble dans les rues de la ville, montant d'abord par une grande artère du quartier protestant, puis redescendant par une autre du quartier catholique. Ces dernières années, des luttes, principalement dans le secteur de la santé, avaient déjà montré une réelle solidarité entre ouvriers de confessions différentes mais c'était la première fois qu'une telle solidarité s'affichait ouvertement entre ouvriers "catholiques" et "protestants" au cœur d'une province ravagée et déchirée depuis des décennies par une sanglante guerre civile.
Par la suite, les syndicats aidés par les gauchistes ont tourné casaque et ont prétendu à leur tour apporter leur "solidarité", notamment en organisant des piquets de grève dans chaque bureau de poste. Cela leur a permis d'enfermer les travailleurs dans leurs bureaux de poste, de les isoler ainsi les uns des autres, et de saboter finalement la lutte.
Malgré ce sabotage, l'unité explicite et pratique des ouvriers catholiques et protestants dans les rues de Belfast durant cette grève a fait revivre la mémoire des grandes manifestations de 1932, où les prolétaires divisés dans les des deux camps s'étaient unis pour lutter contre la réduction des allocations de chômage. Mais c’était dans une période de défaite de la classe ouvrière ne permettant pas à ces actions exemplaires de renforcer le développement de la lutte de classe. Aujourd’hui, il existe un plus grand potentiel pour que, dans le futur, la classe ouvrière fasse échec aux politiques de division de la classe dominante permettant à celle-ci de mieux régner pour préserver l’ordre capitaliste. Le grand apport de cette lutte a été l’expérience d’une unité de classe mise en pratique en dehors du contrôle des syndicats. Elle a une portée qui dépasse de loin la seule situation des employés des postes qui en ont été les acteurs, et constitue un exemple précieux à suivre qui doit être propagé au plus grand nombre.
Déjà aujourd'hui, il est loin de constituer un fait isolé. A Cottam, près de Lincoln dans la partie orientale du centre de l'Angleterre, fin février, une cinquantaine d'ouvriers des centrales électriques se sont mis en grève pour soutenir des travailleurs immigrés d'origine hongroise payés en moyenne la moitié moins que leurs camarades anglais. Les contrats de ces travailleurs immigrés leur conféraient un statut très précaire, avec la menace d’être licenciés du jour au lendemain ou transférés à tout moment sur d'autres chantiers n'importe où en Europe. Là encore, les syndicats se sont opposés à cette grève vu son "illégalité" puisque, de part et d'autre, pour les ouvriers hongrois comme pour les ouvriers anglais, "elle n'avait pas été décidée à l'issue d'un vote démocratique". Les médias ont également dénigré cette grève, une feuille de chou locale rapportant même les propos d'un intellectuel de service à la botte de la bourgeoisie disant qu'appeler les ouvriers anglais et hongrois à se mettre ensemble dans les piquets de grève allait donner une image "inconvenante" et constituait une "dénaturation du sens de l'honneur de la classe ouvrière britannique". A l'inverse, pour la classe ouvrière, reconnaître que tous les ouvriers défendent les mêmes intérêts, quelles que soient la nationalité ou les spécificités des conditions de travail ou de rémunération, est un pas important pour entrer en lutte comme une classe unie.
Dans le Jura suisse, à Reconvilier, après une première grève en novembre 2004, 300 métallurgistes de Swissmetal se sont mis en grève pendant près d'un mois, de fin janvier à fin février en solidarité avec 27 de leurs camarades licenciés. Cette lutte a démarré en dehors des syndicats. Mais ceux-ci ont finalement organisé la négociation avec le patronat en imposant le chantage suivant : soit accepter les licenciements, soit le non-paiement de jours de grève, "sacrifier" soit les emplois, soit les salaires. Suivre la logique du système capitaliste, cela revenait, selon l'expression utilisée par une ouvrière de Reconvilier, à "choisir entre la peste et le choléra". Une autre vague de licenciements concernant 120 ouvriers est d'ailleurs déjà programmée. Mais cette grève est parvenue à poser clairement la question de la capacité des grévistes de s'opposer à ce chantage et à cette logique du capital. Un autre ouvrier tirait d'ailleurs la leçon suivante de cet échec de la grève : "C'est une faute que nous ayons laissé le contrôle des négociations dans d'autres mains que les nôtres".
En Inde, il y a moins d'un an, en juillet 2005, se déroulait la lutte de milliers d'ouvriers de Honda à Gurgaon dans la banlieue de Delhi. Après avoir été rejoints dans la lutte par une masse d'ouvriers venus d'usines voisines d'une autre cité industrielle et soutenus par la population, les ouvriers s'étaient confrontés à une répression policière extrêmement brutale et à une vague d'arrestations parmi les grévistes. Le 1er février dernier, ce sont 23 000 ouvriers qui se sont mis en grève dans un mouvement touchant 123 aéroports du pays. Cette grève était une riposte à une attaque massive de la direction qui projetait d'éliminer progressivement 40 % des effectifs, principalement les travailleurs les plus âgés qui risquent de ne plus retrouver d'emploi. A Delhi et à Bombay, le trafic aérien a été paralysé pendant 4 jours, il a été également arrêté à Calcutta. Cette grève a été déclarée illégale par les autorités. Celles-ci ont envoyé la police et des forces paramilitaires dans plusieurs villes, notamment à Bombay, pour matraquer les ouvriers et leur faire reprendre le travail, en application d'une loi permettant la répression "d'actes illégaux contre la sécurité de l'aviation civile". En même temps, en bons partenaires de la coalition gouvernementale, syndicats et gauchistes négociaient parallèlement avec celle-ci dès le 3 février. Ils ont appelé ensuite conjointement les ouvriers à rencontrer le Premier Ministre, les poussant ainsi à reprendre le travail en échange d'une vaine promesse de réexaminer le dossier du plan de licenciements dans les aéroports. Ils contribuaient ainsi à les diviser dans un partage des tâches efficace entre partisans de la reddition et ceux de la poursuite de la grève.
La combativité ouvrière s'est également exprimée aux usines Toyota près de Bangalore où les ouvriers ont fait grève pendant 15 jours à partir du 4 janvier contre l'augmentation des cadences de travail à l'origine, d'une part, d'une multiplication des accidents de travail sur les chaînes de montage et, d'autre part, d'une pluie d'amendes. Ces pénalités pour "rendements insuffisants" étaient systématiquement répercutées sur les salaires. Là encore, les ouvriers se sont spontanément heurtés à l'opposition des syndicats qui ont déclaré leur grève illégale. La répression a été féroce : 1500 grévistes sur 2300 ont été arrêtés pour "trouble de la paix sociale". Cette grève a reçu le soutien actif d'autres ouvriers de Bangalore. Cela a obligé les syndicats et les organisations gauchistes à monter un "comité de coordination" dans les autres entreprises de la ville en soutien à la grève et contre la répression des ouvriers de Toyota, pour contenir et saboter cet élan spontané de solidarité ouvrière. Mi-février également, des ouvriers d'autres entreprises de Bombay sont venus manifester leur soutien à 910 ouvriers d'Hindusthan Lever en lutte contre des suppressions d'emploi.
Ces luttes confirment pleinement une maturation, une politisation dans la lutte de classes qui s'est dessinée avec le "tournant" des luttes de 2003 contre la "réforme" des retraites, notamment en France et en Autriche. La classe ouvrière avait depuis lors déjà manifesté clairement des réactions de solidarité ouvrière que nous avons régulièrement répercutées dans notre presse, en opposition au complet black-out organisé par les médias sur ces luttes. Ces réactions s'étaient exprimées en particulier dans la grève chez Mercedes-Daimler-Chrysler en juillet 2004 où les ouvriers de Brême étaient entrés en grève et avaient manifesté aux côtés de leurs camarades de Sindelfingen-Stuttgart, victimes d'un chantage aux licenciements en échange du sacrifice de leurs "avantages", alors même que la direction de l'entreprise se proposait de transférer 6000 emplois de la région de Stuttgart vers le site de Brême.
Il en avait été de même avec les bagagistes et employés de British Airways à l'aéroport d'Heathrow qui, en août 2005, dans les jours suivants les attentats de Londres et en pleine campagne antiterroriste de la bourgeoisie, s'étaient mis spontanément en grève pour soutenir les 670 ouvriers, la plupart d'origine pakistanaise, de l'entreprise de restauration des aéroports Gate Gourmet menacés de licenciements.
Autres exemples : la grève de 18 000 mécaniciens de Boeing pendant 3 semaines en septembre 2005 refusant la nouvelle convention proposée par la direction visant à baisser le montant de leur retraite et à diminuer le montant des remboursements médicaux. Dans ce conflit, les ouvriers s'étaient opposés à la discrimination des traitements à la fois entre les "jeunes et les anciens ouvriers" et entre les différentes usines. Plus explicitement encore, lors de la grève dans le métro et les transports publics à New York en décembre 2005, à la veille de Noël, contre une attaque sur les retraites qui ne visait explicitement que ceux qui seraient embauchés dans le futur, les ouvriers ont démontré leur capacité de refuser une telle manœuvre de division. Malgré une très forte pression s'exerçant contre les grévistes, la grève a été largement suivie car la plupart des prolétaires avaient pleinement conscience que se battre pour l'avenir de leurs enfants, pour les générations à venir, cela faisait partie de leur combat (qui apporte un cinglant démenti à la propagande bourgeoise d'un prolétariat américain intégré ou inexistant, s'appuyant sur la réalité d'une plus grande difficulté de cette fraction du prolétariat mondial à développer des luttes significatives).
En décembre dernier, aux usines Seat de Barcelone, en Espagne, les ouvriers se sont mis en grève spontanément en opposition aux syndicats qui avaient signé dans leur dos des "accords de la honte" permettant le licenciement de 600 d'entre eux.
En Argentine, durant l'été 2005, la plus grande vague de grèves depuis 15 ans a touché notamment les hôpitaux et les services de la santé, des entreprises de produits alimentaires, les employés du métro de Buenos Aires, les travailleurs municipaux de plusieurs provinces, les instituteurs. A plusieurs reprises, des ouvriers d'autres entreprises se sont joints aux manifestations en soutien aux grévistes. Ce fut le cas en particulier des travailleurs du pétrole, des employés de la justice, des enseignants, des chômeurs qui ont rejoint dans la lutte leurs camarades employés municipaux à Caleta Olivia. A Neuquen, des travailleurs du secteur de la santé se sont joints à la manifestation des instituteurs en grève. Dans un hôpital pour enfants, les ouvriers en lutte ont exigé la même augmentation pour toutes les catégories professionnelle. Les ouvriers se sont heurtés à une répression féroce ainsi qu'à des campagnes de dénigrement de leurs luttes dans les médias.
Le développement d'un sentiment de solidarité face à des attaques massives et frontales, conséquences de l'accélération de la crise économique et de l'impasse du capitalisme, tend à s'affirmer dans la lutte au-delà des barrières qu'impose partout chaque bourgeoisie nationale : la corporation, l'usine, l'entreprise, le secteur, la nationalité. En même temps, la classe ouvrière est poussée à prendre elle-même en charge ses luttes et à s'affirmer, à prendre peu à peu confiance en ses propres forces. Elle est ainsi amenée à se confronter aux manœuvres de la bourgeoisie et au sabotage des syndicats pour isoler et enfermer les ouvriers. Dans ce long et difficile processus de maturation, la présence de jeunes générations ouvrières combatives qui n'ont pas subi l'impact idéologique du recul de la lutte de classe de "l'après-1989" constitue un ferment dynamique important. C'est pourquoi, les luttes actuelles, malgré toutes leurs limites et leurs faiblesses, préparent le terrain à d'autres luttes futures et sont porteuses d'avenir pour le développement de la lutte de classes.
Aujourd'hui, officiellement, l'économie mondiale se porte assez bien. Aux États-Unis, le taux de chômage serait un des plus bas depuis 10 ans, et il serait en diminution globale depuis un an en Europe ; l'Espagne afficherait un dynamisme économique sans précédent. Pourtant, il n'y a aucun répit dans les attaques contre la classe ouvrière. Au contraire. 60 000 métallos se retrouvent licenciés dans la région de Détroit (répartis entre General Motors en menace de faillite et Ford). Les plans de licenciements se succèdent aux usines Seat dans la région de Barcelone comme à la Fiat en Italie.
Partout, l'État patron, représentant suprême de la défense des intérêts du capital national, est en première ligne pour porter les attaques, intensifiant la précarité des emplois (CNE, CPE en France) et la flexibilité du travail, attaquant le niveau des retraites et l'accès aux soins (Grande-Bretagne, Allemagne). Les secteurs de l'éducation et de la santé sont quasiment partout en crise. La bourgeoisie américaine déclare qu'elle n'est pas assez compétitive à cause du poids des retraites sur les entreprises pourtant payées sur des fonds de pension à la merci des faillites et des effondrements boursiers.
Ce démantèlement systématique de l'État providence (attaque sur le paiement des retraites, sur la Sécurité sociale, attaque contre la condition des chômeurs et remise en cause de leurs allocations chômage, multiplication de licenciements dans tous les pays et dans tous les secteurs, généralisation de la précarité et de la flexibilité) signifie non seulement l'enfoncement dans la misère et la précarité de tous les prolétaires dans tous les pays mais aussi l'incapacité croissante du système à intégrer les futures générations ouvrières dans la production.
Les attaques sont partout introduites au nom de la "réforme", de l'adaptation structurelle à la mondialisation de l'économie. Une de leurs caractéristiques majeures est que toutes les générations sont frappées par la généralisation de la précarité qui affecte quasi simultanément les prolétaires les plus âgés comme les jeunes, ceux qui sont censés "entrer dans la vie active" et les préretraités ou les retraités. La bourgeoisie n'est pas encore partout dans une situation de crise manifeste mais l'ensemble des attaques et des mesures que prend le capital contre la classe ouvrière est la preuve de l'impasse historique dans lequel il se trouve, avec une absence totale de perspective pour les nouvelles générations. Les pays qu'on nous vante comme des modèles économiques en Europe, l'Espagne, le Danemark ou la Grande-Bretagne sont souvent ceux qui, derrière la "bonne santé" apparente de leur économie, se sont illustrés par des d'attaques anti-ouvrières importantes et ont connu une forte aggravation de la misère. Cette façade idéologique ne résiste pas à l'épreuve de la réalité : un seul exemple, celui de la Grande-Bretagne dont l'hebdomadaire français Marianne dresse ce tableau édifiant dans son édition datée du 1er avril : "le miracle blairien, c'est aussi cela : un enfant sur trois qui vit en dessous du seuil de pauvreté. Un enfant sur cinq qui mange moins de trois repas par jour (Tony Blair avait promis lors d'un discours prononcé à Toynbee Hall en 1999 que la "pauvreté des enfants serait éradiquée d'ici une génération". Combien d'années une génération représente-t-elle pour le Premier ministre ?) Près de 100 000 de ces enfants qui dorment dans une cuisine ou une salle de bains, faute de place et pour cause : il faut remonter à 1925 pour voir un gouvernement britannique construire moins de logements sociaux que le New Labour 2 bis ! Dix millions d'adultes qui n'ont les moyens ni d'épargner, ni d'assurer leurs quelques biens. Six millions d'entre eux qui n'ont pas de quoi se vêtir convenablement en hiver. Deux millions de foyers qui n'ont pas de chauffage adéquat- pour la plupart des retraités, dont on estime qu'ils furent plus de 25 000 à mourir des conséquences du froid en 2004." Quel révélateur de la faillite d'un système économique qui, non seulement est de plus en plus incapable de procurer un emploi à ses jeunes, mais qui condamne des enfants dès le plus jeune âge à crever de faim, de froid, de misère !
Les émeutes dans les banlieues françaises en novembre dernier sont le révélateur le plus édifiant de cette impasse. Si on regarde la situation dans son ensemble comme une simple "photo", comme un panoramique instantané, le monde actuel est désespérant. On n'y voit que chômage, misère, guerre, barbarie, chaos, terrorisme, pollution, insécurité, incurie face aux catastrophes, à la grippe aviaire et autres fléaux. Après le coup de massue porté contre les "vieux" et futurs retraités, les coups sont maintenant assénés contre les "jeunes" et futurs chômeurs ! Le capitalisme montre ouvertement son vrai visage : celui d'un système décadent qui n'a plus aucun avenir à offrir aux nouvelles générations. Un système gangrené par une crise économique insoluble. Un système qui, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, a dépensé des sommes faramineuses dans la production d'armements de plus en plus sophistiqués et meurtriers. Un système qui, depuis la guerre du Golfe en 1991, a continué à répandre le sang sur toute la planète malgré toutes les promesses sur "l'ère de paix et de prospérité" qui devait suivre l'effondrement du bloc de l'Est. C'est le même système en faillite, c'est la même classe capitaliste aux abois qui ici jette des millions d'êtres humains dans la misère, le chômage, et qui sème la mort en Irak, au Moyen-Orient, en Afrique ! Mais l'espoir existe. Les jeunes générations de prolétaires en France viennent de le démontrer, d'en apporter une démonstration éclatante. A travers leur refus d'une nouvelle attaque, le CPE, et en demandant le soutien et la participation non seulement de leurs parents mais de tous les autres salariés, ils ont montré une claire prise de conscience que toutes les générations étaient touchées, que leur combat contre le CPE n'était qu'une étape dans les attaques de la bourgeoisie et que cette attaque concernait d'emblée toute la classe ouvrière.
Non seulement la bourgeoisie a pendant des semaines fait le black-out sur ce qui se passait réellement en France, mais, dans le monde entier, les médias aux ordres de la classe dominante ont systématiquement déformé et dénaturé les événements en présentant la situation en France "à feu et à sang", et le mouvement contre le CPE comme une réédition des émeutes des mois d'octobre-novembre 2005, focalisant complaisamment leurs images sur les affrontements marginaux avec la police dans la rue ou sur les "exploits des casseurs" dans les manifestations. Derrière cet amalgame, d'une part entre les violences aveugles et désespérées qui ont embrasé les banlieues à l'automne dernier et, d'autre part, la lutte de classe des enfants de la classe ouvrière et des travailleurs qui se sont joints à leur mouvement dont les méthodes et la dynamique sont diamétralement opposées, il y a la volonté délibérée de la classe dominante de dénaturer cette lutte et d'empêcher ainsi la classe ouvrière des autres pays de prendre conscience qu'il est nécessaire et possible de lutter pour une autre perspective.
Et cette volonté de la bourgeoisie se comprend parfaitement. Même si, du fait de ses préjugés de classe, elle n'a pas une conscience claire des perspectives du mouvement prolétarien, elle devine confusément toute l'importance et toute la profondeur du combat qui vient de se mener en France. Une importance non pas seulement pour la classe ouvrière de ce pays, mais fondamentalement comme un moment d'une reprise mondiale de la lutte de classe. Une profondeur qui exprime, au-delà des revendications précises autour desquelles s'est faite la mobilisation de la jeunesse scolarisée, un refus croissant, de la part des jeunes générations, du futur que leur offre un système capitaliste aux abois dont les attaques croissantes contre les exploités ne peuvent que provoquer des affrontements de classe de plus en plus massifs, et surtout de plus en plus conscients et solidaires.
WIM (15-04-06)
1 [2] Voir les "Thèses sur le mouvement des étudiants du printemps 2006 en France" dans ce numéro.
Ces thèses ont été adoptées par le CCI le 3 avril 2006 alors que le mouvement des étudiants était encore en train de se dérouler. En particulier, la grande manifestation du 4 avril, que le gouvernement espérait moins puissante que la précédente (le 28 mars) l'a dépassée en ampleur. On a pu y voir, notamment, une participation plus importante encore de travailleurs du secteur privé. Dans son discours du 31 mars, le président Chirac avait tenté une manœuvre ridicule : il avait à la fois annoncé la promulgation de la loi "Égalité des chances" et demandé que son article 8 (créant le Contrat Première Embauche qui était le principal motif de la colère des étudiants) ne soit pas appliqué. Au lieu d'affaiblir la mobilisation, cette contorsion piteuse l'a au contraire renforcée. En outre, le danger d'un déclenchement spontané de grèves dans le secteur directement productif, comme cela était arrivé en mai 1968, s'est fait de plus en plus présent. Le gouvernement a dû se rendre à l'évidence que ses petites manœuvres ne réussiraient pas à casser le mouvement, ce qui l'a conduit, non sans d'ultimes contorsions, à retirer le CPE le 10 avril. En fait, les thèses envisageaient encore la possibilité que le gouvernement ne recule pas. Cela dit, l'épilogue de la crise, qui a vu un tel recul du gouvernement, vient confirmer et renforcer l'idée centrale des thèses : l'importance et la profondeur de la mobilisation des jeunes générations de la classe ouvrière en ces jours du printemps 2006. (18 avril, 2006)
Maintenant que le gouvernement a reculé sur le CPE, dont le retrait avait constitué la revendication phare de la mobilisation, celle-ci a perdu toute sa dynamique. Est-ce à dire que les choses vont "redevenir comme avant", comme le souhaiterait, évidemment la bourgeoisie, toutes tendances confondues. Certainement pas. Comme il est dit dans les thèses : "cette classe [la bourgeoisie] ne pourra supprimer toute l'expérience accumulée pendant des semaines par des dizaines de milliers de futurs travailleurs, leur éveil à la politique et leur prise de conscience. C'est là un véritable trésor pour les luttes futures du prolétariat, un élément de premier plan de leur capacité à poursuivre leur chemin vers la révolution communiste." Ce trésor, il importe que les acteurs de ce magnifique combat le fassent fructifier en tirant tous les enseignements de leur expérience, qu'ils identifient clairement quelles furent les forces véritables, et aussi les faiblesses de leur lutte. Et surtout qu'ils dégagent la perspective qui se présente à la société, une perspective qui était déjà inscrite dans la lutte qu'ils ont menée : face aux attaques de plus en plus violentes qu'un capitalisme en crise mortelle va porter inévitablement contre la classe exploitée, la seule réponse possible de celle-ci est d'intensifier son combat de résistance et de se préparer ainsi pour le renversement de ce système. Cette réflexion, comme la lutte qui s'achève, c'est de façon collective qu'elle doit être menée, à travers des débats, de nouvelles assemblées, des cercles de discussion ouverts, comme l'étaient les assemblées générales, à tous ceux qui veulent s'associer à cette réflexion, et notamment les organisations politiques qui soutiennent le combat de la classe ouvrière.
Cette réflexion collective ne pourra être menée que s'il se maintient, parmi les acteurs de la lutte l'état d'esprit fraternel, l'unité et la solidarité qui s'étaient manifestés dans celle-ci. En ce sens, alors que la très grande majorité de ceux qui avaient participé à la lutte se sont rendu compte que celle-ci était terminée sous sa forme précédente, l'heure n'est plus aux combats d'arrière-garde, aux blocages ultra minoritaires et "jusqu'auboutistes" qui sont, de toutes façons, condamnés à la défaite et qui risquent de provoquer des divisions et des tensions parmi ceux qui, pendant des semaines, ont mené un combat de classe exemplaire. (18 avril 2003)
1) La mobilisation actuelle des étudiants en France se présente, d'ores et déjà, comme un des épisodes majeurs de la lutte de classe dans ce pays depuis les 15 dernières années, un épisode d'une importance au moins comparable aux luttes de l'automne 1995 sur la question de la réforme de la Sécurité sociale et dans la fonction publique au printemps 2003 sur la question des retraites. Cette affirmation peut sembler paradoxale dans la mesure où ce ne sont pas des salariés qui sont aujourd'hui mobilisés au premier chef (à l'exception de leur participation à un certain nombre de journées d'action et de manifestations : 7 février, 7 mars, 18 mars et 28 mars) mais un secteur de la société qui n'est pas encore entré dans le monde du travail, la jeunesse scolarisée. Cependant, ce fait ne saurait remettre en cause le caractère profondément prolétarien de ce mouvement.
Il en est ainsi pour les raisons suivantes :
La nature prolétarienne du mouvement s'est confirmée dès son début dans le fait que les assemblées générales ont majoritairement retiré, de leur liste de revendications, celles qui avaient un caractère exclusivement "étudiant" (comme la demande de retrait du LMD – le système européen de diplômes qui s'est imposé en France récemment et qui pénalise une partie des étudiants de ce pays). Cette décision correspondait à la volonté affirmée dès le début par la très grande majorité des étudiants, non seulement de rechercher la solidarité de l'ensemble de la classe ouvrière (le terme habituellement employé dans les AG étant celui de "salariés") mais également de l'entraîner dans la lutte.
2) Le caractère profondément prolétarien du mouvement s'est également illustré dans les formes qu'il s'est données, notamment celles des assemblées générales souveraines dans lesquelles se manifeste une vie réelle n'ayant rien à voir avec les caricatures "d'assemblées générales" convoquées habituellement par les syndicats dans les entreprises. Il existe évidemment une grande hétérogénéité entre les différentes universités dans ce domaine. Certaines AG ayant encore beaucoup de ressemblances avec les assemblées syndicales, alors que d'autres sont le siège d'une vie et d'une réflexion intenses, manifestant un haut degré d'implication et de maturité des participants. Cependant, au delà de cette hétérogénéité, il est remarquable que beaucoup d'assemblées ont réussi à surmonter les écueils des premiers jours où elles avaient tourné en rond autour de questions telles que "il faut voter sur le fait de voter ou non sur telle question" (par exemple, la présence ou non dans l'AG de personnes extérieures à l'Université, ou sur la possibilité pour celles-ci de prendre la parole), ce qui avait pour conséquence le départ d'un grand nombre d'étudiants et le fait que les décisions ultimes étaient prises par les membres des syndicats étudiants ou d'organisations politiques. Durant les deux premières semaines du mouvement, la tendance dominante dans les assemblées générales a été celle d'une présence de plus en plus en plus nombreuse des étudiants, d'une participation de plus en plus ample de ces derniers dans les prises de parole, avec une réduction correspondante de la proportion des interventions provenant de membres des syndicats ou d'organisations politiques. La prise en charge croissante par l'ensemble des assemblées de leur propre vie s'est notamment traduite par le fait que la présence de ces derniers à la tribune chargée d'organiser les débats a tendu à se réduire au bénéfice de celle d'éléments qui n'avaient pas d'affiliation ou même d'expérience particulière avant le mouvement. De même, dans les assemblées les mieux organisées, on a pu voir la mise en place d'un renouvellement quotidien des équipes (de 3 membres en général) chargées d'organiser et d'animer la vie de l'assemblée alors que les assemblées les moins vivantes et organisées étaient plutôt "dirigées" tous les jours par la même équipe souvent beaucoup plus pléthorique que dans les premières. Il importe de nouveau de signaler que la tendance des assemblées a été le remplacement de ce deuxième mode d'organisation par le premier. Un des éléments importants de cette évolution a été la participation de délégations d'étudiants d'une université aux AG d'autres universités, ce qui, outre le renforcement du sentiment de force et de solidarité entre les différentes AG, a permis à celles qui étaient en retrait de s'inspirer des avancées de celles qui étaient plus en pointe[1] [4]. C'est là aussi une des caractéristiques importantes de la dynamique des assemblées ouvrières dans les mouvements de classe ayant atteint un niveau important de conscience et d'organisation.
3) Une des manifestations majeures du caractère prolétarien des assemblées qui se sont tenues dans les universités au cours de cette période est le fait que, très rapidement, leur ouverture vers l'extérieur ne s'est pas limitée aux seuls étudiants d'autres universités mais qu'elle s'est étendue également à la participation de personnes qui n'étaient pas des étudiants. D'emblée, les AG ont appelé le personnel des universités (enseignant, technique ou administratif –IATOS) à venir y participer, en même temps qu'elles les appelaient à rejoindre la lutte, mais elles sont allées bien plus loin que cela. En particulier, des travailleurs ou des retraités, parents ou grands parents d'étudiants et lycéens en lutte, ont reçu en général un accueil très chaleureux et attentif de la part des assemblées dès lors qu'ils inscrivent leurs interventions dans le sens du renforcement et de l'extension du mouvement, notamment en direction des salariés.
L'ouverture des assemblées à des personnes n'appartenant pas à l'entreprise ou au secteur directement concerné, non seulement en tant qu'observateurs, mais en tant que participants actifs, est une composante extrêmement importante du mouvement de la classe ouvrière. Il est clair que lorsqu'une décision doit être prise nécessitant un vote, il peut être nécessaire d'instaurer des modalités permettant que seules les personnes appartenant à l'unité productive ou géographique sur laquelle se base l'assemblée participent à la prise de décision, cela afin d'éviter les "bourrages" de l'assemblée par des professionnels de la politique bourgeoise ou d'éléments à leur service. A cette fin, un des moyens utilisés par beaucoup d'assemblées étudiantes est de comptabiliser non les mains levées mais les cartes d'étudiant (qui sont différentes d'une université à l'autre) brandies. Cette question de l'ouverture des assemblées est une question cruciale pour la lutte de la classe ouvrière. Dans la mesure où, en temps "normal", c'est-à-dire en dehors des périodes de lutte intense, les éléments qui ont le plus d'audience dans les rangs ouvriers sont ceux qui appartiennent à des organisations de la classe capitaliste (syndicats ou partis politiques de "gauche"), la fermeture des assemblées constitue un excellent moyen pour ces organisations de conserver leur contrôle sur les travailleurs au détriment de la dynamique de leur lutte et au service, évidemment, des intérêts de la bourgeoisie. L'ouverture des assemblées qui permet aux éléments les plus avancés de la classe, et notamment aux organisations révolutionnaires, de contribuer à la prise de conscience des travailleurs en lutte, a toujours constitué une ligne de clivage dans l'histoire des combats de la classe ouvrière entre les courants qui défendent une orientation prolétarienne et ceux qui défendent l'ordre capitaliste. Les exemples sont nombreux. Parmi les plus significatifs on peut signaler celui du Congrès des Conseils ouvriers qui s'est tenu à la mi-décembre 1918 à Berlin, après que le soulèvement des soldats et des ouvriers contre la guerre, début novembre, ait conduit la bourgeoisie allemande, non seulement à mettre fin à la guerre, mais aussi à se débarrasser du Kaiser et à remettre le pouvoir politique au parti social-démocrate. Du fait de l'immaturité de la conscience dans la classe ouvrière de même que des modalités de désignation des délégués, ce Congrès était dominé par les Sociaux-démocrates qui ont interdit la participation aussi bien de représentants des soviets révolutionnaires de Russie que de Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht, les deux figures les plus éminentes du mouvement révolutionnaire, sous prétexte qu'ils n'étaient pas des ouvriers. Ce Congrès a finalement décidé de remettre tout son pouvoir au gouvernement dirigé par la Social-démocratie, un gouvernement qui allait assassiner Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht un mois plus tard. Un autre exemple significatif est celui qui, au sein de l'Association internationale des Travailleurs (AIT - 1e Internationale), lors de son Congrès de 1866, a vu certains dirigeants français, tel Tolain, un ouvrier ciseleur en bronze, tenter d'imposer que "seuls les ouvriers puissent voter au congrès", une disposition qui visait principalement Karl Marx et ses camarades les plus proches. Au moment de la Commune de Paris de 1871, Marx fut un des plus ardents défenseurs de celle-ci alors que Tolain était à Versailles dans les rangs de ceux qui ont organisé l'écrasement de la Commune faisant 30.000 morts dans les rangs ouvriers.
Concernant le mouvement actuel des étudiants, il est significatif que les plus grandes résistances à l'ouverture des assemblées soit venue des membres patentés du syndicat étudiant UNEF (dirigé par le Parti socialiste) et que celles-ci se soient d'autant plus ouvertes que s'amenuisait l'influence de l'UNEF en leur sein.
4) Une des caractéristiques les plus importantes de l'épisode actuel de la lutte de classe en France, c'est qu'elle a surpris presque totalement l'ensemble des secteurs de la bourgeoisie et de son appareil politique (partis de droite, de gauche et organisations syndicales). C'est un des éléments qui permet de comprendre aussi bien la vitalité et la profondeur du mouvement que la situation extrêmement délicate dans laquelle se trouve la classe dominante dans ce pays à ce jour. En ce sens, il faut faire une distinction très nette entre le présent mouvement et les luttes massives de l'automne 1995 et du printemps 2003.
La mobilisation des travailleurs de 1995 contre le "plan Juppé" de réforme de la Sécurité sociale avait, en réalité, été orchestrée grâce à un partage des tâches très habile entre le gouvernement et les syndicats. Le premier, avec toute l'arrogance dont était capable le Premier Ministre de l'époque, Alain Juppé, avait accompagné les attaques contre la Sécurité sociale (qui concernaient tous les salariés du secteur public et du secteur privé) d'attaques spécifiques contre le régime de retraite des travailleurs de la SNCF et d'autres entreprises publiques de transports. Les travailleurs de ces entreprises avaient constitué de ce fait le fer de lance de la mobilisation. Peu de jours avant Noël, alors que les grèves duraient depuis des semaines, le gouvernement avait reculé sur la question des régimes spéciaux de retraites ce qui avait conduit, suite à l'appel des syndicats, à la reprise du travail dans les secteurs concernés. Cette reprise dans les secteurs les plus en pointe avait signifié, évidemment, la fin du mouvement dans tous les autres secteurs. Pour leur part, la plupart des syndicats (à l'exception de la CFDT), s'étaient montrés très "combatifs" appelant, notamment, à l'élargissement du mouvement et à la tenue d'assemblées générales fréquentes. Malgré son ampleur, la mobilisation des travailleurs n'avait pas abouti à une victoire mais, fondamentalement, à un échec puisque la principale revendication, le retrait du "plan Juppé" de réforme de la Sécurité sociale, n'avait pas été satisfaite. Cependant, du fait du recul du gouvernement sur la question des régimes spéciaux de retraite, les syndicats avaient pu camoufler cette défaite en "victoire", ce qui leur avait permis de redorer leur blason passablement terni par leurs sabotages des luttes ouvrières au cours des années 1980.
La mobilisation de 2003 dans la fonction publique faisait suite à la décision de prolonger la durée minimale de vie au travail avant de pouvoir bénéficier d'une pension de retraite à taux plein. Tous les fonctionnaires étaient frappés par cette mesure mais ceux qui ont manifesté la plus grande combativité, furent les enseignants et les autres personnels des établissements scolaires qui, en plus de l'attaque sur les retraites, subissaient une attaque supplémentaire sous couvert de "décentralisation". Les enseignants n'étaient en général pas visés par cette dernière mesure mais ils se sentaient particulièrement concernés par une attaque visant des collègues de travail et par la mobilisation de ces derniers. De plus, la décision de porter à 40 ans et même plus, le nombre minimal d'années de travail pour des secteurs de la classe ouvrière qui, du fait de la durée de leur formation, ne commencent pas à travailler avant l'âge de 23 ans (voire 25 ans) signifiait qu'ils devraient continuer à travailler dans des conditions qui sont toujours plus pénibles et usantes bien au-delà de l'âge légal de la retraite, 60 ans. Avec un style différent de celui de Juppé en 1995, le Premier Ministre Jean-Pierre Raffarin a fait passer un message du même ordre en déclarant que "Ce n'est pas la rue qui gouverne". Finalement, malgré la combativité des travailleurs de l'éducation et leur ténacité (certains ont fait 6 semaines de grève), malgré des manifestations parmi les plus massives depuis mai 68, le mouvement n'a pu faire reculer le gouvernement lequel a décidé, lorsque la mobilisation commençait à fléchir, de revenir sur certaines des mesures particulières touchant le personnel non enseignant des établissements scolaires afin de détruire l'unité qui s'était développée au sein de ces derniers entre les différentes catégories professionnelles et donc la dynamique de mobilisation. L'inévitable reprise du travail parmi les personnels des écoles a signifié la fin du mouvement qui, comme en 1995, n'a pas réussi à repousser la principale attaque du gouvernement, celle contre les retraites. Cependant, alors que l'épisode de 1995 avait pu être présenté comme une "victoire" par les syndicats, ce qui a permis de renforcer leur emprise sur l'ensemble des travailleurs, celui de 2003 a été ressenti principalement comme un échec (notamment parmi une bonne partie des enseignants qui ont perdu presque 6 semaines de leur salaire), ce qui a affecté sensiblement la confiance des travailleurs à leur égard.
5) On peut ainsi résumer les grandes caractéristiques des attaques de la bourgeoisie contre la classe ouvrière en 1995 et 2003 :
Concernant la mobilisation actuelle, un certain nombre d'évidences s'imposent :
6) Le caractère provocateur de la méthode du gouvernement s'est également révélé dans la tentative de faire passer la loi "à la hussarde", en faisant appel à des dispositifs de la Constitution qui permettent son adoption sans vote du Parlement et en prévoyant son passage devant celui-ci pendant la période des vacances scolaires des étudiants et des lycéens. Cependant, cette "kolossale finesse" du gouvernement et de son chef, de Villepin, s'est retournée contre eux. Loin de prendre de vitesse toute possibilité de mobilisation, cette manœuvre assez grossière n'a réussi qu'à accroître encore plus la colère des étudiants et des lycéens et à radicaliser leur mobilisation. En 1995, le caractère provocateur des déclarations et l'attitude arrogante du Premier Ministre Juppé avaient été également un élément de la radicalisation du mouvement de grève. Mais, à cette époque, cette attitude correspondait tout à fait aux objectifs de la bourgeoisie qui avait prévu la réaction des travailleurs et qui, dans un contexte où la classe ouvrière subissait encore de plein fouet le poids des campagnes idéologiques consécutives à l'effondrement des régimes soi-disant "socialistes" (ce qui limitait nécessairement les potentialités de la lutte), avait orchestré une manœuvre destinée à redorer le blason des syndicats. Aujourd'hui, en revanche, c'est de façon involontaire que le Premier Ministre a réussi à polariser la colère de la jeunesse scolarisée ainsi que de la plus grande partie de la classe ouvrière contre sa politique. Au cours de l'été 2005, Villepin était parvenu à faire passer sans difficulté le CNE (Contrat Nouvelle Embauche) qui permet aux entreprises de moins de 20 salariés de licencier pendant deux ans après son embauche le travailleur, quel que soit son âge, sans fournir le moindre motif. Au début de l'hiver, il a estimé qu'il en serait de même pour le CPE, lequel étend à toutes les entreprises, publiques ou privées, les mêmes dispositions que le CNE, mais pour les moins de 26 ans. La suite lui a montré que c'était là une grosse erreur d'appréciation puisque, tous les médias et toutes les forces politiques de la bourgeoisie en conviennent, le gouvernement s'est mis dans une situation très délicate. En fait, ce n'est pas seulement le gouvernement qui est aujourd'hui extrêmement embarrassé ; c'est l'ensemble des partis politiques bourgeois (de droite comme de gauche) de même que l'ensemble des syndicats qui, chacun à sa façon, reproche à Villepin sa "méthode". D'ailleurs, ce dernier a lui-même reconnu en partie ses fautes en disant qu'il "regrettait" la méthode qu'il avait employée.
Il est indiscutable qu'il y a eu des maladresses politiques de la part du gouvernement, et notamment de la part de son chef. Celui-ci est présenté comme "autiste"[2] [5] par la plupart des formations de gauche ou syndicales, un personnage "hautain" incapable de comprendre les véritables aspirations du "peuple". Ses "amis" de droite (en particulier, évidemment, les proches de son grand rival pour les prochaines élections présidentielles, Nicolas Sarkozy) insistent sur le fait que, comme il n'a jamais été un élu (contrairement à Sarkozy qui a été député et maire d'une ville importante[3] [6] pendant de longues années), il a du mal à tisser des liens avec le terrain, avec la base "populaire". Au passage, on laisse entendre que son goût pour la poésie et les belles lettres révèle qu'il est une sorte de "dilettante", d'amateur en politique. Cependant, le reproche qui lui est fait de façon la plus unanime (y compris par le patronat), c'est de n'avoir pas fait précéder sa proposition de loi par une consultation des "acteurs sociaux" ou "corps intermédiaires" (suivant les termes des sociologues médiatiques), en fait des syndicats. Ce reproche lui est porté notamment avec beaucoup de virulence par le syndicat le plus "modéré", la CFDT, qui en 1995 et en 2003 avait soutenu les attaques du gouvernement.
On peut donc dire que, dans les circonstances présentes, la droite française a eu à cœur de mériter sa réputation de "droite la plus bête du monde". Plus généralement, il convient de signaler que la bourgeoisie française, d'une certaine façon, manifeste une nouvelle fois (et paye également) son manque de maîtrise du jeu politique qui l'a conduite à des "accidents" électoraux comme celui de 1981 ou celui de 2002. Dans le premier cas, du fait des divisions de la droite, la gauche était arrivée au gouvernement à contre tendance de l'orientation que s'était donnée la bourgeoisie des autres grands pays avancés face à la situation sociale (en particulier en Grande-Bretagne, en Allemagne, en Italie ou aux États-Unis). Dans le deuxième cas, la gauche (du fait également de ses divisions) était absente du second tour de l'élection présidentielle lequel s'était joué entre Le Pen, le chef de file de l'extrême droite, et Chirac, dont la réélection a été "plombée" par toutes les voix de gauche qui s'étaient portées sur lui au titre du "moindre mal". En effet, élu avec ces voix de la gauche, Chirac avait beaucoup moins les mains libres que s'il avait remporté la victoire face au champion de celle-ci, Lionel Jospin. Ce manque de légitimité de Chirac fait partie des ingrédients qui expliquent la faiblesse du gouvernement de droite face à la classe ouvrière et sa difficulté à l'attaquer.
Cela dit, cette faiblesse politique de la droite (et de l'appareil politique de la bourgeoisie française en général) ne l'a pas empêchée de réussir en 2003 une attaque massive contre la classe ouvrière sur la question des retraites. En particulier, elle ne permet pas d'expliquer l'ampleur de la lutte actuelle, notamment la très grande mobilisation de centaines milliers de jeunes futurs travailleurs, la dynamique du mouvement, les formes de lutte réellement prolétariennes.
7) En 1968 aussi, la mobilisation des étudiants, et ensuite la formidable grève des travailleurs (9 millions de grévistes pendant plusieurs semaines –plus de 150 millions de jours de grève) résultait en partie des erreurs commises par le régime gaulliste en fin de règne. L'attitude provocatrice des autorités vis-à-vis des étudiants (entrée de la police dans la Sorbonne le 3 mai pour la première fois depuis des centaines d'années, arrestation et emprisonnement de plusieurs étudiants qui avaient tenté de s'opposer à son évacuation de force) a été un facteur de mobilisation massive de ces derniers au cours de la semaine du 3 au 10 mai. Suite à la répression féroce de la nuit du 10 au 11 mai et à l'émotion qui s'en était suivie dans toute l'opinion, le gouvernement a décidé de reculer sur les deux revendications étudiantes, la réouverture de la Sorbonne et la libération des étudiants arrêtés la semaine précédente. Ce recul du gouvernement et l'énorme succès de la manifestation appelée par les syndicats le 13 mai[4] [7] avaient conduit à une série de débrayages spontanés dans de grandes usines, comme Renault à Cléon et Sud-Aviation à Nantes. Une des motivations de ces débrayages, portée principalement par les jeunes ouvriers, était que si la détermination des étudiants (qui pourtant n'ont aucun poids dans l'économie) avait réussi à faire reculer le gouvernement, celui-ci serait également obligé de reculer devant celle des ouvriers qui eux disposent d'un moyen de pression autrement plus puissant, la grève. L'exemple des ouvriers de Nantes et de Cléon s'est propagé comme une traînée de poudre en prenant de vitesse les syndicats. Craignant d'être complètement débordés, ces derniers ont été obligés de "prendre le train en marche" au bout de deux jours et ont appelé à la grève laquelle a fini par toucher 9 millions d'ouvriers paralysant l'économie du pays pendant plusieurs semaines. Cependant, dès ce moment-là, il fallait être myope pour considérer qu'un mouvement d'une telle ampleur ne pouvait avoir que des causes circonstancielles ou "nationales". Il correspondait nécessairement à une modification très sensible à l'échelle internationale du rapport de forces entre bourgeoisie et prolétariat au bénéfice de ce dernier[5] [8]. C'est bien ce qui allait se confirmer un an plus tard par le "Cordobazo" du 29 mai 1969 en Argentine[6] [9], par l'automne chaud italien de 1969 (baptisé aussi "Mai rampant"), puis par les grandes grèves de la Baltique de "l'hiver polonais" 1970-71 et beaucoup d'autres mouvements moins spectaculaires mais qui tous confirmaient que Mai 1968 n'avait nullement été une sorte d'éclair dans un ciel bleu mais traduisait bien la reprise historique du prolétariat mondial après plus de quatre décennies de contre-révolution.
8) Le mouvement actuel en France, lui non plus, ne peut s'expliquer par de simples considérations particulières (les "erreurs" du gouvernement Villepin) ou nationales. En fait, il constitue une confirmation éclatante de ce que le CCI a mis en évidence depuis 2003 : une tendance à la reprise des luttes de la classe ouvrière internationale et à un développement de la conscience en son sein :
"Les mobilisations à grande échelle du printemps 2003 en France et en Autriche représentent un tournant dans la lutte de classe depuis 1989. Elles sont un premier pas significatif dans la récupération de la combativité ouvrière après la plus longue période de reflux depuis 1968." (Revue internationale n°117, "Rapport sur la lutte de classe")Ces caractéristiques que nous mettions en évidence lors de notre 16e Congrès se sont pleinement manifestées dans le mouvement actuel des étudiants en France.
C'est ainsi que le lien entre générations de combattants s'est établi spontanément dans les assemblées étudiantes : non seulement les travailleurs les plus âgés (y compris des retraités) étaient autorisés à prendre la parole dans les AG, mais ils y étaient encouragés et c'est avec beaucoup d'attention et de chaleur que leurs interventions faisant part de leur expérience de la lutte étaient accueillies par la jeune génération[7] [10].
Pour sa part, la préoccupation pour l'avenir (et non seulement pour une situation immédiate) est au cœur même de la mobilisation qui englobe des jeunes qui ne seront confrontés au CPE que dans plusieurs années (parfois plus de 5 ans pour ce qui concerne beaucoup de lycéens). Cette préoccupation pour l'avenir s'était déjà manifestée en 2003 sur la question des retraites où l'on avait pu voir de nombreux jeunes dans les manifestations ce qui était déjà aussi un indice de cette solidarité entre générations de la classe ouvrière. Dans le mouvement actuel, la mobilisation contre la précarité, et donc contre le chômage, pose de façon implicite, et explicite pour un nombre croissant d'étudiants et de jeunes travailleurs, la question de l'avenir que le capitalisme réserve à la société ; préoccupation qui est également partagée par de nombreux travailleurs âgés qui se demandent : "Quelle société laissons-nous à nos enfants ?"
La question de la solidarité (notamment entre générations mais aussi entre différents secteurs de la classe ouvrière) a été une des questions clé du mouvement :
9) Une des caractéristiques majeures du mouvement actuel est le fait qu'il est porté par les jeunes générations. Et ce n'est nullement le fruit du hasard. Depuis quelques années, le CCI avait relevé l'existence au sein des nouvelles générations d'un processus de réflexion en profondeur même si non spectaculaire et qui se manifestait principalement par l'éveil à une politique communiste d'un nombre bien plus important qu'auparavant de jeunes éléments (dont certains ont, d'ores et déjà, fait le pas de rejoindre nos rangs). Il y voyait la "partie émergée de l'iceberg" d'un processus de prise de conscience affectant de larges secteurs des nouvelles générations prolétariennes qui, tôt ou tard, allaient s'engager dans de vastes combats :
Le mouvement actuel des étudiants en France exprime l'émergence de ce processus souterrain qui avait commencé il y a déjà quelques années. Il est le signe que le plus fort de l'impact des campagnes idéologiques orchestrées depuis 1989 sur "la fin du communisme", "la disparition de la lutte de classe" (voire de la classe ouvrière) est maintenant derrière nous.
Au lendemain de la reprise historique du prolétariat mondial, à partir de 1968, nous constations que :
Lors de notre 8e Congrès, treize ans plus tard, le rapport sur la situation internationale avait complété cette analyse dans les termes suivants :
Quelques mois plus tard, l'effondrement des régimes soi-disant "socialistes" et l'important recul que cet événement a provoqué dans la classe ouvrière devaient concrétiser cette prévision. En réalité, toutes proportions gardées, il en est de la reprise actuelle des combats de classe comme de la reprise historique de 1968 après 40 ans de contre-révolution : les générations qui ont subi la défaite et surtout la terrible pression des mystifications bourgeoises ne pouvaient plus animer un nouvel épisode de l'affrontement entre classes. De fait, c'est une génération qui était encore à l'école primaire au moment de ces campagnes, et qui n'a pas été directement affectée par elles, qui est aujourd'hui la première à reprendre le flambeau de la lutte.
10) La comparaison entre la mobilisation étudiante d'aujourd'hui en France et les événements de mai 1968 permet de dégager un certain nombre de caractéristiques importantes du mouvement actuel. La majorité des étudiants en lutte actuellement l'affirme très clairement : "notre lutte est différente de celle de Mai 68". C'est tout à fait juste, mais il importe de comprendre pourquoi.
La première différence, et qui est fondamentale, consiste dans le fait que le mouvement de Mai 1968 s'est situé au tout début de la crise ouverte de l'économie capitaliste mondiale alors que celle-ci dure maintenant depuis près de quatre décennies (avec une forte aggravation à partir de 1974). A partir de 1967 on avait assisté dans plusieurs pays, notamment en Allemagne et en France, à une montée du nombre de chômeurs, ce qui constituait une des bases à la fois de l'inquiétude qui commençait à poindre parmi les étudiants et du mécontentement qui a conduit la classe ouvrière à engager la lutte. Cela dit, le nombre des chômeurs en France aujourd'hui est 10 fois plus élevé que celui de mai 1968 et ce chômage massif (de l'ordre de 10% de la population active en chiffres officiels) dure déjà depuis plusieurs décennies. Il en résulte toute une série de différences.
Ainsi, même si les premières atteintes de la crise ont constitué un des éléments à l'origine de la colère étudiante en 1968, ce n'est nullement dans les mêmes termes qu'aujourd'hui. A l'époque, il n'y avait pas de menace majeure de chômage ou de précarité à la fin des études. L'inquiétude principale qui affectait alors la jeunesse estudiantine était de ne pouvoir désormais accéder au même statut social que celui dont avait bénéficié la génération précédente de diplômés de l'université. En fait, la génération de 1968 était la première à être confrontée avec une certaine brutalité au phénomène de "prolétarisation des cadres" abondamment étudiée par les sociologues de l'époque. Ce phénomène avait débuté quelques années auparavant, avant même que la crise ouverte ne vienne se manifester, à la suite d'une augmentation très sensible du nombre d'étudiants dans les universités. Cette augmentation résultait des besoins de l'économie mais aussi de la volonté et de la possibilité de la génération de leurs parents, qui avait subi avec la Seconde Guerre mondiale une période de privations considérables, de pourvoir ses enfants d'une situation économique et sociale supérieure à la sienne. Cette "massification" de la population étudiante avait provoqué, depuis quelques années, un malaise grandissant résultant de la permanence au sein de l'Université de structures et de pratiques héritées d'un temps où seule une élite pouvait la fréquenter, notamment un fort autoritarisme. Une autre composante du malaise du monde étudiant, qui s'est fait notamment sentir à partir de 1964 aux États-Unis, était la guerre du Vietnam qui mettait à mal le mythe du rôle "civilisateur" des grandes démocraties occidentales et qui avait favorisé un engouement dans des secteurs significatifs de la jeunesse des universités pour les thèmes tiers-mondistes -guévaristes ou maoïstes. Ces thèmes étaient alimentés par les théories de "penseurs" pseudo "révolutionnaires", tel Herbert Marcuse, qui avaient annoncé "l'intégration de la classe ouvrière" et l'émergence de nouvelles forces "révolutionnaires" comme les "minorités opprimées" (les noirs, les femmes, etc.), les paysans du tiers-monde, voire … les étudiants. De nombreux étudiants de cette période se considéraient comme "révolutionnaires" tout comme ils considéraient comme "révolutionnaires" des personnages tels Che Guevara, Ho Chi Min ou Mao. Enfin, une des composantes de la situation de l'époque était le clivage très important entre la nouvelle génération et celle de ses parents à laquelle étaient adressées de multiples critiques. En particulier, du fait que cette génération avait travaillé dur pour se sortir de la situation de misère, voire de famine, résultant de la Seconde Guerre mondiale, il lui était reproché de ne se préoccuper que de bien-être matériel. D'où le succès des fantaisies sur la "société de consommation" et de slogans tels "ne travaillez jamais". Fille d'une génération qui avait subi de plein fouet la contre-révolution, la jeunesse des années 60 lui reprochait son conformisme et sa soumission aux exigences du capitalisme. Réciproquement, beaucoup de parents ne comprenaient pas et avaient du mal à accepter que leurs enfants traitent avec mépris les sacrifices qu'ils avaient consentis pour leur donner une situation économique meilleure que la leur.
11) Le monde d'aujourd'hui est bien différent de celui de 1968 et la situation de la jeunesse étudiante actuelle a peu de chose à voir avec celle des "sixties" :
12) C'est pour cela aussi, paradoxalement, que les thèmes "radicaux" ou "révolutionnaires" sont très peu présents dans les discussions et préoccupations des étudiants d'aujourd'hui. Alors que ceux de 68 avaient, en de nombreux endroits, transformé les facultés en forums permanents débattant de la question de la révolution, des conseils ouvriers, etc., la majorité des discussions qui se tiennent aujourd'hui dans les universités tournent autour de questions beaucoup plus "terre à terre", comme le CPE et ses implications, la précarité, les moyens de lutte (blocages, assemblées générales, coordinations, manifestations, etc.). Cependant, leur polarisation autour du retrait du CPE, qui apparemment témoigne d'une ambition bien moins "radicale" que celle des étudiants de 1968, ne saurait signifier une moindre profondeur du mouvement actuel par rapport à celui d'il y a 38 ans. Bien au contraire. Les préoccupations "révolutionnaires" des étudiants de 1968 (en fait de la minorité d'entre eux qui constituait "l'avant-garde du mouvement") étaient incontestablement sincères mais elles étaient fortement marquées par le tiers-mondisme (guévarisme ou maoïsme) sinon par l'anti-fascisme. Au mieux, si l'on peut dire, elles étaient de nature anarchiste (dans le sillage de Cohn-Bendit) ou situationnistes. Elles avaient une vision romantique petite-bourgeoise de la révolution quand ce n'était pas de simples appendices "radicaux" du stalinisme. Mais quels que soient les courants qui affichaient des idées "révolutionnaires", qu'ils soient de nature bourgeoise ou petite-bourgeoise, aucun d'entre eux n'avait la moindre idée du processus réel de développement du mouvement de la classe ouvrière vers la révolution, et encore moins de la signification des grèves ouvrières massives comme première manifestation de la sortie de la période de contre-révolution[8] [11]. Aujourd'hui, les préoccupations "révolutionnaires" ne sont pas encore présentes de façon significative dans le mouvement mais sa nature de classe incontestable et le terrain sur lequel se fait la mobilisation : le refus d'un futur de soumission aux exigences et aux conditions de l'exploitation capitaliste (le chômage, la précarité, l'arbitraire des patrons, etc.), sont porteurs d'une dynamique qui, nécessairement, provoquera dans toute une frange des participants aux combats actuels une prise de conscience de la nécessité du renversement du capitalisme. Et cette prise de conscience ne sera nullement basée sur des chimères comme celles qui prévalaient en 1968 et qui ont permis un "recyclage" des leaders du mouvement dans l'appareil politique officiel de la bourgeoisie (les ministres Bernard Kouchner et Joshka Fischer, le sénateur Henri Weber, le porte parole des verts au Parlement européen Daniel Cohn-Bendit, le patron de presse Serge July, etc.) quand ils n'ont pas conduit à l'impasse tragique du terrorisme ("Brigades rouges" en Italie, "Fraction armée rouge" en Allemagne, "Action directe" en France). Bien au contraire. Cette prise de conscience se développera à partir de la compréhension des conditions fondamentales qui rendent la révolution prolétarienne nécessaire et possible : la crise économique insurmontable du capitalisme mondial, l'impasse historique de ce système, la nécessité de concevoir les luttes prolétariennes de résistance contre les attaques croissantes de la bourgeoisie comme autant de préparatifs en vue du renversement final du capitalisme. En 1968, la rapidité de l'éclosion des préoccupations "révolutionnaires" était en grande partie le signe de leur superficialité et de leur manque de consistance théorique-politique correspondant à leur nature fondamentalement petite-bourgeoise. Le processus de radicalisation des luttes de la classe ouvrière, même s'il peut connaître à certains moments des accélérations surprenantes, est un phénomène beaucoup plus long, justement parce qu'il est incomparablement plus profond. Comme le disait Marx, "être radical, c'est aller à la racine des choses", et c'est une démarche qui nécessairement prend du temps et se base sur la capitalisation de toute une expérience de luttes.
13) En fait, ce n'est pas dans la "radicalité" des objectifs du mouvement des étudiants, ni dans les discussions qui s'y mènent que se manifeste sa profondeur. Cette profondeur, elle est donnée par les questions fondamentales que pose implicitement la revendication du retrait du CPE : l'avenir de précarité et de chômage que le capitalisme en crise réserve aux jeunes générations et qui signe la faillite historique de ce système. Mais plus encore, cette profondeur s'exprime par les méthodes et l'organisation de la lutte telles qu'elles ont été relevées aux points 2 et 3 : les assemblées générales vivantes, ouvertes, disciplinées, manifestant une préoccupation de réflexion et de prise en charge collective de la conduite du mouvement, la nomination de commissions, comités de grève, délégations responsables devant les AG, la volonté d'extension de la lutte en direction de l'ensemble des secteurs de la classe ouvrière. Dans La guerre civile en France, Marx signale que le caractère véritablement prolétarien de la Commune de Paris ne s'exprime pas tant par les mesures économiques qu'elle a adoptées (la suppression du travail de nuit des enfants et le moratoire sur les loyers) mais par les moyens et le mode d'organisation qu'elle s'est donnés. Cette analyse de Marx s'applique tout à fait à la situation actuelle. Le plus important dans les luttes que mène la classe sur son terrain ne réside pas tant dans les objectifs contingents qu'elle peut se fixer à tel ou tel moment, et qui seront dépassés dans les étapes ultérieures du mouvement, mais dans sa capacité à prendre en main pleinement ces luttes et donc dans les méthodes qu'elle se donne pour cette prise en main. Ce sont ces moyens et méthodes de sa lutte qui sont les meilleurs garants de la dynamique et de la capacité de la classe à avancer dans le futur. C'est bien une des insistances majeures du livre de Rosa Luxemburg Grèves de masse, parti et syndicats, tirant les leçons de la révolution de 1905 en Russie. En réalité, au-delà du fait que le mouvement actuel était bien en deçà de celui de 1905 du point de vue de ses enjeux politiques, il faut souligner que les moyens qu'il s'est donnés sont, de façon embryonnaire, ceux de la grève de masse, telle qu'elle s'est exprimée notamment en août 1980 en Pologne.
14) La profondeur du mouvement des étudiants s'exprime également dans sa capacité à ne pas tomber dans le piège de la violence que la bourgeoisie lui a tendu à plusieurs reprises y compris en utilisant et manipulant les "casseurs" : occupation policière de la Sorbonne, souricière à la fin de la manifestation du 16 mars, charges policières à la fin de celle du 18 mars, violences des "casseurs" contre les manifestants du 23 mars. Même si une petite minorité d'étudiants, notamment ceux influencés par les idéologies anarchisantes, se sont laissé tenter par les affrontements avec les forces de police, la grande majorité d'entre eux a eu à cœur de ne pas laisser pourrir le mouvement dans des affrontements à répétition avec les forces de répression. En ce sens, le mouvement actuel des étudiants a fait preuve d'une bien plus grande maturité que celui de 1968. La violence - affrontements avec les CRS et barricades - avait constitué, entre le 3 mai et le 10 mai 1968, une des composantes du mouvement qui, suite à la répression de la nuit du 10 au 11 et aux louvoiements du gouvernement, avait ouvert les portes de l'immense grève de la classe ouvrière. Cela dit, dans la suite du mouvement, les barricades et les violences étaient devenues un des éléments de la reprise en main de la situation par les différentes forces de la bourgeoisie, le gouvernement et les syndicats, notamment en sapant la très grande sympathie acquise dans un premier temps par les étudiants dans l'ensemble de la population et notamment la classe ouvrière. Pour les partis de gauche et pour les syndicats, il devenait facile de mettre sur un même plan ceux qui parlaient de la nécessité de la révolution et ceux qui brûlaient des voitures et n'avaient de cesse d'aller "au contact" avec les CRS. D'autant plus que, effectivement, c'étaient souvent les mêmes. Pour les étudiants qui se croyaient "révolutionnaires", le mouvement de Mai 68 était déjà la Révolution, et les barricades qui se dressaient jour après jour étaient présentées comme les héritières de celles de 1848 et de la Commune. Aujourd'hui, même lorsqu'ils se posent la question des perspectives générales du mouvement, et donc de la nécessité de la révolution, les étudiants sont bien conscients que ce ne sont pas des affrontements avec les forces de police qui font la force du mouvement. En fait, même si il est encore très loin de se poser la question de la révolution, et donc de réfléchir au problème de la violence de classe du prolétariat dans sa lutte pour le renversement du capitalisme, le mouvement a été confronté implicitement à ce problème et a su lui apporter une réponse dans le sens de la lutte et de l'être du prolétariat. Celui-ci a été confronté depuis le début à la violence extrême de la classe exploiteuse, la répression lorsqu'il essayait de défendre ses intérêts, la guerre impérialiste mais aussi à la violence quotidienne de l'exploitation. Contrairement aux classes exploiteuses, la classe porteuse du communisme ne porte pas avec elle la violence, et même si elle ne peut s'épargner l'utilisation de celle-ci, ce n'est jamais en s'identifiant avec elle. En particulier, la violence dont elle devra faire preuve pour renverser le capitalisme, et dont elle devra se servir avec détermination, est nécessairement une violence consciente et organisée et doit donc être précédée de tout un processus de développement de sa conscience et de son organisation à travers les différentes luttes contre l'exploitation. La mobilisation actuelle des étudiants, notamment du fait de sa capacité à s'organiser et à aborder de façon réfléchie les problèmes qui lui sont posés, y compris celui de la violence, est de ce fait beaucoup plus près de la révolution, du renversement violent de l'ordre bourgeois que ne pouvaient l'être les barricades de Mai 1968.
15) C'est justement la question de la violence qui constitue un des éléments essentiels permettant de souligner la différence fondamentale entre les émeutes des banlieues de l'automne 2005 et le mouvement des étudiants du printemps 2006. A l'origine des deux mouvements, il y a évidemment une cause commune : la crise insurmontable du mode de production capitaliste, l'avenir de chômage et de précarité qu'il réserve aux enfants de la classe ouvrière. Cependant, les émeutes des banlieues, exprimant fondamentalement un désespoir complet face à cette situation, ne sauraient en aucune façon être considérées comme une forme, même approximative, de la lutte de classe. En particulier, les composantes essentielles des mouvements du prolétariat, la solidarité, l'organisation, la prise en main collective et consciente de la lutte, étaient totalement absentes de ces émeutes. Aucune solidarité des jeunes désespérés envers les propriétaires des voitures qu'ils brûlaient et qui étaient celles de leurs voisins, de prolétaires eux-mêmes victimes du chômage et de la précarité. Bien peu de conscience de la part de ces émeutiers, souvent très jeunes, dont la violence et les destructions s'exerçaient de façon aveugle, et souvent sous forme de jeu. Quant à l'organisation et à l'action collective, elles prenaient la forme des bandes de cités dirigées par un petit "caïd" (tirant souvent son autorité du fait qu'il est le plus violent de la bande), et qui se faisaient concurrence entre elles pour gagner le concours du plus grand nombre de voitures brûlées. En réalité, la démarche des jeunes émeutiers d'octobre-novembre 2005 non seulement en fait des proies faciles pour toutes sortes de manipulations policières, mais nous donne une indication de comment les effets de la décomposition de la société capitaliste peuvent constituer une entrave au développement de la lutte et de la conscience du prolétariat.
16) Au cours du mouvement actuel, c'est de façon répétée que les bandes de "lascars" ont mis à profit les manifestations pour venir au centre des villes se livrer à leur sport favori : "casser du flic et des vitrines", et cela à la grande satisfaction des médias étrangers qui s'étaient déjà distingués à la fin 2005 par leurs images choc à la Une des journaux et à la télévision. Il est clair que les images des violences qui, pendant toute une période, ont été les seules présentées aux prolétaires en dehors de la France, ont constitué un excellent moyen pour renforcer le black-out sur ce qui se passait réellement dans ce pays et priver la classe ouvrière mondiale des éléments pouvant participer à sa prise de conscience. Mais ce n'est pas seulement vis-à-vis du prolétariat des autres pays qu'ont été exploitées les violences des bandes de "lascars". En France même, elles ont, dans un premier temps, été utilisées pour tenter de présenter la lutte menée par les étudiants comme une espèce de "remake" des violences de l'automne dernier. Peine perdue : personne n'a cru à une telle fable et c'est pour cela que le Ministre de l'Intérieur, Sarkozy, a rapidement changé son fusil d'épaule en déclarant qu'il faisait une claire différence entre les étudiants et les "voyous". Les violences ont été alors montées en épingle pour tenter de dissuader un maximum de travailleurs, voire d'étudiants et de lycéens, de participer aux manifestations, notamment à celle du 18 mars. La participation exceptionnelle à cette manifestation a fait la preuve que cette manœuvre ne marchait pas. Enfin, le 23 mars, c'est avec la bénédiction des forces de police que des "casseurs" s'en sont pris aux manifestants eux-mêmes pour les dépouiller, ou tout simplement pour les tabasser sans raison. Beaucoup d'étudiants ont été démoralisés par ces violences : "Quand ce sont les CRS qui nous matraquent, ça nous donne la pêche, mais quand ce sont les gamins des banlieues, pour qui on se bat aussi, ça fout un coup au moral". Cependant, une nouvelle fois, les étudiants ont fait la preuve de leur maturité et de leur conscience. Plutôt que d'essayer d'organiser des actions violentes contre les jeunes "casseurs", comme l'ont fait les services d'ordre syndicaux qui, lors de la manifestation du 28 mars les ont rabattus vers les forces de police à coups de gourdin, ils ont décidé en plusieurs endroits de nommer des délégations chargées d'aller discuter avec les jeunes des quartiers défavorisés, notamment pour leur expliquer que la lutte des étudiants et des lycéens est aussi en faveur de ces jeunes plongés dans le désespoir du chômage massif et de l'exclusion. C'est de façon intuitive, sans connaissance des expériences de l'histoire du mouvement ouvrier, que la majorité des étudiants a mis en pratique un des enseignements essentiels qui se dégagent de ces expériences : pas de violence au sein de la classe ouvrière. Face à des secteurs du prolétariat qui peuvent se laisser entraîner dans des actions contraires à ses intérêts généraux, la persuasion et l'appel à la conscience constituent le moyen essentiel d'action en leur direction, dès lors que ces secteurs ne sont pas de simples appendices de l'état bourgeois (comme les commandos de briseurs de grèves).
17) Une des raisons de la très grande maturité du mouvement actuel, notamment vis-à-vis de la question de la violence, réside dans la très forte participation des étudiantes et des lycéennes dans ce mouvement. Il est connu qu'à ces âges, les jeunes filles ont généralement une plus grande maturité que leurs camarades du sexe masculin. De plus, concernant la question de la violence, il est clair que les femmes se laissent en général moins facilement entraîner sur ce terrain que les hommes. En 1968, les étudiantes aussi ont participé au mouvement mais lorsque la barricade est devenue le symbole de celui-ci, le rôle qui leur a été dévolu a souvent été celui de faire-valoir des "héros" casqués qui posaient au sommet des tas de pavés, d'infirmières de ceux qui étaient blessés et de pourvoyeuses de sandwichs leur permettant de se restaurer entre deux affrontements avec les CRS. Rien de tel dans le mouvement d'aujourd'hui. Dans les "blocages" aux portes des universités, les étudiantes sont nombreuses et leur attitude est significative du sens que le mouvement a donné jusqu'à présent à ces piquets : non pas le "baston" vis-à-vis de ceux qui veulent aller en cours, mais l'explication, les arguments et la persuasion. Dans les assemblées générales et les différentes commissions, même si, le plus souvent, les étudiantes sont moins "grandes gueules" et moins engagées dans des organisations politiques que les garçons, elles constituent un élément de premier ordre dans l'organisation, la discipline et l'efficacité de celles-ci de même que dans leur capacité de réflexion collective. L'histoire des luttes du prolétariat a mis en évidence que la profondeur d'un mouvement pouvait être évaluée en partie par la proportion des ouvrières qui s'y impliquaient. En "temps normal" les femmes prolétaires, du fait qu'elles subissent une oppression encore plus étouffante que les prolétaires hommes sont, en règle générale moins impliquées qu'eux dans les conflits sociaux. Ce n'est qu'au moment où ces conflits atteignent une grande profondeur, que les couches les plus opprimées du prolétariat, notamment les ouvrières, se lancent dans le combat et la réflexion de classe. La très grande participation des étudiantes et des lycéennes dans le mouvement actuel, le rôle de premier plan qu'elles y jouent, constituent un indice supplémentaire non seulement de sa nature authentiquement prolétarienne, mais aussi de sa profondeur.
18) Comme on l'a vu, le mouvement actuel des étudiants en France constitue une expression de premier plan de la nouvelle vitalité du prolétariat mondial depuis 3 années, une nouvelle vitalité et une capacité accrue de prise de conscience. La bourgeoisie fera évidemment tout son possible pour limiter au maximum l'impact de ce mouvement pour l'avenir. Si elle en a les moyens, elle refusera de céder sur ses revendications principales afin de maintenir dans la classe ouvrière en France le sentiment d'impuissance qu'elle avait réussi à lui imposer en 2003. En tout état de cause, elle mettra tout en œuvre pour que la classe ouvrière ne tire pas les riches leçons de ce mouvement, notamment en provoquant un pourrissement de la lutte facteur de démoralisation ou bien une récupération par les syndicats et les partis de gauche. Cependant, quelles que soient les manœuvres de la bourgeoisie, cette classe ne pourra supprimer toute l'expérience accumulée pendant des semaines par des dizaines de milliers de futurs travailleurs, leur éveil à la politique et leur prise de conscience. C'est là un véritable trésor pour les luttes futures du prolétariat, un élément de premier plan de leur capacité à poursuivre leur chemin vers la révolution communiste. Il appartient aux révolutionnaires de participer pleinement, tant à la capitalisation de l'expérience présente qu'à l'utilisation de cette expérience dans les combats futurs.
[1] [12] Afin de permettre à la lutte de se donner la plus grande puissance et unité possibles, les étudiants ont ressenti la nécessité de constituer une "coordination nationale" de délégués des différentes assemblées. En soi, la démarche est absolument correcte. Cependant, dans la mesure où une bonne proportion des délégués sont des membres d'organisations politiques bourgeoises (telle la "Ligue communiste révolutionnaire", trotskiste) qui sont présentes dans le milieu étudiant, les réunions hebdomadaires de la coordination ont été souvent le théâtre des manœuvres politiciennes de ces organisations lesquelles ont notamment tenté, sans succès jusqu'à présent, de constituer un "Bureau de la Coordination" qui serait devenu un instrument de leur politique. Comme nous l'avons souvent noté dans les articles de notre presse (notamment lors des grèves en Italie de 1987 et lors de la grève des hôpitaux en France de 1988) la centralisation, qui est une nécessité dans une lutte de grande ampleur, ne peut réellement contribuer au développement du mouvement que si elle se base sur un haut degré de prise en main de celui-ci et de vigilance à la base, dans les assemblées générales. Il faut également noter qu'une organisation comme la LCR a tenté de doter le mouvement des étudiants de "porte-parole" auprès des médias. Le fait qu'il ne soit pas apparu de "leader" médiatique du mouvement n'est pas à mettre au compte de sa faiblesse mais au contraire de sa grande profondeur.
[2] [13] On a même pu entendre à la télévision un "spécialiste" de la psychologie des hommes politiques déclarer qu'il faisait partie de la catégorie des "entêtés narcissiques".
[3] [14] Il revient à la vérité de préciser que la commune en question est Neuilly-sur-Seine, l'exemple le plus symbolique des villes à population bourgeoise. Ce n'est certainement pas avec ses électeurs que Sarkozy a appris à "parler au peuple".
[4] [15] C'était une date symbolique puisqu'elle marquait le dixième anniversaire du coup d'État du 13 mai 1958 qui avait abouti au retour de De Gaulle au pouvoir. Un des principaux slogans de la manifestation était "Dix ans, ça suffit !"
[5] [16] C'est ainsi qu'en janvier 1968, notre publication Internacionalismo du Venezuela (la seule publication de notre courant existant à l'époque) avait annoncé l'ouverture d'une nouvelle période d'affrontements de classe à l'échelle internationale : "Nous ne sommes pas des prophètes, et nous ne prétendons pas deviner quand et de quelle façon vont se dérouler les événements futurs. Mais ce dont nous sommes effectivement sûrs et conscients, concernant le processus dans lequel est plongé actuellement le capitalisme, c'est qu'il n'est pas possible de l'arrêter avec des réformes, des dévaluations, ni autre type de mesures économiques capitalistes et qu 'il mène directement à la crise. Et nous sommes sûrs également que le processus inverse de développement de la combativité de la classe, qu'on vit actuellement de façon générale, va conduire la classe ouvrière à une lutte sanglante et directe pour la destruction de l'État bourgeois."
[6] [17] Ce jour là, à la suite de toute une série de mobilisations dans les villes ouvrières contre les violentes attaques économiques et la répression de la junte militaire, les ouvriers de Cordoba avaient complètement débordé les forces de police et l'armée (pourtant équipées de tanks) et s'étaient rendus maîtres de la ville (la deuxième du pays). Le gouvernement n'a pu "rétablir l'ordre" que le lendemain grâce à l'envoi massif de l'armée.
[7] [18] Nous sommes bien loin ici de l'attitude de beaucoup d'étudiants de 1968 qui considéraient leurs aînés comme de "vieux cons" (alors que ces derniers les traitaient souvent de "petits cons").
[8] [19] Il vaut la peine de signaler que cette cécité sur la signification véritable de Mai 1968 n'affectait pas seulement les courants d'extraction stalinienne ou trotskiste pour qui, évidemment, il n'y avait pas eu de contre-révolution mais une progression de la "révolution" avec l'apparition à la suite de la Seconde Guerre mondiale de toute une série d'états "socialistes" ou "ouvriers déformés" et avec les "luttes d'indépendance nationale" qui avaient commencé à la même période et qui se sont prolongées pendant plusieurs décennies. En fait, la plupart des courants et éléments qui se rattachaient à la Gauche communiste, et notamment à la Gauche italienne, n'ont pas compris grand-chose à se qui se passait en 1968 puisque, aujourd'hui encore, aussi bien les bordiguistes que Battaglia comunista estiment que nous ne sommes pas encore sortis de la contre-révolution.
Les premiers articles de cette série ont mis en évidence en quoi la forme et le contenu de la révolution de 1905 avaient constitué quelque chose de totalement nouveau, correspondant aux caractéristiques de la nouvelle période de la vie du capitalisme, celle de sa décadence. Nous avons montré que les syndicats avaient été supplantés par une forme d'organisation mieux adaptée aux objectifs et à la nature de la lutte engagée par la classe ouvrière dans cette période, les soviets. Nous avons démontré le caractère erroné de l'idée attribuant leur surgissement à l'arriération supposée de la Russie en mettant en évidence qu'au contraire, il correspondait à un niveau avancé de conscience atteint par la classe ouvrière. En fait, face aux nouvelles tâches qui se posent à la classe ouvrière, les syndicats cessent de constituer un outil de défense de ses intérêts pour devenir un obstacle au développement même de la lutte de classe. Si le mouvement en Russie en 1905, puis à nouveau en 1917, a fait surgir des syndicats là où il n'en existait pas auparavant, c'est l'expression à la fois de la ferveur révolutionnaire de la classe ouvrière qui a tenté d'utiliser tous les moyens pour faire avancer sa lutte mais aussi d'une inexpérience certaine vis-à-vis de ceux-ci. En fait, ce sont les soviets qui ont mené la lutte et lui ont conféré sa nature révolutionnaire ; les syndicats n'ont fait que suivre.
Le surgissement des soviets est inséparable de la grève de masse qui s'est révélé constituer le moyen de la lutte contre le capitalisme quand les réformes partielles et les palliatifs ne sont plus possibles. Tout comme les soviets, elle surgit des besoins de la classe dans son ensemble en étant capable d'entraîner les masses ouvrières, et de constituer un creuset pour le développement de leur conscience. Dans son développement même, elle s'est heurtée aux limites des syndicats et à une partie du mouvement ouvrier pour qui elle n'évoquait rien d'autre que le spectre de l'anarchisme. C'est à l'aile gauche du mouvement ouvrier, avec à sa tête Rosa Luxemburg puis Anton Pannekoek, qu'est revenue la tâche de défendre la grève de masse, non comme une simple tactique prônée par la direction des syndicats, mais comme une force élémentaire, révolutionnaire et sans cesse renouvelée, jaillissant du cœur de la classe ouvrière, capable d'unifier sa combativité et sa conscience à un niveau supérieur.
La caractéristique de 1905 qui concentre toutes les autres est que la lutte pour des réformes est désormais remplacée par la lutte pour la révolution.
Nous avons montré que ces changements n'étaient pas spécifiques à la Russie, mais concernaient l'ensemble de la classe ouvrière mondiale puisqu'il s'agissait de l'entrée du capitalisme dans sa phase de décadence. La classe ouvrière, qui s'était érigée en classe internationale capable de combattre pour ses intérêts propres, était désormais confrontée à la lutte pour le renversement du capitalisme et la transformation des rapports de production, et non plus à celle pour des améliorations en leur sein. Partout dans le monde, la Première Guerre mondiale a été précédée par une escalade et une intensification des grèves qui commençaient à remettre en question les vieilles formes d'organisation et les anciens objectifs de lutte, certaines de ces luttes ayant débouché sur des conflits ouverts avec l'Etat. Bref, après 1905, la lutte de la classe ouvrière est devenue la lutte pour le communisme.
Ainsi, la signification réelle de 1905, c'est qu'il montrait le futur, ouvrant la voie à toutes les luttes qui seront engagées ensuite par la classe ouvrière dans le capitalisme décadent. C'est-à-dire toutes celles du siècle dernier, celles d'aujourd'hui, et celles de demain.
Le rôle joué par 1905 dans la préparation de l'avenir s'est manifesté très clairement en l'année 1917, pendant laquelle les soviets ont constitué le premier instrument de la révolution. Le pouvoir soviétique s'est dressé contre le pouvoir bourgeois du gouvernement provisoire, comme Trotsky l'a écrit avec éloquence dans son Histoire de la Révolution Russe :
La réaction monarchiste s'était cachée dans des fissures. Dès que surgirent les premières eaux du déluge, les propriétaires de toute espèce et de toute tendance se groupèrent sous le drapeau du parti cadet qui, du coup, se trouva être le seul parti non socialiste et, en même temps, l'extrême-droite dans l'arène ouverte.
Les soviets sont la seule forme d'organisation de la classe ouvrière qui soit en adéquation avec les moyens et les buts de la lutte pour le communisme. Cependant, c'était loin d'être clair à l'époque, en particulier pour les révolutionnaires en Russie. Cela ne s'est clarifié qu'avec la discussion sur la question des syndicats au Premier Congrès de la Troisième internationale, comme nous le montrons dans l'article "Les prises de position politiques de la 3e Internationale" (Revue Internationale n° 123). Dans la discussion, des délégués de beaucoup de pays européens ont fermement dénoncé le rôle contre-révolutionnaire désormais joué par les syndicats. A contrario, Zinoviev, dans sa présentation du rapport sur la Russie, argumentait : "La seconde forme d'organisation ouvrière en Russie sont les syndicats. Ils se sont développés ici d'une manière différente qu'en Allemagne : ils ont joué un rôle révolutionnaire important dans les années 1904-1905 et, aujourd'hui, ils marchent côte à côte avec nous dans la lutte pour le socialisme (...) Une grande majorité de membres des syndicats soutient les positions de notre parti, et toutes les décisions des syndicats sont prises dans l'esprit de ces positions". Ceci ne prouve nullement qu'en Russie, les syndicats aient eu des vertus qu'ils n'avaient pas ailleurs, mais, tout simplement, que du fait de certaines spécificités de la Russie et, comme le conclut le texte cité plus haut, "ils avaient été entraînés dans le sillage des soviets", ils ont, pendant la phase révolutionnaire, manifesté moins qu'ailleurs leur rôle d'instrument de l'Etat capitaliste contre la classe ouvrière.
Si la révolution de 1917 a été rendue possible par celle de 1905, elle n'a pas débouché sur la révolution communiste mondiale. Il aurait fallu pour cela que la révolution parvienne à s'étendre et vaincre en dehors de la Russie. L'immaturité de la conscience du prolétariat à l'époque ne l'a pas permis. Cependant, depuis lors, beaucoup de leçons de la vague révolutionnaire ont été tirées par les groupes isolés de révolutionnaires qui ont survécu à la répression de la vague révolutionnaire de 1917-1923 et à la contre-révolution, et qui ont cherché à reconstruire le mouvement révolutionnaire. C'est le rôle qu'a assumé la Gauche communiste. Ces leçons ont aussi été confirmées par l'expérience de la classe ouvrière dans sa lutte quotidienne et lors de ses efforts les plus importants, comme en Pologne au début des années 1980. L'élaboration de ces leçons avait commencé immédiatement après 1905, et c'est à ce travail que nous retournons maintenant.
Dans cette dernière partie consacrée à 1905, nous allons examiner comment le mouvement révolutionnaire a appréhendé les événements, l'analyse qu'il a en fait et avec quelle méthode. Ce dernier point n'est pas sans importance dans la mesure où un changement de la situation historique implique une adaptation des moyens permettant de la comprendre.
Ce qui frappe à propos du débat et de la lutte théorique entrepris après 1905 est leur caractère collectif et international, même si les protagonistes n'en avaient pas tous conscience.
Alors qu'après la Commune de Paris en 1870, Marx avait été capable, au nom du Conseil général de l'Association internationale des Travailleurs (la Première Internationale), de résumer sa signification dans une seule brochure, il n'a pas été possible de faire de même concernant les évènements de 1905, du fait en particulier de la complexité des questions posées.
En particulier, les révolutionnaires de l'époque étaient confrontés à un changement sans précédent de période historique, un changement qui remettait en question beaucoup d'hypothèses et d'acquis du mouvement ouvrier, comme le rôle des syndicats et la forme de la lutte de classe. La contribution essentielle de la gauche du mouvement ouvrier est non seulement d'avoir cherché à relever ce défi, mais aussi d'avoir fait preuve d'une grande lucidité sur beaucoup de questions à travers une utilisation remarquable de la méthode marxiste, laissant ainsi derrière elle un brillant héritage théorique. Un tel résultat l'emporte très largement sur les inévitables manques et faiblesses de ces efforts théoriques. Attendre quelque chose d'autre, attendre la perfection n'est pas seulement naïf, mais montre une incapacité à comprendre la réelle nature du marxisme et de toute la lutte de la classe ouvrière. Ce serait comme s'attendre à ce que la classe ouvrière soit victorieuse dans chaque grève, qu'elle démasque clairement chaque manœuvre de la classe dominante et, finalement, qu'elle soit capable de faire la révolution dès que sont présentes les conditions objectives de celle-ci.
Le caractère parfois fragmenté des contributions et du débat ne constituait pas une faiblesse en soi mais la conséquence inévitable du développement à chaud de la lutte théorique qui était le pendant du développement de la lutte "pratique". On pourrait même dire que le pendant de la grève de masse est la "lutte théorique de masse". Evidemment, cette dernière n'implique pas autant de monde que la première, mais elle exprime le même esprit collectif et exige les mêmes qualités de solidarité, de modestie et de dévouement. Par-dessus tout, elle exige un engagement actif, comme le soulignaient nos camarades d'Internationalisme il y a près de soixante ans :
C'est cela qui a séparé la gauche du mouvement ouvrier (Lénine, Luxemburg, Pannekoek, etc.) du centre représenté par Kautsky et de la droite ouvertement révisionniste, menée par Bernstein. L'abîme entre le centre et la gauche était manifeste dans le débat à propos de la grève de masse dans lequel Kautsky s'est montré incapable de voir les changements sous-jacents dans la lutte de classe, analysés par Luxemburg. Incapable de dépasser la vision du passé, Kautsky n'a rien saisi de l'argumentation de Luxemburg et, dans une seconde phase de la discussion, a même essayé d'en bloquer la publication 3 [24].
On peut identifier quelques caractéristiques centrales des documents et des débats auxquels a donné lieu 1905 :
Tout ceci exprime la réalité d'une période de changements, faite à la fois de ruptures et de tentatives pour les comprendre et les maîtriser mais aussi de désorientation affectant beaucoup d'éléments. Certains rejetaient l'ensemble du passé, d'autres s'accrochaient à ce qu'ils connaissaient et tentaient d'ignorer les changements, alors que d'autres encore reconnaissaient les changements et cherchaient à s'y adapter, tout en conservant du passé ce qu'il y avait de valable. Ces différents types de réponses déterminaient, au sein du mouvement ouvrier, des divisions qui se développaient entre la droite, le centre et la gauche. En outre, les débats mettaient essentiellement aux prises ces tendances plutôt que des individus. C'est de la gauche qu'est venu le réel effort pour comprendre la nouvelle situation, alors que la droite tournait le dos aux conclusions et à la méthode du marxisme et que le centre abandonnait de plus en plus sa méthode en faveur d'une orthodoxie stérile et conservatrice, illustrée le plus clairement par Karl Kautsky.
La contribution fondamentale de la gauche a été de reconnaître que quelque chose avait changé ; elle a vu que la société entrait dans une nouvelle période et a cherché à le comprendre. En cela, la gauche défendait la méthode marxiste, et donc le véritable héritage de Marx. Les travaux de Lénine, de Luxemburg et de Trotsky montrent clairement que leurs auteurs étaient poussés par les conditions objectives, chacun d'eux ayant développé des analyses essentielles :
L'effort théorique au sein de la classe ouvrière est loin de se limiter à ces trois figures du mouvement ouvrier : des tendances de gauche ont émergé partout où il existait des expressions politiques organisées du mouvement ouvrier. Lénine à travers L'impérialisme, stade suprême du capitalisme et Luxemburg avec L'accumulation du capital ont essayé de saisir ce qui avait changé dans la structure du capitalisme comme un tout, mais ceci dépasse le périmètre de cet article.
L'héritage de 1905 est le patrimoine commun à toute la gauche du mouvement ouvrier et nous allons examiner les efforts accomplis par cette dernière pour comprendre successivement les questions vitales du but, de la forme et des moyens des luttes ouvrières dans la nouvelle période.
Bien que cela n'ait fait l'objet d'aucune déclaration explicite, la reconnaissance que la révolution prolétarienne ne se situait plus à un horizon lointain, qu'elle cessait d'être une aspiration générale mais était devenue une réalité tangible, était partagée implicitement par tous. D'un point de vue formel, Lénine, Trotsky et Luxemburg définissent tous le but de la prochaine révolution comme étant celui de la révolution bourgeoise. Mais leur analyse de la nature de cette révolution bourgeoise et du rôle que la classe ouvrière sera amenée à y jouer, contredisent implicitement une telle perspective. Ils soulignent tous, de différente manière et à des degrés divers, que le prolétariat sera la principale force à l'œuvre dans cette révolution. Ils se trouvent ainsi, unis de fait, contre ceux qui ne font que répéter les schémas anciens devenus caducs.
En 1906, Trotsky publie Bilan et Perspectives où il expose l'idée de la révolution permanente, ou de la "révolution ininterrompue" comme on la désignait alors. Il explique aussi les conditions requises pour la révolution et suggère qu'elles sont quasiment toutes remplies.
La première condition concerne le niveau de développement des moyens de production. Il explique que ceux-ci sont en place :
Cela nous mène à la seconde prémisse, la prémisse "socio-économique"; en d'autres termes, le développement du prolétariat. Ici, Trotsky s'interroge : "quel doit être le poids numérique relatif du prolétariat ? Doit-il constituer la moitié, les deux tiers, ou les neuf dixièmes de la population ?" Mais s'il pose la question, il rejette immédiatement une telle vision "automatique" et affirme que "l'importance du prolétariat dépend entièrement du rôle qu'il joue dans la production à grande échelle". Pour Trotsky, c'est le rôle qualitatif que joue le prolétariat qui compte, plus que le quantitatif. Ceci a deux implications importantes. Premièrement, il n'est pas nécessaire que le prolétariat constitue la majorité de la population pour instaurer le socialisme. Deuxièmement et en particulier, l'échelle de l'industrie et la concentration du prolétariat en Russie donnaient à celui-ci un poids relatif plus important que dans des pays comme la Grande-Bretagne ou l'Allemagne où il représentait cependant une même proportion de la population. Après avoir examiné le rôle du prolétariat dans d'autres pays importants, Trotsky poursuit : "Tout ceci nous amène à conclure que l'évolution économique - la croissance de l'industrie, des grandes entreprises, des villes, du prolétariat en général et du prolétariat industriel en particulier - a déjà préparé le terrain, non seulement pour la lutte du prolétariat pour le pouvoir politique, mais aussi pour la conquête de ce pouvoir."
La troisième prémisse est la "dictature du prolétariat", qui semble essentiellement recouvrir chez Trotsky le développement de la conscience de classe : "Il faut, en outre, que cette classe soit consciente de ses intérêts objectifs ; il faut qu'elle comprenne qu'il n'y a pas d'issue pour elle en dehors du socialisme; il faut qu'elle s'unisse en une armée assez puissante pour conquérir, dans une lutte ouverte, le pouvoir politique." Il ne se prononce pas explicitement sur la question de savoir si cette condition est remplie, mais rejette l'idée de "bien des idéologues socialistes" selon laquelle "Le prolétariat, et même "l'humanité" en général devraient tout d'abord se dépouiller de leur vieille nature égoïste, l'altruisme devrait dominer la vie sociale, etc." ; et il conclut : "Le socialisme n'a pas pour but de créer une psychologie socialiste comme prémisse du socialisme, mais de créer des conditions de vie socialiste comme prémisses d'une psychologie socialiste." Cette reconnaissance du rapport dynamique qui existe entre la révolution et la conscience constitue une des manifestations les plus importantes de sa clairvoyance vis-à-vis du processus de développement de la révolution. Lorsqu'il examine la situation particulière de la Russie, Trotsky suggère que 1905 a directement posé la question de la révolution : " ...le prolétariat russe a révélé une puissance colossale, dépassant les espoirs les plus optimistes des sociaux-démocrates russes. Le cours de la révolution russe a été déterminé, au moins dans ses traits fondamentau.. Ce qui, il y a deux ou trois ans, semblait du domaine du possible, s'est rapproché du probable et, tout l'indique, est tout près de devenir inévitable."5 [26]
Auparavant, toujours dans Bilan et Perspectives, Trotsky affirme que le développement historique implique que ce n'est plus la bourgeoisie mais le prolétariat à qui est dévolu, désormais le rôle révolutionnaire : la révolution de 1905 et la création du Soviet de Saint-Pétersbourg en ont été la confirmation. Cela signifiait que les révolutions bourgeoises telles qu'on les avait connues jusqu'alors n'étaient plus possibles. Trotsky rejette en particulier l'idée que le prolétariat mènerait une révolution et passerait ensuite la main à la bourgeoisie :
Si le prolétariat détient la majorité dans un gouvernement, sa tâche n'est plus de réaliser le programme minimum de réformes, mais le programme maximum de la révolution sociale. Ce n'est pas une question de choix, mais de dynamique de la situation. Trotsky illustre ceci avec l'exemple de la journée de huit heures. Bien que "cette revendication [ne soit] nullement en contradiction avec l'existence de rapports capitalistes, (...) il est hors de doute qu'elle provoquerait une résistance organisée et résolue des capitalistes, qui prendrait, par exemple, la forme de lock-out et de fermetures d'usines." Un gouvernement bourgeois confronté à une telle situation reculerait et réprimerait les ouvriers, mais il n'y aurait "pour un gouvernement ouvrier, qu'une seule réponse possible à un lock-out général : l'expropriation des usines, et l'introduction, au moins dans les plus grandes, de la production sur une base socialisée". En un mot, pour Trotsky, "...la révolution russe créera des conditions favorables au passage du pouvoir entre les mains des ouvriers - et, si la révolution l'emporte, c'est ce qui se réalisera en effet - avant que les politiciens du libéralisme bourgeois n'aient la chance de pouvoir faire pleinement la preuve de leur talent à gouverner"7 [28].
Lénine, comme Trotsky, situe la révolution dans le contexte du développement international des conditions objectives :
Ceci est un extrait de la longue polémique qui a opposé les Bolcheviks aux Mencheviks sur la révolution de 1905 que tous les deux considéraient de nature démocratique-bourgeoise. Les premiers (auteurs de la résolution citée dans le passage ci-dessous) appellent le prolétariat à en prendre la direction, alors que les seconds (à l'origine de la résolution de la Conférence10 [31]) tendent à laisser l'initiative à la bourgeoisie :
"La résolution de la conférence parle de la liquidation de l’ancien régime dans une lutte entre les divers éléments de la société. La résolution du congrès dit que nous, parti du prolétariat, devons procéder à cette liquidation ; que la fondation d'une République démocratique sera la seule liquidation réelle de l'ancien régime ; que nous devons conquérir cette République ; que nous nous battrons pour elle et pour une liberté absolue, non seulement contre l'autocratie, mais aussi contre la bourgeoisie lorsque celle-ci tentera (et elle n'y manquera pas) de nous arracher nos conquêtes. La résolution du congrès appelle au combat une classe déterminée, en lui assignant un objectif immédiat nettement déterminé. La résolution de la conférence traite d'une lutte entre des forces diverses. Des deux résolutions, l'une traduit la psychologie de la lutte active, l'autre celle de la contemplation passive."11 [32].
Lénine est inlassablement revenu sur la nécessité pour le prolétariat d'assumer le rôle dirigeant, contre la position des Mencheviks qu'il qualifiait de droite dans le parti :
Ces citations montrent la nature dynamique de la position bolchevique : bien que ne reconnaissant pas l'existence des conditions pour une révolution prolétarienne, elle a cependant été capable de saisir le rôle central joué par le prolétariat et de l'exprimer clairement en termes de lutte pour le pouvoir. Bien que Lénine affirme explicitement que 1905 était une révolution bourgeoise 14 [35], l'analyse qu'il développe du rôle particulier que doit y jouer le prolétariat constitue une base qui permettra l'évolution de sa position en avril 1917 et son appel à la révolution prolétarienne :
La question de la tactique immédiate qui occupe tant de place dans les écrits de Lénine et mène à d'apparents revirements de position (comme sur les élections à la Douma), résulte de la préoccupation constante de relier la compréhension générale de la situation à l'activité réelle de la classe ouvrière et de son organisation révolutionnaire, au lieu de rester enfermé dans des schémas hors du temps.
Luxemburg reconnaît également que 1905 a posé la question de la révolution prolétarienne, tout en affirmant, elle aussi, que la tâche est celle de la révolution bourgeoisie. Cela paraît évident à la lecture de son analyse de la grève de masse comme expression de la révolution :
Luxemburg est la plus explicite à propos du changement de période historique lorsqu'elle compare les révolutions française, allemande et russe :
Plus loin, elle semble même affirmer que la tâche à laquelle le prolétariat allemand est confronté, est la révolution prolétarienne : "Aussi une période de luttes politiques ouvertes n'aurait nécessairement en Allemagne pour seul objectif historique que la dictature du prolétariat." 19 [40].
La contribution la plus importante de Luxemburg à la discussion alimentée par 1905 est son oeuvre Grève de masse, parti et syndicats, écrit en août 1906 20 [41], dans laquelle elle analyse la nature et les caractéristiques de la grève. Après avoir passé en revue la position marxiste traditionnelle sur la grève de masse, fait une critique des positions anarchiste et révisionniste et examiné le développement réel de la grève en Russie, Luxemburg esquisse les aspects principaux de la grève de masse.
Premièrement, et contrairement à la conception des anarchistes et de beaucoup de membres du parti social-démocrate allemand, elle met en avant que la grève de masse n'est pas "un acte, unique", mais "un terme qui désigne collectivement toute une période de la lutte de classes s'étendant sur plusieurs années, parfois sur des décennies." 21 [42]. Cela conduit à faire une distinction entre grèves politiques de masse "de démonstration" et "grèves de masse de lutte". Les premières sont une tactique utilisée par le parti, qui "exigent un niveau très élevé de discipline de parti, une direction politique et une idéologie politique conscientes, et apparaissent donc selon le schéma comme la forme la plus haute et la plus mûre de la grève de masse" 22 [43], mais qui, en réalité, appartiennent au début du mouvement et deviennent moins importantes "avec le développement des luttes révolutionnaires."23 [44]. Elles ouvrent la voie à la force plus élémentaire de la grève de masse de lutte.
Deuxièmement, cette forme de la grève de masse dépasse la séparation artificielle entre luttes économiques et politiques :
L'unité des luttes économiques et politiques "est précisément la grève de masse" 25 [46].
Troisièmement, "la grève de masse est inséparable de la révolution". Cependant, Luxemburg rejette le schéma, largement répandu dans le mouvement ouvrier, selon lequel la grève de masse ne peut conduire qu'à une confrontation sanglante avec l'Etat et mènerait inévitablement à un immense bain de sang puisque que ce dernier détient le monopole des armes. C'était l'argument de base utilisé par les détracteurs de la grève de masse qui la présentait comme de futiles gesticulations. Au contraire, alors que la révolution russe contenait sans aucun doute des heurts avec l'Etat, elle est issue des conditions objectives de la lutte de classe ; elle est issue du mouvement de masses en action toujours plus nombreuses. Bref, "ce n'est pas la grève de masse qui produit pas la révolution, mais la révolution qui produit la grève de masse" 26 [47].
Quatrièmement, comme l'implique le point précédent, de véritables grèves de masse ne peuvent pas être décrétées ou planifiées à l'avance. Cela conduit Luxemburg à souligner l'élément de spontanéité tout en rejetant l'idée que celui-ci serait le produit d'une prétendue arriération de la Russie :
Mais cela ne l'a pas amenée à rejeter l'importance de l'organisation :
L'analyse de Luxemburg est très différente de celle des anarchistes et des marxistes orthodoxes du fait qu'elle se situe dans un contexte différent : celui de la révolution. Dans les premières pages de Grève de masse, parti et syndicats, elle affirme clairement que ses conclusions, apparemment si contradictoires avec celles de Marx et Engels eux-mêmes, sont la conséquence de l'application de leur méthode à une nouvelle situation :
Bref, Luxemburg présente une analyse de la dynamique révolutionnaire, avec la classe ouvrière à sa tête, qui surgit de conditions objectives en plein changement. Cela l'amène à souligner correctement la spontanéité de la grève de masse, mais aussi à reconnaître que cette spontanéité est en fait le produit de l'expérience de la classe ouvrière. Cela l'éloigne de Kautsky et de ses proches qui, bien qu'étant perçus à l'époque comme soutenant la grève de masse, demeuraient prisonniers de la vision orthodoxe et étaient incapables de saisir les changements fondamentaux qui intervenaient dans la situation et ont été concrétisés dans la révolution russe de 1905.
Le débat sur la grève de masse a connu une seconde phase en 1910 29 [50] et a abouti à la scission finale entre Luxemburg et Kautsky. Dans ce débat, Pannekoek a joué un rôle important et a non seulement défendu des positions proches de celles de Luxemburg mais, de plus, les a développées. Il commence par explicitement lier la question de la grève de masse aux leçons de 1905 :
Il partage avec Luxemburg sa conception de la nature de la grève de masse ; il la considère comme un processus et critique la conception de Kautsky d'un "événement ayant lieu une fois pour toutes". Il affirme qu'elle forme une continuité avec la lutte au jour le jour et il établit un lien entre la forme d'action actuelle, à petite échelle, et les luttes qui mèneront à la conquête du pouvoir.
Il met en relation l'action de masse et le développement du capitalisme :
Il poursuit en défendant les aspects dynamiques de la grève de masse :
Il conclut que la différence fondamentale entre cette position et celle de Kautsky concerne la question de la révolution et, ce faisant, il montre où le centrisme de Kautsky va le mener :
Trotsky décrit parfaitement les soviets dans son livre 1905, comme nous l'avons vu dans les parties précédentes de cette série. A la fin du livre, dans un passage déjà cité dans cette série, il résume l'importance du soviet durant la révolution :
Après la défaite de la révolution, il a continué à étudier le rôle que devrait jouer le soviet dans le futur :
Dans Bilan et Perspectives, Trotsky souligne que les soviets ont été une création de la classe ouvrière qui correspondait à la période révolutionnaire :
L'attitude de Lénine envers les soviets en 1905 a déjà été évoquée dans la Revue Internationale n° 123, où nous citions une lettre inédite dans laquelle il rejetait l'opposition aux soviets de la part de quelques Bolcheviks et défendait "à la fois le soviet des députés ouvriers et le parti" 3 [57]5, tout en rejetant l'argument selon lequel il devrait s'aligner sur un quelconque parti. Après la révolution, Lénine a constamment défendu le rôle des soviets dans l'organisation et l'unification de la classe.
Avant le congrès unificateur de 1906 36 [58], il avait écrit un projet de résolution sur les soviets de députés ouvriers qui les reconnaissait comme une caractéristique de la lutte révolutionnaire plutôt que comme une spécificité de 1905 :
La résolution poursuit sur l'attitude des Bolcheviks envers les soviets et conclut que les révolutionnaires doivent y prendre une part active et inciter la classe ouvrière, aussi bien que les paysans, les soldats et les marins, à y participer, mais mettait en garde sur le fait que l'extension des activités et de l'influence du soviet s'effondrerait si elle n'était pas soutenue par une armée "et par conséquent, une des tâches principales de ces institutions dans chaque situation révolutionnaire doit être d'armer le peuple et de renforcer les institutions militaires du prolétariat" 38 [60]. Dans d'autres textes, Lénine défend le rôle des soviets comme organes de la lutte révolutionnaire générale, tout en soulignant qu'ils ne sont pas suffisants à eux seuls pour organiser l'insurrection armée. En 1917, Lénine voit que les événements sont allés bien au-delà de la révolution bourgeoise, vers la révolution prolétarienne, et qu'en son centre se trouvaient les soviets :
Dans des termes étonnamment similaires à ceux de Trotsky, il analysait alors la nature du double pouvoir qui existait en Russie :
Les questions que la révolution de 1905 a posées ont marqué toute la pratique révolutionnaire et les débats qui l'ont suivie. Dans ce sens, nous pouvons conclure que 1905 n'était pas une simple répétition générale de 1917, comme on le dit souvent, mais le premier acte d'un drame qui aujourd'hui n'est pas encore dénoué. Les questions de pratique et de théorie discutées au début du 20e siècle et que nous avons évoquées tout au long de cette série, ont depuis lors continué à être développées. Une constante, c'est que c'est toujours la gauche du mouvement ouvrier qui a pris en charge ce travail. Pendant la vague révolutionnaire, Lénine, Luxemburg et Pannekoek ont été rejoints par beaucoup d'autres. A la suite de la défaite, leurs rangs ont été dramatiquement décimés à mesure que la contre-révolution en général, et le stalinisme en particulier, triomphaient. Le stalinisme a été la négation de tout ce que 1905 contenait de vital et de prolétarien : les ouvriers ont été massacrés au nom de l'Etat "ouvrier", les soviets ont été dissous au profit d'une bureaucratie centralisée et la notion de révolution prolétarienne a été pervertie pour en faire une arme idéologique de la politique étrangère de l'Etat stalinien.
Cependant, un peu partout dans le monde, des minorités ont résisté à la contre-révolution. Les plus déterminées et les plus rigoureuses de ces minorités étaient ces organisations que nous définissons comme appartenant à la Gauche communiste et qui ont été l'objet de nombreuses études de la part du CCI41 [63]. Les questions du but, de la méthode et des formes de la révolution ont été au cœur de tout leur travail et grâce à leurs efforts et à leur dévouement, beaucoup des leçons de 1905 ont été approfondies et clarifiées.
Sur la question centrale de la révolution prolétarienne elle-même, le plus grand pas en avant a été la reconnaissance que les conditions matérielles pour la révolution communiste mondiale étaient présentes dès le début du 20e siècle. C'est ce qui fut défendu au Premier Congrès de la Troisième Internationale, puis développé ensuite par la Gauche communiste italienne, au travers de l'élaboration de la théorie de la décadence du capitalisme. Ainsi se trouva clarifié le fait que l'ère des révolutions bourgeoises était terminée. En fait, la discussion à propos du rôle du prolétariat en Russie n'était pas l'expression du retard de la révolution bourgeoise dans ce pays, mais un indicateur de l'entrée du monde entier dans une nouvelle période dans laquelle la tâche était, et demeure, la révolution communiste mondiale. Cette clarification a fourni le seul cadre permettant la compréhension de toutes les autres questions.
Reconnaître le rôle irremplaçable de la grève de masse, c'était réaffirmer la position marxiste fondamentale selon laquelle c'est le prolétariat qui fait la révolution communiste dans son combat de classe contre la bourgeoisie. La voie parlementaire n'a jamais constitué un moyen de changer la société ; de même, le communisme ne sera pas le résultat d'une accumulation de réformes arrachées par des luttes partielles. L'action de masse met aux prises une classe contre l'autre. Elle est aussi le moyen à travers lequel le prolétariat développe sa conscience et son expérience pratique. Comme l'ont constaté Luxemburg et Pannekoek, c'est l'action de masse qui a accéléré l'éducation des ouvriers et leur entraînement à la lutte. C'est un mouvement hétérogène qui surgit de la classe ouvrière et dans lequel les minorités révolutionnaires jouent un rôle dynamique. Sa réalité même confirme la position marxiste fondamentale sur l'interaction mutuelle entre conscience et action.
La discussion sur le rôle des soviets ou conseils ouvriers a mené à une clarification sur le rôle des syndicats, sur les rapports entre l'organisation révolutionnaire et les conseils et sur toute la question de la période de transition du capitalisme au communisme.
North (2 février 2006)
1 [64] Volume I, chapitre X, "Le nouveau pouvoir".
2 [65] "Contre la conception du chef génial" dans la Revue Internationale n° 33
3 [66] Voir "Théorie et pratique" par Rosa Luxemburg.
4 [67] Trotsky, Bilan et perspectives.
5 [68] Ibid.
6 [69] Ibid.
7 [70] Ibid.
8 [71] Vperoyd a été créé après que les Mencheviks ont pris le contrôle de l'Iskra suite au 2e Congrès du Parti ouvrier social démocrate de Russie en 1903.
9 [72] Lénine, Deux tactiques de la Social-démocratie.
10 [73] En avril 1905, les Bolcheviks ont appelé au Troisième Congrès du POSDR. Les Mencheviks ont refusé d'y participer et ont tenu leur propre Conférence.
11 [74] Lénine, Deux tactiques de la Social-démocratie.
12 [75] Lénine, "Rapport sur le Congrès d'unification du POSDR", avril 1906.
13 [76] Lénine, "La victoire électorale social-démocrate à Tiflis".
14 [77] "Le degré de développement économique de la Russie (condition objective) et le degré de conscience et d'organisation des grandes masses du prolétariat (condition subjective indissolublement liée à la condition objective) rendent impossible l'émancipation immédiate et totale de la classe ouvrière. Seuls les gens les plus ignares peuvent méconnaître le caractère bourgeois de la révolution démocratique en cours …" (Deux tactiques de la Social-démocratie).
15 [78] Lénine, Thèses d'Avril ("Les tâches du prolétariat dans la révolution présente ")
16 [79] Rosa Luxemburg, Grève de Masse, parti et syndicats.
17 [80] Rosa Luxemburg, The revolution in Russia, 1905.
18 [81] Rosa Luxemburg, Grève de Masse, parti et syndicats.
19 [82] Ibid.
20 [83] Cet ouvrage a été écrit en Finlande après sa sortie de prison en Pologne, où elle avait participé au mouvement révolutionnaire. Il est peut-être significatif qu'elle ait alors passé beaucoup de temps en Finlande en compagnie de l'avant-garde bolchevique, y compris Lénine.
21 [84] Rosa Luxemburg, Grève de Masse, parti et syndicats.
22 [85] Ibid.
23 [86] Ibid.
24 [87] Ibid.
25 [88] Ibid.
26 [89] Ibid.
27 [90] Ibid.
28 [91] Ibid.
29 [92] Voir notre livre La Gauche communiste Germano hollandaise pour davantage d'informations sur ce sujet.
30 [93] “Prussia in Revolt”, International Socialist Review, Vol X, No.11, May 1910
31 [94] Théorie marxiste et tactique révolutionnaire dans "Socialisme : la voie occidentale", PUF, Paris 1983.
32 [95] Ibid.
33 [96] Ibid.
34 [97] Issu d'une contribution à "L'histoire du Soviet" cité par I.Deutscher, Le prophète armé, "La révolution permanente".
35 [98] Lénine, Nos tâches et le Soviet des députés ouvriers.
3 [99]5 Lénine, Nos tâches et le Soviet des députés ouvriers.
36 [100] Le Congrès d'unification du POSDR qui s'est tenu en avril 1906 et à réuni les Mencheviks et les Bolcheviks a été une conséquence de la dynamique de la révolution.
37 [101] Lénine, "Une plate-forme tactique pour l'unité du Congrès"
38 [102] Ibid. Il n'y a pas eu de discussion sur les soviets au Congrès qui était dominé par les Mencheviks.
39 [103] Lénine, Thèses d'Avril ("Les tâches du prolétariat dans la révolution présente ")
40 [104] Ibid.
41 [105] Voir nos livres La Gauche communiste d'Italie 1926-1945, La Gauche communiste germano hollandaise, The Russian Communist Left et The British Communist Left
Le but du deuxième volume de la série d'articles sur le communisme est de montrer comment le programme communiste s'est développé à travers l'expérience directe de la révolution prolétarienne. Le contexte, c'est la nouvelle époque de guerre et de révolution qu'a inaugurée définitivement la Première Guerre impérialiste mondiale et, en particulier, le développement et l'extinction de la première grande vague révolutionnaire de la classe ouvrière internationale entre 1917 et la fin des années 1920. Nous avions donc modifié le titre de la série pour ce deuxième volume : le communisme n'était plus, désormais, une perspective qui s'avérerait nécessaire une fois que le capitalisme aurait achevé sa mission progressiste ; les nouvelles conditions de la décadence du capitalisme, période dans laquelle le capitalisme était non seulement devenu un obstacle au progrès, mais aussi une menace pour la survie même de la société, avaient mis le communisme "à l'ordre du jour de l'histoire". Cependant, le volume commence en 1905, moment de transition au cours duquel se dessinaient déjà les nouvelles conditions avant de devenir définitives - une période d'ambiguïté qui se reflète souvent dans l'ambiguïté des perspectives tracées par les révolutionnaires eux-mêmes. Néanmoins, l'explosion soudaine de la grève de masse et le soulèvement qui eurent lieu en Russie en 1905, sont venu éclairer une discussion qui avait déjà commencé dans les rangs du mouvement marxiste et qui concernait une question tout à fait adaptée aux préoccupations de cette série : comment, lorsque sonnera l'heure de la révolution, le prolétariat prendra-t-il le pouvoir ? Tel était le véritable contenu du débat sur la grève de masse qui animait, en particulier, le Parti social-démocrate allemand.
Ce débat comportait en substance trois protagonistes : d'une part, la gauche révolutionnaire, autour de figures comme Luxemburg et Pannekoek, menait la bagarre d'abord contre les thèses ouvertement révisionnistes de Bernstein et d'autres qui voulaient explicitement laisser tomber toute référence au renversement révolutionnaire du capitalisme, et contre la bureaucratie syndicale qui ne pouvait pas envisager de lutte ouvrière qui ne soit rigidement contrôlée par les syndicats et voulait que tout mouvement de grève générale soit étroitement limité dans ses revendications et dans sa durée. D'autre part, le centre "orthodoxe" du parti, tout en soutenant officiellement l'idée de grève de masses, la considérait aussi comme une tactique limitée qui devait être subordonnée à une stratégie fondamentalement parlementaire. La gauche, au contraire, considérait la grève de masse comme l'indication que le capitalisme approchait le point ultime de son cours ascendant et donc comme un signe précurseur de la révolution. Bien que toutes les forces conservatrices au sein du parti l'aient généralement rejetée comme "anarchiste", l'analyse que développaient Luxemburg et Pannekoek n'était pas un nouvel emballage de l'ancienne abstraction anarchiste de la grève générale, mais s'efforçait de faire ressortir les vraies caractéristiques du mouvement de masse dans la nouvelle période :
Tandis que Luxemburg a développé ces caractéristiques générales de la grève de masse, la compréhension des nouvelles formes d'organisation de la lutte - les soviets - fut en grande partie élaborée par les révolutionnaires en Russie. Trotsky et Lénine saisirent très rapidement la signification des soviets en tant qu'instruments d'organisation de la grève de masse, en tant que forme flexible qui permettait aux masses de débattre, de décider et de développer leur conscience de classe et en tant qu'organe de l'insurrection et du pouvoir politique prolétariens. Contre les "super léninistes" du parti dont la première réaction avait été d'appeler les soviets à se dissoudre dans le parti, Lénine mit en avant que le parti, en tant qu'organisation de l'avant-garde révolutionnaire, et le soviet, en tant qu'organisation de l'unification de la classe dans son ensemble, n'étaient pas rivaux mais parfaitement complémentaires. Il révéla ainsi que la conception bolchevique du parti exprimait une véritable rupture avec l'ancienne notion social-démocrate du parti de masse et était un produit organique de la nouvelle époque de luttes révolutionnaires.
Les événements de 1905 ont aussi donné lieu à un vif débat autour des perspectives de la révolution en Russie. Ce débat aussi a vu trois protagonistes :
Pendant ce temps dans le Parti allemand, la défaite du soulèvement de 1905 avait renforcé les arguments de Kautsky et d'autres qui défendaient que la grève de masse devait uniquement être envisagée comme une tactique défensive et que la meilleure stratégie pour la classe ouvrière était la "guerre d'usure", graduelle, essentiellement légaliste, dont les élections et le parlement constituaient les instruments fondamentaux pour que le prolétariat accède au pouvoir. La réponse de la gauche est incorporée dans le travail de Pannekoek : il montre que le prolétariat a développé de nouveaux organes de lutte qui correspondent à la nouvelle époque de la vie du capital ; et, contre l'idée de "guerre d'usure", il réaffirme la vision marxiste selon laquelle la révolution n'a pas pour but de conquérir l'Etat mais de le détruire et de le remplacer par de nouveaux organes de pouvoir politique.
Selon la philosophie empiriste bourgeoise, le marxisme n'est qu'une pseudo-science puisqu'il ne permet pas d'infirmer ses hypothèses. En fait, l'ambition du marxisme d'utiliser la méthode scientifique ne peut être testée entre les murs d'un laboratoire mais seulement dans le laboratoire bien plus vaste de l'histoire sociale. Les événements cataclysmiques de 1914 ont constitué une confirmation éclatante de la perspective mise en avant dans Le manifeste communiste de 1848 - qui annonce la perspective générale socialisme ou barbarie - et de la prédiction étrangement précise d'Engels d'une guerre dévastatrice en Europe, publiée en 1887. De même, les tempêtes révolutionnaires de 1917-19 ont confirmé le deuxième terme de l'alternative : la capacité de la classe ouvrière d'offrir une alternative à la barbarie du capitalisme en déclin.
Ces mouvements ont posé le problème de la dictature du prolétariat de façon éminemment pratique. Mais pour le mouvement ouvrier, il n'y a pas de séparation rigide entre la théorie et la pratique. L'Etat et la Révolution de Lénine, rédigé pendant la période cruciale de février à octobre 1917 en Russie, obéit à la nécessité pour le prolétariat d'élaborer une claire compréhension théorique de son mouvement pratique. C'était d'autant plus nécessaire que la prédominance de l'opportunisme dans les partis de la Deuxième Internationale avait embrouillé le concept de dictature du prolétariat en le remplaçant de plus en plus par une théorisation d'une voie graduelle, parlementaire du prolétariat vers le pouvoir. Contre ces distorsions réformistes - et aussi contre les fausses réponses apportées au problème par l'anarchisme - Lénine a entrepris de restaurer les enseignements fondamentaux du marxisme sur le problème de l'Etat et de la période de transition au communisme.
La première tâche de Lénine était donc de démolir la notion de l'Etat en tant qu'instrument neutre qui peut être utilisé en bien ou en mal selon la volonté de ceux qui le dirigent. C'était une nécessité élémentaire de réaffirmer la vision marxiste selon laquelle l'Etat ne peut qu'être un instrument d'oppression d'une classe par une autre - réalité cachée non seulement par les arguments bien établis de Kautsky et autres apologues mais plus concrètement en Russie même, par les Mencheviks et leurs alliés qui parlaient avec de grandes phrases de la "démocratie révolutionnaire" qui servait de feuille de vigne au Gouvernement provisoire capitaliste qui fut mis au pouvoir après le soulèvement de février.
Parce que c'est un organe adapté à la domination de classe de la bourgeoisie, l'appareil d'Etat bourgeois existant ne pouvait être "transformé" dans l'intérêt du prolétariat. Lénine retrace donc le développement de la conception marxiste de l'Etat, depuis Le Manifeste communiste jusqu'à ce jour et montre comment les expériences successives de la lutte du prolétariat -les révolutions de 1848 et, surtout, la Commune de Paris de 1871- ont clarifié la nécessité pour la classe ouvrière de détruire l'Etat existant et de le remplacer par un nouveau type de pouvoir politique. Ce nouveau pouvoir devait se baser sur une série de mesures essentielles qui permettraient à la classe ouvrière de maintenir son autorité politique sur toutes les institutions de la période de transition : dissolution de l'armée de métier et armement général des ouvriers ; élection et révocabilité de tous les fonctionnaires publics qui reçoivent une rémunération équivalente au salaire moyen des ouvriers ; fusion des fonctions exécutives et législatives en un seul corps.
Ce devait être les principes du nouveau pouvoir ouvrier que Lénine défendait contre le régime bourgeois du Gouvernement provisoire. La nécessité de passer à l'action en septembre-octobre 1917 a empêché Lénine de développer la façon dont les soviets constituaient une forme de dictature du prolétariat supérieure à la Commune de Paris. Mais L'Etat et la Révolution a vraiment l'immense mérite d'enterrer certaines ambiguïtés contenues dans les écrits de Marx et Engels qui s'étaient demandé si la classe ouvrière pourrait parvenir au pouvoir de façon pacifique dans certains pays plus démocratiques comme la Grande Bretagne, la Hollande ou les Etats-Unis. Lénine a clairement établi que, dans les conditions de la nouvelle époque impérialiste où partout l'Etat militarisé avait mis le manteau du pouvoir arbitraire, il ne pouvait plus y avoir aucune exception. Dans les pays "démocratiques" comme dans les régimes plus autoritaires, le programme prolétarien est le même : destruction de l'appareil d'Etat existant et formation d'un "Etat-Commune".
Contre l'anarchisme, L'Etat et la Révolution souligne que l'Etat en tant que tel ne peut être aboli du jour au lendemain. Après le renversement de l'Etat bourgeois, les classes existent toujours et, avec elles, la réalité de la pénurie matérielle. Ces conditions objectives rendent nécessaires le demi-Etat de la période de transition. Mais Lénine dit clairement que le but du prolétariat n'est pas de renforcer continuellement l'Etat mais d'assurer la diminution graduelle de son rôle dans la vie sociale, jusqu'à ce qu'il disparaisse complètement. Cela requiert la participation constante des masses ouvrières à la vie politique et leur contrôle vigilant sur toutes les fonctions étatiques. En même temps, cela nécessite une transformation économique dans une direction communiste : à ce sujet, Lénine reprend les indications contenues dans la Critique par Marx du Programme du Gotha qui défend un système de bons du travail en tant qu'alternative temporaire à la forme salariale.
Lénine a écrit ce livre à la veille d'une expérience révolutionnaire gigantesque. Il était donc impossible pour lui de faire plus que poser les paramètres généraux des problèmes de la période de transition. L'Etat et la Révolution contient inévitablement des lacunes et des insuffisances qui allaient être énormément clarifiées au cours des années suivantes de victoires et de défaites :
Malgré cela, L'Etat et la Révolution montre beaucoup de perspicacité sur les aspects négatifs de l'Etat. Reconnaissant que l'Etat doit gérer une situation de pénurie matérielle et donc maintenir le droit bourgeois dans la distribution de la richesse sociale, Lénine se réfère même au nouvel Etat comme à "un Etat bourgeois sans bourgeoisie", formule provocatrice qui, bien que manquant de précision, exprime certainement la perception des dangers potentiels provenant de l'Etat de transition.
L'éclatement de la révolution en Allemagne en 1918 a confirmé la perspective qui avait guidé les Bolcheviks vers l'insurrection d'Octobre : la perspective de la révolution mondiale. Etant donné les traditions historiques de la classe ouvrière allemande et la place de l'Allemagne au cœur du capitalisme mondial, la révolution allemande était la pierre de touche de l'ensemble du processus révolutionnaire mondial. Elle contribua à mettre fin à la guerre mondiale et constituait l'espoir pour le pouvoir prolétarien assiégé en Russie. De même, sa défaite définitive dans les années qui on suivit, scella le sort de la révolution en Russie qui succomba à une terrible contre-révolution interne et, alors que la victoire de la révolution aurait pu ouvrir la porte à une étape nouvelle et supérieure de la société humaine, son échec déboucha sur un siècle d'une barbarie telle que l'humanité n'en avait jamais connu jusqu'alors.
En décembre 1918 - un mois après le soulèvement de novembre et deux semaines avant la défaite tragique du soulèvement de Berlin au cours de laquelle Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht perdirent la vie - le Parti communiste d'Allemagne (KPD) tenait son Congrès de fondation. Le programme du nouveau Parti (également connu sous le nom de : "Que veut la Ligue Spartacus ?") était introduit par Rosa Luxemburg elle-même qui le replaçait dans son contexte historique. Tout en tirant son inspiration du Manifeste communiste de 1848, le nouveau programme devait être établi sur des bases très différentes ; cela avait déjà été valable pour le programme d'Erfurt de la social-démocratie allemande et de la distinction qu'il faisait entre programme minimum et programme maximum, qui était adaptée à la période où la révolution prolétarienne n'était pas encore immédiatement à l'ordre du jour. La guerre mondiale avait fait entrer l'humanité dans une nouvelle époque de son histoire - l'époque de déclin du capitalisme, l'époque de la révolution prolétarienne - et le nouveau programme devait donc comprendre la lutte directe pour la dictature du prolétariat et la construction du socialisme. Cela requérait une rupture non seulement avec le programme formel de la social-démocratie, mais aussi avec les illusions réformistes qui avaient si profondément infecté le Parti dans la dernière partie du 19e siècle et dans la première décennie du 20e - illusions dans une conquête graduelle, parlementaire du pouvoir qui avaient même affecté des révolutionnaires aussi lucides qu'Engels lui-même.
Mais défendre que la révolution prolétarienne était à l'ordre du jour de l'histoire n'impliquait pas que le prolétariat était capable de la faire immédiatement. En fait, les événements de la révolution de novembre avaient montré que la classe ouvrière allemande en particulier avait encore beaucoup de chemin à faire pour se débarrasser du poids mort du passé comme l'influence démesurée des traîtres sociaux-démocrates au sein des conseils ouvriers en était l'expression. Luxemburg insista sur le fait que la classe ouvrière allemande avait besoin de s'éduquer elle-même à travers un processus de luttes, économiques et politiques, défensives et offensives, qui lui apporteraient la confiance et la conscience dont elle avait besoin pour prendre pleinement en charge la société. C'est une des grandes tragédies de la révolution allemande que la bourgeoisie ait réussi à provoquer le prolétariat dans un soulèvement prématuré qui allait court-circuiter le développement de ce processus et le priver de ses leaders politiques les plus clairvoyants.
Le document du KPD commence par affirmer ses buts et ses principes généraux. Il affirme avec force la nécessité du renversement violent du pouvoir bourgeois tout en rejetant l'idée que la violence prolétarienne soit une nouvelle forme de terreur. Le socialisme, souligne-t-il, représente un saut qualitatif dans l'évolution de la société humaine et il est impossible de l'introduire par une série de décrets venus d'en haut ; il ne peut qu'être le fruit de l'œuvre créatrice et collective de millions de prolétaires.
En même temps, ce document est un véritable programme dans le sens où il met en avant une série de mesures pratiques visant à établir la domination de la classe ouvrière et à faire de premiers pas en vue de la socialisation de la production ; par exemple :
La majorité des mesures préconisées par le programme du KPD restent valides aujourd'hui bien que, en tant que document produit au début d'une immense expérience révolutionnaire, il ne soit pas clair dans tous ses points. Il parle donc de nationalisation de l'économie comme d'une étape vers le socialisme et ne pouvait savoir à quel point le capital pouvait s'accommoder facilement de cette forme. Tout en rejetant toute forme de putschisme, il garde l'idée que le parti doit se présenter comme candidat au pouvoir politique. Il est très incomplet sur les tâches internationales de la révolution. Mais ce sont des faiblesses qui auraient pu être surmontées si la révolution allemande n'avait pas été tuée dans l'œuf avant d'éclore.
La plateforme de l'Internationale communiste (IC) a été établie à son Premier Congrès en mars 1919, quelques mois à peine après l'issue tragique du soulèvement de Berlin. Mais la vague révolutionnaire internationale était encore à son plus haut point : au moment même où l'IC tenait son Congrès arriva la nouvelle de la proclamation d'une République des Soviets en Hongrie. La clarté des positions politiques adoptées par le Premier Congrès reflète ce mouvement ascendant de la classe, tout comme son évolution opportuniste ultérieure reflétera la phase descendante du mouvement.
Boukharine introduisit la discussion du Congrès sur le projet de plateforme et ses remarques étaient elles-mêmes fortifiées par les avancées théoriques considérables que les révolutionnaires faisaient pendant cette période. Boukharine insista sur le fait que le point de départ de la plateforme était la reconnaissance de la banqueroute du système capitaliste à l'échelle globale. Dès le début, l'IC avait compris que la "mondialisation" du capital était déjà une réalité accomplie et donc un facteur fondamental de son déclin et de son effondrement.
Le discours de Boukharine met aussi en relief une caractéristique du Premier Congrès - son ouverture aux nouveaux développements apportés par l'entrée dans une nouvelle époque inaugurée par la guerre. Il reconnaissait donc qu'en Allemagne au moins, les syndicats existants avaient cessé de jouer un rôle positif quelconque et qu'ils devaient être remplacés par de nouveaux organes de la classe, produits par le mouvement de masse, en particulier les comité d'usines. Ceci contraste tout à fait avec les congrès ultérieurs dans lesquels la participation aux syndicats officiels est devenue obligatoire pour tous les partis de l'Internationale. Mais c'est cohérent avec la vision de la plateforme sur le capitalisme d'Etat selon laquelle, comme Boukharine le développa par ailleurs, l'intégration des syndicats au système capitaliste était précisément une fonction du capitalisme d'Etat.
La plateforme elle-même passe brièvement en revue la nouvelle période et les tâches du prolétariat. Elle ne cherche pas à présenter un programme détaillé de mesures pour la révolution prolétarienne. Une nouvelle fois, elle affirme très clairement qu'avec la guerre mondiale, "une nouvelle époque est née. L'époque du déclin du capitalisme, de sa désintégration interne, l'époque de la révolution communiste prolétarienne". Insistant sur le fait que la prise du pouvoir par le prolétariat est la seule alternative à la barbarie capitaliste, elle appelle à la destruction révolutionnaire de toutes les institutions de l'Etat bourgeois (parlement, police, tribunaux, etc.) et à les remplacer par des organes du pouvoir prolétarien, fondés sur les conseils ouvriers armés ; elle dénonce la vacuité de la démocratie bourgeoise et proclame que le système des conseils est le seul à permettre aux masses d'exercer une véritable autorité ; et elle donne les grandes lignes pour l'expropriation de la bourgeoisie et la socialisation de la production. Celles-ci comprennent la socialisation immédiate des principaux centres de l'industrie et de l'agriculture capitalistes, l'intégration graduelle des petits producteurs indépendants au secteur socialisé, des mesures radicales visant à remplacer le marché par la distribution équitable des produits.
Dans la lutte pour la victoire, la plateforme insiste sur la nécessité d'une rupture politique complète avec l'aile droite de la social-démocratie, "laquais outrageux du capital et bourreaux de la révolution communiste", mais aussi avec le centre kautskyste. Cette position - diamétralement opposée à la politique de Front unique que l'IC allait adopter à peine deux ans plus tard - n'avait rien de sectaire, puisqu'elle était combinée à un appel à s'unir à toutes les forces prolétariennes authentiques, y compris les éléments du mouvement anarcho-syndicaliste. Face au front uni de la contre-révolution capitaliste qui avait déjà pris les vies de Luxemburg et de Liebknecht, la plateforme appelait au développement de luttes massives dans tous les pays, menant à la confrontation directe avec l'Etat bourgeois.
L'existence de plusieurs programmes de différents partis nationaux aux côtés de la plateforme de l'Internationale communiste témoigne de la persistance d'un certain fédéralisme, même dans la nouvelle Internationale qui s'efforçait de dépasser l'autonomie nationale qui avait contribué à la faillite de l'ancienne.
Mais le programme du Parti russe, établi à son 9e Congrès en 1919, est d'un intérêt particulier : alors que le programme du KPD était le produit d'un parti confronté à la tâche de diriger la classe ouvrière vers une révolution imminente, le nouveau programme du Parti bolchevique était une prise de position sur les buts et les méthodes du premier pouvoir soviétique, d'une dictature du prolétariat réelle. Il était donc accompagné au niveau le plus concret d'une série de décrets qui exprimaient la politique de la République soviétique sur toutes sortes de questions particulières même si, comme Trotsky l'admit, beaucoup de ces décrets avaient plus une nature de propagande qu'ils ne représentaient une politique immédiatement réalisable.
Comme la plateforme de l'IC, le programme commence par affirmer l'aube d'une nouvelle période de déclin du capitalisme et la nécessité de la révolution prolétarienne mondiale. Il reprend également la nécessité d'une rupture complète avec les partis sociaux-démocrates officiels.
Le programme se divise ensuite selon les parties suivantes :
De même qu'il rédigea le programme du Parti russe, Boukharine écrivit une étude théorique sur les problèmes de la période de transition. Bien qu'il présente beaucoup de défauts, certains éléments de ce document représentent une sérieuse contribution à la théorie marxiste et l'examen de ses faiblesses éclaire aussi les problèmes qu'il cherche à poser.
Boukharine avait été à l'avant-garde du Parti bolchevique pendant la guerre impérialiste. Son livre L'impérialisme et l'économie mondiale s'apparentait aux recherches de Rosa Luxemburg sur les conditions économiques de la nouvelle période de déclin du capitalisme - L'accumulation du capital. Le livre de Boukharine fut l'un des premiers à montrer que le début de cette nouvelle période avait inauguré une nouvelle étape de l'organisation du capital - l'étape du capitalisme d'Etat, qu'il reliait, en premier lieu, à la lutte militaire d'ensemble entre les Etats impérialistes. Dans son article "Vers une théorie de l'Etat impérialiste", Boukharine a aussi adopté une position très avancée sur la question nationale (développant là aussi une vision similaire à celle de Luxemburg sur l'impossibilité de la libération nationale à l'époque impérialiste) et sur la question de l'Etat, en venant plus rapidement que Lénine lui-même à la position que ce dernier défend dans L'Etat et la révolution : la nécessité de détruire l'appareil d'Etat bourgeois.
Ces conceptions sont développées dans son livre L'économie de la période de transition, rédigé en 1920. Boukharine y réitère la vision marxiste de la fin inévitablement violente et catastrophique de la domination de classe capitaliste, et donc de la nécessité de la révolution prolétarienne comme seule base pour construire un mode de production nouveau et supérieur. En même temps, il va plus loin dans les caractéristiques de cette nouvelle phase de la décadence capitaliste. Il prévoit la tendance croissante du capitalisme sénile à dilapider et détruire les forces de production accumulées, incarnée avant tout par l'économie de guerre, malgré la "croissance" quantitative qu'elle a pu entraîner. Il montre également comment, dans le capitalisme d'Etat, les anciens partis et syndicats ouvriers sont "nationalisés", intégrés dans l'appareil d'Etat capitaliste monstrueusement hypertrophié.
Dans ses grandes lignes, l'articulation entre l'alternative communiste et ce système mondial en déclin est parfaitement claire : une révolution mondiale fondée sur l'auto-activité de la classe ouvrière dans ses nouveaux organes de lutte, les soviets, une révolution ayant pour but d'unir l'humanité en une communauté mondiale qui remplace les lois aveugles de la production de marchandises par la régulation consciente de la vie sociale.
Mais les moyens et les buts de la révolution prolétarienne doivent être rendus concrets et ce ne peut qu'être le résultat de l'expérience vivante et de la réflexion sur cette expérience. Et c'est là que le livre montre ses faiblesses. Bien qu'en 1918, Boukharine ait fait partie de la tendance communiste de gauche dans le Parti bolchevique, c'était avant tout sur la question de la paix de Brest-Litovsk. A la différence d'autres communistes de gauche comme Ossinski, il ne fut pas capable de développer une vision critique vis-à-vis des premiers signes de bureaucratisation de l'Etat soviétique. Au contraire, son livre a servi d'une certaine manière d'apologie du statu quo pendant la période de guerre civile, puisqu'il était avant tout une justification théorique des mesures du Communisme de guerre comme expression d'un processus authentique de transformation communiste.
Ainsi pour Boukharine, la disparition virtuelle de l'argent et des salaires pendant la guerre civile - résultat direct de l'effondrement de l'économie capitaliste - voulait dire que l'exploitation était déjà dépassée et qu'une forme de communisme était advenue. De même, l'horrible nécessité imposée au bastion prolétarien en Russie - une guerre de fronts dirigée par l'Armée rouge - devient dans son livre non seulement une "norme" de la période de luttes révolutionnaires, mais aussi le modèle d'extension de la révolution qui se présentait maintenant comme une bataille épique entre les Etats prolétarien et capitaliste. Sur cette question, le Boukharine "de gauche" était loin à droite de Lénine qui n'oublia jamais que l'extension de la révolution était avant tout une tâche politique et non pas militaire.
L'une des ironies du livre de Boukharine, c'est qu'ayant clairement identifié le capitalisme d'Etat en tant que forme universelle de l'organisation capitaliste à l'époque de déclin du système, il devient obstinément aveugle vis-à-vis du danger du capitalisme d'Etat après la révolution prolétarienne. Sous "l'Etat prolétarien", dans le système de "nationalisations prolétariennes", l'exploitation devient impossible. De même, puisque le nouvel Etat est l'expression organique des intérêts historiques du prolétariat, il y a tout à gagner à fusionner tous les organes de classe des ouvriers dans l'appareil d'Etat et même à restaurer les pratiques les plus hiérarchiques dans la gestion de la vie économique et sociale. Il n'y a pas de conscience du tout du fait que l'Etat de transition, en tant qu'expression du besoin de maintenir ensemble une formation sociale disparate et transitoire, puisse jouer un rôle conservateur et même finir par se détacher des intérêts du prolétariat.
Dans la période qui suivit 1921, la trajectoire de Boukharine dans le parti passa rapidement de la gauche à la droite . Mais en fait, il y avait en fait une continuité dans cette évolution : une tendance à s'accommoder du statu quo. Comme L'économie de la période de transition constitue déjà une tentative de présenter le régime rigoureux du Communisme de guerre comme le but des efforts du prolétariat, ce ne fut pas un grand saut de proclamer, quelques années après, que la Nouvelle Economie Politique (NEP) qui rouvrit la porte aux lois du marché - qui n'avaient été que "déplacées" pendant la période précédente - était déjà l'antichambre du socialisme. Boukharine, encore plus que Staline, fut le théoricien du "socialisme en un seul pays" et cette idée est déjà présente dans la proclamation absurde selon laquelle le bastion russe isolé de 1918-20 où le prolétariat fut décimé par la guerre civile et de plus en plus soumis à la croissance du nouveau Léviathan bureaucratique, était déjà la société communiste.
L'isolement de la révolution russe devait avoir un impact négatif sur les positions politiques de la nouvelle Internationale communiste qui commença à perdre la clarté qu'elle avait montrée à son Premier Congrès, en particulier vis-à-vis des partis sociaux-démocrates. Dénoncés auparavant comme partis de la bourgeoisie, l'IC commença à formuler la tactique du "front unique" avec ceux-ci, en partie parce qu'elle cherchait à élargir le soutien au bastion russe dévasté. La montée de l'opportunisme dans l'IC fut vigoureusement combattue par les courants de gauche dans un certain nombre de pays, en particulier en Italie et en Allemagne.
L'une des premières manifestations de la montée de l'opportunisme dans l'IC fut la brochure de Lénine La maladie infantile du communisme. Ce texte a servi depuis de base à de nombreuses distorsions à propos de la gauche communiste, en particulier sur la gauche allemande et le KAPD - qui fut exclu du KPD en 1920. Le KAPD était accusé de céder à une politique "sectaire" parce qu'il voulait remplacer les vrais syndicats ouvriers par des "unions révolutionnaires" artificielles ; il était surtout accusé de tomber dans l'anarchisme du fait de son point de vue sur des questions vitales comme le parlement et le rôle du parti.
Il est vrai que le KAPD qui est le produit d'une rupture prématurée et tragique avec le parti allemand, n'a jamais été une organisation homogène. Il comprenait un certain nombre d'éléments vraiment influencés par l'anarchisme ; et, avec le reflux de la révolution, cette influence devait donner naissance aux idées conseillistes qui se développèrent largement dans le mouvement communiste allemand. Mais un bref examen de son programme montre que le KAPD, à son meilleur moment, représentait un haut degré de clarté marxiste :
Dans les mesures pratiques qu'il met en avant, le programme du KAPD est en continuité directe avec celui du KPD, en particulier l'appel à dissoudre tous les corps parlementaires et municipaux et leur remplacement par un système centralisé de conseils ouvriers. Le programme de 1920 est cependant plus clair sur les tâches internationales de la révolution ; il appelle par exemple à la fusion immédiate avec d'autres républiques soviétiques. Il va aussi plus loin sur le problème du contenu économique de la révolution et insiste sur la nécessité de faire immédiatement des pas pour orienter la production vers les besoins (même si on peut discuter l'affirmation du programme selon laquelle la formation d'un "bloc économique socialiste" avec la Russie seule pourrait représenter des pas significatifs vers le communisme). Pour finir, le programme soulève certaines "nouvelles" questions, non traitées par le programme de 1918, comme la démarche du prolétariat envers l'art, la science, l'éducation et la jeunesse, qui montrent que le KAPD, loin d'être un courant purement "ouvriériste" était intéressé par toutes les questions posées par la transformation communiste de la vie sociale.
CDW
1 [110] Revue internationale n°68 à 88
Dans cet article nous examinerons si la théorie et la pratique des IWW leur ont permis de remplir leurs objectifs et de faire face au plus grand défi auquel avait jamais été confronté le mouvement ouvrier international : l'éclatement du premier grand conflit impérialiste mondial de l'histoire en 1914.
Le préambule adopté lors de la Convention de fondation des IWW prenait clairement parti pour la destruction révolutionnaire du capitalisme. "La classe ouvrière et la classe des patrons n'ont rien en commun. Il ne peut y avoir de paix tant que des millions de travailleurs connaissent la faim et le besoin, tandis qu'une minorité, que compose la classe des patrons, possède toutes les bonnes choses de la vie... Entre ces deux classes, la lutte doit se poursuivre jusqu'à ce que les ouvriers du monde s'organisent en tant que classe, s'approprient la terre et l'appareil de production et abolissent le système salarié... C'est la mission historique de la classe ouvrière d'abolir le capitalisme." Cependant l'organisation des IWW n'était pas claire sur la nature de cette révolution ni sur les moyens d'y parvenir, en particulier sur la nature politique ou économique de la révolution. Aussi, bien que les IWW aient accepté et même salué la participation d'organisations et de militants politiques dans leurs rangs et que leurs membres aient soutenu les candidats socialistes aux élections, ils ont, dès leur origine, entretenu de grandes confusions sur la nature de l'action politique du prolétariat.
En 1905, les membres du Parti socialiste (SPA, Socialist Party of America 1) présents à la Convention de fondation présumaient que les IWW soutiendraient le Parti. De leur côté, leurs rivaux DeLeonistes espéraient que les IWW s'allieraient au SLP (Socialist Labor Party). Ces espérances naïves manifestaient une sérieuse sous-estimation du scepticisme qui allait prévaloir à la Convention de fondation vis-à-vis de la politique. Malgré leurs sympathies marxistes, les fondateurs des IWW pensaient, en règle générale, que les ouvriers devaient subordonner la lutte politique à la lutte économique. Par exemple, avant la Convention, la Western Federation of Miners (WFM, Fédération occidentale des mineurs) écrivait : "L'expérience nous a appris que l'organisation économique et l'organisation politique devaient être distinctes et séparées... D'après nous, il est nécessaire d'unir les ouvriers dans le domaine économique avant de les unir sur le terrain politique."2
Malgré des points de vue très divergents sur la politique, la Convention, dans l'intérêt de l'unité, formula en termes compliqués une concession aux socialistes des deux partis en acceptant d'insérer, dans le préambule de la constitution des IWW, un paragraphe politique qui se présente ainsi : "Entre les deux classes, la lutte doit se poursuivre jusqu'à ce que tous les travailleurs se rassemblent sur le terrain politique aussi bien qu'industriel, et s'approprient ce qu'ils produisent par leur travail, à travers une organisation économique de la classe ouvrière, sans affiliation à aucun parti politique." Pour la plupart des délégués, cette concession se référant à la politique était incompréhensible. Un délégué se plaignit : "je ne peux pas me permettre, chaque fois que je rencontre quelqu'un, d'avoir frère DeLeon avec moi pour lui expliquer ce que veut dire ce paragraphe."3
L'opposition à la politique provenait d'une incompréhension théorique de la nature de la lutte de classe, de la révolution prolétarienne et des tâches politiques du prolétariat. Pour les IWW, la "politique" avait un sens très étroit ; elle signifiait le parlementarisme, la participation aux élections bourgeoises. De ce point de vue, l'action politique - c'est à dire la participation aux élections - n'avait qu'une valeur de propagande et démontrait la futilité de l'électoralisme comme le montre cette prise de position : "La seule valeur qu'a l'activité politique pour la classe ouvrière, c'est du point de vue de l'agitation et de l'éducation. Son mérite éducatif consiste uniquement à prouver aux ouvriers sa totale inefficacité pour juguler le pouvoir de la classe dominante et donc à forcer les ouvriers à s'appuyer sur l'organisation de leur classe dans les industries du monde."
"Il est impossible à quiconque d'appartenir à l'Etat capitaliste et d'utiliser l'appareil d'Etat dans l'intérêt des ouvriers. Tout ce qui peut être fait, c'est le tenter et être mis en accusation - ce qui arrivera - et alors cela fournira une leçon de choses aux ouvriers sur le caractère de classe de l'Etat."4
De telles prises de position étaient très répandues. Alors que "les anti-politiques" détestaient DeLeon, non sans ironie, ils partageaient beaucoup de ses conceptions théoriques comme :
En s'insurgeant contre "la politique" parce qu'il était impossible d'utiliser l'Etat capitaliste pour les buts révolutionnaires de la classe ouvrière, les Wobblies montraient qu'ils ne comprenaient pas la nature de la révolution prolétarienne et révélaient leur ignorance d'une leçon fondamentale tirée par Marx de l'expérience de la Commune de Paris : la reconnaissance que le prolétariat doit détruire l'Etat capitaliste. Qu'est-ce qui est plus politique que la destruction de l'Etat capitaliste, la prise en main des moyens de production ? La révolution prolétarienne sera l'acte politique et social le plus audacieux et le plus complet de toute l'histoire de la société humaine - une révolution au cours de laquelle les masses exploitées et opprimées se dresseront pour détruire l'Etat de la classe exploiteuse et imposeront leur propre dictature révolutionnaire de classe sur la société afin de réaliser la transition au communisme. A partir du point de vue juste selon lequel les ouvriers ne peuvent pas s'emparer de l'Etat bourgeois et l'utiliser au service du programme révolutionnaire, "les anti-politiques" parvenaient à la conclusion fausse selon laquelle la révolution prolétarienne était un acte économique et non politique. A l'instar des anarchistes, les IWW en déduisaient qu'ils pouvaient ignorer le politique, non seulement le parlement, mais le pouvoir d'Etat de la bourgeoisie elle-même. Ils défendaient ce point de vue en dépit de leur propre activité comme celle des luttes pour la liberté d'expression qu'ils menaient non pas sur les lieux de production, mais dans la rue en tant qu'acte de confrontation politique à l'Etat.5 Et malgré de durs affrontements avec la bourgeoisie au cours desquels cette dernière montrait qu'elle ne tenait aucun compte de ses propres lois, les IWW n'ont pas manifesté la moindre compréhension du fait que s'ouvrait une période où le parlement et les lois bourgeoises allaient devenir seulement un masque pour l'exercice du pouvoir le plus impitoyable contre la menace prolétarienne. Cela devait avoir des conséquences catastrophiques, comme nous le verrons, et c'est une tragédie de dimension historique que, dans cette nouvelle période, tant de militants dévoués et courageux se soient lancés dans les luttes qui venaient sans avoir assimilé ces aspects fondamentaux de la perspective marxiste.
Le compromis politique évoqué plus haut (la concession aux socialistes des deux partis), incarné dans les arcanes du préambule de 1905 ne fut pas suffisant pour maintenir l'unité de l'organisation. Au moment de la Convention de 1908, la perspective anti-politique triomphait. DeLeon ne put participer à la Convention pour des questions de mandat ; lui et ses partenaires rompirent pour former, à Detroit, leur propre IWW subordonné au SLP ; cette organisation ne réussit pas plus à vivre que la Socialist Trade and Labor Alliance avant elle. Debs et bien d'autres membres du SPA ne renouvelèrent pas leur adhésion et se retirèrent de l'organisation. Même le WFM, qui avait joué un rôle vital dans la fondation des IWW, se retira de l'organisation. Haywood resta dans l'organisation. En 1911, il était simultanément membre dirigeant des IWW et membre du Bureau du Parti socialiste jusqu'à ce qu'il fût retiré de ce dernier pour cause d'appartenance aux IWW ; les socialistes considéraient désormais impossible cette double appartenance à cause de la position des IWW sur le sabotage et de l'opposition de ces derniers à l'action politique.
Pour les IWW, l'union industrielle était une forme organisationnelle qui englobait tout. L'union n'était pas seulement une organisation unitaire servant à la fois à défendre les intérêts de la classe ouvrière et à incarner la forme de la domination prolétarienne après la révolution, elle était aussi une organisation de militants révolutionnaires et d'agitateurs. D'après la constitution de 1908, les IWW pensaient que "l'armée des producteurs doit être organisée non seulement pour la lutte quotidienne contre les capitalistes, mais également pour diriger la production après le renversement du capitalisme. En nous organisant sur une base industrielle, nous sommes en train de créer la structure de la nouvelle société à l'intérieur de l'ancienne". Comme nous l'avons montré auparavant dans cette série d'articles, c'est une vision syndicaliste révolutionnaire qui voit la possibilité de "former la structure de la nouvelle société à l'intérieur même de l'ancienne (...) [Elle] provient de l'incompréhension profonde concernant l'antagonisme existant entre la dernière des sociétés d'exploitation, le capitalisme, et la société sans classe qu'il s'agit d'instaurer. C'est une grave erreur qui conduit à sous-estimer la profondeur de la transformation sociale nécessaire pour opérer la transition entre ces deux formes sociales et, aussi, à sous-estimer la résistance de la classe dominante à la prise du pouvoir par la classe ouvrière."6
De plus, la conception selon laquelle la même organisation pourrait être simultanément une organisation révolutionnaire des ouvriers et des agitateurs conscients de la classe et une organisation ouverte à tous les ouvriers dans la lutte de classe au sein du capitalisme révèle une double confusion, caractéristique du syndicalisme révolutionnaire. La première de ces confusions consistait dans l'incapacité de distinguer les deux types d'organisation qui ont été secrétées historiquement par la classe ouvrière, les organisations révolutionnaires et les organisations unitaires. Les IWW ne sont pas parvenus à comprendre qu'une organisation révolutionnaire qui regroupe les militants sur la base d'un accord partagé et de leur engagement envers les principes et le programme révolutionnaires est, par essence, une organisation politique, un parti de classe en fait, même si elle n'en prend pas le nom. Une telle organisation ne peut, par définition, que regrouper une minorité de la classe ouvrière, ses membres les plus conscients politiquement et les plus dévoués. Comme le dit Le Manifeste communiste de 1848 : "Pratiquement, les communistes sont donc la fraction la plus résolue des partis ouvriers de tous les pays, la fraction qui stimule toutes les autres; théoriquement, ils ont sur le reste du prolétariat l'avantage d'une intelligence claire des conditions, de la marche et des fins générales du mouvement prolétarien". L'incapacité des IWW de faire cette distinction les a condamnés à une existence instable. L'admission dans l'organisation était ouverte comme les portes d'un moulin où sont entrés, pour en sortir aussi vite, jusqu'à un million d'ouvriers peut-être entre 1905 et 1917. De nouvelles sections syndicales locales étaient à peine créées qu'elles disparaissaient aussi vite après, sans laisser de trace, dès que se terminait la lutte qui les avaient suscitées.
La tension qui résultait de cette conception contradictoire, vouloir être à la fois une organisation révolutionnaire et une organisation de masse ouverte à tous les ouvriers, allait en fin de compte contribuer à l'échec historique des IWW pendant la vague révolutionnaire qui suivit la Première Guerre mondiale. La vision que les IWW avaient de leur rôle, en tant que syndicat de masse regroupant tous les ouvriers, les amena à se préoccuper de plus en plus de la construction d'une l'organisation syndicale au détriment des principes révolutionnaires.
La seconde confusion provient du fait que les IWW n'ont pas compris que, tout en cherchant à défendre avec ferveur les intérêts de leur classe, la bataille menée par les unionistes industriels contre le syndicalisme de métier et les syndicats collaborationnistes était de plus en plus anachronique. Au début du 20e siècle, la période historique était en train de changer. La création du marché mondial et la tendance à sa saturation faisaient entrer le capitalisme dans sa phase de décadence et mettaient un terme à la période où il était possible de lutter pour des réformes durables. Dans ces nouvelles conditions, la forme syndicale d'organisation elle-même, qu'elle soit de métier ou industrielle, devenait inadaptée à la lutte de classe et était condamnée à disparaître ou à être absorbée par l'Etat capitaliste pour devenir un organe de contrôle de la classe ouvrière. L'expérience de la grève de masse en Russie en 1905 et la découverte des soviets, ou conseils ouvriers, par le prolétariat de ce pays constitua un moment critique pour le prolétariat mondial. Les leçons de ces développements et de leur impact sur la lutte de classe sont au centre des travaux théoriques de Rosa Luxemburg, Léon Trotsky, Anton Pannekoek et d'autres dans l'aile gauche de la Deuxième Internationale. Dans les luttes réelles du prolétariat, et contrairement à la théorie du syndicalisme révolutionnaire, les conseils ouvriers prenaient la place des syndicats en tant qu'organisation unitaire de la classe ouvrière. Ce nouveau type d'organisation unissait les ouvriers de toutes les industries dans une zone territoriale donnée pour la confrontation révolutionnaire avec la classe dominante et constituait la forme "historiquement trouvée" qu'allait prendre la dictature du prolétariat (pour utiliser une nouvelle fois l'expression de Lénine). Tout aussi important est le fait que l'expérience de 1905 a montré que les organisations unitaires de masse de la classe ouvrière en lutte pour le pouvoir ne pouvaient se maintenir en tant qu'organisations permanentes au sein du capitalisme quand refluait la mobilisation des ouvriers. Bien que la Convention de fondation des IWW ait exprimé sa solidarité avec les luttes ouvrières du prolétariat russe de 1905, le travail théorique d'élaboration à partir de l'expérience russe semble malheureusement avoir été complètement inexistant dans les IWW qui ne reconnurent jamais la signification du changement de période, ni les conseils ouvriers, et continuèrent de chanter les louanges de "l'unionisme industriel [comme] seule voie vers la liberté". 7
L'incapacité de tirer des leçons de l'expérience concrète réelle et même de s'apercevoir des développements théoriques qui étaient effectués dans l'aile gauche de la social-démocratie (qui devait devenir plus tard l'ossature de l'Internationale communiste) n'est qu'un aspect particulièrement dommageable du fait que, de façon générale, le travail théorique des IWW était très faible. Les thèmes théoriques des journaux de propagande publiés par les IWW répètent, en grande partie, les points fondamentaux du marxisme relatifs à la plus-value, au conflit entre le prolétariat et la bourgeoisie, mais ne prennent pas en compte les élaborations ultérieures de la théorie marxiste réalisées par l'aile gauche de la social-démocratie. Sur le plan historique, les IWW n'ont pas apporté grand chose, sinon rien, à la théorie du marxisme, ni même à la théorie de l'unionisme. En tant qu'historien, Melvyn Dubosky note que les IWW "n'apportaient aucune idée vraiment originale, aucune explication radicale du changement social, aucune théorie fondamentale de la révolution" 8. Leur critique du capitalisme ne dépassa jamais une haine viscérale de l'exploitation et de l'oppression du système et ne chercha jamais à examiner les nuances et les intrications du développement capitaliste, ni à comprendre la signification et les conséquences du changement des conditions dans lesquelles la classe ouvrière menait ses luttes.
La seule exception, désastreuse, à cette ignorance de la nécessité de l'élaboration théorique est peut-être l'effort qu'ont fait les IWW pour expliquer plus profondément leur conception de "l'action directe", qui les a amenés à une défense théorique naïve du "sabotage" dans la lutte de classe, les a rendus vulnérables aux accusations de terrorisme et a ouvert la porte à la répression. Dans leur défense du sabotage, les IWW excluaient l'atteinte à la vie humaine, mais ils confondaient tout un tas d'activités qu'on peut considérer comme des tactiques de routine dans la lutte de classe quotidienne : les grèves du zèle ou le "open mouth sabotage" (saboter en parlant) qui consistait à rendre publics des secrets gênants de l'usine ; des actions purement individuelles qui avaient plus en commun avec l'anarchisme petit bourgeois et sa "propagande par l'action" qu'avec les méthodes de la classe ouvrière de luttes massives. Par exemple, les IWW ont pris la défense d'une action qui avait eu lieu dans un théâtre de Chicago où quelqu'un "jeta simplement sur le sol des produits chimiques puants pendant la représentation et se dépêcha de sortir en silence".9 Certains orateurs soap box10 des IWW défendaient de façon démagogique l'utilisation des bombes et de la dynamite. Comme il était difficile de réconcilier la glorification du sabotage par des individus ou de petits groupes d'ouvriers avec l'engagement dans la lutte de masse, les IWW résolurent la contradiction en déclarant qu'elle n'existait pas : "les actes individuels de sabotage , accomplis dans le but que la classe ouvrière en profite, ne peuvent en aucune façon être utilisés contre la solidarité. Au contraire, ils sont facteurs d'unité. Le saboteur n'engage que lui-même et en vient à prendre des risques à cause de ses puissants désirs de classe".
Les guerres et les révolutions sont des moments historiques déterminants pour les organisations qui se réclament du prolétariat, un test révélateur de leur véritable nature de classe. En ce sens, l'éclatement de la Première Guerre mondiale en août 1914 fut le révélateur de la trahison des principaux partis de la social-démocratie en Europe : ils ont pris parti pour leurs bourgeoisies respectives, ont soutenu la guerre impérialiste et tourné le dos aux principes de l'internationalisme prolétarien et de l'opposition à la guerre impérialiste ; ils ont participé à la mobilisation du prolétariat pour la boucherie et franchi la frontière de classe qui les séparait de la bourgeoisie.
Pour leur part, les IWW n'avaient que du mépris pour le patriotisme. Selon leurs propres termes, "de toutes les idées idiotes et perverties que les ouvriers acceptent de la part de cette classe qui vit de leur misère, le patriotisme est la pire". Les Wobblies adhéraient, sur le plan formel, au principe de l'internationalisme prolétarien et se sont opposés à la guerre. En 1914, peu après l'éclatement de la guerre en Europe, la Convention des IWW adopta une résolution qui établissait que "...le mouvement industriel balaiera toutes les frontières et établira des relations internationales entre tous les hommes engagés dans l'industrie... En tant que membres de l'armée industrielle, nous refuserons de nous battre pour un autre but que la réalisation de la liberté industrielle". En 1916, la 10e Convention annuelle adopta une résolution dans laquelle l'organisation s'engageait sur un programme qui défendait "la propagande anti-militariste en temps de paix, la défense de la solidarité entre les ouvriers du monde entier et, en temps de guerre, la grève générale de toutes les industries".11
Mais quand l'impérialisme américain est entré en guerre aux côtés des Alliés en avril 1917, les IWW faillirent lamentablement et ne mirent pas leur internationalisme ni leur anti-militarisme en pratique. Au lieu de cela, l'organisation tomba dans une attitude centriste hésitante, caractérisée par la prudence et l'inaction. Contrairement à l'AFL, les IWW n'ont jamais cautionné la guerre ni participé à mobiliser le prolétariat pour le carnage. Mais ils ne développèrent pas non plus d'opposition active à la guerre. Contrairement aux socialistes, ils n'adoptèrent même jamais de résolution dénonçant la guerre. Au contraire, les brochures contre la guerre comme The Deadly Parallel furent retirées de la circulation. Les orateurs soapbox des IWW stoppèrent leur agitation contre la guerre. Représentant le point de vue de la majorité du Bureau exécutif général, Haywood considérait la guerre comme un dérivatif par rapport à la lutte de classe et que le plus important était de construire l'union ; il avait peur qu'une opposition active à la guerre amène les IWW à subir la répression.12 L'éditeur de Solidarity, Ben Williams, attaqua violemment ce qu'il appelait des gesticulations anti-guerre "dénuées de sens". "En cas de guerre, écrivait Williams, nous voulons que le One Big Union sorte plus fort du conflit, avec plus de contrôle sur l'industrie qu'avant. Pourquoi sacrifierions-nous les intérêts de la classe ouvrière par égard pour quelques parades et quelques manifestations anti-guerre bruyantes et impuissantes ? Continuons plutôt notre tâche d'organiser la classe ouvrière pour qu'elle s'empare des industries, guerre ou pas, et arrêtons toute agression capitaliste future qui mène à la guerre ou à toute autre forme de barbarie."13 Voilà le fruit de l'accumulation des confusions : les IWW ne comprenaient pas la signification de la guerre mondiale, ni qu'elle marquait l'aube de la nouvelle ère de guerres et de révolutions, ni le changement des conditions de la lutte de classe qu'elle entraînait. Ils ne comprenaient pas non plus que leur tâche était celle d'une organisation révolutionnaire (celle d'un parti en fait), et au lieu de cela se centraient sur leur rôle en tant que syndicat de masse et sur leur perspective de croissance, comme si de rien n'était.
Malgré la promesse contenue dans leur résolution de 1916 d' "étendre leur assurance de soutien moral et matériel à tous les ouvriers qui souffrent entre les mains de la classe capitaliste à cause de leur adhésion à ces principes [anti-guerre]", on laissait les militants, confrontés au choix de se soumettre à la conscription et à la guerre impérialiste ou de résister, décider individuellement et ils ne recevaient aucun soutien de l'organisation. Beaucoup de dirigeants des IWW s'opposaient à juste titre aux manifestations et aux organisations inter-classistes contre la guerre et défendaient avec raison le fait que les IWW n'avaient pas suffisamment d'influence dans le prolétariat pour organiser avec succès une grève générale contre la guerre. Cependant, ils ne montraient pas non plus qu'ils cherchaient des moyens de s'opposer à la guerre impérialiste sur le terrain de la classe ouvrière. Dans une lettre à Frank Little, un des dirigeants de la fraction anti-guerre du Bureau exécutif général, Haywood conseille : "Garde la tête froide ; ne parle pas. Beaucoup de gens ressentent les choses comme toi, mais la guerre mondiale a peu d'importance comparée à la grande guerre de classe... Je suis incapable de définir les pas à prendre contre la guerre."14 Ce conseil qui représentait le point de vue majoritaire dans le Bureau, exprime une totale sous-estimation de la signification de la période historique ouverte par la guerre mondiale et laissait la gauche des IWW totalement désarmée face à la répression étatique qui se préparait.
James Slovick, secrétaire du syndicat des Transports maritimes des IWW, écrivit à Haywood en février 1917, avant que les Etats-Unis n'entrent en guerre ; il recommandait de préparer une grève générale contre la guerre à venir, même si cela devait conduire à la destruction de l'organisation. Slovick pressentait à juste titre que la bourgeoisie utiliserait la guerre comme prétexte pour attaquer les IWW tous azimuts, que ceux-ci mènent ou non une action contre la guerre. Il soutenait qu'une grève générale contre la guerre aurait une importance historique et démontrerait que les IWW étaient la seule organisation ouvrière au monde capable de lutter pour en finir avec la boucherie et il réclamait qu'une convention extraordinaire des IWW soit convoquée pour décider de la question. Haywood déclina la requête : "Evidemment, il est impossible pour cette tâche... que tu lances des actions sur ton initiative individuelle. Cependant, je verse ta lettre au dossier pour qu'on s'y réfère ultérieurement". Face aux préparatifs d'entrée en guerre de la bourgeoisie, d'implication dans le massacre impérialiste général, une requête pour tenir d'urgence une convention du Congrès continental de la classe ouvrière afin qu'il discute de la réponse prolétarienne adaptée ... était versée au dossier pour pouvoir s'y référer ultérieurement ! Et par qui ? Par personne d'autre que le très combatif Big Bill Haywood ! Et cela, parce que s'opposer à la boucherie impérialiste pourrait perturber la construction de l'union !
Pour sa part, Frank Little considérait la guerre impérialiste comme le crime le plus grave que le capitalisme ait commis contre la classe ouvrière mondiale et voulait faire campagne contre la conscription. Il disait : "Les IWW s'opposent à toutes les guerres et doivent faire tout ce qui est en leur pouvoir pour empêcher les ouvriers de rejoindre l'armée". Contre ceux qui évoquaient la répression de l'Etat qui s'abattrait contre les opposants à la conscription et, en invoquant la condamnation des IWW qui s'ensuivrait, Little répondait : "Mieux vaut mourir en combattant qu'abandonner".15, La voix de Little fut rapidement réduite au silence au sein du débat interne aux IWW puisqu'il il fut assassiné par les gros bras au service de l'entreprise pendant la grève des mineurs du Montana, durant l'été 1917. Mais même ce point de vue qui avait le mérite de défendre résolument l'internationalisme prolétarien, souffrait de naïveté politique par son acceptation fataliste de la répression.
Au lieu de s'attaquer à la guerre et de préparer les militants et la direction à l'activité clandestine, les IWW ont centré leurs efforts sur la construction de l'union, ils ont organisé des grèves dans les industries jugées vulnérables à la pression de la lutte. Pour eux, il était apparemment important que s'ils étaient attaqués par le gouvernement, ce soit pour quelque chose comme la lutte pour de meilleurs salaires et non pas contre la guerre. Ironie de l'histoire, ce sont les IWW, qui avaient choisi consciemment de ne pas lutter activement contre la guerre une fois les Etats-Unis entrés dans le conflit, qui furent la cible de la répression, et non les partis socialistes qui s'y étaient opposés. Alors que des socialistes, comme Eugene Debs qui avait ouvertement pris la parole contre la conscription, étaient individuellement arrêtés et emprisonnés, les IWW furent accusés, en tant qu'organisation, de conspiration et de sabotage de l'effort de guerre. En ce sens, la guerre a fourni un prétexte à la bourgeoisie pour réprimer les IWW du fait de leurs activités passées, de leur langage radical, et de la peur qu'ils lui avaient inspirée. En fait, on pourrait même dire que la bourgeoisie américaine était plus consciente que les chefs des IWW eux-mêmes des dangers que leur organisation représentait. Cent soixante cinq dirigeants des IWW furent accusés, le 28 septembre 1917, d'obstruction à l'effort de guerre et à la conscription, de conspiration et de sabotage, et d'interférence dans le bon fonctionnement économique de la société. Le gouvernement était si décidé à décapiter les IWW qu'il accusa même des gens qui étaient déjà morts ou qui avaient quitté l'organisation bien avant l'entrée des Etats-Unis en guerre. Parmi les Wobblies accusés, on trouve par exemple :
Au grand procès, les avocats des Wobblies défendirent que ces derniers n'avaient pas tenté d'interférer contre l'effort de guerre. Ils soulignèrent que sur les 521 conflits du travail qui avaient eu lieu dans la période de guerre, seuls 3 d'entre eux avaient été organisés par les IWW, les autres par l'AFL. Dans son témoignage, Haywood renia le point de vue de Frank Little et mit en avant que la littérature anti-guerre comme le Deadly Parallel et la brochure sur le sabotage avaient été retirées de la circulation après l'entrée des Etats-Unis en guerre.
Bien qu'ils aient été innocents vis-à-vis des accusations, les Wobblies, en moins d'une heure de délibération du jury, furent déclarés coupables et le gros des dirigeants qui centralisaient les IWW fut envoyé, chaînes aux pieds, à Leavenworth. L'organisation tomba sous le contrôle des anarcho-syndicalistes anti-centralisation et commença à décliner, malgré son engagement dans les grèves générales de Winnipeg au Canada et de Seattle, et dans d'importantes luttes à Butte (Montana) et à Toledo (Ohio).
L'image romantique du Wobbly persiste encore aujourd'hui dans la culture américaine, celle d'un révolutionnaire aguerri, itinérant, voyageant clandestinement dans les trains de marchandises, errant de ville en ville, faisant de la propagande et de l'agitation pour le One Big Union - un chevalier prolétarien en armure étincelante. Ce modèle de révolutionnaire, individu exemplaire qui a tant de charme aux yeux des anarchistes, n'a pas d'intérêt pour le prolétariat. La lutte de classe ne se mène pas grâce à des individus isolés et héroïques mais par l'effort collectif de la classe ouvrière, une classe à la fois exploitée et révolutionnaire, qui trouve sa force non dans des individus brillants mais dans la capacité des masses ouvrières à développer la conscience, à discuter et débattre, et à mener ensemble une action unie.
Malgré leur opposition justifiée à l'opportunisme politique et au crétinisme parlementaire, les inadéquations théoriques des IWW, caractéristiques du syndicalisme révolutionnaire, les rendirent incapables de comprendre les tâches politiques du prolétariat. Les IWW ont milité à une époque extrêmement significative de l'histoire de la lutte de classe. C'était une période où le capitalisme mondial atteignit son apogée historique et se transforma en entrave au développement des forces productives, devenant un système décadent. N'étant plus historiquement progressiste, le capitalisme était mûr pour son renversement révolutionnaire et son remplacement par un nouveau mode de production contrôlé par la classe ouvrière mondiale. C'était une période où le prolétariat, à travers son expérience de 1905 en Russie, découvrit la grève de masse comme moyen de mener la lutte, et les soviets ou conseils ouvriers comme moyen d'exercer sa dictature révolutionnaire de classe pour accomplir la transformation de la société. C'était une période où le capitalisme décadent a placé l'humanité devant le choix historique guerre ou révolution, non comme une question abstraite mais comme une question pratique immédiate. Ces événements et ces luttes donnèrent une impulsion à une formidable entreprise théorique, accomplie par l'aile gauche de la social-démocratie, pour comprendre les forces en jeu, tirer rapidement les leçons qui surgissaient de l'expérience de la lutte de classe et formuler les contours du chemin à suivre pour aller de l'avant. Mais au milieu de ce tourbillon d'événements historiques et d'élaboration théorique, la vision des IWW sur la lutte de classe et la révolution resta engluée dans le cadre du débat sur les syndicats de métier et l'unionisme industriel qui caractérisait le capitalisme ascendant et qui ne correspondait plus aux tâches que le prolétariat devait affronter dans le capitalisme décadent.
Face à la Première Guerre impérialiste mondiale, confrontation qui révéla la vraie nature de classe de ceux qui se réclamaient de la défense des principes révolutionnaires et de l'internationalisme prolétarien , l'internationalisme tant vanté des IWW s'effondra dans l'hésitation et le centrisme. Comme on l'a vu, la majorité des dirigeants, y compris Haywood, ne considéraient pas la guerre impérialiste mondiale et la résistance à cette boucherie comme un moment décisif de la lutte de classe, mais comme une distraction vis-à-vis du travail "réel" de construction de l'union. Ironiquement, en dépit des hésitations des IWW à lutter contre la guerre, la classe dominante américaine a saisi ce moment comme occasion d'utiliser la rhétorique révolutionnaire passée des IWW contre elle et a lancé une attaque sans précédent en les décapitant et en les confinant par la suite et pour toujours au statut de culte anarcho-syndicaliste .
Toute organisation qui s'accroche à des conceptions théoriques invalidées par l'histoire et l'expérience concrète est soit condamnée à disparaître, soit à survivre comme une secte, incapable de comprendre et encore moins d'influencer la lutte de classe. De nos jours, une secte anarchiste qui s'appelle toujours les IWW, a célébré l'année dernière son centenaire, mais elle n'est pas capable de contribuer positivement en quoi que ce soit à la lutte révolutionnaire. Les meilleurs militants des IWW furent perdus à cause de la répression étatique à la fin de la Première Guerre mondiale, ou bien ils adhérèrent aux nouveaux partis communistes après celle-ci. La révolution russe exerça une attraction considérable sur les membres non anarchistes des IWW, "attirant les adhérents comme des mouches".16 Parmi les Wobblies connus qui évoluèrent vers le Parti communiste récemment fondé, il y avait Harrison George, George Mink, Elizabeth Gurley Flynn, John Reed, Harold Harvey, George Hardy, Charles Asleigh, Ray Brown et Earl Browder - dont certains sont ensuite devenus staliniens. Big Bill Haywood évolua aussi vers le communisme, même s'il resta dans les IWW jusqu'à ce qu'il s'exile en Russie en 1922. "Big Bill Haywood avait dit à Ralph Chaplin, "la révolution russe est le plus grand événement de notre vie. Elle représente tout ce à quoi nous avons rêvé et ce pour quoi nous nous sommes battus toute notre vie. C'est l'aube de la liberté et de la démocratie industrielle. 17 Cependant, Haywood fut désillusionné par la révolution russe, en partie parce qu'il était déçu que la révolution n'ait pas pris une forme unioniste ; mais un commentaire qu'il fit à Max Eastman résume de façon succincte l'échec du syndicalisme révolutionnaire des IWW dont il avait été un si grand architecte : "Les IWW tenté de saisir le monde entier mais une partie du monde a sauté plus loin qu'eux." 18
Il est certain que les syndicalistes révolutionnaires des IWW voulaient bien faire et étaient profondément dévoués à leur classe, mais leur réponse à l'opportunisme, au réformisme et au crétinisme parlementaire a complètement raté son objectif. Leur unionisme industriel et leur syndicalisme révolutionnaire ne correspondaient pas à la période historique. Le monde avait "sauté plus loin qu'eux" et les avait laissés loin derrière.
Leur incapacité à comprendre ce que veut dire vraiment la politique pour la classe ouvrière et à réaliser que leur rôle comme organisation était fondamentalement celui d'un parti politique a mené au grand échec des IWW face à la guerre impérialiste. L'incapacité totale à comprendre ce que la guerre voulait dire au niveau du développement historique du capitalisme a amené les dirigeants à faire confiance à la démocratie bourgeoise et à une "loi juste" lors du Grand Procès des IWW. Le résultat, c'est que les IWW ont été littéralement détruits, leurs finances considérablement affaiblies, leurs dirigeants emprisonnés ou exilés, au lieu d'avoir préparé la clandestinité afin de continuer la lutte. Cela les a rendus incapables de remplir leur rôle et de jeter dans la balance l'énorme poids du prolétariat américain en soutien à la révolution en Russie.
J.Grevin
1 Pour plus de détails sur cette organisation et d'autres, ainsi que sur les personnalités mentionnées dans cet article, voir la première partie dans la Revue internationale n°124.
2 Miners Magazine, VI (23 février 1905), cité in Dubosky.Melvyn, We shall be all : a history of the Industrial Workers of the World, Urbana and Chicago, II, University of Illinois Press, 2nd edition, 1988, p. 83
3 Dubosky, p.83-85
4 The IWW and the political parties, de Vincent St John, date inconnue, transcrit par J.D. Crutchfield. (Voir www/workerseducation.org/crutch/pamphlets/political.html)
5 Voir l'article précédent dans la Revue internationale n°124
6 Revue internationale n° 118, "Ce qui distingue le mouvement syndicaliste révolutionnaire", p.23
7 Joseph Ettor, Industrial Unionism: The Road to freedom, 1913
8 Dubosky, p.147
9 Walker C. Smith, Sabotage:Its History, Philosophy and Function, 1913.
10 Ibid.
11 Proceedings of the Tenth Annual Convention of the IWW (Procès-verbaux de la 10e Convention annuelle des IWW) Chicago, 1916.
12 Patrick Renshaw, The Wobblies, Garden City: Doublday, 1967, qui cite des notes, des procès-verbaux et d'autres documents des IWW à la Cour d'Appel américaine, 7e district, octobre 1917
13 Solidarity, février 1917, cité par Dubosky.
14 "Haywood à Little", 6 mai 1917, cité par Renshaw.
15 Renshaw citant les témoignages et l'interrogatoire de Haywood in US versus William D. Haywood.
16 James P. Cannon, The IWW: The Great Infatuation, NY, Pioneer Press, 1955.
17 Colin, Bread and Roses too, citant Ralph Chaplin, Wobbly: the Rough and Tumble Story of an American Radical, Chicago, University of Chicago, 1948.
18 Colin, Bread and Roses too, citant Eastman, Bill Haywood.
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[18] https://fr.internationalism.org/rint125/france-etudiants#_ftnref7
[19] https://fr.internationalism.org/rint125/france-etudiants#_ftnref8
[20] https://fr.internationalism.org/tag/situations-territoriales/lutte-classe-france
[21] https://fr.internationalism.org/tag/recent-et-cours/mouvement-etudiant
[22] https://fr.internationalism.org/rint125/1905_iii#sdfootnote1sym
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[106] https://fr.internationalism.org/tag/histoire-du-mouvement-ouvrier/revolution-russe
[107] https://fr.internationalism.org/tag/approfondir/russie-1905
[108] https://fr.internationalism.org/tag/heritage-gauche-communiste/revolution-proletarienne
[109] https://fr.internationalism.org/rint125/comm_iii#sdfootnote1sym
[110] https://fr.internationalism.org/rint125/comm_iii#sdfootnote1anc
[111] https://fr.internationalism.org/tag/questions-theoriques/communisme
[112] https://fr.internationalism.org/tag/5/50/etats-unis
[113] https://fr.internationalism.org/tag/courants-politiques/syndicalisme-revolutionnaire
[114] https://fr.internationalism.org/tag/approfondir/syndicalisme-revolutionnaire
[115] https://fr.internationalism.org/tag/heritage-gauche-communiste/question-syndicale