Au Moyen-Orient la <r paix » Israel-OLP se révèle pour ce qu'elle est : un nouveau prolongement de la guerre qui n'a jamais cessé dans cette région du monde. Champ de bataille des grands intérêts impérialistes depuis la première guerre mondiale, le Moyen-Orient le restera tant que le capitalisme mondial vivra, tout comme toutes les autres régions où n'ont jamais cessés les guerres ouvertes ou larvées.
En Yougoslavie, la guerre se poursuit. Des combats se mènent désormais au sein même de chacun des camps, entre Serbes, entre Croates, et entre Musulmans. L'alibi « ethnique » fourni pour justifier cette guerre est tragiquement dénoncé par les nouveaux combats autour desquels les médias font désormais taire leur publicité ! C'est sous couvert du « droit à l'indépendance » des « peuples » que la Yougoslavie est devenue le sinistre champ d'expérience des nouveaux affrontements entre grandes puissances provoqués par la disparition des anciens blocs impérialistes. Là aussi, il n'y aura pas de retour en arrière possible tant que le capitalisme aura les mains libres pour mener sa politique diplomatico-guerrière au nom de l'aide « humanitaire ».
En Russie, la situation ne fait qu'empirer. Le naufrage économique est décuplé, et l'instabilité politique qui a déjà entraîné des pans entiers de l'ex-URSS dans des guerres sanglantes, touche de plus en plus au coeur même de la Russie. Le risque de l'extension d'un chaos « à la yougoslave » y est bien réel. Là encore, le capitalisme n'a d'autre perspective que les guerres.
Guerres et crise, décomposition sociale, tel est /'« avenir » que le capitalisme offre à l'humanité en cette dernière décennie du millénaire
Dans les pays « développés », qui constituent le centre névralgique de ce système de terreur, de mort et de misère qu'est le capitalisme mondial, les luttes ouvrières ont resurgi depuis plusieurs mois après quatre ans de recul et de passivité. Début de mobilisation ouvrière contre des plans d'austérité d'une brutalité inconnue depuis la deuxième guerre mondiale, ces luttes contiennent aussi en germe la seule possibilité de réponse à la décadence et la décomposition du mode de production capitaliste. Avec toutes leurs limites, elles constituent déjà un pas dans le sens d'un combat de classe, une lutte massive et internationale du prolétariat, seule perspective pour enrayer les attaques contre les conditions d'existence, la misère et les guerres qui ravagent aujourd'hui la planète.
Le développement de la lutte de classe
Depuis plusieurs mois maintenant, mouvements de grèves et manifestations se sont multipliés dans les principaux pays d'Europe de l'ouest. Le calme social qui régnait depuis près de quatre ans est définitivement rompu.
La brutalité des licenciements et des baisses de salaires, et toutes les autres mesures d'austérité qui les accompagnent, ont partout provoqué la montée d'un mécontentement qui, à plusieurs reprises, a débouché sur une combativité retrouvée, une volonté manifeste de se battre, de ne pas se résigner face aux menaces que font peser les attaques contre toutes les conditions de vie de la classe ouvrière.
Et si partout les mouvements restent bien encadrés par les syndicats, ils n'en signifient pas moins un développement important de la lutte de classe. Le fait que, dans tous les pays, les syndicats appellent à des journées de manifestation et à des grèves, est symptomatique de la montée de la combativité dans les rangs ouvriers. C'est bien parce que les syndicats, par la place qu'ils occupent dans l'Etat capitaliste comme gardiens de l'ordre social pour le compte du capital national, perçoivent clairement que la classe ouvrière n'est pas prête à accepter passivement ces attaques contre ses conditions d'existence, qu'ils prennent les devants. En enfermant et en canalisant les revendications dans le corporatisme et le nationalisme, en dévoyant la volonté de lutter dans des impasses, les syndicats déploient une stratégie visant à empêcher le développement de la lutte de classe. Et cette stratégie est, a contrario, le signe qu'une véritable reprise de la lutte de classe est désormais en cours, à l'échelle internationale.
La reprise de la combativité ouvrière
La fin de l'année 1993 a ainsi été marquée par des grèves et manifestations en Belgique, en Allemagne, en Italie, en Grande-Bretagne, en France, en Espagne.
Ce sont les grèves et manifestations en Allemagne ([1] [1]) au début de l'automne qui ont donné le « la ». Tous les secteurs ont été touchés par une forte vague de mécontentement, obligeant les syndicats à orchestrer des manoeuvres de grande envergure, dans les principaux secteurs industriels, avec notamment une manifestation de 120 000 ouvriers du bâtiment le 28 octobre à Bonn, et avec également, dans l'industrie automobile, la « négociation » sur la semaine de 4 jours de travail avec diminution des salaires chez Volkswagen.
En Italie, où les premiers signes de la reprise de la lutte de classe internationale s'étaient manifestés dès septembre 1992, avec une importante mobilisation contre le plan du gouvernement Amato et contre les syndicats officiels signataires du plan, se sont multipliées grèves et manifestations depuis septembre 1993. Les grandes centrales syndicales étant fortement discréditées auprès des ouvriers, ce sont des organismes du syndicalisme de base qui prennent le relais. Le 25 septembre, 200 000 personnes manifestent à l'appel des « coordinations des conseils de fabrique ». Le 28 octobre, 700 000 personnes participent aux manifestations organisées dans le pays, et la grève de 4 heures est suivie ce jour-là par 14 millions de salariés. Le 16 novembre, c'est une manifestation de 500 000 salariés du secteur du bâtiment. Le 10 décembre, des manifestations de métallos de Fiat se déroulent à Turin, Milan et Rome.
En Belgique, le 29 octobre, 60 000 manifestants défilent à Bruxelles à l'appel de la FGTB, syndicat socialiste. Le 15 novembre sont organisées des grèves tournantes dans les transports publics. Le 26 novembre, qualifié de « Vendredi rouge » par la presse bourgeoise, la grève générale contre le « plan global » du premier ministre, la plus importante depuis 1936, appelée par les deux grands syndicats, la FGTB et le syndicat chrétien, la CSC, paralyse tout le pays.
En France, en octobre, c'est la grève des personnels au sol de la compagnie Air France, puis toute une série de manifestations et grèves localisées, notamment dans les transports publics, le 26 novembre. En Grande-Bretagne, 250 000 fonctionnaires sont en grève le 5 novembre. En Espagne, le 17 novembre, c'est le rassemblement de 30 000 métallos à Barcelone, contre le plan de licenciements de l'usine d'automobiles SEAT. Le 25 novembre est organisée une grande journée de manifestations syndicales dans tout le pays, contre le « pacte social » du gouvernement, la baisse des salaires, retraites, allocation chômage à laquelle participent plusieurs dizaines de milliers de personnes à Madrid, Barcelone et dans tout le pays.
Le blackout
Dans chaque pays, la propagande médiatique de la presse, de la radio et de la télévision, s'efforce autant que possible de taire les événements qui touchent à la classe ouvrière. C'est particulièrement le cas des mouvements dans les autres pays qui ne sont pratiquement jamais « couverts ». Et lorsque certains journaux mentionnent parfois très brièvement grèves et manifestations, dans la presse « populaire » et à la télévision, c'est quasiment partout le black out. Par exemple, pratiquement rien n'a filtré des grèves et manifestations en Allemagne dans les médias des autres pays. Et quand la réalité de « l'agitation sociale » ne peut pas être cachée, lorsqu'il s'agit d'événements nationaux, lorsqu'il s'agit des manoeuvres de la bourgeoisie qui servent sa propagande, ou lorsque l'importance de ce qui se passe s'impose à 1' « information », cette dernière présente systématiquement les aspects particuliers de chaque situation : c'est le problème de telle ou telle entreprise, c'est le problème de tel ou tel secteur, c'est le problème de tel ou tel pays. Ce sont toujours les revendications les plus corporatistes et nationalistes des syndicats qui sont présentées. Ou encore, ce sont les aspects spectaculaires stériles, comme les affrontements minoritaires avec les forces de l'ordre (en France lors du conflit d'Air France, en Belgique lors du « Vendredi rouge »), qui sont mis en avant.
Mais derrière le black out et la déformation de la réalité, c'est fondamentalement la même situation dans tous les pays développés, en Europe de l'ouest en particulier, qui est à la base de la reprise de la lutte de classe. La multiplication des grèves et manifestations est en elle-même déjà la marque de la reprise de la combativité ouvrière, d'une montée du mécontentement contre la baisse du « niveau de vie » qui s'élargit de jour en jour à toutes les couches de la population au travail, et contre le chômage massif.
Ce développement de la lutte de classe n'est qu'un début. Il se heurte aux difficultés créées par les conditions de la période historique actuelle.
Les difficultés de la classe ouvrière face à la stratégie syndicale et politique
C'est après toute une période d'un important reflux des combats ouvriers, qui a duré près de quatre ans, que la classe ouvrière commence à retrouver le chemin de la lutte.
Le mensonge stalinisme=communisme pèse toujours
Le prolétariat a d'abord été déboussolé par les campagnes idéologiques sur la « fin du communisme » et la « fin de la lutte de classe » qui ont été martelées à profusion depuis la chute du mur de Berlin en 1989. Ces campagnes, en présentant la mort du stalinisme comme la « fin du communisme », ont attaqué directement la conscience latente dans la classe ouvrière de la nécessité et de la possibilité de se battre pour une autre société. En usant et abusant du plus grand mensonge de ce siècle, l'assimilation de la forme stalinienne de capitalisme d'Etat au « communisme », la propagande de la bourgeoisie a largement déboussolé la classe ouvrière. Dans sa grande majorité, celle-ci a perçu l'effondrement du stalinisme comme la manifestation de l'impossibilité de l'instauration d'un autre système que le capitalisme. Au lieu d'une clarification dans la conscience de la classe sur la nature capitaliste du stalinisme, la fin de ce dernier a en quelque sorte permis de renforcer la crédibilité du mensonge de la nature « socialiste » de l’URSS et des pays de l'Est. Un reflux profond dans la conscience de la classe ouvrière, qui se dégageait lentement de l'emprise de ce mensonge, dans ses luttes depuis la fin des années 1960, s'est ouvert à partir de là, expliquant en grande partie le plus bas niveau de grèves et manifestations ouvrières jamais enregistré en Europe de l'ouest depuis la seconde guerre mondiale.
La confusion, qui depuis plusieurs décennies a régné dans la classe ouvrière sur sa propre perspective, celle du communisme, mensongèrement assimilée à la contre-révolution capitaliste sanglante du stalinisme, perdure. Elle continue d'être entretenue par la propagande, aussi bien celle des fractions de la bourgeoisie qui dénoncent le « communisme » pour vanter les mérites de la « démocratie » libérale ou socialiste, que par celle des fractions qui en défendent les «acquis socialistes» comme les Partis communistes et les organisations trotskistes. ([2] [2])
Toutes les occasions sont bonnes pour entretenir cette confusion. Lors des affrontements à Moscou en octobre 1993 entre le gouvernement d'Eltsine et les « insurgés du Parlement », la propagande n'a cessé de présenter les députés « conservateurs » comme les « vrais communistes » (en insistant qu'ils ne peuvent bien sûr s'entendre qu'avec les « fascistes »), renforçant à nouveau le rideau de fumée idéologique sur le « communisme », utilisant une fois encore le cadavre du stalinisme pour marteler son message contre la classe ouvrière. Quant aux Partis communistes et aux organisations trotskistes, avec la désillusion qu'entraînent les ravages de la crise en URSS et dans les ex-pays « socialistes », ils retrouvent de la voix de plus en plus souvent pour défendre combien finalement les « acquis socialistes » ([3] [3]) avaient du bon... avant le «retour du capitalisme ».
Le mensonge de l'assimilation du stalinisme au communisme, qui occulte la véritable perspective du communisme, va continuer à être entretenu par la bourgeoisie. La classe ouvrière ne pourra véritablement se débarrasser de cet obstacle à sa prise de conscience qu'avec la mise à nu, dans la pratique de ses luttes, du rôle contre-révolutionnaire des organisations de la gauche du capital social-démocratie, stalinisme et ses variantes « déstalinisées » et du syndicalisme.
Le poids du syndicalisme
Les promesses d'un « nouvel ordre mondial » qui devait ouvrir une « nouvelle ère de paix et de prospérité » sous l'égide du capitalisme « démocratique » ont également contribué à un reflux de la lutte de classe, de la capacité de la classe ouvrière à riposter aux remises en cause de ses conditions d'existence.
La guerre du Golfe en 1991 avait mis à mal les promesses de « paix », et constitué un facteur de clarification dans la conscience sur la nature de cette « paix » selon le capitalisme « triomphant », mais elle avait en même temps généré un sentiment d'impuissance annihilant la combativité.
Aujourd'hui, la crise économique et la généralisation des attaques des conditions de vie qu'elle entraîne, pousse le prolétariat à émerger lentement de la passivité qui dominait dans ses rangs. Le regain de combativité est un signe que les promesses de « prospérité » ne font plus recette. Les faits sont là. Le capitalisme ne peut offrir que la misère. Les sacrifices consentis appellent d'autres sacrifices. L'économie capitaliste est malade et ce sont les travailleurs qui en font les frais.
La reprise actuelle de la lutte de classe est donc marquée à la fois par une confusion qui persiste dans la classe ouvrière sur la perspective générale de ses luttes, à l'échelle historique, la perspective du communisme, le vrai, dont elle est porteuse, et à la fois par un réveil de la conscience de la nécessité de se battre contre le capitalisme.
C'est pourquoi, la caractéristique principale de cette reprise est l'emprise des syndicats sur les luttes actuelles, la quasi absence d'initiatives autonomes de la part des ouvriers, le faible niveau de rejet du syndicalisme. En effet, en l'absence de développement d'une conscience, même diffuse, de la possibilité d'un renversement du capitalisme, la combativité est piégée. Cantonnée à poser des revendications dans le cadre du capitalisme, elle se retrouve sur le terrain privilégié du syndicalisme. C'est pourquoi, actuellement, les syndicats parviennent à entraîner les ouvriers hors de leur terrain de classe:
- en formulant les revendications dans un cadre corporatiste, dans celui de la défense de l'économie nationale, au détriment de revendications communes à tous les ouvriers ;
- en « organisant » des « actions » qui servent à défouler le mécontentement, à faire croire à la classe ouvrière qu'elle lutte ainsi pour ses revendications, alors qu'en réalité elle est entraînée dans des impasses, fourvoyée dans des actions isolées, quand elle n'est pas simplement baladée dans des processions inoffensives pour l'Etat.
Une bourgeoisie qui se prépare à l'affrontement...
A quelques rares exceptions près, comme lors du début du mouvement des mineurs dans la Ruhr en Allemagne en septembre, tous les mouvements qui se sont développés ont été encadrés et «organisés» par les syndicats. Y compris certaines actions de syndicalisme de base, plus radicales, se sont déroulées sous l'oeil bienveillant des grandes centrales, quand ces dernières ne les ont pas directement suscitées ([4] [4]). Cette capacité de manoeuvre est rendue possible à la fois par le faible niveau de conscience dans la classe ouvrière du rôle véritable que jouent les syndicats dans le sabotage de leurs luttes et à la fois par la préparation de la stratégie de la bourgeoisie sur les « conséquences sociales de l'austérité », en clair le danger de la lutte de classe.
Car si le prolétariat a des difficultés à se reconnaître comme classe, à prendre conscience de son être, la bourgeoisie n'a aucune difficulté à voir le danger que représentent des luttes ouvrières, les grèves, les manifestations. Par expérience, la classe dominante connaît le danger de la lutte de classe pour le capitalisme, tout au long de son histoire en général et avec les vagues de luttes qu'elle a dû contenir, encadrer et affronter au cours des dernières vingt-cinq années ([5] [5]). Avec les mesures particulièrement brutales qu'elle est amenée à prendre dans la tourmente économique actuelle, elle s'efforce de planifier ses attaques, y compris les réactions de colère, de mécontentement, et la combativité que celles-ci ne manquent pas de susciter.
Il n'est donc pas étonnant que, tout comme le moment du déclenchement des luttes ouvrières en Italie, en septembre 1992, avait été choisi par la bourgeoisie pour défouler prématurément le prolétariat dans ce pays, et éviter ainsi la contagion dans d'autres pays européens ([6] [6]), la plupart des mouvements aujourd'hui dépendent peu ou prou d'un calendrier syndical. D'un côté les «journées d'action », de l'autre le battage sur quelques « exemples », comme Air France ou le « Vendredi rouge » en Belgique, tout cela est en grande partie programmé par l'appareil politique et syndical de la classe dominante, pour « lâcher la vapeur » dans la classe ouvrière. Et ceci en concertation avec les « partenaires » des autres pays.
Avec le coup de massue des mesures anti ouvrières, dans un contexte de déboussolement politique et idéologique, le poids des illusions syndicalistes et le soin apporté par la bourgeoisie dans sa stratégie expliquent pourquoi la combativité n'a nulle part réellement fait échec aux attaques anti-ouvrières. Qui plus est, le prolétariat subit aussi la pression de la décomposition sociale. Le « chacun pour soi » ambiant pèse sur le besoin de développer la lutte collective et la solidarité, et favorise les manoeuvre de division du syndicalisme. De plus, la bourgeoisie utilise sa propre décomposition pour en retourner les effets contre la prise de conscience du prolétariat.
...et utilise la décomposition
La décomposition qui gangrène la société bourgeoise où règnent en maître les mensonges et les magouilles pour les profits d'un gâteau qui se rétrécit à vue d'oeil, pousse effectivement la classe bourgeoise au chacun pour soi.
Les scandales et les diverses affaires du monde politique, financier, industriel, sportif, princier, suivant les pays, ne sont pas seulement une mascarade. Ils correspondent à l'aiguisement des rivalités au sein de la classe dominante. Néanmoins, il y a une chose qui met d'accord tout ce beau monde autour des « affaires », c'est la publicité maximum qui en est faite pour occuper le terrain de 1'« information ».
En Italie par exemple, c'est l'« opération mains propres». Publiquement il s'agit de moraliser et d'assainir les comportements des hommes politiques. En fait, c'est le règlement de comptes entre les différentes fractions de la bourgeoisie, les divers clans dans l'appareil politique, essentiellement entre les tendances pro-Etats-Unis, dont le Parti démocrate-chrétien a été le zélé serviteur pendant quarante ans, et les tendances pro-alliance franco-allemande ([7] [7]). De même en France, le scandale Tapie et autres feuilletons politico-médiatiques, sont les sujets systématiquement traités au premier plan de 1' « actualité ». A vrai dire, tout le monde s'en fout. Mais c'est précisément un des buts recherché : le moins d'information possible, et le message en filigrane, « surtout, pas de politique, c'est sale », est bien utile pour le cas où les ouvriers s'aviseraient précisément de s'occuper de politique. En Grande-Bretagne, c'est le feuilleton permanent autour de la famille royale qui remplit le même rôle d'occupation du terrain de 1'« information ».
Les campagnes «humanitaires» pour « héberger un étranger» en Allemagne ou « recueillir un enfant de Sarajevo » en Grande-Bretagne, tout comme le matraquage autour d'assassinats commis par des enfants en Grande-Bretagne ou en France, constituent également de claires illustrations de l'utilisation de la décomposition par l'idéologie bourgeoise pour entretenir un sentiment d'impuissance et de peur, et détourner l'attention des véritables problèmes économiques, politiques et sociaux.
Il en va de même de l'utilisation systématiques des images de guerre, comme au Moyen-Orient ou en Yougoslavie, dans lesquelles les intérêts impérialistes sont masqués, qui servent à créer un sentiment de culpabilité, et justifier ainsi l'acceptation des conditions d'exploitation dans les pays en « paix ».
Les perspectives de la lutte de classe
Toutes les difficultés de la lutte de classe ne signifient pas que les combats soient perdus d'avance et que les ouvriers n'ont rien à en attendre. Au contraire. Le déploiement actuel de la stratégie concertée de la bourgeoisie internationale contre la classe ouvrière, s'il constitue un obstacle de taille au déploiement des luttes, est aussi la marque d'une réelle tendance à la mobilisation et à la combativité, ainsi que d'une tendance à la réflexion sur les enjeux d'aujourd'hui.
C'est plus « par défaut » que par adhésion profonde que les ouvriers s'en remettent aux syndicats, contrairement à ce qui se passait dans les années 1930 où c'est par dizaines de millions que les ouvriers entraient dans ces organisations, signe de défaite historique de la classe ouvrière. C'est également plus « par défaut » que par adhésion à la politique de la bourgeoisie que le prolétariat tend encore à suivre les partis de la gauche du capital qui se prétendent « ouvriers », contrairement aux années 1930 où c'était l'enthousiasme pour les « fronts populaires » (avec son pendant dans la soumission au « national-socialisme » et au « stalinisme »).
Si la décomposition et son utilisation par la bourgeoisie se conjuguent avec les manoeuvres sur le terrain social des syndicats et de leurs prolongements « à la base » pour empoisonner la combativité et brouiller la prise de conscience de la classe ouvrière, la crise économique et les attaques des conditions d'existence en constituent un puissant antidote. C'est sur ce terrain que le prolétariat a commencé à riposter. Ce n'est qu'un début d'une longue période de luttes. La répétition de défaites sur les revendications économiques, si elle est douloureuse, est aussi porteuse d'une réflexion en profondeur sur les buts et les moyens de la lutte. La mobilisation ouvrière porte déjà en elle cette réflexion. La bourgeoisie ne s'y trompe pas : une « critique du capitalisme », de la part... du pape, est publiée à grand renfort de publicité ; des intellectuels publient soudain des articles en « défense du marxisme ». C'est au danger du début de réflexion qui s'opère dans la classe que s'attaque ce genre d'entreprise.
Malgré les difficultés, les conditions historiques actuelles tracent un chemin vers des affrontements de classe entre le prolétariat et la bourgeoisie, dont la reprise de la combativité aujourd'hui ne constitue qu'un premier pas.
Il revient aux organisations révolutionnaires de participer activement à cette réflexion et au développement de l'action de la classe ouvrière. Dans les luttes, ils doivent mettre en avant la dénonciation sans relâche de la stratégie de la bourgeoisie de division et de dispersion, rejeter les revendications corporatistes, catégorielles, sectorielles et nationalistes, s'opposer aux méthodes de « lutte » des syndicats qui ne sont que des manoeuvres destinées à « mouiller la poudre ». Ils doivent défendre la perspective d'une lutte générale de la classe ouvrière, la perspective du communisme. Ils doivent rappeler les expériences des luttes passées, l'apprentissage de la prise en mains de son combat par la classe ouvrière, dans ses assemblées générales, avec des délégués élus et révocables par ces mêmes assemblées. Ils doivent défendre, lorsque c'est possible, l'extension des luttes au-delà des barrières catégorielles. Ils doivent impulser et animer des cercles de discussion et comités de lutte où tous les travailleurs peuvent discuter des enjeux, des objectifs et des moyens de la lutte de classe, développer leur compréhension du rapport de forces entre prolétariat et bourgeoisie, de la nature de ce combat qui ouvre la perspective du développement d'affrontements de classe de grande ampleur dans les années qui viennent.
OF, 12 décembre 1993.
[1] [8] Voir Revue Internationale n° 75.
[2] [9] Quant à l'anarchisme, qui fait du stalinisme le résultat du « marxisme », il est condamné, en dépit de son « radicalisme » à se rallier à la bourgeoisie. Dans sa variante anarcho-syndicaliste, il se rattache directement à l'Etat bourgeois, en tant que syndicalisme. Dans sa variante politique, il est l'expression de la petite-bourgeoisie, et se range dans un camp de la bourgeoisie, comme en 1936 en Espagne, au même titre que les couches sociales qu'il représente.
[3] [10] En France, le groupe trotskiste Lutte Ouvrière a mené une énorme campagne d'affichage dans toute la France pour dénoncer le « retour au capitalisme » en URSS et appeler à défendre ces fameux « acquis ouvriers.»
[4] [11] Aussi bien la manifestation en Italie à l'appel des « coordinations... » que les bagarres sur les pistes des aéroports de Paris lors de la grève d'Air France.
[5] [12] Qui plus est aujourd'hui, c'est la génération d'hommes qui avaient vingt ans en 1968 qui est aux commandes de l'Etat capitaliste. C'est une génération particulièrement expérimentée dans le domaine « social » : faut-il rappeler qu'un Mitterrand en France est entouré d'anciens gauchistes de Mai 68, et que le premier grand service rendu par Chirac à sa classe a été l'organisation, en plein mai 68, des réunions secrètes du gouvernement Pompidou (dont faisait partie Balladur...) avec le syndicat stalinien CGT, pour préparer les accords qui devaient enterrer le mouvement.
[6] [13] Sur les luttes en Italie en 1992, voir Revue Internationale n° 72 et 71 (supplément).
[7] [14] Sur l'Italie, voir la Revue Internationale n° 73.
Depuis le début de la décennie, l'économie mondiale a plongé dans la récession. La multiplication des licenciements, la croissance brutale du chômage qui atteint des niveaux inconnus depuis les années 1930, une précarisation grandissante de l'emploi pour ceux qui ont la chance d'en conserver un, une baisse généralisée du niveau de vie amputé par les plans d'austérité à répétition, une paupérisation grandissante qui se concrétise brutalement par la marginalisation d'une fraction de plus en plus importante de la population qui se retrouve sans revenu et même sans domicile. Autant de phénomènes que la classe ouvrière au coeur des grandes métropoles développées subit de plein fouet. Aujourd'hui, les exploités sont confrontés à la plus importante attaque jamais menée contre leurs conditions de vie. Au-delà de tous les indices abscons, de tous les chiffres abstraits, cette réalité montre de manière terriblement concrète la vérité de la crise économique du système capitaliste dans son ensemble. C'est une évidence tellement criante qu'aujourd'hui, plus aucun économiste ne songe à la nier. Et pourtant, inlassablement, les thuriféraires du capitalisme ne cessent de nous annoncer que la reprise est là... pour l'année prochaine. Jusqu'à présent, ces espoirs ont été chaque fois déçus. Cela n'empêche pas qu'en cette fin d'année 1993, une fois de plus, et peut-être plus fort que jamais, les médias nous chantent sur tous les tons le refrain de la « reprise » annoncée.
Sur quoi se base ce regain d'optimisme? Essentiellement sur le fait qu'on assiste aux USA, après plusieurs années de récession, à un retour à des taux de croissance positifs du PNB. Ces chiffres sont-ils pour autant significatifs et annoncent-ils le retour à des lendemains capitalistes qui chantent? Croire cela serait la pire des illusions pour la classe ouvrière.
Le niveau assourdissant qu'atteint aujourd'hui le tapage médiatique sur la question de la fin de la récession exprime au contraire le besoin pour la classe dominante de contrecarrer le sentiment de plus en plus aigu qui se développe au sein du prolétariat, confronté à la réalité de ses difficultés quotidiennes qui vont en s'aggravant depuis de nombreuses années, que, face à la crise de leur système, les gestionnaires du capital n'ont pas de réponse adéquate, pas de solution. Depuis des années, les thèmes et les discours idéologiques mis en avant par la classe dominante ont pu varier, du « moins d'Etat » de Reagan et Thatcher à la revalorisation du rôle social et régulateur de l'Etat par Clinton, les gouvernements de « gauche » et de « droite » se sont succédés, mais la réalité a continué d'avancer toujours dans le même sens : celui de l'approfondissement de la crise mondiale et de la dégradation généralisée des conditions de vie des exploités. Constamment de nouvelles recettes au goût de potion amère ont été essayées. Continuellement de nouveaux espoirs ont été soulevés. En vain.
Ces derniers mois, la propagande capitaliste a trouvé un nouveau thème mystificateur: les négociations du GATT. Ce serait le protectionnisme qui entraverait le développement de la reprise économique. Par conséquent, l'ouverture des marchés, le respect des règles de la libre concurrence serait la panacée qui permettrait de sortir l'économie mondiale de l'ornière dans laquelle elle s'est embourbée. Les USA se font le porte-drapeau d'une telle vision. Mais tout cela n'est que baratin idéologique, un écran de fumée qui parvient de plus en plus mal à cacher la férocité de la foire d'empoigne qui oppose les principales puissances économiques du monde pour la conservation de leur part d'un marché mondial qui va en se rétrécissant. Sous prétexte des négociations du GATT, chaque fraction de la bourgeoisie essaye de mobiliser le prolétariat derrière l'étendard de la défense de l'économie nationale. Les accords du GATT ne sont qu'un moment de la guerre commerciale qui s'exacerbe sur le marché mondial et la classe ouvrière n'a fondamentalement rien à en attendre. L'issue de ces négociations ne change rien à la dynamique de concurrence effrénée qui se développe depuis des années et qui se traduit par des licenciements massifs et des plans sociaux draconiens pour restaurer la compétitivité des entreprises et redresser les bilans en imposant des économies drastiques dont la classe ouvrière va continuer à faire les frais. Dans le futur, les responsables capitalistes auront tout au plus un nouvel argument à faire valoir pour licencier, pour amputer les salaires, pour imposer plus de misère : « c'est la faute du GATT », comme on entend déjà « c'est à cause de la CEE » ou de la « NAFTA » ([1] [17]). Tous ces faux arguments n'ont qu'une raison d'être : masquer la réalité que toute cette misère qui se développe est le produit d'un système économique qui s'empêtre dans ses contradictions insolubles, le capitalisme.
Une récession sans fin
Au moindre petit frémissement des indices de croissance, les dirigeants du capitalisme sont prompts à s'enthousiasmer pour y voir le signe de la reprise et donc la validation de la politique économique d'austérité qu'ils ont menée. Tel a notamment été le cas en France et en Allemagne récemment. Pourtant, les chiffres de la croissance de ces derniers mois pour les principales puissances économiques montrent qu'il n'y a vraiment pas de quoi pavoiser.
Ainsi pour l'ensemble de l’Union Européenne (suivant la nouvelle dénomination de l'ex-CEE), la « croissance » était encore d'un petit + 1 % en 1992 avant qu'elle ne chute à -0,6% en 1993. Elle passe ainsi, pour ces deux années, de + 1,6% à -2,2% pour l'Allemagne (hors Allemagne orientale), de + 1,4 % à - 0,9 % pour la France, de + 0,9 % à - 0,3 % pour l'Italie. Tous les pays de l’Union Européenne voient uniformément leur PIB plonger à une seule exception près : la Grande-Bretagne dont le PIB grimpe durant la même période de - 0,5 % à + 1,9 % (nous y reviendrons) ([2] [18]).
Par-delà le nécessaire optimisme de façade dont font preuve les hommes politiques lorsqu'ils annoncent la reprise pour 1994, les divers instituts spécialisés de conjoncture, à l'audience plus discrète, réservés à l'usage des «décideurs» économiques, sont autrement plus prudents. Ainsi le Nomura Research Institute (Institut de recherche Nomura), après avoir estimé le recul du PIB du Japon pour l'année fiscale qui va d'avril 1993 à avril 1994 à -1,1 %, envisage un nouveau recul de -0,4 % pour la période suivante, c'est-à-dire jusqu'en avril 1995. Dans son rapport, il précise même : «L'actuelle récession risque d'être la pire depuis les années 1930 », et ajoute : « Il est important de noter que le Japon est en train de passer d'une vraie récession à une déflation (...) en bonne et due forme ». Après une baisse du PIB estimée à -0,5 % en 1993 ([3] [19]), la seconde puissance économique de la planète ne voit guère la reprise se profiler à l'horizon.
Le climat est apparemment bien différent aux USA. Avec une croissance du PIB estimée à 2,8 % en 1993 ([4] [20]), les Etats-Unis (avec la Grande-Bretagne et le Canada) font, aujourd'hui, figure d'exception parmi les grandes puissances. Eux qui ont toujours prétendu symboliser le capitalisme libéral, qui s'en sont faits les champions sur le plan idéologique trouvent, là encore, une occasion de hisser haut le drapeau arrogant du capitalisme triomphant. Dans la situation de pessimisme ambiant, les USA se veulent les fers de lance de la foi dans les vertus du capitalisme et dans sa capacité à surmonter toutes les crises qu'il peut traverser, incarnation du modèle achevé de la « Démocratie », idéal indépassable, point le plus achevé auquel peut prétendre l'humanité. Malheureusement pour nos chantres d'un capitalisme éternel, ce verbiage idéologique inlassablement répété n'a pas grand chose à voir avec la sinistre réalité qui se développe sur la scène mondiale, y compris aux USA. Ce discours est surtout destiné à entraver la prise de conscience de la classe ouvrière en suscitant de vains espoirs et à servir de vecteur idéologique des intérêts impérialistes américains face aux rivaux européens et japonais. La farce médiatisée du GATT en témoigne clairement.
Le mythe de la baisse du chômage aux Etats-Unis
Pour asseoir leur propagande sur la « reprise », les USA s'appuient aussi sur un indice qui a un écho autrement plus important pour la classe ouvrière que celui, abstrait, de la croissance du PIB : le taux de chômage. Là encore, les USA et le Canada, font figure d'exception. Parmi les pays développés, ils sont les seuls à pouvoir prétendre à une diminution du nombre de chômeurs, alors que partout ailleurs celui-ci progresse de manière accélérée.
Progression du chômage
Taux de chômage (pourcentage) ([5] [21])
|
USA |
7,4 |
6,8 |
Canada |
11,3 |
11,2 |
Japon |
2,2 |
2,5 |
Allemagne |
7,7 |
8,9 |
France |
10,4 |
11,7 |
Italie |
10,4 |
11,7 |
GB |
10,0 |
10,3 |
Union européenne |
10,3 |
11,3 |
Total OCDE |
7,8 |
8,2 |
Aux USA, la situation des travailleurs est-elle à ce point différente de celle des autres pays développés ? Pas un jour ne passe sans qu'une des grandes entreprises qui occupe le devant de la scène économique mondiale n'annonce une nouvelle charrette de licenciement. Nous ne reprendrons pas ici la lugubre litanie des licenciements annoncés ces derniers mois, il y faudrait des pages et des pages. Partout dans le monde la situation est la même et les USA ne font pas exception. Ainsi, 550 000 emplois ont été supprimés en 1991, 400 000 en 1992 et 600 000 en 1993. De 1987 à 1992, les entreprises de plus de 500 employés ont « dégraissé » leurs effectifs de 2,3 millions de travailleurs. Ce ne sont pas les grandes entreprises qui ont créé des emplois aux USA, mais les petites. Ainsi durant la période considérée, les entreprises de moins de 20 salariés ont vu leurs effectifs croître de 12 %, celles de 20 à 100 salariés de 4,6 % ([6] [22]). Qu'est-ce que cela signifie pour la classe ouvrière ? Tout simplement que des millions d'emplois stables et bien rémunérés ont été détruits et que les nouveaux emplois sont précaires, instables et le plus souvent très mal payés. Derrière les chiffres triomphalistes de l'administration américaine sur l'emploi, se cache toute la sauvagerie de l'attaque brutale contre les conditions de vie de la classe ouvrière. Une telle situation a été rendue possible par le simple fait qu'aux USA, au nom du « libéralisme » et de la sacro-sainte loi du marché, les règles régissant le marché du travail sont quasiment inexistantes, contrairement à la situation qui prévaut en Europe.
C'est vers ce « modèle » que lorgnent avec envie les dirigeants européens et japonais, pressés de démanteler ce qu'ils appellent les « rigidités » du marché de l'emploi, c'est-à-dire tout le système de « protection sociale » mis en place depuis des décennies et qui, suivant les pays, est concrétisé par un salaire minimum, l'assurance de ne pas être licencié dans certains secteurs (fonction publique en Europe, grandes entreprises au Japon), des réglementations précises concernant les licenciements, des systèmes d'allocation chômage, etc. En fait, derrière le mot d'ordre, généralisé aujourd'hui dans tous les pays industrialisés, de la recherche d'une plus grande «mobilité» des travailleurs, d'un «assouplissement» du marché de l'emploi se profile une des plus importantes attaques jamais menées contre les conditions de vie de la classe ouvrière. Voila le « modèle » proposé par les USA. Au-delà de l'apparence des chiffres, la diminution du chômage aux Etats-Unis n'est pas en soi une bonne nouvelle. Il correspond à une énorme dégradation des conditions de vie du prolétariat.
Ce qui est vrai pour les chiffres du chômage l'est aussi pour ceux de la croissance. Ils n'ont en fait qu'un lointain rapport avec la réalité. Le retour de la prospérité est un rêve définitivement révolu pour une économie capitaliste en crise ouverte depuis 25 ans. Un seul exemple qui permet de relativiser grandement les proclamations euphoriques du capitalisme américain : durant les années 1980, sous la présidence Reagan, nous avons déjà connu, de manière intensive, les affirmations mille fois répétées sur la « reprise » qui renvoyaient définitivement le spectre de la crise du capitalisme aux oubliettes de l'histoire. Finalement, l'histoire a pris sa revanche, et la récession ouverte qui a suivi a fait oublier ces rodomontades. Les années 1980 ont été, en fait, des années de crise et la « reprise », pas autre chose qu'une récession larvée durant laquelle, loin des discours idéologiques, les conditions de vie de la classe ouvrière se sont continuellement dégradées. La situation présente est encore pire. Le moins que l'on puisse dire est que la «reprise» américaine est particulièrement poussive et guère significative. Elle relève pour l'instant plus d'une propagande qui se veut rassurante que de la réalité.
Une fuite en avant dans le crédit
Dans réchauffement des débats du GATT, un chiffre a été publié dans la presse : les USA, l'Union européenne, le Japon et le Canada à eux quatre représentent 80 % des exportations mondiales. Cela donne une idée du poids prépondérant de ces pays sur le marché mondial. Mais cela montre aussi que l'économie de la planète repose sur trois pôles : l'Amérique du Nord, l'Europe occidentale et le Japon en Asie. Et deux de ces pôles, qui représentent près de 60 % de la production totale de ces pays, sont toujours plongés dans la récession. Malgré les rodomontades de l'équipe Clinton qui, sur ce plan, est dans la continuité de ses prédécesseurs, Reagan et Bush, la reprise de l'économie mondiale n'est pas au coin de la rue, loin de là. Dans ces conditions, quelle est donc la signification de la « reprise » américaine ? Les USA, le Canada et la GB qui ont les premiers plongés officiellement dans la récession vont-ils être les premiers à en sortir et les indices en progression qu'ils annoncent aujourd'hui sont-ils le signe annonciateur d'une reprise générale de l'économie mondiale?
Regardons d'un peu plus près cette fameuse «reprise» américaine. Que se passe-t-il ? D'un coup de baguette magique, Clinton a-t-il fait disparaître tous les maux qui minaient l'économie américaine? A-t-il enrayé le manque de compétitivité à l'exportation et en conséquence un déficit commercial abyssal, des déficits budgétaires colossaux se traduisant par un endettement écrasant de l'Etat américain, un endettement généralisé qui a atteint un tel niveau que le problème de son remboursement et de la solvabilité de l'économie américaine menace l'édifice financier international ? Rien de tout cela n'a disparu, c'est plutôt le contraire qui s'est passé. Sur tous ces plans la situation s'est aggravée.
La déficit annuel de la balance commerciale des USA qui avait atteint en 1987 le niveau record de 159 milliards de dollars s'était quelque peu résorbé par la suite pour atteindre « seulement » 73,8 milliards de dollars en 1991. Mais depuis, il ne cesse de s'approfondir et, pour 1993, il est estimé à 131 milliards de dollars ([7] [23]). Quant au déficit budgétaire, il est estimé, pour 1993, entre 260 et 280 milliards de dollars. Bref, Clinton n'innove pas, il continue sur la même lancée que ses prédécesseurs, celle de la fuite en avant dans l'endettement. Les problèmes sont repoussés à demain et leur aggravation réelle est masquée dans le présent. La baisse des taux qui a abouti à ce qu'aujourd'hui la Banque fédérale prête à un taux de 3 %, c'est-à-dire un taux équivalent à l'inflation officielle (et donc inférieur à l'inflation réelle) n'avait pas d'autre but que de permettre aux entreprises, aux particuliers et à l'Etat d'alléger le poids de la dette et de fournir à une économie défaillante un débouché intérieur artificiellement entretenu par le crédit « gratuit ». Un exemple : après deux ans de quasi-stagnation, la consommation des ménages a recommencé à croître depuis quelque mois, elle a fait un bond de 4,4 % au troisième trimestre 1993. La raison essentielle en est que les particuliers ont pu renégocier tous leurs prêts hypothécaires à un taux de 6,5 % au lieu de 9,5 %, 10 % ou plus, ce qui augmente d'autant le revenu disponible et leur redonne le goût pour la vie à crédit. Ainsi, les crédits à la consommation ont fait un bond en rythme annuel de 8 % en août, de 9,7 % en septembre, de 12,7% en octobre ([8] [24]). La confiance retrouvée de l'économie américaine c'est avant tout une nouvelle fuite en avant dans le crédit.
Les USA ne sont certainement pas les seuls à recourir massivement au crédit, à fuir dans l'endettement. C'est une situation généralisée.
Evolution de la dette publique nette
En pourcentage du PIB nominal ([9] [25])
|
1991 |
1992 |
1993 |
USA |
34,7 |
38,0 |
39,9 |
Allemagne |
23,2 |
24,4 |
27,8 |
France |
27,1 |
30,1 |
35,2 |
Italie |
101,2 |
105,3 |
111,6 |
GB |
30,2 |
35,8 |
42,6 |
Canada |
49,2 |
54,7 |
57,8 |
A l'exception du Japon, qui utilise son bas de laine pour maintenir son économie à flot et en est déjà à son cinquième plan de relance sans grands résultats, tous les pays ont eu recours à la drogue du crédit pour éviter une récession plus dramatique. Cependant, bien que l'endettement de l'Etat américain ne soit pas le plus excessif selon l'OCDE, les USA n'en demeurent pas moins le pays qui y a recouru le plus massivement sur tous les plans de son activité économique, Etat, entreprises et particuliers. Ainsi selon d'autres sources, l'endettement brut de l'Etat représente 130 % du PNB, celui des entreprises et des particuliers 170%. L'importance de l'endettement global des USA - plus de 12 000 milliards de dollars, mais l'estimation pourrait être bien supérieure selon certaines sources -, pèse lourdement sur la situation économique mondiale. Cette situation signifie qu'à terme, la dynamique de reprise annoncée peut faire illusion quelque temps et trouver provisoirement une confirmation ailleurs qu'aux USA, mais surtout qu'elle est destinée à faire long feu.
La contre-offensive américaine
Ce qui pour n'importe quel autre pays serait considéré comme une situation catastrophique et susciterait la colère du FMI est pourtant, dans le cas des USA, constamment minimisé par les dirigeants du monde entier. La « reprise » présente, comme celle de la deuxième moitié des années 1980, sous Reagan, activée de façon totalement artificielle par la drogue du crédit, est présentée comme la preuve du dynamisme du capitalisme américain et par extension du capitalisme en général. La raison de cette situation paradoxale : non seulement toutes les économies du monde sont étroitement dépendante du marché américain où elles exportent et sont donc intéressées au maintien de celui-ci, mais la crédibilité des USA ne se résume pas à la puissance de leur économie. Les Etats-Unis ont d'autres atouts à faire valoir. En particulier, leur statut de première puissance impérialiste mondiale durant des décennies, leur maintien à la tête du bloc occidental de la fin de la deuxième guerre mondiale à la chute du bloc de l'Est, leur ont permis d'organiser le marché mondial suivant leurs besoins. Un exemple de cette situation parmi d'autres : le dollar est la monnaie-reine du marché mondial, avec laquelle sont effectués les trois-quarts des échanges internationaux. Même si le bloc occidental s'est aujourd'hui délité avec la perte du ciment que constituait la menace de l'«ogre» russe et, qu'en conséquence, les principaux concurrents économiques des USA - l'Europe et le Japon, qui auparavant se soumettaient à la discipline du bloc, y compris sur le plan économique - tentent maintenant de voler de leurs propres ailes - , il n'en demeure pas moins que toute l'organisation actuelle du marché mondial est héritée de la période passée. En conséquence, les USA vont tenter de toutes leurs forces, d'en tirer le bénéfice dans la situation présente de concurrence et de guerre commerciale exacerbée. La foire d'empoigne à propos des négociations du GATT est une illustration frappante de cette situation.
Les USA ont annoncé la couleur. Leur président affiche dans son programme la perspective de faire passer de 638 à 1000 milliards de dollars les exportations annuelles américaines. Ce qui signifie en clair que les Etats-Unis comptent redresser leur situation économique en restaurant une balance commerciale bénéficiaire. Ambitieux objectif qui mobilise aujourd'hui l'Amérique et qui ne peut être atteint qu’aux dépens des autres puissances économiques. Premier volet de cette politique, la relance des investissements, Clinton prônant un rôle accru de l'Etat sur ce plan. Il est tout à fait significatif de constater qu'aux USA la formation brute de capital fixe (l'investissement) a progressé de + 6,2 % en 1992 et de + 9,8 % en 1993, alors qu'elle a baissé en 1993 de 2,3 % au Japon, de 3,3 % en Allemagne, de 5,5 % en France, de 7,7 % en Italie et n'a progressé que de + 1,8 % en GB. Les USA sont en train de muscler leur économie pour restaurer leur compétitivité et repartir à l'assaut du marché mondial. Mais dans les conditions de concurrence exacerbée qui prédominent actuellement, cette seule politique économique ne saurait suffire. Un deuxième volet y a été adjoint qui consiste à utiliser toutes les ressources de la puissance américaine pour ouvrir aux exportations US les marchés protégés par des barrières protectionnistes.
C'est dans ce cadre qu'il faut comprendre aussi bien les accords NAFTA, la récente conférence qui vient de réunir les pays riverains du Pacifique à Seattle, comme les disputes qui ont dominé les négociations des accords du GATT. Les arrières pensées impérialistes ne sont évidemment pas absentes de ces négociations économiques. Après la disparition de leur bloc, les Etats-Unis se doivent de reconstituer et de restructurer leur zone d'influence. De la même manière qu'ils font bénéficier leur économie des atouts que constitue leur puissance impérialiste, ils utilisent aussi leur puissance économique au profit de leurs objectifs impérialistes. Cela n'est pas nouveau, mais auparavant, tenus par la nécessaire discipline du bloc, les principaux compétiteurs économiques des USA faisaient contre mauvaise fortune bon coeur, et avalaient les couleuvres. En fait ils payaient la note au nom de la solidarité occidentale. Ce n'est plus le cas aujourd'hui.
L'attitude en flèche de la France face a l'Amérique n'a pas été aussi isolée que la propagande médiatique a pu le faire croire. Elle a pu compter sur le soutien de la majeure partie des pays européens, notamment de l'Allemagne, tandis que le Japon, visiblement, n'en pensait pas moins en comptant les points. Les négociations ont été aussi dures et ont pris une telle allure de psychodrame parce que, face aux exigences américaines, l'Europe et le Japon ont, bien sûr, défendu leurs propres intérêts économiques avec une détermination qu'ils n'avaient jamais montrée auparavant. Mais cela n'est pas la seule raison. Toutes les grandes puissances, qui sont aussi les principaux pays exportateurs, ont intérêt à un accord qui limite le développement du protectionnisme. Même si la France est le 2e exportateur agricole mondial, l'argument français à propos du préaccord de Blair House qui n'affectait qu'une très petite part de ses exportations a été essentiellement un prétexte médiatisé, tandis que se négociaient, difficilement et discrètement, d'autres aspects autrement plus importants sur le plan économique. La dramatisation de ces négociations avait aussi pour fondement la rivalité impérialiste qui se développe de manière de plus en plus intense entre, d'une part, les USA et d'autre part l'alliance franco-allemande au coeur de l'Europe, et le Japon. La France et la plupart des pays d'Europe devaient marquer leur différence parce que derrière ces négociations économiques se joue aussi la mise en place des thèmes idéologiques qui serviront aux alignements impérialistes futurs. Il est ainsi particulièrement significatif qu'aucun accord n'ait pu se faire sur le volet des produits audio-visuels. La fameuse « exception culturelle », mise en avant notamment par la France, masque en fait la nécessité pour les challengers de la domination américaine de ne pas laisser les USA contrôler un secteur, celui des médias, indispensable à toute politique impérialiste indépendante.
L'argument selon lequel le GATT va favoriser la relance de l'économie mondiale a été abondamment utilisé. Cette affirmation s'est essentiellement appuyée sur une étude produite par une équipe de chercheurs de l'OCDE qui a prédit que le GATT permettrait un accroissement de 213 milliards de dollars du revenu annuel mondial, sans insister exagérément sur le fait que cette perspective était définie pour le siècle prochain ! D'ici là, quand on sait combien les spécialistes de la conjoncture ont pu se tromper par le passé, ces prévisions opportunes seront bien oubliées. Car la véritable signification de ces accords est d'abord l'exacerbation de la guerre commerciale, une concurrence qui va aller en s'aggravant et donc, à court terme, une dégradation de l'économie mondiale. Ils ne changent rien à la dynamique de la crise. Ils en sont au contraire un moment aigu où se sont manifestés les tensions et griefs entre les principales puissances du monde.
Par delà les illusions que tente aujourd'hui de véhiculer la classe dominante, les nuages annonciateurs de tempête continuent de s'accumuler sur l'économie mondiale. Crise financière, plongée plus profonde dans la récession, retour de l'inflation sont autant de spectres qui se profilent à l'horizon. Autant de menaces qui signifient pour la classe ouvrière une dégradation toujours plus tragique de ses conditions d'existence. Mais elles annoncent aussi une difficulté toujours plus grande pour la classe dominante à crédibiliser son système. La crise détermine le prolétariat à lutter pour la défense de ses conditions de vie, en même temps qu'elle lui ouvre les yeux sur la réalité du mensonge capitaliste. Malgré les souffrances qu'elle lui inflige, la crise reste le principal allié de la classe révolutionnaire.
JJ, 16/12/1993
[1] [26] NAFTA (North american free trade agreement) ou ALENA : Association de libre-échange nord-américaine englobant les pays d'Amérique du Nord (Canada, Mexique, USA).
[2] [27] Source : Commission Européenne
[3] [28] Déflation : référence à la crise de 1929 durant laquelle la chute de la production et de l'emploi s'est conjuguée avec une baisse des prix.
[4] [29] Source : OCDE
[5] [30] Source : OCDE (sauf Italie qui entre temps a modifié son mode de calcul et pour laquelle la référence est la Commission européenne).
[8] [33] Source : Réserve fédérale
[9] [34] Source : OCDE
Le bloc de l'Est s'est effondré et, du coup, les thèmes de la propagande idéologique déchaînée par son vieux rival occidental s'en sont trouvés automatiquement revalorisés. Durant des décennies, le monde a vécu sous le poids d'un double mensonge : celui de l'existence du communisme à l'Est, identifié à la dictature impitoyable du stalinisme, opposé à celui du règne de la liberté démocratique à l'Ouest. De ce combat idéologique, traduction, sur le plan de la propagande, des rivalités impérialistes, l'illusion en la « démocratie » est sortie gagnante. Ce n'est pas sa première victoire. Déjà, lors des deux guerres mondiales qui ont ravagé la planète depuis le début du siècle, le camp des « démocraties libérales » a gagné, et à chaque fois, en conséquence, l'idéologie démocratique s'en est trouvée renforcée.
Ce n'est pas là un phénomène du hasard. Les pays qui ont pu le mieux prétendre incarner l'idéal démocratique sont ceux qui, les premiers, sont parvenus à réaliser la révolution démocratique bourgeoise et à instaurer le règne d'Etats purement capitalistes : le Royaume-Uni, la France, les Etats-Unis notamment. Par conséquent, parce qu'ils sont arrivés les premiers, ils ont été les mieux lotis sur le plan économique. Cette supériorité économique s'est concrétisée sur le plan militaire et sur le plan de la guerre idéologique. Durant les conflits impérialistes qui ont ravagé la planète depuis le début du siècle, la force des « démocraties libérales » a constamment été de faire croire aux prolétaires qui servaient de chair à canon, qu'en se battant pour la «c démocratie », ce n'était pas les intérêts d'une fraction capitaliste qu'ils défendaient, mais un idéal de liberté face à la barbarie de systèmes dictatoriaux. Ainsi, durant la 1e guerre mondiale, les prolétaires français, anglais et américains sont envoyés à la boucherie au nom de la lutte contre le militarisme prussien. Durant la seconde, les dictatures nazies et fascistes servent, par leur brutalité, de justification au militarisme démocratique. Par la suite, le combat idéologique entre les deux blocs a été assimilé à la lutte de la « démocratie » contre la dictature « communiste ». Chaque fois, les démocraties occidentales ont prétendu mener le combat contre un système fondamentalement différent du leur, contre des « dictatures ». Il n'en est rien.
Aujourd'hui, le modèle démocratique occidental est présenté comme un idéal de progrès qui transcende les systèmes économiques et les classes. Tous les citoyens sont « égaux » et « libres » de choisir par le vote les représentants politiques, et donc le système économique qu'ils désirent. Chacun est «libre» en «démocratie» d'exprimer ses opinions. Si les électeurs veulent le socialisme, ou même le communisme, ils n'ont qu'à voter pour les représentants des partis qui prétendent défendre ces objectifs. Le parlement est le reflet de la « volonté populaire ». Chaque citoyen a un recours devant l'Etat. Les « Droits de l'homme sont respectés », etc.
Cette vision idyllique et naïve de la «démocratie» est un mythe. La «démocratie» est le paravent idéologique qui sert à masquer la dictature du capital dans ses pôles les plus développés. Il n'y a pas de différence fondamentale de nature entre les divers modèles que la propagande capitaliste oppose les uns aux autres pour les besoins de ses campagnes idéologiques de mystification. Tous les systèmes soi-disant différents par leur nature, qui ont servi de faire-valoir à la propagande démocratique depuis le début du siècle, sont des expressions de la dictature de la bourgeoisie, du capitalisme. La forme, l'apparence peuvent varier, pas le fond. Le totalitarisme sans fard du nazisme ou du stalinisme n’est pas l'expression de systèmes économiques différents, mais le résultat du développement du totalitarisme étatique, caractéristique du capitalisme décadent, et du développement universel de la tendance au capitalisme d'Etat qui marque le 20e siècle. En fait, la supériorité des vieilles démocraties occidentales qui, elles aussi, ont été marquées tout au long de ce siècle par les stigmates du totalitarisme étatique, a été d'avoir su bien mieux masquer ce phénomène.
Les mythes ont la vie dure. Mais la crise économique ; qui s'approfondit chaque jour de façon plus dramatique; met à nu la réalité du capitalisme décadent, dévoile ses mensonges. Ainsi l'illusion de la prospérité à l'Ouest, présentée comme éternelle au lendemain de l'effondrement économique de l'ex-bloc de l'Est, a fait long feu. Le mensonge démocratique est d'un autre acabit, car il repose sur d'autres prémisses moins sujettes aux fluctuations immédiates. Cependant, des dizaines d'années de crise ont imposé à la classe dominante un niveau croissant de tensions tant sur le plan international que sur le plan intérieur pour chacune de ses fractions nationales. En conséquence, elle a dû développer des manoeuvres sur tous les plans de son activité comme jamais elle n'en avait connu auparavant la nécessité. Les occasions où elle a montré, en gros et en détail, le peu de cas qu'elle pouvait faire de l'idéal démocratique qu'elle prétend incarner, se sont multipliées. Dans le monde entier, les partis politiques «responsables», de droite comme de gauche, qui tous ont suivi la même politique d'austérité contre la classe ouvrière lorsqu'ils se sont approchés des responsabilités gouvernementales, souffrent aujourd'hui d'un discrédit général. Ce discrédit qui touche l'ensemble du fonctionnement de l'appareil d'Etat est le produit du divorce croissant entre l'Etat qui impose la misère et la société civile qui la subit. Mais cet état de fait a encore été renforcé, ces dernières années, par le processus de décomposition qui affecte l'ensemble du monde capitaliste.
Dans tous les pays, les rivalités sourdes qui s'exacerbent entre les divers clans qui grenouillent au sein de l'appareil d'Etat, se traduisent par des scandales à répétition qui mettent en évidence la pourriture de la classe dominante, la corruption, la prévarication qui gangrènent l'ensemble de l'appareil politique et qui lèvent le voile sur le fonctionnement réel de l'Etat où les politiciens cohabitent étroitement avec des barbouzes de tout acabit et des représentants de toutes sortes de maffias gangstéristes et affairistes, au sein d'officines de pouvoir occulte, inconnues du grand public. Peu à peu cette réalité sordide de l'Etat totalitaire du capitalisme décadent commence à percer l'écran des apparences démocratiques. Cela ne signifie pas pour autant que le poids de la mystification s'est évanoui. La classe dominante sait utiliser sa propre pourriture pour renforcer sa propagande en utilisant les exemples édifiants de ses scandales comme justification de sa lutte pour la pureté démocratique. Même si la crise sape continuellement les bases de la domination bourgeoise et mine son emprise idéologique sur les exploités, met à nu les mensonges continuellement martelés, la classe dominante n'en devient que plus déterminée, plus acharnée à utiliser tous les moyens à sa disposition pour conserver son pouvoir. Le mensonge démocratique s'est installé avec le capitalisme, il ne pourra disparaître qu'avec lui.
Au 19e siècle : une démocratie bourgeoise à l'usage exclusif des bourgeois
Si les fractions dominantes de la bourgeoisie mondiale peuvent se réclamer de la « démocratie », c'est parce que cela correspond à leur propre histoire. La bourgeoisie a fait sa révolution et mis à bas le féodalisme au nom de la démocratie, des libertés. La bourgeoisie organise son système politique en correspondance avec ses besoins économiques. Il lui faut abolir le servage au nom de la liberté individuelle, pour permettre la création d'un prolétariat massif composé de salariés prêts à vendre individuellement leur force de travail. Le parlement est l'arène où les différents partis, représentants des intérêts multiples qui existent au sein de la bourgeoisie, les différents secteurs du capital, s'affrontent pour décider de la composition et des orientations du gouvernement en charge de l'exécutif. Le parlement est alors, pour la classe dominante, un véritable lieu de débat et de décision. Voilà le modèle historique duquel se réclament nos « démocrates » d'aujourd'hui, la forme d'organisation politique que prend la dictature du capital dans sa période juvénile, la forme qu'a prise la révolution bourgeoise en Angleterre, en France, aux Etats-Unis.
Mais il faut noter que déjà, ce modèle classique n'était pas absolument universel. Souvent ces règles démocratiques ont dû subir d'importantes entorses pour permettre à la bourgeoisie de faire sa révolution et d'accélérer le bouleversement social nécessaire à l'affermissement de son système. Il suffit, pour constater cela, de considérer, entre autres, la Révolution française, la terreur jacobine et l'épopée napoléonienne ensuite, et voir le peu de cas que la bourgeoisie pouvait déjà faire de son idéal démocratique lorsque les circonstances l'imposaient. La démocratie bourgeoise était, d'une certaine manière, comme la démocratie athénienne, au sein de laquelle seuls les citoyens pouvaient participer aux décisions, c'est-à-dire ni les femmes, ni les métèques (étrangers), ni les esclaves qui constituaient évidemment la grande majorité de la population.
Dans le système démocratique parlementaire mis en place par la bourgeoisie, seuls les notables sont électeurs : les prolétaires n'ont pas le droit à la parole, ni le droit de s'organiser. Il faudra des années de luttes acharnées de la classe ouvrière, pour arracher le droit d'association, le droit de s'organiser en syndicat, pour imposer le suffrage universel. Que les ouvriers veuillent participer activement à la démocratie bourgeoise pour arracher des réformes ou soutenir les fractions les plus progressistes de la classe dominante, cela n'était pas prévu au programme de la révolution bourgeoise. D'ailleurs, chaque fois que la classe ouvrière est parvenue, par ses luttes, à gagner de nouveaux droits démocratiques, la bourgeoisie s'est employée à en limiter les effets. Ainsi, en Italie, en 1882, lorsqu'une nouvelle loi électorale est promulguée, un des amis du chef du gouvernement d'alors, Depretis, décrivait ainsi l'attitude de ce dernier : « Il craignait que la participation de nouvelles couches sociales à la vie publique n'eut comme conséquence logique des bouleversements profonds dans les institutions de l'Etat. Dès lors, il employa tous les moyens pour se mettre à l'abri, pour opposer des digues solides aux inondations redoutées. » ([1] [37]). Voilà qui résume parfaitement l'attitude de la classe dominante, la conception de celle-ci de la démocratie et du parlement au 19e siècle. Fondamentalement, les travailleurs en sont exclus. Elle n'est pas faite pour eux, mais pour les besoins de la bonne gestion du capitalisme. Lorsque des fractions plus éclairées de la bourgeoisie soutiennent certaines réformes et se proclament favorables à une plus grande participation des travailleurs au fonctionnement de la « démocratie », par le suffrage universel ou le droit d'organisation syndical, ce sera toujours en vue de permettre un meilleur contrôle de la classe ouvrière, et d'éviter des remous sociaux préjudiciables à la production. Ce n'est pas par hasard si les premiers patrons qui s'organisent et se regroupent en comité, face à la pression des luttes ouvrières, sont ceux de la grande industrie qui sont, en même temps, les plus favorables à des réformes. Dans la grande industrie, les capitalistes, confrontés à la force massive des nombreux prolétaires qu'ils emploient, prennent plus pleinement conscience d'une part de la nécessité de contrôler le potentiel explosif de la classe ouvrière, en lui permettant une expression parlementaire et syndicale et, d'autre part, de la nécessité de réformes (limitation de la journée de travail, interdiction du travail des enfants) qui permettent d'entretenir une force de travail en meilleure santé, et donc plus productive.
Cependant, malgré le fait que les exploités en soient fondamentalement exclus, la démocratie parlementaire au 19e siècle constitue la réalité du fonctionnement de la bourgeoisie. Le législatif domine l'exécutif, le système parlementaire et la démocratie représentative sont une réalité.
Au 20e siècle : un fonctionnement « démocratique » vidé de son contenu
Avec l'entrée dans le 20e siècle, le capitalisme a conquis le monde et, en se heurtant aux limites de son expansion géographique, il rencontre aussi la limitation objective des marchés et donc des débouchés à sa production. Les rapports de production capitalistes se transforment en entraves au développement des forces productives. Le capitalisme comme un tout est entré dans une période de crises et de guerres de dimension mondiale.
Ce bouleversement, déterminant dans la vie du capital a eu pour conséquence une modification profonde du mode d'existence politique de la bourgeoisie et du fonctionnement de son appareil d'Etat.
L'Etat bourgeois est, par essence, le représentant des intérêts globaux du capital national. Tout ce qui concerne les difficultés économiques globales, les menaces de crise et les moyens de s'en dégager, l'organisation de la guerre impérialiste, est affaire d'Etat. Avec l'entrée du capitalisme dans sa période de décadence, le rôle de l'Etat devient donc prépondérant car il est le seul à même de maintenir un minimum d'« ordre » dans une société capitaliste déchirée par ses contradictions et qui tend à l'éclatement. « L'Etat est l'aveu que la société s'empêtre dans une insoluble contradiction avec elle-même » disait Engels. Le développement d'un Etat tentaculaire qui contrôle tous les aspects de la vie économique, politique et sociale est la caractéristique fondamentale du mode d'organisation du capital dans sa phase de décadence, il est la réponse totalitaire de la société capitaliste à sa crise. « Le capitalisme d'Etat est la forme que tend à prendre le capitalisme dans sa phase de déclin » ([2] [38]).
En conséquence, dans la société bourgeoise, le pouvoir se concentre dans les mains de l'exécutif au détriment du pouvoir législatif. Ce phénomène est particulièrement évident durant la première guerre mondiale où les impératifs de la guerre et l'intérêt national n'autorisent pas le débat démocratique au parlement et imposent une discipline absolue à toutes les fractions de la bourgeoisie nationale. Mais, par la suite, cet état de fait va se maintenir et se renforcer. Le parlement bourgeois devient une coquille vide qui ne possède plus aucun rôle décisionnel.
Cette réalité, la 3e internationale la constate à son deuxième congrès. Elle proclame que « le centre de gravité de la vie politique actuelle est complètement et définitivement sorti du parlement », que « le parlement ne peut être en aucun cas, à l'heure actuelle, le théâtre d'une lutte pour des réformes et pour l'amélioration de la situation de la classe ouvrière, comme il arriva à certains moments à l'époque antérieure ». En effet, non seulement, le capitalisme en crise ne peut plus accorder de réformes durables, mais la classe bourgeoise a définitivement perdu son rôle historique de classe du progrès économique et social, toutes ses fractions deviennent également réactionnaires.
De fait, dans ce processus, les partis politiques de la bourgeoisie perdent leur fonction première, celle de représenter, au sein de la vie « démocratique » bourgeoise qui s'exprimait au parlement, les divers groupes d'intérêts, les différents secteurs économiques du capital. Ils deviennent des instruments de l'Etat chargés de faire accepter la politique de celui-ci aux divers secteurs de la société auxquels ils s'adressent. De représentants de la société civile dans l'Etat, les partis deviennent des instruments de l'Etat pour contrôler la société civile. L'unité de l'intérêt global du capital national que représente l'Etat tend à se traduire par le fait qu'en un certain sens, les partis politiques de la bourgeoisie sont devenus des fractions du parti totalitaire étatique. Cette tendance au parti unique va s'exprimer clairement dans les régimes fascistes, nazis ou staliniens. Mais, même là où la fiction du pluralisme se maintient, dans des situations de crise aiguë telle que la guerre impérialiste, la réalité d'un parti hégémonique ou la domination d'un parti unique s'imposent de fait. Ainsi, à la fin des années 1930 et durant la guerre qui suivit, Roosevelt et le parti démocrate aux Etats-Unis, ou en Grande-Bretagne, pendant la deuxième guerre mondiale avec l'« état d'exception », Churchill et la création du Cabinet de guerre. « Dans le contexte du capitalisme d'Etat, les différences qui séparent les partis bourgeois ne sont rien en comparaison de ce qu'ils ont en commun. Tous partent d'une prémisse générale selon laquelle les intérêts du capital national sont supérieurs à tous les autres. Cette prémisse fait que les différentes fractions du capital national sont capables de travailler très étroitement ensemble, surtout derrière les portes fermées des commissions parlementaires et aux plus hauts échelons de l'appareil d'Etat ». ([3] [39]) Les dirigeants des partis et les membres du parlement sont en réalité devenus des fonctionnaires d'Etat.
Ainsi, toute l'activité parlementaire, le jeu des partis perdent leur sens du point de vue des décisions que prend l'Etat au nom de l'intérêt supérieur de la nation, c'est-à-dire du capital national. Ils ne sont plus qu'un paravent destiné à masquer le développement de l'emprise totalitaire de l'Etat sur l'ensemble de la société. Le fonctionnement «démocratique» de la classe dominante, même avec les limites qu'il connaissait au 19e siècle, a cessé d'exister, il est devenu une pure mystification, un mensonge.
Le totalitarisme « démocratique » contre la classe ouvrière
Dans ce cas pourquoi maintenir un tel appareil «démocratique» coûteux et délicat à faire fonctionner, s'il ne correspond plus aux besoins du capital? En fait, toute cette organisation conserve une fonction essentielle à un moment où la crise permanente pousse la classe ouvrière vers des luttes pour la défense de ses conditions de vie et vers une prise de conscience révolutionnaire. Celle de dévoyer le prolétariat de son terrain de classe, de le piéger et de l'empêtrer sur le terrain « démocratique ». Dans cette tâche, l'Etat va bénéficier de l'apport des partis dits « socialistes » après 1914, et «communistes» à partir des années 1930. Partis qui, en trahissant la classe qui les a fait naître, en s'intégrant dans l'appareil de contrôle et de mystification de la bourgeoisie, vont crédibiliser le mensonge «démocratique» aux yeux de la classe ouvrière. Alors qu'au 19e siècle le prolétariat doit lutter pour arracher le droit de voter, au 20e siècle dans les métropoles développées, c'est au contraire une propagande intensive qui est menée par l'Etat «démocratique» pour ramener le prolétariat sur le terrain électoral. Il est même des pays, par exemple la Belgique et l'Italie, où le vote devient obligatoire.
De même, sur le plan des syndicats, alors que la lutte pour des réformes a perdu son sens, les syndicats, qui correspondaient au besoin du prolétariat pour améliorer sa situation dans le cadre de la société capitaliste, perdent leur utilité pour la lutte ouvrière. Mais ils ne vont pas disparaître pour autant. L'Etat va s'en emparer et s'en servir pour mieux contrôler la classe exploitée. Ils vont compléter l'appareil de coercition « démocratique » de la classe dominante.
Mais alors, on peut légitimement se poser la question suivante : si l'appareil de mystification démocratique est si utile à la classe dominante, à son Etat, comment se fait-il que ce mode de contrôle de la société ne se soit pas imposé partout, dans tous les pays ? Il est intéressant de noter à cet égard que les deux régimes qui ont symbolisé le plus clairement le totalitarisme étatique au cours du 20e siècle, ceux de l'Allemagne nazie et de l'URSS stalinienne sont ceux qui se sont bâtis sur l'écrasement le plus profond du prolétariat à la suite de l'échec des tentatives révolutionnaires qui ont marqué l'entrée du capitalisme dans sa décadence. Face à un prolétariat profondément affaibli par la défaite, décimé dans ses forces vives par la répression, la question de son encadrement se pose différemment pour la bourgeoisie. La mystification « démocratique » dans ces conditions n'est guère utile et le capitalisme d'Etat totalitaire peut apparaître sans fard, sans masque. De plus, précisément parce que du strict point de vue du fonctionnement de la machine d'Etat, au début du siècle, l'appareil « démocratique » hérité du 19e siècle est devenu superflu, certains secteurs de la bourgeoisie, reconnaissant cet état de fait, théorisent son inutilité. Le fascisme est une expression de cette tendance. Il faut aussi noter que l'entretien d'une lourde machinerie «démocratique» est non seulement dispendieux, mais réclame aussi un fonctionnement économique adéquat pour le crédibiliser et une classe dominante suffisamment expérimentée pour le manier subtilement. Dans les pays sous-développés, la plupart du temps, ces facteurs ne sont pas réunis et la faiblesse du prolétariat local n'encourage pas la bourgeoisie à mettre en place un tel système ; de fait, les dictatures militaires y abondent. Ceci est la traduction du fait que dans ces pays, la faiblesse de l'économie trouve son expression dans la faiblesse de la bourgeoisie locale et que, dans ce cas, l'armée constitue la structure de l'Etat bourgeois la plus à même de représenter l'intérêt global du capital national et va donc constituer l'ossature de l'appareil d'Etat. Ce rôle a aussi pu être joué par des partis uniques militarisés qui s'inspiraient du modèle stalinien comme en Chine par exemple.
Loin d'être l'expression d'une sorte de perversion face à la pureté « démocratique » du capitalisme, les différentes dictatures et Etats ouvertement totalitaires dont l'existence marque toute l'histoire du 20e siècle sont au contraire la manifestation de la tendance générale à l'emprise totalitaire sur tous les aspects de la vie économique, sociale et politique par le capitalisme d'Etat. En fait, ils montrent la réalité du totalitarisme de l'Etat du capitalisme décadent et permettent de comprendre ce qui se cache derrière le vernis démocratique qui recouvre les agissements de la classe dominante dans les pays développés. Il n'y a pas de différence de nature, ni même une bien grande différence dans le fonctionnement de l'Etat qui se prétend « démocratique » ; simplement cette réalité est bien mieux cachée, occultée.
Lorsqu'en France, dans les années 1930, la même assemblée parlementaire qui a été élue avec le Front populaire, vote les pleins pouvoirs au maréchal Pétain, il ne s'agit pas d'une aberration mais, au contraire, de l'expression limpide de la réalité de l'inanité des prétentions «démocratiques» du jeu parlementaire dans le capitalisme décadent. De même, une fois la guerre finie, l'Etat qui se met en place à la « Libération » est fondamentalement dans la continuité de celui de la collaboration avec l'Allemagne nazie. La police, la magistrature, les oligarchies économiques et même politiques qui s'étaient distinguées par leur zèle collaborationniste, à part quelques rares exceptions utilisées comme victimes expiatoires, restent en place. Il en a été de même en Italie où, comme en France, on estime à 90 % le nombre de responsables de l'Etat qui conservent leur fonction après la chute du régime fasciste.
D'ailleurs, il est aisé de constater que nos « démocraties » ne se sont jamais gênées pour soutenir ou utiliser telle ou telle «dictature» lorsque cela correspondait à leurs besoins stratégiques, ni même d'ailleurs à mettre en place de telles «dictatures». Les exemples ne manquent pas : ainsi les USA en Amérique latine ou bien la France dans la plupart de ses ex-colonies africaines.
L'habileté des vieilles « démocraties » occidentales consiste à utiliser la barbarie et la brutalité des formes les plus caricaturales du capitalisme d'Etat pour masquer le fait qu'elles-mêmes ne font pas exception à cette règle absolue du capitalisme décadent qui est celle du développement du totalitarisme étatique. En fait, seuls les pays capitalistes les plus développés ont les moyens d'entretenir la crédibilité et de manoeuvrer un appareil « démocratique » sophistiqué de mystification et d'encadrement de la classe ouvrière. Dans le monde capitaliste sous-développé, les régimes à apparence « démocratique » sont l'exception et, en général, sont plus le produit d'un soutien efficace d'une puissance impérialiste « démocratique » que l'expression de la bourgeoisie locale. De plus, leur existence est le plus souvent provisoire, soumise aux aléas des fluctuations de la situation internationale. Il faut toute la puissance et l'expérience des fractions les plus anciennes et les plus développées de la bourgeoisie mondiale pour entretenir le grand mensonge du fonctionnement démocratique de l'Etat bourgeois.
Dans sa forme la plus sophistiquée de la dictature du capital qu'est la « démocratie », le capitalisme d'Etat doit parvenir à la gageure de faire croire que règne la plus grande liberté. Pour cela, à la coercition brutale, à la répression féroce doit le plus souvent, lorsque c'est possible, se substituer la manipulation en douceur qui permet d'aboutir au même résultat sans que la victime ne s'en aperçoive. Ce n'est pas là une tâche facile et seules les fractions les plus expérimentées de la bourgeoisie mondiale y parviennent efficacement. Mais pour y parvenir, l'Etat a dû soumettre étroitement à son contrôle l'ensemble des institutions de la société civile. Il a dû développer tout un système tentaculaire, totalitaire.
L'Etat «démocratique» a non seulement organisé tout un système visible et officiel de contrôle et de surveillance de la société, mais il a dédoublé son fonctionnement en tissant une toile de fils occultes qui lui permettent de contrôler et de surveiller les espaces de la société qu'il prétend en dehors de sa compétence. Cela est vrai pour tous les secteurs de la société. Un exemple caricatural est celui de l'information. Un des grands principes dont se vante l'Etat « démocratique » est la liberté de la presse. Il se pose même en garant de la pluralité de l'information. Il est vrai que dans les pays «démocratiques», il existe une presse abondante et le plus souvent une multitude de chaînes de télévision. Mais, à y regarder de plus près, les choses ne sont pas si idylliques. Tout un système administrativo-juridique permet à l'Etat de borner cette « liberté » et de fait, les grands médias sont complètement dépendants de la bonne volonté de l'Etat qui a parfaitement les moyens juridiques et économiques d'étrangler et de faire disparaître un titre de presse. Quant aux grandes chaînes de télévision, leur autorisation d'émettre est directement subordonnée à l'accord de l'Etat. On peut aussi noter que presque partout, l'essentiel des moyens d'« information » sont aux mains de quelques magnats qui, le plus souvent, ont leur fauteuil réservé dans l'antichambre des ministères. On peut même supposer que s'ils bénéficient de cette situation enviable, c'est parce qu'ils ont été mandatés par l'Etat, comme agents d'influence, pour jouer ce rôle. Les grandes agences de presse sont le plus souvent des émanations directes de l'Etat au service de sa politique. Il est parfaitement significatif de constater comment, durant la guerre du Golfe, l'ensemble de la presse «libre» occidentale s'est mise au garde-à-vous pour raconter les gros mensonges de la propagande guerrière, filtrer les nouvelles et manoeuvrer l'opinion au mieux des besoins de « son » impérialisme. A ce moment-là, il n'y avait guère de différence entre la conception « démocratique » de l'information et celle tant vilipendée de la « dictature » stalinienne, ou de celle que, de son côté, imposait Saddam Hussein. Elle ne faisait qu'un avec la plus vile propagande, et les fiers journalistes occidentaux, ces remparts des «libertés», étaient servilement aux ordres, le doigt sur la couture du pantalon, faisant docilement vérifier leurs informations par l'armée avant de les publier. Par souci d'objectivité, sans doute !
Ce gigantesque appareil étatique «démocratique» trouve sa justification, dans les pays développés, dans le besoin vital pour la classe dominante de contrôler les plus grandes concentrations prolétariennes de la planète. Même si la mystification démocratique est un aspect essentiel de la propagande impérialiste des grandes puissances occidentales, il n'en reste pas moins que c'est sur le plan social, du contrôle du prolétariat et de la population en général, qu'elle trouve sa principale justification. C'est d'ailleurs dans ce but d'encadrement social que sont menées les grandes manoeuvres pour lesquelles l'Etat « démocratique » utilise toutes ses ressources de propagande et de manipulation. Une des occasions où l'Etat fait manoeuvrer le plus pleinement son lourd appareil « démocratique » est la grand messe électorale dans laquelle, périodiquement, les «citoyens» sont invités à communier. Les élections, alors qu'elles ont perdu tout sens du point de vue du fonctionnement de l'Etat totalitaire, restent une arme de choix pour atomiser la classe ouvrière dans le vote individualisé, pour dévoyer son mécontentement sur un terrain stérile et crédibiliser l'existence de la « démocratie ». Ce n'est pas par hasard si les Etats « démocratiques » mènent aujourd'hui une lutte acharnée contre l'abstentionnisme et la désaffection des partis, car la participation des ouvriers aux élections est essentielle à la perpétuation de l'illusion démocratique. Cependant, même si la représentation parlementaire n'est plus d'aucune importance pour le fonctionnement de l'Etat, il n'en reste pas moins essentiel que le résultat des élections soit conforme aux besoins de la classe dominante afin d'utiliser au mieux le jeu trompeur des partis et d'éviter leur usure prématurée. Notamment, les partis dits « de gauche » ont un rôle spécifique d'encadrement de la classe ouvrière et leur place vis-à-vis des responsabilités gouvernementales est déterminante dans leur capacité à jouer leur rôle mystificateur et donc à encadrer efficacement la classe ouvrière. Par exemple, il est évident qu'à un moment où ce qui est à l'ordre du jour, quand la crise s'accélère, c'est l'austérité, la gauche au pouvoir perd énormément de sa crédibilité pour prétendre défendre les intérêts de la classe ouvrière et est fort mal placée pour encadrer le prolétariat sur le terrain des luttes. Manipuler les élections pour obtenir le résultat souhaité est donc extrêmement important pour l'Etat. Pour réussir cela, l'Etat a mis en place tout un système de sélection des candidatures, au travers de règles, de lois qui permettent d'éviter des candidats surprises. Mais là, ce n'est pas dans cet aspect officiel qu'est l'essentiel. La presse aux ordres oriente les choix par un martelage idéologique intense. Le jeu subtil des alliances entre partis, les candidatures manipulées pour les besoins de la cause permettent, le plus souvent, d'obtenir finalement le résultat souhaité et la majorité gouvernementale désirée. C'est un constat banal aujourd'hui que, quels que soient les résultats électoraux, c'est finalement toujours la même politique anti-ouvrière qui est menée. L'Etat « démocratique » parvient à conduire sa politique indépendamment des élections qui sont organisées à cadence accélérée. Les élections sont une pure mascarade.
En dehors des élections qui sont la pierre de touche de l'auto-justification «démocratique» de l'Etat, il est beaucoup d'occasions où celui-ci manoeuvre son appareil pour assurer son emprise. Face aux grèves par exemple : dans chaque lutte qu'elle mène sur son terrain, la classe ouvrière voit se dresser face à elle l'ensemble des forces de l'Etat : presse, syndicats, partis politiques, forces de répression, parfois provocations du fait de la police ou d'autres organismes moins officiels, etc.
Ce qui distingue fondamentalement l'Etat « démocratique » des « dictatures », ce ne sont donc pas finalement les moyens employés qui tous sont basés sur l'emprise totalitaire de l'Etat sur la société civile, mais la subtilité et l'efficacité avec lesquels ils sont employés. Cela est particulièrement net sur le plan électoral. Souvent, les « dictatures », elles aussi, cherchent dans des élections ou des référendum une légitimité, mais la pauvreté de leurs moyens fait qu'elles ne sont qu'une caricature de ce que sont capables d'organiser les riches pays industrialisés. Mais il n'y a pas de différence de fond. La caricature ne fait que montrer, à traits forcés, la vérité du modèle. La « démocratie » bourgeoise n'est que la dictature « démocratique » du capital.
L'envers du décor de l'Etat « démocratique »
Alors que la bourgeoisie durant la période ascendante du capitalisme pouvait appuyer sa domination de classe sur la réalité du progrès dont son système était porteur pour l'humanité, dans la période de décadence, cette base non seulement a disparu, mais le capitalisme ne peut plus apporter que la misère d'une crise économique permanente et la barbarie meurtrière du déchaînement de conflits impérialistes à répétition. La classe dominante ne peut plus assurer sa domination de classe et la perpétuation de son système obsolète que par la terreur et le mensonge. Cette réalité va déterminer une évolution en profondeur de la vie interne de la classe dominante et se concrétiser dans l'activité de l'appareil d'Etat.
La capacité de l'Etat, d'une part, à imposer sa force militaire et répressive, et d'autre part, à rendre ses mensonges crédibles, et corollairement à conserver ses secrets, devient l'un des facteurs déterminants de sa capacité à gérer la situation.
Dans cette situation, les secteurs de la bourgeoisie qui vont se hisser dans la hiérarchie de l'Etat sont naturellement ceux qui sont spécialisés dans l'emploi de la force, de la propagande mensongère, de l'activité secrète et dans les manoeuvres tordues de toutes sortes. En clair cela donne l'armée, la police, les services secrets, les clans et sociétés secrètes et les maffias gangsteristes.
Les deux premiers secteurs ont, de tout temps, joué un rôle important dans l'Etat dont ils étaient des piliers indispensables. Nombre de généraux ont ainsi marqué la vie politique de la bourgeoisie au 19e siècle Mais à cette époque, il faut déjà noter que leur arrivée près du centre ou au centre même du pouvoir d'Etat, était le plus souvent le produit de situations d'exception, de difficultés particulières dans la vie du capital national, comme avec la guerre de Sécession aux USA. Cette tendance militariste n'exprimait pas le moins du monde la tendance démocratique de la vie politique bourgeoise, comme sous Napoléon ni en France. Aujourd'hui, il est tout à fait caractéristique qu'une très grande proportion des chefs d'Etat des pays sous-développés soit des militaires et même dans les «démocraties» occidentales, il y ait eu des Eisenhower et des Haig aux USA, ou un De Gaulle en France.
L'accession de responsables de services secrets au pouvoir est par contre un phénomène typique de la période de décadence qui traduit bien les préoccupations présentes de la bourgeoisie et le fonctionnement interne des plus hautes sphères de l'Etat. Ce fait est particulièrement visible, encore une fois, à la périphérie du capitalisme, dans le monde sous-développé. Le plus souvent les généraux qui s'y emparent des présidences, sont les chefs des services secrets de l'armée et, très fréquemment, lorsqu'une personnalité civile accède à la tête de l'Etat, il est intéressant de constater, qu'auparavant, elle a fait sa carrière à la direction des services secrets « civils » ou de la police politique.
Mais cet état de fait n'est pas l'exclusivité des pays sous-développés d'Afrique, d'Asie ou d'Amérique latine. En URSS, Andropov était le patron du KGB, Gorbatchev en avait été un responsable et l'actuel président de Géorgie, Chevardnadze en est un ancien général. Particulièrement significatif est l'exemple de Bush aux USA, « le pays le plus "démocratique" du monde ». Il était un ancien directeur de la CIA. Et ce ne sont là que les exemples les plus connus. Il n'est pas de notre ressort, ni de nos moyens -d'ailleurs tel n'est pas notre but - de dresser une liste exhaustive, mais il serait cependant intéressant de noter la quantité impressionnante de responsables politiques, de ministres, de parlementaires qui, avant d'occuper ces «honorables» fonctions, ont fait leurs classes dans un service secret d'une sorte ou d'une autre.
La multiplication de polices parallèles, de services tous plus secrets les uns que les autres, d'officines occultes de toutes sortes est un aspect particulièrement saillant de la vie sociale dans les pseudo-démocraties d'aujourd'hui. Cela trahit les besoins et la nature des activités de l'Etat. Sur le plan impérialiste bien sur : espionnage, provocation, chantage, assassinats, manipulations de toutes sortes sur le plan international, pour la défense des intérêts impérialistes nationaux, sont devenus monnaie courante. Mais cela n'est que l'aspect « patriotique » le plus «avouable» de l'activité des services secrets. C'est sur le plan intérieur que cette activité occulte de l'Etat s'est certainement le plus développée. Fichage systématique de la population, surveillance des individus, développement des écoutes téléphoniques «officielles» et clandestines, provocations de toutes sortes destinées à manoeuvrer l'opinion publique, infiltration de tous les secteurs de la société civile, financements occultes, etc., la liste est longue des activités pour lesquelles l'Etat a recruté une main-d'oeuvre abondante et qui sont menées dans le secret afin de ne pas entacher le mythe de la « démocratie » Pour exécuter ces tâches délicates l'Etat a recruté le ban et l'arrière-ban de la société, les services des diverses maffias ont été appréciés et la distinction entre gangster et agent secret s'est faite de plus en plus floue car ces spécialistes du crime ont su, à l'occasion, vendre au mieux leurs compétences et rendre d'appréciables services. Depuis de nombreuses années, l'Etat a investi les divers réseaux d'influence qui existaient dans la société, sociétés secrètes, maffia, sectes, pour les mettre au service de sa politique internationale et nationale, permettant du même coup leur ascension au sein des sphères dirigeantes. De fait l'Etat «démocratique» fait exactement la même chose que les « dictatures » qu'il dénonce, mais plus discrètement. Les services secrets sont non seulement au coeur de l'Etat, mais ils sont aussi ses antennes au sein de la société civile.
Parallèlement à ce processus qui a permis la progression, au sein de l'Etat, de fractions de la bourgeoisie dont le mode d'existence était basé sur le secret, l'ensemble du fonctionnement de l'Etat s'est occulté. Derrière l'apparence gouvernementale, les centres de décisions sont devenus invisibles. Nombre de ministres n'ont pas de pouvoir réel et sont là pour amuser la galerie. Cette tendance a trouvé une expression cynique avec le président Reagan dont les piètres talents d'acteur lui ont permis de parader sur la scène médiatique, mais dont le rôle n'était certainement pas de définir des orientations politiques. Pour cela d'autres centres de décision existent qui sont, la plupart du temps, ignorés du grand public. Dans un monde où les médias de propagande idéologique ont pris une importance grandissante, la qualité qui est devenue de plus en plus essentielle pour un homme politique est de bien savoir parler, de bien « passer » à la télévision. Parfois cela seul suffit pour faire carrière. Mais derrière les «bêtes de scène» politiques chargées de donner figure humaine à l'Etat, se cachent une multitude de comités, officines, lobbies animés par des éminences grises couleur muraille, le plus souvent inconnus du public et qui, par-delà les fluctuations gouvernementales, assurent la continuité de la politique étatique et donc la réalité du pouvoir.
Ce fonctionnement de plus en plus dissimulé de l'Etat ne signifie pas pour autant que les divergences, les antagonismes d'intérêts ont disparu au sein de la classe dominante. Au contraire, avec la crise mondiale qui s'approfondit, les divisions s'exacerbent au sein même de chaque bourgeoisie nationale. De manière évidente, des fractions se cristallisent sur le choix des alliances impérialistes. Mais là n'est pas le seul facteur de division au sein de la classe bourgeoise. Les choix économiques, l'attitude à adopter face à la classe ouvrière sont autant de motifs qui cristallisent des débats et des désaccords, et aussi, bien sûr, le sordide intérêt pour la puissance et le pouvoir, source de richesse, au-delà de réelles divergences d'orientation, est une source permanente de conflits entre les différents clans de la classe dominante. Ces divergences au sein de celle- ci ne trouvent plus tant leur expression sur le plan de la division en partis politiques, c'est-à-dire à un niveau visible, qu'au travers de la formation de cliques qui cohabitent à tous les échelons de l'Etat et dont l'existence est cachée au commun des mortels. La guerre que se mènent ces clans pour gagner une influence au sein de l'appareil d'Etat est sévère et pourtant, le plus souvent, elle n'apparaît pas au grand jour. De ce point de vue, là encore, rien ne distingue les « dictatures » des « démocraties ». Fondamentalement, la guerre pour le pouvoir se mène en dehors de la connaissance du plus grand nombre.
La situation actuelle de crise économique exacerbée, de bouleversement des alliances à la suite de l'effondrement du bloc de l'Est pousse à l'exacerbation des rivalités et de la guerre que se mènent les clans capitalistes au sein de l'Etat. Les divers scandales, les « suicides » à répétition d'hommes politiques et d'hommes d'affaires qui émaillent de plus en plus l'actualité depuis quelques années sont la manifestation visible de cette guerre de l'ombre qui s'exacerbe entre les divers clans de la bourgeoisie. La multiplication des « affaires » est une occasion qui permet d'avoir un aperçu de la réalité du fonctionnement réel de l'Etat par-delà l'écran de fumée « démocratique ». La situation en Italie est à cet égard particulièrement révélatrice. L'affaire de la Loge P2, l'affaire Gladio, les scandales maffieux et les scandales de la corruption des hommes politiques illustrent de manière exemplaire la réalité du cadre de compréhension de la réalité totalitaire du fonctionnement de l'Etat «démocratique» que nous avons abordé dans cet article. L'exemple concret de l'Italie constituera l'ossature de la seconde partie de cet article.
JJ.
Articles de référence : Brochure : « La décadence du capitalisme », Revue Internationale n° 31 : « Machiavélisme, conscience, unité de la bourgeoisie », Revue Internationale n° 66 : « Les massacres et les crimes des 'Grandes Démocraties' ».
Quelle méthode ? Quelles perspectives pour le rapprochement des organisations révolutionnaires ?
Au moment où une nouvelle reprise de la combativité prolétarienne se développe internationalement, posant avec encore plus d'acuité la question d'une plus grande unité au sein du milieu révolutionnaire, il est important que les organisation révolutionnaires sachent tirer un bilan de ce qui a été fait dans ce domaine au cours des dernières années, et qu'elles en tirent des leçons pour le futur.
L'objet de cet article est de contribuer à cet effort. Il s'attache plus particulièrement à la critique de l'expérience du BIPR. Nous le faisons non pas dans un esprit de « concurrence » mais de sincère et fraternelle confrontation. Notre objectif n'est pas de critiquer des pratiques et habitudes du BIPR en soi, mais d'illustrer, à travers les difficultés de cette organisation, les erreurs à ne pas commettre.
Au cours des deux dernières années, quelque chose a commencé à bouger au sein du milieu politique prolétarien : une certaine conscience a commencé à émerger - même si c'est de façon très sporadique et hésitante - du fait que les révolutionnaires doivent se rassembler s'ils veulent être à la hauteur de leurs responsabilités.
L'Appel du CCI
En 1991, le 9e congrès du CCI publiait un Appel au milieu politique prolétarien. Il s'agissait d'un appel au combat contre le sectarisme qui pèse au sein de ce milieu et un encouragement à voir dans ce combat une question vitale pour la classe ouvrière.
Il traduisait lui même les frémissements d'un premier changement d'ambiance dans le milieu politique prolétarien.
«A la place du total isolement sectaire, nous trouvons aujourd'hui dans les différents groupes une plus grande disposition à exposer leurs critiques réciproques dans la presse ou dans les réunions publiques. Il existe en plus un appel explicite des camarades de Battaglia Comunista à surmonter la dispersion actuelle, appel dont nous partageons en grande partie les arguments et les buts. Il existe enfin - et ce doit être encouragé au maximum - une poussée contre l'isolement sectaire, qui vient d'une nouvelle génération d'éléments que le tremblement de terre de ces deux dernières années pousse vers les positions de la gauche communiste et qui restent pantois devant l'extrême dispersion dont ils n'arrivent pas à comprendre les raisons politiques. »
(...)
«Aujourd'hui, l'hypothèque que le capitalisme en décomposition fait peser sur la classe ouvrière est la perte de son unité de classe, à travers mille affrontements fratricides, des sables du Golfe aux frontières de la Yougoslavie. C'est pour cela que la défense de cette unité est une question de vie ou de mort pour notre classe. Mais quelle espérance pourrait désormais avoir le prolétariat de maintenir cette unité, si son avant-garde consciente elle-même, renonçait à combattre pour son unification ? Qu'on ne vienne pas nous dire que c'est un 'embrassons-nous tous', un 'escamotage opportuniste des divergences', un appel à une 'unité indifférenciée au mépris des principes'. Rappelons-nous que ce fut justement la participation aux discussions de Zimmerwald qui permit aux bolcheviks de réunir la Gauche de Zimmerwald, embryon de la future Internationale communiste et de la séparation définitive avec les sociaux-démocrates. »
L'appel poursuivait :
« Il ne s'agit pas de cacher les divergences pour rendre possible un 'mariage' entre groupes, mais de commencer à exposer et à discuter ouvertement des divergences qui sont à l'origine de l'existence des différents groupes.
Le point de départ, c'est de systématiser la critique réciproque des positions dans la presse. Cela peut paraître une banalité, mais il y a encore des groupes révolutionnaires qui, dans leur presse, font semblant d'être seuls au monde.
Un autre pas qui peut être fait immédiatement, c'est de systématiser la présence et l'intervention aux réunions publiques des autres groupes.
Un pas plus important est la confrontation des positions dans des réunions publiques, convoquées conjointement par plusieurs groupes, face à des événements d'une importance particulière, comme la guerre du Golfe. »
Des petits pas
Notre appel n'a rencontré aucune réponse explicitement favorable de la part des autres organisations prolétariennes. Et pourtant, quelques petits pas ont été réalisés ici et là :
- le groupe bordiguiste, qui publie Il comunista et Le prolétaire, a publié des polémiques ouvertes avec d'autres organisations bordiguistes et avec BC ;
- la Communist Workers Organisation (CWO) de Grande-Bretagne, à ouvert les pages de sa presse à d'autres groupes, a participé avec d'autres groupes à un cercle de discussion dans le nord de l'Angleterre, et a pris récemment l'initiative, peu fréquente, d'inviter le CCI à une réunion de lecteurs à Londres ;
- au cours des deux dernières années, le BIPR (Bureau international pour le parti révolutionnaire), formé par BC et la CWO, en 1984, a ouvert ses stands aux publications du CCI au cours de la fête annuelle du groupe Lutte ouvrière à Paris ([1] [44]) ;
- BC a publié BC Inform une publication restreinte destinée à l'information des groupes prolétariens internationalement ;
- plusieurs groupes prolétariens à Milan (y compris BC, Programma et le CCI) ont participé ensemble dans une action de dénonciation à l'occasion de la visite de Ligatchev (ancien membre du Polit-Bureau de 1’URSS) invité par des staliniens locaux. Même si de fortes critiques peuvent être faites à cette action, elle n'en traduisit pas moins une volonté de rompre l'isolement. Une volonté qui se concrétisa à nouveau peu de temps après par la participation des mêmes groupes à une journée d'exposition débat de la presse internationaliste.
Ces initiatives constituent sans aucun doute des pas dans la bonne direction. Mais ces derniers sont-ils suffisants pour nous permettre de penser que le milieu politique prolétarien est véritablement en train de se donner les moyens d'assumer ses responsabilités au niveau qu'exige la gravité de la situation ? Nous ne pensons pas que ce soit le cas.
En réalité, même si nous considérons bienvenue la nouvelle « ouverture » des groupes prolétariens, nous sommes forcés de constater qu'il s'agit plutôt d'une réponse empirique à la nouvelle situation mondiale que d'une véritable réévaluation fondée sur une analyse en profondeur.
La nécessité d'une méthode
Le regroupement des révolutionnaires ne peut se faire au hasard. Il exige une méthode consistante, fondée sur l'ouverture au débat, combinée avec une rigoureuse défense des principes.
Une telle méthode doit éviter deux dangers :
- d'une part, tomber dans le « débat pour le débat », dans des bavardages académiques où chacun dit ce qu'il veut sans se soucier de créer une dynamique vers des actions communes ;
- d'autre part, croire qu'il serait possible d'entreprendre un « travail commun » sur une base purement « technique », sans clarté préalable sur les principes, clarté qui ne peut être atteinte que par le débat ouvert.
Un manque de méthode peut être excusé chez de jeunes groupes qui manquent d'expérience du travail révolutionnaire. Ce n'est pas le cas pour des organisations qui se réclament de l'héritage de la Gauche italienne et de l'Internationale communiste. Or, lorsqu'on se penche sur l'histoire du BIPR on ne peut que constater, premièrement, qu'il n'y a aucune méthode solide de regroupement des révolutionnaires, deuxièmement, que le manque de méthode a stérilisé les efforts réalisés.
Si nous critiquons le BIPR, nous n'en tirons pour autant aucune satisfaction. Nous avons et avons eu nos propres difficultés, en particulier au cours des années 1980. Nous ne sommes que trop conscients de la terrible fragilité de l'ensemble du milieu révolutionnaire aujourd'hui, surtout si l'on compare cette faiblesse avec les énormes responsabilités qui sont aujourd'hui celles de la classe ouvrière et de ses organisations politiques. Si nous nous penchons sur les défauts du mouvement, par le passé et actuellement, c'est pour les dépasser et ainsi mieux nous préparer à affronter l'avenir. Les révolutionnaires n'étudient pas l'histoire de leur classe à la recherche de « recettes » ou de « formules magiques », mais pour tirer profit de cette expérience historique en vue d'affronter les problèmes du présent. Quelques fois ils peuvent oublier qu'ils font eux-mêmes partie de cette histoire. Après tout, Battaglia Comunista existe depuis au moins 1952, et le CCI constitue déjà l'organisation politique prolétarienne qui a vécu le plus longtemps en tant que corps internationalement organisé et centralisé, dans l'histoire de la classe ouvrière. Les Conférences internationales tenues à la fin des années 70 ont leur place dans l'histoire du prolétariat, tout comme celles de Zimmerwald ou de Kienthal. L'histoire du milieu prolétarien depuis ces Conférences n'est pas une question « d'intérêt archéologique » comme l'a affirmé BC (Workers'Voice, n° 62). Cette période a constitué en réalité un terrain d'expérimentation pratique des différentes conceptions de l'intervention et du regroupement qui se sont exprimées au cours de ces Conférences.
Le prolétariat a une tâche historique à accomplir : le renversement du capitalisme et la construction de la société communiste. Pour mener à bien cette tâche, il ne dispose que de deux armes : sa conscience et son unité. Il en découle pour les révolutionnaires une double responsabilité : intervenir dans la classe ouvrière pour défendre le programme communiste, et travailler en vue du regroupement des révolutionnaires comme une expression de l'unité de la classe.
Nous n'avons pas à hésiter sur l'objectif d'un tel regroupement : la formation du parti mondial communiste, la dernière internationale, sans laquelle la victoire d'une révolution communiste est impossible.
Le travail de regroupement a plusieurs facettes, liées entre elles mais distinctes :
- l'intégration d'individus militants au sein des organisations communistes, le principe de l'action prolétarienne étant celui de l'action collective et organisée sur la base d'un engagement commun à la cause communiste ;
- les organisations des pays au centre du capitalisme, où l'expérience historique du prolétariat est la plus importante, ont une responsabilité particulière vis-à-vis des groupes qui surgissent dans les pays de la périphérie dans les pires conditions de précarité et d'isolement politique ; ces groupes ne peuvent survivre et contribuer à l'unification mondiale de la classe ouvrière qu'en brisant leur isolement et en s'intégrant dans un mouvement plus large ;
-enfin, toutes les organisations communistes, et surtout celles qui ont une filiation historique avec les organisations de la classe ouvrière dans le passé, ont la responsabilité de montrer à leur classe qu'il y a une différence fondamentale, une frontière de classe, entre les groupes et organisations qui défendent fermement les principes internationalistes, d'une part, et les partis « socialistes » ou « communistes » dont la seule fonction est de renforcer l'emprise de la bourgeoisie sur les exploités, d'autre part. En d'autres termes, les communistes doivent clairement définir et défendre le milieu politique prolétarien.
Si nous voulons que les efforts encore hésitants faits aujourd'hui aboutissent à quelque chose, cela ne pourra être fait que sur la base d'un abandon du manque de méthode, des attitudes opportunistes et du sectarisme dont le BIPR a fait preuve depuis sa formation en 1984.
Les Conférences internationales de la Gauche communiste
On ne peut dans cet article reprendre l’histoire détaillée des Conférences internationales ([2] [45]). Mais nous devons en rappeler quelques éléments.
La première Conférence appelée par BC ([3] [46]) se tint à Milan, en mai 1977 ; la deuxième à Paris, en novembre 1978 ; la troisième également.à Paris, en mai 1980. Outre BC, la CWO et le CCI, y participèrent plusieurs groupes se situant sur le terrain de la Gauche communiste ([4] [47]).
Les critères pour participer aux Conférences, tels qu'ils furent définis, puis précisés, lors des deux premières Conférences, étaient les suivants :
«-Reconnaissance de la révolution d'Octobre comme révolution prolétarienne ;
-Reconnaissance de la rupture avec la social-démocratie effectuée par le premier et le deuxième congrès de l'IC ;
- Rejet sans réserve du capitalisme d'Etat et de l'autogestion ;
- Rejet de tous les partis communistes et socialistes en tant que partis bourgeois ;
- Orientation vers une organisation de révolutionnaires qui se réfère à la doctrine et à la méthodologie marxiste comme science du prolétariat ;
- Reconnaissance du refus de l'encadrement du prolétariat derrière, et sous une forme quelconque, les bannières de la bourgeoisie. » ([5] [48])
Le CCI soutenait l'idée des Conférences telles qu'elles avaient été proposées par la lettre initiale de BC:
« Dans une situation telle que celle que nous vivons, où la dynamique des choses progresse beaucoup plus vite que la dynamique du monde des hommes, la tâche des forces révolutionnaires est d'intervenir dans les événements par un retour à la volonté réalisatrice sur le terrain où elle a pris naissance et qui est propre aujourd'hui à l'accueillir. Mais la Gauche communiste faillirait à sa tâche si elle ne se donnait pas des armes efficaces du point de vue de la théorie et de la pratique politique, c'est-à-dire :
a) avant tout, sortir de l'état d'infériorité et d'impuissance où l'ont menée le provincialisme de querelles culturelles empreintes de dilettantisme, l'infatuation incohérente qui ont pris la place de la modestie révolutionnaire, et surtout l'affaiblissement du concept de militantisme compris comme sacrifice dur et désintéressé ;
b) établir une base programmatique historiquement valable, laquelle est, pour notre parti, l'expérience théorico-pratique qui s'est incarnée dans la révolution d'Octobre et, sur le plan international, l'acceptation critique des thèses du 2e congrès de l'IC ;
c) reconnaître que l'on ne parvient ni à une politique de classe, ni à la création du parti mondial de la révolution, ni d'autant moins à une stratégie révolutionnaire si l'on ne décide pas d'abord de faire fonctionner, dès à présent, un Centre international de liaison et d'information qui soit une anticipation et une synthèse de ce que sera la future Internationale, comme Zimmerwald, et plus encore Kienthal, furent l'ébauche de la 3e Internationale. » ([6] [49])
« La Conférence devra indiquer aussi comment et quand ouvrir un débat sur des problèmes par exemple tels que le syndicat, le parti et tant d'autres qui divisent actuellement la Gauche communiste internationale, ceci, si nous voulons qu'elle se conclue positivement et représente un premier pas vers des objectifs plus vastes et vers la formation d'un front international des groupes de la Gauche communiste qui soit le plus homogène possible, si nous voulons enfin sortir de la tour de Babel idéologique et politique et d'un ultérieur démembrement des groupes existants. » ([7] [50])
BC donnait à la Conférence des objectifs qui allaient encore plus loin : «... nous retenons que la gravité de la situation générale... impose des prises de position précises, responsables et surtout en accord avec une vision unitaire des différents courants au sein desquels se manifeste internationalement la Gauche communiste... » ([8] [51])
Cependant, au cours des Conférences, le moins qu'on puisse dire c'est que BC n'a pas brillé par sa cohérence. Loin de défendre la nécessité de «prises de position précises, responsables » BC a systématiquement refuse la moindre prise de position commune : « Nous sommes opposés, par principe, à des déclarations communes, car il n'y a pas d'accord politique. » (Intervention de BC à la 2e Conférence) ([9] [52]); «Ce n'est pas le plus ou moins grand nombre de groupes signant la résolution (sur la situation internationale, proposée par le CCI) qui donnera à celle-ci un plus ou moins grand poids dans la classe » (Intervention de BC à la 3e Conférence).
Il vaut la peine de rappeler que la 3e Conférence se tint peu de temps après l'invasion de l'Afghanistan par l’URSS, et que tous les groupes participants étaient d'accord sur la nature impérialiste de ce pays, l'inévitabilité de la guerre sous le capitalisme, et sur la responsabilité du prolétariat comme seule force capable de faire reculer la marche vers la guerre. Tous ces points d'accord étaient certainement suffisants pour marquer clairement la séparation entre la Gauche communiste et les trotskistes, les staliniens, les socialistes et les divers «démocrates» qui demandaient aux travailleurs d'appuyer un des deux camps dans la confrontation entre les blocs impérialistes des USA et de l'URSS en Afghanistan. ([10] [53])
Suite à l'échec des Conférences, BC pouvait écrire en 1983: «Les Conférences ont rempli leur tâche essentielle qui était de créer un climat de confrontation et de débat au niveau international au sein du camp prolétarien (...) nous les considérons comme des instruments de classification et de sélection politique au sein du camp révolutionnaire ». ([11] [54])
Mais qu'est-il advenu du «Centre international de liaison et d'information » ? Où est le «front international des groupes de la Gauche communiste » ?
Le Bureau international pour le parti révolutionnaire
Evidemment, tout le monde peut changer d'avis, même une «force de direction sérieuse », comme aime à se qualifier BC. Après avoir défini un « camp révolutionnaire » de groupes sérieux (en fait réduit à eux-mêmes), situé au sein d'un « camp prolétarien » (qui, entre autres, inclut le CCI, merci), BC et la CWO avaient décidé de convoquer une 4e Conférence internationale et de fonder le BIPR.
Au cours d'une de ses dernières interventions dans la 3e Conférence BC déclara :
« Nous voulons aller à une quatrième Conférence qui soit un lieu de travail et non de simple discussion... Travailler ensemble c'est reconnaître un terrain commun. Par exemple, un travail commun ne peut être entrepris qu'avec des groupes qui reconnaissent la nécessité de créer des groupes ouvriers d'avant-garde, s'organisant sur une plate-forme révolutionnaire. »
Dans Revolutionary Perspectives n° 18, la CWO a aussi annoncé son intention de «développer des discussions et un travail commun en vue du regroupement de la CWO avec le PCInt (BC). Ceci ne veut pas dire que nous soyons proches de la fin d'un tel processus, ni non plus que des questions seront mises de côté ou oubliées, mais notre récente coopération à la 3e Conférence nous rend optimistes quant à la réalisation d'une conclusion positive. » On proclama donc la nécessité d'une 4e Conférence internationale qui « ne reproduise pas les limitations de ses précédentes mais qui constitue la condition préliminaire pour rendre possible un travail politique commun à une échelle internationale. »
Peu de temps après fut constitué le BIPR. La quatrième Conférence s'était tenue et avait abouti a un fiasco total. ([12] [55]) Depuis lors l'expérience n'a pas été recommencée. Cependant, le premier numéro de la revue du BIPR, Communist Review, constatait que : « Dans les Conférences, les groupes et organisations appartenant au camp politique prolétarien se rencontrent, convergent et se confrontent ». La plat-forme du Bureau devait représenter « un moment dans la synthèse des plates-formes des groupes au niveau national ».
Quelle est la situation neuf ans plus tard ? Les Conférences internationales sont restées lettre morte. Il n'y pas eu de regroupement entre BC et la CWO. Qui plus est, et d'après ce qui ressort de leur presse, il n' y a même pas eu de discussion entre eux pour résoudre leurs divergences, par exemple sur la question syndicale ou parlementaire. Les camarades français du BIPR, qui en 1984 avaient « l'intention de jeter les bases d'une reconstruction organisationnelle du mouvement révolutionnaire sur les positions organiques mises en avant par le BIPR », ont disparu sans laisser de trace. Le seul autre groupe qui a rejoint le BIPR, Lai Pataka, en Inde, a sombré dans un fatras de diatribes anti-BIPR, et a, lui aussi, disparu.
Les treize années depuis la 3e Conférence ont violemment mis à l'épreuve le milieu prolétarien : beaucoup de forces militantes, dont la classe ouvrière a tant besoin, se sont évaporées. Il suffit de regarder ce que sont devenus la plupart des groupes participant aux Conférences (y compris ceux qui ne le firent qu'épistolairement) : Forbundet Arbetarmakt (Suède), l'Eveil internationaliste (France), l'Organisation communiste révolutionnaire internationaliste d'Algérie ont disparu. Le Groupe communiste internationaliste (GCI) s'est rapproché du gauchisme avec ses ambiguïtés sur l'appui à « Sentier lumineux ». Les Nuclei Comunisti Internazionalisti (NCI), à travers les diverses mutations qui les ont amenés à la constitution de l'OCI, se sont jetés dans le camp de la bourgeoisie pendant la guerre du Golfe en appuyant l'Irak. Le FOR, Ferment ouvrier révolutionnaire, se délite.
La disparition de certains de ces groupes traduisait certainement la nécessité d'une inévitable décantation. Et il ne saurait être question de refaire l'histoire avec des « si », il n'en demeure pas moins que l'échec des Conférences signait la disparition d'un lieu où la Gauche communiste pouvait se définir elle-même et affirmer sa nature révolutionnaire face aux multiples variétés de gauchisme. Pour les nouveaux groupes à la recherche d'une cohérence, ce fut la disparition d'un solide point de repère qui aurait été utile dans la tempête idéologique de la décomposition du capitalisme. Aujourd'hui, les groupes qui surgissent sans pouvoir s'identifier complètement avec les positions politiques des organisations existantes au sein de la Gauche communiste, sont condamnés à un isolement quasi-total, avec tout ce que cela entraîne, en termes de stagnation politique, de démoralisation et d'ouverture à l'infiltration de l'idéologie bourgeoise et petite-bourgeoise.
Le BIPR a été
incapable de fournir une alternative aux Conférences. Celles-ci sont restées
au niveau de projets. Il n'en est toujours rien du regroupement annoncé entre
la CWO et BC.
Le BIPR en Inde
Si l'on veut comprendre pourquoi le BIPR n'est pas parvenu à mener à bien un seul regroupement solide, il est utile de jeter un coup d'oeil à la tentative d'intégration du groupe indien Lai Pataka dans le BIPR.
Le BIPR s'est toujours fait des illusions sur la possibilité de regroupement avec des organisations ayant leurs origines dans le camp ennemi, et plus particulièrement dans le gauchisme. Ces illusions sont elles-mêmes liées à une attitude ambiguë, dont BC n'est jamais parvenue à se défaire, envers les mouvements de masses sur un terrain non-prolétarien. Au cours de la 2e Conférence, BC avait pu dire que la tâche des communistes est « d'être en tête des mouvements de libération nationale » et « de travailler dans le sens d'un clivage de classe au sein du mouvement, et non de le juger de l'extérieur ». Ces positions ont été reprises dans les thèses sur Les tâches des communistes dans la périphérie du capitalisme. La conclusion en est la suivante :
« Dans ces pays (de la périphérie), la domination du capital ne s'étend pas encore à toute la société, le capital n'a pas soumis l'ensemble de la collectivité aux lois de l'idéologie du capital comme il l'a fait dans les pays centraux. Dans les pays de la périphérie, l'intégration politique et idéologique des individus dans la société capitaliste ne constitue pas un phénomène de masse comme dans les pays centraux, parce que l'individu exploité, frappé par la misère et l'oppression, n'est pas encore l'individu citoyen des formations capitalistes d'origine. Cette différence avec les pays centraux rend possible l'existence d'organisations communistes de masse dans la périphérie. (...) Ces 'meilleures' conditions impliquent la possibilité d'organiser des masses de prolétaires autour du parti prolétarien. » ([13] [56])
Nous avons toujours dit que c'est une erreur fatale de croire que les communistes peuvent, d'une façon ou d'une autre, «prendre la tête » de mouvements de libération nationale, de luttes nationalistes révolutionnaires, ou quel que soit le nom que l'on donne à ces luttes de « nations ». De telles luttes sont, en fait, une attaque directe contre la conscience du prolétariat, parce qu'elles noient la seule classe révolutionnaire dans la masse du « peuple », un danger particulièrement important dans les pays périphériques, où le prolétariat est largement dépassé en nombre par la paysannerie et par les masses de pauvres sans terre et sans travail.
Nous savons cela, non seulement par la théorie, mais aussi par la pratique. La plus vieille section du CCI, au Venezuela, se forma en opposition directe aux idéologies guévaristes de « libération nationale » en vogue dans les années 1960 dans toute la gauche. Plus récemment, notre expérience de formation d'une section au Mexique a confirmé, si c'était encore nécessaire, qu'une solide présence communiste ne peut être établie que sur la base d'une confrontation directe avec toutes les variétés de gauchisme et par l'établissement d'une rigoureuse frontière de classe entre le gauchisme, aussi « radical » soit-il, et les positions prolétariennes.
De la «Quatrième Conférence internationale», tenue avec des défenseurs du PC iranien, jusqu'à la correspondance fraternelle avec le groupe « marxiste-léniniste » Revolutionnary Proletarian Platform (RPP) en Inde, le BIPR n'a jamais réussi à établir cette claire séparation. Aussi n'y a-t-il rien de surprenant à ce que des gauchistes soient eux-mêmes plus conscients des divisions qui les opposent aux communistes. Ainsi le RPP pouvait écrire au BIPR :
« ... sur la question de la participation dans des syndicats réactionnaires et dans les parlements bourgeois, il nous est difficile d'être d'accord avec vous ou avec tout courant qui rejette totalement une telle participation. Même si nous reconnaissons que votre position sur les syndicats (...) est beaucoup plus saine que celle du CCI (qui considère que les syndicats ont été intégrés dans l'Etat bourgeois et doivent comme tels être détruits), il nous semble que sur le fond, elle demeure une critique de l'approche bolchevique-léniniste, à partir d'un point de vue d'extrême gauche, car elle part des mêmes prémisses théoriques que le CCI et les courants similaires. » ([14] [57])
L'ironie veut que la CWO semble être parvenue maintenant à notre position sur l'impossibilité que des groupes (contrairement aux individus) puissent passer du camp bourgeois au camp prolétarien : « La politique de ces groupes (trotskistes) se situe sans aucun doute dans l'aile gauche du capital et ce serait une énorme erreur de s'imaginer que de telles organisations puissent revenir dans le camp du communisme internationaliste. »([15] [58])
Mais ni la CWO, ni BC, ni le BIPR n'ont été capables de comprendre cela dans leur attitude envers les partisans du PC Iranien en exil (SUCM) ou envers l'organisation maoïste indienne RPP (et il n'est pas inutile de rappeler que le maoïsme, contrairement au trotskisme, n'a jamais appartenu au camp prolétarien). Au contraire. Après l'exclusion du CCI de la 3e Conférence internationale, au lendemain du fiasco de la 4e, tenue avec comme seul « invité » le SUCM, le BIPR se réjouissait de mener avec le RPP en Inde « une bataille politique contre les partisans (du CCI) » ([16] [59]) et d'accepter que la section bengali du RPP et son journal se dirigent comme un tout vers « le camp du communisme internationaliste ».
Dans le n° 11 de la Communist Review, une « Prise de position sur Lai Pataka » fait remarquer que : « Quelques esprits cyniques peuvent penser que nous avons accepté ce camarade trop rapidement dans le BIPR ». Nous ne faisons pas partie de ces « esprits cyniques ». Le problème ne réside pas dans la « précipitation » du BIPR à « accepter » Lai Pataka, mais dans une faiblesse congénitale du BIPR lui-même. Comment le BIPR pourrait-il aider les autres à surmonter leurs confusions et à rompre avec l'idéologie bourgeoise, alors que lui-même entretient des ambiguïtés sur des questions telles que le syndicalisme, et s'avère incapable de tracer une nette démarcation entre communistes et gauchistes. Vue l'incapacité de BC et de la CWO à conduire leurs propres discussions jusqu'au regroupement, comment le BIPR pourrait-il fournir un solide point de référence pour ceux qui évoluent vers des positions communistes ?
Les flirts
opportunistes avec le gauchisme de la part du BIPR s'accompagnent logiquement
d'une attitude sectaire vis-à-vis de groupes qui ne sont pas dans sa «sphère d'influence ». Ainsi, le numéro
3 de la Communist Review qui traite
assez longuement des groupes en Inde, ne fait aucune mention du groupe qui
publiait Communist Internationaliste ni du groupe qui publiera plus tard
Kamunist Kranti, bien que ces deux groupes fussent connus, au moins de la CWO.
Puis vers 1991, Lai Pataka disparaît des pages de Workers Voice et se voit remplacé
par Kamunist Kranti : « Nous espérons
que, dans l'avenir, de fécondes relations pourront être établies entre le
Bureau international et Kamunist Kranti ». Deux ans plus tard, tout porte
à croire que ces rapports sont restés stériles, puisque le n° 11 de Communist Review dit : « c'est une tragédie que, malgré l'existence
d'éléments prometteurs, il n’existe pas encore un noyau solide de communistes
indiens ». Il n'y aurait que « des
étincelles de conscience au milieu du désordre ». Entre temps, le noyau de Communist Internationalist est devenu
partie intégrante du CCI. Le BIPR pourrait mieux contribuer au processus de
regroupement des révolutionnaires s'il commençait par reconnaître l'existence
d'autres groupes dans le mouvement.
Le BIPR dans l'ex-bloc de l'est
Après les échecs avec les iraniens du SUCM et les indiens du RPP, on aurait pu s'attendre à ce que le BIPR ait appris quelque chose à propos des frontières séparant les organisations bourgeoises et la classe ouvrière. Mais, le compte-rendu de l'intervention du BIPR avec le groupe autrichien Gruppe Internazionalistische Kommunisten (GDC), dans les pays de l'Est, nous en fait douter.
Nous ne pouvons que saluer l'effort du BIPR pour défendre des positions communistes dans la tourmente de l'ex-bloc de l'est (et n'était-ce pas là une situation exigeant un «front international de la Gauche communiste », pour employer les termes de BC ?). Mais comment ne pas être troublé par les illusions que semble développer BC sur la possibilité qu'il surgisse quelque chose de positif du sein des anciens PC ? « Nos camarades ont donc décidé d'aller voir les restes du parti 'communiste' tchécoslovaque. Il aurait pu être dangereux d'aller dire aux staliniens toute notre haine de leur régime de capitalisme d'Etat, exploiteur de notre classe, mais cela valait la peine si on devait y trouver quelque résidu de leur base de classe, désorienté et en présence des derniers souffles du parti. » Et, parlant d'une autre réunion : « les discussions n'ont pas manqué (y compris un échange d'idées avec des représentants étrangers de la IVe Internationale) » ([17] [60])
Comment peut-il y avoir un « échange d'idées » entre ceux qui se proposent de faire revivre le corps putride du stalinisme et la Gauche communiste, décidée à l'enterrer pour toujours ? Le rapport du GDC, dans Workers Voice n° 55, se fait l'écho de l'idée qu'il peut exister un «mélange» de marxisme prolétarien et d'idéologie bourgeoise à l’Est : «Il y existe une plus large connaissance des idées marxistes au sein de la population, certains éléments de l'analyse matérialiste marxiste ne sont pas inconnus, même s'ils subissent des distorsions bourgeoises et sont mêlés d'un contenu bourgeois ». Mais, du point de vue de la conscience de la classe ouvrière, quel sens a de choisir entre un travailleur de l'Europe de l'Ouest qui n'a jamais entendu parler de « l'internationalisme prolétarien », et un travailleur de l'Est pour qui ce terme veut dire invasion de la Tchécoslovaquie ou de l'Afghanistan par la Russie ? Le pire, c'est que le GIK semble préférer la pêche dans les eaux troubles des staliniens défroqués que l'intervention au sein de la classe elle même :
« Plus importante que notre intervention dans la rue fut notre intervention au sein du nouveau KPD (Kommunistische Partei Deutschlands) qui s'est reformé en janvier 1990. Il n'y a pas de véritable homogénéité dans celui-ci et le point commun à tous ses fondateurs c'est qu'ils veulent maintenir des 'idéaux communistes' (...) Beaucoup, au sein du KPD (...) défendent la RDA caractérisée comme un 'système socialiste avec des erreurs'. D'autres sont divisés entre le stalinisme pur et ceux qui appuient les oppositions anti-staliniennes de gauche (trotskistes et Gauche communiste). » ([18] [61]) Une fois encore la distinction entre trotskisme et Gauche communiste est estompée, comme si les deux pouvaient appartenir à une sorte de front commun « anti-stalinien ». Ce n'est certainement pas avec ce genre d'intervention que l'on pourra contribuer à une rupture nette avec le stalinisme et ses défenseurs trotskistes.
Un nouveau début...ou encore un peu plus du même acabit ?
Pour autant que nous le sachions, au cours de ses neuf années d'existence, le BIPR n'est pas réellement parvenu à étendre sa présence ou à faire avancer le regroupement avec la CWO, annoncé en 1980. La «première sélection de forces » dont parlait BC au lendemain de la fin des Conférences internationales, s'est avérée... très sélective. A l'automne 1991, la CWO annonce: «L'alternative historique de notre époque est entre l'actuelle barbarie capitaliste qui aboutira à la destruction de toute vie humaine, et l'instauration du socialisme par le prolétariat (...) Participer à ce processus exige une plus grande concentration de forces que les nôtres (ou de celles que peut posséder tout autre groupe du camp politique prolétarien). C'est pourquoi nous nous attachons à trouver de nouveaux moyens, fondés sur des principes, pour entretenir un dialogue politique avec tous ceux qui considèrent qu'ils combattent pour les mêmes objectifs que nous. » Treize ans après que BC et CWO eurent assumé « la responsabilité qu'on est en droit d'attendre de la part d'une force dirigeante sérieuse », en interrompant les Conférences internationales, la boucle est bouclée. Mais, pour paraphraser Marx, si l'histoire se répète deux fois, la première c'est sous la forme d'une tragédie, la seconde sous forme de farce. Le « nouveau début » de la CWO n'a conduit pour le moment qu'à un demi-regroupement avec le Communist Bulletin Group (CBG). Mais le CBG n'est-il pas l'exemple même de groupe dont BC pouvait écrire, en avril 1992 : «L'importance politique d'une division, qui est parfois nécessaire pour être capable d'interprétations politiques précises et pour définir des stratégies, a ouvert la porte, dans un certain milieu politique et parmi certaines personnalités, à une exaspérante pratique de scissionner pour scissionner, à un rejet individuel de toute centralisation, de toute discipline organisationnelle, ou de toute responsabilité 'encombrante' dans le travail collectif départi. » ?
Comment la CWO, qui ne manque jamais une occasion de dénoncer « le spontanéisme » et « l'idéalisme » du CCI, peut-elle proposer une fusion avec le CBG qui, pour autant qu'il lui reste quelques principes, est supposé défendre la plate-forme du CCI? Avec un tel fatras sans principes, ce nouvel effort du BIPR ne peut aboutir qu'à un échec, comme les précédents. ([19] [62])
Quel chemin pour l'avenir ?
Vingt ans d'expérience, avec leurs succès et leurs échecs, dans la construction d'une organisation internationale présente sur trois continents et dans douze pays, nous ont appris au moins une chose : il n'y a pas de raccourcis dans le chemin du regroupement. Le manque de compréhension mutuelle, l'ignorance des positions des autres, la méfiance qui sont le legs des années écoulées depuis la fin des Conférences internationales, rien de cela ne disparaîtra du jour au lendemain. Pour reconstruire un tant soit peu d'unité dans le camp prolétarien, il nous faut avant tout revenir à un peu de « modestie révolutionnaire », pour reprendre un terme de BC, et entreprendre les pas, très limités, que le CCI propose dans son Appel : polémiques régulières, présence aux réunions publiques des autres groupes, organisation de réunions publiques en commun, etc. Et, lorsqu'un retour à l'esprit des Conférences internationales sera redevenu possible, il faudra avoir tiré les leçons du passé :
« Il y aura d'autres conférences. Nous y serons et nous espérons y retrouver, si le sectarisme ne les a pas tués d'ici là, les groupes qui, jusqu'à présent, n'ont pas compris l'importance de ces Conférences que nous venons de vivre, elles profiteront de l'acquis de celles-ci :
- importance de ces Conférences pour le milieu révolutionnaire et pour l'ensemble de la classe ;
- nécessité d'avoir des critères ;
- nécessité de se prononcer ;
- rejet de toute précipitation ;
- nécessité de la discussion la plus approfondie sur les questions cruciales affrontées par le prolétariat.
Pour construire un corps sain, le futur parti mondial, il faut une méthode saine. Ces Conférences, à travers leurs points forts comme à travers leurs faiblesses, auront appris aux révolutionnaires qui "n'ont pas désappris d'apprendre", comme disait Rosa Luxembourg, en quoi consiste une telle méthode ».([20] [63])
Sven.
[1] [64] Lutte ouvrière, la principale organisation trotskiste en France, tient une kermesse annuelle près de Paris, quelque chose qui tient plus de la foire de campagne que d'un événement politique. Pour donner une image de tolérance politique, il y est autorisé à toute une série d'organisations «de gauche » d'y tenir des stands pour la vente de leur presse et d'organiser de courtes réunions publiques pour défendre leurs positions. Le CCI a toujours participé à ces «fêtes» afin de défendre des positions internationalistes et dénoncer la nature anti-ouvrière des trotskistes. Il y a trois ans il s'est produit un incident plus important que d'habitude : un camarade du CCI, au cours d'un forum de discussion, a démasqué les tentatives de LO de nier qu'elle avait appuyé la campagne électorale de Mitterrand en 1981 - de sorte que la duplicité de LO apparaissait sans équivoque. Depuis lors, le CCI a été interdit d'y tenir des stands ou des forums.
[2] [65] Les textes et les procès-verbaux de ces conférences peuvent être obtenus à nos adresses. Nous avons aussi traité à plusieurs reprises des principales questions soulevées par les Conférences dans différents numéros de la Revue internationale.
[3] [66] Ces conférences ont été formellement tenues à l'initiative de BC. Mais BC n'était pas seule à partager un souci de regroupement. Révolution internationale, qui allait devenir plus tard la section en France du CCI, avait déjà lancé un appel à BC pour que, en tant qu'un des groupes historiques au sein du prolétariat, elle engage un travail de regroupement des forces prolétariennes dispersées. En 1972, à l'initiative d'Internationalism (plus tard la section du CCI aux Etats-Unis) débuta un effort de conférences et de correspondance qui aboutit d'un côté à la formation de la CWO et de l'autre du CCI en 1975.
[4] [67] Si l'on inclut les groupes qui ont participé ne fut-ce que par correspondance et au moins à une conférence, on peut citer : le FOR, Ferment ouvrier révolutionnaire; Fôr Komunismen et Forbundet Arbetarmakt, de Suède; Nuclei Leninisti Internazionalisti et Il Leninista d'Italie; Organisation communiste révolutionnaire internationaliste d'Algérie; le Groupe communiste internationaliste et le Groupe communiste l'Eveil internationaliste, de France.
[5] [68] Bulletin préparatoire n° 1 de la 3e Conférence des groupes de la Gauche communiste (novembre 1979).
[6] [69] Aux groupes internationalistes de la Gauche communiste, Milan, avril 1976; in Textes et compte rendu de la Conférence internationale organisée par le PCInt (BC) à Milan les 30-4 et 1-5 1977.
[7] [70] Deuxième lettre circulaire du PCInt. (BC) aux groupes communistes au sujet d'une éventuelle rencontre internationales Milan, 15 juin 1976; in Textes et compte rendu de la Conférence internationale...
[8] [71] Première lettre-circulaire du PCInt, in Textes et compte rendu de la Conférence internationale...
[9] [72] Deuxième Conférence des groupes de la Gauche communiste : textes préparatoires, compte rendu, correspondance. Paris, novembre 1978.
[10] [73] Au lendemain de notre «exclusion» des conférences, dans une article intitulé : « Le sectarisme, un héritage de la contre-révolution à dépasser », nous écrivions à ce propos :
« Se taire, c'est pour des révolutionnaires, nier leur existence. Les communistes n'ont rien à cacher à leur classe. Face à elle, dont ils se veulent l’avant-garde, ils assument de façon responsable leurs actes et leurs convictions. Pour cela, les prochaines conférences devront rompre avec les habitudes "silencieuses" des trois conférences précédentes.
Elles devront savoir affirmer et assumer CLAIREMENT, explicitement, dans des textes et des résolutions courtes et précises, et non dans des centaines de pages de procès-verbaux, les résultats de leurs travaux, qu'il s'agisse de l'éclaircissement de DIVERGENCES, ou qu'il s'agisse de positions COMMUNES, partagées par l'ensemble des groupes.
L'incapacité des conférences passées à mettre noir sur blanc le contenu réel des divergences a été une manifestation de leur faiblesse. Le silence jaloux de la 3e Conférence sur la question de la guerre est une honte. Les prochaines conférences devront savoir assumer leurs responsabilités, si elles veulent être viables. » (...)
« "Mais, attention", nous disent les groupes partisans du silence. "C'est que nous, on ne signe pas avec n'importe qui ! Nous ne sommes pas des opportunistes !" Et nous leur répondons : l'opportunisme c'est trahir des principes à la première opportunité. Ce que nous proposions ce n'était pas de trahir un principe (l'internationalisme), mais de l'affirmer avec le maximum de nos forces. » Revue internationale, n° 22, 3e trimestre 1980.
[11] [74] Réponse de BC à l’Adresse aux groupes politiques prolétariens du CCI (1983).
[12] [75] Nous ne pouvons traiter ici de la triste histoire de la 4e Conférence. Nous renvoyons le lecteur aux n° 40 et 41 de la Revue internationale.
[13] [76] Communist Review, n° 3, (1985).
[14] [77] Workers Voice, n° 65.
[15] [78] Workers Voice, n° 65.
[16] [79] Communist Review, n° 3.
[17] [80] Workers Voice, n° 53, septembre 1990.
[18] [81] Workers Voice, n° 55; c'est nous qui soulignons.
[19] [82] Peut-être est-ce déjà le cas. Les derniers numéros de Workers Voice ne portent pas trace des « contributions régulières » du CBG annoncées.
[20] [83] Lettre du CCI au CE du PCInt, après la 3e Conférence; in 3e Conférence des groupes de la gauche communiste, mai 1980 -Procès verbal (janvier 1981).
L'étude du capital et les fondements du communisme
2. Le renversement du fétichisme de la marchandise
Dans la première partie de ce chapitre ([1] [88]), nous avons commencé par examiner le contexte historique dans le cadre duquel Marx a traité de la société capitaliste comme étant la dernière de toute une série de systèmes d'exploitation et d'aliénation, en tant que forme d'organisation sociale non moins transitoire que ne le furent l'esclavage romain ou le féodalisme médiéval. Nous avons noté que, dans ce contexte, il fallait considérer le drame de l’histoire de 1’humanité à la lumière de la relation dialectique entre les liens sociaux originels de 1’humanité et la croissance des rapports marchands qui avaient à la fois dissous ces liens et préparé le terrain pour une forme plus avancée de communauté humaine. Dans la partie qui suit, nous nous centrerons sur l'analyse qu'a développée Marx dans sa maturité, du capital lui-même - de sa nature interne, de ses contradictions insolubles et de la société communiste destinée à le supplanter.
Démystifier la marchandise
Il est certainement impossible d'étudier Le capital de Marx, ses différents brouillons et annexes, depuis les Grundrisse jusqu'aux Théories de la Plus-Value, sans ressentir une vive agitation. Ce gigantesque travail intellectuel auquel «j'ai sacrifié ma santé, mon bonheur et ma famille » ([2] [89]) fouille, jusque dans les détails les plus extraordinaires, les origines historiques de la société bourgeoise, examine très concrètement le mode d'opération quotidien du capital, depuis le terrain de l'usine jusqu'au système du crédit, « descend » jusqu'aux questions les plus générales et les plus abstraites de I’histoire de 1’humanité et des caractéristiques de l'espèce humaine, pour « s'élever » ensuite vers le concret, à la réalité dure et nue de l'exploitation capitaliste. Mais tout en étant un travail qui requiert une concentration et un effort mental considérables de la part de ses lecteurs, ce n'est jamais un travail académique, ni une simple description, ni un exercice d'apprentissage scolaire constituant une fin en soi. Comme Marx l'a souvent répété, c'est à la fois une description et une critique de l'économie politique bourgeoise. Son but n'était pas de classer, d'établir des catégories ni de définir les caractéristiques du capital, mais de montrer le chemin de sa destruction révolutionnaire.
Comme le dit Marx dans son langage coloré, Le capital est « assurément la bombe la plus effrayante qui ait jamais été lancée à la tête de la bourgeoisie ». ([3] [90]).
Dans cet article, notre objectif n'est pas, et ne pourrait être, l'examen détaillé du Capital et des autres travaux sur l'économie politique. Il est simplement de faire ressortir ce qui nous semble constituer ses thèmes centraux afin de souligner leur contenu révolutionnaire et donc communiste. Nous commencerons, comme l'a fait Marx, par la marchandise.
Dans la première partie de cet article, nous avons rappelé que, du point de vue de Marx, I’histoire n'est pas simplement la chronique du développement de ses capacités productives, mais est aussi celle de son aliénation croissante, une aliénation qui atteint son apogée dans le capitalisme et le système du travail salarié. Dans Le capital, cette aliénation est traitée sous différents angles, mais son application la plus significative est sans doute contenue dans le concept du fétichisme de la marchandise ; et dans une large mesure, Le capital lui-même constitue une tentative de percer, dévoiler et renverser ce caractère fétiche.
Selon Marx dans le premier chapitre du Capital, la marchandise apparaît à 1’humanité comme « énigmatique » dès qu'on la considère comme quelque chose de plus qu'un simple article de consommation - c'est-à-dire quand on la considère non du point de vue de sa simple valeur d'usage, mais de celui de sa valeur d'échange. Plus la production d'objets matériels est subordonnée aux besoins du marché, de l'achat et de la vente, plus 1’humanité perd de vue les buts et les motifs réels de la production. La marchandise a jeté un sort aux producteurs, et jamais ce sort n'a été aussi puissant, jamais cet « univers ensorcelé et perverti » ([4] [91]) ne s'est autant développé que dans la production universelle de marchandises, dans le capitalisme - première société dans I’histoire où les rapports marchands ont pénétré jusqu'au cœur même du système productif, au point que la force de travail elle-même est devenue une marchandise. Voici comment Marx décrit le processus dans lequel les rapports marchands en sont arrivés à ensorceler l'esprit des producteurs « ... dans l'acte de vision, la lumière est réellement projetée d'un objet extérieur sur un autre objet, l’œil; c'est un rapport physique entre des choses physiques. Mais la forme valeur et le rapport de la valeur des produits du travail n'ont absolument rien à faire avec leur nature physique. C'est seulement un rapport social déterminé des hommes entre eux qui revêt ici pour eux la forme fantastique d'un rapport des choses entre elles. Pour trouver une analogie de ce phénomène, il faut la chercher dans la région nuageuse du monde religieux. Là les produits du cerveau humain ont l'aspect d'êtres indépendants, doués de corps particuliers, en communication avec les hommes et entre eux. Il en est de même des produits de la main de l'homme dans le monde marchand. C'est ce qu'on peut nommer le fétichisme attaché aux produits du travail, dès qu'ils se présentent comme des marchandises, fétichisme inséparable de ce mode de production. » ([5] [92])
Pour Marx, découvrir et renverser le fétichisme de la marchandise était crucial à deux niveaux. D'abord, parce que la confusion que les rapports marchands semaient dans l'esprit humain, rendait le fonctionnement véritable de la société bourgeoise extrêmement difficile à saisir, même par les théoriciens les plus éduqués et les plus intelligents de la classe dominante. Et deuxièmement, parce qu'une société dominée par la marchandise était nécessairement condamnée à échapper au contrôle de ses producteurs ; pas seulement dans un sens abstrait et statique, mais également au sens où un tel ordre social allait en définitive mener l'ensemble de l'humanité à la catastrophe s'il n'était pas remplacé par une société qui ait banni la valeur d'échange en faveur de la production pour l'usage.
Le secret de la plus-value
Les économistes bourgeois avaient évidemment vu que le capitalisme était une société basée sur la production pour le profit ; certains d'entre eux avaient même reconnu l'existence d'antagonismes de classe et d'injustices sociales au sein de la société.
Mais aucun d'entre eux n'avait été capable de discerner les origines réelles du profit capitaliste dans l'exploitation du prolétariat. On retrouve à nouveau le fétichisme de la marchandise : contrairement au despotisme oriental, à l'esclavage classique, ou au féodalisme, il n'existe pas d'exploitation institutionnalisée dans le capitalisme, pas de corvée, pas de propriété légale d'un être humain par un autre, pas de jours fixes pour travailler la terre du seigneur. Dans la vision du simple bon sens de la pensée bourgeoise, le capitaliste achète le « travail » de l'ouvrier et lui donne, en échange, un « salaire équitable ». Si un profit surgit de cet échange, ou de la production capitaliste en général, il a simplement pour fonction de couvrir le coût et l'effort dépensés par le capitaliste, ce qui semble également équitable. Ce profit peut provenir du fait que le capitaliste achète « à bas prix » et vend « cher » - c'est-à-dire qu'il vient du marché - ou bien qu'il est le produit de l'« abstinence » du capitalisme lui-même, ou encore, comme dans la théorie de Senior, « de la dernière heure de travail ».
Mais ce que Marx a démontré à travers son analyse de la marchandise, c'est que l'origine du profit capitaliste réside dans une véritable forme d'esclavage, dans un temps de travail non payé à l'ouvrier. C'est pourquoi Marx commence Le Capital par l'analyse de l'origine de la valeur, en expliquant que la valeur d'une marchandise est déterminée par la quantité de temps de travail contenu dans sa production. Jusque là Marx était en continuité avec l'économie politique bourgeoise classique (même si des « experts » économiques modernes nous diraient aujourd'hui que la théorie de la valeur du travail n'est rien d'autre qu'une charmante vieillerie - ce qui exprime la dégénérescence ultérieure de la « science » économique bourgeoise). Mais il a été capable d'aller plus loin dans l'exploration de la marchandise particulière qu'est la force de travail (pas le travail dans l'abstrait comme l'a toujours vu la bourgeoisie, mais la capacité de travail de l'ouvrier, qui est ce que le capitaliste achète vraiment). Cette marchandise, comme toute autre, « vaut » la quantité de temps de travail nécessaire pour la reproduire - c'est-à-dire dans ce cas, répondre aux besoins fondamentaux de l'ouvrier comme la nourriture, l'habillement, le toit, etc. Mais la force de travail vivant, contrairement aux machines qu'elle fait tourner, comporte la caractéristique unique d'être capable de créer plus de valeur en un jour de travail que ce qu'il est nécessaire pour la reproduire. L'ouvrier, qui travaille 8 heures par jour, peut donc ne pas passer plus de 4 heures à travailler pour lui-même - le reste étant donné « gratuitement » au capitaliste. Cette plus-value, une fois qu'elle est réalisée sur le marché, constitue la véritable source du profit capitaliste. Le fait que la production capitaliste soit précisément l'extraction, la réalisation et l'accumulation de ce surtravail volé, en fait, par définition, par nature, un système d'exploitation de classe en totale continuité avec l'esclavage et le féodalisme. Il ne s'agit pas de parler de combien de temps travaille un ouvrier, 8, 10 ou 18 heures par jour, ni de savoir si son environnement est agréable ou infernal, ou son salaire haut ou bas. Ces facteurs influencent le taux d'exploitation, non le fait de l'exploitation. L'exploitation n'est pas un sous-produit accidentel de la société capitaliste, ni le produit de patrons particulièrement avides. C'est le mécanisme fondamental de la production capitaliste, et celle-ci ne peut se concevoir sans cette exploitation.
Les implications de cela sont immédiatement révolutionnaires. Dans le cadre marxiste, toutes les souffrances, matérielles et spirituelles, imposées à la classe ouvrière sont le produit logique et inévitable de ce système d'exploitation. Le capital est sans aucun doute un puissant acte d'accusation morale contre la misère et la dégradation que la société bourgeoise fait peser sur la grande majorité de ses membres. Le volume I, en particulier, montre dans le détail comment le capitalisme est né « suant le sang et la boue par tous les pores » ([6] [93]) ; comment dans sa phase d'accumulation primitive, le capital naissant a violemment exproprié les paysans et puni à coups de fouet et de hache les vagabonds qu'il avait lui-même créés ; comment - et dans la première période de la manufacture, la phase de la « domination formelle » du capital, et dans le système industriel proprement dit, la phase de la « domination réelle »- la soif de plus-value des « loups-garous » capitalistes avait mené, avec toute la puissance objective d'une machine en marche, à 1’horreur du travail des enfants, des journées de travail de 18 heures et tout le reste. Dans ce même travail, Marx dénonce l'appauvrissement interne, l'aliénation de l'ouvrier réduit à n'être qu'un simple rouage d'un vaste engrenage, à n'être qu'un simple fragment, du fait du caractère pénible et répétitif de son travail, de son réel potentiel humain. Mais il ne le fait pas dans le but d'en appeler à une forme plus humaine de capitalisme, mais en démontrant scientifiquement que le système lui-même du travail salarié doit mener à de tels excès » ; que le prolétariat ne peut atténuer ses souffrances en comptant sur la bonne volonté ou les pulsions charitables de ses exploiteurs, mais seulement en menant une résistance opiniâtre et organisée contre les effets quotidiens de l'exploitation ; que « la misère, l'oppression, l'esclavage, la dégradation, l'exploitation » inévitablement croissants ne peuvent être balayés que par « la résistance de la classe ouvrière, sans cesse grossissante et de plus en plus disciplinée, unie et organisée par le mécanisme même de la production capitaliste. » ([7] [94]) Bref, la théorie de la plus-value prouve la nécessité, l'inévitabilité absolue de la lutte entre le capital et le travail, de classes aux intérêts objectivement irréconciliables. Tel est le fondement de granit de toute analyse de l'économie, la politique et la vie sociale capitalistes qui ne peuvent être compris clairement et lucidement que du point de vue de la classe exploitée, puisque seule cette dernière a un intérêt matériel à percer le voile de la mystification dont le capitalisme se recouvre.
Les contradictions insolubles du capital
Comme nous l'avons montré dans la première partie de cet article, le matérialisme historique, l'analyse marxiste de 1’histoire est synonyme de la vision selon laquelle toute société de classe a traversé des époques d'ascendance durant lesquelles ses rapports sociaux fournissent un cadre pour le développement progressif des forces productives, et des époques de décadence durant lesquelles ces mêmes rapports sont devenus une entrave croissante à un développement ultérieur, nécessitant l'émergence de nouveaux rapports de production. Dans la vision de Marx, le capitalisme ne fait pas exception à ces lois - au contraire, Le Capital, et toute l’œuvre de Marx, en fait, ne peuvent être conçus que comme la nécrologie du capital, l'étude des processus qui mènent à sa chute et à sa disparition. C'est pourquoi le crescendo du volume I est constitué par le passage dans lequel Marx prédit une époque où « le monopole du capital devient une entrave pour le mode de production qui a grandi et prospéré avec lui et sous ses auspices. La socialisation du travail et la centralisation de ses ressorts matériels arrivent à un point où elles ne peuvent plus tenir dans leur enveloppe capitaliste. Cette enveloppe se brise en éclats. L'heure de la propriété capitaliste a sonné. Les expropriateurs sont à leur tour expropriés ». ([8] [95])
Le premier volume du Capital est cependant principalement une étude critique du « procès de production capitaliste ». Son but principal est de mettre à nu la nature de l'exploitation capitaliste et se limite donc largement à l'analyse des rapports directs entre le prolétariat et la classe capitaliste, ayant recours à un modèle abstrait dans lequel les autres classes et formes de production n'ont pas d'importance. C'est dans les volumes suivants, en particulier dans le volume III et dans les Théories sur la plus-value (2e partie) ainsi que dans les Grundrisse que Marx lance la phase suivante de son attaque contre la société bourgeoise : la démonstration que la chute du capital sera le résultat des contradictions enracinées au cœur même du système, dans la production de la plus-value elle-même.
Déjà dans les années 1840, et en particulier dans le Manifeste communiste, Marx et Engels avaient identifié les crises périodiques de surproduction comme étant les signes avant-coureurs de la faillite définitive du capitalisme. Dans Le Capital et les Grundrisse, Marx consacre beaucoup de pages à la polémique contre les économistes politiques bourgeois qui tentent de montrer que le capitalisme est fondamentalement un système économique harmonieux dans lequel tout produit peut, si tout va bien, trouver un acheteur - c'est-à-dire que le marché capitaliste peut absorber toutes les marchandises fabriquées dans le processus de production capitaliste. Si des crises de surproduction ont bien lieu, selon les arguments de Say, Mill et Ricardo, elles sont le résultat d'un déséquilibre purement contingent entre l'offre et la demande, d'une « disproportion » malencontreuse entre un secteur et l'autre ; ou peut-être sont-elles tout simplement le résultat de salaires trop bas. Une surproduction partielle est possible, mais pas une surproduction généralisée. Et toute idée selon laquelle les crises de surproduction auraient trouvé leur source dans les contradictions insolubles inhérentes au système lui-même, ne pouvait être admise, parce que c'était admettre la nature limitée et transitoire du mode de production capitaliste :
« La phraséologie apologétique, utilisée pour nier l'existence de la crise, est importante en ce qu'elle prouve toujours le contraire de ce qu'elle veut prouver. Pour nier l'existence de la crise, elle affirme qu'il y a unité, là où existent opposition et contradiction. Elle est donc importante en ce qu'on peut dire: elle prouve que si, en fait, les contradictions qu'elle nie imaginairement n'existaient pas, les crises, elles non plus, n'existeraient pas. Mais, en fait, la crise existe, parce que ces contradictions existent. Chaque raison qu'elle avance contre la crise est une contradiction niée par l'imagination, donc une contradiction réelle, donc une raison de la crise. La volonté de nier par l'imagination les contradictions qui, selon un vœu pieux, ne doivent pas exister ». ([9] [96])
Et dans les paragraphes suivants, Marx montre que c'est dans son existence même que le système du travail salarié et de la plus-value contient les crises de surproduction:
« Ce que les ouvriers produisent en fait, c'est la plus-value. Aussi longtemps qu'ils en produisent, ils ont de quoi consommer. Mais dès que cela cesse, leur consommation cesse, parce que cesse leur production. Ce n'est nullement parce qu'ils produisent un équivalent pour leur consommation qu'ils ont de quoi consommer... Quand on réduit donc ce rapport à celui de consommateurs et de producteurs, on oublie que le travailleur salarié qui produit et le capitaliste qui produit sont des producteurs d'un genre tout à fait différent (abstraction faite des consommateurs qui ne produisent rien du tout). A nouveau on nie l'existence de cette opposition, en faisant abstraction d'une opposition qui existe réellement dans la production. Le simple rapport entre travailleur salarié et capitaliste implique :
1. Que la majeure partie des producteurs (les ouvriers) ne sont pas consommateurs (pas acheteurs) d'une très grande portion de leur produit: les moyens et la matière de travail ;
2. Que la majeure partie des producteurs, les ouvriers, ne peuvent consommer un équivalent pour leur produit, qu'aussi longtemps qu'ils produisent plus que cet équivalent - qu'ils produisent la plus-value ou le surproduit. Il leur faut constamment être des surproducteurs, produire au-delà de leurs besoins pour pouvoir être consommateurs ou acheteurs, à l'intérieur des limites de leurs besoins ». ([10] [97])
Bref, puisque le capitaliste extrait la plus-value de l'ouvrier, l'ouvrier produit toujours plus qu'il ne peut acheter. Evidemment, pour le capitaliste individuel, cela ne pose pas de problème puisqu'il peut toujours trouver un marché chez les ouvriers d'un autre capitaliste ; de même pour l'économiste politique bourgeois : ses oeillères de classe l'empêchent de voir les problèmes du point de vue du capital social dans son ensemble. Mais dès qu'on l'appréhende de ce point de vue (ce que seul peut faire un théoricien du prolétariat), alors apparaît l'aspect fondamental du problème. Marx l'explique dans les Grundrisse :
« En fait, nous n'avons pas encore à analyser ici le rapport d'un capitaliste vis-à-vis des ouvriers des autres capitalistes. Ce rapport nous révèle les illusions de tout capitaliste, mais ne change absolument rien au rapport entre le capital et le travail. Chacun des capitalistes sait que ses ouvriers ne lui font pas face comme consommateurs dans la production, et s'efforce de restreindre autant que possible leur consommation, c'est-à-dire leur capacité d'échange, leur salaire. Cela ne l'empêche pas, bien sûr, de souhaiter que les ouvriers des autres capitalistes fassent la plus grande consommation possible de ses marchandises. Quoiqu'il en soit, le rapport général fondamental entre le capital et le travail est celui de chacun des capitalistes avec ses ouvriers.
Mais l'illusion propre à chacun des capitalistes privés, en opposition à tous les autres, à savoir qu'en dehors de ses propres ouvriers, toute la classe ouvrière n'est faite que de consommateurs et d'échangistes, de dispensateurs d'argent, et non d'ouvriers, provient de ce que le capitaliste oublie ce qu'énonce Malthus : "L'existence même d'un profit réalisé sur une marchandise quelconque implique une demande autre que celle émanant du travailleur qui l'a produite", et par conséquent "la demande émanant du travailleur productif lui-même ne peut jamais suffire à toute la demande". Etant donné qu'une branche de production en active une autre et gagne ainsi des consommateurs parmi les ouvriers du capital étranger, chaque capitaliste croit à tort que la classe ouvrière, créée par la production elle-même, suffit à tout. Cette demande créée par la production elle-même incite à négliger la juste proportion de ce qu'il faut produire par rapport aux ouvriers: elle tend à dépasser largement leur demande, tandis que, par ailleurs, la demande des classes non ouvrières disparaît ou se réduit fortement, - c'est ainsi que se prépare l'effondrement ». ([11] [98])
Pas plus que la classe ouvrière, prise dans son ensemble, ne peut constituer un marché adéquat pour la production capitaliste, le problème ne peut être non plus résolu par la vente des produits entre capitalistes :
« Si l'on dit que les capitalistes n'ont qu'à échanger et consommer leurs marchandises entre eux, on perd de vue la nature foncière du système capitaliste et l'on oublie qu'il s ‘agit de faire fructifier le capital, et non de le consommer ». ([12] [99])
Puisque le but du capital est l'accroissement de la valeur, la reproduction de la valeur sur une échelle toujours plus vaste, il a besoin d'un marché toujours plus grand, « l'extension du champ extérieur de la production » ([13] [100]) ; c'est pourquoi, dans sa phase ascendante, le capitalisme a été poussé à conquérir le globe et à soumettre des parties de plus en plus importantes de celui-ci à ses lois. Mais Marx était tout à fait conscient du fait que ce processus d'expansion ne pourrait se poursuivre à l'infini : la production capitaliste allait se heurter aux limites du marché, dans un sens à la fois géographique et social ; alors, ce que Ricardo et d'autres refusaient d'admettre, deviendrait évident : « ...le mode de production bourgeois constitue une limite pour le libre développement des forces productives, limite qui se manifeste dans les crises et, entre autres, dans la surproduction - phénomène de base des crises ». ([14] [101])
Tout en étant contraints de nier la réalité de la surproduction, les économistes bourgeois n'en étaient pas moins troublés par une autre contradiction fondamentale contenue dans la production capitaliste : la tendance du taux de profit à chuter. Marx situait les origines de cette tendance dans la nécessité impérieuse pour les capitaux de se faire concurrence, de révolutionner constamment les moyens de production, c'est-à-dire d'accroître la composition organique du capital, le rapport entre le travail mort - incarné par les machines et qui ne produit pas de nouvelle valeur - et le travail vivant du prolétariat.
Les conséquences contradictoires d'un tel « progrès » sont ainsi résumées :
« ...il est de la nature du mode de production capitaliste que, au cours de son évolution, le taux moyen général de la plus-value se traduise nécessairement par une baisse du taux de profit général. La masse de travail vivant utilisé diminue continuellement par rapport à la masse de travail matérialisé qu'elle met en mouvement, c'est-à-dire par rapport aux moyens de production consommés de façon productive; il s'ensuit que la fraction non payée de ce travail vivant, matérialisée dans la plus-value, doit décroître sans cesse par rapport à la valeur du capital total investi. Or, ce rapport entre la masse de la plus-value et la valeur du capital total investi constitue le taux de profit; celui-ci doit donc baisser continuellement ». ([15] [102])
Ce qui, dans ce phénomène, inquiétait les économistes bourgeois les plus sérieux, tels que Ricardo, c'était sa nature inéluctable, le fait que « ...le taux de profit est le moteur de la production capitaliste » et que « sa baisse ... apparaît ainsi comme une menace pour le développement du processus de production capitaliste », parce que de nouveau ceci implique que « le mode de production capitaliste » n'est pas un absolu, mais qu'il « se crée lui-même une barrière ». « Et cette limite particulière démontre le caractère étroit, simplement historique et transitoire, du mode de production capitaliste ». ([16] [103])
Le travail inachevé de Marx
Le capital est nécessairement un travail inachevé. Non seulement parce que Marx n'a pas vécu assez longtemps pour le terminer, mais aussi parce qu'il a été écrit dans une période historique durant laquelle les rapports sociaux capitalistes n'étaient pas encore devenus une entrave définitive au développement des forces productives. Et ce n'est sûrement pas sans rapport avec le fait que lorsqu'il définit l'élément fondamental de la crise capitaliste, Marx insiste tantôt sur le problème de la surproduction, tantôt sur la baisse tendancielle du taux de profit, tout en n'établissant jamais de séparation mécanique et rigide entre les deux : par exemple, le chapitre du 3e volume, dédié aux conséquences de la baisse du taux de profit, contient également certains des passages les plus clairs sur le problème du marché. Néanmoins, cette brèche, ou cette contradiction apparente, dans la théorie de la crise de Marx, a amené, dans la période de déclin du capitalisme, à l'émergence, au sein du mouvement révolutionnaire, de théories différentes sur les origines de ce déclin. Il n'est pas surprenant de les retrouver sous deux rubriques principales : celle qui se base sur le travail de Rosa
Luxemburg, et insiste sur le problème de la réalisation de la plus-value, et celle qui découle des travaux de Grossman et Mattick, et met en évidence la baisse du taux de profit.
Ce n'est pas le lieu d'examiner ces théories de façon détaillée ; nous avons commencé à le faire ailleurs ([17] [104]). Nous nous contenterons ici de répéter pourquoi, selon nous, l'approche de Luxemburg est la plus cohérente.
D'un point de vue « négatif », c'est parce que la théorie de Grossman-Mattick, qui nie le caractère fondamental du problème de la réalisation, semble régresser vers les idées des économistes politiques bourgeois que Marx avait dénoncées parce qu'elles soutenaient que la production capitaliste créait un marché suffisant pour elle-même. En même temps, ceux qui adhèrent à la théorie de Grossman-Mattick ont souvent recours aux arguments d'économistes révisionnistes comme Otto Bauer que Luxemburg ridiculise dans son Anti-critique. Selon eux, les schémas mathématiques abstraits de Marx sur la reproduction élargie dans le 2e volume du Capital « résoudraient » le problème de la réalisation et toute l'approche de Rosa Luxemburg se résumerait à une simple incompréhension, à un non-problème.
D'un point de vue plus positif, l'approche de Luxemburg fournit une explication des conditions historiques concrètes qui déterminent l'ouverture de la crise permanente du système : plus le capitalisme intègre à lui-même les aires d'économie non-capitaliste restantes, plus il crée un monde à sa propre image, moins il peut étendre son marché de façon permanente et trouver de nouveaux débouchés pour la réalisation de cette partie de la plus-value qui ne peut être réalisée ni par les capitalistes, ni par le prolétariat. L'incapacité du système à continuer de s'étendre comme auparavant a ouvert la nouvelle époque de l'impérialisme et des guerres impérialistes qui ont constitué le signal de la fin de la mission historique progressiste du capitalisme, menaçant l'humanité de retourner dans la barbarie. Tout cela, comme nous l'avons vu, s'intègre pleinement au «problème » du marché tel que Marx le pose dans sa critique de l'économie politique.
En même temps, alors que l'approche de Grossman-Mattick, du moins sous sa forme pure, nie carrément cette question, la méthode de Luxemburg nous permet de voir comment le problème de la baisse du taux de profit devient de plus en plus aigu une fois que le marché mondial ne trouve plus de champ d'expansion : si le marché est saturé, il n'y a plus de possibilité de compenser la chute du taux de profit, c'est-à-dire la quantité décroissante de valeur contenue dans chaque marchandise, par une augmentation de la masse de profit, c'est-à-dire en produisant et en vendant plus de marchandises; au contraire, une telle tentative ne fait qu'exacerber le problème de la surproduction. Il devient ici évident que les deux contradictions essentielles mises à nu par Marx agissent l'une sur l'autre et s'aggravent l'une l'autre, approfondissant la crise et la rendant toujours plus explosive.
« Les crises du marché mondial doivent être comprises comme regroupant réellement et égalisant violemment toutes les contradictions de l'économie bourgeoise ». ([18] [105]) C'est certainement vrai du désastre économique qui a ravagé l'ordre capitaliste ces vingt-cinq dernières années. Malgré tous les mécanismes que le capitalisme a mis en place en vue de repousser la crise, pour tricher en fait avec les conséquences de ses propres lois (les montagnes de dettes, l'intervention de 1’Etat, la mise en place d'organismes de commerce et de taxations à l'échelle mondiale, etc), cette crise porte toutes les marques de la crise de surproduction, révélant comme jamais auparavant l'absurdité et l'irrationalité véritables du système économique de la bourgeoisie.
Dans cette crise, nous sommes confrontés, à un degré bien plus élevé que par le passé, au contraste insensé entre l'immense potentiel de richesses et de jouissance promis par le développement des forces productives, et la misère et les souffrances réelles induites par les rapports sociaux de production. Techniquement parlant, assez de nourriture et un logement adéquat pourraient être fournis au monde entier : au lieu de cela, des millions d'êtres humains meurent de faim pendant qu'on jette la nourriture dans les océans, que les fermiers sont payés pour ne pas produire et que d'inimaginables ressources financières et scientifiques sont dépensées dans les abîmes de la production militaire et de guerre ; des millions sont sans logis tandis que les ouvriers de la construction sont jetés au chômage ; des millions sont forcés de travailler de plus en plus dur, durant des journées de plus en plus longues, afin de répondre aux besoins de la concurrence capitaliste, alors que des millions supplémentaires sont rejetés du travail dans l'inactivité et la pauvreté du chômage. Et tout cela parce qu'il y a une folle épidémie de surproduction. Non pas, comme le souligne Marx, de surproduction par rapport aux besoins, mais de surproduction par rapport à la capacité de payer.
« Ce n'est pas qu'on produise trop de moyens de subsistance par rapport à la population existante ; bien au contraire, la production est insuffisante pour satisfaire de façon normale et humaine les besoins de la masse de la population... En revanche, trop de moyens de travail et de subsistance sont produits périodiquement pour qu'on puisse les faire fonctionner comme moyens d'exploitation des ouvriers à un certain taux de profit. Il est produit trop de marchandises pour qu'on puisse réaliser et reconvertir en capital nouveau la valeur et la plus-value qui s y trouvent contenues... dans les conditions de répartition et de consommation de la production capitaliste... Il n'est pas produit trop de richesse. Mais périodiquement, il est produit trop de richesse dans les formes antagonistes du capital ». ([19] [106])
Bref, la crise de surproduction qui ne peut plus être atténuée par une nouvelle expansion du marché, met à nu le fait que les forces productives ne sont plus compatibles avec leur « enveloppe » capitaliste et que cette enveloppe doit être «mise en pièces ». Le fétichisme de la marchandise, la tyrannie du marché doivent être dépassés par la classe ouvrière révolutionnaire, seule force sociale capable de prendre la direction des forces productives existantes et de les orienter vers la satisfaction des besoins humains.
Le communisme : une société sans échange
Les définitions du communisme dans les travaux théoriques de Marx « mûr » sont posées à deux niveaux qui sont en lien l'un avec l'autre. Le premier découle logiquement de la critique du fétichisme de la marchandise, d'une société dominée par des forces mystérieuses, non humaines et prise dans les terribles conséquences de ses contradictions internes. C'est en fait la tentative de Marx de concrétiser un projet qu'il avait déjà annoncé dans La question juive en 1843 : le fait que l'émancipation de 1’humanité nécessite que l'homme reconnaisse et organise ses propres pouvoirs sociaux au lieu d'être dominé par eux. Il expose donc à grands traits la solution aux insolubles contradictions de la société marchande : une forme fondamentalement simple d'organisation sociale où les divisions basées sur la propriété privée ont été dépassées, où la production est faite en fonction des besoins et non du profit et où le calcul du temps de travail à réaliser, au lieu d'être conçu comme une torture à chaque ouvrier individuel et à la classe ouvrière dans son ensemble, est seulement déterminé en fonction de la quantité de travail social qui doit être dépensé à la production de tel ou tel ordre de besoins :
« La vie sociale, dont la production matérielle et les rapports qu'elle implique forment la base, ne sera dégagée du nuage mystique qui en voile l'aspect, que le jour où s'y manifestera l’œuvre d'hommes librement associés, agissant consciemment et maîtres de leur propre mouvement social »
« Représentons-nous enfin une réunion d'hommes libres travaillant avec des moyens de production communs, et dépensant, d'après un plan concerté, leurs nombreuses forces individuelles comme une seule et même force de travail social. Tout ce que nous avons dit du travail de Robinson se reproduit ici, mais socialement et non individuellement. Tous les produits de Robinson étaient son produit personnel et exclusif et conséquemment objets d'utilité immédiate pour lui. Le produit total des travailleurs unis est un produit social. Une partie sert de nouveau comme moyen de production et reste sociale ; mais l'autre partie est consommée, et, par conséquent, doit se répartir entre tous. Le mode de répartition variera suivant l'organisme producteur de la société et le degré de développement historique des travailleurs. Supposons, pour mettre cet état de choses en parallèle avec la production marchande, que la part accordée à chaque travailleur soit en raison de son temps de travail. Le temps de travail jouerait ainsi un double rôle. D'un côté sa distribution dans la société règle le rapport exact des diverses fonctions aux divers besoins ; de l'autre, il mesure la part individuelle de chaque producteur dans le travail commun, et en même temps la portion qui lui revient dans la partie du produit commun réservée à la consommation. Les rapports sociaux des hommes dans leurs travaux et avec les objets utiles qui en proviennent restent ici simples et transparents dans la production aussi bien que dans la distribution ». ([20] [107])
Bien que toutes ces caractéristiques paraissent simples et transparentes, évidentes même, il a été à maintes reprises nécessaire que les marxistes insistent sur cette définition minimale d'une société communiste, contre tous les faux « socialismes » qui ont hanté si longtemps le mouvement ouvrier. Dans les Grundrisse, par exemple, il y a une longue polémique contre les fantaisies proudhoniennes sur un socialisme basé sur un échange égalitaire, un système où l'ouvrier serait payé totalement pour la valeur de son produit, et où la monnaie serait remplacée par une sorte de non-monnaie pour mesurer cet échange. Contre cela, Marx dit à la fois qu'il est impossible d'abolir la monnaie tant que la valeur d'échange demeure la forme sociale prise par les produits, et que, dans une véritable société communiste, « d'emblée le travail de l'individu y est posé comme travail social. Quelle que soit donc la forme matérielle et particulière du produit qu'il crée ou contribue à créer, ce qu'il achète avec son travail, ce n'est pas tel ou tel produit, mais une participation déterminée à la production collective. Il n'a donc pas à échanger ici de produit particulier : son produit n'est pas une valeur d'échange ». ([21] [108])
Quand Marx à son époque écrivait « qu'il est absolument faux de penser, comme le font certains socialistes, que nous avons besoin du capital et non des capitalistes » ([22] [109]), il se référait à des éléments confus du mouvement ouvrier. Mais dans la période de décadence du capitalisme, de telles idées ne sont pas simplement fausses ; elles sont devenues une partie de l'arsenal de la contre-révolution. L'une des caractéristiques distinctives de l'ensemble de la gauche .du capital, depuis les partis « socialistes » en passant par les staliniens jusqu'aux trostskystes les plus radicaux, c'est que tous identifient le socialisme à une société capitaliste sans capitalistes privés, un système où le capital a été nationalisé, le travail salarié étatisé et où la production de marchandises continue de régner, et si ce n'est au niveau de chaque unité nationale, alors au niveau mondial, en tant que rapport entre les différentes « nations socialistes ». Naturellement, comme nous l'avons vu avec le système stalinien du défunt bloc de 1`Est, un tel système n'évite en aucune façon les contradictions fondamentales du capital et est condamné à s'effondrer, au même titre que les variantes plus classiques de la société bourgeoise.
Le règne de la liberté
Jusqu'ici, Marx a décrit les soubassements matériels de la liberté communiste, ce qui lui est fondamentalement pré-requis :
« Dans ce domaine, la liberté ne peut consister qu'en ceci : les producteurs associés - l'homme socialisé - règlent de manière rationnelle leurs échanges organiques avec la nature et les soumettent à leur contrôle commun au lieu d'être dominés par la puissance aveugle de ces échanges; et ils les accomplissent en dépensant le moins d'énergie possible, dans les conditions les plus dignes, les plus conformes à leur nature humaine. Mais l'empire de la nécessité n'en subsiste pas moins. C'est au-delà que commence l'épanouissement de la puissance humaine qui est sa propre fin, le véritable règne de la liberté qui, cependant, ne peut fleurir qu'en se fondant sur ce règne de la nécessité. » ([23] [110])
Le vrai but du communisme n'est donc pas une liberté négative par rapport à la domination de lois économiques arbitraires, mais la liberté positive de développer les potentialités humaines au maximum et pour elles-mêmes. Comme on l'a noté auparavant, ce projet d’une portée considérable était annoncé par Marx dès ses premiers écrits, en particulier dans les Manuscrits économiques et philosophiques, et il n'en a dévié à aucun moment de son travail ultérieur.
Le passage qu'on vient de citer, est précédé d'une prise de position qui dit que « le règne de la liberté commence seulement à partir du moment où cesse le travail dicté par la nécessité et les fins extérieures ; il se situe donc, par sa nature même, au-delà de la sphère de la production matérielle proprement dite » ([24] [111]). C'est vrai dans la mesure où l'énorme développement de la productivité du travail sous le capitalisme, l'automatisation de la production (que Marx entrevoit clairement dans de nombreux passages des Grundrisse) rendent possible de réduire au minimum la quantité de temps et d'énergie consacrée à des tâches répétitives et sans intérêt. Mais lorsque Marx commence vraiment à examiner le contenu de l'activité humaine caractéristique de l'humanité communiste, il reconnaît qu'une telle activité dépassera toute séparation rigide entre le temps libre et le temps de travail :
« Au demeurant, il tombe sous le sens que le temps de travail immédiat ne pourra pas toujours être opposé de manière abstraite au temps libre, comme c'est le cas dans le système économique bourgeois. Le travail ne peut pas devenir un jeu comme le veut Fourier, qui eut le grand mérite d'avoir proclamé comme fin ultime le dépassement, dans une forme supérieure, non point du mode de distribution mais de production. Le temps libre - qui est à la fois loisir et activité supérieure - aura naturellement transformé son possesseur en un sujet différent, et c'est en tant que sujet nouveau qu'il entrera dans le processus de la production immédiate. Par rapport à l'homme en formation, ce processus est d'abord discipline ; par rapport à l'homme formé, dont le cerveau est le réceptacle des connaissances socialement accumulées, il est exercice, science expérimentale, science matériellement créatrice et réalisatrice. Pour l'un et l'autre, il est en même temps effort, dans la mesure où, comme en agriculture, le travail exige la manipulation pratique et le libre mouvement ». ([25] [112])
Aussi, si Marx critique Fourier lorsque ce dernier pense que le travail peut devenir « une simple joie, un simple jeu » (une incompréhension reprise par les successeurs de Fourier, comme les situationnistes, qui abondent à la marge du mouvement révolutionnaire), il offre au contraire un but non pas plus gris ou plus banal, mais bien plus passionnant par sa portée, mettant en évidence que « le renversement de ces obstacles constitue en soi une affirmation de liberté (..) les fins extérieures perdent leur apparence de nécessité naturelle, posées et imposées comme elles sont par l'individu lui-même : (…c’est) la réalisation de soi, l’objectivisation du sujet, donc sa liberté concrète, qui s’actualise précisément dans le travail ». ([26] [113])
Et de nouveau : « Les travaux vraiment libres, la composition musicale par exemple, c'est diablement sérieux, cela exige même l'effort le plus intense ». ([27] [114])
Vision mondiale de la première classe travailleuse à être révolutionnaire et reconnaissant le travail comme la forme d'activité spécifiquement humaine, le marxisme ne peut envisager que les êtres humains trouvent une satisfaction réelle dans un simple « loisir » conçu dans une opposition abstraite vis-à-vis du travail ; il affirme donc que l'humanité se réalisera véritablement sous la forme de la création active, dans une fusion inspirée de travail, de science et d'art.
Dans la prochaine partie de cette série, nous suivrons le « retour » de Marx du monde abstrait des études économiques au monde pratique de la politique, dans la période qui a culminé dans la première révolution prolétarienne de l'histoire, la Commune de Paris. Ce faisant, nous retracerons le développement de la compréhension marxiste du problème politique par excellence : le problème de l'Etat et comment s'en débarrasser.
CDW.
[1] [115] Voir la Revue Internationale n°75.
[2] [116] Lettre à Meyer, 30 avril 1867
[3] [117] Lettre à Becker, 17 avril 1867.
[4] [118] Livre III du Capital, Ed. La Pléiade, Tome II, 7e section, « La formule trinitaire».
[5] [119] Livre I du Capital, chapitre I, Edition Garnier Flammarion.
[6] [120] Ibid., chapitre XXXII.
[7] [121] Ibid.
[8] [122] Ibid.
[9] [123] Théories sur la Plus-Value, chapitre XVII, Editions sociales, Tome II.
[10] [124] Ibid.
[11] [125] Grundrisse, «Chapitre du Capital », Edition 1018.
[12] [126] Livre III du Capital, Ed. La Pléiade, Tome II, 3e section, « Conclusions ».
[13] [127] Ibid.
[14] [128] Théories sur la Plus-Value, Chapitre XVII, Ed. sociales, Tome II.
[15] [129] Livre III du Capital, Ed. La Pléiade, Tome II, 3e section, « Définition de la loi».
[16] [130] Livre III du Capital, Ed. La Pléiade, Tome 11, 3e section, «Conclusions ».
[17] [131] Voir en particulier l'article « Marxisme et théorie des crises» dans la Revue Internationale n°13
[18] [132] Théories sur la Plus- Value, Chapitre XVII, Ed. sociales, Tome II.
[19] [133] Livre III du Capital, Ed. La Pléiade, Tome II, 3e section, « Les contradictions internes ».
[20] [134] Livre I du Capital, chapitre I, Ed. Garnier Flammarion. Nous reviendrons dans un autre article sur la question du temps de travail comme moyen de mesure de la consommation individuelle. Mais notons qu'ici, ce n'est plus le temps de travail qui domine le travailleur et la société ; la société l'utilise de façon consciente comme moyen de planifier la production et la distribution rationnelles des valeurs d'usage. Et, comme Marx le montre dans les Grundrisse, ce n'est certainement plus en termes de temps de travail qu'elle mesure sa richesse réelle, mais en termes de temps libre.
[21] [135] Grundrisse, « Chapitre de l'Argent », Ed. 10-18.
[22] [136] Principes d'une critique de l'économie politique, Ed. La Pléiade, Tome II, Chapitre III, « Manufacture et capital ».
[23] [137] Livre III du Capital, Ed. La Pléiade, Tome II, Fragments, « En manière de conclusion».
[24] [138] Ibid.
[25] [139] Principes d'une critique de l'économie politique, Ed. La Pléiade, Tome II, chapitre II, «Machinisme, science et loisir créateur »,.
[26] [140] Principes d'une critique de l'économie politique, Ed. La Pléiade, Tome II, Chapitre II, « Le travail comme sacrifice et le travail libre ».
[27] [141] Ibid.
Liens
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