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ICConline - janvier 2024

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Polémique avec “Il Partito Comunista”: Une intervention opportuniste dans la lutte des ouvriers aux États-Unis

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Depuis l’été 2022, l’intervention des révolutionnaires dans les luttes de la classe ouvrière est devenue une perspective de plus en plus concrète du fait que, après trois à quatre décennies de profond recul de la combativité et de la conscience dans la classe, le prolétariat a finalement à nouveau redressé la tête. La résurgence des luttes, qui a commencé par l’« été du mécontentement » en Grande-Bretagne, a été suivie de grèves, de manifestations et de diverses protestations ouvrières dans nombre d’autres pays, dont les États-Unis1.

Le Parti Communiste International, l’une des organisations de la Gauche Communiste qui publie Il Partito Comunista, a relaté son intervention dans plusieurs grèves ouvrières ces dernières années aux États-Unis, parmi lesquelles celle de quelques 600 ouvriers municipaux du traitement des eaux qui a débuté le 3 février 2023 à Portland dans l’Oregon. Cette grève a été saluée par des expressions de solidarité des autres ouvriers municipaux, certains rejoignant même les piquets. Au cours de cette grève, Il Partito a publié un article et diffusé trois tracts dans lesquels il dénonce le capitalisme en tant que système dictatorial d’exploitation, et tirait la leçon que : « ce n’est qu’en unissant ses armes au-delà des secteurs et des frontières que la classe ouvrière pourra véritablement lutter pour mettre fin à sa condition d’exploitation dans le capitalisme.2 »

Dans les conditions actuelles de renouveau international et historiquement significatif des luttes, après des décennies de désorientation et d’isolement, se lancer dans une lutte est en soi déjà une victoire. C’est pourquoi il est certainement important de signaler, comme l’a fait Il Partito, que les travailleurs municipaux de Portland ont été capables de développer leur unité et leur solidarité en réponse à l’intimidation, à la criminalisation et aux menaces de la bourgeoisie3.

Mais les révolutionnaires ne peuvent s’en tenir là. Dans l’intervention avec la presse, les tracts ou autre, ils doivent mettre en avant des perspectives concrètes, comme appeler les ouvriers à étendre la lutte au-delà de leur propre secteur, en envoyant des délégations vers d’autres lieux de travail et bureaux. Comme l’un de nos récents articles le souligne, dès aujourd’hui les ouvriers doivent « lutter tous ensemble, en réagissant de façon unitaire et en évitant de s’enfermer dans des luttes locales, au sein de son entreprise ou de son secteur4».

Mais pour cela, pour renforcer la lutte, la question centrale que les révolutionnaires doivent clairement poser aux ouvriers est : qui est aux côtés de la lutte et qui est contre elle ? Et à ce propos, le PCI ne diffuse qu’un brouillard mystificateur.

L’opportunisme sur la question syndicale…

Pour la Gauche communiste, le syndicalisme en tant que tel, c’est-à-dire non seulement les directions syndicales mais aussi les structures de base des syndicats, est devenu une arme de la bourgeoisie contre la classe ouvrière. Le syndicalisme, par définition une idéologie qui contraint la lutte dans les limites des lois économiques du capitalisme, est devenu anachronique dans le siècle des guerres et des révolutions, comme les révolutionnaires de la Première Guerre mondiale et la vague révolutionnaire qui a débuté en 1917 l’ont clairement montré. Les nouvelles conditions de l’ère actuelle nécessitent que les luttes aillent au-delà des particularismes du lieu de travail, de la région et de la nation, et prennent un caractère massif et politique. Parce que les syndicats n’ont plus aucune utilité pour la lutte ouvrière, la bourgeoisie a pu s’en emparer et les utiliser contre la tendance des luttes à l’auto-organisation et à l’extension. Dans une telle période, défendre les méthodes de lutte des syndicats comme un authentique moyen de développer la combativité dans la classe ouvrière n’est rien d’autre qu’une concession à l’idéologie bourgeoise, une forme d’opportunisme.

Confronté au problème des formes d’organisation que requiert la défense des conditions de vie de la classe ouvrière, qu’il les appelle syndicats de classe, réseaux ou coordinations, Il Partito défend une position opportuniste qu’il justifie comme suit : « depuis la fin du XIXe siècle, la soumission progressive des syndicats à l’idéologie bourgeoise, à la nation et aux États capitalistes5 » est une véritable tendance. Mais il n’explique pas comment il est possible que tous les syndicats ont été intégrés dans l’État capitaliste depuis les premières décennies du XXe siècle. Pour Il Partito, tout cela semble être une pure coïncidence, du fait qu’il n’explique pas que les conditions objectives ont fondamentalement changé depuis lors. Par contraste, il clame que les attaques économiques contre les ouvriers « mèneront à un renouveau des vieux syndicats libérés de l’idéologie bourgeoise » et « dirigés par le Parti communiste ». Ces syndicats seront même « un instrument puissant et indispensable pour le dépassement révolutionnaire du pouvoir bourgeois »6.

En d’autres termes : après la trahison des vieux syndicats, de nouveaux syndicats de classe vont émerger et, dans la bonne tradition bordiguiste, il est clair que, s’ils sont dirigés par un véritable Parti révolutionnaire, ils rempliront un rôle révolutionnaire. Mais ici il est nécessaire de sortir Il Partito de son rêve, vu que les conditions de la lutte révolutionnaire ont radicalement changé depuis le début du XXe siècle. Cela veut dire que la lutte ne peut plus du tout « être préparée à l’avance au niveau organisationnel, du fait que la lutte prolétarienne tend à aller au-delà de la lutte strictement économique pour devenir une lutte sociale, directement confrontée à l’État, qui se politise et demande la participation des masses de la classe. […] Le succès d’une grève ne dépend plus de fonds financiers collectés par les ouvriers, mais fondamentalement de leur capacité à étendre leur lutte.7 »

Et à cause de ces nouvelles conditions, les syndicats ne correspondent plus aux besoins de la lutte prolétarienne, et même le fait d’être dirigés par un Parti authentiquement révolutionnaire n’y changerait rien. La tentative de Il Partito de défendre l’existence d’organes permanents de lutte, au cours d’expressions ouvertes de lutte comme lors de périodes de leur absence, est de toute façon vouée à la faillite. Un renouveau des syndicats en tant qu’authentiques organisations de la classe ouvrière n’existe que dans l’imagination d’Il Partito, pour lequel le rôle du Parti dans la lutte non seulement est décisif, mais semble même être capable d’invoquer le pouvoir surnaturel d’adapter les syndicats aux besoins réels de la lutte ouvrière.

…mène les ouvriers sur la mauvaise voie

Le premier tract diffusé au cours d’une manifestation le dimanche 28 janvier était intitulé « Ouvriers municipaux de Portland : combattez pour la liberté de faire grève », une « liberté » attaquée par la proclamation de l’état d’urgence par la municipalité.

Avec la revendication de la « liberté de faire grève », ce tract a immédiatement mis les ouvriers sur la mauvaise voie. Au XIXe siècle, lorsque les syndicats étaient encore des organisations utiles de la classe ouvrière, dont le rôle était d’améliorer les conditions de vie et de travail au sein du capitalisme, une telle revendication était indubitablement correcte. Mais aujourd’hui, alors que les syndicats sont devenus une partie de l’État capitaliste, les ouvriers n’ont rien à gagner à soutenir le droit de faire grève. Une telle revendication en réalité n’est plus qu’un combat pour que les syndicats aient le contrôle des luttes ouvrières. La classe ouvrière n’a aucunement besoin de se battre pour la légalisation de ses propres grèves, parce que dans les conditions du capitalisme d’État totalitaire toute grève capable de créer un véritable rapport de force avec la bourgeoisie est par définition illégale. Le but de cette campagne pour le droit de grève est principalement de garantir que la lutte reste confinée aux étroites limites légales imposées par la politique bourgeoise et le contrôle syndical. Si la bourgeoisie garantit le droit de grève, le but en est d’abord de réduire les luttes ouvrières à d’inoffensives protestations, dans le but de faire pression sur l’un des « partenaires de négociations ».

Après la grève des travailleurs municipaux de Portland, les camarades de Il Partito ont, au printemps de cette année, « mis en place, en compagnie d’autres militants syndicaux, une coordination qu’ils ont appelée Class Struggle Action Network (CSAN), dont le but est l’unité des luttes ouvrières.8 » Ce CSAN est intervenu par exemple dans la grève des infirmières de juin dernier. Mais quelle est réellement la nature de ce CSAN ? Quelle pourrait être la perspective d’un tel réseau, « dont le but est d’unifier les luttes ouvrières »?

Ce CSAN n’est pas apparu en réaction à un besoin particulier des ouvriers de prendre la lutte dans leurs propres mains, pour envoyer des délégations massives aux autres travailleurs, pour organiser des assemblées générales ouvertes à tous les ouvriers ou pour tirer les leçons afin de préparer de nouvelles luttes. Rien de tout cela ; le Réseau a été créé complètement en-dehors de la dynamique concrète de la lutte par les camarades d’Il Partito, « inspirés par les mêmes principes et méthodes qui ont permis la création du Coodinamento Lavoratorie Lavoratrici Autoconvocati en Italie9 » au cours des années 80. Et sur le site web de ce Réseau10, on peut lire, et ce n’est pas un accident, un article d’Il Partito qui exprime clairement que le but est de travailler « à la renaissance des syndicats de classe ».

Comme nous l’avons souligné plus haut, les syndicats sont aujourd’hui des instruments de l’État bourgeois et toute renaissance sous la forme d’une organisation réellement prolétarienne est impossible. Ainsi, la politique d’Il Partito ne peut qu’enfermer les ouvriers combatifs dans une lutte vaine et décourageante. Dans ce contexte, le CSAN connaîtra le même destin que tout organe créé artificiellement : soit rester un appendice d’Il Partito11, soit devenir une expression radicale du syndicalisme bourgeois. Mais plus sûrement il disparaîtra après les tentatives d’Il Partito de le maintenir artificiellement en vie. Ainsi il pourra enterrer cet enfant mort-né en silence, sans qu’il soit nécessaire de tirer d’autres leçons de cette expérience.

Dans la grève des travailleurs municipaux, « des camarades ont participé aux piquets et aidé les ouvriers à les renforcer12 ». L’article sur l’intervention dans la lutte des infirmières ne parle que de l’intervention des « participants aux piquets de solidarité » du CSAN. Cela donne l’impression qu’il n’y a eu en fait aucune intervention d’Il Partito distincte et séparée du Réseau. Ainsi les camarades d’Il Partito ont participé sur une base individuelle aux piquets de grève en février aussi bien qu’en juin. Mais pourquoi ? Parce que les ouvriers ne peuvent prendre eux-mêmes cette tâche en main ? Ou les camarades qui y ont participé l’ont-ils fait en tant que délégués d’autres lieux de travail ? Les réponses à ces questions ne se trouvent pas dans les articles d’Il Partito. Fondamentalement, derrière l’intervention d’Il Partito, nous devons souligner une grosse ambiguïté sur le rôle de l’avant-garde révolutionnaire de la classe.

La responsabilité des révolutionnaires

En premier lieu, la tâche de l’organisation politique de classe n’est pas d’aider la classe à renforcer un piquet de grève, de collecter de l’argent pour soutenir financièrement une grève, ni d’assumer d’autres tâches pratiques pour les ouvriers grévistes. Les ouvriers sont tout-à-fait capables de faire tout cela eux-mêmes, sans qu’on le fasse à leur place. Une organisation communiste a autre chose à faire, et ce n’est ni technique, ni matériel, mais essentiellement politique. La lutte de la classe ouvrière doit être renforcée par l’intervention politique organisée de l’organisation révolutionnaire.

En lien avec cette orientation d’être un facteur politique actif du développement de la conscience et de l’action autonome de la classe ouvrière, les organisations communistes doivent mettre en avant une analyse des conditions de la lutte de classe, lucide et dotée d’une méthode claire, afin d’être capables de dénoncer et combattre ces ennemis de la classe ouvrière que sont les syndicats. Il Partito, qui justifie de façon irresponsable la possibilité de réhabiliter le syndicalisme ou le combat à travers les syndicats, malgré des décennies de sabotage et d’enfermement des luttes par ces organes, ne peut dans ce cadre qu’affaiblir le combat de classe des ouvriers. Non seulement cette forme d’opportunisme sème la confusion, mais elle ne peut que mener les ouvriers dans une impasse.

Dennis, 15 novembre 2023

 

1 Lire notre tract : Grèves et manifestations aux Etats-Unis, en Espagne, en Grèce, en France… Comment développer et unir nos luttes ?, https://fr.internationalism.org/content/11186/greves-et-manifestations-a... [1]

2 https://www.international-communist-party.org/English/TheCPart/TCP_051.h... [2]

3 Ibid.

4 https://fr.internationalism.org/content/11190/bilan-lintervention-du-cci... [3]

5 https://www.international-communist-party.org/English/TheCPart/TCP_004.h... [4]

6 Ibid

7 La lutte du prolétariat dans le capitalisme décadent, Revue Internationale n°23, https://fr.internationalism.org/rinte23/proletariat.htm [5]

8 https://www.international-communist-party.org/Partito/Parti422.htm#Portl... [6]

9 Ibid.

10 https://class-struggle-action.net [7]

11 Le premier bulletin « syndicaliste de classe » du CSAN en octobre a déjà annoncé « la réunion mensuelle collectivement organisée du CSAN [qui] fonctionnera elle-même sur le modèle du centralisme démocratique ».

12 https://www.international-communist-party.org/English/TheCPart/TCP_051.h... [2]

Courants politiques: 

  • Bordiguisme [8]

Rubrique: 

Débats dans le camp prolétarien

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Vie du CCI: 

  • Interventions [10]

Rubrique: 

Vie du CCI

Un siècle après sa mort… Lénine demeure un exemple pour tous les militants communistes

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La bourgeoisie a toujours pris le plus grand soin à dénaturer l’histoire du mouvement ouvrier et dépeindre ceux qui s’y sont illustrés sous des traits soit inoffensifs, soit repoussants. La bourgeoisie le sait autant que nous, et c’est pourquoi elle s’efforce encore par tous les moyens possibles de dénaturer ou masquer la transmission des combats des grands révolutionnaires du passé et des apports au mouvement ouvrier pour les effacer de la mémoire historique du prolétariat alors que l’une de ses armes fondamentales dans la continuité de son affrontement au capitalisme réside dans sa conscience de classe, qui se nourrit inévitablement de la théorie révolutionnaire, la théorie marxiste, comme des leçons et des expériences de ses combats. Aujourd’hui, un siècle après la mort de Lénine, on doit s’attendre de nouveau à des attaques idéologiques contre le grand révolutionnaire qu’il a été, contre tous ses apports aux combats du prolétariat : théoriques, organisationnels, stratégiques…

La falsification de Lénine par la bourgeoisie

Si Marx est présenté comme un philosophe audacieux et quelque peu subversif, dont les apports prétendument surannés auraient cependant permis au capitalisme d’éviter ses pires travers, il ne peut en être de même pour Lénine. Lénine a participé et joué un grand rôle dans la plus grande expérience révolutionnaire du prolétariat, il a participé à un événement qui a fait trembler les bases du capitalisme. Cette expérience fondamentale et d’une très grande richesse en termes de leçons pour les combats futurs du prolétariat, Lénine en a laissé de grandes traces à travers ses nombreux écrits. Mais bien avant la révolution d’Octobre, Lénine avait contribué de façon déterminante à dessiner les contours de l’organisation du prolétariat tant sur le plan politique que stratégique. Il a mis en œuvre une méthode dans le débat, la réflexion et la construction théorique qui sont des armes essentielles pour les révolutionnaires aujourd’hui.

Tout ça, la bourgeoisie le sait aussi. Lénine n’était pas un « homme d’État » comme la bourgeoisie en produit tout le temps, mais bien un militant révolutionnaire engagé au sein de sa classe. C’est cela que la bourgeoisie cherche à cacher le plus, en présentant Lénine comme un homme autoritaire, décidant seul, écartant ses contradicteurs, appréciant la répression et la terreur au seul profit de ses intérêts personnels. De cette façon, la classe dominante peut tracer une ligne directe continue, un trait d’égalité entre Lénine et Staline qui aurait parachevé l’œuvre du premier en instaurant un système de terreur en URSS qui serait l’exact aboutissement des desseins personnels de Lénine.

Pour parvenir à cette conclusion, outre un flot permanent de mensonges éhontés, la bourgeoisie s’attarde sur les erreurs de Lénine en les isolant de tout le reste, et surtout du processus de débat et de clarification au sein duquel ces erreurs se posaient et pouvaient y être naturellement dépassées. Elle les isole aussi du contexte international de défaite du mouvement révolutionnaire mondial qui n’a pas permis à la révolution russe de continuer son œuvre et l’a fait reculer vers un capitalisme d’État singulier et placé sous la poigne de Staline.

Les gauchistes, trotskystes en tête, ne sont pas les derniers pour capitaliser leurs mystifications idéologiques sur les erreurs de Lénine, en particulier lorsqu’il s’est lourdement trompé et illusionné sur les luttes de libération nationale et sur les potentialités du prolétariat des pays de la périphérie du capitalisme (théorie du maillon faible). Les gauchistes ont instrumentalisé et instrumentalisent encore aujourd’hui ces erreurs pour déchaîner leur propagande bourgeoise belliciste pour pousser les prolétaires à devenir de la chair à canon dans les conflits impérialistes à travers leurs mots d’ordre nationalistes et de soutien d’un camp impérialiste contre un autre, totalement à l’opposé de la perspective révolutionnaire et internationaliste que défendait avec détermination Lénine. Même chose pour la fausse conception de Lénine sur les trusts et les grandes banques, selon laquelle la concentration du capital faciliterait la transition vers le communisme. Les gauchistes s’en sont emparés pour revendiquer les nationalisations des banques et grandes industries et promouvoir ainsi le capitalisme d’État comme un tremplin vers le communisme, quand ce n’était pas pour justifier leur argumentation mensongère que l’économie « soviétique » et la brutalité de l’exploitation en URSS n’étaient pas pour autant du capitalisme.

Mais Lénine ne peut absolument pas se résumer en le réduisant aux erreurs qu’il a commises. Il ne s’agit pas pour autant de les ignorer. D’abord parce que celles-ci apportent d’importantes leçons au mouvement ouvrier grâce à un examen critique. Mais aussi parce qu’il ne peut être question, face au portrait repoussant qu’en fait la bourgeoisie, d’ériger Lénine en leader parfait et omniscient.

Lénine était, en effet, un combattant de la classe ouvrière dont la ténacité, la perspicacité organisationnelle, la conviction et la méthode forcent le respect. Son influence sur le cours révolutionnaire au début du siècle dernier est indiscutable. Mais tout ceci se place dans un contexte, un mouvement, un combat, un débat international sans lesquels Lénine n’aurait rien pu faire, rien apporter au mouvement révolutionnaire de la classe ouvrière, tout comme Marx n’aurait pas pu agir et réaliser son œuvre immense au service du prolétariat ni apporter son engagement et son énergie militante à la construction d’une organisation prolétarienne internationale sans un contexte historique d’émergence politique de la classe ouvrière.

C’est seulement dans de telles conditions que les individualités révolutionnaires s’expriment et donnent le meilleur d’elles-mêmes. C’est dans des conditions historiques particulières que pendant toute sa courte vie, Lénine a construit et légué un apport fondamental pour l’ensemble du prolétariat, sur le plan organisationnel, politique, théorique et stratégique.

Le militant, le combattant

Loin d’être un intellectuel académique, Lénine était avant tout un militant révolutionnaire. L’exemple de la conférence de Zimmerwald (1) est frappant à ce niveau. Alors que Lénine a toujours été un défenseur acharné de l’internationalisme prolétarien, se positionnant à la pointe du combat contre la faillite de la deuxième Internationale qui entraînera le prolétariat dans la guerre en 1914, il se retrouvera à la pointe du combat pour faire vivre la flamme internationaliste alors que les canons se déchaînaient en Europe.

Mais la conférence de Zimmerwald ne regroupait pas que des internationalistes convaincus, on y trouvait aussi beaucoup de défenseurs d’illusions pacifistes qui affaiblissaient le projet de Lénine de combattre la folie nationaliste qui maintenaient le prolétariat sous une chape de plomb. Pourtant Lénine, au sein de la délégation bolchevique, saura comprendre que le seul moyen de lancer un appel d’espoir au prolétariat, à ce moment-là, nécessitait des compromis importants avec les autres tendances de la conférence.

Mais il continuera le combat, même après la Conférence, pour clarifier les questions en jeu en portant une critique résolue au pacifisme et aux illusions dangereuses qu’il véhiculait. Cette constance, cet acharnement à défendre ses positions tout en les renforçant par l’approfondissement théorique et la confrontation des arguments est au cœur d’une méthode qui doit inspirer tout militant révolutionnaire aujourd’hui.

Le défenseur de l’esprit de parti

Sur le plan organisationnel, Lénine a apporté une immense contribution militante lors des débats qui ont agité le deuxième congrès du Parti russe en 1903. (2) Il avait déjà esquissé les contours de sa position en 1902 dans Que faire ?, une brochure publiée comme contribution au débat au sein du parti dans lequel il s’opposait aux visions économistes qui se développaient, et promouvait au contraire une vision d’un parti révolutionnaire, c’est-à-dire une arme pour le prolétariat dans son assaut contre le capitalisme.

Mais c’est au cours de ce même deuxième congrès qu’il a su mener un combat déterminant et déterminé pour faire accepter sa vision du parti révolutionnaire au sein du POSDR : un parti de militants, animés par un esprit de combat, conscients de leur engagement et de leurs responsabilités dans la classe face à une conception laxiste de l’organisation révolutionnaire vue comme une somme, un agrégat de « sympathisants » et de contributeurs occasionnels, comme le défendaient les mencheviks. Ce combat sera donc aussi un moment de clarification de ce qu’est un militant dans un parti révolutionnaire : non pas le membre d’un groupe d’amis privilégiant la loyauté personnelle mais le membre d’une organisation dont les intérêts communs, expression d’une classe unie et solidaire, priment sur tout le reste. C’est ce combat qui a permis au mouvement ouvrier d’engager le dépassement de « l’esprit de cercle » vers « l’esprit de parti ».

Ces principes ont permis au parti bolchevik de jouer un rôle moteur dans le développement des luttes en Russie jusqu’à l’insurrection d’Octobre en s’organisant comme parti d’avant-garde, défendant les intérêts de la classe ouvrière et combattant toute intrusion d’idéologies étrangères en son sein. Ces principes, nous continuons à les défendre et à nous en revendiquer comme seul moyen de construire le parti de demain.

Dans son ouvrage Un pas en avant, deux pas en arrière, Lénine revient sur ce combat du deuxième congrès et démontre à chaque page la méthode qu’il a employée pour parvenir à clarifier ces questions : patience, ténacité, argumentation, conviction. Et non pas, comme la bourgeoisie voudrait nous le faire croire : autoritarisme, menace, exclusion. La quantité impressionnante d’écrits qu’a laissés Lénine suffit déjà à comprendre à quel point il défendait et faisait vivre le principe d’une argumentation patiente et déterminée comme seul moyen de faire avancer les idées révolutionnaires : convaincre plutôt qu’imposer.

Le défenseur de la perspective révolutionnaire

Quatorze ans après le congrès de 1903, en avril 1917, Lénine revint d’exil et appliqua la même méthode pour amener son parti à clarifier les enjeux de la période. Les fameuses Thèses d’Avril (3) listeront en quelques lignes des arguments forts, clairs et convaincants pour éviter au parti bolchevik de s’enfermer dans la défense du gouvernement provisoire de nature bourgeoise et engager le combat pour une deuxième phase révolutionnaire.

Il ne s’agit pas d’un texte écrit par Lénine au nom du parti qui l’aurait d’emblée accepté tel quel, mais une contribution à un débat qui se déroulait dans le parti et par lequel Lénine cherche à convaincre la majorité. Dans ce texte, Lénine définit une stratégie basée sur le caractère minoritaire du parti au sein des masses, qui nécessite une discussion et une propagande patiente : « expliquer patiemment, systématiquement, opiniâtrement ». Voilà ce que fut Lénine en réalité, que la bourgeoisie continue à dépeindre comme « autocrate et sanguinaire »…

Lénine ne cherchait jamais à imposer et toujours à convaincre. Pour cela, il devait développer des arguments solides et pour cela, il devait développer sa maîtrise de la théorie : pas pour sa culture personnelle mais pour mieux la transmettre à l’ensemble du parti et de la classe ouvrière comme une arme pour ses combats futurs. Une démarche qu’il résume lui-même : « il n’y a pas de mouvement révolutionnaire sans théorie révolutionnaire » et qu’un ouvrage particulièrement important permet de comprendre de façon concrète : L’État et la révolution. (4) Alors que dans les Thèses d’Avril Lénine met en garde contre l’État issu de l’insurrection de février et met en avant la nécessité de construire une dynamique révolutionnaire résolument contre cet État, en septembre, il sent que le sujet devient de plus en plus crucial et s’engage dans la rédaction de ce texte pour développer une argumentation basée sur les acquis du marxisme sur la question de l’État. Ouvrage qu’il ne finira jamais puisque ce travail sera interrompu par l’insurrection d’Octobre.

Là encore, s’illustre la méthode de Lénine. La bourgeoisie aime mettre en avant des hommes présentés comme des leaders naturels dont l’autorité ne relève que de leur « génie », leur « flair ». Lénine au contraire doit sa capacité à convaincre à un profond engagement pour la cause qu’il défend. Plutôt que chercher à imposer son point de vue en profitant de son autorité au sein du parti ou en manigançant en coulisses, il se plonge dans les travaux du mouvement ouvrier sur la question de l’État pour approfondir le sujet et mieux argumenter en faveur de la rupture avec l’idée sociale-démocrate de simplement s’emparer de l’appareil d’État existant pour faire ressortir la nécessité impérieuse de le détruire.

Un révolutionnaire ne peut « découvrir » la bonne stratégie par son seul génie, mais par une compréhension profonde des enjeux de la situation et du rapport de forces entre les classes. Cela s’illustre de façon exemplaire en juillet 1917. (5) Alors qu’en avril, le parti bolchevik lançait le mot d’ordre « tout le pouvoir aux soviets » pour orienter la classe ouvrière contre l’État bourgeois issu de la révolution de février, en juillet à Petrograd, le prolétariat commençait à s’opposer de façon massive au pouvoir démocratique. La bourgeoisie fit alors ce qu’elle sait faire le mieux : elle tendit un piège au prolétariat en cherchant à provoquer une insurrection prématurée qui lui aurait permis de déchaîner une répression sans limites, en particulier contre les bolcheviks.

La réussite d’une telle entreprise aurait sans doute compromis de façon déterminante la dynamique révolutionnaire en Russie et la révolution d’Octobre n’aurait sans doute pas eu lieu. À ce moment-là, le rôle du parti bolchevik a été fondamental pour expliquer à la classe ouvrière que le moment n’était pas venu de mener l’assaut, et qu’ailleurs qu’à Petrograd, le prolétariat n’était pas prêt et serait décimé.

Pour parvenir à la clarté sur les mots d’ordre à mettre en avant à tel ou tel moment déterminé, il fallait être capable de comprendre de façon profonde où en était le rapport de force entre les deux classes déterminantes de la société mais il fallait aussi avoir la confiance du prolétariat au moment où celui-ci, à Petrograd, ne jurait que par le renversement du gouvernement. Cette confiance n’était pas acquise par la force, la menace ou un quelconque artifice « démocratique », mais par la capacité à orienter la classe de façon claire, profonde, argumentée. Le rôle de Lénine dans ces événements a sans doute été crucial, mais ce sont ses années de combat incessant et patient, depuis la fondation du parti moderne du prolétariat en 1903 jusqu’à ces journées de juillet en passant par Zimmerwald, par les Thèses d’Avril 1917, qui ont permis au parti bolchevik d’assumer le rôle qui devait être le sien dans chaque période et ainsi être reconnu par l’ensemble du prolétariat comme le véritable phare de la révolution communiste.

La bourgeoisie pourra toujours dépeindre Lénine comme un stratège avide de pouvoir, un homme orgueilleux ne souffrant ni la contestation, ni la reconnaissance de ses erreurs, elle pourra toujours réécrire l’histoire du prolétariat russe et de sa révolution sous cet éclairage, la vie et l’œuvre de Lénine sont un démenti constant de ces manœuvres idéologiques grossières. Pour tous les révolutionnaires d’aujourd’hui et de demain, la profondeur de son engagement, la rigueur dans son application de la théorie et de la méthode marxistes, la confiance inaltérable qu’il en tire dans la capacité de sa classe à conduire l’humanité vers le communisme font de Lénine, un siècle après sa mort, un exemple d’une infinie richesse de ce que doit être un militant communiste.

GD, janvier 2024

 

 

 

1 Cf. « Zimmerwald (1915-1917) : de la guerre à la révolution [11] », Revue Internationale n° 44 (1986).

2 Le but de cet article n’est pas de revenir sur les détails de ce combat, nous renvoyons nos lecteurs à l’article que nous avons écrit à ce sujet : « Histoire du mouvement ouvrier. 1903-1904 : La naissance du bolchevisme » Partie [12] 1, Partie [13] 2 et Partie [14] 3, Revue internationale 116, 117 et 118.

3 Cf. dans notre brochure sur Octobre 1917 : « Les “Thèses d’avril”, phare de la révolution prolétarienne [15] ».

4 Cf. « “L’État et la Révolution », une vérification éclatante du marxisme [16] », Revue Internationale n° 91 (1997).

5 Cf. dans notre brochure sur Octobre 1917 : « Les journées de Juillet, le parti déjoue une provocation de la bourgeoisie [17] ».

Histoire du mouvement ouvrier: 

  • Révolution Russe [18]
  • 1903: Fondation du Parti Bolchevique [19]
  • 3e Internationale - L'Internationale Communiste : IC [20]

Conscience et organisation: 

  • Le mouvement de Zimmerwald [21]
  • Troisième Internationale [22]

Personnages: 

  • Lénine [23]

Rubrique: 

Leçons du mouvement ouvrier

Permanence en ligne le samedi 17 février 2024

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Le Courant Communiste International organise une permanence en ligne le samedi 17 février 2024 à 15h.
Ces permanences sont des lieux de débat ouverts à tous ceux qui souhaitent rencontrer et discuter avec le CCI. Nous invitons vivement tous nos lecteurs et tous nos sympathisants à venir débattre afin de poursuivre la réflexion sur les enjeux de la situation et confronter les points de vue. N'hésitez pas à nous faire part des questions que vous souhaiteriez aborder.
Les lecteurs qui souhaitent participer aux permanences en ligne peuvent adresser un message sur notre adresse électronique ([email protected] [24]) ou dans la rubrique « nous contacter [25] » de notre site internet, en signalant quelles questions ils voudraient aborder afin de nous permettre d’organiser au mieux les débat.
Les modalités techniques pour se connecter à la permanence seront communiquées ultérieurement.

Vie du CCI: 

  • Permanences [26]

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Permanence du CCI

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Liens
[1] https://fr.internationalism.org/content/11186/greves-et-manifestations-aux-etats-unis-espagne-grece-france-comment-developper-et [2] https://www.international-communist-party.org/English/TheCPart/TCP_051.htm#3 [3] https://fr.internationalism.org/content/11190/bilan-lintervention-du-cci-luttes-ouvrieres-a-travers-monde [4] https://www.international-communist-party.org/English/TheCPart/TCP_004.htm#Questions [5] https://fr.internationalism.org/rinte23/proletariat.htm [6] https://www.international-communist-party.org/Partito/Parti422.htm#PortlandRete [7] https://class-struggle-action.net [8] https://fr.internationalism.org/tag/courants-politiques/bordiguisme [9] https://twitter.com/CCI_Officiel [10] https://fr.internationalism.org/tag/vie-du-cci/interventions [11] https://fr.internationalism.org/rinte44/zimmer.htm [12] https://fr.internationalism.org/french/rint/116_1903.htm [13] https://fr.internationalism.org/french/rint/117_1903.htm [14] https://fr.internationalism.org/revue-internationale/200407/535/1903-1904-naissance-du-bolchevisme-iii-polemique-entre-lenine-et-ros [15] https://fr.internationalism.org/revorusse/chap2a.htm [16] https://fr.internationalism.org/french/rint91/communisme.htm [17] https://fr.internationalism.org/revorusse/chap2b.htm [18] https://fr.internationalism.org/tag/histoire-du-mouvement-ouvrier/revolution-russe [19] https://fr.internationalism.org/tag/histoire-du-mouvement-ouvrier/1903-fondation-du-parti-bolchevique [20] https://fr.internationalism.org/tag/histoire-du-mouvement-ouvrier/3e-internationale-linternationale-communiste-ic [21] https://fr.internationalism.org/tag/conscience-et-organisation/mouvement-zimmerwald [22] https://fr.internationalism.org/tag/conscience-et-organisation/troisieme-internationale [23] https://fr.internationalism.org/tag/30/528/lenine [24] mailto:[email protected] [25] https://fr.internationalism.org/contact [26] https://fr.internationalism.org/tag/vie-du-cci/permanences