Le coup de force du 13 décembre 1981 en Pologne a mis fin à l'épisode le plus important depuis un demi-siècle du long combat entre classe ouvrière mondiale et capital. Depuis le resurgissement historique de la lutte prolétarienne à la fin des années 60, jamais la classe ouvrière n'était allée, en effet, aussi loin dans la combativité, la solidarité et 1'auto organisation. Jamais elle n'avait employé avec autant d'ampleur cette arme essentielle de sa lutte dans la période de décadence du capitalisme : la grève de masse. Jamais elle n'avait infligé à la bourgeoisie de telles craintes, ne l'avait contrainte à déployer autant de moyens de défense ([1] [1]). Aujourd'hui, le prolétariat est muselé en Pologne. Une nouvelle fois, il a versé son sang et, contrairement à ce qui s'était passé en 70 et en 76, c'est pour subir une exploitation décuplée, une misère accrue proche de la famine, une terreur déchaînée. C'est donc par une défaite pour la classe ouvrière que se clôt cet épisode. Mais au moment où la coalition de toutes les forces bourgeoises et la force des armes l'obligent à quitter la scène en Pologne, il importe que le prolétariat mondial tire un maximum de leçons de l'expérience qu'il vient de vivre. Il importe qu'il puisse répondre, et avec lui son avant-garde communiste, à la question : Où en sommes-nous? Quelle perspective pour la lutte de classe?
POLOGNE 1980-81 : LE DEBUT DES"ANNEES DE VERITE"
Depuis plusieurs années le CCI a présenté les années 80 comme les "années de vérité", celles où "la réalité du monde actuel (se) révélera dans toute sa nudité", où se "décidera pour une bonne part l'avenir de l'humanité" (Revue Internationale n°20). Cette analyse ne tombait pas du ciel. Elle s'appuyait sur un examen sérieux de l'évolution de la situation économique du système capitaliste concrétisé notamment dans la résolution sur la situation internationale du 3ème Congrès du CCI en juin 1979:
"Après plus d'une décennie de dégradation lente mais inéluctable de son économie et d'échec de tous les "plans de sauvetage" mis en œuvre, le capitalisme a administré la preuve de ce que les marxistes n'ont cessé d'affirmer depuis longtemps : ce système est entré dans sa phase de déclin historique et il est absolument incapable de surmonter les contradictions économiques qui 1'assaillent aujourd’hui. Dans la période qui vient, nous allons assister à un nouvel approfondissement de la crise mondiale du capitalisme, sous forme, notamment, d'une nouvelle flambée d'inflation et d'un ralentissement sensible de la production qui risque de faire oublier celui de 1974-75 et provoquera une aggravation brutale du chômage."(Revue Internationale n°18, p.28)
La caractérisation des années 80 comme "années de vérité" s'appuyait également sur le fait :
"Qu’après une période de relatif recul des luttes couvrant le milieu des années 70, la classe ouvrière tend à renouer aujourd'hui avec une combativité qui s'était manifestée de façon généralisée et souvent spectaculaire à partir de 1968."
Par la détérioration inéluctable qu'elle continuera à provoquer sur les conditions de vie des ouvriers, la crise obligera même les plus hésitants à reprendre le chemin de la lutte" (Revue Internationale n°18, p.29) .
Les luttes ouvrières de Pologne qui se développent au cours de l'été 80 et qui, pendant près d'un an et demi, vont occuper une place de premier ordre sur la scène internationale, constituent à ce jour la manifestation la plus important de cette tendance à la reprise des luttes.
Elles ont fait suite à des mouvements sociaux qui ont touché à partir de 1978 un nombre important de pays industriels comme les USA (grève des mineurs des Appalaches), l'Allemagne (sidérurgie), les Pays-Bas (dockers), la France (explosions de Longwy et Dënain) et surtout la Grande-Bretagne qui connait en 1979 le nombre le plus élevé de journées de grève depuis 1926 (29 millions). Mais seules les luttes du prolétariat en Pologne illustrent la tendance "de la nouvelle vague de luttes à redémarrer au niveau qualitatif le plus élevé atteint par la vague précédente." (Idem)
Le fait que ce soit en Pologne qu'aient pris place les premiers grands combats des "années de vérité" résulte de la faiblesse de la bourgeoisie dans les pays dits "socialistes". Faiblesse qui s'exprime tant sur le plan économique que sur le plan politique. En effet, l'explosion ouvrière de l'été 80 provenait directement de la catastrophe économique qui accable le capital polonais, un des maillons les plus faibles de cet ensemble de pays faiblement développés et particulièrement vulnérables à la crise que constitue le bloc de l'Est.
Mais cette explosion a pu avoir lieu parce que, sur place, la bourgeoisie ne disposait pas d'une des armes essentielles qu'elle utilise aujourd'hui contre le prolétariat : une gauche chargée, grâce à son langage "ouvrier" et sa place dans l'opposition, de saboter de l'intérieur, de dévoyer et d'épuiser les luttes ouvrières.
Dans les grandes concentrations ouvrières d'Occident, frappées elles aussi, ces dernières années, d'une manière cruelle par la crise, comme en témoigne entre autres le niveau de chômage (presque 30 millions de chômeurs pour l'OCDE), c'est de façon préventive que la bourgeoisie a fait face à la tendance à la reprise des combats prolétariens.
Elle s'est appuyée fondamentalement sur les manœuvres de la gauche, partis "ouvriers" et syndicats, à qui il revenait la tâche essentielle d'immobiliser la classe ouvrière, de lui lier les mains pendant que les équipes gouvernementales se chargeaient de mettre en œuvre une austérité accrue. L'exemple le plus clair nous en a été donné par la Grande-Bretagne où, dès 1978, face aux luttes ouvrières, les travaillistes et les trade-unions passaient dans l'opposition, renonçaient au "contrat social" chargé de faire adhérer les travailleurs aux objectifs gouvernementaux et radicalisaient de façon notable leur langage contre la politique de Thatcher. C'est grâce à cette "gauche dans l'opposition" que la bourgeoisie anglaise, une des plus aguerries du monde, a réussi à venir à bout des luttes de 78-79, et en 80-81 à faire taire en bonne partie le prolétariat au moment où celui-ci subissait une des attaques les plus violentes de son histoire.
En Europe de l'Est, les régimes en place, directement issus de la contre-révolution, basant leur pouvoir essentiellement sur la terreur policière, n'ont pas la même souplesse. En 1980, en Pologne, face à l'ampleur du mouvement de grèves et dans un contexte international de reprise des luttes, la bourgeoisie ne peut pas employer comme en 70 et en 76 la répression sanglante. En août, elle est débordée par la situation et c'est dans la brèche ouverte dans ses lignes de défense que s'est engouffré le prolétariat pour mener les combats les plus importants depuis un demi-siècle.
Ainsi, ce n'est pas seulement à cause de la gravité de la crise et de l'attaque contre le niveau de vie des travailleurs que les luttes en Pologne ont pris une telle ampleur. L'incapacité de la bourgeoisie locale à utiliser les armes politiques qui ont fait leurs preuves en Occident est un facteur au moins aussi important pour expliquer ce phénomène.
Ce n'est qu'à chaud" avec la création du syndicat "Solidarité", que la classe dominante a pu se doter d'une telle arme efficace contre le prolétariat. Et c'est à l'échelle internationale que la bourgeoisie a mené sa contre-offensive. En août 80, elle a compris à son tour de façon claire que nous étions entrés dans les années "dé vérité" et elle a accéléré ses préparatifs pour les affronter.
LE DEPLOIEMENT DES FORCES DE LA BOURGEOISIE
Ayant compris la dimension mondiale de son combat contre le prolétariat, c'est donc bien à l'échelle du monde entier que la bourgeoisie a développé son dispositif. Pour cela, elle a su faire passer au second plan ses antagonismes inter-impérialistes quitte à employer ses divisions réelles comme moyen d'un partage des tâches.
Dans ce partage, il est revenu aux gouvernements du bloc de l'Est le soin d'intimider les ouvriers de cette région par des menaces d'intervention et de répression violente de la part du "grand frère". Ces gouvernements avaient également la tâche de déconsidérer à leurs yeux les luttes ouvrières de Pologne au moyen de campagnes nationalistes sur le mode : "les polonais sont des paresseux et des énergumènes", "c'est pour cela que leur économie s'effondre", "leur agitation est responsable de nos propres difficultés économiques". ..
Mais l'essentiel du travail est revenu aux grandes puissances occidentales qui ont accompli de front toute une série de tâches :
-sauvetage économique du capital polonais en faillite, notamment à travers un rééchelonnement de sa dette,
-crédibilisation des campagnes d'intimidation développées par Moscou au moyen notamment de "mises en garde contre toute intervention extérieure en Pologne", amplement répercutées dans ce pays par les médias du type "Radio Free Europe" et BBC,
-campagnes en direction des prolétaires d'Occident sur le thème : "les problèmes affrontés par les ouvriers en Pologne sont spécifiques à ce pays ou à ce bloc" (gravité de la crise économique, pénurie, misère, "totalitarisme")
-prise en charge, tant matérielle que politique, par la gauche et les syndicats de l'Ouest, de la mise en place de l'appareil de "Solidarnosc" (envois de fonds, de matériels d'impression, de délégations chargées d'enseigner au nouveau-né les diverses techniques de sabotage des luttes...)
-sabotage systématique des luttes ouvrières dans les pays de l'Ouest par ces mêmes organisations qui ont employé tout l'arsenal classique ("journées d'action", "grèves" bidon, divisions de la classe en secteurs professionnels ou géographiques) mais auquel elles ont ajouté ces derniers mois d'énormes campagnes pacifistes destinées à détourner vers une impasse démobilisatrice l'inquiétude réelle et justifiée des travailleurs face à la menace de guerre (cf. article "crise et lutte de classe" dans la Revue Internationale n°28). Il est remarquable que, pour faciliter leur travail de sabotage de la combativité ouvrière, les syndicats d1 Occident -juste retour des choses- se soient servis, pour redorer leur blason, de la popularité de "Solidarité" auprès des ouvriers qu'ils ont pour tâche d'encadrer : le cynisme et la duplicité de la bourgeoisie, surtout celle de gauche, n'ont pas de limites!
En Pologne même, cette offensive bourgeoise d'affaiblissement de la classe ouvrière mondiale a eu pour résultat :
-le développement du "syndicat indépendant" au détriment de la plus grande conquête d'août 80 : la grève de masse, l'auto-organisation de la lutte.
-le développement des illusions nationalistes, démocratiques, et autogestionnaires promues par ce syndicat et qui trouvaient un des leur principaux aliments dans la passivité du prolétariat des autres pays.
Contrairement aux inepties débitées par ceux qui pensaient qu'en Pologne le prolétariat radicalisait sa lutte et s'apprêtait à livrer au capitalisme un combat décisif (voire même la révolution!), il est important donc de comprendre comment s'est produit, entre août 80 et décembre 81, cet affaiblissement progressif, malgré les énormes réserves de combativité de la classe ouvrière en Pologne; de comprendre et de mettre en évidence pourquoi, entre ces deux dates, la bourgeoisie a attendu presque un an et demi pour déchainer sa répression. Il s'agit de faire apparaître clairement que cette répression n'est pas intervenue parce que la bourgeoisie et son agent au sein du prolétariat "Solidarité" auraient été débordés, mais bien, au contraire, parce que, face à leur offensive, le prolétariat s'est retrouvé en POSITION DE FAIBLESSE. Et cette faiblesse, C'EST AU NIVEAU MONDIAL QU'ELLE S'EST REVELEE.
LA DEFAITE OUVRIERE.
Avec l'instauration de l'état de guerre en Pologne, le prolétariat a subi une défaite ; il serait illusoire et même dangereux de se le cacher. Seuls des aveugles ou des inconscients peuvent prétendre le contraire.
C'est une défaite parce que, dans ce pays, les ouvriers sont aujourd'hui emprisonnés, déportés, terrorisés, astreints de travailler le fusil dans le dos pour des salaires encore plus misérables qu'avant. Leur résistance de plusieurs semaines face au coup de force, pour courageuse et déterminée qu'elle fut, était vouée à l'échec.
Les différentes formes de résistance passive elles-mêmes seront vaincues à la longue, car elles ne sont plus le fait de larges mouvements de masse, d'une action collective et organisée de la classe, mais d'une somme d'ouvriers dont la répression et la terreur ont rétabli 1'atomisation.
C'est une défaite parce qu'en Pologne, le prolétariat s'est laissé tromper et démobiliser par les mystifications mises en avant par la bourgeoisie et que, du fait que son ennemi le plus pernicieux, "Solidarité" ,ne s'est pas clairement démasqué et de plus, jouit maintenant de l'auréole du martyr, la répression qu'il subit aujourd'hui ne lui donne pas réellement les moyens de tirer pleinement les leçons de son expérience, de prendre clairement conscience des enjeux de sa lutte.
C'est enfin et fondamentalement une défaite parce que ce coup de force atteint le prolétariat de tous les pays sous forme de démoralisation et surtout d'une réelle désorientation, d'un déboussole-ment certain face aux campagnes déchaînées par la bourgeoisie depuis le 13 décembre 81 et prenant le relais de celles d'avant cette date.
Cette défaite, le prolétariat mondial l'a subie dès lors que le capitalisme, d'une façon concertée, est parvenu à isoler le prolétariat de Pologne du reste du prolétariat mondial, à l'enfermer idéologiquement dans le cadre de ses frontières de bloc (pays "socialistes" de l'Est) et nationales ("la Pologne est une affaire de polonais"); dès lors qu'il est parvenu, grâce à tous les moyens dont il dispose, à faire des ouvriers des autres pays des SPECTATEURS, inquiets, certes, mais PASSIFS, à les détourner de la seule forme que peut avoir la solidarité de classe : la généralisation de leurs luttes dans tous les pays, en mettant en avant une caricature hideuse de solidarité : les manifestations sentimentales, les pétitions humanistes et la charité chrétienne avec ses envois de colis pour Noël.
LA NON GENERALISATION DE LA LUTTE OUVRIERE EST EN SOI UNE DEFAITE. C'est la première et la plus essentielle des leçons des événements de Pologne.
Le coup du 13 décembre, sa préparation et ses suites sont une victoire de la bourgeoisie. Ce sont des exemples douloureux pour le prolétariat de l'efficacité de la stratégie mondiale du capital de "gauche dans l'opposition". Cet exemple illustre une fois de plus que, dans la décadence du capitalisme, la bourgeoisie n'affronte pas le prolétariat de la même façon qu'au siècle dernier. A cette époque les défaites infligées au prolétariat, les répressions sanglantes, ne lui laissaient pas d'ambiguïté sur qui étaient ses amis et ses ennemis : ce fut notamment le cas lors de la Commune de Paris et même de la révolution de 1905 qui, tout en annonçant déjà les combats de ce siècle (la grève de masse et les conseils ouvriers) comportait encore des caractéristiques propres au siècle dernier (notamment quant aux méthodes de la bourgeoisie). Aujourd'hui par contre, la bourgeoisie ne déchaîne la répression ouverte qu'à la suite de toute une préparation idéologique, dans laquelle la gauche et les syndicats jouent un rôle décisif, et qui est destiné tant à affaiblir les capacités de défense du prolétariat qu'à l'empêcher de tirer tous les enseignements nécessaires de la répression.
Le capitalisme n'a pas renoncé et ne renoncera jamais à l'emploi de la répression ouverte et brutale contre le prolétariat. C'est son arme de prédilection dans les pays arriérés, là où le prolétariat est le moins concentré. Mais son champ d'action ne se limite pas à ces régions. Partout, c'est une arme destinée à parachever une défaite du prolétariat, à le dissuader le plus longtemps possible de reprendre le combat, à "faire un exemple" à l'égard de l'ensemble de la classe ouvrière, à la démoraliser. C'est en cela que consistait la fonction du coup de force du 13 décembre 81 en Pologne.
Cependant, dans les grandes concentrations ouvrières, l'arme essentielle de la bourgeoisie est l'arme idéologique. C'est pour cela que le prolétariat doit se garder d'une accumulation de défaites idéologiques comme celle d'aujourd'hui, qui viendrait saper le potentiel de combativité de ses bataillons décisifs et l'empêcherait d'engager le combat frontal contre le capitalisme.
QUELLES PERSPECTIVES ?
Premier assaut d'envergure des "années de vérité" contre la forteresse capitaliste, les luttes ouvrières de l'été 80 en Pologne constituaient, même si leurs protagonistes n'en n'étaient pas conscients, un appel au prolétariat mondial.
Brouillé par tous les bruits de la propagande bourgeoise, cet appel à la généralisation du combat n'a pas été entendu. Bien au contraire.
Si on se réfère par exemple aux statistiques du nombre de jours de grèves (qui sans être un critère absolu, indiquent quand même une tendance), les années 80 et 81 comptent parmi celles depuis 1968 où la combativité ouvrière s'est manifestée le moins. A l'heure présente, dans des grandes puissances capitalistes comme les USA et l'Allemagne, la bourgeoisie est capable de faire accepter aux ouvriers, sans réaction de leur part, des baisses importantes de leur niveau de vie (cf. accords dans l'automobile aux USA, dans la métallurgie en RFA). Le "cordon sanitaire" mis en place par la bourgeoisie mondiale autour du prolétariat "pestiféré" de Pologne a été efficace. Relativement désarçonnée en août 80, la bourgeoisie a finalement remporté, et de manière nette, ce premier affrontement.
Est-ce à dire que le prolétariat est d'ores et déjà battu, que dès à présent la bourgeoisie a les mains libres pour apporter à la crise de son système sa propre réponse : l'holocauste impérialiste?
Ce n'est pas le cas. Pour cruelle qu'elle soit, la défaite subie par le prolétariat à la suite de ses combats en Pologne n'est que partielle. Pour les mêmes raisons qui ont fait que le premier engagement des "années de vérité" a eu lieu dans ce pays (faiblesse de son économie et de son régime), qui ont permis à la bourgeoisie d'isoler aussi facilement les combats qui s'y sont déroulés (pays de second ordre, relativement excentré par rapport aux grandes concentrations industrielles et prolétariennes), pour ces mêmes raisons, les combats de Pologne n'étaient pas décisifs. La défaite est partielle parce que l'affrontement n'était que partiel C'est un bataillon détaché du prolétariat mondial parti en éclaireur qui a engagé le combat. Par contre, le gros des troupes, celui qui est basé dans les énormes concentrations industrielles d'Occident, et notamment en Allemagne, n'est pas encore entré dans la bataille. Et c'est pour tenter de l'en empêcher que s'est développée la campagne actuelle de la bourgeoisie d'Occident sous la conduite du chef d'orchestre Reagan (ce n'est pas un hasard si on a parlé du "Reagan show").
Cette campagne est la continuation de celle qui avait été mise en place bien avant le coup de force du 13 décembre 81 et qui l'avait rendu possible.
La seule différence consiste dans le fait qu'avant cette date, la campagne visait simultanément les ouvriers d'Occident et ceux de Pologne dans la mesure où ceux-ci restaient en première ligne des affrontements de classe, alors que maintenant la bourgeoisie occidentale vise primordialement le prolétariat de son bloc. Après avoir fait taire le détachement le plus combatif du prolétariat mondial, il revient au capital de concentrer l'attaque idéologique en direction des bataillons les plus importants : ceux dont dépendra l'issue du combat.
C'est en ce sens qu'on ne doit pas considérer ces campagnes comme des préparatifs idéologiques directs en vue de la guerre impérialiste. Certes, chacun des blocs ne perd aucune occasion de marquer des points dans ce domaine dans la mesure où les conflits entre blocs ne disparaissent jamais. De même il est clair que l'aboutissement d'une éventuelle défaite générale du prolétariat serait un nouvel holocauste impérialiste. Cependant, il est important de souligner que l'objectif prioritaire de la présente campagne est de prévenir les surgissements prolétariens dans les principales métropoles du capitalisme en tentant de faire coller les ouvriers de ces pays au char de l'Etat "démocratique". L'utilisation du repoussoir du "totalitarisme du bloc de l'Est" n'a pas pour fonction immédiate l'embrigadement guerrier contre l'autre bloc, mais la DEMOBILISATION DES LUTTES OUVRIERES qui est la condition PREALABLE à cet embrigadement.
De la même façon que dans les campagnes pacifistes, la peur de la guerre est exploitée pour détourner le prolétariat de son terrain de classe, dans le "Reagan Show" actuel, la division entre blocs et entre pays est utilisée pour briser la combativité du prolétariat et son front de lutte. Face à lui, on assiste, non pas à une division entre secteurs de la bourgeoisie, mais à une division du travail entre ces secteurs.
Quelles sont les chances de réussite de cette campagne de la bourgeoisie?
Même si cette classe n'a pas encore aujourd'hui les mains libres pour apporter sa propre réponse guerrière à la crise, ne faut-il pas craindre qu'elle réussisse à maintenir sa chape de plomb idéologique jusqu'à étouffer complètement et définitivement la combativité prolétarienne?
Ce danger existe et nous l'avons signalé plus haut. Mais il est important de mettre en évidence les atouts dont dispose aujourd'hui le prolétariat et qui distinguent la situation présente de celles qui existaient à la veille de 1914 ou dans les années 30 à des moments où le rapport de forces global penchait en faveur de la bourgeoisie. Dans ces deux cas, le prolétariat avait été directement battu dans les grandes métropoles (en particulier, dans celles d'Europe occidentale : Allemagne, France, Grande-Bretagne), soit sur un plan uniquement idéologique (à la veille de 1914 grâce au poids du réformisme et à la trahison des partis socialistes) soit sur les deux plans physique et idéologique (après la terrible défaite des années 20).
Tel n'est pas le cas aujourd'hui ([2] [2]), où les générations ouvrières dans les grands centres industriels n'ont pas subi de défaite physique, où les mystifications démocratiques ou antifascistes n'ont plus le même impact que par le passé, où le mythe de la "patrie socialiste" est moribond, où les anciens partis ouvriers passés à l'ennemi capitaliste, le PC et le PS, ont un pouvoir d'embrigadement du prolétariat bien moindre qu'au moment de leur trahison.
C'est pour l'ensemble de ces raisons que les réserves de combativité du prolétariat sont encore pratiquement intactes et, comme on l'a vu avec la Pologne, énormes.
Cette combativité, la bourgeoisie ne pourra pas la contenir indéfiniment, malgré toutes les campagnes, manœuvres, mystifications qu'elle déploie à l'échelle internationale. Toute mystification, pour être efficace, a besoin de s'appuyer sur une apparence de vérité.
Or les mystifications grâce auxquelles la bourgeoisie réussit encore à empêcher la classe ouvrière mondiale d'engager un combat massif sont destinées à être directement attaquées par l'aggravation de la crise :
-le mythe des "Etats socialistes" qui, en son temps, fut une des armes majeures de l'embrigadement de la classe ouvrière par le capitalisme, vit aujourd'hui ses dernières heures face à la déroute économique de ces Etats, à la misère croissante qui s'abat sur la classe ouvrière qui y vit et aux explosions sociales qui en résultent;
-l'idée qu'il existe des "spécificités nationales" ou de bloc, qui a permis l'isolement du prolétariat en Pologne, sera de plus en plus battue en brèche par le nivellement par le bas de la situation économique de tous les pays ainsi que des conditions de vie de tous les travailleurs;
-l'illusion qu'en acceptant des sacrifices on pourra s'éviter une situation bien pire (illusion qui a pesé sur les ouvriers américains ou allemands lorsqu'ils ont consenti à des baisses de salaires en échange d'une hypothétique garantie de l'emploi) ne pourra pas résister indéfiniment à l'aggravation inexorable de cette situation;
-la croyance dans les vertus de telle ou telle potion miracle ("économie de l'offre", nationalisations, autogestion, etc.), capable, sinon de rétablir (on n'en n'est plus là], mais d'empêcher l'aggravation de la situation économique, se heurte de plus en plus durement à la réalité des faits.
Plus généralement, c'est l'ensemble des piliers idéologiques du système actuel qui subira l'assaut de son effondrement économique :
-toutes les grandes phrases des politiciens sur "la civilisation", la "démocratie", les "Droits de l'homme", la "solidarité nationale", la "fraternité humaine", la "sécurité", "l'avenir de la société", etc. apparaîtront de plus en plus pour ce qu'elles sont : de vulgaires rodomontades, des mensonges cyniques;
-à des masses croissantes de prolétaires, y compris ceux des pays jusqu'à présent les plus "prospères", le système actuel dévoilera sa véritable nature et deviendra synonyme pour eux de barbarie, de terreur étatique, d'égoïsme, d'insécurité et de désespoir.
Malgré et à cause des terribles épreuves que l'aggravation de la crise impose au prolétariat, celle-ci constitue donc un atout pour lui. C'est un atout d'autant plus important que le développement de la crise présente est bien plus apte à lui ouvrir les yeux que celui de la crise de 1929. En effet, après la violente chute du début des années 30, le capitalisme avait donné pendant quelques années l'illusion d'un rétablissement grâce aux interventions étatiques massives et notamment le développement d'une économie de guerre. Ce rétablissement momentané qui s'est achevé en 1938 a permis cependant de finir de démobiliser le prolétariat, déjà considérablement affaibli par les défaites des années 20, et de le jeter, pieds et mains liés, dans la seconde boucherie mondiale.
Aujourd'hui, par contre, la bourgeoisie a épuisé toutes les ressources des politiques néo-keynésiennes et a depuis des décennies déjà développé pleinement son économie de guerre. Elle ne peut plus offrir à la société aucune illusion de rétablissement : le caractère absolument inexorable de la crise s'impose à tous avec d'autant plus de force. Et cela, au point même que même les plus fervents défenseurs universitaires du capitalisme, les économistes, avouent leur totale impuissance » Après que le prix Nobel "néo-keynésien", Paul Samuelson ait constaté amèrement en 1977, "la crise de la science économique", c'est son rival, le prix Nobel "monétariste" Milton Friedman, qui avoue en septembre 1977 : "Je ne comprends pas ce qui se passe" (Newsweek).
Si la récession de 1971 avait été suivie jusqu'en 73 d'une reprise euphorique, celle de 1974-75 n'avait laissé la place qu'à une reprise languissante et celle qui commence en 1980 n'en finit pas de traîner et de démentir les prévisions sur une "nouvelle reprise". C'en est bien fini de toutes les potions administrées au long des années 70 pour retarder les échéances et qui deviennent aujourd’hui un facteur d'aggravation du mal. Confrontées à la surproduction de marchandises, les grandes puissances capitalistes ont tenté de vendre celles-ci en usant et abusant du crédit. Le résultat est remarquable rentre 71 et 81, la dette totale du Tiers-Monde est passée de 86,6 à 524 milliards de dollars avec une augmentation de 118 milliards pour 1981. La plupart de ces pays sont maintenant en cessation de paiement : au pays du "miracle", le Brésil, champion du monde de l'endettement, sur 100 dollars empruntés il n'y en a aujourd'hui que 13 qui soient investis productivement; les 87 autres sont destinés à payer les intérêts et les amortissements des dettes antérieures. Mais cet endettement du Tiers-Monde n'est qu'une partie de l'endettement total, qui dépasse de loin les 1000 milliards de dollars et grâce auquel le capitalisme a tenté d'esquiver la crise au cours des années 70. La banqueroute du Tiers-Monde signe celle de toute l'économie mondiale.
Alors que la crise trouve son origine au centre du capitalisme, les pays où il est le plus développé, ceux-ci ont tenté pendant une décennie d'y résister en repoussant les effets les plus brutaux vers la périphérie. Mais telles les ondes à la surface d'un bassin qui reviennent vers le centre après avoir atteint ses bords, les convulsions les plus violentes de la crise reviennent, avec une force accrue, frapper les métropoles du capital y compris cette "Allemagne modèle" qui faisait tant d'envieux et qui connait aujourd'hui une des progressions du chômage les plus fortes d'Europe.
C'est maintenant le prolétariat de ces métropoles qui est frappé de plein fouet par la crise et qui sera contraint, malgré toutes les manœuvres de la gauche dans l'opposition qui ne pourront à la longue que s'user, de reprendre le combat, comme a commencé à le faire celui des pays périphériques (Brésil 78-79, Pologne 80-81 par exemples). Ce prolétariat, la bourgeoisie ne pourra pas l'isoler aussi facilement qu'elle l'a fait avec celui de Pologne.
Alors seront données les conditions d'une réelle généralisation mondiale des luttes prolétariennes, comme les combats de Pologne en ont mis en évidence la nécessité ([3] [3]). Cette généralisation n'est pas une étape simplement quantitative du développement de la lutte de classe. C'est un pas réellement QUALITATIF qu'accomplira le prolétariat en la réalisant :
-elle seule permettra de surmonter les illusions nationalistes, syndicalistes, démocratiques, véhiculées notamment par la gauche, qui pèsent sur le prolétariat,
-elle seule permettra de mettre en échec la solidarité et la coopération réalisée par la bourgeoisie face à la lutte de classe,
-elle seule créera les conditions où pourra se poser le problème du renversement de l'Etat capitaliste, de la prise du pouvoir par le prolétariat (contrairement à ce que pensent certains, dont le GCI, qui posaient déjà comme tâche aux ouvriers de Pologne de prendre les armes.
-elle seule donnera les moyens au prolétariat de prendre conscience de sa force, et du fait que sa lutte représente le seul espoir de toute l'humanité, que la véritable signification de ses multiples combats est de constituer autant de préparatifs pour la révolution communiste, dont Vidée lui deviendra de nouveau familière après plus d'un demi-siècle d'éclipsé."
C'est donc parce que la crise frappe maintenant de plein fouet les grandes métropoles capitalistes que cette généralisation devient possible. Son chemin en sera long et heurté et comportera encore d'autres défaites, partielles mais douloureuses. L'essentiel de ces combats est devant nous; pendant longtemps encore, le prolétariat se heurtera aux sabotages de la gauche et en particulier de ses fractions "radicales" comme le "syndicalisme de base". Ce n'est qu'après avoir débusqué ses multiples pièges et avoir engagé le combat contre elle qu'il pourra s'attaquer frontalement à l'Etat capitaliste en vue de le détruire.
C'EST UNE LONGUE ET DIFFICILE BATAILLE QUI S'ANNONCE, MAIS RIEN N'INDIQUE QU'AVEC POUR ALLIE L'EFFONDREMENT IRREVERSIBLE DE L'ECONOMIE CAPITALISTE, LE PROLETARIAT NE SOIT PAS EN MESURE DE LA REMPORTER.
F.M. 12-3-82
[1] [4] Sur la portée des luttes ouvrières en Pologne, la grève de masse, les moyens déployés par la bourgeoisie mondiale contre le prolétariat, le lecteur pourra se reporter aux articles parus dans la Revue Internationale n°23,24,25,26,27 et 28 ainsi que dans la brochure à paraitre prochainement.
[2] [5] Voir à ce sujet le Rapport sur le cours historique au 3° congrès du C.C.I. dans la Revue Internationale n°18
[3] [6] Voir le texte sur "La généralisation mondiale des luttes" dans la Revue Internationale n°26
L'unification internationale du prolétariat dans le processus de la révolution mondiale est la condition matérielle la plus décisive du communisme. Après avoir mis en relief la puissance des luttes ouvrières dans les pays de l'Est de l920 à 1970 et les limites que leur a imposé leur isolement international (Revue Internationale n° 27 et 28), la fin de cette étude montre comment les luttes des années 80 ouvrent la perspective de la fin de cet isolement.
LA VAGUE DE LUTTES DES ANNEES 70 A L’EST
En septembre 1976, les oppositionnels tchèques faisaient état dans le journal "Listy Blâtter" du développement d'une nouvelle vague de résistance en URSS :
"Le 8 novembre de 1'année dernière, soixante marins russes, Lettoniens et Estoniens de la flotte du Drapeau Rouge, se mutinèrent à bord du destroyer "Storoschewoi". Le bateau après avoir quitté le port de Riga fut attaqué en haute mer par des hélicoptères et des sous-marins. La bataille passe pour avoir été très sanglante, la majorité des marins ayant été tués et les survivants passés en cour martiale ou exécutés. La cause de la rébellion : des conditions sociales insupportables et des traitements inhumains, similaires à ceux du vaisseau tsariste "Potemkine" en 1905 à Odessa. Il y a également 1'agitation continuelle dans la métropole géorgienne 'Tiflis' qui fut rapportée en avril par 1'organe du parti "Sarja Wostoka". Manifestations de rue de lycéens et d'étudiants, assassinats de fonctionnaires du parti russe et de leurs collaborateurs, des manifestations spontanées pour la liberté d'ouvriers et de femmes, et même des affrontements de rues, barricades et attentats à la bombe contre les palaces du parti. L'agitation a pris un caractère de masse, et ne peut être complètement contenue par la police secrète.
En dernier lieu, nous devons mentionner la vague de grèves récentes provoquée par le rationnement alimentaire, concentrée ici encore, dans les centres industriels des régions en dehors de la Russie (Baltique, Ukraine). Le ravitaillement échauffe 1'atmosphère de pré-révolution; des arrêts de travail spontanés, des rassemblements de masse, des marches, des meetings de protestations ont été rapportés, venant des villes de Rostov sur le Don, Lvov, Kiev, Dniepropetrovsk, Riga et Dnieprodzeijinsk Dans la métropole ukrainienne de Kiev, des affrontements sanglants eurent lieu entre des femmes ouvrières et la milice en face des magasins d'alimentation vides. Les rationnements les plus importants concernent 1'approvisionnement en aliments de première nécessité -viande, pain, produits laitiers. Dans les entreprises de machine-outil Tscheljabinsk et d'industrie chimique Schtschokino, des grèves ont éclaté en réaction aux lock-out".
Mis à part le caractère aberrant de l'expression "une atmosphère prérévolutionnaire", il ne peut y avoir aucun doute sur l'étendue des troubles sociaux qui ont saisi de larges régions d'URSS vers la fin des années 1970. Un rapport raconte à quelle vitesse Brejnev fut obligé de se rendre à Toula en 1977 à cause d'un mouvement de grève oui s'y était déclenché. Les ouvriers, là, avaient refusé d'aller chercher leurs salaires durant deux mois, parce qu'ils ne pouvaient rien acheter avec. Brejnev décida -33 ans après la fin de la dernière guerre- de proclamer Toula "ville héroïque" pour son rôle dans la victoire contre Hitler. Ce statut impliqua un meilleur approvisionnement en nourriture (rapporté dans "Osteuropakomitee, Info 32" Socialist review, été 80).
Au mois de décembre de la même année eut lieu une violente grève dans la grande usine de caoutchouc de Kaunas en Lituanie et peu après, une grève perlée dans l'industrie mécanique (Poutilov) à Leningrad, celle qui fut au cœur de la révolution d'octobre, en protestation contre le mauvais traitement des prisonniers travaillant dans l'usine (rapporté dans "Listy").
En 1973, des grèves de protestations éclatèrent dans les mines de Roumanie. Comme en 70, elles furent violentes mais elles restèrent sporadiques et isolées (rapporté dans "Der Spiegel, 12.12.77). En 1977, les mineurs, le cœur militant de la classe ouvrière en Roumanie, reprenaient le flambeau de la lutte. La grève éclata à Lupeni et s'étendit immédiatement à toutes les vallées minières voisines. En tout, 90.000 personnes se mirent en grève, dont 35.000, retranchées dans Lupeni pour prévenir le danger d'une répression. Le second jour, plusieurs des membres d'une délégation du sommet du parti, envoyés pour "négocier" furent fait prisonniers, et d'autres eurent le visage barbouillé de l'infâme nourriture que l'on donne à manger aux ouvriers. Ceausescu vint alors en personne et eut beaucoup de chance de s'en tirer vivant. Les ouvriers tentèrent de le lyncher. Il s'enfuit immédiatement au Kremlin pour s'entretenir avec Brejnev. Un détachement de l'Armée Rouge envoyé pour disperser les ouvriers changea d'avis quand il rencontra leur résistance. Puis, alors que la grève commençait à s'étendre au delà des bassins miniers de la vallée de Jiul -aux chemins de fer, à une usine textile de Brasov, à une usine de machinerie lourde de Bucarest- Ceausescu revint pour satisfaire les revendications ouvrières. Deux semaines durant, la situation de l'approvisionnement s'aggrava gravement. L'armée revint alors : 2000 hommes appartenant aux troupes de choc furent envoyés à Lupeni. Ils attaquèrent les ouvriers, et en battirent un grand nombre jusqu'à les rendre infirmes à vie. Puis ils déportèrent 16.000 mineurs avec leurs familles dans différentes parties du pays. Beaucoup furent envoyés travailler dans les mines d'uranium où ils perdirent leurs cheveux en quelques semaines; le cancer se répandit parmi eux en quelques mois. Le slogan principal des mineurs de Lupeni était "à bas la bourgeoisie prolétarienne". Dans leur cinquième lettre à "Radio free Europe", les ouvriers écrivirent :
"De tout notre cœur, nous vous demandons de lire cette lettre au micro; n'ayez pas peur qu'il soit connu qu'il y a des grève dans un Etat socialiste. Il y en aura encore plus car nous n'avons pas d'autre solution que de rendre la justice nous-mêmes avec nos manches de pioches".
En septembre, l'agence allemande d'informations DPA parla de nouvelles grèves dans la région. A partir du 1er janvier 1978, la vallée de Jiul fut déclarée "zone interdite", isolée de tout contact extérieur.
Les problèmes de l'isolement des ouvriers de Roumanie sont semblables à ceux rencontrés en URSS. Ceci explique la nature pernicieuse du régime de Ceausescu, tant exalté à l'ouest pour son "indépendance" vis à vis de Moscou et son soi-disant "engagement à la paix". Le gouvernement de Ceausescu est en fait le plus haï de tous ceux du bloc de l'Est, à l'exception du régime de Honecker en RDA.
Vers la fin des années 70, le mécontentement de la classe ouvrière a commencé à se manifester dans la partie ouest du bloc. Déjà en 1971, une série de grèves ont eu lieu à Budapest selon certains rapports. En 1975, "Der Spiegel" rapporte ce qui suit sur la situation en Tchécoslovaquie :
"Des tracts distribués dans de nombreuses usines parlent d'actions de protestations qui montrent un mécontentement des ouvriers dirigé contre le régime : dans le complexe industriel de Prague, dans des entreprises sidérurgiques de 1'est de la Slovaquie, parmi les cheminots". (Der Spiegel n°18).
Des rapports sur des comités de grève de protestation sont parvenus de Tchécoslovaquie de manière fréquente depuis lors, par exemple, dans l'usine CKD de construction de machines à Pragueen lutte contre la hausse des prix (rapporté dans "Intercontinental Press" n°49. 1978).
La paix sociale fragile qui a régné en Allemagne de l'Est depuis 1953, en raison de la hausse dissimulée des prix prit fin à l'automne 1977. En octobre de cette année là, un mouvement de grève éclata à Karl-Marx Stadt qui fut violemment écrasé par des troupes de choc et par la police politique. 50 ouvriers furent arrêtés. Les chefs de l'administration locale furent décorés de la "médaille Karl Marx" en récompense pour le rôle qu'ils ont joué dans l'écrasement de la révolte. Le 7 octobre, une foule de jeunes gens se battirent contre la police dans le centre de Berlin-Est alors qu'elle tentait de disperser un concert de rock. Plusieurs personnes furent tuées dont deux policiers. La population dans les quartiers ouvriers voisins du lieu ("Prenz lauerberg") protégèrent les jeunes gens en les cachant dans leurs maisons et en jetant de l'huile bouillante sur les policiers qui les poursuivaient. Quelques jours après, les ouvriers des ateliers de Narva à Berlin-Est entrèrent en grève, demandant qu'un tiers de leur salaire soit payé en devises occidentales. La Stasi (police politique) dut se rendre chez les ouvriers chaque jour, les forcer à travailler, et les ramener chez eux le soir (rapporté par R. Havemann dans une interview avec "Le Monde" du 21/1/78).
Une série de grèves eurent lieu aussi à Dresde où la même revendication fut soulevée. Au cours du même mois, les ouvriers du bâtiment se mirent en grève ("Der Spiegel". 17/10/77). Une nouvelle loi fut promulguée le 1/1/78 prévoyant des amendes d'un demi-million de marks pour les ouvriers en grève! De telles mesures n'ont pas réussi à intimider les ouvriers. En mai 1978, dans les villes de Witten-berge et d'Erfurt, des affrontements violents avec la police furent signalés. Dans la seconde moitié de 1979 jusqu'en 1980, des rapports sur des grèves et des actions de protestations furent connus à l'ouest; par exemple, une grève des dockers de Rostock qui retinrent du matériel de guerre en partance pour le Vietnam ainsi qu'une grande grève à Walterhausen qui se termina par une série d'arrestations.
LES EFFETS DE LA CRISE
La progression quantitative et qualitative de la lutte de classe dans les pays de l'Est ne peut être comprise que dans le contexte d'une aggravation de la crise de l'économie mondiale qui a éliminé les dernières illusions sur le fait que les pays de l'est pourraient offrir un débouché à la surproduction du bloc occidental. L'exacerbation de la crise et donc de la concurrence sur le marché mondial rend de plus en plus difficile pour le C0MEC0M de vendre ses produits à l'étranger et donc d'obtenir des devises, nécessaires au remboursement de ses dettes aux pays du bloc de l'Ouest Plus la crise mondiale se développe, plus s'exacerbe la concurrence sur les marchés et plus les pays membres du C0MEC0N tendent à chancelier vers la faillite.
Par ailleurs la crise exacerbe les conflits in-ter-impérialistes entre les deux blocs et force la bourgeoisie de chaque bloc à attaquer le prolétariat plus âprement afin de fournir un effort militaire grandissant. La solution bourgeoise à la crise, c'est la guerre. Si la crise a provoqué une chute rapide du niveau de vie de la classe ouvrière (hausse des prix et rationnement de plus en plus fort dans tous les pays du COMECON), elle a rendu aussi nécessaire en 1979 l'invasion de l'Afghanistan. Et ce tournant dans l'accélération de la militarisation appelle à des attaques encore plus dures contre la classe ouvrière.
La rivalité entre les blocs et la lutte entre classes sont les deux pôles autour desquels tourne le capitalisme décadent. De ces deux pôles, celui de la lutte de classe est fondamental. En 1'ABSENCE de guerre de classe, la rivalité entre les blocs devient dominante. Quand nous parlons de guerre de classe, nous voulons parler du combat prolétarien car l'attaque de la bourgeoisie contre la classe ouvrière est, elle, permanente. Depuis la fin des années 60, la guerre de classe a été le facteur dominant dans le monde pour la première fois depuis presque un demi-siècle. L'invasion russe en Afghanistan n'est pas venue altérer ce fait. Celle-ci a exprimé une tension grandissante entre les blocs, mais cette tension reste secondaire si, en retour, elle provoque de la part des ouvriers une réponse à un niveau qualitativement plus élevé. Les deux pôles dominant dans le capitalisme décadent, la rivalité entre les blocs et la guerre de classe sont déterminés par leur objectif respectif : guerre ou révolution. Ceux-ci sont diamétralement opposés l'un à l'autre, mais étant donné que la pleine participation du prolétariat est essentielle pour les deux, la trajectoire de la société dépend de la réponse ouvrière à la crise.
Les luttes des années 50 ont nécessité une collaboration temporaire de la bourgeoisie mondiale. Mais du fait de la restriction de ces luttes à un bloc (en opposition avec la période révolutionnaire de 1917-23 où les deux fronts de guerre étaient touchés par la lutte de classe spécialement sur le front de l'est), elle ne remettait pas en question la domination des rivalités inter-impérialistes sur la société. En face du prolétariat, la bourgeoisie a installé des gouvernements populaires (Gomulka, Naqy, Kroutchev même) soutenus par de nombreuses oppositions de gauche, qui ont essayé d'attacher les ouvriers à ces gouvernements. Le régime de Dubcek en Tchécoslovaquie fut la dernière tentative réussie de contrôler les ouvriers par un gouvernement "populaire". De même, la terreur de masse de l'époque stalinienne touchait à sa fin. Elle était remplacée par une terreur sélective qui avait pour fonction d'aligner immédiatement contre les murs les militants ouvriers dans les usines, mais qui laissait tout de même assez de place aux oppositionnels bourgeois pour mieux manœuvrer contre la classe ouvrière. Ce changement de climat ne correspondait pas encore à une altération dans l'équilibre des forces entre les deux classes antagoniques. Les oppositionnels étaient là pour faire du battage sur l'image démocratique des régimes comme ceux de l'URSS où les "plaintes" du "Samizdat" circulaient sous les yeux du KGB .Et ce dans le même temps où il y avait au moins un million de prisonniers politiques détenus, la plupart prolétaires !
Ces oppositions étaient présentées comme une garantie au fait que le régime pourrait accorder une pleine démocratie aux ouvriers, si ceux-ci étaient prêts à se battre pour la mère-patrie de Kroutchev. Elles étaient "antistaliniennes" et mettaient en garde contre un "retour aux méthodes de Staline". Même quand elles se sont déclarées "marxiste-léniniste", considérant l'URSS comme un Etat capitaliste, (concession évidente à une opinion couramment répandue chez un grand nombre d'ouvriers !), ces oppositions déclaraient habituellement leur loyauté à la constitution (de Staline !), au parti communiste contre "la restauration de la bourgeoisie" (sic) etc. A cette époque, ceux qui étaient pro-occidentaux étaient immédiatement réprimés ou déportés. La principale thèse des "Démocrates" de Russie, d'Ukraine et de la Baltique par exemple (mouvement prétendant avoir 20.000 militants et 180.000 sympathisants) consistait à dire que c'était dans l'intérêt même des gouvernements de se réformer.
UNE NOUVELLE PERIODE DE LUITES
Le resurgissement international de la lutte de classe dans les années 70 a change" l'équilibre des forces entre classes et a laissé la bourgeoisie, y compris ses fractions oppositionnelles dans le désarroi.
En Pologne, les ouvriers ont fini de croire qu'il était possible de "régénérer" une quelconque partie de l'appareil stalinien; ainsi les oppositionnels issus de la crise de 1956 et du mouvement étudiant des années 1960 (comme Kuron) n'eurent que cela comme objectif de propagande et se sont trouvés complètement isolés de la classe. Cela a créé un dangereux vide politique dans lequel la lutte de classe a pu se développer. Après les mouvements de grève de 1970/71, des ouvriers combatifs de Szczecin et d'autres centres ont essayé de résister à la dissolution des comités de grève en les transformant en noyau d'un syndicat oppositionnel. Les oppositionnels, à l'intérieur et à l'extérieur du parti communiste purent ainsi canaliser les illusions des ouvriers dans le syndicalisme à l'aide d'un projet de transformation des syndicats existants en des organes "indépendants du gouvernement". Le projet de contrôler les ouvriers de cette manière échoua misérablement parce que les ouvriers avaient perdu toute confiance dans les syndicats existants, et d'autre part, parce que la bourgeoisie était préparée à organiser une façade démocratique pour les syndicats mais ne pouvait leur permettre d'organiser des qrèves et des actions revendicatives, a l'Ouest, les syndicats maintiennent leur pression sur les ouvriers en organisant des actions mort-nées afin de les empêcher de prendre leur destinée en main . A l'Est, les staliniens se sont traditionnellement reposés sur la police pour maintenir l'ordre dans la mesure où chaque arrêt de la production, même organisé par les syndicats, entraîne un retard considérable des pays de l'Est dans la course aux armements avec les pays de l'Ouest.
Les années 70 ont connu d'importants changements dans l'atmosphère sociale au sein du bloc de 1'Est» spécialement en URSS. La nouvelle génération d'ouvriers qui n'ont pas vécu sous la période de contre-révolution stalinienne sont beaucoup plus décidés et moins dominés par la peur. Sur les places des marchés de Tachkent ou dans le métro de Moscou, ils critiquent ouvertement le régime. Mais ils ont encore beaucoup d'illusions sur les régimes à l'Ouest, particulièrement sur les "syndicats libres" et la démocratie occidentale. En URSS, les grèves sont devenues des faits journaliers habituels dans les petites et moyennes entreprises où, de toute façon, la production est très faible. Les ouvriers sont sous-alimentés, souvent affamés et la productivité est plus que médiocre.
Dans les grandes usines produisant pour l'économie de guerre en Silésie, la police surveille les ouvriers, armée de mitraillettes, pour les garder au travail. Dans ces usines, il ne peut y avoir de grèves. La seule alternative est : production ou guerre civile. Là généralisation de la lutte de classe en URSS et dans les autres pays du monde peut seule permettre que ces ouvriers se révoltent aussi; ceci n'est qu'une question de temps. La vague de grèves des années 70 a rendu ce fait très clair à la bourgeoisie. Elle est assise sur un baril de poudre.
L'invasion de l'Afghanistan a exacerbé encore plus la tension sociale. Il devient très clair que le motif des sacrifices des ouvriers n'est pas un avenir meilleur, le "communisme" mais celui de la guerre mondiale. Cette perspective a renforcé la détermination du prolétariat de ne faire aucun sacrifice pour assurer la défense du système. Les désertions massives en Afghanistan de l'armée russe ne sont qu'un symptôme de cette vérité première.
De manière très significative en Russie, la dernière identification avec la mère-Patrie qui pouvait subsister de la seconde guerre mondiale est morte avec l'Afghanistan. La contradiction absolue entre les intérêts du prolétariat et ceux de la mère-Russie est en train de devenir particulièrement claire.
LA NECESSITE DE LA GAUCHE DANS L'OPPOSITION
Avec l'entrée en lutte des ouvriers à l'Est contre leurs propres gouvernements, lutte freinée uniquement par l'étendue de l'appareil de répression, le développement d'une "opposition" forte et crédible est devenu un souci majeur de la bourgeoisie mondiale!
Il est nécessaire de rappeler ici, qu'étant donné l'absence d'une presse développée par les groupes oppositionnels dans les pays de l'est (le KOR à la fin des années 70 ne distribuait que 30.000 exemplaires de "Robotnik" à chaque numéro), leurs analyses politiques sont transmises à des millions d'ouvriers nuit et jour par l'intermédiaire des émissions des radios occidentales .Ce sont ces organes de propagande que les ouvriers écoutent, et non "La Pravda" ou "Neues Deutschland".
Le nationalisme est une arme primordiale pour contrôler les ouvriers et les attacher à la défense du système capitaliste. Dans les années 50 et 60, les gouvernements des pays de l'Est avaient la possibilité de l'utiliser pour renforcer leur contrôle sur la classe ouvrière (Gomulka, par exemple). En URSS, la réforme de décentralisation de Kroutchev tentait de donner aux PC d'Ukraine, de Géorgie, etc. plus de liberté de mouvement afin de dévier le mécontentement contre "les russes". De plus, elle opposait les différentes nationalités les unes aux autres. En 1978, par exemple, une vague de grève déferla sur la province autonome d'Abkhazie appartenant à la Géorgie, saisit la capitale Soukhoumi et les districts miniers, gagnant également un soutien actif des ouvriers agricoles et des paysans. Ce mouvement social intense resta complètement isolé parce qu'il fut dévié vers une lutte de libération nationale contre les "géorgiens". "L'Abkhazien" vend sa production industrielle et agricole à la Géorgie à un prix fixé et Tbilissi est libre d'en revendre une partie à la Russie avec profit. Dans de telles circonstances, il ne fut pas difficile aux oppositionnels de mener le mouvement ouvrier dans une impasse bourgeoise engageant les ouvriers dans une "guerre des douanes" à la frontière (rapporté par "Schwendtke).
Au début des années 70, la capacité des partis communistes au pouvoir à renforcer la mystification nationaliste en Europe de l'Est ou dans la partie non russe de l'URSS était en train de disparaître. Plus personne ne croyait ce qu'ils disaient; d'autre part, le seul nationalisme convaincant dans le bloc de l'Est devait être fatalement si antirusse qu'aucune équipe gouvernementale ne, pouvait et ne peut toujours se le permettre. Pour éviter cela, le Kremlin décida de laisser cette tâche à l'opposition. La position officielle du gouvernement contre le nationalisme antirusse, sous n'importe quelle manière ou forme ne pouvait que renforcer la crédibilité de l'opposition. C'est ce raisonnement qui est présent derrière les "doctrines" de Brejnev:
- après l'invasion de Prague, la soi-disant "souveraineté" limitée des Etats socialistes;
- en décembre 1972, la proclamation de la "solution" de la question nationale en URSS avec la création d'un "unique grand peuple soviétique".
Comme en Pologne et en Tchécoslovaquie, les réformistes du parti et les oppositionnels favorables aux "Droits de l'homme" et aux occidentaux en URSS, entrèrent en crise avec le resurgissement de la lutte de classe. L'avenir appartenait alors clairement à ceux qui avaient la capacité de se radicaliser et d'avoir une présence à l'intérieur du prolétariat.
En Ukraine et dans d'autres régions d'URSS où la lutte de classe est devenue particulièrement puissante, les oppositionnels sont radicaux, et depuis longtemps, se sont attachés à gagner de l'influence parmi les ouvriers. Parmi de tels groupes, on pouvait compter: "Tout le pouvoir aux Soviets" (Moldavie, 1964), "Les Jeunes 0uvriers"(Alma-Ata,, 1977), "Les Groupes de La Commune", "Les Ouvriers de l'Oural" (Sverdlovsk 1970), "Pour la réalisation des idées de Lénine" (Vorochilovgrad 1970) (Voir Die Politische Opposition in der Ukraine dans Sozialistisches Osteuropakomitee, Info 32). Nous ne possédons pas suffisamment de documentation pour juger si quelques-uns de ces groupes ont ou non représenté une quelconque expression du prolétariat. Ce qui est certain, pour la majorité de ces groupes, malgré tout leur radicalisme verbal, c'est qu'ils ont représenté des programmes de "démocratisation" du capitalisme russe, afin d'éviter les explosions sociales. Le fait que ces groupes aient été obligés, dans nombre de cas, de parler d'un "capitalisme soviétique" et d'une "nouvelle bourgeoisie" en URSS afin d'avoir un impact sur les ouvriers, reflète certainement l'attitude répandue parmi les militants ouvriers vis-à-vis de la "patrie socialiste". Les radicaux ont été divisés entre différentes lignes nationalistes dures, travaillant dans la clandestinité la plus stricte, faisant de la propagande pour la lutte armée, et même s'y entraînant ; tandis que d'autres courants plus orientés vers la classe ouvrière, mélangeaient le poison nationaliste avec des revendications pour les "syndicats 1ibres". Pendant les années 70, en Ukraine par exemple, de tels gauchistes ont développé une activité dans les usines. Il y a des centaines d'organisations de ce genre dans toute l'URSS.
De plus, vers la fin des années 1970, une série de tentatives ont été faites pour installer de larges syndicats oppositionnels républicains, le plus connu et récent étant le SMOT, avec des sections dans une douzaine de villes. Alors que les ouvriers qui font grève dans les usines d'importance stratégique vitale sont purement et simplement exécutés, les oppositionnels, ces robustes défenseurs de l'Etat capitaliste, ne connaissent que tracasseries et arrestations par le KGB. Si la police les laissait absolument tranquilles, les ouvriers pourraient difficilement avoir confiance en eux.
La formation du KOR en Pologne en 1976, qui eut comme effet immédiat de canaliser la réponse ouvrière à la répression de 76 vers une impasse légaliste et démocratique, cette formation est un bon exemple de développement d'un courant oppositionnel et radical, qui se proclame le défenseur des ouvriers contre le gouvernement, afin de décapiter la montée de la lutte de classe.
Le KOR abandonna la revendication portant sur la réforme du stalinisme pour appeler les ouvriers à s'organiser "en dehors et contre l'Etat capitaliste') mais de toute façon en organes étatiques, en syndicats qui entretiennent l'illusion chez les ouvriers de pouvoir, de manière permanente, se défendre, sans maintenir leur lutte et leur organisation dans cette lutte. Ce travail de propagande (des membres du KOR ont été par exemple milité et travailler aux chantiers "Lénine" avant l'été 1980), a aidé à former les bases sur lesquelles allait se former Solidarnosc, aujourd'hui la force numéro 1 travaillant pour la loi et l'ordre en Pologne.
Nous n'avons pas l'intention ici de revenir en détails sur tous les aspects de la grève de masse en Pologne, et ses répercussions internationales. Nous renvoyons nos lecteurs aux articles parus dans notre presse territoriale et dans les Revues Internationales parues depuis août80.
Le tournant à gauche de l'opposition et la volonté de l'Etat de tolérer leur activité furent des facteurs clés de la stratégie bourgeoise contre la classe ouvrière, après l'Afghanistan et surtout après l'éruption en 1980 en Pologne. Comprenant l'impossibilité d'empêcher l'éclatement de la grève de masse, la bourgeoisie s'affaire à restreindre à un seul Etat national toute la portée de ce mouvement. La menace d'une invasion en Pologne qui était plutôt dirigée vers les ouvriers des autres pays d'Europe de l'Est pour les tenir en échec, fut renforcée et complétée par la mise en avant dans le mouvement, de buts bourgeois (par l'opposition fraîchement radicalisée) qui mena à un enfermement du mouvement et un renforcement de l'Etat à travers la consolidation de l'aile oppositionnelle de son appareil avec les nouveaux syndicats.
L'idéologie de la démocratie et du syndicalisme libre n'a pas seulement réussi -après un an de lutte- à stopper la grève de masse. Elle a aussi permis à la bourgeoisie mondiale- en Europe de l'Est par l'intermédiaire des oppositionnels-de présenter des leçons fausses d'une lutte en Pologne qui captait l'attention des ouvriers de toute la surface du globe. Si les ouvriers d' Europe de l'Est ne se sont pas joints au mouvement de masse, ce n'est pas seulement du fait qu'en Allemagne de l'Est, et en Hongrie par exemple, l'approvisionnement soit moins précaire qu'en Pologne, ou du fait de l'omniprésence de l'armée russe dans ces pays, ou encore parce que les gouvernements auraient pu persuader leurs populations que le mouvement de grève détruisait l'économie polonaise, mais c'est avant tout parce que l'opposition dans ces pays disait à la classe que les ouvriers de Pologne avaient réussi à opposer une telle résistance massive parce qu'ils s'étaient d'abord organisés en syndicats libres. Ainsi la tâche du prolétariat d'Europe de l'Est ne serait pas de se joindre au combat, suivant ainsi leurs camarades dans les luttes de masse, organisés dans les assemblées ouvrières, et les comités de grèves élus et révocables, pour s'affronter à l'Etat. Il s'agirait plutôt d'attendre et de construire des syndicats libres, chacun dans son propre pays, chaque fraction ouvrière démocratisant "son propre" Etat terroriste: Cette capacité de stopper la grève de masse en Pologne qui menaçait d'extension au-delà des frontières, fut un tournant crucial ; celui de la persuasion des ouvriers qu'il n'y aurait d'autre perspective à la lutte qu'une perspective nationale. Et ceci est le message du Congrès de Solidarité à Gdansk avec son fameux appel à la formation de "syndicats libres et indépendants" dans les autres pays du bloc de l'Est.
Cette internationalisation falsifiée se résume à dire "Pour vous également, il n'y a que des solutions nationales". La vague de grève de 1980-1981 ne fut pas "nationale", cela nous est montré par le fait que cet événement était la continuation du vaste mouvement de grèves de la fin des années 1970 qui toucha l'Allemagne à l'Est et à l'Ouest, la Grande-Bretagne, la France, le Brésil, l'URSS, la Corée du Sud etc. Elle fut immédiatement précédée par un court mais massif mouvement de grèves en URSS. Au début de mai 1980,
170 000 ouvriers de l'usine automobile de Togliattigrad se mettent en grève en solidarité avec les conducteurs d'autobus ; leurs revendications aboutissent deux jours après. Aussitôt, 200 000 travailleurs de l'usine automobile de Gorki cessent le travail pour protester contre les rationnements. La grève fut précédée par une distribution massive de tracts. C'est le plus grand débrayage de l'histoire de l'URSS. Selon certains rapports, il y aurait eu ensuite, une nouvelle grève dans l'usine de camions de Kama. En août et septembre, alors que le mouvement polonais atteignait son point culminant, une série de protestations et de troubles sont signalés dans les régions minières de Roumanie, puis en Hongrie (Budapest) et en Tchécoslovaquie. Le chef du Parti tchèque, Husak, fut contraint de se précipiter aux mines d'Ostrava, afin de mettre un terme à cette situation. Dans cette région, de nombreuses mines s'étendent au-delà de la frontière avec la Pologne, rendant particulièrement intense le contact avec les mineurs silésiens. Prague réagit en verrouillant pratiquement la frontière avec la Pologne. Pour les européens de l'Est, les frontières séparant Pologne, Allemagne de l'Est et URSS devinrent pratiquement infranchissables. Tous les trains entre l'Allemagne de l'Est et la Pologne furent momentanément annulés. En même temps, les armées du Pacte de Varsovie se massaient aux frontières de la Pologne, et d'interminables manœuvres commencèrent jusqu'à l'intérieur même du pays. On rapporte également qu'au début du mois d'octobre, des manifestations de rue et des affrontements eurent lieu dans la capitale d'Estonie, Tallin, événements qui ont débordé vers d'autres centres importants des républiques baltes de l'URSS. Des grèves éclatèrent à Kaunas, et Vilnius en Lituanie villes où de nombreuses personnes parlent polonais.
Comme la situation se développait, les ouvriers en Pologne, reprenant l'exemple des chantiers navals à Gdansk, commencèrent à démystifier le bluff de la menace d'invasion russe, conscients que jamais les ouvriers des pays voisins ne laisseraient faire une telle chose. Cette conviction fut renforcée par les nombreux discours diffusés par les médias de l'ouest dans lesquels étaient affirmé ceci par exemple : "Les autorités soviétiques craignent qu'une intervention de l'armée de 1'Allemagne de 1'est en Pologne ne provoque un mouvement généralisé de grèves en RDA. Déjà les mouvements sociaux ont progressé dans le pays depuis trois mois maintenant, mouvements que les autorités ont réussi à cacher."("Lettre de 1'Expansion" du 22.12.80). Dans ces mouvements, il faut inclure le mouvement de grève autour de Magdebourg en novembre, et les grèves de solidarité dans les villes proches de la frontière polonaise telles que Gorlitz et Francfort sur Oder.
Le second exemple, tiré du "Financial Times" (13/12/81) concerne les tentatives de mobilisation des réservistes d'Ukraine pour envahir la Pologne :
"Selon les rapports, 1'appel aux réservistes des Trans-Carpates en août a donné lieu à des scènes approchant du chaos. Les habitants de la région étaient recrutés dans les rues, les voitures réquisitionnées sur les routes et les réservistes désertaient les points de rassemblement en masse. Les désertions des réservistes qui, pour la plupart quittaient régulièrement les points de rassemblement pour aller dormir dans leur famille, furent interprétées comme le reflet du moral très bas qui affectaient les gens de cette région, bien informés des événements en Pologne et sympathisant fortement avec les ouvriers polonais."
L'année 1981 se poursuivit avec d'importantes luttes ouvrières dont les plus importantes furent celles de Roumanie en novembre, luttes où les mineurs furent rejoints par les sidérurgistes et d'autres ouvriers dans une série de grèves, d'affrontements avec la police, d'attaques contre des bâtiments de l'Etat, et qui firent plusieurs morts.
"L'hélicoptère qui devait transporter sur place le président Ceausescu pour un dialogue avec les mécontents dans les régions minières fut lapidé".
Ce même rapport parle d'un accroissement de l'activité des oppositionnels dans les Républiques de la Baltique et dans d'autres parties de l'URSS, de la formation de syndicats "indépendants", et, par exemple, de la distribution de tracts en Estonie, appelant à une grève pour le début décembre en protestation à la montée des prix du 1er août. Des appels similaires ont été rapportés de Lithuanien et de Lettonie. Ce qui est assez significatif pour une région où les mystifications nationalistes et séparatistes sont très persistantes; le rapport explique que c'est la détérioration de la situation économique qui anime les ouvriers.
En même temps que la lutte du prolétariat, on a pu voir d'importantes explosions sociales dans des régions où le séparatisme et le nationalisme jouent un rôle important, mais où, maintenant plus que jamais, l'appauvrissement des ouvriers et des autres secteurs tend à devenir l'aspect dominant de la situation sociale. Ce qui se manifeste, par exemple, dans les violents affrontements qui ont eu lieu en Géorgie et dans le Kosovo(Yougoslavie) pendant le printemps 81.
Aujourd'hui, nous pouvons dire que le potentiel de généralisation de la lutte de classe en Europe de l'Est est de manière évidente plus élevé que jamais depuis les années 20, mais que l'accalmie relative de la lutte sur le front occidental en Europe (qui n'est que le calme avant la tempête !) ainsi que l'enfermement de la grève de masse en Europe de l'Est dans les limites de la frontière nationale par les oppositionnels, ont empêché le baril de poudre d'exploser. La perspective de luttes majeures dans les métropoles occidentales dans la période à venir et l'accélération de la crise qui se produit maintenant également en Allemagne de l'Est, en Tchécoslovaquie et en Hongrie, montrent que le potentiel pour la généralisation des luttes au niveau mondial s'accroit, en dépit de la grande contre-offensive de la bourgeoisie au niveau mondial dans le sillage de la Pologne.
VERS L'UNIFICATION DU PROLETARIAT MONDIAL
Du point de vue marxiste, la réalisation la plus révolutionnaire du capitalisme est d'avoir créé son propre fossoyeur : le prolétariat international, et d'avoir développé les forces productives à une échelle mondiale avec lesquelles le prolétariat pourra abolir la société de classe. Pour ce "service", nous serons éternellement reconnaissant à nos impitoyables exploiteurs et leur système barbare. Le capitalisme a créé les conditions matérielles préalables au communisme, mais seulement à une échelle mondiale. Le capitalisme a conquis le globe, non d'une manière planifiée, mais à travers des siècles de compétition qui ont créé la division du travail, l'interdépendance de chaque partie de l'économie mondiale. VOILA POURQUOI L'UNIFICATION INTERNATIONALE DU PROLETARIAT DANS LE PROCESSUS DE LA REVOLUTION MONDIALE EST LA CONDITION MATERIELLE PREALABLE LA PLUS DECISIVE POUR LE COMMUNISME.
Aujourd'hui, chaque lutte du prolétariat est une lutte contre le capitalisme comme un tout, parce que le système affronte les ouvriers, telle une seule et unique masse réactionnaire dont chaque partie est également pourrie. C'est pour cette raison que les ouvriers ne peuvent plus s'organiser de manière corporative ou nationale. Le secret de l'existence des conseils ouvriers dans les luttes de masse dans le capitalisme décadent est la poussée permanente, souterraine -mais visible à la surface- d'une tendance à l'unification de la classe ouvrière.
"Le prolétariat produit une nouvelle forme d'organisation qui englobe la classe ouvrière dans sa 'totalité sans distinction de profession, ni de maturité politique, un appareil élastique qui est capable de renouvellement, d'extension et d'intégration de nouveaux secteurs de manière constante".
Manifeste de l'Internationale Communiste.1919.
Les conseils ouvriers sont apparus dans le contexte de la grève de masse, de la généralisation autonome du combat prolétarien qui menace toujours de déborder les barrières érigées par le capitalisme. De plus, comme le résultat de l'immaturité des conditions subjectives pour la révolution mondiale, les conseils ouvriers ont également, de manière paradoxale, toujours reflété l'hétérogénéité du prolétariat mondial. Les conseils ouvriers de 1905 en Russie ont annoncé la fin de la période ascendante du capitalisme à une échelle mondiale. Mais ils ont mis aussi en évidence le rôle d'avant-garde du jeune prolétariat russe qui, autour d'un pôle de regroupement, le parti bolchevique, a poussé à la formation en 1919 de l'Internationale Communiste. De la même manière, durant la vague révolutionnaire de 17/23, les conseils ouvriers ont joué un rôle important dans les pays vaincus pendant la guerre. Les conseils ouvriers ont exprimé, pas seulement la lutte pour l'unité de la classe, mais également ses propres divisions dues aux conséquences de la guerre. De même, l'apparition des conseils ouvriers en Hongrie 1956 ne signifiait pas un signe de maturation de la classe ouvrière internationale, mais une continuité avec la vague révolutionnaire de 1917-23 qui touchait à sa fin. Les défaites des années 50 représentent la cassure définitive d'avec cette continuité. Les ouvriers en Hongrie se souviennent encore de l'expérience des conseils en 1919, mais comme cela a été exprimé dans un appel aux conseils :
"Non au gouvernement de Nagy ou de Kadar, oui a celui de Bêla Kun".
Aujourd'hui, les ouvriers en Pologne se sont confrontés à la résistance unifiée de la bourgeoisie mondiale, unie autour d'une stratégie de renforcement de ses fractions oppositionnelles de gauche comme Solidarnosc, organe de l'Etat bourgeois implanté parmi la classe ouvrière pour contrôler ses réactions. Du fait de cette unité de la bourgeoisie mondiale, il ne peut y avoir "de maillon faible de l'impérialisme" comme en Russie 1917. C'est pourquoi, il n'y a pas eu de conseils ouvriers en Pologne pendant le mouvement de 1980-81, non pas du fait de la faiblesse du secteur polonais de la classe, mais parce que la grève de masse qui a surgi a été l'expression la plus développée d'UNE MATURATION INTERNATIONALE, D'UNE REELLE HOMOGENEISATION DU PROLETARIAT MONDIAL. En de telles circonstances, les conseils ouvriers et le parti de classe futur apparaîtront directement au niveau international; ils naîtront comme produit d'une prise de conscience grandissante de la nécessité de combattre et de détruire le capitalisme mondial.
Dans la perspective de la révolution mondiale, l'Europe devient la clef du futur, le centre du prolétariat mondial et des rivalités entre les blocs. Le prolétariat de l'Europe de l'Ouest jouera le rôle le plus crucial,
-du fait de sa concentration, de son niveau d'industrialisation et de culture; -du fait d'une grande expérience de la démocratie bourgeoise et des "syndicats libres", les armes les plus redoutables de la classe ennemie; -parce que les économies nationales de cette région du monde sont si intimement liées qu'une lutte limitée au cadre national devient vite une absurdité;
-parce que les ouvriers en Allemagne de 1'ouest ou en France parlent de cinq à dix langues, non dans différentes régions, mais dans une seule et même partie du pays, et ceci permet d'avoir une vision beaucoup plus globale des tâches de la classe ouvrière mondiale; -parce qu'une grève de masse peut se produire en Pologne et être tranquillement massacrée en Sibérie, tandis que si elle éclatait dans un pays majeur de l'ouest, elle paralyserait une grande partie de l'économie mondiale et ainsi forcerait les ouvriers, partout, à en tenir compte; -enfin, les ouvriers de l'ouest, se sont vus épargnés l'écrasement du double échec de la lutte de classe dans les années 20 et 50. C'est pourquoi, ils devront jouer le premier rôle dans la préparation de la REPUBLIQUE INTERNATIONALE DES CONSEILS et du parti communiste mondial futur.
La dernière vague révolutionnaire des années 20 s'est pratiquement terminée avec la suppression quasi totale du prolétariat révolutionnaire de Russie et d'Allemagne. Demain, la classe ouvrière d'URSS, plus grande, plus concentrée, plus puissante que jamais, prendra sa place au côté du combat révolutionnaire mondial de ses frères de classe. Et le prolétariat en Allemagne devra prendre en charge le rôle clé de charnière entre l'Est et l'Ouest, faisant voler en éclat le mur de Berlin, ce symbole d'un prolétariat mondial déchiré par deux guerres mondiales. L'isolement des ouvriers à l'Est touche à sa fin. Voilà la leçon de la lutte de classe du début des années 80.
Krespel. novembre 1981
(à propos de la critique des thèses de Rosa Luxembourg par Nicolas Boukharine)
Le communisme est un vieux rêve de l'humanité. Un rêve aussi vieux que la société divisée en classes. Depuis que les hommes se sont vus contraints, pour subsister matériellement dans la nature de diviser leur communauté en classes antagoniques, ils rêvent plus ou moins d'une société humaine, réunifiée, d'une société communiste.
Ce rêve tend à apparaitre avec plus de force lorsque la société de classes entre en crise. Aujourd'hui, ce projet a plus de réalité que jamais. Il existe une classe qui peut le concrétiser : la classe ouvrière. Mais c'est en comprenant DE QUELLE CRISE souffre la société que l'on peut à la fois comprendre POURQUOI cette classe est révolutionnaire, historiquement, et DANS QUEL SENS elle doit agir. C'est pour cela que le marxisme reste indispensable à la conscience de la révolution. C'est pourquoi il est nécessaire de revenir sur les débats qui ont eu lieu dans le mouvement ouvrier sur la conception de la crise du capitalisme et sur les conséquences de ces conceptions.
"En tant qu'idéal d'un ordre social reposant sur l'égalité et la fraternité entre les hommes, en tant qu'idéal d'une société communiste, le socialisme datait de milliers d'années. Chez les premiers apôtres du christianisme, chez diverses sectes religieuses du Moyen-âge, lors de la guerre des paysans, l'idée socialiste n'a cessé de jaillir comme expression la plus radicale de la révolte contre l'ordre existant. Mais justement comme idéal recommandable en tout temps et en tout lieu historique, le socialisme n'était que le beau rêve de quelques exaltés, un songe doré hors d'atteinte, comme l'arc en ciel dans les nuages.
(...) Un homme a tiré les dernières conséquences de la théorie du mode de production capitaliste, en se situant dès l'abord du point de vue du prolétariat révolutionnaire: Karl Marx. Pour la première fois, le socialisme et le mouvement ouvrier moderne se placèrent sur le terrain inébranlable de la connaissance scientifique." (Rosa Luxembourg, "Introduction à l'économie politique, Ch.1, partie5).
Les avenues emplies de voitures brillant aux éclairs des néons ont fait croire pendant des années qu'il n'y aurait plus jamais de crise économique. On avait rangé les photos jaunies des chômeurs des années 30 à côté des images de batailles napoléoniennes et des famines du Moyen Age. Les révolutionnaires marxistes qui, comme toujours depuis déjà près d'un siècle passaient leur temps à annoncer l'inévitabilité de la crise du capitalisme, étaient classés plus ou moins dans la même catégorie que les témoins de Jéhovah et leurs litanies sur :"la fin du monde est proche". Bourgeois, bureaucrates, spécialistes des "affaires sociales" proclamaient la "retentissante faillite du marxisme".
Aujourd'hui, la une des journaux du monde entier est régulièrement consacrée à l'aggravation d'une crise économique dont personne n'ose plus prédire la date de la fin... et dont personne ne prévoyait l'ampleur.
Belle revanche pour ceux qui depuis le milieu du siècle dernier s'efforcent de définir une vision du monde débarrassée des lunettes idéologiques de ceux qui profitent du système: une vision qui rejette l'idée suivant laquelle le capitalisme serait un système de production éternel ; une vision qui sache concevoir en permanence le capitalisme dans sa dimension historique, c'est à dire comme un système appelé à disparaitre tout comme l'esclavagisme et le servage féodal.
Le marxisme est essentiellement l'effort théorique de percevoir le monde du point de vue de la classe exploitée directement par le capitalisme, le prolétariat, dans le but d'un bouleversement révolutionnaire. Il est l'effort de comprendre SUR QUELLES BASES OBJECTIVES S'APPUIENT AUJOURD'HUI LA NECESSITE ET LA POSSIBILITE D'UNE ACTION REVOLUTIONNAIRE DE CETTE CLASSE.
Pour le marxisme, la révolution communiste n'est possible et nécessaire que dans la mesure où le capitalisme s'avère incapable de remplir la fonction historique pour laquelle surgit tout système économique dans l'histoire : permettre aux hommes de subvenir à leurs nécessités matérielles. L'incapacité de continuer à remplir cette fonction se traduit dans les faits par la crise économique qui paralyse l'appareil de production.
Il n'y a jamais eu de lutte prolétarienne importante en dehors des périodes de crise économique. Il ne peut y avoir de révolution ouvrière sans crise économique. Seul cet effondrement de l'économie peut avoir la force de déstabiliser l'ordre social au point de permettre aux forces vives de la société, le prolétariat mondial, et avec lui à l'ensemble des exploités du monde de bâtir un nouveau monde conçu par eux, adapté aux techniques et aux possibilités d'une humanité unifiée par la volonté des producteurs eux-mêmes.
Les lignes de force de l'existence du capitalisme, l'évolution de ses formes de vie, trouvent aussi une explication dans la lutte permanente du système contre ses propres contradictions, pour éviter ses crises économiques. Les gérants du capital mondial ne sont pas passifs face au développement des contradictions internes de leur système et aux crises de plus en plus dévastatrices que l'exacerbation de ces contradictions provoque. L'impérialisme, les guerres, la tendance à l'étatisation de la société, par exemple, sont incompréhensibles si on ne sait ce qui contraint le capitalisme à y recourir de façon de plus en plus systématique. Pour comprendre les palliatifs que le capitalisme tente d'appliquer à sa maladie, il faut comprendre la nature et les causes mêmes de cette maladie, donc de ces crises.
Dans l'article "Les théories des crises, de Marx à l'Internationale Communiste" (paru dans la Revue Internationale n°22), nous avions insisté sur le lien qui existe entre les débats théoriques sur l'analyse des crises du capitalisme et des problèmes aussi cruciaux pour le mouvement ouvrier que l'alternative REFORME OU REVOLUTION, ou la participation du prolétariat aux GUERRES IMPERIALISTES.
A travers la critique formulée par Boukharine aux analyses des crises de Rosa Luxembourg, c'est surtout la question du CONTENU du communisme, la définition de la nouvelle société qui se trouve posée.
Pour être viable historiquement, la nouvelle société qui succédera au capitalisme devra avoir la capacité d'empêcher que ne se reproduise ce qui bloque actuellement la société. La seule certitude que nous pouvons avoir, c'est que le communisme s'il existe sera tel qu'il aura dépassé les contradictions actuelles du capitalisme.
Le féodalisme s'est imposé à l'esclavagisme parce qu'il permettait à une population de subsister par elle-même sans dépendre du pillage d'autres populations; le capitalisme s'est à son tour imposé historiquement devant l'effondrement du féodalisme par sa capacité à permettre la concentration de forces productives matérielles et humaines que l'émiettement de la société en fiefs autonomes et jalousement isolés les uns des autres rendait impossible.
Si l'on veut savoir ce que sera le communisme, il faut commencer par savoir qu'est ce qui ne va pas dans la société présente ; où est ce que se bloque la machine ; qu'est ce qui dans les rapports de production capitalistes a fini par empêcher les hommes de produire à leur faim ; si nous parvenons à déterminer où se trouve le cœur de la maladie capitaliste, nous pouvons en déduire ce que devront être les caractéristiques HISTORIQUEMENT VITALES de la société future.
Comprendre les causes des crises du capitalisme, c'est donc comprendre en quoi et pourquoi le socialisme est une nécessité et une possibilité historique. C'est aussi comprendre COMMENT le capitalisme peut être dépassé, ce qu'il faut détruire et quelles sont les bases d'une communauté réelle de l'humanité.
Derrière les différences théoriques qui opposent les analyses des crises de Rosa Luxembourg et celles de Boukharine, se dessinent deux conceptions radicalement différentes de ce que sont les fondements économiques de la société à construire sur les ruines de l'ancienne.
Rosa Luxembourg place au centre des contradictions du capitalisme la limite imposée à son développement par la généralisation du salariat. De ce point de vue, la question cruciale dans la construction d'une société communiste, c'est donc L'ELIMINATION DU SALARIAT, l'abolition du travail salarié.
Pour Boukharine, l'incapacité fondamentale du capitalisme est celle de dépasser ses divisions internes et de maitriser "L'ANARCHIE" de sa production. En conséquence, la CENTRALISATION DES MOYENS DE PRODUCTION aux mains de l'Etat et la PLANIFICATION apparaissent en elles-mêmes comme un dépassement du capitalisme. Ainsi, se référant à l'Union Soviétique, où étatisation et planification de la production ont été développées mais où subsiste le salariat, Boukharine parle, en 1924, de "la contradiction entre le monde capitaliste et le NOUVEAU système économique de l'Union Soviétique".
C'est en ayant en vue cet aspect qu'il est le plus important de répondre à la brochure écrite par Boukharine en 1924 pour critiquer l'analyse de Rosa Luxembourg : "L'impérialisme et l'accumulation du capital."
Les crises du capitalisme prennent la forme de crises de surproduction. Les usines ferment, noyées dans des stocks de marchandises qui n'ont pas trouvé d'acheteurs alors qu'en même temps on jette à la rue des chômeurs et réduit le salaire de ceux qui restent au travail. Le capitalisme a détruit le pouvoir d'achat de la population non intégrée au capitalisme en détruisant son mode de production. Les mieux lotis parmi cette population se sont intégrés comme esclaves dans le système capitaliste. Les autres, plus nombreux, sont réduits à la famine (2/3 de l'humanité).
Il y a "surproduction" non pas vis à vis des besoins "absolus" de la société, mais vis à vis des besoins "solvables", c'est à dire de la capacité d'achat de la société dominée par le capital.
L'originalité des thèses de R.L. ne consiste pas dans l'analyse de la cause fondamentale, "ultime" des crises économiques du capitalisme. Au niveau de la "cause" elle ne fait que reprendre l'analyse de Marx:
"La raison ultime de toutes les crises réelles, c'est toujours la pauvreté et la consommation restreinte des masses, face à la tendance de l'économie capitaliste à développer les forces productives comme si elles n 'avaient pour limites que le pouvoir de consommation absolu de la société" ([1] [13]).
Tout comme pour Marx, pour Luxembourg, la contradiction qui condamne le capitalisme aux crises économiques est celle, d'une part entre sa nécessité de développer en permanence sa capacité de production, sous la pression de la concurrence, et d'autre part l'impossibilité de créer lui-même des débouchés suffisants pour absorber cette masse toujours croissante de marchandises. Le capital est simultanément contraint de jeter sur le marché une masse toujours croissante de produits à vendre, et de limiter par ailleurs la capacité d'achats des masses salariées.
"La surproduction, écrit Marx, a spécialement pour condition la loi générale de la production du capital : produire à la mesure des forces productives (c'est à dire selon la possibilité qu'on a d'exploiter la plus grande masse possible de travail avec une masse donnée de capital) sans tenir compte des limites existantes du marché ou des besoins solvables, et en y procédant par un élargissement constant de la production et de l'accumulation donc par une reconversion constante du revenu en capital, tandis que d'autre part, la masse des producteurs demeure et doit nécessairement demeurer limitée à un niveau moyen de besoins de par la nature de la production capitaliste." ([2] [14]) (souligné par nous)
Rosa Luxembourg reprend à son compte la même analyse de la cause essentielle des crises capitalistes. Son apport se situe à un niveau plus concret et historique. La question à laquelle elle répond est la suivante : à partir de quand cette contradiction transforme-t-elle les rapports de production capitalistes en une lourde entrave au développement des forces productives de l'humanité?
R.L. répond : à partir du moment où le capitalisme a étendu sa domination au monde entier.
"Le mode de production capitaliste pourrait avoir une puissante extension s'il devait refouler partout les formes arriérées de production. L'évolution va dans ce sens. Cependant, cette évolution enferme le capitalisme dans la contradiction fondamentale : plus la production capitaliste remplace les modes de production plus arriérés, plus deviennent étroites les limites du marché créé par la recherche du profit, par rapport aux besoin d'expansion des entreprises capitalistes existantes" (R.Luxembourg : Introduction à l'Economie Politique -dernier chapitre)
Pour Rosa Luxembourq, les marchés supplémentai-dont le capital a besoin pour se développer, il les trouve dans les secteurs "non-capitalistes"; l'expansion coloniale du capitalisme, qui atteint son apogée au début de ce siècle, traduit la recherche par les premières puissances capitalistes de ces nouveaux débouchés. (Rosa Luxembourg ne fait d'ailleurs que développer l'idée du Manifeste
Communiste en 1848 : "Poussée par le besoin de débouchés toujours plus larges pour ses produits, la bourgeoisie envahit toute la surface du globe").
Au 19ème siècle, du vivant de Marx, le capitalisme connait une série de crises économiques.
"La bourgeoisie, nous dit le Manifeste, les surmonte, d'une part en imposant la destruction d'une masse de forces productives; d'autre part en s'emparant de marchés nouveaux et en exploitant mieux les anciens."
Pour Rosa Luxembourg, un changement qualitatif se produit dans la vie du capitalisme mondial à partir du moment où les "nouveaux débouchés" deviennent de plus en plus rares et insuffisants en égard du développement des puissances capitalistes. L'arrivée de nouvelles puissances, telles que l'Allemagne et le Japon sur le marché mondial au début du siècle conduit ainsi à de nouvelles crises. Mais contrairement à celles du 19ème siècle, celles-ci ne pourront pour ainsi dire plus être surmontées par la conquête de "marchés nouveaux". Des "solutions" indiquées par Marx et Engels dans le Manifeste, celles qui vont passer au premier plan, c'est la meilleure exploitation des anciens marchés, et SURTOUT LA DESTRUCTION DE FORCES PRODUCTIVES. La première guerre mondiale avec ses 24 millions de morts, la guerre totale et à outrance entrainant la destruction systématique de l'appareil productif des capitaux concurrents afin de s'emparer de leurs anciens marchés, traduit dans toute son horreur barbare la fin de l'époque florissante du capitalisme.
La contribution de Rosa Luxembourg à la théorie marxiste consista donc essentiellement dans l'explication de comment la contradiction entre production et consommation qui caractérise le capitalisme depuis sa naissance, conduit celui-ci -à partir du moment où il a étendu sa domination à la planète entière- à l'IMPERIALISME et à l'autodestruction de l'humanité, mettant définitivement à l'ordre du jour de l'histoire son dépassement par une société basée sur des rapports de production nouveaux.
Si les usines ferment par manque de débouchés solvables alors que la misère matérielle de l'humanité se développe, il n'y a d'autre issue historique que l'élimination de la planète des lois du marché, et plus particulièrement DU SALARIAT.
En généralisant le salariat, le capitalisme a généralisé le marché comme médiation entre l'activité des hommes en tant que producteurs, et leur activité en tant que consommateurs. Dépasser le capitalisme, c'est de ce point de vue, détruire cette médiation et rétablir le lien direct entre la production et la consommation. Du point de vue de l'analyse de R.Luxembourg, la marche révolutionnaire s'identifie avec le combat contre le salariat (c'est à dire contre l'utilisation de la force de travail comme marchandise); son objectif immédiat ne peut être autre que celui de soumettre la production à la consommation, d'orienter la production directement en fonction des nécessités matérielles des hommes. Autrement, c'est l'impasse.
Au delà de son objectif théorique immédiat : l'analyse des crises du capitalisme, le travail de Boukharine s'inscrivait dans le cadre de la "bolchévisation" des partis de l'Internationale Communiste ([3] [15]). Boukharine se donne pour tâche de "détruire" l'analyse de R.Luxembourg et pour cela il fait flèche de tout bois. Il critique tout ce qui lui passe sous les yeux sans chercher toujours à voir quelle peut être la cohérence générale de ce qu'il analyse et sans crainte d'aboutir à des contradictions. Cependant, on trouve dans sa brochure la formulation des principales critiques qui ont été reprises soit l'une, soit l'autre aussi bien par les staliniens et les trotskystes que par les bordiguistes ou des ex-trotskystes comme Raya Dunayevskaya.
L'essentiel de cette critique peut être formulée de la façon suivante :
Luxembourg se trompe lorsqu'elle affirme que le capital ne peut pas créer ses propres débouchés pour assurer son développement; le problème posé par R.Luxembourg -"pour qui produire"- est un faux problème; les ouvriers peuvent constituer un débouché suffisant pour assurer cette expansion; enfin, Luxembourg ignore ou néglige dans son explication des crises, les principales contradictions mises en lumière par Marx -et en particulier "l'anarchie de la production capitaliste".
LE CAPITAL PEUT-IL CREER SES PROPRES DEBOUCHES ?
Voici comment Rosa Luxembourg pose le problème :
"Ce qu'il faut expliquer, ce sont les grands actes d'échanges sociaux, qui sont provoqués par des besoins économiques réels. (...) Ce qu'il nous faut trouver, c'est la demande économique du surproduit ...".("L'accumulation du capital". Chapitre 9).
Pour R.Luxembourg, suivant les théories de Marx, le développement du capital, son accumulation se traduit par un accroissement de la capacité de production et donc, du produit de l'exploitation des ouvriers: le surproduit. Etudier les conditions de ce développement, c'est donc déterminer entre autre, qui achète ce surplus de production, qui achète la part de la production sociale qui reste une fois que les prolétaires ont dépensé leur salaire et que les capitalistes ont d'une part remplacé les matières premières et l'usure des outils de production, et d'autre part prélevé leur part de profit pour leur consommation personnelle. En d'autres termes, qui achète la part du profit destinée à être transformée en nouveau capital, en nouveaux moyens d'exploitation du travail !
La production capitaliste crée elle-même un marché, un "besoin économique réel" pour la plus grande partie de la production : la masse des salaires versés (capital variable), les dépenses pour restaurer l'usure de l'appareil productif et les matières premières consommées (capital constant) et enfin, les dépenses des capitalistes pour leur consommation personnelle (part de la plus-value non réinvestie), tout cela constitue un besoin "économique réel", "une demande solvable" du point de vue du capital. Tout cela constitue la partie de la production que le capitalisme peut "s'acheter à lui-même". Mais il reste une part de la production à vendre : la part du surtravail que les capitalistes -contrairement à ce que faisaient les seigneurs féodaux et les maîtres d'esclaves de l'antiquité qui consommaient personnellement tout leur profit- ne consomment pas afin de pouvoir accroître leur capital, afin de pouvoir le reproduire non plus "simplement", tel qu'il était au départ du cycle de production, mais de façon "élargie". Cette part de la production est très petite en comparaison avec la masse totale produite. Mais, de sa "réalisation", c'est-à-dire de sa vente, dépend que le capitalisme puisse ou non continuer son accumulation, son élargissement. R.Luxembourg affirme que cette partie de la plus-value ne peut, dans les conditions capitalistes, être vendue, ni aux ouvriers, ni aux capitalistes, Elle ne peut être employée, ni à l'accroissement de la consommation de la classe dominante -comme dans les systèmes passés- ni à la consommation des ouvriers.
"... La consommation croissante de la classe capitaliste ne saurait en tout cas être considérée comme le but final de l'accumulation; au contraire pour autant que cette consommation s'effectue et s'accroit, il ne peut y avoir d'accumulation; la consommation personnelle des capitalistes entre dans la catégorie de la reproduction simple. Il s 'agit au contraire de savoir pour qui les capitalistes produisent lorsqu'ils "pratiquent l'abstinence" au lieu de consommer eux-mêmes leur plus-value, c'est à dire, lorsqu’ils accumulent. A plus forte raison, le but de 1'accumulation ne saurait être du point de vue capitaliste, l'entretien d'une armée d'ouvriers toujours plus nombreuse. La consommation des ouvriers est une conséquence de l'accumulation, elle n'en est jamais ni le but ni la condition, à moins que les bases de la production capitaliste ne soient bouleversées. D'ailleurs les ouvriers ne peuvent jamais consommer que la partie du produit correspondant au capital variable, et pas un sou de plus. Qui donc réalise la plus-value toujours croissante ? " ("L'accumulation du capital". Chapitre 25).
Et R. Luxemburg répond : les secteurs non-capitalistes. Le capital ne peut pas constituer un marché pour toute sa production.
Boukharine reproduit ce morceau dans sa brochure et pour y répondre commence par mettre en question la façon même de poser le problème.
"Avant tout, peut-on poser la question du point de vue du BUT subjectif (même subjectif de classe) ? Que signifie soudainement une telle TELEOLOGIE (étude de la finalité) dans les sciences sociales ? Il est clair que la problématique même est incorrecte méthodologiquement, pour autant qu'il s'agit là d'une formulation sérieuse et non d'une tournure métaphorique. En effet, prenons par exemple une loi économique reconnue par la camarade R. Luxembourg elle-même, par exemple la loi de la baisse tendancielle du taux de profit. "Pour qui", c'est à dire, dans l'intérêt de qui cette baisse se produit-elle ? La question est évidemment absurde, il n'est pas permis de la poser, car la notion de but est exclue ici, à priori. Chaque capitaliste (Souligné par nous) cherche à obtenir un profit différentiel (et y réussit parfois); d'autres le rattrapent, et comme résultat nous avons un fait SOCIAL : la baisse du taux de profit. De la sorte, la camarade Luxembourg abandonne la voix de la méthodologie marxiste en renonçant à la rigueur conceptuelle de l'analyse de Marx." (Boukharine."L'impérialisme et l'accumulation du capital". Chapitre 1).
Boukharine a raison de dire qu'il est absurde de poser la question "POUR QUI baisse le taux de profit". La baisse du taux de profit est une tendance concernant la mesure d'une proportion économique (profit sur capital engagé). C'est une tendance qui n'a pas "de destinataire". Elle n'est pas créée par quelqu'un en vue de la fournir à quelqu'un d'autre. La question "pour qui" n'a aucun sens. Mais il en est tout autrement de la question "Pourquoi les capitalistes décident-ils d'augmenter leur production ?".
Le capitaliste produit pour vendre et réaliser un profit. Il n'augmente sa production que s'il sait qu'il aura un débouché, des acheteurs capables de réaliser le travail qu'il a extirpé à ses ouvriers en argent comptant. Le capitaliste ne développe sa production que s'il sait A QUI VENDRE, ce qui est la traduction capitaliste de la question plus générale : POUR QUI PRODUIRE ? Et cette question est pour lui tellement cruciale que s'il ne sait y répondre, il est condamné à la faillite.
Boukharine accepte finalement de répondre à la question mais à condition, dit-il, de la poser d'un point de vue OBJECTIF. Voilà comment il commence donc sa réponse : "...sa question... ne devient significative que sous une forme objective, à savoir : tout système social croissant quelle que soit son enveloppe historico-économique, quelques contradictions qu'il développe, quelques soient les motifs qui guident ses agents dans leur activité économique, suppose un lien absolument objectif (même s'il est INDIRECT) entre la production et la consommation. En outre, L'ACCROISSEMENT DE LA CONSOMMATION, comme résultat de L'ACCROISSEMENT DE LA PRODUCTION, comme autre côté de cet accroissement, est la CONDITION FONDAMENTALE DE LA CROISSANCE DE TOUT SYSTEME SOCIAL." (p.29. souligné par Boukharine).
En d'autres termes, la production crée elle-même son propre débouché. Plus on produit, et plus on consomme. Si on applique le raisonnement de Boukharine aux situations de crise capitaliste, on aboutit à l'absurdité suivante : que doivent faire les capitalistes lorsqu'ils sont confrontés à une crise généralisée de surproduction et qu'ils n'arrivent pas. à écouler des stocks de marchandises invendues ? Le docteur Boukharine leur répond : produisez encore plus ! Ne vous en faites pas, OBJECTIVEMENT, l'accroissement de la consommation n'est que le RESULTAT, "L'AUTRE COTE" de l'accroissement de la production !
C'est peut-être une raisonnement logique, qui satisfait l'esprit théorique de Boukharine, mais il n'arrange pas beaucoup les affaires du capitaliste qui ne sait plus où entreposer ses marchandises produites, mais invendues.
Répondant à l'économiste français J.B. Say et à sa fameuse loi selon laquelle la production créé automatiquement son marché, Marx écrivait dans "La critique de l'économie politique" :
"L'équilibre métaphysique des achats et des ventes se ramène à ceci : chaque achat est une vente et chaque vente, un achat. Cela n'a rien de bien consolant pour les détenteurs de marchandises qui n'arrivent pas à les vendre, ni donc à acheter". (Partie sur "La métamorphose des marchandises")
On appelle "sophisme" un raisonnement qui est conforme aux règles de la logique mais aboutit à des conclusions fausses, c'est à dire contredites par la réalité qu'elles prétendent cerner. C'est le cas du raisonnement de Boukharine.
Boukharine dit une vérité : quel que soit le type de société qu'on envisage, il y a un lien "objectif" entre la production et la consommation. Pour produire, il faut consommer, ne fut-ce que des aliments pour ceux qui produisent. Pour consommer, il faut produire de quoi consommer. C'est une vérité, mais elle n'est ni très originale, ni très utile ici. De l'âge de pierre au capitalisme, il y a toujours un lien "absolument objectif" entre production et consommation. Mais CE LIEN n'est pas le même dans tous les systèmes de production qui se sont succédés dans l'histoire.
Dans le capitalisme en particulier, CE LIEN "ABSOLUMENT OBJECTIF" se trouve totalement bouleversé par la généralisation du salariat. Le capitalisme fait connaître à l'humanité un phénomène qu'elle ne pouvait même imaginer pendant les millénaires précédents : les crises de surproduction. Pour la première fois dans l'histoire, il peut y avoir accroissement de la production de biens aptes à la consommation, sans que cela s'ensuive d'une augmentation de la consommation. Qui plus est, pendant les crises de surproduction, la consommation baisse, du fait des licenciements et des baisses de salaire, et les ouvriers qui restent au travail doivent travailler plus dur que jamais sous la menace du chômage. En ce sens, la platitude de Boukharine sur le lien "absolument objectif" qui existe entre production et consommation "dans tout système social croissant" ne fait pas avancer la question d'un iota. Au contraire, en noyant le capitalisme dans la nuit des temps des systèmes précédents, on ne fait qu'embrouiller le problème, voire le rendre insoluble.
Cependant, Boukharine persiste et signe. "L'ACCROISSEMENT DE LA CONSOMMATION, -dit-il- comme résultat de L'ACCROISSEMENT DE LA PRODUCTION, est LA CONDITION FONDAMENTALE DE LA CROISSANCE DE TOUT SYSTEME SOCIAL".
Ce faisant, il nous dit :
1)une trivialité
2) une stupidité qui fut le cheval de bataille de la plupart des économistes bourgeois au 19ème siècle.
Une trivialité : l'accroissement de la consommation présuppose un accroissement de la production. Il est assez évident que pour consommer plus, il faut d'abord qu'il y ait plus de biens à consommer, donc plus de biens de consommation produits. On peut difficilement consommer ce qui n'existe pas. Une stupidité : l'accroissement de la consommation est un résultat de l'accroissement de la production. Dans le capitalisme, on peut produire plus sans que pour autant il y ait augmentation de la consommation. Il n'y a que dans le capitalisme qu'une telle chose est possible -la surproduction-mais c'est justement du capitalisme et de ses crises qu'il est question ici, et non des systèmes précapitalistes.
L'accroissement de la consommation n'est systématiquement un produit de l'accroissement de la production que dans des systèmes sociaux où la production est orientée vers la consommation immédiate des producteurs.
Dans les sociétés sans classes du "communisme primitif", les hommes se répartissaient plus ou moins égalitairement le résultat de leur production. Lorsque le produit de la chasse, de l'élevage ou de l'agriculture augmentait, la consommation augmentait automatiquement d'autant.
Dans les sociétés du type de l'esclavagisme antique ou du féodalisme, la classe dominante s'emparait du surproduit du travail des exploités et elle le consommait. Lorsque la production se développait, cela se traduisait d'une part, par une éventuelle augmentation de la consommation des travailleurs, (cela dépendait en partie du bon vouloir des maîtres), et, de la consommation de la classe dominante. Sous une forme ou sous une autre, un accroissement de la production avait systématiquement pour résultat une augmentation de la consommation.
Dans le capitalisme, ce lien systématique est rompu. Le lien entre le producteur et le consommateur est devenu contradictoire. Le capital ne se développe qu'en réduisant la part de la consommation.
"Le mode de production capitaliste a cette particularité que la consommation humaine qui, dans toutes les économies antérieures, était le but, n'est plus qu'un moyen au service du but proprement dit : l'accumulation capitaliste. La croissance du capital apparaît comme le commencement et la fin, la fin en soi et le sens de toute la production. L'absurdité de tels rapports n'apparaît que dans la mesure où la production capitaliste devient mondiale. Ici, à l'échelle mondiale, l'absurdité de l'économie capitaliste atteint son expression dans le tableau d'une humanité entière gémissant sous le joug terrible d'une puissance sociale aveugle qu'elle a elle-même créée inconsciemment : le capital. Le but fondamental de toute forme sociale de production : l'entretien de la société par le travail, la satisfaction des besoins apparaît ici complètement renversé et mis la tête en bas puisque la production pour le profit est non plus pour l'homme devient la loi sur toute la terre et que la sous-consommation, l'insécurité permanente de la consommation et par moments la non-consommation de l'énorme majorité de l'humanité deviennent la règle." (R. Luxembourg, "Introduction à l'Economie politique". Ch. sur "Les tendances de l'économie capitaliste".)
Tout comme les économistes bourgeois qui croient que les lois de production capitaliste ont existé de tout temps car elles sont "naturelles", Boukharine ne parvient pas à cerner ce qui distingue fondamentalement le capitalisme des autres types de sociétés dans l'histoire. Cela le conduit aussi bien à imaginer un capitalisme avec des caractéristiques du communisme qu'à concevoir un communisme ou du moins la rupture avec le capitalisme comme du capitalisme d'Etat -ce qui est beaucoup plus lourd de conséquences politiques .
LES OUVRIERS PEUVENT-ILS CONSTITUER LA DEMANDE SUPPLEMENTAIRE NECESSAIRE AU DEVELOPPEMENT DU CAPITAL ?
Pour argumenter contre l'analyse de R.Luxembourg, Boukharine prétend que l'accroissement de la consommation des ouvriers peut constituer le débouché nécessaire à la réalisation du profit capitaliste et donc à l'expansion de l'accumulation du capital.
"La production de la force de travail est indiscutablement la condition préalable de la production des valeurs matérielles, de la plus-value du capital. La production de la force de travail SUPPLEMENTAIRE est indubitablement la condition préalable de l'accroissement de l'accumulation." "(...) En réalité, le fait est que les capitalistes embauchent des OUVRIERS SUPPLEMENTAIRES, qui représentent ensuite précisément une demande supplémentaire". (Boukharine, Idem, Ch.1)
"Indubitablement" Boukharine évolue dans un monde théorique étranger à la réalité du capitalisme et de ses crises. théorique d'un capitalisme planifié et centralisé, qui, suivant ses directives se débarrasserait des crises :
"Représentons-nous (...) un régime CAPITALISTE COLLECTIF (capitalisme d'Etat) où la classe capitaliste est unie en un trust unique, et où, par conséquent, nous avons, une économie organisée, mais en même temps antagoniste du point de vue de classes (...) l'accumulation est-elle possible en ce cas ? Certes oui. Il n'y a pas de crise car, LES DEMANDES RECIPROQUES DE LA PART DE CHAQUE BRANCHE DE LA PRODUCTION A L'EGARD DE CHAQUE AUTRE BRANCHE AUSSI BIEN QUE LA DEMANDE DE CONSOMMATION, tant de la part des capitalistes que de la part des ouvriers sont données d'avance (il n'y a pas "d'anarchie de la production", il y a un plan rationnel du point de vue du capital). En cas de "mécompte" dans les moyens de production, 1'excédent est stocké, et, la rectification correspondante est effectuée au cours de la période de production suivante. D'autre part, en cas "d'erreur de calcul " pour les moyens de consommation des ouvriers ON DONNE CE SUPPLEMENT COMME "FOURRAGE" AU MOYEN D'UNE DISTRIBUTION GRATUITE, OU BIEN ON A-NEANTIT LA PORTION CORRESPONDANTE DU PRODUIT (souligné par nous). En cas de mécompte dans la production de produits e luxe,"l'issue" est également claire. Par conséquent, il ne peut y avoir dans ce cas de crise de surproduction". (Boukharine, idem, fin du Ch.3)
Boukharine prétend résoudre théoriquement le problème en l'éliminant. Le problème des crises de surproduction du capitalisme ., c'est la difficulté à vendre". Boukharine nous dit : on n'a qu'à procéder à "UNE DISTRIBUTION GRATUITE" ! Si le capitalisme avait la possibilité de distribuer gratuitement ce qu'il produit, il ne connaitrait effectivement jamais de crise majeure. Sa principale contradiction étant de ce fait résolue. Mais un tel capitalisme ne peut exister que dans la tête d'un Boukharine en mal d'arguments. La distribution "gratuite" de la production, c'est-à-dire l'organisation de la société de sorte que les hommes produisent directement pour eux-mêmes, cela constitue effectivement la seule solution pour l'humanité. Seulement, cette solution, ce n'est pas un capitalisme "organisé" mais le communisme.
Dans la réalité, une nation capitaliste qui s'amuserait à distribuer gratuitement sa production aux producteurs perdrait toute compétitivité économique face aux nations concurrentes par l'élévation de ses "coûts" de main d'œuvre. Dans la jungle du marché mondial, les capitaux qui survivent sont ceux qui vendent à meilleur prix, donc ceux qui font produire leurs exploités avec les coûts les plus bas. La consommation ouvrière est un coût, une charge pour le capital -non un but. Marx avait déjà répondu à ce genre d'élucubrations théoriques :
"Dans des régimes où les hommes produisent pour eux-mêmes, il n'y a pas de crise, mais il n'y a pas de production capitaliste non plus. (...) Dans le capitalisme, (...) un homme qui a produit n'a pas le choix entre vouloir vendre et ne le vouloir pas. Il lui faut vendre"
"Il ne faut jamais oublier que dans la production capitaliste, il ne s'agit pas de valeur d'usage, mais de valeur d'échange, et spécialement de l'augmentation de la plus-value. C'est là le moteur de la production capitaliste et c'est vouloir embellir les faits que de faire abstraction de sa base même dans le seul but d'évacuer les contradictions de la production capitaliste et d'en faire une production qui est orientée par la consommation immédiate des producteurs". Marx. ([4] [16])
Un des arguments les plus fréquemment employés contre l'analyse de Rosa Luxembourg, Boukharine le formule de la façon suivante :
"Rosa Luxembourg se rend l'analyse trop aisée. Elle privilégie une contradiction, à savoir, celle entre les conditions de la production de la plus-value et les conditions de la réalisation, la contradiction entre la production et la consommation dans les conditions du capitalisme. (...
R. Luxembourg négligerait des contradictions, telle celle entre "les différentes branches de production, la contradiction entre l'industrie et l'agriculture limitée par la rente foncière, l'anarchie du marché et la concurrence, la guerre en tant que moyen de cette concurrence, etc." (Boukharine, idem. Ch. 5)
Nous traiterons de cette question dans la suite de cet article. (à suivre )
R.V
{C}{C}{C}{C}{C}{C}[1]{C}{C}{C}{C}{C}{C} [17] K.Marx. « Le Capital », livre 3, 5° section III ;
{C}{C}{C}{C}{C}{C}[2]{C}{C}{C}{C}{C}{C} [18] K.Marx « Théories sur la plus-value ». Fin du 17° chapitre ;
{C}{C}{C}{C}{C}{C}[3]{C}{C}{C}{C}{C}{C} [19] "Un certain nombre de camarades du parti communiste d'Allemagne étaient, et pour une part sont encore d'avis, qu'on ne saurait baser un programme révolutionnaire que sur la théorie de l'accumulation de la camarade R. Luxemburg. L'auteur du présent ouvrage, qui est d'un avis différent, dut nécessairement se "charger d'un travail analysant d'un point de vue critique l'Accumulation du capital. CELA FUT D'AUTANT PLUS NECESSAIRE QUE, PAR SUITE DU MOT D'ORDRE DE BOLCHEVISATION des partis membres de l'Internationale Communiste, on commença à discuter de questions telles que la question nationale, agraire et coloniale, sur lesquelles la camarade R. Luxembourg avait adopté une attitude différente de l'attitude orthodoxe du bolchévisme. Il fallait donc examiner si il n'y avait pas de rapport entre les erreurs qu'elle avait commise dans ces questions et les erreurs théoriques de son Accumulation du capital.". (Boukharine, Préface de 1925 à "L'Impérialisme et l'accumulation du capital")
{C}{C}{C}{C}{C}{C}{C}{C}[4] [20] K.MARX, « Théories sur le plus-value ».
L'accélération des évènements et les enjeux des "années de vérité" obligent les révolutionnaires à approfondir leurs conceptions de l'organisation de l'avant-garde du prolétariat, sur la nature et la fonction de l'organisation, sur la structure et le fonctionnement.
Ce rapport sur la nature et la fonction de l'organisation a été adopté par la Conférence Internationale du CCI de janvier 82. Dans un prochain numéro, nous publierons le second rapport, sur la structure et le fonctionnement de l'organisation.
1) Depuis qu'il s'est créé, le CCI a toujours souligné l'importance décisive d'une organisation internationale des révolutionnaires dans le surgissement d'un nouveau cours de luttes de classe à l'échelle mondiale. Par son intervention dans la lutte, même à une échelle encore modeste; par ses tentatives persévérantes d'oeuvrer à la création d'un lieu véritable de discussions entre groupes révolutionnaires, il a montré dans la pratique que son existence n'était ni superflue, ni imaginaire. Convaincu que sa fonction répondait à un profond besoin de la classe, il a autant combattu le dilettantisme que la mégalomanie d'un milieu révolutionnaire, marqué encore par les stigmates de l'irresponsabilité et de l'immaturité. Cette conviction s'appuie, non sur une croyance religieuse mais sur une méthode d'analyse : la théorie marxiste. Les raisons du surgissement de l'organisation révolutionnaire ne sauraient se comprendre en dehors de cette théorie, sans laquelle il ne saurait y avoir de véritable mouvement révolutionnaire.
2) Les récentes scissions que vient de subir le CCI ne sauraient être comprises comme une crise fatale. Elles traduisent essentiellement une incompréhension sur les conditions et la marche du mouvement de classe qui secrète l'organisation révolutionnaire :
3) L'incompréhension de la fonction de l'organisation des révolutionnaires a toujours conduit à la négation de sa nécessité :
4) Hier, comme aujourd'hui, cette nécessité d'une organisation de révolutionnaires demeure, et ne saurait se prévaloir ni de la contre-révolution, comme repoussoir, ni de l'ampleur de la lutte de classe (comme en Pologne où n'existait pas de fraction révolutionnaire organisée) :
5) Le programme communiste dont découle le principe d'action militante est le fondement de toute organisation révolutionnaire digne de ce nom. Sans théorie révolutionnaire, il ne saurait y avoir de fonction révolutionnaire, c'est à dire organisation pour la réalisation de ce programme. De ce fait, le marxisme a toujours rejeté toute déviation immédiatiste et économiste, visant à dénaturer et à nier le rôle historique de l'organisation communiste.
6) L'organisation révolutionnaire est un organe de la classe. Qui dit organe, dit membre vivant d'un corps vivant. Sans cet organe, la vie de la classe se trouverait privée d'une de ses fonctions vitales, et momentanément diminuée et mutilée. C'est pourquoi, de façon constante, cette fonction renaît, croit, s'épanouit en créant nécessairement l'organe dont elle a besoin.
7) Cet organe n'est pas un simple appendice physiologique de la classe, se contentant d'obéir à ses impulsions immédiates. L'organisation révolutionnaire est une partie de la classe. Elle n'est ni séparée, ni confondue (identique) avec la classe. Elle n'est ni une médiation entre l'être et la conscience de classe. Elle en est une forme particulière, la partie la plus consciente. Elle regroupe donc, non la totalité de la classe, mais sa fraction la plus consciente et la plus active. Pas plus que le parti n'est la classe, la classe n'est le parti.
8) Partie de la classe, l'organisation des révolutionnaires n'est pas la somme de ses parties (les militants), ni une association de couches sociologiques (ouvriers, employés, intellectuels). Elle se développe comme une totalité vivante dont les différentes cellules n'ont d'autre fonction que d'assurer son meilleur fonctionnement. Elle ne privilégie, ni des individus, ni des catégories particulières. A l'image de la classe, l'organisation surgit comme un corps collectif.
9) Les conditions du plein épanouissement de l'organisation révolutionnaire sont les mêmes que celles qui ont permis l'essor de la classe prolétarienne :
Ce sont ces conditions qui donnent à la classe comme à son organisation politique sa forme unitaire.
10) L'activité de l'organisation des révolutionnaires ne peut être comprise que comme un ensemble unitaire, dont les composants ne sont pas séparés mais interdépendants :
11) Bien des incompréhensions politiques et organisationnelles qui se sont manifestées dans notre Courant sont nées de l'oubli du cadre théorique dont le CCI s'est doté dès sa naissance. Elles ont pour origine une mauvaise assimilation de la théorie de la décadence du capitalisme, et des implications pratiques de cette théorie dans notre intervention.
12) Si, dans son essence, l'organisation des révolutionnaires n'a pas changé de nature, les attributs de sa fonction se sont qualitativement modifiés entre la phase d'ascendance et la phase de décadence du capitalisme. Les bouleversements révolutionnaires du premier après-guerre ont rendu caduques certaines formes d'existence de l'organisation révolutionnaire, et en ont développées d'autres qui au 19ème siècle encore n'apparaissaient que de façon embryonnaire.
13) Le cycle ascendant du capitalisme a donné une forme singulière et donc transitoire aux organisations politiques révolutionnaires :
La possibilité de réformes immédiates, tant économiques que politiques, déplaçait le champ d'action de l'organisation socialiste. La lutte immédiate, gradualiste primait sur la vaste perspective du communisme, affirmée dans le Manifeste Communiste.
14) L'immaturité des conditions objectives de la révolution a entraîné une spécialisation des tâches organiquement liées, une atomisation de la fonction de l'organisation :
15) L'immaturité du prolétariat dont les grandes masses sortaient des campagnes ou des ateliers d'artisans, le développement du capitalisme dans le cadre de nations à peine formées, ont obscurci la fonction réelle de l'organisation des révolutionnaires :
16) Ces caractéristiques passagères de cette période historique faussèrent les rapports entre parti et classe :
C'est contre cette dégénérescence de la fonction du parti, que luttèrent et la Gauche de la 2ème Internationale et la 3ème Internationale à ses débuts. Que l'Internationale Communiste ait repris certaines conceptions de l'ancienne Internationale faillie (partis de masse, frontisme, substitutionnisme, etc.) est une réalité qui ne saurait avoir vertu d'exemple pour les révolutionnaires aujourd'hui. La rupture avec les déformations de la fonction de l'organisation est une nécessité vitale qui s'est imposée avec l'ère historique de la décadence.
16 bis) La période révolutionnaire surgie de la guerre a signifié un changement profond, irréversible, de la fonction des révolutionnaires :
17) L'organisation révolutionnaire est donc immédiatement unitaire, bien qu'elle ne soit pas l'organisation unitaire de la classe, représentée par les conseils ouvriers. Elle est une unité d'une unité plus vaste : le prolétariat mondial qui l'a engendrée .
18) La maturation des conditions objectives de la révolution (concentration du prolétariat, plus grande homogénéisation de la conscience d'une classe plus unifiée, plus qualifiée, d'un niveau intellectuel et d'une maturité supérieure à ceux du siècle dernier) a profondément modifié et la forme et la démarche de l'organisation des révolutionnaires:
a) par sa forme :
b) par sa démarche :
19) Le triomphe de la contre-révolution, la domination totalitaire de l'Etat, ont rendu plus difficile l'existence même de l'organisation révolutionnaire et réduit l'étendue même de son intervention. Dans cette période de profond recul, sa fonction théorique a prévalu sur sa fonction d'intervention et s'est révélée vitale pour la conservation des principes révolutionnaires. La période de contre-révolution a montré:
C'est pourquoi, même si l'organisation n'existe pas pour elle-même, il lui est vital de conserver de façon résolue l'organe que lui a confié la classe, en le renforçant, en oeuvrant au regroupement des révolutionnaires à l'échelle mondiale.
20) La fin de la période de contre-révolution a modifié les conditions d'existence des groupes révolutionnaires. Une nouvelle période s'est ouverte, favorable au développement du regroupement des révolutionnaires. Cependant, cette période nouvelle floraison reste encore une période charnière, les conditions nécessaires pour le surgissement du parti ne se sont pas transformées -par un véritable saut qualitatif- en conditions suffisantes. C'est pourquoi, pendant tout un laps de temps, se développeront des groupes révolutionnaires qui, par la confrontation, voire des actions communes, et finalement par leur fusion, manifesteront la tendance vers la constitution d'un parti mondial.
La réalisation de cette tendance dépend et de l'ouverture du cours vers la révolution et de la conscience même des révolutionnaires.
Si certaines étapes ont été franchies depuis 1968, si une sélection s'est opérée dans le milieu révolutionnaire, il doit être clair que le surgissement du parti n'est ni automatique ni volontariste, compte tenu du développement lent de la lutte de classe et du caractère immature et souvent irresponsable du milieu révolutionnaire.
21a) En effet, après le resurgissement historique du prolétariat en 1968, le milieu révolutionnaire s'est retrouvé trop faible et trop immature pour affronter la nouvelle période. La disparition ou la sclérose des anciennes Gauches Communistes -qui avaient lutté contre le courant pendant toute la période de contre-révolution- a été un facteur négatif dans le mûrissement des organisations révolutionnaires. Plus que les acquis théoriques des Gauches -redécouverts peu à peu et lentement réassimilés- ce sont les acquis organisationnels (la continuité organique) qui ont fait défaut, acquis sans lesquels la théorie reste une langue morte.
La fonction de l'organisation, sa nécessité même ont été le plus souvent incomprises, quand elles n'ont pas été tournées en dérision.
21b) Faute de cette continuité organique, les éléments surgis de l'après 68 ont subi la pression écrasante du mouvement étudiant et contestataire:
La décomposition du mouvement étudiant, le désabusement devant la lenteur et la sinuosité de la lutte de classe ont été théorisés sous la forme du modernisme. Mais le véritable milieu révolutionnaire s'est épuré de ces éléments les moins fermes, les moins sérieux, pour lesquels le militantisme était soit une occupation dominicale, soit le stade suprême de l'aliénation.
22) Malgré la confirmation éclatante, surtout depuis la grève de masse en Pologne, que la crise ouvrait un cours vers des explosions de classe de plus en plus généralisées, les organisations révolutionnaires -dont le CCI- ne se sont pas libérées d'un autre danger, non moins pernicieux que l'académisme et le modernisme : l'immédiatisme ; dont les frères jumeaux sont l'individualisme et le dilettantisme. C'est à ces fléaux que l'organisation des révolutionnaires doit aujourd'hui résister, si elle veut conserver son existence.
23) Le CCI, ces dernières années, a subi les effets désastreux de l'immédiatisme, forme typique de l'impatience petite bourgeoise, et ultime avatar de l'esprit confus de mai 68. Les formes les plus éclatantes de cet immédiatisme ont été :
a) l'activisme, apparu dans l'intervention et théorisé sous la forme de la conception volontariste du "recrutement". Il a été oublié que l'organisation ne se développe pas artificiellement, mais organiquement, par une sélection rigoureuse sur la base d'une plate-forme. Le développement "numérique" n'est pas un simple fait de volonté, mais le fruit d'une maturation de la classe et des éléments qu'elle sécrète.
b) le localisme s'est manifesté dans des interventions ponctuelles. On a vu certains éléments du CCI présenter "leur" section locale comme une propriété personnelle, une entité autonome, alors qu'elle ne peut être qu'une partie du Tout. La nécessité de l'organisation internationale a été même niée, voire ridiculisée, en ne voulant y voir qu'un "bluff" ou mieux qu'un "lien" formel entre sections.
c) l'économisme -déjà combattu par Lénine- s'est traduit par un esprit gréviculteur, chaque grève étant considérée en soi et non replacée et intégrée dans le cadre mondial de la lutte de classe. Souvent, la fonction politique de notre Courant a été reléguée au second plan. En se considérant parfois comme des "porteurs d'eau" ou des "techniciens" de la lutte au service des ouvriers, on a préconisé la préparation matérielle de la lutte future.
d) le suivisme (ou "queuisme"), ultime avatar de ces incompréhensions du rôle et de la fonction de l'organisation, s'est concrétisé par une tendance à suivre les grèves, en dissimulant son drapeau. Des hésitations sont apparues dans la dénonciation claire et intransigeante de toute forme nouvelle de syndicalisme. Les principes étaient mis de côté pour mieux "coller" au mouvement, et trouver un écho plus immédiat -être "reconnus" à tout prix par la classe.
e) l'ouvriérisme a été finalement la synthèse achevée de ces aberrations. Comme chez les gauchistes, certains éléments ont cultivé la démagogie la plus grossière en opposant "ouvriers" et "intellectuels", "base et sommet" au sein de l'organisation.
Le départ d'un certain nombre de camarades montre que l'immédiatisme est une maladie qui laisse des séquelles très graves, et qu'il débouche inévitablement sur la négation de la fonction politique de l'organisation, comme corps théorique et programmatique.
24) Toutes ces déviations, de type gauchiste, ne sont pas le fruit d'une insuffisance théorique de la plate-forme de l'organisation. Elles traduisent une inassimilation du cadre théorique, et en particulier de la théorie de la décadence du capitalisme, qui modifie profondément les formes d'activité et d'intervention de l'organisation des révolutionnaires.
25) C'est pourquoi le CCI doit combattre vigoureusement tout abandon du cadre programmatique, abandon qui mène fatalement à l'immédiatisme dans l'analyse politique. Il doit lutter résolument:
26) Pour préserver les acquis théoriques et organisationnels, il est nécessaire de liquider les séquelles du dilettantisme, forme infantile de l'individualisme :
27) La compréhension claire de la fonction de l'organisation en période de décadence est la condition nécessaire pour notre propre essor dans la période décisive des années 80.
Si la révolution n'est pas une question d'organisation, elle a des questions d'organisation à résoudre, des incompréhensions à surmonter, pour que la minorité des révolutionnaires puisse exister comme organisme de classe.
28) L'existence du CCI est garantie par une réappropriation de la méthode marxiste qui est sa boussole la plus sûre dans la compréhension des évènements et dans son intervention. Tout travail d'organisation ne saurait être compris et développé qu'à long terme. Sans méthode, sans esprit collectif, sans effort permanent de l'ensemble des militants, sans esprit persévérant excluant toute impatience immédiatiste, il ne saurait y avoir de véritable organisation révolutionnaire. Le prolétariat mondial a confié au CCI un organe dont l'existence est un facteur nécessaire dans les combats futurs.
29) Contrairement au siècle passé, la tâche de l'organisation révolutionnaire est plus difficile. Elle exige plus de chacun; elle subit encore les derniers effets de la contre-révolution, et les contrecoups d'une lutte de classe marquée encore par des avancées et des reculs, un cours en dents de scie.
Si elle ne subit plus l'atmosphère étouffante et destructive de la longue nuit de la contre-révolution triomphante, si aujourd'hui, elle déploie son activité dans une période favorable à l'éclosion de la lutte de classe et à l'ouverture d'un cours vers des explosions généralisées au niveau mondial, l'organisation doit savoir -une fois la lutte retombée- reculer en bon ordre, quand la classe momentanément recule.
C'est pourquoi, jusqu'à la révolution, l'organisation révolutionnaire devra savoir résolument lutter contre le courant ambiant d'incertitudes, voire de démoralisation dans la classe. La défense de l'intégrité de l'organisation dans ses principes et sa fonction est primordiale. Savoir résister, sans faiblesses ni repliement sur soi, c'est pour les révolutionnaires préparer les conditions de la victoire future. Pour cela, la lutte théorique la plus acharnée contre les déviations immédiatistes est vitale pour que la théorie révolutionnaire puisse s'emparer des masses.
En se libérant des séquelles de l'immédiatisme, en se réappropriant la tradition vivante du marxisme, préservé et enrichi par les Gauches Communistes, l'organisation démontrera dans la pratique qu'elle est bien l'instrument irremplaçable que le prolétariat a sécrété pour qu'elle puisse être à la hauteur de ses tâches historiques.
additif
C'est dans les périodes de luttes généralisées et de mouvements révolutionnaires que l'activité des révolutionnaires aura un impact direct, décisif même, car :
La présence des révolutionnaires en vue d'avancer des orientations politiques claires au mouvement et d’accélérer le processus d’homogénéisation de la conscience de classe, est alors, comme l’ont démontré les expériences de la révolution en Russie et en Allemagne, un facteur déterminant pouvant faire pencher la balance dans l’un ou l'autre sens. En particulier, on ne peut manquer de rappeler le rôle capital joué par les révolutionnaires tel que Lénine le définit dans ses "Thèses d'avril" :
Reconnaître que notre parti est en minorité, et ne constitue, pour le moment, qu'une faible minorité dans la plupart des Soviets de députés ouvriers, en face du bloc de tous les éléments opportunistes petits-bourgeois tombés sous l'influence de la bourgeoisie et qui étendent cette influence sur le prolétariat (...) Expliquer aux masses que les Soviets des députés ouvriers sont la seule forme possible de gouvernement révolutionnaire, et que, par conséquent, notre tâche, tant que ce gouvernement se laisse influencer par la bourgeoisie, ne peut être que d'expliquer patiemment, systématiquement, opiniâtrement aux masses les erreurs de leur tactique, en partant essentiellement de leurs besoins pratiques,' (Thèse 4)
Dès aujourd'hui, l'existence du CCI et la réalisation de ses tâches présentes représentent un travail de préparation indispensable pour être â la hauteur des tâches futures. La capacité des révolutionnaires a remplir leur rôle dans les périodes de lutte généralisée est conditionnée par leur activité actuelle.
1) Cette capacité ne naît pas spontanément mais est développée à travers tout un processus d'apprentissage politique et organisationnel. Des positions cohérentes et clairement formulées, tout comme les capacités organisationnelles pour les défendre, les diffuser et les approfondir ne tombent pas du ciel mais exigent une préparation, dès aujourd'hui. Ainsi, l'histoire nous montre comment la capacité des bolcheviks à développer leurs positions en tenant compte de l'expérience de la classe (1905 - la guerre) et à renforcer leur organisation, leur a permis, contrairement, par exemple, aux révolutionnaires en Allemagne, à jouer un rôle décisif dans les combats révolutionnaires de la classe.
Dans ce cadre, un des objectifs essentiels pour un groupe communiste doit être de dépasser le niveau artisanal de ses activités et de son organisation qui, en général, marque ses premiers pas dans la lutte politique. Le développement, la systématisation, l'accomplissement régulier et sans à-coups de ses tâches d'intervention, de publication, de diffusion, de discussion et de correspondance avec des éléments proches doit figurer au centre de ses préoccupations. Cela suppose un développement de l'organisation à travers des règles de fonctionnement et d'organes spécifiques lui permettant d'agir non comme une somme de cellules dispersées mais comme un corps unique doté d’un métabolisme equilibre.
2) Dès aujourd'hui, l'organisation des révolutionnaires représente également un pôle de regroupement politique international cohérent face aux groupes politiques, aux cercles de discussion et aux groupes ouvriers épars qui surgissent et surgiront un peu partout dans le monde avec le développement des luttes. L'existence d'une organisation internationale communiste avec une presse et une intervention crée la possibilité pour ces groupes, à travers une confrontation des positions et des expériences de se situer, de développer la cohérence révolutionnaire de leurs positions, et le cas échéant, de rejoindre l'organisation communiste internationale. En cas d'absence d'un tel pôle, les possibilités de disparition, de découragement, de dégénérescence (à travers par exemple l'activisme, le localisme, le corporatisme) de tels groupes sont d'autant plus grandes. Avec le développement des luttes et l'approche de la période de confrontation révolutionnaire, ce rôle gagnera encore en importance par rapport aux éléments sortant directement de la classe en lutte.
De plus en plus, la classe ouvrière est amenée à heurter son ennemi mortel de plein fouet. Même si le renversement du pouvoir de la bourgeoisie n'est pas immédiatement réalisable, le choc sera violent et risque d'être décisif pour la poursuite de la lutte de classe. C'est pourquoi les révolutionnaires se doivent d'intervenir dès maintenant, dans la mesure de leurs moyens, au sein de la lutte de classe:
"Les ouvriers espagnols sont allés beaucoup plus loin que les ouvriers russes de 1917. La Russie en 1917 était une lutte entre le féodalisme et la bourgeoisie, cette dernière manipulant les ouvriers, l'Espagne 1936 était strictement une réponse des ouvriers au capital." FOCUS ([1] [26])
Internationalism répond : "En Russie en 1917, à la différence de l'Espagne 1936, l'appareil d'Etat capitaliste a été balayé par les organes de masse du prolétariat. (...) L'insurrection désespérée des ouvriers à Barcelone en mai 1937 était le dernier sursaut du prolétariat, un effort vain pour renverser l'appareil d'Etat capitaliste?
REMARQUES INTRODUCTIVES
Depuis quelques temps, dans la presse de la tendance politique qui se dit le Courant Communiste International (CCI), ont paru des polémiques avec le groupe politique international auquel nous appartenons, Fomento Obrero Revolucionario (FOR). Ces polémiques ont couvert beaucoup de questions, et on peut constater que le CCI défend certaines positions fondamentales proches de celles du FOR : principalement l'opposition aux syndicats et aux "guerres de libération nationale". Cependant, ces points d'accord.de fait, aussi importants qu'ils soient dans le monde actuel, n'impliquent aucune identité de vue ou accord fondamental entre le CCI et le FOR.
Les axes pour interpréter ces positions, les voies de l'intervention, les méthodes de recherche, et les analyses historiques du CCI et du FOR sont complètement et totalement différentes.
Par exemple, bien que les deux tendances attaquent les syndicats, la base théorique pour le faire est entièrement opposée. Le CCI commence par une reconnaissance subjective, honnête et nécessaire de la fonction anti-ouvrière des syndicats. Puis, en utilisant quelques instruments théoriques limités, il tente de projeter en remontant l'histoire une théorie rétrospective du syndicalisme, basée sur le concept que les syndicats étaient progressistes au siècle dernier, lorsque le capitalisme était ascendant et pouvait satisfaire les besoins de base des ouvriers, alors qu'aujourd'hui, le capitalisme est décadent et doit utiliser les syndicats pour aider à réduire la consommation. Cette analyse ignore le rôle quotidien des syndicats dans la vente de la force de travail, et donc comme un secteur organique du capital. Pour nous du FOR, ce qui ne va pas dans les syndicats, ce n'est pas qu'ils fournissent ou ne fournissent pas des salaires plus élevés, mats c'est que dans la négociation des salaires, ou du prix du travail, ils fortifient le système dans lequel le travail est acheté et vendu comme marchandise. Les fonctions ouvertement répressives des syndicats ne dérivent pas non plus du besoin épisodique de la bourgeoisie d'avoir un "tampon" entre elle et les ouvriers, aspect du problème qui dans sa logique peut détourner les ouvriers en suggérant que de "nouveaux" syndicats, ou des syndicats "de lutte de classe", sont la réponse à la corruption des bureaucrates syndicaux. La véritable origine des syndicats est dans 1'inévitabilité, étant donné la vente de la force de travail comme marchandise, de la concurrence entre le vendeur (l'ouvrier) et l'acheteur (l'employeur) sur le prix.
Les ouvriers aujourd'hui tendent à s'opposer aux syndicats à cause de leur rôle dans la classe ouvrière comme police et régulateur de la production, aspect inchangé de leur rôle économique, et non produit des caprices d'une quelconque médiation politique, réelle ou imaginaire. La propagande du CCI sur les syndicats, bien qu'excellente par sa vigueur, reste néanmoins trop incorrectement sur-"théorisée" pour contribuer directement au développement d'un mouvement ouvrier antisyndical. Un attachement à la "théorie" en amateur et un aveuglement à l'expérience, dont la question syndicale n'est qu'un exemple, caractérise l'ensemble de l'activité polémique et politique du CCI. Ceci est particulièrement évident dans la plus récente communication du CCI avec le FOR, le texte "Les confusions du FOR sur Russie 1917 et Espagne 1936" dans la Revue Internationale n°25, 1981 (cité dans la suite de cet article sous le nom "1917-1936"). Le but du présent texte est de fournir une base pour une réponse complète aux points soulevés par le CCI dans "1917-1936".
Avant de passer à ce texte, quelques clarifications sont nécessaires. Bien que l'auteur de ces lignes soit membre du FOR, ce travail n'est pas et ne doit pas être considéré comme un texte "officiel" du FOR sur la Russie 1917 et l'Espagne 1936. Il est de l'avis de l'auteur que l'activité dans une organisation politique, tout en supposant l'accord sur le programme et sur les principales questions politiques de l'heure, ne peut pas et ne devrait pas automatiquement requérir l'accord sur tous les points de l'analyse du passé. Les raisons de ceci sont d'abord la nécessité pour les militants de développer des habitudes de recherche indépendante, et en second lieu, la futilité et l'infantilisme de rechercher des réponses simples et absolues dans l'analyse des événements historiques. Les positions de l'auteur sur l'Espagne 1936 ne diffèrent pas de celles du FOR en général et de ses principaux porte-paroles, G.Munis en particulier. Ce n'est pas le cas sur la Russie 1917, sur laquelle l'auteur est arrivé plus tard à être en désaccord avec les principaux points de l'analyse mise en avant par Munis. Nous disons plus tard, car notre position actuelle sur la Russie, comme nous le verrons, diffère beaucoup de celle développée par l'auteur dans une lettre sur Trotski publiée dans "Marxist Worker" n°2, 1980. La lettre de "Marxist Worker" développait une position défendue jusqu'à cette année.
Nous examinerons les positions du CCI sur l'Espagne et la Russie. Puis nous aborderons la position de Munis sur la Russie. Enfin, nous présenterons notre propre vision sur la Russie. (Ces deux derniers points ne sont pas publiés dans cette Revue, note de la rédaction).
Nous devons ajouter une dernière remarque. Notre critique du CCI est extrêmement dure, dans la lignée du texte "La fausse trajectoire de Révolution Internationale" qui sera bientôt publié dans notre bulletin "The Alarm". Ceci n'exclut pas une perspective de travail politique commun avec le CCI. Le FOR et le CCI sont aujourd'hui les seuls groupes qui ont une position de classe combative sur la contre-révolution de la "libération nationale", la question la plus urgente du moment. Dans nos attaques contre la "gauche" Salvadorienne, nous sommes seuls. Même si nos traditions et nos méthodes diffèrent radicalement empêchant un plein accord, ceci n'a pas d'effet sur des projets spécifiques pour des actions politiques conjointes. Sur ce point, l'auteur de ces lignes est pleinement soutenu par les autres membres de FOCUS.
1. LE CCI ET LE FOR SUR L'ESPAGNE 1936
Nous ne pouvons cacher notre inquiétude dans ce que nous voyons comme les défauts majeurs du système théorique et polémique du CCI qui ne se sont jamais aussi bien exprimés que dans leur position sur l'Espagne 1936. Pour commencer, dans "1917-1936" le CCI emploie des méthodes critiques contre Munis qui se situent dans les pires traditions de la fausse "gauche". Plutôt que d'étudier et analyser sans illusions les vues de Munis, le CCI fabrique puis démolit adroitement un homme de paille, en présentant comme les positions de Munis ce qu'il espère faire croire à ceux qui ne connaissent pas le travail de Munis. "1917-1936" tente d'étiqueter l'insistance de Munis (et notre insistance) sur la phase espagnole plus que russe dans les convulsions révolutionnaires mondiales de 1917 à 1937 comme "erreur fondamentale", puis attaque les "origines de l'erreur" en les réduisant à une prétendue "insistance sur les mesures sociales plus que politiques" dans les écrits de Munis. L'un "découle" évidemment de l'autre, car la dialectique doit être respectée. Le CCI est entraîné dans une sorte de chasse aux sorcières sur l'Espagne, non pas comme conséquence d'une recherche sur l'histoire politique Ibérique entre 1930 et 1939, mais par un désir de protéger et justifier à tout prix le "pacte" qu'il a passé avec les Bordiguistes, qui nient qu'une révolution ait eu lieu en Espagne parce qu'aucun parti "Bolchevik" n'a surgi. Le CCI n'affirme pas ceci aussi crûment : il parle d'une "organisation ouvrière de la gauche communiste", qui est ce qu'il décrit comme le parti Bolchevik dans sa position sur la Russie. Nous verrons où cela les conduit. Ce qui nous frappe dans ce "principe" du Bordiguisme et du CCI, c'est qu'il a un arrière-goût d'Hégélianisme. Mais l'Espagne est un événement d'histoire : nous ne sommes ni préparés ni désireux d'avoir une discussion de philosophie. Ce que nous avons dit sur cette position lorsque les Bordiguistes l'ont défendue au départ, est que leur point de référence, Bilan, était extrêmement ferme sur l'événement, puisqu'il appelait les ouvriers espagnols à "aller de l'avant" vers une révolution sociale sur la base d'une ... répétition du 19 juillet 1936, reconnaissant ainsi la signification pleinement révolutionnaire et communiste de cet événement majeur de la Révolution Espagnole.
L'article "1917-1936" du CCI n'est hélas pas organisé pour faciliter le débat sur l'Espagne, puis qu’il procède par la méthode d'aborder un sujet puis de glisser soudain et sans transition à un autre dès qu'on arrive en terrain solide. En somme, le CCI fait un peu plus que de répéter les arguments Bordiguistes : "Munis dit qu'il a eu révolution sociale en Espagne mais pas en Russie; mais ceci est évidemment faux, parce que... Munis fait aussi l'éloge des collectivités économiques espagnoles, et qu'elles n'étaient pas authentiquement communistes". Mais le caractère de la Révolution Espagnole n'est pas déterminé par celui des collectivités. Se concentrer sur celles-ci, c'est improviser. On peut pardonner une improvisation brillante et utile, comme celle de Rosa Luxemburg sur la Révolution Russe, mais il est évident que le CCI essaie simplement de justifier une contre-vérité à laquelle il adhère religieusement. Sur les collectivités, un point doit être fait immédiatement : les aspects positifs de leur travail cités par Munis n'ont pas été inventés par lui. Ils existaient, ni plus ni moins que les espoirs des ouvriers du monde dans la malheureuse "expérience Russe" existaient. "Harceler" les collectivités espagnoles aujourd'hui n'apporte pas plus de crédit au CCI que ce ne fut le cas pour les Bordiguistes de Programme Communiste il y a dix ans (voir "Alarma" n°25, 1973, en réponse au Prolétaire). En analysant la soi-disant "insistance sur les mesures sociales plus que politiques" en citant le "contenu social" des collectivités comme preuve qu'il n'y a pas eu de Révolution en Espagne, le CCI pratique lui-même ce qu'il attaque. En général le discours du CCI est caractérisé par un genre d'improvisation qui tend à rejeter ce qu'on attaque hors de la tradition communiste. C'est une des raisons pour lesquelles le FOR et Munis tendent soit à ignorer le CCI, soit à lui répondre avec un "excès de vitriol ".
Dans le FOR, nous admettons certainement que l'Espagne est la question la plus cruciale. Mais nous ne réduisons pas notre analyse des révolutions au critère qui se base sur l'activité du Parti ou les mesures étatiques. Ce qui décide de l'ampleur d'une lutte politique, c'est 1'étendue de 1'action autonome des ouvriers, par une quelconque "mesure'' particulière. Aussi, la supériorité de l'Espagne sur la Russie consiste en certains aspects-clés de l'Espagne 1936-39 qui sont absents de l'expérience russe :
La destruction de l'Etat, de la police et de l'armée par les ouvriers et non par un seul parti ou groupe, le 19 juillet 1936 ;
La prise en mains des principales industries par les ouvriers, suivie par la collectivisation de l'économie, dans laquelle le rôle de l'Etat et même, dans une certaine mesure, des syndicats, a été au départ secondaire par rapport à l'élan de masse non-institutionnel. Par exemple, en Russie 1917, les comités de ravitaillement ouvriers des villes étaient organisés pour prendre le blé aux koulaks; mais, en tant que mesures économiques, ce type d'action était remplacé rapidement par les nationalisations. A Barcelone en 1936, tous les marchés et les industries alimentaires ont été collectivisés par les travailleurs eux-mêmes. Ce qui s'est produit en Russie était une confiscation "révolutionnaire", une arme temporaire contre la famine. Ce qui s'est produit en Espagne était une explosion de classe contre le capital et le système du salariat.
3 mai 1937 à Barcelone : soulèvement ouvrier armé victorieux contre le stalinisme, défait par les seuls soins de la trahison des chefs de l'anarcho-syndicaliste CNT.
Plus important, ces événements eurent lieu après plusieurs années de confrontations de classe massives et de préparations ouvertes de la classe ouvrière pour la révolution, symbolisées surtout par la Commune des Asturies de 1934.
C'est tout à l'honneur de Trotski, malgré ses nombreuses erreurs, d'avoir reconnu que dans la période 1936-37 les ouvriers espagnols sont allés beaucoup plus loin que les ouvriers russes en 1917. La Russie en 1917 était une lutte entre le féodalisme et la bourgeoisie, cette dernière manipulant les ouvriers. L'Espagne 1936 était strictement une réponse des ouvriers au capital.
A ceci, le CCI ne répond qu'une chose: l'Espagne n'était pas autre chose qu'une répétition de la seconde guerre mondiale et un précurseur du Vietnam; une guerre entre puissances impérialistes antagonistes. Dans sa vision des liens entre l'Espagne et la Seconde Guerre Mondiale, il exagère quelque chose de juste, mais qui est pour les révolutionnaires une vérité secondaire, exactement à la manière des commentateurs politiques bourgeois et des historiens staliniens de la guerre d'Espagne, qui voient aussi dans l'Espagne une "guerre antifasciste", et rien d'autre. Ce qu'ils veulent tous ignorer, c'est que bien que la Révolution Espagnole se soit transformée d'une guerre civile en une guerre impérialiste (une revanche éloquente de l'histoire sur la formulation fameuse de Lénine, mais vide de sens, sur la transformation de la guerre impérialiste en guerre civile), elle a d'abord été une révolution sociale, et les masses ont résisté à sa transformation en guerre impérialiste, en proportion directe de la violence et des mensonges utilisés par les Staliniens en 1936-39 qui se comparent aux Sociaux-démocrates dans la période 1914-23. Si les ouvriers espagnols n'avaient pas résisté à la campagne de guerre de la bourgeoisie, la réaction stalinienne n'aurait pas été aussi nécessaire.
La résistance des ouvriers espagnols au bellicisme de la bourgeoisie internationale et aux staliniens les distingue beaucoup en comparaison des ouvriers en France et en Allemagne en 1914 - la première guerre mondiale n'a certainement pas été précédée directement d'un 19 juillet ou d'un 3 mai -et aussi des ouvriers d'Europe de l'Est depuis 1945, où ni un 19 juillet ni un 3 mai ne se sont produits. Ce sont là les principaux points à discuter sur l'Espagne, bien que le CCI choisisse de les ignorer.
2. LE CCI SUR LA RUSSIE 1917
Comme pour l'Espagne, le CCI traite la Russie avec une approche de bluff. Examinons un peu quelques-uns des points importants de la question russe tels qu'ils apparaissent dans "1917-1936", qui ne révèlent pas seulement une caricature des positions de Munis, mais aussi une caricature du marxisme qui tend à discréditer fortement le CCI. Un point formel est à remarquer : le CCI, en polémiquant contre Munis sur la Russie, choisit d'ignorer son principal travail sur le sujet, le livre "Parti-Etat, Stalinisme, Révolution" publié par Spartacus en 1975, Paris. Mais nous traiterons de cela plus loin. Ce qui saute aux yeux dans "1917-1936", c'est la présence de perles telles que l'affirmation que le "parti des ouvriers (c'est-à-dire Bolchevik, note de l'auteur) exerçait encore (pendant la période du "communisme de guerre", note de l'auteur) un certain contrôle politique sur l'Etat qui a surgi de la Révolution Russe. Nous disons 'certain' parce que ce contrôle était relatif". La réaction de n'importe qui, même connaissant superficiellement l'histoire du bolchevisme, à cette affirmation doit être la surprise pour ne pas dire la stupeur. Qui n'a jamais sérieusement suggéré que le contrôle bolchevik sur l'Etat ait "diminué" de quelque manière que ce soit après 1917 ? Faire une telle proclamation, c'est suggérer que Staline n'était pas un bolchevik par exemple. Dire que le régime stalinien ne représentait pas les intentions révolutionnaires des Léninistes est une chose ; mais proclamer que le Parti-Etat ne s'est pas développé à partir de la dictature du parti Bolchevik, c'est s'engager à fabriquer une histoire qui ne trouve pire que celle des faux "Spartacistes" de Robertson, sinon celle des staliniens eux-mêmes. Le fait que le parti Bolchevik ait continué à dominer pendant la période "révolutionnaire" et "contre-révolutionnaire" de l'histoire russe d'après 1917, c'est précisément ce qui doit être analysé. Une habitude scolaire de jouer avec les concepts, visible dans cette remarque ridicule sur une "diminution" du contrôle étatique Bolchevik, montre à quel point d'excès le CCI est conduit par sa sollicitude envers les Bolcheviks, attitude malheureusement partagée par Munis, bien que Munis soit allé plus loin que tout autre "loyaliste à Lénine" par une démystification d'octobre 1917. Cette "loyauté à Lénine" mène aussi le CCI à traiter de manière apologétique et hésitante des aspects du bolchévisme même s'il ne peut les tolérer. Par exemple, dans "1917-1936", il dit : "ce qu'ils (les Bolcheviks) ont fait au niveau économique et social était le plus qui pouvait être fait". Ce que les Bolcheviks ont fait, c'est de mettre en place le capitalisme d'Etat ! Est-ce réellement tout ce qui pouvait être fait ? Plus loin, le CCI affirme que "la trahison du Bolchévisme doit être ajoutée comme une cause fondamentale interne" de la contre-révolution, comme si cette "trahison" n'était qu'une note de plus en bas de page ! Le CCI ne fait et n'a fait aucune tentative pour analyser les racines de cette "trahison" au-delà de cette remarque éculée que "l'erreur fondamentale interne de la Révolution Russe était d'avoir identifié la dictature du parti avec la dictature du prolétariat, la dictature des Conseils Ouvriers. Ce fut l'erreur subsistutionniste fatale des Bolcheviks". Une fois encore, cette position est partagée par Munis et par ceux qui au sein du FOR sont d'accord avec lui. Sur ce point, l'auteur de ces lignes est en désaccord total avec le CCI et Munis. D'abord, ce qui n'allait pas dans la dictature des bolcheviks, ce n'était pas le fait qu'elle se "substituait" aux masses. L'argument contre le"substitutionnisme" est un argument démocratique bourgeois contre la dictature en général. Toutes les dictatures sans exception sont substitutionnistes. Une dictature des Conseils Ouvriers se substituera elle-même aux ouvriers pas moins qu'une dictature d'un parti. Une dictature du prolétariat doit se subsister à coup sûr au reste de la société. En fait, la "substitution aux masses" est absolument nécessaire dans certaines situations. Le rejet du "substitutionnisme" du CCI est, ironiquement, exactement l'erreur faite par la FAI anarchiste en Espagne 1936, erreur reconnue, à leur crédit, par les anarchistes réellement révolutionnaires du groupe des Amis de Durutti, qui ont combattu avec les prédécesseurs du FOR, avec les masses à Barcelone en mai 1937. La question n'est pas dictature, mais dictature de qui? Le problème avec la dictature Bolchevik, comme nous allons essayer de le démontrer plus loin, est que c'était la dictature d'un parti non prolétarien.
Une critique complète du CCI, comme nous l'avons dit, devrait laisser de côté le domaine de la politique pour celui de la philosophie, puisque les réminiscences hégéliennes subsistent, par exemple dans la remarque que " toute altération du niveau politique (dans une révolution, note de l'auteur) implique un retour au capitalisme". Pour nous, c'est plus la persistance du capitalisme qui détermine toute altération de la forme politique. Le reste de 1'"arsenal" théorique du CCI est de la même piètre qualité. Parler de l'isolement de la Russie après la révolution comme facteur déterminant dans l'histoire de l'Etat bolchevik est bien et juste, mais après prés de 60 ans de répétitions, ce point a été au moins partiellement transformé en prétexte. Après tout, le pays "isolé" était le "sixième du monde". Et bien que nous rejetions les théories de Vollmar ou Staline sur le "Socialisme en un seul pays", il reste 1'"acceptation" curieuse de l'isolement russe de Zinoviev et d'autres "vieux bolcheviks"" en 1923, 1926 et 1927, en Allemagne, en Grande-Bretagne, et en Chine; un aspect de l'histoire bolchevik suffisamment expliqué par les analyses psychologiques de Trotski.
Sur la question des "révolutions isolées", le CCI se laisse aller à quelque chose qui frise la calomnie dans la polémique avec Munis, alors que Munis a toujours insisté sur le fait que la victoire de la révolution espagnole, et de toute autre révolution, dépend avant tout de la destruction des frontières nationales et de l'extension de la révolution à d'autres pays. Finalement, que prouverait le pays révolutionnaire "isolé" en question, si au lieu d'être la Bolivie, comme c'est suggéré par le CCI, c'était les USA, la Russie, l'Allemagne de l'Ouest ou le Japon? Ou même la France ou l'Italie, la Chine ou le Brésil? Est-ce qu'un tel événement ne tendrait pas à contribuer à une révolution mondiale "simultanée", possibilité que le CCI choisit d'écarter? On peut nous railler, le FOR, pour fonder toute une perspective et un Second Manifeste Communiste sur cette possibilité, mais c'était précisément la perspective de Marx et Engels, qui fondaient leurs espoirs sur l'Angleterre et la France, les Etats-Unis et la Russie de leur époque, également capables d'emmener le monde entier avec elles, "simultanément".
FOCUS- 1981-
Réponse du CCI
Avant de discuter de la nature de classe des événements de Russie 1917 et d'Espagne 1936, qui sont les questions centrales dans le texte de Focus, quelques commentaires sont nécessaires. Sur la nature des syndicats, Focus écarte l'analyse du CCI selon laquelle le rôle des syndicats a différé dans les phases ascendantes et décadentes du capitalisme et offre à la place l'argument suivant: les syndicats ont toujours été contre 1a classe ouvrière parce que "en négociant les salaires ou le prix du travail ils fortifiaient le système dans lequel le travail est acheté et vendu comme une marchandise."
Ici, Focus présente une vue moraliste et a-historique de la nature du syndicalisme et un manque de compréhension de la différence qualitative entre les phases ascendante et décadente du capitalisme c'est-à-dire des conditions différentes dans lesquelles le prolétariat lutte.
Dans le capitalisme ascendant, quand il était encore historiquement un système progressiste, développant les forces productives, créant le marché mondial et établissant les bases matérielles pour la révolution communiste, la révolution prolétarienne n'était pas encore à l'ordre du jour. Ce qui était à l'ordre du jour pour la classe ouvrière, c'était un combat pour se constituer elle-même en tant que classe défendant ses intérêts de classe, participant à la lutte pour renverser le féodalisme où cela n'avait pas encore été accompli et pour arracher des réformes et des concessions à la bourgeoisie, afin de faire progresser son niveau de vie qui, réellement, incluait une lutte pour l'amélioration des conditions de la vente de la force de travail. Les syndicats ne furent jamais révolutionnaires, mais ils ont réellement offert les moyens pour le prolétariat, il y a un siècle, de lutter pour ses intérêts de classe propres, et pour développer les capacités politiques et organisationnelles requises dans la confrontation avec l'Etat capitaliste. C'est pourquoi les révolutionnaires à cette époque, Marx et Engels compris, avaient raison dans leur vision selon laquelle les syndicats étaient des écoles pour le socialisme. Cependant, quand le capitalisme entre dans sa phase décadente, ce qu'annonce de manière sanglante l'éclatement de la première guerre inter-impérialiste (1914), quand la possibilité de gagner des réformes durables arrive à son terme et que le capitalisme devient un frein au développement ultérieur des forces productives, la révolution prolétarienne est alors à l'ordre du jour et elle seule, peut constituer un progrès pour l'espèce humaine. La base matérielle pour l'existence du syndicat comme organe de la classe a été détruite par la crise historique du mode de production capitaliste, et les syndicats sont désormais, définitivement incorporés dans l'appareil d'Etat capitaliste.
Focus veut insister sur le fait que les syndicats ont toujours été contre la classe ouvrière par nature, parce qu'ils ont seulement lutté pour -des améliorations de conditions de vie de la classe ouvrière. Ce n'est pas le CCI qu'il doit attaquer, mais la conception en elle-même qui est la base du marxisme : le capitalisme dans sa phase ascendante constitue un pas nécessaire et progressiste pour l'humanité et le prolétariat doit défendre ses intérêts de classe directement opposés à ceux de la bourgeoisie, à travers une lutte politique et économique. Le capitalisme a créé les conditions humaines et matérielles de sa propre destruction.
MESURES POLITIQUES CONTRE MESURES ECONOMIQUES
Pour commencer, plusieurs choses doivent être clarifiées en rapport avec l'article "Russie 1917 et Espagne 1936, critique de Munis et du FOR" qui est publié dans la Revue Internationale n° 25.
Cet article souligne le point crucial : le renversement de l'Etat capitaliste et la prise du pouvoir par la classe ouvrière est le premier pas décisif dans la révolution prolétarienne. Ce sont la destruction révolutionnaire de l'Etat capitaliste et l'établissement d'une dictature prolétarienne à travers les conseils ouvriers qui sont les conditions préalables indispensables pour la transformation des relations économiques. Les mesures économiques entreprises par la révolution ouvrière quand elle triomphe dans n'importe quel pays, ne sont pas sans conséquence ou secondaires. Des mesures économiques correctes peuvent accélérer le processus de la révolution, contribuer à l'internationalisation de la révolution et à l'oblitération la plus rapide de la persistance de la loi de la valeur. Des mesures politiques incorrectes peuvent certainement retarder ce processus mais le point crucial est que, les mesures économiques doivent être observées dans leur contexte politique. Le pouvoir politique est la base de la révolution.
Le CCI ne pense pas que "ce qu'ont fait (les Bolcheviks) sur le plan social et économique était le maximum que l'on puisse faire". Comme nous l'avons fait remarquer précédemment, les bolcheviks ont fait des erreurs de politique dont certaines étaient même de nature bourgeoise, mais nous insistons sur le fait que, aussi longtemps que le prolétariat exerce son pouvoir politique, de telles erreurs peuvent être corrigées (cf. Revue Int.85)
La plus claire et la plus radicale des politiques économiques entreprises par le prolétariat quand il prend le pouvoir dans quelque pays que ce soit, ne pourrait en elle-même opérer une transition au communisme. C'est seulement l'extension de la révolution à travers la guerre civile internationale entre le prolétariat et le capital et le renversement de l'appareil d'Etat capitaliste dans chaque pays qui peuvent rendre possible la transition au communisme nécessitant l'abolition de la production de marchandises, du travail salarié et de la loi de la valeur. Les erreurs, économiques et même politiques qui sont objectivement des concessions aux rapports sociaux capitalistes, peuvent être corrigées, mais seulement si le pouvoir politique prolétarien ,1a dictature de classe est intact. Et de la même manière, toute défaillance dans l'extension de la lutte de classe à un double pouvoir, à un assaut direct et à une destruction de l'Etat capitaliste, a pour conséquence de rendre toute tentative de transformation économique sans signification et de toute façon sans contenu révolutionnaire. L'article de la Revue Internationale 25 souligne que ce pouvoir politique du prolétariat, cette condition préalable à la transformation qui amène au communisme, était complètement absente dans l'Espagne de 1936.
L'ESPAGNE DE 1936-1937
Le FOR et FOCUS proclament que l'Etat bourgeois a été détruit par les ouvriers en Espagne 1936, mais cela est totalement faux. Il y eut sans aucun doute une insurrection ouvrière qui empêcha le coup d'Etat de Franco de triompher, mais en l'espace bref de quelques semaines, les anarchistes, staliniens, trotskystes furent tous intégrés dans le même Etat bourgeois avec les bourgeois républicains,
L'insurrection ouvrière fut rapidement transformée en une guerre entre fractions capitalistes rivales -chaque fraction étant armée et soutenue par un bloc impérialiste en compétition avec l'autre - grâce au travail de ces organisations capitalistes: absence d'organes unitaires de masse du prolétariat avec des comités élus et révocables pour coordonner la lutte (conseils ouvriers), contrôle des milices armées par ces organisations (Staliniens, sociaux-démocrates, CNT anarchiste), arrêt de la grève générale dans des villes-clefs telles que Barcelone, dispersion par celles-ci des ouvriers armés sur le front, pour gagner du terrain sur l'armée de Franco (au lieu de combattre sur le front de la lutte de classe et de renverser l'Etat capitaliste à son moment de faiblesse). C'est ce travail qui sanctionne la véritable intégration de ces organisations dans le gouvernement de l'Etat capitaliste espagnol. De tout ceci, devait découler une guerre dans laquelle le prolétariat allait être massacré pour la sauvegarde du capitalisme.
Le fait que l'Etat n'ait pas été détruit, que le prolétariat n'ait pas exercé sa dictature de classe, signifie que les collectivisations exaltées par Focus étaient vides de toute signification révolutionnaire. Elles ont été en fait utilisées contre les ouvriers pour empêcher les grèves dans l'industrie de guerre, pour augmenter le taux d'exploitation, pour allonger la journée de travail, etc. Aussi longtemps que l'appareil d'Etat bourgeois existe, de tels actes économiques "révolutionnaires" deviennent des obstacles à la tâche révolutionnaire primordiale : la destruction de l'Etat capitaliste. Tout comme le récent battage de la bourgeoisie sur l'autogestion en Pologne (et comme le démontre pleinement l'évolution vers l'autogestion des entreprises américaines en perdition), les illusions sur les pas économiques que les ouvriers peuvent faire sans détruire l'Etat capitaliste, ne peuvent que conduire à l'auto-exploitation sous le capitalisme.
Si l'Etat bourgeois fut détruit en 1936, comme le prétend Focus, de quelle manière la classe ouvrière a-t-elle exercé sa dictature de classe ? Mais même Focus trouve bien difficile de croire que la classe ouvrière a réellement pris le pouvoir politique en Espagne, et ils sont ainsi forcés de se contredire comme ils le font quand ils écrivent : "il y a eu une insurrection victorieuse d'ouvriers armés contre le stalinisme qui ne devait être vaincue que par la faute de la trahison des leaders de la CNT anarcho-syndicaliste le 3 mai 1937 à Barcelone". Pourquoi les ouvriers devraient-ils faire une révolution contre quelque chose qu'ils auraient déjà détruit ? Et que sommes-nous susceptibles de comprendre par la curieuse formulation : "une insurrection victorieuse... vaincue... " ?
L'insurrection désespérée des ouvriers à Barcelone en mai 1937 était le dernier sursaut du prolétariat, un effort vain pour renverser l'appareil d'Etat capitaliste, qui, mortellement blessé un an plus tôt, a été sauvé par les forces combinées de la social-démocratie, du stalinisme, de l'anarchisme et du trotskysme.
L'insurrection ne fut pas écrasée par la faute de la trahison de quelques leaders anarchistes comme voudrait nous le faire croire Focus, mais par l'armée, que ces organisations capitalistes -et pas seulement ses leaders- ont elles-mêmes précisément créée, et par l'influence idéologique permanente qu'ont eue ces mêmes organes de l'Etat capitaliste sur la classe ouvrière.
RUSSIE 1917
Quant il parle de la Révolution Russe, Focus montre une confusion et une inconsistance extrêmes. Le texte conclut sur le fait que, en Russie, en 1917, ce n'est pas une révolution prolétarienne mais une révolution bourgeoise contre le féodalisme qui a eu lieu. Cela implique que ces camarades, soit ne comprennent pas que le capitalisme, comme système global, est entré dans sa phase décadente au début de ce siècle et que la révolution prolétarienne était à l'ordre du jour, soit qu'ils ne parviennent pas à saisir le capitalisme dans sa globalité de système mondial et croient que la phase décadente du capitalisme est commencée dans certains pays et pas dans d'autres. Ces deux visions sont erronées.
Si réellement la révolution bourgeoise était à l'ordre du jour en 1917 nous ne comprenons vraiment pas l'hostilité de Focus à l'égard de ce qu'ils appellent à tort une tendance bourgeoise radicale (les Bolcheviks), dans la mesure où les marxistes soutiennent la bourgeoisie progressiste dans son dépassement des résidus du féodalisme qui bloquent le développement des forces productives, dans la phase ascendante du capitalisme. Mais en fait le capitalisme en 1917 était un système mondial, dominant tout le marché mondial, miné par des contradictions insurmontables. Cela en fit un obstacle au développement des forces productives, au niveau mondial, et en ce sens la révolution prolétarienne était à l'ordre du jour en Russie comme partout ailleurs.
En Russie en 1917, à la différence de l'Espagne en 1936, l'appareil d'Etat capitaliste a été balayé car les organes de masse du prolétariat -les Soviets-, et cet événement monumental a été clairement saisi comme n'étant que le premier pas de la révolution mondiale de la classe ouvrière. Ni le renversement de l'Etat capitaliste, ni la reconnaissance de la nécessité vitale de la révolution mondiale, n'auraient été possibles sans le rôle décisif de la minorité révolutionnaire de la classe, le Parti Bolchevik... Et ce, malgré d'un côté toutes les erreurs et même les conceptions carrément capitalistes de son programme (le Parti se substituant à la classe, etc.) et de l'autre, le rôle non moins décisif que ce Parti a joué dans la contre-révolution qui a écrasé la classe ouvrière.
Nous ne pouvons qu'être d'accord avec G.Munis, qui parle au nom du FOR (quoique pas à celui de FOCUS) quand il écrit : "Une analyse révolutionnaire de la contre-révolution doit rejeter 1'une après 1'autre toutes les idioties sur la soi-disant nature bourgeoise des Bolcheviks, aussi bien que les commentaires teintés de ragots sur leur cruauté et leur avidité de pouvoir. De tels arguments conduisent à un reniement de la révolution russe et de la révolution en général ; Ils sont le produit des sceptiques, et pas seulement d'eux, mais surtout, et de plus en plus, de staliniens défroqués. "
Après avoir rejeté la nature de classe prolétarienne de la Révolution de 1917, Focus est incapable de tirer une quelconque leçon pour le futur de cet événement essentiel. Au lieu de cela, il opte pour un exercice littéraire de déformation, comparant la révolution russe à la révolution française, ce qui est permis par le point de vue erroné de Focus, selon lequel la Révolution en Russie en 1917 était (comme la révolution française), une révolution bourgeoise. Pour le prolétariat, les leçons tirées de sa révolution à propos du besoin d'internationalisation de la révolution, de la dictature des conseils ouvriers et du rejet du substitutionnisme, sont par conséquent complètement ignorées par Focus.
En fait, quand il rejette "les clichés à propos du substitutionnisme bolchevik" FOCUS voit dans toutes les dictatures, sans exception, le substitutionnisme :
"Une dictature des conseils ouvriers se substituerait aux ouvriers autant qu'un Parti. La dictature du prolétariat se substituerait encore plus au reste de la société. En fait, "le substitutionnisme des masses" est absolument nécessaire dans certaines situations".
Parce qu'il rejette la nature ouvrière de la révolution russe, il ne peut voir que la révolution russe montre que ce substitutionnisme sonne le glas de la mort de la révolution ouvrière. Ce substitutionnisme a été un puissant facteur de la contre-révolution en Russie qui a contribué à la destruction du pouvoir de la classe ouvrière organisée dans les conseils ouvriers, et a amené au capitalisme d'Etat. Quand Focus parle des conseils se substituant à la classe ouvrière, il ne comprend pas la relation dynamique entre la classe ouvrière et les conseils ouvriers; que les conseils ouvriers ne peuvent pas se permettre d'être une institution au-dessus de la classe ouvrière, mais doivent être conservés comme des organes unitaires pour la classe ouvrière dans lesquels la plus large démocratie ouvrière est maintenue.
Si le substitutionnisme est inévitable et nécessaire, comme le prétend Focus, on peut se demander si ce groupe a une quelconque conception ou engagement vis à vis de la démocratie ouvrière !
J.G. & M.I. Internationalism (Section du CCI. aux U.S.A.)
[1] [27] Nous publions deux parties de cette lettre. Dans le numéro précédent de la Revue International, nous parlons de la rupture de FOCUS avec le FOR, cette lettre a été écrite lorsque FOCUS faisait partie du FOR
Liens
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