Bilan du mouvement des “gilets jaunes”: Un mouvement interclassiste, une entrave à la lutte de classe

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De novembre 2018 à juin 2019, l’espace médiatique a été grandement occupé par le mouvement social des “gilets jaunes”. Contestation à la forme “inédite”, selon les experts, il s’agirait d’un nouveau modèle de lutte. Pour certains, il serait même mieux adapté à l’évolution de la société. Face à la crise de la “représentativité” des partis traditionnels et des syndicats, face aux excès de la mondialisation et du libéralisme, le “peuple” aurait trouvé ici le moyen de s’exprimer et de se faire entendre, de peser sur les grandes orientations politiques nationales, de dire non aux injustices, à la précarité et à la pauvreté grandissantes. Bref, la forme originale de ce mouvement devrait marquer de son empreinte l’avenir. Les syndicats appellent d’ailleurs à une future conver­gence des luttes entre le monde du travail et celui de cette nouvelle contestation sociale, promettant un nouveau “Front populaire”. Certaines organisations de gauche et d’extrême-gauche saluent même la créativité des manifestants en gilet. S’agit-il enfin d’une nouvelle forme efficace de lutte ouvrière ? En réalité, les “gilets jaunes” n’expriment en rien un combat de nature prolétarienne. Ils sont un mouvement interclassiste, une entrave à la lutte de classe. Ils noient les travailleurs qui s’y sont égarés dans la population en général, de manière indifférenciée, en dehors de toute considération de classe sociale, dilués dans un prétendu peuple. Les “gilets jaunes” distillent donc en cela le poison de l’idéologie de la petite bourgeoisie, fortement imprégnée de nationalisme et de xénophobie, bouffie de rêves de liberté… entrepreneuriale. Ce mouvement, sorte de fronde paradoxalement soumise au cadre institutionnel alimente les pires illusions démocratiques. Cela, comme si un capitalisme plus “juste” et plus “humain” pouvait en effet être possible à conditions d’améliorer les institutions républicaines. En réalité, tout montre que ce mouvement affai­blit la capacité des prolétaires à lutter comme une classe unie et organisée.

À l’origine du mouvement, l’esprit petit-bourgeois

Le 27 janvier 2018, à Périgueux, en Dordogne, 250 personnes défilent pour demander le retrait de la nouvelle limitation kilométrique sur les routes à 80 km/h. Quelques-uns portent des “gilets jaunes” avec des slogans écrits dans le dos contre la vie chère, la hausse de la CSG et les taxes liées à l’automobile (péages, essence…). Ils bloquent aussi la circulation sur des ronds-points. Cette action appelée “Colère”, lancée sur les réseaux sociaux le 12 janvier par un maçon, Leandro Antonio Nogueira, reçoit immédiatement le soutien de Jean Lassalle et des proches de Marine Le Pen. Si la lutte contre la limitation de vitesse glisse rapidement vers la question plus large des taxes, c’est parce que les 80 km/h sont vus comme un prétexte pour multiplier les amendes et donc piquer de l’argent dans les poches des automobilistes. Selon le journal Libération, “cette question des 80 km/h était bien plus qu’un enjeu de sécurité routière, (…) le point de départ d’une potentielle jacquerie fiscale”. Ici apparaissent donc les balbutiements du mouvement des “gilets jaunes”. Comme l’affirme Nogueira : “Moi je ne voulais pas trop dire que c’est parti de Colère. Mais si vous regardez les “gilets jaunes”, ce sont souvent d’anciens coléreux. Dans certains départements, comme la Dordogne ou la Corrèze, tous les “gilets jaunes” sont des anciens de Colère”.

Le 29 mars 2018, l’appellation “Les gilets jaunes” apparaît pour la première fois dans les médias, lors d’une manifestation contre la ligne à grande vitesse Paris-Rennes.

Le 29 mai 2018, une auto-entrepreneuse, Priscillia Ludosky, lance une pétition en ligne pour réclamer une baisse des prix du carburant à la pompe. Le succès est fulgurant. Elle deviendra plus tard l’une des représentantes officielles du mouvement.

Le 10 octobre 2018, le chauffeur-routier Éric Drouet appelle, lui aussi sur Facebook, à manifester pour le 17 novembre : “Blocage national contre la hausse du carburant”. Son message est relayé sur tous les réseaux sociaux. Le 17 novembre, selon le gouvernement, 287 710 personnes, réparties sur 2 034 points, paralysent carrefours routiers, ronds-points, autoroutes, péages et parkings de supermarchés. Le mouvement des “gilets jaunes” est définitivement lancé. Une nouvelle grande journée d’action est programmée pour le 24 novembre, baptisée : “Acte 2 : toute la France à Paris”. L’objectif est de bloquer les lieux prestigieux et de pouvoir de la capitale : l’avenue des Champs-Élysées, la place de la Concorde, le Sénat et, surtout, l’Élysée. “Il faut mettre un coup de grâce et tous monter sur Paris par tous les moyens possibles (covoiturage, train, bus, etc). Paris, parce que c’est ici que se trouve le gouvernement ! Nous attendons tout le monde, camion, bus, taxis, VTC, agriculteurs, etc. Tout le monde !”, proclame ainsi Éric Drouet. Le soir-même, est lancé, toujours via Facebook, l’appel à une troisième journée d’action, prévue pour le samedi 1er décembre : “Acte 3 : Macron démissionne !”, en mettant en avant deux revendications “La hausse du pouvoir d’achat et l’annulation des taxes sur le carburant”.

Comment expliquer le succès de ces différents appels via Internet ? L’ampleur de cette mobilisation témoigne avant tout de l’immense colère qui gronde dans les entrailles de la société. Hausse généralisée des taxes en tous genres, montée du chômage, systématisation des emplois précaires, y compris dans la Fonction publique, inflation touchant particulièrement les denrées de première nécessité, prix inabordables du logement… les raisons de la colère sont nombreuses. Cela dit, il faut mesurer la réelle ampleur de la mobilisation des ouvriers au sein de ce mouvement qui, même au plus haut, a rassemblé seulement quelques centaines de milliers de personnes tout au plus. Les gros bataillons de travailleurs ne se sont jamais réellement impliqués, ni sur les ronds-points, ni sur les Champs-Élysées, au-delà d’une platonique sympathie. Ce qui apparaît par contre clairement, c’est qu’à l’initiative de ce mouvement se trouvent des représentants de la petite bourgeoisie et leurs aspirations. Ce n’est pas un hasard si, parmi les huit porte-paroles des “gilets jaunes” désignés le 26 novembre, se compte une écrasante majorité de petits patrons ou d’autoentrepreneurs. Ce n’est pas par hasard si le meneur Éric Drouet en appelle en premier aux “camions, bus, taxis, VTC, agriculteurs”. Les “gilets jaunes” forment un mouvement interclassiste : y sont mélangées toutes les classes et couches exploitées et intermé­diaires de la société ; et donc le la est donné par l’idéologie de la petite bourgeoisie.

La liste des 42 revendications des “gilets jaunes” établie le 29 novembre 2018 est révélatrice de cette nature interclassiste et du poids dominant de l’idéologie petite-bourgeoise. S’y trouvent ainsi pêle-mêle à la fois des revendications ouvrières sur les salaires et les retraites par exemple, mais aussi des requêtes national­istes, localistes ou boutiquières sur l’économie des entreprises et les taxes, et même des réclamations xénophobes et nauséabondes sur l’immigration. En voici quelques extraits de cette liste sous forme de pot-pourri :

– “Zéro SDF : URGENT.

– SMIC à 1300 euros net.

– Favoriser les petits commerces des villages et centres-villes.

– Que les GROS (Macdo, Google, Amazon, Carrefour…) payent GROS et que les petits (artisans, TPE, PME) payent petit.

– Même système de sécurité social pour tous (y compris artisans et autoentrepreneurs).

– Le système de retraite doit demeurer solidaire et donc socialisé (pas de retraite à points).

– Fin de la hausse des taxes sur le carburant.

– Pas de retraite en dessous de 1 200 euros.

– Protéger l’industrie française : interdire les délocalisations. Protéger notre industrie, c’est protéger notre savoir-faire et nos emplois.

– Que les déboutés du droit d’asile soient reconduits dans leur pays d’origine.

– Qu’une réelle politique d’inté­gration soit mise en œuvre. Vivre en France implique de devenir Français (cours de langue française, cours d’Histoire de la France et cours d’éducation civique avec une certification à la fin du parcours).

– Moyens conséquents accordés à la justice, à la police, à la gendarmerie et à l’armée”.

Oui, avec le mouvement des “gilets jaunes”, des milliers de travailleurs, chômeurs, retraités ont poussé un cri de colère légitime face à la pauvreté. Mais, cette colère diffuse est très facilement monopolisée, depuis les premiers jours, par les petits patrons qui ont initié ces manifestations et les principaux mots d’ordre, afin de faire pression sur le gouvernement et obtenir gain de cause : la baisse des taxes qui asphyxient leur entreprise. Tout le reste, leurs revendications pour soutenir l’économie française, durcir le contrôle des migrants, etc. consti­tue le fond du décor de leur idéologie de petits-bourgeois.1

Un mouvement sans perspective

À l’origine, le mode d’action principal des “gilets jaunes” consi­ste à opérer des liens virtuels sur les réseaux sociaux et à occuper quotidien­nement les ronds-points, à réaliser des barrages filtrants. En quelques semaines, ces lieux de rassemblement deviennent des lieux de vie, des îlots de résistance avec campements et barbecues. Se retrouvent là des agriculteurs, des artisans, des petits patrons mécontents, pris à la gorge et surtout des travailleurs précaires. Le sentiment dominant est l’envie “d’être visible” et de se montrer, d’être ensemble. Le port du gilet jaune sert donc de ralliement pour “tenter d’exister”. Les “gilets jaunes” apostrophent les automobilistes qui, pour beaucoup, les soutiennent en les saluant et/ou klaxonnant. Sur chaque point de blocage, des drapeaux tricolores sont brandis, La Marseillaise est très régulièrement entonnée. Mais la stérilité de cette méthode de lutte apparaît très vite aux yeux de beaucoup, d’où la décision, à partir de la fin novembre, d’occuper chaque samedi les lieux symboliques des grandes villes françaises, tout spécialement les Champs-Élysées à Paris. Ce qui nourrit principalement l’immense colère des “gilets jaunes”, c’est “le sentiment d’être méprisés”, ignorés par les gouvernants, l’envie d’être entendus et reconnus par “ceux d’en haut”, ce qui explique cette volon­té d’aller sur les Champs-Élysées, “la plus belle avenue du monde”, pour s’y faire “voir” et “entendre”.

Ces jours de la fin novembre et du début décembre 2018 vont alors être marqués par une confrontation extrêmement violente avec les forces de répression de l’État.

Le samedi 1er décembre, au Puy-en-Velay (Haute-Loire), des affrontements avec la police dégénèrent après que certains manifestants aient été gazés ; la préfecture est incendiée. Mais c’est surtout à Paris que les heurts sont les plus spectaculaires. L’arc de Triomphe est envahi et vandalisé, des voitures sont incendiées et quelques boutiques pillées. Ces images font le tour du monde. Le pouvoir en place semble ponctuellement débordé, incapable de maintenir l’ordre au sein de la capitale. L’écrasante majorité des partis politiques bourgeois exploitent la situation pour tenter d’affaiblir le président Macron ; ils le critiquent soit pour son incompétence à maintenir la sécurité, soit pour sa morgue et son indifférence aux souffrances du “peuple”. Il y a un danger réel pour lui de se retrouver trop isolé sur l’échiquier politique et d’avoir une image internationale dégradée quant à sa stature de chef d’État. Surtout que le parti La République en marche n’est pas encore suffisamment implanté dans le Moloch étatique et qu’il fonde sa stabilité, justement, en très grande partie sur son leader, “l’homme providentiel et jupitérien”, Macron. Le pouvoir en place va donc réagir avec force et répondre sur les deux plans, en brandissant carotte et bâton, enfin plus exactement une toute petite carotte et un énorme bâton. Le samedi 8 décembre, 264 personnes sont blessées, y compris grièvement (perte d’yeux ou de mains), notamment en raison de l’utilisation des flash-balls et de grenades de désencerclement, résultat très concret du changement de stratégie du ministre de l’Intérieur et de son ordre donné aux policiers d’aller au contact des manifestants. Dans la foulée, le 10 décembre 2018, le président Macron prononce une allocution télévisée dans laquelle il annonce plusieurs mesures afin de prouver qu’il a “entendu” “les souffrances du peuple”. Cela dit, malgré les 10 milliards d’annonce, les manifestants ont conscience qu’en réalité les conditions de vie vont continuer à se dégrader. La colère ne retombe pas et le mouvement se poursuit. Le 15 décembre, 69 000 membres des forces de l’ordre sont déployés sur le territoire (soit un ratio de 1 membre des forces de l’ordre pour 1 manifestant), dont 8 000 à Paris ; 179 personnes sont interpellées et 144 placées en garde à vue. Les images qui tournent alors sur toutes les chaînes de télévision, aux quatre coins du globe, sont très différentes de celles du samedi 1er décembre. Cette fois, les Champs-Élysées sont occupés par des tanks et des cordons de “robocops”. L’État, avec Macron à sa tête, réalise là une véritable démonstration de force et révèle clairement ce que sont les quelques voitures brûlées et vitrines cassées de la semaine précédente pour le système capitaliste : une piqûre d’insecte sur la peau d’un éléphant. L’Ordre règne à Paris.

Le poison de l’illusion démocratique

Peu à peu, une revendication va supplanter toutes les autres : le référendum d’initiative citoyenne (RIC). Il s’agit là d’un dispositif de “démocratie directe”. Avec le RIC, des citoyens réunissant un nombre de signatures fixé par la loi pourrait saisir la population par référendum sans que soit nécessaire l’accord du Parlement ni du président de la République. Les “gilets jaunes” souhaitent quatre modalités pour le RIC : pour voter une proposition de loi, pour abroger une loi votée par le Parlement ou un traité, pour modifier la Constitution (référendum constitutionnel) et pour révoquer un élu.

A partir de janvier 2019, ces trois lettres, RIC, apparaissent donc progressivement sur presque tous les dos des “gilets jaunes”. Or, cette espérance en un capitalisme plus démocratique n’est pas qu’une simple illusion, c’est surtout un véritable poison pour la classe ouvrière.

Comme nous l’écrivions dès 1978 : “Pour les idéologues bourgeois, l’État est l’émanation de la souveraineté populaire. La démocratie est la forme suprême de l’État, l’achèvement et la perfection de son être. Le marxisme y voit cependant tout autre chose. Dévoilant la division de la société en classes, il démontre qu’il ne saurait y avoir communauté d’intérêts entre exploités et exploiteurs. Par conséquent, l’État, loin de gérer un prétendu bien commun, n’est jamais qu’une trique aux mains de la classe exploiteuse. Cela reste vrai même si la démocratie étend son voile hypocrite sur les rapports de classe et ne laisse paraître que les “citoyens égaux et libres”. Derrière la liberté et l’égalité formelles, descend l’ombre du bâton dont la classe oppresseuse se sert pour assujettir la classe opprimée. (…) Les luttes prolétariennes trouvent alors sur leur chemin le mirage démocratique et parlementaire, destiné à les égarer, à ramollir ou écarter les assauts qu’elles portent à l’État bourgeois, à freiner ou disloquer leur élan, à les emporter sans force loin de leur but. Car si “l’appareil exécutif, militaire et politique de l’État bourgeois organise l’action directe contre la révolution prolétarienne, la démocratie représente pour lui un moyen de défense indirecte en répandant dans les masses l’illusion qu’elles peuvent réaliser leur émancipation par un processus pacifique” (thèses de la Gauche italienne, 1920). De ce moyen de défense indirecte, aucun État de la classe dominante ne peut durablement se passer sans chauffer à blanc les antagonismes sociaux”.

La démocratie est l’organisation politique la plus sophistiquée et efficace de la domination de la classe bourgeoise sur l’ensemble de la société, en particulier la classe qu’elle exploite, le prolétariat. Tel ou tel détail du fonctionnement démocratique, tel le RIC, ne peut s’inscrire que dans ce cadre. D’ailleurs, ce type de référendum existe déjà dans plus d’une quarantaine de pays dont la Suisse, l’Italie, la Slovénie, l’Uruguay et même l’Allemagne et les États-Unis, autant de coins de la planète où l’exploitation capitaliste comme la domination économique et politique de la bourgeoisie y sont toutes aussi présentes qu’en France. La démocratie est l’arme la plus affûtée du capitalisme, et avec son RIC, le mouvement des “gilets jaunes” permet au pouvoir en place de l’aiguiser un peu plus encore. C’est pourquoi Macron et son gouvernement sautent sur cette trop belle occasion en lançant le 15 janvier 2019 un “Grand débat national”. Durant trois mois (janvier, février et mars), un débat particulièrement pourri va ainsi occuper l’actualité et toutes les têtes : participer au “Grand débat” ou organiser ses propres discussions entre “gilets jaunes”. En réalité, ces discussions, qu’elles soient orchestrées par le gouvernement ou par les “gilets jaunes” (dans des salles municipales prêtées… par les maires), sont les deux faces de la même médaille : opposées en apparence, elles forment un tout. Tous ces grands et petits débats, quels qu’ils soient, se fondent sur le souhait d’une “véritable démocratie”, c’est-à-dire d’une plus grande écoute, d’une meilleure prise en compte de la parole du “peuple” par les institutions démocratiques. Or, répétons-le, ce système démocratique n’est qu’une mystification masquant que tous les gouvernements sont les gestionnaires de leur capital national respectif, les représentants d’une classe minoritaire exploitant la majorité : les prolétaires.

Une répression étatique calculée pour entretenir la colère

Une partie des “gilets jaunes” ont conscience de la vacuité de ces pala­bres  ; eux veulent imposer leurs revendications par la force. Au lendemain même de la fin du “Grand débat national”, le samedi 16 mars, la colère éclate. Quelques centaines de Black blocs et “gilets jaunes” émeutiers tentent d’abord, sans succès, de prendre d’assaut l’Arc de triomphe, comme le 1er décembre, puis saccagent l’avenue des Champs-Élysées et les rues avoisinantes, principalement en brûlant des kiosques et en brisant des vitrines pour attaquer les “symboles du capitalisme”. Les images du prestigieux restaurant Le Fouquet’s incendié lors de cet “acte XVIII” font le tour du monde. Selon Le Monde : “de plus en plus de manifestants considèrent que la casse est le seul moyen de se faire entendre et de faire plier le gouvernement”. Cette révolte du désespoir est donc infestée de manière croissante par le nihilisme des Black blocs qui prônent partout : “La France est une vitrine, moi un pavé”. Un tag revient de plus en plus sur les murs : “Le peuple applaudit les casseurs”. Le “peuple” peut bien applaudir, ces actes de destruction ne sapent en rien les fondements du système. Pire, ils permettent à la bourgeoisie et son gouvernement de légitimer le renforcement juridique et policier de son arsenal répressif à l’image de la loi anti-casseurs adoptée par le parlement. Si le gouvernement et son Ministre de l’Intérieur avaient voulu protéger la plus belle avenue du monde, ils auraient parfaitement pu déployer leurs cars de flics, leurs cordons de CRS et même les blindés de la gendarmerie pour bloquer tous les accès, comme lors de leur démonstration de force du 15 décembre 2018. Il faut être particulièrement naïf pour imaginer que le gouvernement a été complètement dépassé par une situation inattendue. D’ailleurs, selon l’aveu même du secrétaire général de l’UNSA-Police, les forces de l’ordre étaient “en mesure d’intervenir” mais n’ont pas été “autorisées à le faire”. Si Macron et sa clique du gouvernement ont laissé faire ce samedi 16 mars, c’était d’abord pour obliger les autres partis électoraux concurrents et “l’opinion publique” à resserrer les rangs au­tour de la défense de l’État républicain “menacé par le chaos” et les actes de destruction des casseurs déguisés en “gilets jaunes” ou en costumes noirs : la loi anti-casseurs ne devait plus être contestée. On a pu entendre Macron déclarer que “personne ne peut tolérer que la République soit attaquée au nom du droit de manifester”. Il fallait faire “l’union nationale”, contre le vandalisme avec “la plus grande fermeté”, et faire accepter à tout le “peuple de France” les mesures de renforcement de l’État policier contre tous ceux qui manifestent “illégalement” et veulent mettre “la République en danger”.

Ainsi, le 20 mars, Benjamin Griveaux, porte-parole du gouvernement, annonce tranquillement la mobilisation du dispositif Sentinelle, c’est-à-dire l’intervention de l’armée. Conséquence directe de cette répression étatique accrue et de ces déclarations gouvernementales musclées, le 23 mars, à Nice, Geneviève Legay, une “gilet jaune” militante d’Attac, âgée de 74 ans, est gravement blessée au cours d’une charge des forces de l’ordre. Elle devient le symbole des victimes des violences policières incessantes. Les images sur les réseaux sociaux de manifestants aux yeux crevés ou aux mains arrachées se multiplient.

La haine anti-flic grimpe alors encore d’un cran parmi les “gilets jaunes” les plus radicaux et le 20 avril, lors de la manifestation appelée “Ultimatum”, certains manifestants crient : “Suicidez-vous !” à l’encontre de policiers.

Quelles leçons tirer de ces mois de mobilisation de mars et avril ? Le gouvernement a utilisé de manière continue la violence policière comme pour souffler sur les braises. Tel était en effet son but, entretenir la colère et faire durer ce mouvement des “gilets jaunes” qui lui rendait tant de services pour mystifier le prolétariat :

– occupation de l’espace médiatique et de toutes les préoccupations soci­ales, permettant de passer totalement sous silence la multitude de petites grèves isolées à travers l’hexagone ;

– focalisation de la réflexion sur comment rendre la République française plus démocratique (avec le Grand débat de Macron ou avec le RIC des “gilets jaunes” ?) ;

– mise en avant des destructions du mobilier urbain par une minorité de “gilets jaunes” et de Blacks blocs afin de présenter toute lutte non-démocratique comme un “acte criminel”, une violence aveugle et ainsi légitimer le renforcement de l’arsenal répressif pour y faire face ;

– et, enfin, faire passer encore un peu plus la lutte ouvrière comme “ringarde” au profit de la novatrice contestation du “peuple français”, drapeaux tricolores brandis et Marseillaise entonnée.

Les syndicats et l’extension… du poison interclassiste

Le mouvement des “gilets jaunes” ne s’est pas développé seulement en dehors des structures syndicales, il s’est aussi positionné en grande partie contre. L’ampleur de ce mouvement interclassiste s’explique par la difficulté de la classe ouvrière à exprimer sa combativité du fait de toutes les manœuvres syndicales de sabotage des luttes (comme on l’a encore vu récemment avec la longue grève perlée à la SNCF). Ce mécontentement contre les syndicats qui existe au sein de la classe ouvrière a été récupéré par ceux qui ont lancé le mouvement. Ce que beaucoup de supporters du mouvement des “gilets jaunes” veulent faire passer, c’est que les méthodes de lutte des salariés (grève, assemblées générales souveraines et manifestations massives, comités de grève…) ne mènent à rien. Il faut donc faire confiance maintenant aux petits patrons (qui protestent contre les taxes et l’augmentation des impôts) pour trouver “d’autres méthodes de lutte” contre la vie chère, pour améliorer les institutions démocratiques et la représentati­vité, et rassembler tout le “peuple de France”.

Cela dit, les syndicats en ont profité pour tenter de limiter leur discrédit. Certainement pas en défendant les méthodes de luttes de la classe ouvrière, puisqu’ils passent leur temps à briser toute possibilité d’assemblée générale ouvrière, souveraine et autonome. Non, ils y parviennent en partie en tentant de coller à l’idée du “peuple” révolté. Tel est le sens des appels successifs à la “convergence” entre le mouvement des “gilets jaunes” et les mobilisations syndicales. Se sont ainsi multipliés les gilets de toutes couleurs, pour chaque secteur ou corporation. Aux assistantes maternelles : le “gilet rose”, aux cégétistes : le “gilet rouge”, aux travailleurs indépendants des travaux publics : le “gilet orange”, aux enseignants (plus originaux) : le “stylo rouge”  ! Non seulement, les syndicats ont accentué les divisions dans des luttes déjà très fragmentées, éclatées par secteur et par boîte, comme ils le font systématiquement depuis un siècle, mais, en plus, les ouvriers atomisés ont été appelé à se diluer dans le “peuple” en gilet et disparaître en tant que classe. Les syndicats, CGT en tête, ont ainsi organisé de grands carnavals multicolores du mois de février au 1er mai. Ces manifestations ont donné lieu, à Paris, à de véritables cacophonies où La Marseillaise et le drapeau tricolore des “gilets jaunes” faisaient écho à L’Internationale et aux drapeaux rouges ou noirs des trotskistes (du NPA et de LO) et des anarchistes (de la CNT).

La présence, le 1er mai, en tête du cortège, de milliers de “gilets jaunes” et de quelques centaines de Black-blocs avec la bénédiction des syndicats, est venue parapher cette atomisation des travailleurs et la dilution des quelques ouvriers présents dans l’interclassisme.

Le prolétariat doit recouvrer son identité de classe

Ce mouvement des “gilets jaunes” n’est, au mieux, rien de plus que la manifestation la plus visible et spectaculaire de l’énorme colère qui gronde au sein de la population et particulièrement dans toute la classe exploitée face à la vie chère et aux mesures d’austérité du gouvernement Macron. Il n’est, au mieux, rien d’autre qu’un signe annonciateur des futurs combats de classe du prolétariat. De nombreux ouvriers se sont mobilisés contre la pauvreté, les attaques économiques incessantes, le chômage, la précarité de l’emploi… Mais en rejoignant les “gilets jaunes”, ces ouvriers se sont momentanément égarés, ils se sont mis à la remorque d’un mouvement menant dans une impasse. C’est cette impasse qui permet aujourd’hui au gouvernement Macron de redoubler d’arrogance en continuant de plus belle à porter de nouvelles attaques.

La classe ouvrière traverse une période difficile. Depuis 1989, avec les campagnes sur l’effondrement du stalinisme identifié à la prétendue faillite du communisme, le prolétariat n’a pas été en mesure de retrouver son identité de classe et de se reconnaître en tant que classe et sujet révolutionnaire. Incapable d’esquisser les contours d’une société sans exploitation, la classe exploitée, manquant de confiance en ses forces, demeure très vulnérable et se sent impuissante sur le terrain de la lutte. La classe ouvrière n’est même pas consciente de son existence en tant que classe antagonique à la classe bourgeoise et distincte des couches sociales intermédiaires (notamment la petite bourgeoisie). Elle a perdu la mémoire de son propre passé, et ne parvient même pas se référer à son immense expérience historique, dont elle a même honte puisque sans cesse la bourgeoisie assimile le mot ouvrier à une espèce disparue et le mot communisme à la barbarie du stalinisme.

Cependant, malgré ces difficultés importantes, le prolétariat n’est pas battu. Compte tenu du mécontentement général et des attaques qui se profilent, les grandes masses prolétariennes peuvent très bien sortir de cette léthargie dans la période à venir. Certes, le prolétariat a perdu momentanément son identité de classe, il est coupé de son histoire et de son expérience. Mais il est toujours là, bien vivant. Il reste le fossoyeur du capitalisme. Au plus profond de lui-même, la réflexion sur l’absence de perspective de la société capitaliste se poursuit, notamment parmi les éléments les plus conscients et combatifs. Poussé par l’aggravation de la crise économique, au début sans avoir conscience de sa force, sans croire en sa possible unité et son auto-­organisation, le prolétariat sera nécessairement contraint d’engager le combat pour la défense de ses conditions d’existence. Il faut rappeler ce qu’écrivait Marx : “Il ne s’agit pas de savoir quel but tel ou tel prolétaire, ou même le prolétariat tout entier, se représente momentanément. Il s’agit de savoir ce que le prolétariat est et ce qu’il sera obligé historiquement de faire, conformément à cet être” (La Sainte Famille). Les journées insurrectionnelles de juin 1848 et la Commune de Paris en 1871, les luttes des années 1890 en Belgique, les combats révolutionnaires en Russie de 1905 et 1917 en Europe orientale, la révolution allemande de 1918-1919, la nouvelle irruption du mouvement prolétarien de Mai 1968 en France et dans le monde après une longue période de contre-révolution, la grève de masse en Pologne de 1980, etc., n’ont rien de commun avec le mouvement populaire interclassiste, faussement radical et jusqu’au-boutiste des “gilets jaunes”. Quand le prolétariat développera sa lutte, ce seront les assemblées générales massives, souveraines et ouvertes à tout le monde qui seront au cœur du mouvement, des lieux où les prolétaires pourront ensemble s’organiser, réfléchir aux mots d’ordre unitaires, à l’avenir. Il n’y aura alors pas de place pour le nationalisme mais, au contraire, les cœurs vibreront pour la solidarité internationale et unitaire propres à la grève de masse car “les prolétaires n’ont pas de patrie”. Les ouvriers doivent refuser de chanter La Marseillaise et d’agiter le drapeau tricolore, ce drapeau des Versaillais qui ont assassiné 30 000 prolétaires lors de la Commune de Paris en 1871 !

Pour préparer cet avenir, tous ceux qui ont conscience de la nécessité de la lutte prolétarienne doivent essayer de se regrouper, discuter, tirer les leçons des derniers mouvements sociaux, se pencher à nouveau sur l’histoire du mouvement ouvrier et ne pas céder aux sirènes, en apparence radicales, des mobilisations citoyen­nes, populaires et interclassistes de la petite bourgeoisie !

L’autonomie du prolétariat face à toutes les autres classes et couches de la société est la condition première de l’épanouissement de sa lutte vers le but révolutionnaire. Toutes les alliances, et particulièrement celles avec des fractions de la bourgeoisie, ne peuvent aboutir qu’à son désarmement devant son ennemi en lui faisant abandonner le seul terrain où il puisse tremper ses forces : son terrain de classe” (Plateforme du CCI).

L’avenir appartient toujours à la lutte de classe !

Révolution Internationale, 14 août 2019

 

1) C’est cette nature interclassiste du mouvement des “gilets jaunes” qui explique pourquoi Marine Le Pen a salué dès la première heure un “mouvement légitime” du “peuple français” ; pourquoi Nicolas Dupont-Aignan, président de Debout la France, a soutenu ce mouvement : “Il faut bloquer toute la France…), il faut que la population française dise à ce gouvernement : maintenant ça suffit !” ; pourquoi Laurent Wauquiez, alors président de Les Républicains a qualifié les “gilets jaunes” de “personnes dignes, déterminées, et qui demandent juste qu’on entende les difficultés de la France qui travaille” ; pourquoi le député Jean Lassalle, à la tête de Résistons, a été l’une des figures du mouvement et arboré son gilet jaune à l’Assemblée nationale comme dans la rue. Tout mouvement prolétarien, à contrario, est toujours soumis à un puissant réflexe de rejet et aux calomnies de la part de la classe dominante.

 

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