Soumis par Révolution Inte... le
Le 28 juin 1919, dans la galerie des Glaces du palais de Versailles, deux émissaires allemands, escortés par des soldats alliés, étaient sommés de signer le traité de Versailles. Obligés de défiler devant des “gueules cassées”, ils ressemblaient davantage à des “prisonniers conduits là pour la lecture de leur sentence”, note un diplomate anglais. Le colonel House, membre de la délégation américaine, rapporte quant à lui qu’il s’agissait d’une “mise en scène très élaborée et calculée pour humilier l’ennemi au maximum”. (1) Cinq ans jour pour jour après l’assassinat de l’archiduc François-Joseph qui avait alors mis le feu aux poudres, ce traité réglait la fin d’un conflit où les vainqueurs imposaient leurs conditions drastiques aux vaincus.
Pour les journaux de l’époque, ce traité de “paix” devait soi-disant montrer à la face du monde que les grandes démocraties travaillaient désormais à la concorde et à la paix universelle. L’humanité ne revivrait plus jamais un tel carnage. Cette guerre devait être la “der des ders”.
Ce traité était le produit de la Conférence de Paris qui se déroula du 18 janvier au mois d’août 1919, au cours de laquelle les représentants des puissances de l’Entente (Royaume-Uni, France, États-Unis, Italie) réglèrent la fin de la guerre sans l’avis des puissances vaincues.
Dans le même temps, la vague révolutionnaire qui s’était formée en Russie en Octobre 1917 trouvait son point culminant avec la création de l’Internationale communiste en mars 1919. Dans ces conditions, comme nous le verrons, la Conférence de Paris fut également le quartier général de “la sainte alliance des capitalistes pour réprimer la révolution des ouvriers”. (2)
“Une paix carthaginoise” (J.M Keynes)
Dans La crise de la social-démocratie parue en 1916, Rosa Luxemburg affirmait que la victoire ou la défaite de l’un des deux camps ne mettrait pas fin aux tensions impérialistes et au militarisme. La dynamique de l’impérialisme entraînerait fatalement une nouvelle conflagration mondiale. L’histoire a pleinement confirmé les projections de Rosa Luxemburg. Ainsi, ce traité de Versailles ne réglait rien du tout, il était une réponse capitaliste à la guerre ; consistant à repartager le monde en lésant les vaincus (en tout premier lieu l’Allemagne), ce qui ne manquerait pas d’attiser leurs désirs de revanche.
L’Allemagne et les empires centraux furent déclarés seuls responsables des dégâts causés par le conflit. Par conséquent, outre le fait de devoir payer le coût des réparations, l’Allemagne se vit imposer des conditions drastiques qui la rendaient exsangue dans le jeu impérialiste. Cette ligne politique fut avant tout défendue par la France, représentée par Clemenceau, qui voyait là le moyen d’assurer sa suprématie sur le continent européen. À l’issue du traité, l’Allemagne perdait 15 % de son territoire et 10 % de sa population au profit de la France, du Danemark, de la Belgique et de la Pologne. Sur le plan militaire, ses effectifs et son armement étaient limités, la rive gauche du Rhin était démilitarisée, elle devait également livrer 5 000 canons, 25 000 avions ainsi que toute sa flotte. Son empire colonial lui était retiré et passait sous l’administration des puissances de l’Entente et du Japon. Les deux autres principaux protagonistes du traité, le Royaume-Uni représenté par son premier ministre Lloyd Georges, et les États-Unis dirigés par Wilson restaient plus réservés. Non qu’ils n’étaient pas intéressés à dépecer l’Allemagne pour renforcer leur puissance respective, mais plutôt parce qu’ils craignaient une trop grande expansion de la France sur le continent européen. Comble de l’ironie, le rapport de force se jouait avant tout entre les charognards de l’Entente qui se disputaient le cadavre allemand. Au final, c’est la “ligne dure”, défendue par la France, qui finit par s’imposer. Une ligne qui accrut l’irritation de l’Allemagne “et par là même, les probabilités d’une revanche, rendant nécessaire encore d’autres dispositions draconiennes”. (3) Dans ces conditions, “une paix carthaginoise était inévitable, pour autant qu’on a momentanément la puissance pour l’imposer”. (4) Ce que la bourgeoisie française s’avéra incapable de faire par la suite. Le traité avait placé l’Allemagne et les autres vaincus dans des conditions “qui rendaient matériellement impossible leur existence économique, les privaient de tous droits et les humiliaient”. (5) Ainsi se préparait le terrain d’une future guerre.
L’affirmation de l’impérialisme américain
Avant que Wilson ne participe en personne à la conférence de Paris, jamais un président américain n’avait effectué un voyage sur le vieux continent pour des raisons politiques. Ce fait inédit révélait la volonté des États-Unis de s’affirmer comme une grande puissance impérialiste. Cette prétention s’appuyait sur des décennies de développement prodigieux du capitalisme aux États-Unis, devenus la deuxième puissance du monde après la guerre. Les quatorze points du président Wilson appelant à une paix juste et magnanime, à la prise en compte des volontés des peuples, à la liberté des mers, à la limitation du militarisme, n’avaient pas d’autre but, pour les États-Unis, que de concurrencer les grandes puissances européennes sur leur propre continent. Cependant, il était hors de question pour l’Angleterre de laisser les États-Unis mettre un pied en Europe. Première puissance mondiale, sa flotte militaire et commerciale lui permettait encore d’endiguer la poussée impérialiste américaine en Europe. C’est pour cette raison que Lloyd Georges repoussa les conditions de paix plus souples de Wilson. Comme le soulignait Trotsky lors du deuxième congrès de l’Internationale communiste : “Pendant la guerre, la lourde industrie américaine s’est dressée comme une colonne géante jusqu’aux cieux, et le capital américain a rejeté bien loin de lui la devise : l’Amérique aux Américains. Ou plutôt, nous dirons qu’il a modifié cette devise et qu’il a dit : non seulement l’Amérique aux Américains, mais le monde entier. C’est alors qu’il a envoyé l’apôtre Wilson avec son Nouveau Testament. Nous savons que Wilson n’a pas fait la commission. Mais la commission est toujours à faire, et l’oligarchie américaine est en train de faire ses comptes : notre flotte, se dit-elle, est plus faible que celle de la Grande-Bretagne de tant de tonnes, de tant de bouches de canons de tel ou tel calibre. Et le Département de la Marine américaine établit un nouveau programme, un programme qui doit, avant 1925, et quelques-uns disent encore plus tôt, en trois ans, rendre la flotte américaine incomparablement plus forte que celle de l’Angleterre”. Si ce coup-ci, la bourgeoisie américaine était obligée de faire un pas en arrière, elle n’abandonnait pas ses prétentions sur le vieux continent pour autant. Cet objectif passait inévitablement par son renforcement militaire.
Un traité contre la révolution prolétarienne
Contrairement à la version officielle de l’histoire, l’armistice du 11 novembre 1918 n’était pas dû à la situation militaire inextricable dans laquelle se trouvait l’Allemagne, mais à l’éclatement du soulèvement ouvrier qui allait mener à la chute de l’Empire dirigé par Guillaume II. La révolution prolétarienne était désormais le plus grand danger qui pesait sur toutes les bourgeoisies du monde. Alors que les plus puissantes d’entre elles s’étaient entre-déchirées durant quatre années de guerre, elles faisaient désormais cause commune pour la survie du système capitaliste. Depuis 1918, les principales puissances européennes soutenaient financièrement et militairement les armées blanches de la contre-révolution en Russie. (6) C’est pour cela, par exemple, que la bourgeoisie française, alors qu’elle voulait désarmer totalement l’Allemagne, autorisa le gouvernement social-démocrate et les militaires à garder des canons dans Berlin pour massacrer les ouvriers insurgés. La Conférence de Paris débuta d’ailleurs juste après la Semaine sanglante, et c’est depuis les salons diplomatiques parisiens que Clemenceau pouvait dire que “le danger bolchevik est très grand à l’heure présente. (...) Si le bolchevisme, après s’être étendu à l’Allemagne, devait traverser l’Autriche et la Hongrie et gagner l’Italie, l’Europe aurait à faire face à un très grand danger. C’est pourquoi il faut faire quelque chose contre le bolchevisme”. Ce front commun n’empêchait pas pour autant que chaque grande puissance fasse valoir ses propres intérêts, y compris dans la question russe. Si la France excluait toute relation avec le pouvoir des Soviets, les États-Unis étaient favorables à organiser des pourparlers lors d’une grande conférence. Cette proposition n’allait pas sans arrière-pensées, puisque comme le pressentait Lénine, les États-Unis lorgnaient sur la Sibérie et le Sud de la Russie. Au final, la Russie des Soviets fut totalement exclue des négociations qui devaient mener à la signature du traité de Versailles. Les puissances de l’Entente visaient à l’isoler et à l’affaiblir en annexant ses territoires et en pillant ses richesses, afin d’empêcher toute extension de la révolution prolétarienne.
La création de la Société des Nations, prévue par le traité de Versailles, fut une force supplémentaire forgée contre la classe ouvrière. Les révolutionnaires de l’époque la dénoncèrent comme telle. Pour Lénine, il s’agissait d’un “repaire de brigands”, rien de plus. Cette “association générale des Nations” (d’après les quatorze points de Wilson) avait la prétention de garantir la paix dans le monde, de réguler le militarisme, de protéger les “États faibles” de la domination des grandes puissances et même d’œuvrer à l’indépendance des peuples colonisés. Derrière ces belles paroles, les puissances de l’Entente mettaient en œuvre une politique d’annexion de tous les vaincus. Si désormais ces dernières prônaient la paix, après s’être enivrées de chaos et d’horreur durant quatre ans, c’est que celle-ci était synonyme du maintien de leur suprématie.
Mais surtout, comme l’affirme le deuxième congrès de l’IC : “la constitution de la Ligue des Nations [fut] le meilleur moyen de troubler la conscience de la classe ouvrière. À la place du mot d’ordre d’une Internationale des républiques révolutionnaires ouvrières, on propose celui d’une Union internationale des prétendues démocraties, qui pourrait être atteint par la coalition du prolétariat avec les classes bourgeoises”. (7) Cette politique de désunion du prolétariat à l’heure de la révolution mondiale était soutenue et appuyée par les partis social-traîtres qui, réunis lors de la conférence de Berne, avaient reconnus la SDN. Une position ouvertement opportuniste que ne manqua pas de dénoncer l’Internationale communiste qui appelait les ouvriers du monde entier à “mener une guerre implacable contre l’idée de la Ligue des Nations de Wilson et protester contre l’entrée de leur pays dans cette ligne de pillage, d’exploitation et de contre-révolution”. (8)
Au bout du compte, ce traité de Versailles mécontenta tout le monde. Forme de compromis diplomatique, il imposait à chaque puissance de réfréner ses prétentions impérialistes. Pour l’Italie, il s’agissait d’une “victoire mutilée” après que ses prétentions sur l’Istrie et la Dalmatie se soient envolées. Aux États-Unis, le Sénat américain refusa de le ratifier, désavouant complètement la politique de Wilson. Même la bourgeoisie française n’était pas satisfaite déplorant le refus de créer un État tampon indépendant en Rhénanie ; ce qui vaudra à Clemenceau le surnom de “Perd-la-victoire” ! Mais pour l’Allemagne et les empires centraux, le traité qui leur était imposé était vécu comme une véritable humiliation dont les réactions n’allaient pas tarder à se faire attendre comme l’avait prévu déjà Rosa Luxemburg en 1916 dans la Brochure de Junius : “La victoire de l’Angleterre et de la France conduirait très vraisemblablement, pour l’Allemagne, à la perte d’une partie au moins de ses colonies et du territoire du Reich et, à coup sûr, à la faillite de la position de l’impérialisme allemand dans la politique mondiale. Et cela signifie le démembrement de l’Autriche-Hongrie et la liquidation de la Turquie. (...) Avec cette option aussi, la victoire conduirait donc à une nouvelle et fébrile course aux armements dans tous les États (avec bien entendu, l’Allemagne en tête) et par là, préparerait une ère de domination incontestée du militarisme et de la réaction dans toute l’Europe avec, à terme, une nouvelle Guerre mondiale”.
Vincent, 21 juin 2019
1 Pour la bourgeoisie française, c’était l’occasion d’effacer symboliquement l’humiliation subie après la défaite lors de la guerre franco-prussienne de 1870/71, lorsque l’Empire allemand fut proclamé dans cette même galerie des Glaces du château de Versailles.
2 “Résolution sur la politique de l’Entente” adoptée par le 1ᵉʳ Congrès de l’Internationale communiste.
3 Les conditions économiques de la paix, J.M Keynes (1920). Lors du deuxième congrès de l’IC, Lénine s’appuya beaucoup sur Les conditions économiques de la paix de J.M Keynes lorsqu’il présenta le “Rapport sur la situation internationale et les tâches fondamentales de l’IC”. Voici ce qu’il pouvait dire du futur maître à penser de la bourgeoisie mondiale : “Keynes a abouti à des conclusions qui sont plus incisives, plus concrètes et plus édifiantes que celles d’un révolutionnaire communiste, parce qu’elles sont celles d’un bourgeois authentique, d’un ennemi implacable du bolchevisme dont il se fait, en petit-bourgeois anglais, une image monstrueuse, bestiale et féroce”.
4 Ibid.
5 Lénine, cité dans Jean-Jacques Marie dans Lénine. La révolution permanente (2018).
6 Voir à ce sujet, “La bourgeoisie mondiale contre la révolution”, Revue Internationale n° 160 et n° 162.
7 “Résolution sur la politique de l’Entente” adoptée par le 2ᵉ congrès de l’Internationale communiste.
8 Ibid.