Soumis par Revue Internationale le
Dans l'histoire du mouvement ouvrier et de la lutte de classe, la guerre impérialiste a toujours constitué une question fondamentale. Et ce n’est pas par hasard. La guerre concentre toute la barbarie de cette société ; avec la décadence historique du capitalisme en particulier, la guerre démontre l'impossibilité pour ce système d'offrir à l'humanité une quelconque possibilité de développement, en arrive à mettre en question jusqu'à sa survie même. En tant que manifestation majeure de la barbarie dont est capable le système capitaliste, la guerre constitue un puissant facteur de prise de conscience et de mobilisation de la classe ouvrière, ce dont nous avons eu la démonstration au cours de ce siècle, au moment des deux conflits mondiaux.
Si la riposte du prolétariat à la première guerre mondiale est assez connue, on connaît moins les épisodes de la lutte de classe dont les manifestations n'ont pas manqué pendant la seconde guerre mondiale également, en particulier en Italie. Quand les historiens et les propagandistes en parlent, c'est pour chercher à démontrer que les grèves de 1943 en Italie représentaient le début de la résistance « antifasciste » et, cette année, pour le cinquantenaire de ces événements, les syndicats italiens n'ont pas manqué de remettre à l'ordre du jour cette mystification, avec leurs « commémorations » nationalistes et patriotiques.
C'est à la réfutation de ces mensonges et à la réaffirmation de la capacité de la classe de répondre à la guerre impérialiste sur son propre terrain que cet article est dédié.
1943 : le prolétariat italien s'oppose aux sacrifices de la guerre
Dans la deuxième moitié de l'année 1942, quand l'issue de la guerre était encore largement ouverte et que le fascisme semblait solidement au pouvoir, il y eut des grèves sporadiques contre le rationnement et pour les augmentations de salaire dans les grandes usines du nord de l'Italie. Ce n'étaient que les premières escarmouches, dues au mécontentement que la guerre avait engendré dans les rangs du prolétariat, du fait des sacrifices qu'elle imposait.
Le 5 mars 1943, la grève commence à l'usine Mirafiori de Turin et s'élargit en l'espace de quelques jours aux autres usines, rassemblant des dizaines de milliers d'ouvriers. Les revendications sont très claires et très simples : augmentation des rations de vivres, augmentations de salaire et... fin de la guerre. Au cours du même mois, l'agitation gagne les grandes usines de Milan, la Lombardie toute entière, la Ligurie et d'autres parties de l'Italie.
La réponse du pouvoir fasciste est celle du bâton et de la carotte : arrestation des ouvriers les plus en vue, mais aussi concessions par rapport aux revendications les plus immédiates. Bien que Mussolini soupçonne l'action des forces antifascistes derrière ces grèves, il ne peut se permettre le luxe de faire grandir la colère ouvrière. En réalité, ses soupçons ne sont guère fondés, les grèves sont totalement spontanées, partent de la base ouvrière et du mécontentement de celle-ci contre les sacrifices de la guerre. C'est tellement vrai que les ouvriers « fascistes » participent aussi aux grèves.
« L'élément typique de cette action a été son caractère de classe qui, sur le plan historique, confère aux grèves de 1943-44 une physionomie propre, unitaire, typique, même par rapport à l'action générale menée unitairement par les comités de libération nationale. » ([1])
« En ne me prévalant que de mon prestige de vieil organisateur syndical, j'ai affronté des milliers d'ouvriers qui reprirent aussitôt le travail, bien que les fascistes se soient avérés complètement passifs dans les établissements et malheureusement, dans quelques cas, aient fomenté les grèves. C'est ce phénomène qui m'a énormément impressionné. » ([2])
Le comportement des ouvriers n'impressionnait pas seulement les hiérarques fascistes, mais la bourgeoisie italienne toute entière, qui voyait dans les grèves de mars la renaissance du spectre prolétarien, un ennemi bien plus dangereux que les adversaires sur les champs de bataille. A travers ces grèves, la bourgeoisie comprend que le régime fasciste n'est plus adapté pour contenir la colère ouvrière et prépare le remplacement de celui-ci et la réorganisation de ses forces « démocratiques ».
Le 25 juillet, le Roi destitue Mussolini, le fait arrêter et charge le maréchal Badoglio de former un nouveau gouvernement. Un des premiers soucis de ce gouvernement va être la refondation de syndicats « démocratiques » pour créer de nouvelles digues derrière lesquelles faire confluer les revendications des ouvriers lesquels, pendant ce temps, s'étaient donnés leurs propres organes pour mener le mouvement et étaient donc hors de tout contrôle. Le ministre des Corporations (cela s'appelait encore ainsi !), Leopoldo Piccardi, fait libérer le vieux dirigeant syndical socialiste, Bruno Buozzi, et lui propose la charge de commissaire aux organisations syndicales. Buozzi demande, et obtient, comme vice-commissaires le communiste Roveda et le chrétien-démocrate Quadrello. Le choix de la bourgeoisie est bien étudié, Buozzi est bien connu pour avoir participé aux grèves de 1922 (le mouvement d'occupation des usines, notamment dans le nord), dans lesquelles il avait démontré sa fidélité à la bourgeoisie en oeuvrant pour limiter toute possible avancée du mouvement.
Mais les ouvriers n'avaient que faire de la démocratie bourgeoise et de ses promesses. S'ils se méfiaient du régime fasciste, c'était avant tout parce qu'ils n'en pouvaient plus de faire les sacrifices que leur imposait la guerre ; or, le gouvernement Badoglio leur demandait de continuer à la supporter.
Ainsi, à la mi-août 1943, les ouvriers de Turin et de Milan se mettent de nouveau en grève en demandant, avec encore plus de force qu'auparavant, la fin de la guerre. Les autorités locales répondent encore une fois par la répression, mais ce qui a été bien plus efficace que celle-ci, c'est le voyage de Piccardi, Buozzi et Roveda dans le nord, pour rencontrer les représentants des ouvriers et les convaincre de reprendre le travail. Avant même d'avoir reconstruit leurs organisations, les syndicalistes du régime « démocratique » commençaient leur sale travail contre les ouvriers.
Pris entre répression, concessions et promesses, les ouvriers reprennent le travail, en attendant les événements. Ceux-ci se précipitent. Déjà en juillet, les alliés avaient débarqué en Sicile ; le 8 septembre, Badoglio signe l'armistice avec eux, s'enfuit dans le Sud avec le Roi et demande à la population de continuer la guerre contre les fascistes et nazis. Après quelques manifestations d'enthousiasme, la réaction est celle d'une démobilisation dans le désordre. De nombreux soldats jettent leurs uniformes et retournent à la maison, ou se cachent.
Les ouvriers qui ne sont pas capables de s'insurger sur leur propre terrain de classe, n'acceptent pas de prendre les armes contre les allemands et reprennent le travail en se préparant à avancer leurs revendications immédiates contre les nouveaux patrons de l'Italie du nord. En effet, l'Italie est divisée en deux : au Sud il y a les troupes alliées et une apparence de gouvernement légal ; au Nord par contre, les fascistes sont de nouveau aux commandes, ou plus exactement les troupes allemandes.
Même sans participation populaire, la guerre continue dans les faits. Les bombardements alliés sur le nord de l'Italie se font plus durs et les conditions de vie des ouvriers se détériorent encore plus. En novembre-décembre, les ouvriers reprennent donc le chemin de la lutte, s'affrontant cette fois à une répression encore plus brutale. A côté des arrestations, il y a désormais une nouvelle menace : la déportation en Allemagne. Les ouvriers défendent courageusement leurs revendications. En novembre, les ouvriers de Turin font grève et leurs revendications sont en grande partie satisfaites. Au début de décembre, ce sont les ouvriers de Milan qui rentrent en grève : là aussi promesses et menaces de la part des autorités allemandes. L'épisode suivant est significatif: « à 11H30 arrive le général Zimmerman qui donne l'ordre suivant : ceux qui ne reprennent pas le travail doivent sortir des entreprises ; ceux qui sortiront seront considérés comme des ennemis de l'Allemagne. Tous les ouvriers ont quitté les usines ». (D'après un journal clandestin du PC cité par Turone). A Gènes, le 16 décembre, les ouvriers descendent dans la rue. Les autorités allemandes utilisent la manière forte : il y a des affrontements qui font des blessés et des morts, affrontements qui se poursuivent, toujours avec la même dureté, pendant le mois de décembre dans toute la Ligurie.
C'est le signal du tournant : le mouvement s'affaiblit du fait, entre autre, de la division de l'Italie en deux. Les autorités allemandes, en difficulté sur le front, ne peuvent plus tolérer les interruptions de la production et affrontent résolument la question ouvrière (celle-ci commence aussi à se manifester, avec des grèves, au sein même de l'Allemagne). Le mouvement commence à se dénaturer, à perdre son caractère spontané et classiste. Les forces «antifascistes» cherchent à donner aux revendications ouvrières le caractère de lutte « de libération ». Ce phénomène est favorisé par le fait que de nombreuses avant-gardes ouvrières, pour échapper à la répression, se cachent dans les montagnes où elles sont enrôlées dans les bandes de partisans. En fait, il y a encore des grèves au printemps 1944 et en 1945 mais, désormais, la classe ouvrière a perdu l'initiative.
Les grèves de 1943 : une lutte de classe, pas une guerre antifasciste
La propagande bourgeoise cherche à présenter tout le mouvement de grèves de 1943 à 1945 comme une lutte antifasciste. Les quelques éléments que nous avons rappelés montrent qu'il n'en était pas ainsi. Les ouvriers luttent contre la guerre et les sacrifices qu'elle leur impose. Pour le faire, ils s'affrontent aux fascistes quand ceux-ci sont officiellement au pouvoir (en mars), contre le gouvernement, qui n'est plus fasciste, de Badoglio (en août), contre les Nazis, quand ce sont eux les vrais patrons du nord de l'Italie (en décembre).
Ce qui est vrai, par contre, c'est que les forces « démocratiques » et de la gauche bourgeoise, PCI en tête, cherchent depuis le début à dénaturer le caractère de classe de la lutte ouvrière pour dévoyer celle-ci vers le terrain bourgeois de la lutte patriotique et antifasciste. C'est à ce travail qu'ils consacrent tous leurs efforts : surprises par le caractère spontané du mouvement, les forces « antifascistes » sont contraintes de le suivre, en cherchant au cours même des grèves à introduire leurs mots d'ordre « antifascistes » au milieu de ceux des grévistes. Les militants locaux se montrent souvent incapables de le faire, s'attirant par là les foudres des dirigeants de leurs partis. Tout englués dans leur logique bourgeoise, les dirigeants de ces partis ne réussissent pas, ou ont du mal, à comprendre que, pour les ouvriers, l'affrontement est toujours contre le capital, quelle que soit la forme sous laquelle il se présente. «Rappelons-nous combien nous nous sommes fatigués dans les premiers temps de la lutte de libération pour faire comprendre aux ouvriers et aux paysans qui n'avaient pas de formation communiste (sic !), qui comprenaient qu'il fallait lutter contre les allemands, bien sûr, mais qui disaient : 'pour nous, que les patrons soient des italiens ou des allemands, çà ne fait vraiment pas beaucoup de différence. » E. Sereni, dirigeant à l'époque du PCI, dans Le Gouvernement du CL. ([3]).
Et bien non, M. Sereni ! Les ouvriers comprenaient très bien que leur ennemi, c'était le capitalisme, que c'était contre lui qu'il fallait se battre, quel que soit le masque sous lequel il se cache ; tout comme vous, les bourgeois, compreniez que c'était justement contre ce danger que vous, vous deviez vous battre ! Comme le comprenaient aussi les fascistes contre qui vous luttiez.
Nous ne sommes sûrement pas de ceux qui nient la nécessité de la lutte politique pour une véritable émancipation du prolétariat. Le problème, c'est quelle politique, quel terrain, dans quelle perspective ? La politique de la lutte « antifasciste » était une politique complètement patriotique et nationale-bourgeoise, qui ne mettait pas en question le pouvoir du capital au contraire. Même si ce n'est qu'en germe, la revendication la plus simple « du pain et la paix », si on la mène jusqu'au bout, et c'est cela que les ouvriers italiens n'ont pas été capables de faire, contenait en elle-même la perspective de la lutte contre le capitalisme, qui n'est capable de concéder ni ce pain ni cette paix. .
En 1943, la classe ouvrière a de nouveau démontré sa nature antagonique au capital...
« Du pain et la paix », un mot d'ordre simple et immédiat, qui a fait trembler de peur la bourgeoisie en mettant en péril ses visées impérialistes. Le pain et la paix, c'était le mot d'ordre qui avait fait bouger le prolétariat russe en 1917, et à partir duquel il avait pris le chemin de la révolution qui l'avait conduit au pouvoir, en Octobre. Effectivement, en 1943 aussi, il ne manquait pas de groupes ouvriers qui, dans les grèves, mettaient en avant le mot d'ordre de formation de soviets. C'est bien connu et, quelques fois, reconnu même à travers la reconstruction des partis « antifascistes », que pour une bonne partie des ouvriers, la participation à la Résistance était vue comme ayant une fonction anticapitaliste et non pas patriotique.
Enfin, la peur de la bourgeoisie était justifiée par le fait qu'il y avait égale ment des mouvements de grève en Allemagne dans la même année 1943. Mouvements qui ont ensuite touché la Grèce, la Belgique, la France et la Grande-Bretagne. ([4])
Avec ces mouvements, la classe ouvrière revenait sur le devant de la scène sociale, menaçant le pouvoir de la bourgeoisie. Elle l'avait déjà fait, victorieusement, en 1917, quand la révolution russe avait obligé les belligérants à mettre prématurément fin à la guerre mondiale, pour faire face, tous unis, au danger prolétarien qui, de la Russie, s'étendait à l'Europe entière.
Comme nous l'avons vu, les grèves en Italie ont accéléré la chute du fascisme ainsi que la sortie de l'Italie de la guerre. Par son action, la classe ouvrière a aussi confirmé dans la seconde guerre mondiale qu'elle était l'unique force sociale capable de s'opposer à la guerre. Contrairement au pacifisme petit-bourgeois, qui manifeste pour « demander » au capitalisme d'être moins belliqueux, la classe ouvrière, quand elle agit sur son propre terrain de classe, met en question le pouvoir même du capitalisme et, par là, la possibilité pour ce dernier de poursuivre ses entreprises guerrières. Potentiellement, les grèves de 1943 renfermaient la même menace qu'en 1917 : la perspective d'un processus révolutionnaire du prolétariat.
Les fractions révolutionnaires de l'époque ont saisi, en la surestimant, cette possibilité et ont tout fait pour la favoriser. En août 1943, à Marseille, la Fraction Italienne de la Gauche communiste (qui publiait avant-guerre la revue Bilan), surmontant les difficultés qu'elle avait connues au début de la guerre, a tenu, avec le Noyau français de la Gauche communiste qui venait de se former, une conférence sur la base de l'analyse selon laquelle les événements en Italie avaient ouvert une phase pré-révolutionnaire. Pour elle, c'était donc le moment de la « transformation de la fraction en parti » et du retour en Italie pour contrecarrer les tentatives des faux partis ouvriers de « bâillonner la conscience révolutionnaire » du prolétariat. Ainsi commençait tout un travail de propagande pour le défaitisme révolutionnaire qui a amené la Fraction à diffuser, en juin 1944, un tract aux ouvriers d'Europe embrigadés dans les différentes armées belligérantes pour qu'ils fraternisent et tournent leur lutte contre le capitalisme, qu'il soit démocratique ou fasciste.
Les camarades qui étaient en Italie se réorganisaient aussi et, sur la base d'une analyse semblable à celle de Bilan, fondaient le Parti communiste internationaliste. Cette organisation commençait elle aussi un travail de défense du défaitisme révolutionnaire, en combattant le patriotisme des formations partisanes et en faisant de la propagande pour la révolution prolétarienne. ([5])
Cinquante ans après, si nous ne pouvons que nous rappeler avec fierté le travail et l'enthousiasme de ces camarades (dont certains ont perdu la vie pour cela), nous devons cependant reconnaître que l'analyse sur laquelle ils s'appuyaient était erronée.
... mais la guerre n'est pas la situation la plus favorable pour le développement d'un processus révolutionnaire
Les mouvements de lutte que nous avons rappelés, et en particulier ceux de 1943 en Italie, sont la preuve indiscutable du retour du prolétariat sur son terrain de classe et du début d'un processus révolutionnaire potentiel. Cependant, le dénouement n'a pas été le même que pour le mouvement né contre la guerre en 1917 : le mouvement de 1943 en Italie ne réussit pas à mettre fin à la guerre comme celui en Russie, puis en Allemagne, au début du siècle. Pas plus qu'il ne réussit à déboucher sur une issue révolutionnaire qui seule aurait permis la fin de la guerre.
Les causes de cette défaite sont multiples. Certaines sont d'ordre général d'autres spécifiques à la situation dans laquelle se déroulaient ces événements,.
En premier lieu, s'il est vrai que la guerre pousse le prolétariat à agir de façon révolutionnaire, cela est surtout vrai dans les pays vaincus. Le prolétariat des pays vainqueurs reste en général plus soumis idéologiquement à la classe dominante, ce qui va à rencontre de l'indispensable extension mondiale dont a besoin le pouvoir prolétarien pour survivre. De plus, si la lutte arrive à imposer la paix à la bourgeoisie, elle se prive par là même des conditions extraordinaires qui ont fait naître cette lutte. En Allemagne, par exemple, le mouvement révolutionnaire qui a conduit à l'armistice de 1918 a souffert fortement, après celui-ci, de la pression exercée par toute une partie des soldats qui, revenus du front, n'avaient qu'un désir : rentrer dans leur famille, profiter de cette paix tant désirée et conquise à un prix aussi élevé. En réalité, la bourgeoisie allemande avait retenu la leçon de la révolution en Russie où la poursuite de la guerre par le gouvernement provisoire, successeur du régime tsariste après février 1917, avait constitué le meilleur aliment de la montée révolutionnaire dans laquelle les soldats avaient justement joué un rôle de premier plan. C'est pour cela que le gouvernement allemand avait signé l'armistice avec l'Entente dès le 11 novembre 1918, deux jours après le début de mutineries dans la marine de guerre à Kiel.
En deuxième lieu, ces enseignements du passé sont mis à profit par la bourgeoisie dans la période qui précède la seconde guerre mondiale. La classe dominante ne s'est lancée dans la guerre qu'après s'être assurée que le prolétariat était complètement embrigadé. La défaite du mouvement révolutionnaire des années 1920 avait plongé le prolétariat dans un profond désarroi. A la démoralisation s'étaient ajoutées les mystifications sur le « socialisme en un seul pays » et sur la « défense de la patrie socialiste ». Ce désarroi a permis à la bourgeoisie de procéder à une répétition générale de la guerre mondiale avec la guerre d'Espagne. Là, la combativité exceptionnelle du prolétariat espagnol a été dévoyée sur le terrain de la lutte anti-fasciste, alors que le stalinisme réussissait à entraîner également sur ce terrain bourgeois des bataillons importants du reste du prolétariat européen.
Enfin, dans le cours de la guerre elle-même quand, malgré toutes les difficultés qu'il connaissait depuis le début, le prolétariat a commencé à agir sur son terrain de classe, la bourgeoisie a pris immédiatement ses propres mesures.
En Italie, là où le danger était le plus grand, la bourgeoisie, comme nous l'avons vu, s'est empressée de changer de régime et ensuite, d'alliances. A l'automne 1943, l'Italie est divisée en deux, le sud aux mains des Alliés, le reste occupé par les nazis. Sur les conseils de Churchill (« il faut laisser l'Italie mijoter dans son jus »), les Alliés ont retardé leur avance vers le nord, obtenant ainsi un double résultat : d'un côté, on a laissé à l'armée allemande le soin de réprimer le mouvement prolétarien ; de l'autre, on a donné aux forces « antifascistes » la tâche de dévoyer ce même mouvement du terrain de la lutte anticapitaliste vers celui de la lutte antifasciste. Cette opération a réussi au terme de presque une année, et à partir de ce moment, l'activité du prolétariat n'a plus été autonome, même si celui-ci continuait à revendiquer des améliorations immédiates. Par ailleurs, aux yeux des prolétaires, la poursuite de la guerre était due à l'occupation nazie, ce qui faisait la partie belle à la propagande des forces antifascistes.
Que la guerre des partisans ait été une lutte populaire relève en grande partie de l'affabulation. Ce fut une véritable guerre, organisée par les forces alliées et antifascistes dans laquelle la population était enrôlée de force (ou sous la pression idéologique) comme dans n'importe quelle guerre. Cependant, il est vrai que le fait d'avoir laissé aux nazis la tâche de réprimer le mouvement prolétarien et de les avoir rendus responsables de la poursuite de la guerre, a favorisé une haine croissante du fascisme et, par là même, la propagande des forces partisanes.
En Allemagne, forte de son expérience du premier après-guerre, la bourgeoisie mondiale mène une action systématique en vue d'éviter le retour d'événements semblables à ceux de 1918-19. En premier lieu, peu avant la fin de la guerre, les Alliés procèdent à une extermination massive des populations des quartiers ouvriers au moyen de bombardements sans précédent de grandes villes comme Hambourg ou Dresde où, le 13 février 1945, 135 000 personnes (le double d'Hiroshima) périssent sous les bombes. Ces objectifs n'ont aucune valeur militaire (d'ailleurs, les armées allemandes sont déjà en pleine déroute) : il s'agit en réalité de terroriser et d'empêcher toute organisation du prolétariat. En deuxième lieu, les Alliés rejettent toute idée d'armistice tant qu'ils n'ont pas occupé la totalité du territoire allemand : ils tiennent à administrer directement ce territoire, sachant que la bourgeoisie allemande vaincue risque de ne pas être en mesure de contrôler seule la situation. Enfin, après la capitulation de cette dernière, et en étroite collaboration avec elle, les Alliés retiennent pendant de longs mois les prisonniers de guerre allemands afin d'éviter le mélange explosif qu'aurait pu provoquer leur rencontre avec les populations civiles.
En Pologne, au cours de la deuxième moitié de 1944, c'est l'Armée rouge qui laisse aux forces nazies le sale boulot de massacrer les ouvriers insurgés de Varsovie : l'Armée rouge a attendu pendant des mois à quelques kilomètres de la ville que les troupes allemandes étouffent la révolte. La même chose s'est produite à Budapest au début de 1945.
Ainsi dans toute l'Europe, la bourgeoisie, forte de l'expérience de 1917 et alertée par les premières grèves ouvrières, n'a pas attendu que le mouvement grandisse et se renforce : avec l'extermination systématique, avec le travail de détournement des luttes par les forces staliniennes et antifascistes, elle a réussi à bloquer la menace prolétarienne et à l'empêcher de grandir.
Le prolétariat n'a pas réussi à arrêter la deuxième guerre mondiale, pas plus qu'il n'a réussi à développer un mouvement révolutionnaire au cours de celle-ci. Mais, comme pour toutes les batailles du prolétariat, les défaites peuvent être transformées en armes pour les combats de demain, si le prolétariat sait en tirer les leçons. Et ces leçons, il appartient aux révolutionnaires d'être les premiers à les mettre en évidence, à les identifier clairement. Un tel travail suppose notamment, sur base d'une profonde assimilation de l'expérience du mouvement ouvrier, qu'ils ne restent pas prisonniers des schémas du passé, comme cela arrive encore aujourd'hui pour la plupart des groupes du milieu prolétarien tel le PCInt (Battaglia Comunista) et les diverses chapelles de la mouvance bordiguiste.
De façon très résumée, voici les principales leçons qu'il importe de tirer de l'expérience du prolétariat depuis un demi-siècle.
Contrairement à ce que pensaient les révolutionnaires du passé, la guerre généralisée ne crée pas les meilleures conditions pour la révolution prolétarienne. C'est d'autant plus vrai aujourd'hui, alors que les moyens de destruction existants rendent un éventuel conflit mondial tellement dévastateur que cela empêcherait toute réaction prolétarienne, et pourrait même avoir pour conséquence la destruction de l'humanité. S'il est une leçon que les prolétaires doivent tirer de leur expérience passée, c'est que, pour lutter contre la guerre aujourd'hui, ils doivent agir avant celle-ci. Pendant, il sera trop tard.
Aujourd'hui, les conditions pour un nouveau conflit mondial n'existent pas encore. D'un côté, le prolétariat n'est pas embrigadé au point que la bourgeoisie puisse déchaîner un tel conflit, seul aboutissement qu'elle connaisse à sa crise économique. D'autre part si, comme le CCI l'a mis en évidence, l'effondrement du bloc de l'Est a induit une tendance à la formation de deux nouveaux blocs impérialistes, on est encore très loin de la constitution effective de tels blocs et, sans eux, il ne peut y avoir de guerre mondiale.
Cela ne veut pas dire que la tendance à la guerre et que de vraies guerres n'existent pas. La guerre du Golfe en 1991, celle de Yougoslavie aujourd'hui, en passant par tant de conflits répartis dans le monde entier, prouvent bien que l'effondrement du bloc de l'Est n'a pas ouvert une période de « nouvel ordre mondial » mais au contraire une période d'instabilité croissante qui ne pourra mener qu'à un nouveau conflit mondial (à moins que la société ne soit engloutie et détruite avant par sa propre décomposition), si le prolétariat ne prend pas les devants grâce à son action révolutionnaire. La conscience de cette tendance à la guerre est un facteur important pour le renforcement de cette possibilité révolutionnaire.
Aujourd'hui le facteur le plus puissant de prise de conscience de la faillite du capitalisme est la crise économique. Une crise économique catastrophique qui ne peut trouver de solution dans le capitalisme. Ce sont ces deux facteurs qui créent les meilleures conditions pour la croissance révolutionnaire de la lutte prolétarienne. Mais cela ne sera possible que si les révolutionnaires eux-mêmes savent abandonner les vieilles idées du passé et adapter leur intervention aux nouvelles conditions historiques.
Helios
[1] Sergio Turone, Storia del sindacato in Italia. Editori Laterza, p. 14.
[2] Déclaration du Sous-secrétaire Tullio Cianetti, citée dans le livre de Turone, p. 17.
[3] Cité par Romolo Gobbi dans Opérai e Resis-tenza, Mussolini editore. Ce livre, bien qu'il soit empreint des positions conseillisto-apolitiques de l'auteur, montre bien le caractère anticapitaliste et spontané du mouvement de 43 ; comme il montre bien à travers de larges citations tirées des archives du PCI (Parti communiste italien), le caractère nationaliste et patriotique du PCI dans ce mouvement
[4] Pour d'autres détails sur cette période, voir : Da-nilo Montaldi, Saggio sulla politica comunista in Italia, edizioni Quaderni piacentini.
[5] Sur l'activité de la gauche communiste pendant la guerre, voir notre livre La gauche communiste d'Italie, 1927-1952.