Soumis par Revue Internationale le
Au second semestre 2025, plusieurs pays d'Asie, d'Afrique et d'Amérique latine, où la misère est intense et généralisée, ont été secoués par des révoltes populaires. Les protestations ont débuté en Indonésie en août, suivies par le Népal et les Philippines en septembre. Elles se sont ensuite propagées dans des pays d'Amérique latine (Pérou) et d'Afrique (Maroc, Madagascar et Tanzanie). Au total, huit révoltes ont éclaté en seulement quelques mois. La colère a été attisée par des problèmes tels que la corruption, l'injustice, les inégalités et le manque de transparence, dans des pays durement touchés par la déstabilisation économique du capitalisme mondial. Les médias dominants ont instrumentalisé ces manifestations, affirmant que la jeunesse, la génération Z[1], allait changer le monde. Mais le monde a-t-il réellement besoin de ces révoltes et contribuent-elles à mettre fin à la barbarie ?
Les trois pays étudiés dans cet article sont confrontés à une grave crise économique. Le Népal compte parmi les pays les plus pauvres du monde et est confronté à une forte inflation, au chômage, à un faible niveau d'investissement et à une économie en difficulté. Son économie se maintient à flot principalement grâce aux transferts de fonds de centaines de milliers de jeunes travaillant à l'étranger. L'économie indonésienne est soumise à de fortes tensions, et tout indique que le pays approche d'un point de rupture budgétaire, avec un chômage important, des licenciements massifs dans le secteur industriel et des ménages confrontés à une crise du coût de la vie brutale. Les Philippines luttent contre une pauvreté chronique, des inégalités de revenus considérables, le sous-emploi et une crise alimentaire naissante.
Dans ces trois pays, le nombre de jeunes est en augmentation. Aux Philippines, près de 30% de la population a moins de 30 ans ; en Indonésie, c’est le cas d’environ la moitié des 270 millions d’habitants et au Népal, il s’agit de plus de la moitié des 30 millions d’habitants. En Indonésie, le chômage des jeunes dépasse les 15%, et au Népal, il dépasse les 20%. Pour une grande partie de la jeunesse, les perspectives sont extrêmement sombres. C’est l’une des raisons de l’implication massive des jeunes dans les révoltes populaires.
Ces trois pays sont en proie à une corruption endémique et disposent d’une législation anticorruption exhaustive pour la combattre. De hauts fonctionnaires, des hommes politiques et des chefs d’entreprise sont régulièrement poursuivis pour corruption. Pourtant, la corruption n’a jamais reculé. Dans l’indice de corruption « Transparency International's 2024 Corruption Perceptions Index », ces trois pays figurent encore parmi les plus corrompus : l’Indonésie se classe 99e, le Népal 107e et les Philippines 114e sur 180 pays. Lors des manifestations au Népal, en Indonésie et aux Philippines, la corruption persistante de la clique au pouvoir était l'un des enjeux centraux.
L'essor des mouvements de protestation populaire
En Indonésie, les manifestations du 25 août ont été déclenchées par l'annonce d'une allocation logement de 50 millions de roupies par mois pour les parlementaires. Cette annonce intervenait dans un contexte de licenciements massifs (plus de 80.000 travailleurs), d'une hausse de plus de 100% de la taxe foncière et de coupes budgétaires drastiques de l'État, notamment dans l'éducation, les travaux publics et la santé. Face à ce mouvement, la Coalition des syndicats (KSPI) a tenté de prendre le contrôle de la situation par une grève générale le 28 août, formulant des revendications économiques comme la hausse du salaire minimum national, la fin de la délocalisation, le gel des licenciements, la réforme de la fiscalité du travail et la révision des lois anticorruption. Cependant, le 29 août, un incident mineur –la mort d'un livreur percuté par une voiture de police– a envenimé la situation et des émeutes ont éclaté pendant une semaine dans tout le pays. Au cours de ces émeutes, des dizaines de bâtiments publics et privés ont été incendiés et plus de 2.000 personnes ont finalement été arrêtées.
Au Népal, le déclencheur immédiat des manifestations a été l'interdiction par le gouvernement de 26 plateformes de médias sociaux le 4 septembre. Ce blocage a été perçu comme une tentative de soustraire à toute responsabilité les élites politiques corrompues. Les banderoles et les pancartes brandies lors des manifestations dénonçaient le népotisme, la corruption et l'impunité. Pour une génération confrontée au chômage, à l'inflation et à la désillusion envers les partis traditionnels, le népotisme et la corruption incarnent un système défaillant. Les manifestations ont commencé à s'intensifier lorsque la police anti-émeute a fait usage de balles réelles les 8 et 9 septembre, tuant plus de 70 manifestants et en blessant plus de 2.000. Dès lors, la réaction des jeunes est devenue ouvertement violente : incendies criminels et pillages ciblés, incendie du Parlement, agressions et poursuites de politiciens et incendies de leurs maisons.
Aux Philippines, les manifestations ont été déclenchées par un scandale de corruption lié aux projets de protection contre les inondations. Une enquête portant sur des milliers de projets a révélé que nombre d'entre eux n'avaient jamais été achevés et que d'autres n'existaient même pas. Malgré l'augmentation annuelle des budgets alloués à la lutte contre les inondations, des centaines de communautés restaient vulnérables face à la montée des eaux. L'État philippin a immédiatement lancé une enquête pour divulguer l'ampleur de la corruption des fonctionnaires et des politiciens impliqués dans ces projets. Parallèlement, la colère s'est accrue avec la diffusion sur les réseaux sociaux de photos et de vidéos montrant le train de vie fastueux des enfants de politiciens et de familles riches, communément appelés « bébés népotistes ». Ces événements ont déclenché des manifestations anticorruption le 21 septembre, où, rien qu'à Manille, 150.000 personnes sont descendues dans la rue. Cette mobilisation s'est déroulée sous le slogan : « S'il n'y avait pas de corrompus, il n'y aurait pas de pauvres ». Le 16 novembre, elle a été suivie d'une autre mobilisation massive de plus d'un demi-million de personnes.
Révoltes populaires : expression de la déliquescence du capitalisme
Ces trois pays sont frappés par les conséquences de multiples crises. Aux Philippines, par exemple, les phénomènes météorologiques extrêmes récurrents s'accompagnent d'instabilité économique, d'une crise alimentaire naissante et des effets persistants de la pandémie de COVID-19. L'effet cumulatif de ces crises les rend bien plus graves que la somme de leurs composantes, les populations les plus pauvres étant les premières victimes. Et chaque année, les effets de la décomposition du capitalisme ont un impact plus important sur la vie quotidienne dans ces pays.
Contrairement à ce que pensent les manifestants, la mauvaise gestion de l'État ou la corruption de tel ou tel politicien ou faction bourgeoise, qui sont pourtant bien réelles, ne constituent qu'un symptôme de la putréfaction de l'ensemble du système capitaliste, qui affecte également l'économie. La souffrance et la misère dans ces pays sont fondamentalement dues à l'économie capitaliste, qui traverse une crise sans précédent et sacrifie toujours plus de pans de la population mondiale dans une tentative de prolonger son agonie. La crise historique du capitalisme se traduit par une absence totale de perspectives d'avenir pour la masse de la population, et en particulier pour les jeunes, qui souffrent d'un chômage de masse.
Les révoltes populaires ne résolvent pas les maux du peuple.
Les révoltes populaires n'ont pas de caractère de classe spécifique et sont par définition hétérogènes. Elles sont incapables de développer une perspective autre que celle d'un État-nation libéré de ses inévitables dérives. Les révoltes populaires ne sont pas dirigées contre l'État bourgeois, mais seulement contre ses effets pervers. La violence est une caractéristique inhérente aux protestations populaires lorsque les revendications ne sont pas satisfaites immédiatement ou de manière satisfaisante. En ce sens, elles sont des exemples frappants de comment l'impuissance et le désespoir peuvent se transformer en une rage aveugle.
Mais les affrontements avec les forces répressives, l'occupation des bâtiments gouvernementaux, la traque des membres du gouvernement et même la participation massive des travailleurs à ces actions ne confèrent pas à ces révoltes un caractère révolutionnaire potentiel, malgré les efforts répétés de l'extrême gauche capitaliste pour nous le faire croire[2].
En Indonésie, le mécontentement s'accumulait depuis des mois et lorsque le président a refusé de céder aux revendications le 28 août, une simple étincelle a suffi pour déclencher des émeutes sans précédent depuis des décennies. La colère s’est retournée contre les symboles mêmes de l'État bourgeois. Mais la destruction de commissariats, de parlements régionaux, de gares routières et ferroviaires n’a évidemment pas rapproché d'un iota la solution à leur misère.
D’aucune manière même, car les manifestations sont régulièrement exploitées, manipulées par des cliques bourgeoises et utilisées à leur avantage. La lutte contre la corruption aux Philippines, contre les inégalités de revenus en Indonésie ou contre l'interdiction des réseaux sociaux au Népal, etc.; tous ces prétextes offrent aux organisations bourgeoises un excellent paravent pour régler leurs rivalités, comme ce fut le cas lors de la manifestation anticorruption du 17 novembre à Manille, récupérée par une secte chrétienne en faveur du camp de Duterte[3].
Toutes ces manifestations aboutissent soit à une victoire amère, lorsque l'ancienne faction bourgeoise est remplacée par une nouvelle, soit à une répression d'État pure et simple, soit aux deux. Et la réponse de l'État à ces manifestations est généralement brutale : au Népal, elle a fait plus de 70 morts et des centaines de blessés, et en Indonésie, des milliers d'arrestations. Les révoltes populaires, reflet d'un monde sans avenir, caractéristique par excellence de la phase de décomposition du système, ne peuvent que propager les maux d'un capitalisme en putréfaction[4].
Le point de vue de la classe ouvrière
Les revendications des protestations restent superficielles et n'abordent en rien les racines de la misère : l'économie capitaliste, fondement de la vie sociale sous le capitalisme. Par conséquent, aucune concession faite aux protestations populaires ne change ni la situation particulière des démunis ni la situation générale du pays, comme les manifestants doivent rapidement l'admettre, à leur grand déplaisir. La seule solution à la misère croissante est le renversement du capitalisme par le prolétariat mondial.
Les protestations populaires ne constituent en aucun cas un tremplin vers la lutte des classes. Elles représentent au minimum un obstacle majeur, au pire un piège dangereux. Car les revendications formulées lors de ces mouvements « diluent le prolétariat dans l'ensemble de la population, estompant la conscience de son combat historique, le soumettant à la logique de la domination capitaliste et le réduisant à l'impuissance politique »[5]. Le prolétariat a tout à perdre en se laissant entraîner dans une vague de protestations populaires, totalement aveuglées par les illusions démocratiques quant à la possibilité d'un État capitaliste « propre ».
Au lieu de participer à ces révoltes, les travailleurs doivent imposer leurs propres slogans et organiser leurs propres réunions, dans le cadre d'un mouvement qui leur soit propre. Le prolétariat est la seule force de la société capable d'offrir une alternative aux conditions toujours plus insupportables d'un capitalisme obsolète. Mais cela ne peut réussir à l'intérieur des frontières d'un seul pays, surtout lorsque le prolétariat ne représente qu'une faible proportion de la population totale, que les concentrations prolétariennes sont plutôt dispersées et que les travailleurs ont peu d'expérience de la lutte contre la démocratie bourgeoise et les multiples pièges que cette classe lui tend. Ce n'est qu'en développant une lutte commune avec les masses laborieuses des pays du cœur du capitalisme, qui ont accumulé une longue expérience de la mystification démocratique, que sera possible le renversement nécessaire du capitalisme et l'émancipation de l'humanité.
Novembre 2025 / Dennis
[1] Selon la bourgeoisie, une révolution de la génération Z déferle sur le monde. Elle salue les mouvements de protestation qui ont réussi à renverser des gouvernements en place, sans pour autant avoir fondamentalement transformé la société capitaliste. Assimiler de tels événements à une révolution vise à discréditer le point de vue de la classe ouvrière.
[2] La section anglaise de l'Internationale communiste révolutionnaire (ex-IMT) donne comme titre à l'un de ses articles : «De l'Italie à l'Indonésie, de Madagascar au Maroc : une vague de révolution, de rébellion et de révolte déferle sur le monde.»
[3] Philippine massive anti-corruption protests hijacked by evangelical sect, Europe Solidaire Sans Frontières
[4] La Tendance communiste internationale (TCI) a fait preuve d'un opportunisme flagrant en publiant une déclaration sur les manifestations au Népal (Statement on the Protests in Nepal), signée par la section sud-asiatique du NWBCW. En soutenant l'appel lancé à la génération Z népalaise à « mener une lutte politique et violente », elle les incite en réalité à se lancer dans des actions aventuristes qui s'apparentent à un suicide !






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