Soumis par Révolution Inte... le
Dans son article « Les réactions aux émeutes : Entre condamnations brutales et “compréhensions” hypocrites », Le Prolétaire, journal du Parti Communiste International (PCI-Le Prolétaire) croit déceler dans les positions du CCI à l’égard des émeutes en France pire qu’une « hypocrisie » : le CCI serait carrément à la remorque de l’organisation bourgeoise Lutte Ouvrière et des garde-chiourmes syndicaux. En adversaire de la violence de classe, « le CCI se met ainsi du côté d’un mouvement bien ordonné, pacifique et contrôlé par le collaborationnisme syndical ».
Quelle bévue le CCI a-t-il pu commettre pour mériter une telle sentence ? Il a osé exprimer ce que Le Prolétaire qualifie de « condamnation des émeutes », cette « révolte des jeunes prolétaires » animée par « la haine contre l’ordre établi nécessaire à la lutte révolutionnaire ».
Le miroir aux alouettes du “Prolétaire”
Mais Le Prolétaire a des arguments, et pas des moindres ! Il croit nous clouer le bec en balançant doctement un extrait de l’Adresse du Comité central à la Ligue des communistes : « Bien loin de s’opposer aux prétendus excès, aux exemples de vengeance populaire contre des individus haïs ou des édifices publics auxquels ne se rattachent que des souvenirs odieux, il faut non seulement tolérer ces exemples, mais encore en assumer soi-même la direction ».
Nous aurions sans doute été foudroyés par la honte si Le Prolétaire ne s’était pas piteusement pris les pieds dans le tapis. Dans ce texte, Marx et Engels parlent, en effet, de l’attitude du prolétariat face… aux révolutions bourgeoises du XIXᵉ siècle contre le féodalisme ! La « vengeance populaire contre des individus haïs ou des édifices publics » qu’il fallait « tolérer » consistait, en l’occurrence, à « mettre à exécution [les] présentes phrases terroristes » de la petite-bourgeoisie démocratique dans le contexte de la lutte de la bourgeoisie allemande contre la monarchie et ses palais ! À l’époque de l’ascendance du capitalisme, alors que les conditions historiques n’étaient absolument pas réunies pour le développement de la lutte révolutionnaire du prolétariat, ce texte ne cesse d’ailleurs d’insister sur la nécessité pour le prolétariat de « s’organiser » par lui-même et de « centraliser » le plus possible son combat. Tout l’inverse de la passion du Prolétaire pour les émeutes !
Il ne s’agit pas seulement d’une gaffe un peu ridicule, mais d’une preuve supplémentaire (s’il en fallait encore une) que le PCI ne comprend pas ce qu’est la lutte de classe et qu’il est incapable de l’inscrire dans un cadre historique : il pioche dans les vieux textes du mouvement ouvrier ce qui semble s’appliquer plus ou moins à la situation présente sans se poser la moindre question. Le rapport du PCI à la méthode marxiste, ce n’est pas la démarche historique de Marx et Engels, de Lénine et de Luxemburg, ni celle de la Gauche communiste d’Italie, c’est faire l’exégèse maladroite d’un texte qui paraît, de loin, confirmer des impressions empiriques ! Il suffit donc au PCI de jauger les émeutes au doigt mouillé, de constater que des prolétaires y participent pour tomber en pâmoison devant une flambée de violences urbaines qui ne se situe absolument pas sur le terrain de la lutte de classe, et y voir un lien avec les combats du prolétariat à l’époque des révolutions bourgeoises.
“Le Prolétaire”, une boussole qui montre le Sud
Avec un ersatz de démarche marxiste en bandoulière, Le Prolétaire analyse les émeutes sur la base d’une série de critères abstraitement déterminée par l’auto-proclamé « Parti » et applicable à chaque lutte quelle que soit la situation : la composition sociologique d’un mouvement, la perception à vue de nez d’une « haine contre l’ordre établi », le niveau d’affrontement suffisant avec les « bureaucraties syndicales », la clarté jugée plus ou moins satisfaisante des ouvriers vis-à-vis « de la révolution et des voies qui y conduisent »… En guise de méthode, le PCI nous sert donc une savante recette de cuisine composée d’ingrédients de son choix dans laquelle chaque lutte ou expression de colère sont analysées pour elles-mêmes, sans relation avec la situation historique, la dynamique générale du combat ouvrier et le rapport de force entre les classes.
Cette démarche conduit finalement Le Prolétaire a des positions clairement opportunistes. Il affirme ainsi sans rire que « la violence des émeutiers était tout sauf aveugle ; […] leurs cibles ont été prioritairement des commissariats et des postes de police, des prisons et des institutions étatiques, des mairies, etc., avant même le pillage de grandes surfaces et de magasins divers ». C’est vraiment cela commencer à se confronter à l’État bourgeois, camarades ? Le Prolétaire a-t-il exactement la même vision de la lutte de classe que le pire des black-blocs ? C’est d’autant plus navrant que les émeutes ne sont même pas comparables à l’idéologie des black-blocs qui, eux, s’imaginent vraiment s’attaquer aux symboles du capitalisme en détruisant les vitrines des banques. Lors des émeutes, les jeunes balançaient des feux d’artifice sur des commissariats comme ils pillaient les supermarchés, ils brûlaient les mairies comme la bagnole du voisin, sans autre aiguillon que leur rage et leur impuissance.
“Le Prolétaire” perdu dans le brouillard de l’histoire
À notre tour, donc, d’asséner au PCI un « sage précepte », mais de Lénine cette fois : « “Notre doctrine n’est pas un dogme, mais un guide pour l’action”, ont toujours dit Marx et Engels, se moquant à juste titre de la méthode qui consiste à apprendre par cœur et à répéter telles quelles des “formules” capables tout au plus d’indiquer les objectifs généraux, nécessairement modifiés par la situation économique et politique concrète à chaque phase particulière de l’histoire ». Contrairement à la démarche empirique pour le moins frivole du Prolétaire, le mouvement ouvrier a toujours insisté sur l’importance d’analyser avec précision et méthode le contexte dans lequel se déroule une lutte pour en saisir la signification réelle et ses perspectives. La dynamique internationale de la lutte de classe, quelle que soit la radicalité ou la massivité apparente de telle ou telle expression de colère, est évidemment un point de référence essentiel. Sans un cadre d’analyse rigoureux, le PCI est condamné à tâtonner dans le brouillard de l’histoire.
C’est ainsi que Trotsky, incapable comme le PCI de saisir l’importance du contexte historique, pensait que « la révolution française [avait] commencé » avec les immenses grèves de 1936 en France. Contrairement à la grande clarté de la Gauche italienne, il contribuait par-là à désorienter bien des militants restés fidèles à la cause du prolétariat.
En réalité, après la défaite de la vague révolutionnaire de 1917-1923 et le triomphe de la contre-révolution stalinienne, le prolétariat subissait un profond recul de sa conscience qui allait le mener à la Guerre mondiale derrière l’idéologie bourgeoise de l’antifascisme. Ce seul exemple devrait suffire à démontrer que la combativité et la massivité ne constituent pas en elles-mêmes des critères suffisants.
Inversement, lorsque le mouvement de Mai 68 éclatait, les conditions historiques avaient radicalement changé par rapport à 1936. Ce mouvement était marqué par le retour de la crise, après la période de reconstruction, et le surgissement d’une génération de jeunes ouvriers qui n’avait pas subi de plein fouet les pires atrocités de la contre-révolution. Ce qui fût alors la plus grande grève de l’histoire et qui a été le point de départ de plusieurs vagues de luttes de par le monde pendant deux décennies, avait été précédé par de multiples petites grèves, insignifiantes en apparence et largement encadrées par les syndicats, mais qui revêtaient en réalité une importance historique.
Un “sage précepte” du CCI au “Prolétaire”
Les conditions de la lutte de classe ne sont donc pas toujours tout à fait les mêmes à chaque étape de l’évolution historique. Voyons brièvement comment le CCI analyse la situation actuelle et quelles implications il en tire pour comprendre la lutte de classe et les violences urbaines que nous venons de connaître.
Dans le prolongement de Mai 68, le rapport de force favorable au prolétariat ouvrait la voie à une dynamique vers des affrontements décisifs avec la bourgeoisie. Mais dans les années 1980, bien que la combativité de la classe ouvrière a empêché la bourgeoisie de mettre en avant sa seule « réponse » à la crise historique du capitalisme (la guerre mondiale), l’incapacité du prolétariat à sortir du carcan syndical et des mystifications démocratiques ne lui ont pas, non plus, permis de porter plus en avant la perspective révolutionnaire. Ceci a abouti à une situation d’impasse marquée par l’effondrement du bloc de l’Est et toute la campagne sur la « mort du communisme » et le « triomphe de la démocratie ». C’est ce que le CCI a identifié comme la phase ultime de la décadence du capitalisme, sa décomposition, qui n’a cessé d’attiser à l’extrême des phénomènes caractéristiques du pourrissement de la société : accroissement des catastrophes en tout genre, du chaos et du chacun pour soi sur la scène impérialiste, sur le plan social et politique, montée en puissance des idéologies les plus irrationnelles et mortifères, du désespoir, du « no futur », etc.
Cette situation nouvelle a impliqué un recul important des luttes de la classe ouvrière pendant plus de trente ans, malgré des expressions sporadiques de combativité (CPE, Indignés, Occupy…). Le prolétariat britannique, pourtant l’un des plus expérimentés et combatifs de l’histoire, représentait la quintessence de ce recul, puisque jusqu’en 2022, il est resté largement passif et résigné face aux attaques extrêmement brutales portées par la bourgeoisie.
L’accélération récente de la décomposition, marquée par la pandémie de Covid-19 et, plus encore, par la guerre en Ukraine, n’ont fait qu’amplifier la crise profonde dans laquelle s’enfonce le capitalisme. Tous les effets délétères de la décomposition se sont encore plus approfondis, s’alimentant les uns les autres dans une sorte de « tourbillon » incontrôlable.
Cependant, alors que la crise devient de plus en plus insoutenable, le prolétariat commence à réagir : d’abord en Grande-Bretagne où, pour la première fois depuis plus de trente ans (!), le prolétariat a crié son raz-le-bol, mois après mois, à travers d’innombrables grèves, puis, presque simultanément, dans de nombreux pays, notamment en France, en Allemagne, en Espagne, en Hollande… mais aussi au Canada, en Corée et, aujourd’hui, aux États-Unis.
À l’occasion de la réforme des retraites en France, des millions d’ouvriers se sont retrouvés dans les rues, affirmant à chaque manifestation la nécessité de lutter tous ensemble, commençant, de façon embryonnaire, à faire le lien avec les luttes des autres pays, à se remémorer ses expériences (notamment le CPE et Mai 68) et s’interroger sur les moyens de la lutte. Malgré le poids du corporatisme et ses immenses difficultés pour affronter les syndicats et tous les amortisseurs sociaux et idéologiques que sécrète la bourgeoisie, le prolétariat commence à se reconnaître comme une classe, à lutter massivement à l’échelle internationale, à exprimer des réflexes de solidarité et de combativité que nous n’avions observé que très marginalement depuis des décennies. C’est une véritable rupture avec la situation précédente de passivité à laquelle nous assistons ! Mais l’absence de cadre d’analyse pousse Le Prolétaire à ne voir dans cette rupture que la « défaite » de vulgaires « mobilisations moutonnières ».
La période actuelle voit donc à la fois la décomposition s’accélérer brutalement, avec tout ce qu’elle charrie de désespoir et d’absence de perspective, mais aussi le retour de la combativité ouvrière. Cela signifie que le développement de la lutte de classe ouvrière va nécessairement se heurter à des expressions de désespoirs et d’impuissance en son sein, qui demeureront des fardeaux pour le prolétariat et que la bourgeoisie ne va cesser de promouvoir. Les émeutes et les mouvements interclassistes comme les « gilets jaunes » en sont des illustrations caricaturales !
Les émeutes n’ont, en effet, rien apporté d’autres qu’étaler au grand jour l’impuissance totale d’une jeunesse désespérée : il n’a pas fallu une semaine à l’État pour rétabli l’ordre et réprimer férocement les émeutiers. Surtout, les violences urbaines ont été un véritable frein au développement de la lutte de classe. En divisant pour rien les ouvriers, elles ont donné à la bourgeoisie une opportunité pour tenter de saper la combativité et l’unité qui commencent à émerger, à travers une campagne dont les derniers échos en date sont l’ignoble propagande raciste du gouvernement sur « l’interdiction de l’abaya à l’école ».
Une large partie de la gauche du capital a également profité de la situation pour pourrir la réflexion en cours du prolétariat sur les moyens de la lutte : « vous désiriez plus de radicalité durant la lutte contre la réforme des retraites : voilà un exemple qui fait trembler la bourgeoisie ! », « vous souhaitiez une plus grande unité des travailleurs : vive la convergence des gilets jaunes et des jeunes de banlieue ! »…
L’irresponsabilité du “Prolétaire”
Et le PCI, victime de sa propre confusion, de son incapacité à comprendre la lutte de classe, s’est finalement placé dans le sillage des gauchistes.
Quand la classe ouvrière a tant besoin de développer son unité, Le Prolétaire chante les louanges de violences urbaines qui ont été une formidable occasion pour la bourgeoisie de diviser les prolétaires, non seulement en France, mais aussi à l’échelle internationale où la presse a fait ses gorges chaudes des émeutes pour mieux discréditer la violence de classe et les manifestations massives ! Quand la classe ouvrière a tant besoin de développer sa conscience, son organisation et ses méthodes de lutte, Le Prolétaire présente des violences aveugles, où se mêlent destructions de locaux municipaux et pillage de supermarchés, comme le sommet de la lutte de classe ! Quand la classe ouvrière a tant besoin de retrouver sa confiance en elle-même, Le Prolétaire jette, d’un air dégoûté, un mouchoir sur ses luttes « moutonnières » et présente ses pas en avant comme des « défaites » !
La légèreté avec laquelle Le Prolétaire examine les émeutes n’est donc pas seulement inconsistante, elle est surtout irresponsable. Car le PCI, contrairement aux partis trotskistes et à toute l’extrême-gauche du capital, est une organisation de la Gauche communiste. Malgré tous nos désaccords, le PCI appartient au camp du prolétariat et a, de ce fait, une responsabilité vis-à-vis du mouvement ouvrier et de la classe ouvrière. Plutôt que de confronter ses positions sérieusement avec les autres organisations du milieu politique prolétarien, plutôt que faire preuve du minimum de solidarité et de fraternité qui devrait l’animer à l’égard de ce même milieu, il met sur un pied d’égalité une officine bourgeoise telle que Lutte Ouvrière et le CCI, au milieu d’un article indigent, sans se soucier le moins du monde des responsabilités politiques qui lui incombent.
Cette irresponsabilité, le PCI l’exprime également à l’égard des ouvriers qui se rapprochent des positions de la classe ouvrière dont il contribue à entretenir la confusion à force de contorsions opportunistes et de renoncement à faire vivre le précieux héritage du mouvement ouvrier : la méthode marxiste.
EG, 20 septembre 2023