Lutte de classe en Pologne capitaliste

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La révolte de la classe ouvrière polonaise en décembre 1970 est peut-être l’évènement le plus important des quarante dernières années de lutte du Prolétariat mondial. C’est au plus profond des mythes bourgeois, au mensonge qui a pesé le plus lourdement de toute l’histoire du mouvement ouvrier que le prolétariat polonais s’est victorieusement attaqué : le mythe des États dits "communistes". En 56 ou en 68, dans les pays de l’Est, le problème de l’intervention soviétique a souvent permis de noyer le mouvement ouvrier dans un amalgame nationaliste. En décembre 1970, c’est la classe ouvrière elle-même, sur des revendications strictement prolétarienne, qui a brûlé le siège du Parti soi-disant ouvrier, commençant par là à affirmer son autonomie comme classe historique et privant bourgeois et bureaucrates de toutes possibilités d’équivoque. Ce n’est évidemment pas un hasard si la lutte "anti-fasciste" de tous les "progressistes" contre ce procès de quelques nationalistes basques a reçu cent fois plus de publicité.

"Quels sont d’une façon générale les indices d’une situation révolutionnaire ? Nous sommes certains de ne pas nous tromper en indiquant les 3 principaux indices que voici :

1) Impossibilité pour les classes dominantes de maintenir leur domination sous une forme inchangée ; crise du "sommet", crise de la politique de la classe dominante, et qui crée une fissure par laquelle le mécontentement et l’indignation des classes opprimées se fraient un chemin. Pour que la révolution éclate, il ne suffit pas habituellement, que "la base ne veuille plus" vivre comme auparavant, mis il importe encore que "le sommet ne puisse plus".

2) Aggravation, plus qu’à l’ordinaire, de la misère et de la détresse des classes opprimées.

3) Accentuation marquée, pour les raisons indiquées plus haut, de l’activité des masses, qui se laissent tranquillement piller dans les périodes "pacifiques", mais qui, en période orageuse, sont poussées, tant par la crise dans son ensemble que par le "sommet" lui-même vers une action historique indépendante" LENINE "La faillite de la Ile Internationale" Tome 21 des Œuvres Complètes (Août 14-Décembre 15)

Toutes proportions gardées, les évènements qui se sont déroulés en Pologne pendant le mois de décembre paraissent illustrer à merveille cette citation de Lénine. Après les secousses sociales qu’a connu le monde capitaliste traditionnel, (Mai 68 en France, le "mai rampant" italien, etc..,) et qui continuent à l’ébranler (voir la situation sociale en Angleterre et dans les pays nordiques) c’est le tour des pays de capitalisme d’État. Même la toute puissante Russie, n’est pas à l’abri des problèmes de l’économie capitaliste : inflation, chômage, et 'après les évènements de Pologne, on peut considérer le prolétariat de ce pays comme une des fractions les plus conscientes du prolétariat mondial actuellement.

"Il importe le sommet ne puisse plus..."

"À la longue, il est difficile d’admettre des situations incorrectes" commente le journal polonais Trybuna Ludu à propos de l’opération "Vérité des "Prix" annoncée le Samedi 12 Décembre par le gouvernement Polonais. Effectivement le "bilan" de l’économie polonaise dressé par Monsieur Jaszczuk n’était pas satisfaisant : "pendant la période I956-60 l’accroissement du revenu national était en moyenne de 6,5% par an. Ce chiffre est tombé à 6,2% pendant la période I961-65 et à 5,7% pendant le plan quinquennal qui s'achève. Ces dernières années les grands travaux n’ont été réalisés que dans la proportion de 93%... Les résultats de la production agricole ont été décevant depuis deux ans." Le Monde Éditorial : "Une Population exaspérée" P; 1 (17 Déc 70)

Pour rétablir la situation économique, le gouvernement polonais décide de mettre en œuvre une politique de "vérité des prix". L’agence PAP explique ainsi les mesures prises ; "les prix précédents ne couvraient pas les coûts de production de la grande majorité des articles alimentaires et même dans certains cas ne couvraient pas le prix d’achat des produits agricoles eux-mêmes" Le Monde 15 Décembre 70.

L’économie polonaise doit se débattre dans de sérieux problèmes à en juger par le montant des augmentations : 8% pour le lait, 12% pour le pain, l4% pour le sucre et les tissus d’habillement, 16% pour la farine, 24% pour les chaussures, 33% pour le saindoux, 28 à 68% pour les matériaux de constructions. (Le Monde Diplomatique 2/1/71)

A ces augmentations, s’ajoutent encore les mesures de rationalisation prises dans certaines entreprises qui doivent augmenter le rendement des ouvriers et diminuer les primes. (Le Monde Diplomatique 2/1/7I)

Nous sommes ici en présence d’une de des "crises du sommet, de la politique de la classe dominante et qui crée une fissure par laquelle le mécontentement et l’indignation des classes opprimées se fraient un chemin".

"AGGRAVATION, PLUS FORTE QUE D’HABITUDE DE LA MISERE ET DE LA DETRESSE DES CLASSES OPPRIMEES."

"Même avant la dernière hausse des prix, le salaire moyen était insuffisant pour couvrir les besoins les plus élémentaires": (Le Monde Diplomatique 2/l/7l)

Déjà avant cette mesure, les travailleurs polonais pratiquaient le "second emploi", non déclaré et qui permettait de vivre un peu mieux.

N’ayant aucun stimulant, mal payé, l’ouvrier polonais tout comme l’ouvrier russe pratique une "grève perlée" en permanence. Un dirigeant se plaignait récemment que les travailleurs viennent se reposer à leur travail officiel, reconstituant leurs forces pour un deuxième emploi... "noir".

Les hausses de prix, touchant à des produits de toute première nécessité viennent réduire un niveau de vie déjà très bas, Elles ont pour conséquences de réduire le minimum vital social à un point qui n’est plus accepté par le prolétariat. Cette hausse de prix annoncée quelques jours avant Noël -ce qui provoque une colère encore plus intense- aura pour résultat les évènements que l’on sait.

"Ceux d’en bas, ne veulent plus vivre, comme auparavant".

La réaction de la classe ouvrière ne se fait pas attendre, et c’est dès le Lundi matin 14 Décembre que les ouvriers des chantiers navals de Gdansk se mettent en grève, se rassemblent en manifestation .dans les rues pour aller devant le siège du comité de région du parti.

Rapidement des heurts éclatent avec les forces de l’ordre ; une vague "d’émeutes" déferle sur les trois ports de la Baltique : Gdansk, Gdynia et Stettin.

Ce qui dans un pays capitaliste traditionnel se serait soldé par des conversations, des accords entre patronat et "représentants des ouvriers" (syndicats), prend de suite en Pologne un caractère violent et explosif. Dans les pays de l’Est, il n’existe aucun "amortisseur" entre exploiteurs et exploités.

Dans les sociétés capitalistes traditionnelles l’existence de syndicats, intermédiaires en apparence autonomes, jouissant encore d’une certaine crédibilité aux yeux de la classe ouvrière, amortit dans la plupart des cas cette violence latente.

Le prolétariat, n'a pas perdu de temps, et a de suite affronté ses ennemis et ses organes. Dans l'économie capitaliste traditionnelle, du fait de la multiplicité des usines et des patrons indépendants, du fait que les rênes de l'économie se trouvent éparpillés parmi la classe bourgeoise, les ouvriers ne voient qu'après plusieurs luttes l'ennemi global à attaquer. Nous voyons apparaître d’abord des conflits localisés au niveau des usines, et c’est seulement dans le cas d’une crise plus profonde, donc d’un mécontentement accru, que l’État, et l’ENSEMBLE de la classe dominante sont mis en cause. (Confère tous les conflits parcellaires et localisés pendant l'année 67-68 qui aboutissent à Mai 68 en France).

En Pologne, le conflit se pose de façon plus crue et plus directe. Il n’y a pas à s’y tromper. Ce n’est pas le patron local qui est mis en cause, car celui-ci n'existe pas, ou bien n'est que le représentant direct, l’exécutant des ordres du pouvoir central.

Toute lutte ou revendication met donc directement en cause le gérant de l’économie : l'ETAT, LE PARTI. C’est ainsi que la foule ne se donne pas 36 buts, mais un : le siège du comité du parti.

Le capitalisme d’État

En Pologne "socialiste" il est clair que les moyens de production, étant nationalisés, sont la propriété de l’État. Ils sont donc contrôlés, dirigés par la couche qui détient le pouvoir d’État, dans ce cas, le Parti Ouvrier Unifié Polonais.

  • "... Les dirigeants de la bureaucratie se considèrent être les représentants des intérêts de la classe ouvrière. Si nous voulons apprécier le système non d’après les déclarations de ses dirigeants, mais d’après les faits tels qu’ils sont, nous devons analyser la nature de classe de la bureaucratie. Le fait qu'elle exerce le pouvoir ne préjuge pas de sa nature de classe et ne l’explique pas de façon satisfaisante. Ce qui est déterminant à cet égard, ce sont les rapports de production. Nous devons donc examiner le processus de production et les rapports dans lesquels entrent d’une part la classe ouvrière, créatrice de base du revenu national et d’autre part la bureaucratie politique centrale, détentrice des moyens de production." - "Lettre ouverte au Parti Ouvrier Polonais"[1] page7, Kuron et Modzelewski

La bureaucratie

"Comme dans tout appareil hiérarchisé, à l’origine des ordres, se trouve une élite, un groupe de gens occupant dans la hiérarchie des postes de responsabilité et qui élaborent ensemble des décisions fondamentales. Dans notre système, l’élite du parti est en même temps l'élite gouvernementale. Les décisions du pouvoir d’État sont prises par elle, et au sommet des échelles hiérarchiques du Parti et de l’État on remarque généralement le cumul des postes. Exerçant le pouvoir dans l’État, cette hiérarchie dispose de l’ensemble des moyens de production nationalisés, décide de l’importance relative de la consommation et de l’accumulation des investissements dans les secteurs de son choix, de la part de .chaque groupe social dans la consommation du revenu national, bref de la répartition et de l’emploi de la totalité du produit social. Les décisions de l’élite sont indépendantes et libres de tout contrôle de la part de la classe ouvrière et du reste de la société." Kuron et Modzelewski page 6

Derrière chaque entreprise différente, se cache le propriétaire unique des moyens de production : l’ETAT.

Ne disposant pas des moyens de production, l’ouvrier polonais, tout comme l’ouvrier français ou américain, doit, pour survivre vendre la seule chose qu'il possède ; sa force de travail.

"À qui l’ouvrier vend-il sa force de travail dans notre pays ? A ceux qui disposent des moyens de production, donc à la bureaucratie politique centrale. A ce titre, la bureaucratie politique centrale est une classe dominante : elle a le pouvoir exclusif sur les moyens de production de base, elle achète la force de travail de la classe ouvrière, elle lui prend par la force brutale et la contrainte économique le surproduit qu’elle exploite pour des objectifs hostiles ou étrangers aux ouvriers c’est-à-dire dans le but de renforcer et d’élargir son pouvoir sur la production et la société. Et, ceci est, dans notre système, le type prépondérant des rapports de propriété, la base des rapports de production et des relations sociales."

Mais... argumentent les Trotskystes :
"La bureaucratie soviétique a politiquement exproprié le prolétariat pour défendre par ses propres méthodes les conquêtes sociales du prolétariat. Mais le fait même qu’elle se soit appropriée le pouvoir dans un pays où les moyens de production les plus importants appartiennent à l’État, crée entre elle et les richesses de la nation des rapports entièrement nouveaux. Les moyens de production appartiennent à l’État. L’État "appartient" en quelque sorte à la bureaucratie. Si ces rapports encore tout-à-fait récents, se stabilisaient, se légalisaient, devenaient normaux sans résistance ou contre la résistance des travailleurs, ils finiraient par la liquidation complète des conquêtes de la révolution prolétarienne. Mais cette hypothèse est encore prématurée. Le prolétariat n’a pas encore dit son dernier mot. La bureaucratie n’a pas créé de base sociale à sa domination sous la forme de conditions particulières de propriété. Elle est obligée de défendre la propriété de l’État source de son pouvoir et de ses revenus. Par cet aspect de son activité, elle demeure l’instrument de la dictature du prolétariat."[2] Trotski "La Révolution trahie" page 250 - Edition 10-18

Trotsky aurait dû tout d'abord se poser la question de savoir comment il est possible qu'une couche exproprie une autre, pour ensuite défendre les "conquêtes sociales" de la classe qu'elle vient d'exproprier,

Assurément, l'histoire ne nous a jamais donné l’exemple de semblables péripéties. Mais passons là-dessus pour analyser le dernier argument -au fond, le plus important.

Trotsky nous dit que "la bureaucratie n'a pas créée de base sociale à sa domination sous la forme de conditions particulières de propriété ". Il entend par là que juridiquement elle ne s'est pas accordé la propriété privée individualisée, transmissible, par vente ou par héritage... etc.

Trotsky, considère, ici, comme dans tous ses écrits, au sujet de l'URSS, que la propriété privée individualisée est un des caractères intrinsèques du capitalisme. Trotsky oublie que "propriété privée" a d’abord et avant tout le sens de propriété privée à autrui. Sous le capitalisme, il y a propriété privée des moyens de production (et c’est cela qui caractérise le système, c'est cela qui est à la BASE de toutes les contradictions du capitalisme) c'est en ce sens que les travailleurs n’ont pas accès à ces moyens de production, qu'ils sont PRIVÉS de tout contrôle sur eux, et en conséquence de tout contrôle et décision sur la production, et le produit social.

C’est parce que le travailleur est SÉPARÉ de ses moyens de production et donc du produit de son travail qu’il est aliéné ; c’est pour cela qu’il est obligé de vendre sa force de travail.

Lorsque Trotsky envisage l’économie russe, il confond la transformation formelle opérée dans les RAPPORTS DE PROPRIÉTÉ, avec une transformation des RAPPORTS DE PRODUCTION. ("La nationalisation du sol, des moyens de production, des transports et des échanges, et aussi le monopole des moyens de production forme les bases de la société soviétique. Et", cet acquis de la revoltuion prolétarienne définit à nos yeux l'URSS comme un état prolétarien").

Cette confusion est à la base de toutes les erreurs de la conception trotskyste.

Se trouvant face à un état de choses qu’il critique ardemment, et n’ayant pu se libérer de cette erreur théorique, Trotsky tombe, dans la confusion la plus totale, dans des analyses aberrantes du point de vue marxiste.

D’un côté, Trotsky voit la situation en Russie lucidement : ''Le passage des usines à l’État n’a changé que la situation, juridique de 1!ouvrier", d’un autre côté, il parle : d’"État ouvrier dégénéré" (caractérisation politique imprécise ; un État qui a été "ouvrier" mais qui ne l’est plus ? Qui l’est encore "un peu" ?), et de rapports de production (identiques pour lui à des rapports de propriété) "socialistes" avec parallèlement une distribution bourgeoise, ce qui comme l’a démontré Marx dans sa critique de l’économie politique bourgeoise, n’a aucun sens réel.

"Les rapports et les modes de distribution apparaissent donc simplement comme l’envers des agents de production. Un individu qui participe à une production sous la forme du travail salarié participe sous la' forme du salaire à la répartition des produits, résultats de la production. La structure de la distribution est entièrement déterminés par la structure de la production. La distribution est elle-même un produit de la production non seulement en ce qui concerne l’objet, le résultat de la production seul pouvant être distribué, mais aussi, en ce qui concerne la forme, le mode précis de participation à la production déterminant les formes particulières de la distribution;...
... dans sa conception la plus banale,(c’est celle à laquelle, il faut le penser, se rallient les trotskystes) la distribution apparaît comme distribution des produits , et ainsi comme plus éloignée de la production et pour ainsi dire indépendante de celle-ci. Mais avant d’être distribution des produits. Elle est une distribution des instruments de production, et deuxièmement, ce qui est une autre détermination du même rapport, distribution des membres de la société entre les différents genres de production (Subordination des individus à des rapports de production détermines). La distribution des produits n’est manifestement que le résultat de cette distribution, qui est incluse dans le procès de production lui-même et détermine la structure de la production : considérer la production, sans tenir compte de cette distribution qui est incluse en elle, ç’est manifestement une abstraction, vide alors qu’au contraire la distribution des produits est impliquée par cette distribution, qui constitue à l’origine un facteur même de la production
(souligné par nous), Marx - "Introduction à la Critique de 1’Economie Politique" Ed. Soc. page 160-161.

Le trotskyste Mandel[3](I) a beau prétendre que l’idée d’une telle "loi de correspondance" entre mode de production et mode de distribution est une "conception mécaniciste" qui "est peut-être un produit du stalinisme, mais certainement pas un produit de Marx", il n’empêche que l’idée de Marx à ce sujet est particulièrement sans équivoque. Mandel ne critique peut-être que la volonté de vouloir la considérer valable "partout et toujours" ?[4] (2) Il n’empêche que Marx est très clair à ce sujet. C’est bel et bien de production, de consommation et de distribution au sens général du terme que Marx parle. Même dans l’extrait ci-dessus, quand il parle de salariat, ce n’est que pour citer un exemple parmi d’autres. C’est bien une loi générale que Marx met en évidence.

Les pirouettes théoriques de Mandel pour se réclamer de Marx tout en défendant de telles aberrations, utilisant "d’importantes considérations" du style de la "tendance foncièrement égalitaire" de la planification -en soi- ne peuvent se comprendre que dans un souci de maintenir la vielle mystification du caractère prolétarien du capitalisme d’État. "C’est un problème de direction". Si nous étions à la tête de cette même économie (soviétique) ce serait socialiste etc...

Déjà Marx, entrevoyait théoriquement, la possibilité d’un CAPITALISME "à la Russe".
"Dans une société donnée, elle (la centralisation), n’aurait atteint la dernière limite qu’au moment où le CAPITAL NATIONAL TOUT ENTIER ne formerait plus qu’un seul capital entre les mains d’un seul capitaliste ou d’une seule compagnie de capitalistes". MARX "Le Capital" Livre I, page 1139 Éditions de la Pléiade, tome I

L’URSS n’est pas le premier exemple dans l’histoire d’une société divisée en classes, sous la couverture d’une propriété qualifiée "juridiquement" de collective ou communiste. Le despotisme oriental ou système asiatique nous donne le premier exemple d’une telle organisation sociale ; juridiquement, nous sommes en communisme primitif ; dans les faits, c’est la caste détenant le pouvoir d’État qui est une classe dominante et exploite le reste de la société.

Du point de vue du prolétariat, le fait que les moyens de production soient concentrés dans les mains de l’État, ou bien éparpillés entre les mains de différents capitalistes, ne change aucunement les choses. Et, c’est pour cette raison, que la polémique avec les trotskystes, loin d’être simplement une question académique, ou intellectuelle -devient dans la réalité, une frontière de classe.

De leur analyse, Trotsky et ses épigones tirent la conclusion "qu’après la révolution politique, après le renversement de la bureaucratie, le prolétariat aurait à accomplir dans l’économie de très importantes réformes. IL N’AURAIT PAS A FAIRE UNE NOUVELLE REVOLUTION SOCIALE".

"La Révolution trahie" page 255 et aux épigones de crier après les évènements de Pologne : "Révolution politique car en Pologne, le capitalisme a été exproprié, l’État bourgeois détruit, les moyens de production collectivisés". "Information Ouvrière" n° 505. ;

C’est là entretenir une mystification de plus.

En Pologne, comme en URSS, comme dans les pays du capitalisme occidental, le prolétariat sera affronté aux mêmes tâches, aux mêmes problèmes :

  • Destruction de l’État bourgeois et son remplacement par les organes de la dictature du prolétariat : les conseils ouvriers ;
  • Transformation des rapports de production, création d’une économie où les travailleurs ne seront plus séparés des moyens de production : abolition de l’exploitation, abolition du salariat ;
  • Transformation du BUT de la production ; la production en vue de l'accumulation, et de la production de valeur d’échange sera transformée en vue de créer des VALEURS D’USAGE destinées à satisfaire les besoins des hommes.

La révolution est sociale, donc économique et politique à l'Est comme à l’Ouest. En parodiant Marx excédé par la vision parcellaire et donc réactionnaire de Proudhon qui veut séparer le politique du social nous disons aux trotskystes "ne dites pas que le mouvement social exclut le mouvement économique. Il n’y a jamais de mouvement politique qui ne soit social en même temps".

Une bévue telle que celle d’envisager une séparation entre l’économique et le politique trouverait à la rigueur une explication (non, une justification) dans une économie libérale du XIXe siècle où la bourgeoisie privée "oppose farouchement à l’intervention économique de l’État dans ses affaires. Elle devient une pure aberration lorsqu’il s'agit d’une économie de type "soviétique" où la fusion économique et politique est parfaite jusqu’à se formaliser dans un parti unique détenant tous les pouvoirs. Parler alors de révolution politique et non économique ne peut s’expliquer que par le souci de défendre le type d’exploitation étatique, le capitalisme d’ETAT, justement celui auquel le prolétariat polonais s’est attaqué, lui payant du prix de centaines de ses morts les quelques revendications économiques qu’il a pu arracher.

La classe ouvrière

Dans le système de capitalisme d’État, la majeure partie des moyens de production sont nationalisés. Ils "appartiennent" tous à un même propriétaire : l’État. En ce sens, les "ventes" ou "achats" d’une branche à une autre, sont en réalité, simplement des "transferts" de même type que ceux, qui s’effectueraient dans une concentration verticale, en France par exemple.

Il y a une seule chose que la bureaucratie doit ACHETER véritablement : c’est la force de travail. Seule marchandise qui ne lui "appartient" pas, elle est achetée à sa valeur :

  • "... le salaire dans notre pays correspond au minimum vital du moment, autrement dit, le salaire donne seulement à l’ouvrier dans la distribution du revenu national, la part qui lui est absolument nécessaire pour vivre et élever ses enfants, donc pour reproduite sa propre force de travail et préparer de nouveaux ouvriers pour l’industrie.
    Le salaire est donc uniquement une composante des frais de production aussi indispensable que les dépenses en matières premières et en machines.." Kuron et Modzelewski page 12-13

L’ouvrier dispose en général d’un logement d’État qu’il paye très peu, c’est-à-dire qu’il utilise en grande partie gratuitement : mais il faut bien qu’il habite quelque part pour vivre et produire ; son appartement n’a rien de luxueux, et le plus souvent manque du confort le plus élémentaire. Il est une des composantes de son minimum vital qui lui est assuré en plus de son salaire.
L’ouvrier bénéficie de soins médicaux gratuit et de réductions sur le prix des médicaments : il doit être soigné pour entretenir sa capacité de travail. Les services médicaux gratuits et les médicaments à prix réduit sont encore des composantes de son minimum vital. Si l’on supprimait la gratuité des soins médicaux, si l’on élevait les loyers, et les charges au niveau de la rentabilité de la construction et de l’entretien des immeubles, le salaire devrait s’élever d’autant... Ces charges et services gratuits sont pour l’ouvrier une partie indispensable de son minimum vital, un complément à son salaire aussi nécessaire que le salaire lui-même. Ils entrent donc dans les frais de production

De même qu’en France ou dans les autres pays "occidentaux", la forme de travail en Pologne est la seule marchandise qui est capable de créer plus de valeur, qu’elle ne vaut. Le surproduit créé par la classe ouvrière est approprié par celui qui achète la force de travail : l’État.

  • "En I962, un travailleur de l’industrie a créé en moyenne, un produit de valeur nette de 71.000 zlotys, dont il a obtenu sous forme de salaire 22.000 zlotys en moyenne. Autrement dit, pendant un tiers de la journée de travail, l’ouvrier produit son propre minimum vital et durant les deux autres tiers, il crée le surproduit". Kuron et Modzelewski.

Le fait que l’acheteur de la force de travail soit unique et que le régime soit totalitaire ne peut que rendre plus féroce les conditions d’exploitation.

Le but de classe de la production

De même que le but social de la production détermine le rôle social des classes dominantes :
"Chaque classe dominante détermine le but de la production sociale. Elle le fait évidemment dans son propre intérêt de classe, c’est-à-dire avec le souci de fortifier et élargir sa domination sur la production et la société.
La position d’un capitaliste individuel (d’une société anonyme, d’un monopole, etc.…) dans la société dépend de l’importance de son capital, de même que la position internationale de toute la classe capitaliste d’un pays donné dépend de l’importance du capital national. Car le capital est la forme actuelle de domination sur le travail et son produit. Ainsi la préoccupation constante d’un capitaliste sera l’élargissement donc l’accumulation de son capital. En fait, il est l’expression de son capital et de sa tendance à "l’expansion", La seule puissance matérielle de la bureaucratie, son champ de domination sur la production, sa position internationale (facteur très important pour une classe qui s’organise comme un groupe s’identifiant avec l’État), dépendent, de l’importance du capital national.
La bureaucratie tend donc à l’élargir, à étendre l’appareil de production et d’accumulation. Elle est l’expression du capital national, au même titre qu’un capitaliste le serait de son capital individuel.
Quel est le but de classe atteint par la bureaucratie au travers du processus de production ou en d’autres termes quel est le but de classe de la production ? Ce n’est pas le bénéfice de l’entreprise mais le surproduit à l’échelle de toute l’économie nationale. Et elle fournit les sources de l’accumulation ainsi que de toute dépense destinée au maintien et à l’affermissement de la domination de classe de la bureaucratie
."

Qu’est-ce que le surproduit ? Il est constitué par la différence entre ce qui est avancé et ce qui est créé.

Il peut provenir en partie d’un échange inégal entre par exemple : les biens que l’état vend aux paysans et ceux qu’il obtient en contrepartie.

Dans la mesure où la petite propriété individuelle subsiste à la campagne, et que ces paysans ont besoin de s’approvisionner en moyens de production industriels, ils adressent à l’État où à ses organes une demande. L’État étant le vendeur monopoliste de tels biens, fixe ses prix de façon à pouvoir titrer un avantage de l’échange.

Le surproduit peut provenir aussi d’un échange inégal entre pays. Mais nous pouvons éliminer ici cette hypothèse car ce n'est certainement pas la Pologne, qui va tirer un bénéfice quelconque de ses échanges avec l’URSS c’est plutôt le cas inverse qui se produit.

Le surproduit provient d’abord et avant tout du surtravail de la classe ouvrière.

Le travail non payé de celle-ci est approprié par la bureaucratie et constitue la principale source d’accumulation, des salaires des travailleurs improductifs, du maintien de l’appareil policier, etc....

La classe ouvrière n’a aucun mot à dire quant à la façon dont cette partie du produit créé par elle est employée. Le travailleur est aussi aliéné par rapport à son travail et par rapport à son produit que dans n’importe quel autre pays.

L’importance des événements de Pologne.

Il est dans l’intérêt de la bourgeoisie mondiale (soit privée, ou bureaucratique) de maintenir la mystification au sujet du partage du monde entre deux types de sociétés opposées : d’un côté le capitalisme (qui LUI est libéral, démocratique, respecte les libertés individuelles, etc…) de l’autre de "socialisme” qui LUI est planifié, qui soutient les luttes pour l’émancipation des peuples frères, qui a aboli le capitalisme, etc…) Ce partage en deux "mondes”, deux types de société, (l’enfer étant toujours l’autre) est soigneusement entretenu par la classe dominante en vue de mieux consolider son pouvoir.

Un des aspects importants des évènements qui se sont déroulés en Pologne pendant les mois de Décembre 70, et suivants, c’est justement le fait qu’ils apportent encore une fois un démenti à cette thèse. Après les grèves allemandes de 53, la révolte hongroise et polonaise de 56, sans citer les revendications des intellectuels, des étudiants, etc.... les ''évènements de la Baltique" viennent avec une force, et une clarté encore jamais vue proclamer que la lutte du prolétariat est la MEME à l’Est et à l’Ouest.

Après avoir démarré sur un objectif strictement économique -maintien du prix de la force de travail ; maintien du taux d’exploitation- la grève se prolonge en revotant souvent, par la forme d’organisation aussi bien que par le contenu des revendications, un caractère extrêmement radical.

Les formes d’organisation et d’action

Le journal Berlinois "883" publia en janvier, un témoignage qui lui était parvenu de Pologne et qui signale qu’à Stettin :
"La grève s’étendait dans toute la ville, mais c’était une grève spéciale. Les employés du gaz et de l’électricité ne coupaient le gaz et l'électricité que dans les quartiers où habitaient les flics et les "pontes" du parti et non dans le port et les quartiers populaires. En même temps les vendeurs les magasins apportaient gratuitement de la nourriture aux ouvriers. L’essence était gratuitement donnée pour la fabrication de cocktails molotov".

Le mouvement polonais ne fut pas un "éclat" sans suite. Des arrêts de travail et des grèves se sont poursuivis ci-et-là pendant les mois de janvier et février.

Souvent, (cf. le Monde du 1er février) comme à Gdansk, les ouvriers s’arrêtaient de travailler une heure ou deux pour appuyer leurs revendications où élaborer davantage leurs "cahiers de doléances". C’est le cas aux chantiers navals de Szczecin, où, pour calmer l’agitation Gierek vint en personne dialoguer avec les travailleurs.

Ailleurs, comme à Lodz, centre textile polonais., "plusieurs milliers d’ouvrières ont cessé le travail dans sept grandes usines."(Le Monde 1er février 1971).

Dès le 13 janvier "le Monde" dans un article intitulé : "la direction du Parti sollicite le concours des conseils ouvriers qui avaient cessé toute activité depuis 1958 écrit : pour la première fois depuis 1958, le secrétaire du comité central, a envoyé une circulaire aux conseils ouvriers afin de leur expliquer les problèmes sociaux qui se posent dans le pays."

Que sont ces "conseils ouvriers" ? Ce terme de conseil, traduction française de "Soviet" désigne en général une assemblée d’ouvriers, de paysans ou de soldats dont le tout est de diriger ou contrôler telle ou telle activité. Chaque fois que la classe ouvrière est rentrée en lutte ouverte avec le capitalisme de tels organes sont apparus. Exerçant parfois un pouvoir parallèle à l’État officiel pour devenir les organes de la dictature du prolétariat par la suite (Russie 17), (en d’autres cas, ces conseils se sont sabordés eux-mêmes en donnant leurs pouvoirs à un gouvernement bourgeois (Allemagne 1919).

Apparus en Hongrie et en Pologne en 1956, ce furent ces organes populaires qui portèrent Gomulka au pouvoir qui en 1958 les interdit.

Aujourd'hui en Pologne, le gouvernement Gierek parle à nouveau de conseils ouvriers, demande leur collaboration.

Il semblerait donc qu’il y ait deux types de "conseils ouvriers".

D’une part, les "conseils ouvriers" officiels que le gouvernement a essayé de faire revivre comme organes "participationnistes" pour reprendre le contrôle de la situation. D’autre part, face à ces courroies de transmission du pouvoir, le prolétariat aurait constitué des "comités ouvriers" grâce auxquels il a mené sa lutte de façon indépendante et généralisant les revendications économiques pour les traduire immédiatement en termes politiques.

Les travailleurs "... dénoncent les méthodes du pouvoir et réclament un bouleversement des structures existantes : notation des cadres du parti, information libre et complète pour tous, exercices d’une démocratie réelle, autonomie des syndicats" (L’Express).

Dénonçant dans le sang la nature capitaliste des régimes des pays de l’Est, la classe ouvrière polonaise a donné deux enseignements précieux au reste du prolétariat mondial.

D’une part, elle détruisait un mythe, de l’autre, elle montrait le chemin à suivre dans la lutte.

Les réformes "efficaces" de Gierek, les accords avec l’Église et l’argent de Moscou peuvent peut-être momentanément rétablir la paix sociale que nécessite le capital polonais. Ils ne pourront cependant jamais éliminer le dernier acquis essentiel du prolétariat polonais : sa conscience de classe, sa confiance en lui-même. Bien sur le régime n’a pas été détruit. Le capitalisme d’État et le pouvoir bureaucratique sont restés sur pied malgré la secousse. La classe ouvrière ne pouvait pas réellement, par manque de force, d’expérience et de conscience, abolir d’un coup le système existant et apporter sa propre solution définitive. Elle a encore exigé (et donc attendu) de lui une solution. Mais les moyens qu’elle a utilisés ont été l’annonce d’une nouvelle étape de la lutte.

Les révolutions ne sont jamais un éclat victorieux et définitif du premier coup. Elles sont le processus d’une série de tentatives, de défaites, de bonds à travers lesquels, d’étapes en étapes, la classe révolutionnaire se prépare à l’affrontement final.

Le décembre 70 polonais ne constitue pas seulement une expérience "polonaise". Il est un moment de la lutte et du réveil actuel du prolétariat mondial. Ce n’est plus l’isolement international de 1956. En décembre 70 le prolétariat polonais était la véritable avant-garde du prolétariat mondial, ce même prolétariat qui avait déjà fait Mai 68, l’été chaud italien, qui a couvert l’Angleterre et la Scandinavie de grèves sauvages, le même qui fait trembler tous les régimes du monde.

"Les révolutions prolétariennes se critiquent elles-mêmes constamment, interrompent à chaque instant leur propre cours, reviennent sur ce qui semble déjà accompli pour le recommencer à nouveau, raillent impitoyablement les hésitations, les faiblesses et les misères de leurs premières tentatives, paraissent n’abattre leur adversaire que pour lui permettre de puiser de nouvelles forces de la terre et se redresser à nouveau formidable en face d’elles, reculent constamment à nouveau devant l’immensité infinie de leurs propres buts, jusqu’à ce que soit créée enfin la situation qui rende impossible tout retour en arrière, et que les circonstances elles-mêmes crient : Hic Rodus, hic Salta. C’est ici qu’est la rose, c’est ici qu’il faut danser". Marx "18 Brumaire".

La bourgeoisie elle-même ne se trompe pas lorsqu’elle écrit dans 1’Express :
"le décembre polonais, profondément prolétarien est peut-être à long terme plus dangereux : (que l’explosion de 56, ou que le printemps de Prague) car il pourrait facilement gagner la réalité soviétique ou Est Allemand (...) Certaines revendications des ouvriers polonais (...) pourraient fort bien être reprises par les salariés de Tour ou de Nantes."

Parfois la bourgeoisie parvient même à entrevoir que la lutte du prolétariat est une lutte mondiale. C’était l’essentiel à comprendre des évènements de Décembre70 en Pologne.


[1] Nous citerons fréquemment la "lettre ouverte au-Parti Ouvrier Polonais" de Kuron et Modzelewski. Son intérêt évident réside dans le fait que ces auteurs analysent en révolutionnaires la société qu’ils combattent, se montrant par là une première expression théorique de ce que la classe ouvrière commençait à mettre en pratique et dont Décembre 70 marque une étape fondamentale . Ils ne pouvaient que retrouver partiellement les analyses des révolutionnaires européens de "l’ultra gauche" qui dénonçaient la nature capitaliste des pays de l’Est, Kuron et Modzelewski parlent bien de CAPITAL et de régime d’EXPLOITATION de classes » Malgré certaines critiques que nous pouvons émettre quant à une partie de leur première tentative en ce sens, nous nous efforcerons donc d’utiliser leur propre point de vue pour comprendre la nature des évènements de Décembre 70.

[2] Nous reprenions ici un texte qui à été écrit à propos de l’Union Soviétique, et nous appliquons cette argumentation de Trotsky à la Pologne et aux autres démocraties populaires car ces arguments sont repris par certains trotskystes actuels ("Information Ouvrière" et " Rouge") à propos de ces pays.

[3] (I) Un des principaux représentants de la Quatrième Internationale, économiste belge.

[4] (2) In "Quatrième Internationale" Septembre 70.

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Luttes de classe