Soumis par Révolution Inte... le
Présentation du CCI
Dans la continuité de la discussion des documents publiés à la suite du 23e Congrès du CCI(1), nous publions de nouvelles contributions exprimant des divergences avec la Résolution sur la situation internationale du 24e Congrès(2). Comme avec la précédente contribution du camarade Steinklopfer, le désaccord porte sur la compréhension de notre concept de la décomposition, sur les tensions inter-impérialistes et la menace de guerre, et sur le rapport de force entre le prolétariat et la bourgeoisie. Afin d’éviter tout retard supplémentaire lié à la pression des événements récents, nous publions de nouvelles contributions des camarades Ferdinand et Steinklopfer sans la réponse défendant la position majoritaire dans le CCI, mais nous répondrons évidemment à ce texte en temps voulu. Nous devons signaler que ces contributions ont été écrites avant la guerre en Ukraine.
Au cours du 24e Congrès international, j’ai présenté un certain nombre d’amendements à la résolution sur la situation internationale. Leur orientation générale est un approfondissement des divergences que j’ai présentées, sous la forme d’amendements, au Congrès précédent. Certains ont été acceptés par le Congrès, d’autres ont été rejetés parce que le Congrès a estimé nécessaire de prendre le temps de les discuter plus profondément avant de les voter. En reproduisant certains de ces derniers amendements, cet article va se concentrer principalement sur ceux qui ont été rejetés parce que le Congrès était en désaccord avec leur contenu. Ces divergences concernent avant tout deux des dimensions essentielles de notre analyse sur la situation mondiale : les tensions impérialistes et le rapport de force de classes global entre la bourgeoisie et le prolétariat. Mais il y a un fil rouge qui relie entre eux ces désaccords, qui tourne autour de la question de la décomposition. Bien que l’ensemble de l’organisation partage notre analyse de la décomposition comme phase ultime du capitalisme, lorsque nous voulons appliquer ce cadre à la situation actuelle, des différences d’interprétation apparaissent. Ce sur quoi nous sommes tous d’accord est que cette phase terminale, non seulement a été ouverte par l’incapacité de l’une ou l’autre des principales classes de la société d’offrir une perspective à l’humanité toute entière, unir de grandes parties de la société soit derrière la lutte pour la révolution mondiale (le prolétariat), soit derrière la mobilisation pour la guerre généralisée (la bourgeoisie), mais qu’elle y a ses plus profondes racines. Mais, pour l’organisation, il y aurait une seconde force motrice à cette phase terminale, qui serait la tendance au chacun-pour-soi : entre les États, au sein de la classe dominante de chaque État national, dans la société bourgeoise au sens large. Sur cette base, en ce qui concerne les tensions impérialistes, le CCI tend à sous-estimer la tendance à la bipolarisation entre grands États dominants, la tendance vers la formation d’alliances militaires entre États, tout comme il sous-estime le danger grandissant de confrontation militaire directe entre grandes puissances, qui contient une dynamique potentielle vers ce qui ressemble à une Troisième Guerre mondiale, laquelle pourrait potentiellement détruire l’humanité entière. Sur la même base, le CCI aujourd’hui, en ce qui concerne le rapport de force entre les classes, tend à sous-estimer le sérieux de l’actuelle perte de perspective révolutionnaire de parties du prolétariat, ce qui mène l’organisation à assurer que la classe ouvrière peut retrouver son identité de classe et sa perspective communiste essentiellement à travers les luttes ouvrières défensives.
Les tendances vers la guerre
Pour ma part, bien que je sois d’accord avec l’idée que le chacun-pour-soi bourgeois est une très importante caractéristique de la décomposition, qui a joué un très grand rôle dans l’ouverture de la phase de décomposition avec la désintégration de l’ordre impérialiste mondial de l’après-Seconde Guerre mondiale, je ne crois pas que c’en soit une des principales causes. Il est bien plus vrai que le chacun-pour-soi bourgeois est une tendance permanente et fondamentale du capitalisme depuis sa naissance (allant même dans certaines circonstances jusqu’à la fragmentation et la désintégration de l’État bourgeois lui-même), tout comme la contre-tendance au rapprochement de forces nationales bourgeoises - dont l’État de classe est le principal outil -est fondamentale et permanente, allant jusqu'à la tendance au totalitarisme capitaliste d'État à l'époque du capitalisme décadent. Pour moi, l’incapacité à la fois du prolétariat et de la bourgeoisie d’imposer une solution à la crise qui menace l’existence de notre espèce est le facteur essentiel de la phase de décomposition, depuis 1989 jusqu’à aujourd’hui, et pas la tendance vers le chacun-contre-tous.
Au contraire, je dirais que la brutalité grandissante des deux tendances vers la fragmentation et la désunion, et vers l’imposition d’un minimum d’unité nationale à travers le capitalisme d’État, y compris l’affrontement toujours plus dur entre ces deux tendances opposées, sont ce qui caractérise, à ce niveau, cette phase terminale. Pour moi, le CCI s’éloigne de sa position originelle sur la décomposition en assignant au chacun-contre-tous un rôle de cause fondamentale et décisive qu’il n’a jamais eu aussi unilatéralement. Comme je le comprends, l’organisation a migré vers la position que, avec la décomposition, le chacun-contre-tous a acquis une qualité nouvelle par rapport à la précédente phase du capitalisme décadent, représentée par une sorte de domination absolue de la tendance à la fragmentation. Pour moi, par contre, il n'y a pas de tendance majeure dans la phase de décomposition qui n'existait pas déjà auparavant, en particulier dans la période de la décadence capitaliste ouverte par la Première Guerre mondiale. C’est pourquoi j’ai proposé un amendement à la fin du point trois de la résolution sur la situation internationale (qui a été rejeté par le Congrès) qui disait : « en tant que telle, la présente phase de décomposition n’est pas une période qualitativement nouvelle au sein -ou au-delà - de la décadence du capitalisme, mais est caractérisée -en tant que phase terminale du capitalisme - par la pire aggravation de toutes les contradictions du capitalisme en déclin ». La qualité nouvelle de la phase de décomposition consiste, à ce niveau, dans le fait que toutes les contradictions déjà existantes d’un mode de production en déclin sont exacerbées au plus haut point. Il en va de même avec la tendance au chacun-contre-tous qui est, elle aussi, exacerbée par la décomposition. Mais la tendance à la guerre entre puissances dominantes, et ainsi vers la guerre mondiale, est également exacerbée, comme le sont toutes les tensions générées par les mouvements vers la formation de nouveaux blocs impérialistes et par les tendances visant à les contrecarrer. L’incapacité à comprendre ceci nous amène aujourd’hui à gravement sous-estimer le danger de guerre, en particulier les conflits qui vont sortir des tentatives des États-Unis d’utiliser leur actuelle supériorité militaire contre la Chine, afin de stopper le développement de cette dernière, tout comme nous sous-estimons sérieusement le danger de conflits militaires entre l’OTAN et la Russie (ce dernier conflit étant, au moins à court terme, potentiellement encore plus dangereux que le conflit sino-américain du fait qu’il comporte un risque encore plus grand de déboucher sur une guerre thermonucléaire). Considérant que le CCI cherche à se rassurer sur l’improbabilité d’une guerre nucléaire du fait de l’inexistence de blocs impérialistes, le très important danger à l’heure actuelle est celui de guerres majeures entre les grandes puissances, autour des tentatives de rapprochement de ces blocs d’une part et des tentatives de l’empêcher d’autre part. C’est par souci de cette inquiétante trajectoire de l’analyse de l’organisation que j’ai proposé l’ajout suivant à la fin du point 8 : « Tout au long du capitalisme décadent jusqu’à aujourd’hui, des deux principales expressions du chaos généré par le déclin de la société bourgeoise, - conflits impérialistes entre État et perte de contrôle au sein de chaque capital national - au sein des régions centrales du capitalisme lui-même, la précédente tendance a prévalu sur la dernière. En supposant, comme nous le faisons, que cela continuera à être le cas dans le contexte de la décomposition, cela signifie que seul le prolétariat peut constituer un obstacle aux guerres entre grandes puissances, mais pas les divisions au sein de la classe dominante de ces pays. Si dans certaines circonstances ces divisions peuvent retarder le déclenchement de la guerre impérialiste, elle peuvent aussi les catalyser. » Cet amendement a été également rejeté par le Congrès. La Commission d’Amendements du Congrès a écrit que cet amendement « revient en fin de compte à mettre en question le cadre de la décomposition ; il pourrait donc apparaître de nouvelles zones de prospérité ». Pourtant le but de cet amendement n’était pas de mettre en avant la perspective de nouvelles zones de prospérité, mais de mettre en garde contre l’illusion que les divisions au sein des différentes classes dominantes nationales constitueraient nécessairement un obstacle aux guerres entre États nationaux. Loin d’être exclus par notre théorie de la décomposition, les conflits entre puissances dominantes confirment de façon frappante la validité de cette analyse. La décomposition est une accélération, l’exacerbation de toutes les contradictions du capitalisme décadent. Ce que le CCI pensait au départ mais risque maintenant d’oublier, c’est que le chacun-contre-tous impérialiste n’est qu’un pôle de la contradiction, l’autre étant la bipolarisation impérialiste à travers l’émergence d’un concurrent dominant toutes les autres puissances dominantes (une tendance qui contient en soi le germe de la formation de blocs impérialistes opposés, sans lui être identique). A ce niveau, nous souffrons d’un manque d’assimilation (ou d’une perte d’assimilation) de notre propre position. En partant de l’idée que le chacun-pour-soi est fondamental et constitutif de la phase de décomposition, la véritable idée que le pôle opposé à la bipolarisation peut se renforcer lui-même et pourrait même éventuellement finir par prendre le dessus doit apparaître comme mettant notre analyse en question. Il est vrai qu’autour de 1989, avec l’effondrement du bloc de l’Est (rendant le bloc occidental superflu), lors de la phase d’ouverture de la décomposition, c’est peut-être la plus importante explosion de chacun-pour-soi de l’histoire moderne qui s’est ouverte. Mais ce chacun-pour-soi a plus été le résultat que la cause de cette chaîne historique d’événements. La cause première était cependant l’absence de perspective, le « no future » qui prévalait et caractérise cette phase terminale. En ce qui concerne la classe dominante, ce « no future » est lié à sa tendance grandissante, dans le capitalisme décadent, à agir de façon « irrationnelle », en d’autres termes d’une façon préjudiciable à ses propres intérêts de classe. Ainsi, tous les principaux protagonistes de la Première Guerre mondiale en sont sortis affaiblis, et dans le Second conflit mondial, les deux principales puissances impérialistes à l’offensive (l’Allemagne et le Japon) ont toutes les deux été défaites. Mais cette tendance était loin d’être totalement dominante comme l’a montré l’exemple des États-Unis qui ont bénéficié à la fois militairement et économiquement de leur participation aux deux conflits mondiaux, et qui, grâce à leur supériorité économique écrasante sur l’Union soviétique, ont été à même, en un sens, de gagner la Guerre froide sans avoir à se lancer dans une nouvelle guerre mondiale. En revanche, il est difficile de voir comment, sur le long terme, la rivalité actuelle entre les États-Unis et la Chine peut ne pas conduire à une guerre entre eux, ou comment l’un et l’autre pourraient tirer profit d’une telle issue. Contrairement à l’URSS, la Chine est un concurrent sérieux pour la domination des États-Unis, pas seulement militairement mais aussi (et pour le moment, surtout) économiquement, de sorte qu'il est peu probable que son défi puisse être efficacement relevé sans des affrontements militaires directs de quelque nature que ce soit. C’est précisément pourquoi l’actuelle rivalité sino-américaine est l’une des expressions les plus dramatiques du « no future » généralisé de la phase terminale du capitalisme. Le défi chinois aux États-Unis a manifestement le potentiel pour amener notre espèce au bord de l’abîme. Dans l’analyse actuelle de l’organisation, cependant, la Chine n’est pas et ne sera jamais un concurrent sérieux des États-Unis, parce que son développement économique et technologique est considéré comme « un produit de la décomposition ». Si l’on suit cette interprétation, la Chine ne peut être et ne sera jamais plus qu’un pays semi-développé incapable de rivaliser avec les vieux centres du capitalisme d’Amérique du Nord, d’Europe ou du Japon. Cette interprétation n’implique-t-elle pas que l'idée, sinon d'un arrêt du développement des forces productives - que nous avons toujours, à juste titre, exclu comme caractéristique du capitalisme décadent - du moins de quelque chose qui n'en est pas loin, est maintenant postulée par l'organisation dans la phase finale de la décadence ? Comme un lecteur attentif l’aura noté, le 24e Congrès a condamné non seulement l’idée d’un défi global de l’impérialisme chinois comme remettant en cause la question de l’analyse théorique de la décomposition -l’idée même que la Chine a renforcé sa compétitivité au détriment de ses rivaux est rejetée comme une expression de mes prétendues illusions sur la bonne santé du capitalisme chinois. De façon similaire, mon idée que la Chine, au moins jusqu’à maintenant, s’en est beaucoup mieux sortie dans sa gestion de la pandémie de Covid que son rival américain est considérée comme une démonstration de mon rejet du caractère global de la décomposition. En lien avec la pandémie, j’ai proposé l’amendement suivant au point cinq de la résolution (rejeté par le Congrès) : « Dans une analyse marxiste, il est important de prendre ces différences en compte, en particulier dans la mesure où elles révèlent des tendances majeures qui existaient déjà avant la pandémie et ont été renforcées par elle. Ces trois tendances ont une particulière signification. Premièrement, l’établissement d’un troisième centre majeur du capitalisme mondial en Extrême-Orient (aux côtés de l’Europe et de l’Amérique du Nord), qui dans certains domaines surpasse même les autres au niveau de la modernité et de l’efficience capitaliste. Deuxièmement, l’émergence de la Chine aux dépens des États-Unis. Troisièmement, le fiasco de la forme « néo-libérale » du capitalisme d’État face à la pandémie (dont le modèle d’« État sobre », sans stocks -production « juste à temps » et livraison - a été le plus radicalement appliqué dans les vieux pays capitalistes) ». J’ai l’impression que, pour l’organisation aujourd’hui, les lois immuables du capitalisme ne s’appliquent plus dans la phase de décomposition. N’y a-t-il plus de gagnants ni de perdants dans la lutte de la concurrence capitaliste ? De même, jusqu'à présent, nous n'avons jamais nié qu'il puisse y avoir différents degrés de développement de la décomposition selon les différents pays et situations. Pour moi, la question de savoir pourquoi ce ne serait plus le cas est un mystère. Qu’il s’agisse de la pandémie ou de la situation en général, notre application du cadre de la décomposition risque de favoriser une tendance à une superficialité théorique et à la paresse. Notre compréhension de la décomposition donne le cadre de l’analyse de la pandémie, tout comme elle le fait pour cette phase en général, tout comme le fait notre compréhension de la décadence ou du capitalisme dans son ensemble. Ce cadre, absolument essentiel, n’est pas encore notre analyse en tant que telle. Nous risquons cependant de confondre les deux, de penser que nous avons déjà fait l’analyse lorsque nous donnons le cadre. Et que signifie dire que « le développement de la Chine est le produit de la décomposition » ? Est-ce que la prolétarisation de 600 millions de paysans (une part significative de toute éventuelle future révolution prolétarienne mondiale) est le produit de la décomposition ? Ne serait-il pas plus correct de dire que cet aspect du développement en Chine a lieu MALGRÉ la décomposition ?
Quant à la question vitale du danger d’affrontements militaires entre des puissances de premier plan comme les États-Unis et la Chine, elle ne relève pas du pronostic, personne ne sait véritablement de quoi le futur sera fait. Ce que l’organisation sous-estime gravement, c’est ce qui se passe sous ses yeux ici et maintenant. Ainsi que les représentants les plus éminents de la bourgeoisie américaine l’ont eux-mêmes récemment rendu public, le gouvernement chinois s’attendait à une attaque militaire américaine d’un certain type avant la fin du premier mandat de Donald Trump. Ce qui pouvait aboutir à cette conclusion était non seulement la rhétorique belliciste de la Maison Blanche, mais aussi la grande hâte avec laquelle Washington a retiré ses troupes du Proche-Orient (de Syrie) et les a redéployées en Extrême-Orient. C’est de toute façon une hypothèse plausible de dire que l’un des moyens utilisés par la classe dominante chinoise pour répondre à cette menace a été, au début de la pandémie, de permettre à ce nouveau virus de contaminer le reste du monde, dans le but de saboter les plans de son rival américain. Compte tenu des critiques formulées par le Parti démocrate américain à l’encontre de la politique étrangère de Trump au cours de cette période, on peut supposer qu’après que Joe Biden ait remplacé Trump dans le Bureau ovale, Pékin a adopté une politique attentiste, mais en fin de compte le retrait encore plus précipité de Biden d’Afghanistan suivi par la formation de l’alliance militaire AUKUS auront convaincu les Chinois que Biden suit la même logique d’affrontement que Trump. Considérant que, selon le célèbre journaliste d'investigation américain Bob Woodward, Trump envisageait d'utiliser des armes atomiques contre la Chine, ce qui est en ce moment en discussion au sein de la « communauté de sécurité » américaine, c’est avant tout la déstabilisation politique du régime chinois actuel, en particulier à travers la construction d’une politique systématique de provocation au sujet de la question taïwanaise. L’hypothèse sous-jacente est que, si Xi Jinping ne réagit pas militairement face aux mouvement en faveur de l’indépendance de Taïwan, si la Chine réagit militairement mais sans succès, cela peut aboutir à une telle « perte de face » qu’elle pourrait contribuer à marquer le début de la fin du règne du stalinisme en Chine (le chaos qui s’ensuivrait dans le pays le plus peuplé du monde serait accepté comme un moindre mal par Washington comparé à l’actuelle menace constituée par la poursuite de l’émergence de son rival chinois). Au nom de ce qui est censé être une défense du concept de décomposition, l’organisation a en réalité commencé à saper la clarté et la cohérence de l’analyse de la décadence du CCI. Auparavant, nous comprenions la période de déclin du capitalisme non seulement comme une époque de guerres et de révolutions, mais de guerres et de révolutions mondiales. L’actuelle sous-estimation de la tendance propre, innée du capitalisme décadent vers la guerre mondiale est vraiment alarmante.
Sur le rapport de force entre les classes
Si nous nous tournons maintenant vers la seconde divergence fondamentale qui concerne le rapport de force entre les classes, j’ai proposé, à côté d’autres amendements sur la lutte de classe, le passage suivant concernant le point 32, soulignant la gravité de la retraite prolétarienne à travers les trois défaites politiques principales qu’il a subies. Cet ajout, rejeté par le Congrès, est le suivant : « Depuis le retour d’une génération non défaite sur la scène de la lutte de classe en 1968, le prolétariat a subi trois défaites politiques consécutives d’importance, chacune accroissant les difficultés de la classe. La première défaite a été son incapacité initiale à se politiser. Le gauchisme et la politique de la « gauche au gouvernement » (qui a augmenté les aides sociales) ont été, dans les années 70, les fers de lance de ce retour en arrière, suivi dans les années 80 par la gauche dans l’opposition mobilisée sur le terrain contre la très réelle combativité ouvrière, et le revirement vers une politique économique et gouvernementale « néo-libérale ». L’un des buts de cette dernière était de ralentir l’inflation, mais pas uniquement, parce qu’en érodant le pouvoir d’achat de tous les ouvriers, celle-ci tendait à favoriser les luttes pour les salaires et la possibilité de leur unification. Ainsi affaiblie, la classe ouvrière au cours des années 80 s’est révélée incapable d’aller dans le sens imposé par la situation économique (crise internationale, « mondialisation ») et objectivement préparée par les gigantesques luttes de 1968 en France et de 1980 en Pologne : que les mouvements de masse débordent les frontières nationales. La seconde défaite, en 1989 (de loin la plus importante), qui a conduit à la phase de décomposition, a été marquée par le fait que le stalinisme a été mis à terre par sa propre décomposition, et pas par les luttes ouvrières. La troisième défaite, celle de ces cinq dernières années, résulte de l’incapacité de la classe de répondre de façon adéquate à la crise « de la finance » et « de l’Euro », laissant un vide qui a été comblé, parmi d’autres choses, par l’identitarisme et le populisme. Alors que le centre de gravité du recul mondial se trouvait en Europe de l’Est, pour le moment ce centre de gravité se trouve aux États-Unis (par exemple avec le phénomène du Trumpisme) et en Grande-Bretagne (Brexit). La défaite de 1989 et la plus récente portent les caractéristiques d’une défaite politique dans le contexte de la décomposition. Aussi sérieuses qu’elles soient, ce ne sont pas des défaites de même nature que celles subies pendant la contre-révolution. Ce sont des défaites dont le prolétariat peut se remettre (idée que nous avons développée au cours de notre dernier Congrès international). Bien qu’il ne soit pas possible aujourd’hui de mesurer combien de temps elles pourraient peser, nous ne pouvons plus exclure (plus de trois décennies après le début du recul général du combat prolétarien en 1989) que ce recul de l’après 1989 pourrait peser aussi longtemps que la contre-révolution qui a duré pratiquement quatre décennies (depuis le milieu des années 20 jusqu’au milieu des années 60). Cependant, d’un autre côté, le potentiel pour le dépasser plus rapidement est réel, du fait que sa cause profonde se trouve avant tout à un niveau subjectif, dans le dramatique sophisme qu’il n’y a aucune alternative au capitalisme. »
Il est déjà frappant dans la résolution du 23e Congrès que le problème de la faiblesse, bientôt de l’absence de perspective révolutionnaire prolétarienne, n’est pas considéré comme central pour expliquer les problèmes des luttes ouvrières au cours des années 80. Dans l’actuelle résolution, l’accent est mis une nouvelle fois sur l’impact négatif du « chacun pour soi », et sur le machiavélisme de la bourgeoisie qui met en avant cette mentalité. Mais parce que les résolutions des 23e et 24e Congrès continuent d’avancer que la lutte de classe, après la défaite de la grève de masse en Pologne, a continué d’avancer durant les années 80, elles sont incapables d’expliquer en profondeur pourquoi ce chacun-pour-soi et cette stratégie de la bourgeoisie ont obtenu un succès aussi indubitable. Cette incapacité, cet attachement à l’analyse de l’avancée de la lutte prolétarienne au cours des années 80 (une analyse qui était déjà erronée, mais d’une certaine manière compréhensible à l’époque vu le nombre significatif de luttes ouvrières, mais qui l’est bien moins aujourd’hui), est d’autant plus frappante, vu que cette décennie est entrée dans l’histoire comme celle du « no future ». Comme nous l’avons déjà constaté en ce qui concerne l’impérialisme, nous avons eu tendance à analyser les luttes des années 80 d’abord et avant tout du point de vue du chacun-pour-soi, ce qui nous a conduit à être incapables de reconnaître le caractère central de la perte de confiance croissante du prolétariat dans sa perspective révolutionnaire au-delà du capitalisme. Les luttes ouvrières de la fin des années 60 et du début des années 70 ont mis fin à ce que nous avons très justement appelé la plus longue contre-révolution de l’histoire, pas seulement du fait de leur caractère massif, spontané et auto-organisé, mais aussi parce qu’ils commençaient à se dégager de la camisole de la Guerre froide, dans laquelle le seul choix apparent était soit le « communisme » (c’est-à-dire le bloc de l’Est, ou l’alternative chinoise) soit la « démocratie » (c’est-à-dire le bloc occidental). Dans ce renouveau du combat prolétarien, il apparaissait l’idée, vague et confuse, mais très importante, de la lutte à la fois contre l’Est et l’Ouest, un rejet des deux, avec une mise en cause du cadre politique construit par le capitalisme pour une Troisième Guerre mondiale. C’était central pour ce que à l’époque nous décrivions (de façon tout à fait correcte) comme un changement du cours historique, d’un cours vers la guerre généralisée en un cours vers des affrontements de classe de plus en plus importants. Cette politisation initiale, bien que centrée à l’Ouest, a quand même rejoint l’Est, devenant ainsi un obstacle à la conduite vers la guerre du Pacte de Varsovie : l’idée de défier et éventuellement de renverser non seulement le capitalisme occidental (où se trouve le cœur du système mondial), mais également le stalinisme à l’Est, au moyen de l’auto-organisation et éventuellement des conseils ouvriers qui marcheraient vers l’établissement du véritable communisme. Cette première politisation a été combattue avec succès par la classe dominante au cours des années 70, et le résultat a été qu’après la défaite de la grève de masse de 1980 en Pologne, de plus en plus d’ouvriers ont commencé à se tourner vers le modèle économique de type occidental, alors que dans les pays centraux d’Occident, les luttes des années 80 ont été de plus en plus caractérisées par une attitude fataliste de « rejeter la politique », ou de se positionner démonstrativement soi-même sur un strict terrain économique. Face à cette dépolitisation, l’espoir qu’avait le CCI dans les années 80 -celui que ces luttes économiques, en particulier la confrontation avec les syndicats, pourrait devenir le creuset d’une repolitisation, peut-être même à un niveau supérieur - ne s’est pas réalisé. La réalité de cette faillite de la repolitisation a été reconnue (à partir de la fin des années 80) par notre analyse de la décomposition, laquelle définit la nouvelle phase comme étant sans perspective. Si l’on en croit la résolution, le combat prolétarien, malgré tous les problèmes qu’il affronte, s’est au départ développé correctement avant d’être stoppé dans son élan par un événement historique mondial qui apparaît lui être extérieur : l’effondrement du bloc de l’Est. Vu comme ça, le CCI aujourd’hui affirme que les effets les plus accablants de cet événement sont voués à disparaître avec le temps, permettant à la classe en quelque sorte de poursuivre son parcours antérieur, une saine politisation liée à ses luttes défensives. L’organisation affirme qu’en comparaison avec les années 80, le processus de politisation sera poussé en avant par l’approfondissement de la crise économique, qui dans un premier temps contraint les ouvriers à lutter et leur fait perdre leurs illusions, leur ouvrant les yeux sur la réalité du capitalisme.
Au contraire, à mon avis, la principale faiblesse, déjà présente dans les années 80, n’était pas le niveau des luttes économiques, mais les niveaux politique et théorique. Ce que l’organisation semble avoir oublié, c’est qu’un accroissement du militantisme ouvrier n’est pas nécessairement accompagné d’un développement en étendue et en profondeur de la conscience au sein du prolétariat. Le fait que c’est même le contraire qui pourrait être le cas est clairement illustré par l’évolution de la situation sociale avant la Seconde Guerre mondiale. Dans de nombreux pays d’Europe occidentale (comme la France, la Belgique, les Pays-Bas et surtout en Espagne), mais aussi par exemple en Pologne et (encore plus important) aux États-Unis, la combativité ouvrière était bien plus développée au cours des années 30 qu’au cours de la décennie précédente : les dix ans qui ont suivi la première vague de la révolution mondiale étaient centrés sur la Russie et l’Europe centrale. L’une des principales explications de ce développement paradoxal est simple. Elle se trouve dans la brutalité de la crise économique, de la Grande Dépression, laquelle après 1929 a contraint les ouvriers à se défendre. Et malgré cette activité militante, le cours historique tendait vers une Seconde Guerre mondiale, et pas vers une intensification de la lutte de classe. Face à la contre-révolution en URSS et à l’échec de la révolution en Allemagne et ailleurs en Europe centrale, la combativité des ouvriers a reculé à un niveau mondial. Loin de bloquer le cours à la guerre mondiale, il a même été possible pour la classe dominante d’utiliser cette activité militante à ses propres fins, en particulier à travers l’« anti-fascisme » (« arrêter Hitler ») et pour défendre la soi-disant patrie du socialisme en URSS. Même les grèves extrêmement importantes et massives en Italie au cours de la Seconde Guerre mondiale n’ont pas été capables de se sortir de ce piège politico-idéologique. En Irlande du Nord, par exemple, il y a eu de très grandes grèves au cours de la Seconde Guerre mondiale, souvent centrées précisément sur l’industrie d’armements, les ouvriers reconnaissant là le renforcement de ce que les syndicats appelaient leur « pouvoir de négociation » précisément grâce à la guerre, mais malheureusement sans affaiblir de quelque façon que ce soit l’ambiance patriotique belliqueuse qui a également submergé ces travailleurs. En ce sens, même si c’est un facteur indispensable, le militantisme ouvrier seul est insuffisant que ce soit pour développer la politisation ou pour juger si le combat prolétarien avance ou pas. Tout ceci est illustré non seulement par l’expérience des années 30 et 80, mais aussi par l’actuelle situation. Bien entendu, nous avons vu ces dernières années se dérouler d’importantes luttes ouvrières de résistance. Bien entendu, nous en verrons d’autres dans la période à venir. Bien entendu, il y a même de bonnes chances que cette activité militante s’accroisse, vu la dégradation des conditions de vie et de travail du prolétariat qui, dans beaucoup de secteurs, prend une tournure dramatique (les effets de la crise économique), vu également les meilleures conditions de « négociation » dans d’autres secteurs en raison d’un dramatique manque de travailleurs suffisamment qualifiés (les effets de l’anarchie capitaliste). Et, oui, il y a de nombreux exemples, qui plus est qualitativement très convaincants dans l’histoire démontrant que les ouvriers peuvent répondre aux attaques, non seulement par une grande combativité, mais par un développement correspondant de conscience de classe (de 1848 à 1989, et la vague révolutionnaire qui a débuté au cours de la Première Guerre mondiale fut dans une importante mesure une réaction à la misère économique et sociale). Mais qu’en est-il des perspectives à plus court terme de la politisation prolétarienne dans la situation concrète actuelle ? Que les années 60 et le début des années 70 aient vu à la fois une effervescence de combativité et de conscience de classe ne prouve pas que la même chose se produit aujourd’hui, l’exemple des années 30 ou celui des années 80 prouvant le contraire. Aujourd’hui, le CCI se rassure lui-même en disant que le prolétariat mondial n’est pas prêt à marcher vers une Troisième Guerre mondiale - ce qui est vrai. Mais à ce niveau, la situation ne fait que ressembler à celle de l’après-1968, lorsqu’une nouvelle génération de prolétaires est devenue l’obstacle majeur à une telle guerre. À ce moment, deux blocs impérialistes rivaux s’étaient préparés, étaient prêts et capables de déchaîner une Troisième Guerre mondiale. Il n’y a aujourd’hui aucune préparation de ce type de la part de la classe dominante. Non seulement parce que le prolétariat ne veut pas aller vers une telle guerre, mais parce que la bourgeoisie elle-même n’a pas l’intention de faire marcher qui que ce soit vers une nouvelle guerre mondiale. Le but de la bourgeoisie chinoise, par exemple, est comment surpasser les États-Unis en évitant une guerre mondiale, du fait que ces derniers disposent d’une énorme supériorité militaire et qu’ils la conserveront probablement pour quelque temps encore. Le but de la bourgeoisie américaine, par exemple, dans sa tentative d’arrêter l’émergence de la Chine, est de l’empêcher de former un bloc militaire (en particulier avec la Russie), lequel augmenterait la probabilité qu'elle ose finalement déclencher une Troisième Guerre mondiale. Ainsi nous voyons que, à la différence de la situation au cours de la Guerre froide, aujourd’hui personne ne planifie de guerre mondiale. Au contraire, les différents capitaux nationaux, pour la plus grande partie, développent différentes stratégies dont les buts sont tous d’accroître leur propre influence et position, tout en évitant une Troisième Guerre mondiale. Mais l’une des questions que les révolutionnaires doivent se poser est de savoir si tout cela rend une Troisième Guerre mondiale moins probable qu’elle ne l’était durant la Guerre froide. La réponse du CCI est aujourd’hui affirmative : nous sommes mêmes allés jusqu’à parler de l’improbabilité d’une telle catastrophe. Je ne partage pas du tout cette idée. Je considère même qu’elle est très dangereuse - avant tout pour l’organisation elle-même. Comme je le vois, le danger d’une Troisième Guerre mondiale est aujourd’hui aussi grand, si ce n’est plus grand, que pendant les deux dernières décennies de la Guerre froide. Ainsi, le principal danger est précisément que les différentes manœuvres stratégiques et tactiques militaires censées éviter une conflagration mondiale vont y conduire. Sous cet éclairage, la question pour le prolétariat d’être prêt à marcher vers la Guerre mondiale ne peut plus être posée comme lors de la Guerre froide (c’est pourquoi le 23e Congrès du CCI avait raison de conclure que le concept que nous appelons cours historique n’est plus valable dans la situation actuelle). On peut être d’accord, par exemple, pour dire que le prolétariat des États-Unis n’est pas aujourd’hui prêt à envahir la Chine. Mais ne serait-il pas possible pour la bourgeoisie des États-Unis dans la situation présente, de gagner le soutien de la population à des « actions militaires dures » contre la Chine, apparemment et ostensiblement sous le seuil de la guerre mondiale. Il est je pense bien plus difficile de répondre à cette question, et la situation est plus difficile aussi pour un prolétariat politique plus vulnérable. Mais c’est la question que nous pose la situation historique, et pas celle, abstraite, d’être hypothétiquement prêt à aller vers la guerre mondiale. Cette dernière peut avoir lieu même si aucun des principaux acteurs n’en a l’intention : la tendance vers la guerre est enracinée bien plus profondément dans l’essence du capitalisme que le niveau des impulsions conscientes ou inconscientes de la classe dominante, cette dernière n’étant qu’un des facteurs les plus importants, et très loin d’être le seul. Il est de la plus haute importance politique de dépasser toute approche schématique, unilatérale de faire de l’existence de blocs impérialistes une précondition des affrontements militaires entre grandes puissances dans la situation actuelle. Pas seulement parce que le noyau d’une alliance militaire de plus long terme contre la Chine a déjà été créé par les États-Unis et l’Australie, dont la partie intérieure est actuellement leur accord « AUKUS » avec la Grande-Bretagne, et la partie extérieure leur coopération appelée « QUAD » avec le Japon et l’Inde. Mais avant tout parce que cela mène à d’autres facteurs d’importance similaire ou plus grande, dont un est que les principaux rivaux impérialistes sont gonflés à la fois de ressentiment et de soif de revanche. Dans le cas de la Chine, c’est l’orgueil blessé d’une grande puissance qui se sent humiliée par ses anciens maîtres coloniaux, qu’elle considère comme l’Occident barbare ou le Japon. On voit à quel point ces facteurs sont importants grâce à la situation après la Première Guerre mondiale, par exemple, lorsque de nombreux marxistes, après la défaite subie par l’impérialisme allemand, pensaient que la prochaine guerre mondiale aurait lieu entre la Grande-Bretagne et les États-Unis, du fait qu’ils étaient les deux plus importantes des grandes puissances restantes. A l’opposé, au cours de la Première Guerre mondiale, Rosa Luxemburg avait déjà justement prédit que la constellation pour une Seconde Guerre mondiale se trouverait plutôt dans une sorte de continuation de la première, vu le degré de haine et l’envie de vengeance suscités par la première. Dans cette optique, il est hautement significatif que, ces dernières années, un ressentiment sorti des entrailles de la société bourgeoise soit en train d’engloutir les États-Unis, présentant une certaine ressemblance avec la haine instillée en Allemagne en conséquence de sa défaite au cours de la Première Guerre mondiale, et ce qui était ressenti comme « l’humiliation de Versailles » qui l’a suivie. L’exemple le plus frappant de ce phénomène aux États-Unis aujourd’hui est que, alors que l’Amérique, surtout depuis 1989, supporte le fardeau militaire et financier de la surveillance du globe, le reste du monde a saisi l’opportunité de poignarder son bienfaiteur dans le dos, en particulier au niveau économique, afin de supprimer des millions de « jobs américains ». Sur cette base a émergé une très vigoureuse « opinion publique » du rejet de « perdre des vies et des dollars américains » sous n’importe quel prétexte (que ce soit « aide humanitaire », « croisade démocratique » ou « construction d’une nation »). Derrière ce qui semble être une forte réaction anti-guerre, il y a malheureusement d’abord et avant tout bien sûr un virulent nationalisme américain, qui permet d’expliquer, non les retraits militaires d’abord de Syrie (sous Trump) puis d’Afghanistan (sous Biden) en soi, mais le caractère chaotique, de fuite en avant de ces évacuations : qui est capable de ramener au plus vite « nos gars et nos filles » de tels pays est devenu un important facteur de la furieuse lutte de pouvoir qui se développe au sein de la bourgeoisie américaine. Ce nationalisme représente un danger politique important pour le prolétariat des États-Unis du fait qu’il est capable de générer une importante force de gravité autour de belligérants aussi longtemps qu’il sera vu comme étant lui-même dirigé contre le « véritable » ennemi (non les Talibans, mais la Chine : celle qui est présentée comme la responsable de la destruction de l’industrie américaine). Rien de tout ceci ne signifie que le déchaînement des formes les plus destructrices de l’état de guerre capitaliste soit inévitable. Mais la tendance dans cette direction est inévitable, tant que le capitalisme poursuit son règne.
En ce qui concerne le rapport de force entre les classes, l’organisation a avancé que ma position est proche de celle du « modernisme ». Par modernisme, on entend, dans ce contexte, le souhait de remplacer la lutte des ouvriers par celle d’autres catégories (comme on l’a déjà postulé dans le passé, par exemple celle entre riches et pauvres, ou entre les donneurs d’ordre et les preneurs d’ordre) comme élément central dans la société bourgeoise moderne. Le terme « moderniste » a été utilisé par différents courants politiques de l’après-guerre pour se différencier de ce qu’ils considéraient être une conception révolue de la lutte ouvrière. D’un autre côté, il faut aussi noter que le rejet ou la sous-estimation des luttes ouvrières défensives est bien plus ancienne que le courant moderniste. Au XIXe siècle, les soutiens de Lassalle en Allemagne, par exemple, se prononçaient contre les grèves sur la base de la théorie lassallienne de la « loi d’airain des salaires », d’après laquelle aucune amélioration, même temporaire, de la condition ouvrière n’était possible par le biais des luttes salariales. Dans les années 1920, la Tendance d’Essen du groupe communiste de gauche KAPD, également en Allemagne, a commencé à rejeter la nécessité de la lutte ouvrière quotidienne avec l’argument que seule la révolution elle-même permet de défendre les intérêts de classe. On peut trouver beaucoup d’arguments différents, et même de tendances politiques qui remettent en question l’importance de la lutte ouvrière quotidienne, pas seulement le modernisme. Ce qu’elles ont toutes en commun, c’est la sous-estimation erronée et fatale du rôle de la lutte ouvrière quotidienne. Pour ma part, je ne partage ni les conceptions modernistes, ni celle de Lassalle ou de la Tendance d’Essen. Au contraire, je suis d’accord avec le reste du CCI sur l’importance de la dimension défensive de la lutte ouvrière. La divergence dans le CCI n’est pas de savoir si ces luttes sont importantes. Elle est de savoir quel rôle elles peuvent et doivent jouer dans une situation historique donnée. Nécessairement, une telle discussion doit se confronter, non seulement avec le potentiel de ces luttes, mais aussi avec leurs possibles limitations. La situation historique actuelle est caractérisée par le fait que le prolétariat mondial a perdu confiance dans sa boussole révolutionnaire et dans son identité de classe. Trouver une issue à ce dilemme est clairement la tâche centrale du prolétariat révolutionnaire aujourd’hui. Face à cette situation, le CCI se pose la question : quelles forces matérielles peuvent de façon réaliste montrer le chemin ? La réponse de l’organisation donnée aujourd’hui par l’organisation est que, avant tout, la lutte de classe quotidienne garde tout son potentiel. Cette réponse contient une part importante de vérité. Même si le monde entier en venait à partager l’idée que la lutte de classe prolétarienne est une chose du passé, non seulement elle est encore très vivante, mais elle est même indestructible tant que le capitalisme existe. Le CCI, néanmoins, a absolument raison de garder sa confiance dans la dynamique des antagonismes de classe, en contradiction avec le mode de production bourgeois, dans la souffrance du prolétariat causée par la crise capitaliste, dans la résilience de la réponse prolétarienne, tout ceci venant démontrer que nous vivons toujours dans une société de classes, dont les contradictions ne peuvent être résolues que par le dépassement du capitalisme par le prolétariat. Pour ma part, je ne critique pas du tout cette position. Ce que je critique est son caractère unilatéral, la sous-estimation de la dimension théorique de la lutte ouvrière. Sans la lutte de classe quotidienne, il n’y aura ni perspective communiste, ni identité de classe prolétarienne. Ceci étant dit, ni la perspective communiste, ni l’identité de classe ne sont le produit DIRECT de la lutte ouvrière immédiate. Ils en sont le produit indirect, en particulier si l’on prend en compte leur dimension théorique. La lutte de classe prolétarienne n’est pas une révolte plus ou moins aveugle, pas plus qu’elle ne réagit de façon simplement mécanique à la dégradation de sa situation, comme les chiens du professeur Pavlov. L’abstraction des relations capitalistes contraint le prolétariat à suivre le chemin indirect de la théorie afin d’être capable de comprendre et de dépasser la domination de classe. Non seulement la perspective du communisme, mais aussi l’identité de classe prolétarienne ont une dimension théorique essentielle que même les plus importants mouvements économiques et politiques, jusqu’à et y compris la grève de masse, peuvent accroître, mais ne pourront jamais remplacer. Forger à la fois une perspective révolutionnaire et une identité de classe adéquate est impossible sans l’arme du marxisme. C’était moins le cas au tout début du mouvement ouvrier parce que le capitalisme et la classe bourgeoise n’étaient pas encore complètement développés, la révolution prolétarienne n’était pas encore « à l’agenda de l’histoire ». Dans de telles conditions immatures, des versions du socialisme plus ou moins utopiques et/ou sectaires aidaient quand même la classe ouvrière à développer sa conscience révolutionnaire et une identité de classe propre. Dans les conditions du capitalisme d’État totalitaire décadent, ce n’est plus possible : les différentes versions non-marxistes de « l’anti-capitalisme » sont incapables de mettre le capitalisme en question, piégées qu’elles sont par leur propre logique. Mon insistance sur le caractère indispensable de cette dimension théorique a été mal comprise par l’organisation, comme une manifestation de dédain envers la lutte ouvrière quotidienne. La critique portée à mon encontre que je défendrais une conception « substitutionniste » de la lutte de classe est peut-être encore plus significative. Par « substitution », il est signifié que je défendrais soi-disant l’idée que le travail théorique de quelques centaines de Communistes de gauche (dans un monde occupé par plus de sept milliards d’habitants) peut, en lui-même, être une contribution essentielle pour retourner la tendance en faveur du prolétariat. Je pense en effet que le travail théorique est essentiel pour retourner la tendance. Mais ce travail doit être accompli, pas uniquement par quelques centaines de militants communistes seuls, mais par des millions de prolétaires. Le travail théorique est la tâche, non des révolutionnaires seuls, mais de la classe ouvrière comme un tout. Étant donné que le processus de développement du prolétariat est inégal, il est de la responsabilité particulière des couches les plus politisées du prolétariat de l’assumer ; des minorités, donc, oui, mais cela comprend potentiellement des millions d’ouvriers qui, loin de se substituer eux-mêmes à l’ensemble, pousseront pour impulser et stimuler plus avant les autres. Pour leur part, les révolutionnaires ont la tâche spécifique d’orienter et d’enrichir cette réflexion qui doit être accomplie par des millions. Cette responsabilité des révolutionnaires est au pire au moins aussi importante que celle d’intervenir dans des mouvements de grève, par exemple. Cependant, l’organisation a peut-être oublié que les masses prolétariennes sont capables de participer à ce travail de réflexion théorique. Cet oubli, il me semble, exprime une perte de confiance dans la capacité du prolétariat de trouver une voie de sortie de l’impasse où le capitalisme a piégé l’humanité. Cette perte de confiance s’exprime elle-même dans le rejet de toute idée que le prolétariat a subi des défaites politiques importantes au cours des décennies qui ont suivi 1968. Faute de cette confiance, nous finissons par minimiser l’importance de ces très graves revers politiques, en nous consolant avec les luttes défensives quotidiennes, vues comme le principal creuset de la voie à suivre, ce qui est à mes yeux une concession significative à une approche « économiciste » de la lutte de classe déjà critiquée par Lénine et Rosa Luxemburg au début du XXe siècle. La compréhension que le « prolétariat n’est pas vaincu », qui donnait une vision correcte et très importante dans les années 70 et 80, est devenue un article de foi, un dogme creux, qui empêche toute analyse sérieuse, scientifique du rapport de force. Dans un amendement au point 35, concernant le retour à la conscience en relation avec la question de la guerre, j’ai proposé l’ajout suivant (rejeté par le Congrès) : « Récemment, cependant, la situation a commencé à changer. Depuis que la rivalité États-Unis/Chine est devenue le principal antagonisme de l’impérialisme mondial, la possibilité s’ouvre que, à un moment dans le futur, le prolétariat commence à comprendre le caractère inexorable de l’impérialisme dans le capitalisme. Si la crise économique et la guerre ensemble peuvent, dans des circonstances favorables, contribuer à une politisation révolutionnaire, il est raisonnable de supposer que la combinaison des deux facteurs peut être plus efficace même que chacun d’entre eux seul. » La Commission d’Amendement du Congrès a écrit, pour s’expliquer, que « L’idée doit être rejetée, elle ne prend pas en compte que la bourgeoisie ne peut pas déclencher la guerre. »
Steinklopfer