Soumis par Revue Internationale le
Les courants prolétariens
qui ont échappé à la dégénérescence de l'Internationale Communiste (IC )
se sont retrouvés face à l’énorme tâche de résister à l'offensive contre-révolutionnaire
sur tous les plans, politique, théorique et organisationnel. Cette résistance s'est accomplie dans une
situation de déboussolement généralisé dont une des raisons majeures tenait
dans les erreurs de l'IC elle-même, notamment sur les questions parlementaire
et syndicale. Le recul de l'activité
révolutionnaire de la classe ouvrière n'avait pas permis que les débats sur ces
questions se déroulent de façon positive.
Les critiques des gauches communistes (italienne, allemande et
hollandaise) à l'égard de la politique de l'IC n'avaient pu être réellement
approfondies. A la fin des années 20, au
moment du stalinisme triomphant, c'est donc dans des conditions encore plus
difficiles et plus complexes que ce débat va se continuer. Ainsi, sur la question syndicale, l'évolution
des différentes branches de l'opposition communiste internationaliste (gauche
italienne, communistes de conseils, opposition de gauche animée par Trotsky,
etc.) va être tâtonnante. En fait, le courant révolutionnaire se trouvait
devant une double situation en ce qui concernait l'évolution des
syndicats. D'une part, il s'agissait de
reposer la question du syndicalisme dans la période de décadence, et d'autre
part de comprendre les effets de la contre-révolution sur ce plan. Il s'agissait de saisir toutes les
implications politiques du passage des syndicats dans le camp bourgeois et en
même temps de passer au crible la tactique de l'IC d'entrisme dans les
syndicats "réformistes" afin d'y provoquer des scissions qui devaient
permettre l'émergence de syndicats de classe dirigés et contrôlés par les
révolutionnaires.
Les orientations au sein de l’internationale communiste
Dès la formation de la 3ème Internationale, la question syndicale fut au centre de toute une série de discussions et de polémiques. C'est au sein du mouvement révolutionnaire allemand que ce problème fut posé de la façon la plus cruciale et que se dessina la compréhension la plus nette de la nécessité de la rupture avec les syndicats, mais aussi avec le "syndicalisme". Au Congrès de constitution du Parti Communiste d'Allemagne (KPD) fin décembre 1918, c'est-à-dire dans une période pré-révolutionnaire, une tendance majoritaire se prononçait pour la sortie des syndicats. Ainsi Paul Frölich disait: "Nous posons en principe que la séparation des ouvriers entre organisations politiques et organisations syndicales, nécessaire jadis doit maintenant prendre fin. Pour nous, il ne peut y avoir qu'un mot d'ordre : 'Hors des syndicats ! "'.
Rosa Luxemburg refusait ce mot d'ordre, mais d'un point de vue tactique :
"(les syndicats) ne sont plus des organisations ouvrières, mais les protecteurs les plus solides de l'Etat et de la société bourgeoise. Par conséquent, il va de soi que la lutte pour la socialisation ne peut pas être menée en avant sans entraîner celle pour la liquidation des syndicats. Nous sommes tous d'accord sur ce point. Mais mes opinions diffèrent en ce qui concerne la voie à suivre. J'estime erronée la proposition des camarades de Hambourg tendant à former des organisations uniques économico-politiques (einheitsorganisation), car à mon avis, les tâches des syndicats doivent être reprises par les Conseils d'ouvriers, de soldats et d'usines." (Congrès de la Ligue Spartacus, Ed.Spartacus n°83B).
Malheureusement, la même clairvoyance n'animait pas la direction de l'IC, bien au contraire. Si l'IC dénonçait les syndicats dominés par la Social-démocratie, elle n'en conservait pas moins l'illusion de pouvoir arracher à celle-ci la direction des syndicats. Malgré les critiques de la gauche, surtout la gauche allemande qui scissionnera du KPD pour former le Parti Communiste Ouvrier d'Allemagne (KAPD), l'IC développait une analyse erronée. En mars 1920, dans une "Adresse aux syndicats de tous les pays", après une analyse sommaire de la dégénérescence des "vieux" syndicats réformistes, l’IC expliquait :
"Les syndicats reprendront-ils à nouveau la vieille voie éculée, réformiste, c'est-à-dire effectivement bourgeoise ? Telle est la question décisive qui se pose à présent précisément au mouvement ouvrier international. Nous sommes fermement convaincus que cela ne se produira pas. Un courant d'air frais a pénétré dans les bâtiments étouffante de vieux syndicats. La décantation a déjà commencé dans les syndicats. Dans un ou deux ans, les vieux syndicats seront méconnaissables. Les vieux bureaucrates du mouvement syndicat deviennent des généraux sans armée. La nouvelle époque produira une nouvelle génération de dirigeants prolétariens dans les syndicats renouvelés". ("Du 1er au 2ème Congrès de l'IC",Ed. EDI).
Dans la même "Adresse" dirigée en fait contre les thèses du KAPD qui prônait la sortie des syndicats et la mise sur pied d'organismes unitaires d'usines, Zinoviev allait même jusqu'à travestir la réalité des syndicats en Europe :
"Dans toute une série de pays s’opère une
forte décantation dans les syndicats. Le
bon grain se sépare de l'ivraie. En
Allemagne, sous la direction de Legien
et de Noske, qui fut le soutien principal du mouvement syndical jaune bourgeois, un grand nombre de syndicats tournent le dos aux social-damocrates jaunes et passent au côté de la révolution prolétarienne. Les
syndicats d'Italie se tiennent presque
sans exception sur le terrain du pouvoir
soviétique. Dans les syndicats de Scandinavie, le courant révolutionnaire
prolétarien grandit de jour en jour.
En France, en Angleterre, en Amérique, en Hollande et en Espagne, la masse des membres des syndicats se défait de la vieille
bourgeoisie et exige de nouvelles
méthodes révolutionnaires".
Bien loin d'aider les Partis Communistes à rompre avec la Social-démocratie, cette orientation fondée sur l'illusion d'un véritable syndicalisme de classe prônait au contraire la même pratique -quoique concurrentielle- que la contre-révolution sur le plan du "contrôle des masses".
Cette orientation entrava fortement la possibilité d'un approfondissement de la question syndicale au sein des différentes organisations qui composaient l'IC. Qui plus est, l'analyse de la nature des syndicats et du syndicalisme restait souvent confuse et contradictoire, compte-tenu de l'influence de plusieurs courants qui subissaient la tradition du syndicalisme révolutionnaire, ce qui rendait le problème encore plus complexe.
En février 1920, la Conférence Internationale d'Amsterdam adopte les thèses présentées par Fraina, secrétaire du Communist Party of America et militant des IWW dans lesquelles on peut lire : "(… ) 11. L'agitation pour la construction de syndicats d'industrie fournit de façon immédiate et pratique la possibilité de mobiliser l'esprit militant de mécontentement qui se développe dans les vieux syndicats, de mener la lutte contre la bureaucratie corrompue et 'l’aristocratie ouvrière'. Le syndicalisme d'industrie fournit en outre la possibilité d'appeler à l’action les ouvriers non qualifiés, inorganisés, et de libérer les ouvriers non qualifiés, organisés dans les syndicats de la tutelle des couches réactionnaires de la classe ouvrière. La lutte pour le syndicalisme révolutionnaire d'industrie est un facteur de développement de la connaissance communiste et pour la conquête du pouvoir". (idem).
Cette analyse reprenait la thèse ambiguë de "l'aristocratie ouvrière" conçue comme une des bases du caractère conservateur du syndicalisme et faisait par ailleurs des syndicats de métier la forme réactionnaire du syndicalisme opposée à celle des syndicats d'industrie. Tout en tentant de cerner l'évolution des syndicats en fonction de l'impérialisme et de la tendance au capitalisme d'Etat, tout en mettant l'accent sur les limites du syndicalisme, cette orientation ne parvenait qu'à s'opposer à une forme de syndicalisme sans remettre en question le syndicalisme
" ( ... ) 5. Le développement de l'impérialisme intègre définitivement les syndicats de métier dans le capitalisme (…)
(…)
(…) 8. La forme d'expression gouvernementale du travaillisme est le capitalisme d'Etat, la fusion dans l'Etat des capitalistes, de la petite bourgeoisie et des couches supérieures de la classe ouvrière qui dominent les syndicats (...) .
(… ) 10. (…) La lutte contre cette forme de syndicalisme (le syndicalisme de métier) est par conséquent une phase inséparable de la lutte contre le travaillisme à travers :
a) de façon générale, l'agitation du parti communiste pour pousser les syndicats à une action plus résolue ;
b) l'encouragement à tout mouvement dans les syndicats qui tend à briser la permanence de la bureaucratie et à donner le contrôle aux masses au moyen de délégués directement mandatés et révocables ;
c) la formation d'organisations comme les comités de Shop-stewards, les comités ouvriers, les conseils ouvriers économiques et des organisations directes du Parti Communiste dans les ateliers, les usines, les mines, qui ne servent pas seulement à lancer les masses et les syndicats vers une action plus révolutionnaire, mais peuvent aussi, au moment de la crise se développer en soviets ;
d) l’effort pour transformer
les syndicats de métier en syndicats d'industrie, c’est à-dire, un syndicalisme
dans une forme parallèle à l'intégration économique du capitalisme moderne et
dans un esprit inspiré par la lutte pour le pouvoir politique et la domination
économique." (idem).
Certaines de ces thèses
étaient en fait très proches des positions régnant au sein des gauches
allemande et hollandaise. Elles
tentaient de dépasser et de critiquer l'économisme, le réformisme et le
syndicalisme "apolitique", mais elles restaient sur le terrain de la
"forme" d'organisation.
L'impossibilité de nouvelles organisations unitaires de masse permanentes
n'était pas encore entrevue. L'idée
était de trouver des formes organisationnelles préservant l'indépendance de
classe et préparant le surgissement des conseils ouvriers. Cette vision était loin d'offrir une garantie
d'indépendance au prolétariat par rapport à la bourgeoisie ; démarche
consistant à faire de la rupture avec le syndicalisme une simple question de
forme d'organisation.
C'est peut-être le
révolutionnaire italien Gramsci qui, au nom de la critique du syndicalisme a
été le plus loin dans la détermination d'une ligne Politique erronée qui
contribua grandement à désorienter la classe ouvrière italienne dans les années
20. Dans un article publié dans son
journal, L'Ordine Nuovo en novembre 1919, Gramsci développait
apparemment une critique prometteuse du syndicalisme : "La théorie syndicaliste a complètement échoué dans I’expérience
concrète des révolutions prolétariennes.
Les syndicats ont démontré leur incapacité organique à incarner la
dictature du prolétariat. Le développement normal du syndicat est caractérisé par une ligne de décadence de
l'esprit révolutionnaire des masses : la force matérielle augmente t'elle ?
L'esprit de conquête s'affaiblit ou disparaît. tout à fait, l'élan vital se
brise, la pratique de l'opportunisme, "du pain et du beurre" succède
à l’intransigeance héroïque ( ... ), le syndicalisme n'est pas un moyen pour la
révolution, n'est pas un élément de la révolution prolétarienne, n’est pas la
révolution qui se réalise, qui se fait : Le syndicalisme n'est révolutionnaire
que par sa possibilité grammaticale d'accoupler les deux expressions. Le syndicalisme s'est révélé n'être rien
d'autre qu-une forme de la société capitaliste et non un développement
potentiel de la société capitaliste."
Mais derrière cette critique résidait en fait une incapacité à tirer les leçons de la révolution russe et à comprendre la base de surgissement des conseils ouvriers. Bien loin d'être un organe politique de pouvoir et un lieu de développement de la conscience de la classe ouvrière, le Conseil Ouvrier était pour Gramsci un organe de gestion économique. Et c'est sur ce plan qu'il bâtissait une critique des syndicats, critique insuffisante pour contribuer à ce que les ouvriers prennent conscience de la fonction des syndicats :
"Le syndicat de métier ou de l'industrie, en groupant entre eux les compagnons de métier ou de telle industrie, qui, dans le travail utilisent le même instrument ou qui transforment la matière première contribue à renforcer cette psychologie, contribue à empêcher toujours davantage les travailleurs à se concevoir comme producteurs..." (Ordine Nuovo. 8/11/19).
Chez Gramsci, cette analyse consistait à évacuer la question de la destruction de l'Etat bourgeois et à faire du prolétariat et de l'usine des catégories économiques : "les lieux où l'on travaille, où les producteurs vivent et oeuvrent ensemble, seront demain les- centres de l’organisme social et devront remplacer les organes directeurs de la société contemporaine" (Ordine Nuovo. 13/9/19). En restent sur le terrain de la production et de la gestion économique, c'est donc en fin de compte la sauvegarde de l'économie que Gramsci défendait dans sa propagande auprès de la classe ouvrière, et donc de la défense du capitalisme :
"Les ouvriers veulent en, finir avec cette situation de désordre, de marasme, de gaspillage industriel L’économie nationale va à vau-l'eau, le taux de change augmente, la production diminue, tout l'appareil, national de production industrielle et agricole s 'achemine vers la paralysie(…) Si les industriel ne sont plus capables d'administrer l'appareil de production et de le faire produire au maximum (qu'ils n'en soient pas capables, chaque jour le démontre davantage) pour sauver de la ruine et de la banqueroute la société, les ouvriers assumeront cette tâche, consciente de la grave responsabilité qu'ils assument et ils l’expliqueront avec leurs méthode et leurs systèmes communistes à travers leurs conseils de productions. " (L'Avanti. 21/11/19).
La fraction animée par Bordiga dénonça ces analyses :
"C'est une grave erreur de croire qu'en introduisant dans le milieu prolétarien actuel, parmi les
salariés du capitalisme, des structures formelles dont on pense qu'elles pourront se constituer pour la gestion de la production communiste, on développe des forces intrinsèquement et par elles même révolutionnaires. Cela a été l'erreur des syndicalistes et c'est aussi l’erreur des zélateurs trop enthousiastes des conseils d’ usine". (Il Soviet. ler février 1920, cité par Programme Communiste n°72).
Cependant, ce que la gauche italienne n'expliquait pas, c'est pourquoi le surgissement d'une nouvelle forme d'organisation unitaire de la classe antagonique aux syndicats et au syndicalisme. Mais la critique juste de solutions préconisées au niveau de formes d'organisation devait amener à l'erreur bordiguiste caricaturée aujourd'hui par le PCI (Programme Communiste), de tirer un trait d'égalité entre toutes les formes d'organisations de la classe et d'insister uniquement sur le rôle prépondérant du parti. On pourra même lire dans "Il Soviet" du 21/9/19 que les soviets de demain doivent avoir leur source dans les sections locales du parti communiste ",(dans Programme Comuniste n°74, p.64). A l'ouvriérisme et à l’usinisme, on finit par opposer le fétichisme du parti et non pas une analyse matérialiste de la phase déclinante du capitalisme et de son incidence sur le mode d'organisation de la classe. Seule une telle analyse permet de cerner les causes de la faillite des syndicats comme organes prolétariens et de comprendre en quoi le contenu du syndicalisme "classique" de la période ascendante du capitalisme est devenu caduc dans l'ère des "guerres et des révolutions", c'est à dire dans la période de décadence du capitalisme.
Dans les années qui vont suivre, ce débat qui se déroulait dans l'ensemble des sections de l'IC va s'enliser. Le recul généralisé de la classe ouvrière en Europe, les défaites du prolétariat allemand, l'isolement de la Russie, la cristallisation des erreurs de l'IC, sa dégénérescence accélérée, tout cela va favoriser les thèses de la défense du bastion prolétarien menant à des conciliations et étouffant la voie des communistes de gauche. Puis, à l'opportunisme ouvert va succéder une phase de liquidation directe de toute position révolutionnaire marquant la mort de l'IC comme organisation prolétarienne internationale. Les syndicats contrôlés par l'IC furent les premières forces qui permirent au stalinisme en Europe d'isoler les communistes restés fidèles à l'internationalisme et à la révolution et de faire reprendre à la classe ouvrière le chemin de la soumission à l'Etat et à la nation capitaliste.
Contradictions et limites des analyses du milieu révolutionnaire
Bien qu'exclu du Parti Bolchevik par la clique de Staline et exilé de Russie, Trotsky n'en avait pas moins une lourde responsabilité dans les orientations de l'IC et dans la politique menée par l'Etat russe, notamment la répression des grèves de Kronstadt. Trotsky avait soutenu Lénine contre"la maladie infantile du communisme" (les gauches communistes, Confronté à la dégénérescence de l'IC et à la politique contre-révolutionnaire de l'Etat russe, Trotsky ne remit pas en cause les fondements de la politique de l'IC. Il ne relia pas son combat à celui des gauches. Cette attitude exprimait toutes les limites de l'opposition de Trotsky au stalinisme contre-révolutionnaire. Toute l'orientation de l'opposition de gauche ralliée autour de sa personne fut marquée par la même faiblesse, c'est-à-dire l'incapacité à réévaluer la politique de l'IC sur les questions parlementaire et syndicale, l'incapacité à comprendre et reconnaître le processus contre-révolutionnaire en Russie même.
l.Trotsky
Paradoxalement, la question syndicale est abordée par Trotsky sur deux plans. Trotsky défendait au sein du Parti Bolchevik au pouvoir dans les années 20 la nécessité de l'intégration des syndicats à l'Etat soviétique contrairement à Lénine :
"Notre Etat actuel est tel que la totalité du pro1étariat organisé doit se défendre lui-même. Nous devons utiliser ces organisations ouvrières pour la défense des ouvriers contre leur Etat".
Quel aveu de Lénine sur le caractère conservateur de l'Etat de la période de transition et sur la nécessité du maintien de l'indépendance de la classe ouvrière par rapport à l'Etat ! Mais la position de Lénine comme celle d'ailleurs de l'opposition 0uvrière de Kollontaï qui prônait un renforcement des syndicats était illusoire et n'ouvrait pas sur une réelle compréhension de la nature des syndicats. La position, étatiste jusqu'au bout, était plus "logique". Pour Trotsky, le syndicat était un instrument étatique par excellence et en cela il ne se trompait pas ; c'est sur la question de l'Etat "prolétarien" que Trotsky se trompait !
En ce qui concerne l'intervention des révolutionnaires dans les syndicats, Trotsky défendait au sein de l'IC les analyses "officielles" :
"L'importance du syndicat consiste en ce que sa majorité est ou doit être composée d’éléments qui ne sont pas encore soumis l’influence d'un parti. Mais il est évident qu'il y a dans les syndicats des couches différentes : des couches tout à fait conscientes, des couches conscientes avec un reste de préjugés, des couches qui cherchent encore à former leur conscience révolutionnaires . Alors, qui doit prendre la direction ? ( ... ) Oui, nous voulons subordonner la conscience de la classe ouvrière aux idées révolutionnaires. C'est notre prétention". (Rapport au 4ème Congrès mondial, décembre 1922).
Une fois dans l'opposition, face à la contre-révolution, Trotsky nuança ses analyses ou plutôt dépassa le simplisme de la propagande des premières années de l'IC. Dans un texte de septembre 1933, Trotsky résumait une position beaucoup plus lucide sur la question syndicale :
"Les syndicats sont apparus dans la période de croissance et de montée du capitalisme. Leur tâche était d'élever le niveau matériel et culturel du prolétariat et d'étendre ses droits politiques. Ce travail, qui s'est étendu en Grande-Bretagne sur plus d'un siècle, a donné aux trade-unions une autorité immense au sein du prolétariat. La décadence du capitalisme britannique, dans les conditions du déclin du système capitaliste mondial, a sapé les bases même du travail réformiste des trade-unions Le rôle des syndicats, nous l'avons dit plus haut n'est plus un rôle progressif mais un rôle réactionnaire". (Trotsky,Oeuvres T.II, EDI, p.178).
Certes Trotsky conservait l'illusion d'un travail possible et nécessaire des communistes dans ces organes :
"C'est précisément à l’époque actuelle, où la bureaucratie réformiste du prolétariat s'est transformé en police économique du capital, que le travail révolutionnaire dans les syndicats, mené avec intelligence et persévérance, peut donner des résultats décisifs dans un délai relativement bref". (souligné par nous) (idem). Dans le même temps, Trotsky fixait une perspective de rupture avec les syndicats : "il faut absolument préparer dès maintenant les ouvriers avancés à l'idée de créer des comités d'ateliers et des conseils ouvriers au moment d'un tournant brutal". (idem).
Mais une telle vision restait abstraite et tout à fait contradictoire avec l'expérience du mouvement ouvrier lui-même. Trotsky réduisait en fait la question de l'apparition de véritables organes de lutte prolétariens à une simple tactique pouvant être décidée par l'organisation des révolutionnaires. Le volontarisme de Trotsky masquait mal un manque de confiance dans les capacités de la classe. Certes, les capacités commençaient à se réduire dès la fin des années 20, mais, tout à la défense de la révolution russe, Trotsky comme beaucoup de révolutionnaire ne pouvait se résoudre à voir la défaite du prolétariat et à en tirer les conclusions nécessaires tant sur le plan théorique qu'organisationnel.
2. La Gauche Italienne, Bilan.
C’est une toute autre démarche que développa la fraction de la gauche italienne regroupée autour de la revue "Bilan" :
"Affirmer aujourd'hui que l'on veut fonder des nouveaux partis sur la base des quatre premiers Congrès de l'IC, c'est commander à l'histoire de faire machine arrière de dix ans, c'est s’interdire la compréhension des évènements survenus après ces Congrès et c'est, en définitive, vouloir placer les nouveaux partis dans un endroit historique qui n'est pas le leur. L'endroit où devront se placer demain les nouveaux partis est d'ores et déjà délimité par l'expérience issue de l'exercice du pouvoir prolétarien et par toute l'expérience du mouvement communiste mondial. Les quatre premiers Congrès sont, dans ce travail, un élément d'étude qui doit être passé au crible de la critique la plus intense".(Bilan n°l, novembre 1933).
Comprenant la défaite politique du
prolétariat, la gauche italienne envisagea le problème de la présence des
révolutionnaires dans les syndicats uniquement du point de vue de la lutte
défensive et revendicative. La possibilité
resurgisse ment d'organes révolutionnaires de classe du type des conseils étant
repoussée pour toute une période, Bilan comprenait qu'il n'y avait plus de
place pour une activité misant, sur un
tel processus. De la même façon,
l'effondrement de 1’IC excluait la reconstitution à court terme du parti de
classe international. Il ne s'agissait
donc pas pour Bilan de déterminer une stratégie syndicale perpétuant
l’orientation de l'IC"de Lénine", mais de préserver la capacité
défensive de la classe. Bilan conservait
donc beaucoup d'illusions sur la continuité du rôle historique des syndicats
"Même aux mains des réformistes, les syndicats restent, pour nous, les endroits où les ouvriers doivent se rassembler, et d’où peuvent surgir des élans de conscience prolétarienne balayant toute la pourriture actuelle (... ). Si des mouvements se produisaient en dehors des syndicat, il faudrait évidemment les soutenir(…)". (Bilan n°25, nov.déc. 35)[1]
La gauche italienne comme Trotsky restait donc prisonnière des analyses erronées de l'IC et surtout d'une période où il était difficile de tirer toutes les conclusions d'une vague révolutionnaire qui n'avait pas pu aller à terme et n'avait de ce fait pas pu trancher de façon suffisamment nette la question de la rupture avec le syndicalisme. De plus, le triomphe de la contre-révolution fasciste, démocratique et stalinienne ne favorisait pas la défense des thèses s'appuyant sur les capacités d'organisation spontanée du prolétariat démontrées par le surgissement des conseils ouvriers. La période était surtout marquée par le constat des insuffisances des révolutionnaires tant en Allemagne lors de la vague révolutionnaire qu'en Russie, là où le prolétariat avait conquis le pouvoir. La question décisive du parti, de sa nature et de sa fonction était la plus discutée et formait en quelque sorte un écran qui empêchait les fractions révolutionnaires de prendre du recul et d'avoir une vision plus globale de ce qu'avait été le processus révolutionnaire du point de vue du développement de l'activité et de la conscience du prolétariat dans son ensemble. Sans une telle vision d'ensemble de ce qu'avait été le mouvement de classe confronté au capitalisme décadent, il n'était pas possible de clarifier la question syndicale.
3. Les communistes de conseils.
C'est aux mêmes limites que se heurtèrent les communistes de conseils dans leur critique du syndicalisme. Ce courant, issu en partie de la gauche hollandaise et allemande développait dans les années 30 une critique cinglante du "léninisme" qui remettait en cause la nature même de la révolution russe, jusqu'à la qualifier de "bourgeoise". En fait, recourant conseilliste finissait par reprendre une série de préjugés "anti-parti" (empruntés à la tradition anarchiste et syndicaliste révolutionnaire). Au parti et aux syndicats, les conseillistes opposaient le "pouvoir des conseils ouvriers", seule forme d'organisation de la classe où celle-ci pouvait acquérir par elle-même la conscience de ses buts historiques et assurer ses taches historiques. La critique du syndicalisme consistait donc essentiellement en une critique des structures syndicales impropres à une véritable vie et activité autonome de la classe ouvrière :
"Les syndicats croissent à mesure que se développe te capitalisme
et la grande industrie, jusqu'à devenir de gigantesques organisations qui
comprennent des milliers d'adhérents à travers tout un pays et ont des
ramifications dans chaque ville et dans chaque usine. Des fonctionnaires y sont nommés ( ces
fonctionnaires sont les dirigeants du syndicat. Ce sont eux qui conduisent les
pourparlers avec les capitalistes, tache dans laquelle ils sont passés maîtres
(... ). Une telle organisation n'est plus uniquement une assemblée d'ouvriers ;
elle forme un corps organisé, qui possède une politique, un caractère, une
mentalité, des traditions et des fonctions qui lui sont propres. Ses intérêts sont différente de ceux de la
classe ouvrière et elle ne reculera devant aucun combat pour les
défendre". (A.Pannekoek, Janvier 1936,
in "International Council Correspondence").
Toutes ces critiques étaient justes et restent aujourd'hui un aspect important de la position des révolutionnaires sur les syndicats. Mais ne voir dans les syndicats que leur bureaucratisme, leur mentalité rétrograde, leur impuissance à combattre le capitalisme restait insuffisant. Ce caractère bureaucratique était apparu relativement rapidement dès la fin du 19ème siècle. Ce constat avait le mérite de rappeler ce que depuis longtemps le marxisme avait décelé : le caractère "étroit"'du syndicalisme. Dans "Salaire, prix et profit", Marx en 1865, en définissait très bien les limites : "Les syndicats agissent utilement en formant des centres de résistance aux empiètements du capital. Ils manquent en partie leur but quand ils font un usage peu judicieux de leur force. Ils le manquent entièrement lorsqu’ils se contentent de mener une guerre d'escarmouches contre les effets du système actuel, au lieu d'essayer en même temps de le changer en se servant de leur force organisée comme d'un levier pour l'émancipation finale de la classe ouvrière, c'est-à-dire pour abolir une fois pour toutes le salariat".
Même en ce qui concerne la fin des syndicats comme mode d'organisation de la classe, le mouvement marxiste avait développé les bases d'une analyse de ce processus. Engels, dans un article publié dans "Labour Standard", organe des syndicats anglais, en mai-juin 1881, expliquait :
"Qui plus est, de nombreux symptômes
indiquent que la classe ouvrière de ce pays commence à se rendre compte qu’elle
s'est engagée depuis quelques temps, sur la mauvaise voie. En effet, elle commence d comprendre que
l'agitation actuelle, parce qu’elle tourne exclusivement autour de questions
d'augmentations de salaires et de diminutions d'horaires de travail, la maintient
dans un cercle vicieux sans issue, car le mal fondamental ne réside pas dans le
bas niveau des salaires, mais dans le système du salariat lui-même. Si elle se répand largement au sein de la
classe ouvrière, cette prise de conscience doit changer considérablement la
position des syndicats : ils ne jouiront plus longtemps du privilège. d'être
tes seules organisations de la classe ouvrière.
A côté ou au-dessus des syndicats de chaque branche d'industrie surgira
une Union générale, une organisation politique de la classe ouvrière dans son
ensemble".
La critique des syndicats par les conseillistes consistait donc en une reprise à peine approfondie de certains points de l'analyse des marxistes, mais à moins de faire des syndicats des organes ayant toujours appartenu à la bourgeoisie (position à la quelle aboutissent certaines sectes comme le PIC aujourd'hui), ce courant ne parvenait pas à saisir le fondement matériel du passage des syndicats dans le camp bourgeois, leur intégration dans l'Etat et leur fonction contre-révolutionnaire. D'ailleurs Pannekoek, dans une critique de certaines positions de Grossmann sur l'écroulement nécessaire du capitalisme exprimait son incompréhension et son rejet de la notion de décadence du capitalisme :
"L'impuissance de l'action syndicale, impuissance qui est apparue depuis longtemps déjà, ne doit pas être attribuée à un écroulement économique mais à un déplacement des pouvoirs au niveau de la société (…). Le parlementarisme et la tactique syndicale n'ont pas attendu la crise présente pour s'avérer incapables, ils l’ont déjà démontré au long de plusieurs décennies. Ce n'est pas à cause de l'écroulement économique du capitalisme, mais à cause du monstrueux déploiement de sa puissance, de son extension à toute la terre, de l'exacerbation en lui des oppositions politiques, du renforcement violent de sa force interne, que le prolétariat doit passer à l'action de masse, déployer la force de toute la classe". (A.Pannekoek, juin 1934, n°l de Rätekorrespondenz, organe du Groupe des Communistes Internationalistes de Hollande):
L'article était dirigé contre les thèses de Rosa Luxemburg schématisées par Grossmann. La critique de l'économisme mécaniste de Grossmann était facile, mais Pannekoek ne répondait pas au problème de fond posé : est-ce que le syndicalisme avait toujours été caduc, est-ce que la possibilité de réformes économiques et politiques dans la période ascendante n'avait pas été la base matérielle du parlementarisme et du syndicalisme ? Il ne suffisait pas de comprendre les effets néfastes de cette réalité sur le mouvement ouvrier (réformisme, économisme, opportunisme, au sein de la Social-démocratie), il fallait encore comprendre que cette phase particulière du développement de l'activité de la classe était irrémédiablement finie, que, par exemple, le stalinisme n'était pas une déviation "néo-réformiste" ou "néo-opportuniste" du mouvement ouvrier, mais une expression du capitalisme décadent. Reconnaître l'entrée du capitalisme mondial dans sa phase de décadence, de déclin historique, ne signifiait pas le développement d'une vision fataliste et attentiste de l'histoire, mais la rupture de classe avec les thèses social-démocrates et les méthodes politiques et organisationnelles qui avaient prévalu dans la phase ascendante du capitalisme.
Les conseillistes avaient une vision de la nécessité de cette rupture, mais elle restait partielle. D'une part, ce courant était loin d'être homogène (cf nos articles sur la Gauche Hollandaise dans les Revues Internationales n°.16, 17 et 21). D'autre part, les conseillistes recherchaient les causes de la défaite dans la seule politique erronée de l'IC et du Parti Bolchevik. Ceci devait les amener à une sous-estimation de l'activité des communistes et à un abandon de la nécessité de la préparation révolutionnaire sur le plan de la reconstitution du parti. Progressivement, Pannekoek abandonnera la défense de la nécessité du parti pour se, limiter à un plaidoyer en faveur de l'autonomie de la classe.
Mais même si cette faiblesse du courant conseilliste mène à des erreurs profondes sur la question du parti, oublier que ce courant a approfondi la question de l'auto-organisation de la classe et a ainsi abordé un problème crucial de la période de décadence serait une profonde erreur. A partir du moment où les syndicats et le syndicalisme étaient compris comme des forces antagoniques à l'activité révolutionnaire de la classe ouvrière, il s'agissait de cerner les modalités nouvelles des luttes ouvrières elles-mêmes. Pannekoek va aborder cette question dans un ouvrage sur les conseils ouvriers écrit pendant la 2ème Guerre Mondiale :
"L'action directe, c'est donc l'action des travailleurs, celle qui ne passe pas par l'intermédiaire des bureaucrates syndicaux. Une grève est dite "sauvage" (illégale ou non-officielle) par opposition aux grèves déclenchées par les syndicats en respectant les règlements et les Lois (… ). Ces grèves sauvages sont les annonciatrices des grandes luttes du futur que, poussées par les nécessités sociales importantes, par une répression toujours plus lourde et une détresse plus profonde, les masses seront conduites à engager". (Pannekoek, Les Conseils Ouvriers)
Pannekoek insistait donc sur l'importance de la capacité des ouvriers amener leurs luttes par eux-mêmes, à faire 1'expérience de leurs propres possibilités et de leur force collective sans pour autant tomber dans une sorte de "spontanéisme" béat ou dans une vision schématique et linéaire du processus d'auto organisation de la classe :
"L'auto-organisation des travailleurs en lutte, ce n'est pas une de ces exigences déduites de l'étude théorique, à partir de discussions sur sa nécesaité et ses possibilités d'utilisation, c'est simplement la constatation d'un fait, découlant de la pratique. Il est souvent arrivé au cours de grands mouvements sociaux - et sans aucun doute il arrivera encore - que les actions menées ne soient pas conformes aux décisions prises. Parfois, des comités centraux lancent un appel à la grève générale et ne sont suivis qu'ici ou là, par de petits groupes. Ailleurs, les comités pèsent tout minutieusement sans s’aventurer à prendre une décision et les travailleurs déclenchent une grève de masse. Il est possible aussi que les mêmes travailleurs qui s'étaient résolus à la grève avec enthousiasme, reculent au moment d'agir ou, inversement, qu'une hésitation prudente se reflète dans les décisions et que, soudain, résultat de l'action de forces intérieures cachées, une grève non décidée éclate irrésistiblement. Alors que dans leur manière de pensée consciente, les travailleurs utilisent de vieux mots d'ordre et de vieilles théories qui s'expriment dans leurs opinions et leurs arguments, ils font preuve, au moment de la décision dont dépend leur bonheur ou leur malheur d'une intuition profonde, d'une compréhension instinctive des conditions réelles qui finalement déterminent leurs actes. Cela ne veut pas dire que ces intuitions sont toujours un guide sûr ( …). Ainsi s'opposent Les deux formes d'organisation et de lutte. L'ancienne, celle des syndicats et des grèves réglementées ; la nouvelle, celle des grèves spontanées et des conseils ouvriers. Cela ne signifie pas que la première sera tout simplement remplacée un jour par la seconde. Des formes intermédiaires peuvent être imaginées. Elles constitueraient des tentatives pour corriger les maux et les faiblesses du syndicalisme tout en sauvegardant les bons principes". (idem)
La défense de Pannekoek d'une véritable autonomie du prolétariat dans la lutte reflétait certes des ambiguïtés et des faiblesses, mais celles-ci exprimaient bien plus profondément l’état général du milieu révolutionnaire dans une phase de contre révolution triophante à laquelle venait s'ajouter l'horreur d'une deuxième Guerre Mondiale rendant encore plus difficile l'activité de le classe et des révolutionnaires. Ce qui était important, décisif, dans ce texte, comme dans ceux des autres courants prolétariens internationalistes, c'était la confiance dans le prolétariat comme force révolutionnaire.
- C'est pourquoi il serait erroné d'opposer la trajectoire de la Gauche Italienne à celle des communistes de conseils et de chercher dans l'un ou l'autre de ces courants l'expression pure et dure de la continuité "marxiste". Par ailleurs, il ne s'agit pas non plus de faire une synthèse écléctique des positions politiques développées par ceux-ci dans les années 30 puis dans les années de l'immédiat après-guerre. Le mérite de la Gauche Communiste de France qui publia Internationalisme fut justement d'éviter un certain fétichisme de la "tradition" vue comme la simple glorification apologique d'un courant contre les autres vers laquelle malheureusement s'achemina une partie de la Guache Italienne remettant en cause l'esprit de Bilan. Pour accomplir cette démarche, la courant bordiguiste dû rejeter Bilan est sa conclusion aux oubliettes, permettant à Bordiga de reprendre le travail théorique à zéro, c'est à dire à retourner aux erreurs leninistes contre les acquis de la Gauche Italienne, notamment sur la question nationale ou la question de la décadence.
[1] Fort peu de textes de Bilan traitent directement de la question syndicale, mais même s'il y avait une sorte de position officielle qui restait attachée à l'optique léniniste, la reconnaissance de la décadence du capitalisme amena une tendance au sein de Bilan à réévaluer ce point sur les syndicats.