Soumis par ICConline le
« Et si le temps n'existait pas ? », le titre du livre1 du physicien Carlo Rovelli2 pose une question qui peut sembler de prime abord fort étrange, voire absurde. Chaque jour, l'homme perçoit, éprouve même, le temps qui passe. Les horloges, les réveils et les montres omniprésents et égrenant les secondes. Le train que l'on voit partir depuis le quai, tout essoufflé, plié en deux et les mains sur les hanches. Les enfants qui grandissent. Ou les rides aux coins des yeux. Tout, absolument tout, semble justifier sans discussion possible l'existence implacable du temps et de ses effets.
Vraiment ? Pour celui qui voyage peu, la terre ne semble-t-elle pas plate, ornée de quelques bosses et creux ? L'idée d'une terre ronde avec « dessous » des gens qui marchent « la tête en bas » sans « tomber », n'est-elle pas également contraire à l'intuition ? Et que dire de cette terre qui tourne autour du soleil alors que nous voyons tous et chaque jour, le soleil se « lever » à l'Est et se « coucher » à l'Ouest ?
L'histoire de la science a confirmé ce que les philosophes grecs avaient déjà compris il y a plus de 2500 ans : nos sens peuvent nous tromper ; il est nécessaire d'aller au-delà de la perception sensible immédiate pour accéder à la vérité. Alors peut-être l'hypothèse de Carlo Rovelli vaut-elle la peine d'être considérée sérieusement. Pour quelles raisons ce scientifique affirme-t-il que le temps n'est fondamentalement qu'une illusion ?
L'illusion du temps qui passe
Depuis Einstein, l'humanité sait qu'il y a un hic au tic-tac de nos pendules : le temps est relatif. Il ne s'écoule pas partout de la même manière. Plus la vitesse de déplacement est grande ou la gravité forte, plus l'écoulement du temps ralentit. Le film à très grand succès de Christopher Nolan sorti en 2014, Interstellar, a justement mis au centre de son histoire cette découverte scientifique : les protagonistes vieillissent différemment selon qu'ils sont sur terre ou qu'ils voyagent dans l'espace ou qu'ils s'installent sur telle ou telle autre planète pourvue d’une gravité différente. Le héros, un cosmonaute envoyé dans l'espace en début de film, retrouvera ainsi à la fin de l'aventure sa fille restée sur terre sous les traits d'une très vieille dame, alors que lui-même n'a vécu que quelques mois. S'il s'agit là de science-fiction, il est néanmoins exact et vérifié expérimentalement que le temps est effectivement relatif. Par exemple : si deux horloges atomiques (les plus précises à l’heure actuelle) sont déclenchées simultanément, puis que l'une reste sur la terre ferme alors que l'autre part faire un tour en avion afin de s'éloigner de 10 km de la masse de la terre et de sa gravité, alors les cadrans indiqueront deux résultats différents, celle qui s'est momentanément éloignée aura « vécu » moins longtemps de quelques milliardièmes de secondes que son homologue.
Le temps n'est donc pas ce tic-tac régulier, immuable et implacable. Mais Carlo Rovelli va plus loin encore en avançant l'hypothèse que le temps en réalité n'existe pas : « ...nous ne mesurons jamais le temps lui-même. Nous mesurons toujours des variables physiques A, B, C,… (oscillations, battements, et bien d’autres choses), et nous comparons toujours une variable avec une autre. Et pourtant, il est utile d'imaginer qu'il existe une variable t, le 'vrai temps', que nous ne pouvons jamais mesurer, mais qui se trouve derrière toute chose. [...] Plutôt que de tout rapporter au 'temps', abstrait et absolu, ce qui était un 'truc' inventé par Newton, on peut décrire chaque variable en fonction de l’état des autres variables […]. Tout comme l’espace, le temps devient une notion relationnelle. Il n’exprime qu’une relation entre les différents états des choses. » Et donc : « L’espace et le temps usuel vont tout simplement disparaître du cadre de la physique de base, de la même façon que la notion de 'centre de l’Univers' a disparu de l’image scientifique du monde » (pp. 100 à 103). Le temps n'existerait pas fondamentalement, mais proviendrait d'une illusion due à notre connaissance ou à notre perception limitée de l'Univers : « ... le temps est un effet de notre ignorance des détails du monde. Si nous connaissions parfaitement tous les détails du monde, nous n'aurions pas la sensation de l'écoulement du temps. » (pp. 104-105).
Autrement dit, l'Univers est constitué d'interactions permanentes, d'une série infiniment complexe de causes et d'effets. A modifie B qui modifie à son tour C mais aussi peut-être A lui-même, etc. Ainsi l'Univers est en mouvement, se modifie sans cesse et ce sont ces changements, ces interactions que nous percevons. Seulement, notre existence se déroulant avec peu de variables fondamentales, toujours sur terre ou à proximité et à des vitesses extrêmement modestes comparées à celle de la lumière, toutes ces interactions nous apparaissent comme dictées selon une composante physique de l’Univers que l'homme a appelé « le temps ». A notre échelle, le tic-tac de la pendule est imperturbable ; nous ne percevons jamais les différences de quelques milliardièmes de seconde qui peuvent intervenir ici ou là sur terre selon notre vitesse de déplacement ou notre altitude. Newton lui-même a intégré cette notion « temps » comme une composante fondamentale de l'ensemble de sa physique. Seulement, ce que nous dit Carlo Rovelli c'est que, lorsque nous observons le pendule de l'horloge se balancer, nous avons l'illusion d'observer l'écoulement de « secondes » alors que nous ne faisons que mesurer un enchaînement d'interactions au sein du mécanisme de l'horloge. Et c'est pourquoi la physique moderne peut se passer intégralement de la notion « temps » au sein de ses équations : « au lieu de prédire la position d'un objet qui tombe 'au bout de cinq secondes', nous pouvons prédire sa chute 'après cinq oscillations du pendule'. La différence est faible en pratique, mais grande d'un point de vue conceptuel, car cette démarche nous libère de toute contrainte sur les formes possibles de l'espace-temps » (p. 115).
Il n'est ni de la compétence de l'auteur de cet article ni du rôle d'une organisation révolutionnaire comme le CCI de valider ou d’invalider une hypothèse en cours de débat dans le monde scientifique. En revanche, au-delà de l'intérêt nécessaire pour les avancées de la pensée en général, la méthode et l'approche de la science qui sous-tendent ces avancées sont aussi une base nécessaire à assimiler pour essayer de comprendre le monde et la société. Le temps existe-t-il ? Nous ne pouvons trancher mais la démarche de Carlo Rovelli est une source d'inspiration pour la réflexion. Car il y apparaît un trésor bien plus grand que le résultat de ses recherches, à savoir le chemin qui l'y a mené : une pensée en mouvement.
Une vision dynamique de la science
De la conception d'un univers en constante évolution constitué d'une série d'interactions d'une infinie complexité découle une vision dynamique de la science et de la vérité. Si l'Univers est en mouvement, pour le comprendre la pensée doit l'être aussi : « Avec la science, j’ai découvert un mode de pensée qui d’abord établit des règles pour comprendre le monde, puis devient capable de modifier ces mêmes règles. Cette liberté, dans la poursuite de la connaissance, me fascinait. Poussé par ma curiosité, et peut-être par ce que Frederico Cesi, ami de Galilée et visionnaire de la science moderne, appelait 'le désir naturel de savoir', je me suis retrouvé, presque sans m’en rendre compte, immergé dans des problèmes de physique théorique » (p. 5). Carlo Rovelli s’inscrit donc en faux contre une vision figée de la science, qui établirait des vérités absolues et éternelles. Au contraire, pour lui, « La pensée scientifique est consciente de notre ignorance. Je dirais même que la pensée scientifique est la conscience même de notre grande ignorance et donc de la nature dynamique de la connaissance. C’est le doute et non pas la certitude qui nous fait avancer. C'est là, bien sûr, l'héritage profond de Descartes. Nous devons faire confiance à la science non parce qu'elle offre des certitudes mais parce qu'elle n'en a pas » (pp. 70-71).
Carlo Rovelli nous montre ainsi que l'évolution de la pensée scientifique est absolument opposée à l’approche scientiste du XIXème siècle. Celle-ci a cru à une évolution continue jusqu’à la connaissance complète des lois de l’Univers. Ainsi dans la deuxième moitié du XIXème siècle, la plupart des scientifiques pensaient que toutes les lois fondamentales de la nature avaient été, pour l’essentiel, découvertes. Il ne suffisait plus qu’à déterminer quelques constantes universelles pour faire le tour définitivement des sciences physiques. Deux théories fondamentales vont balayer de fond en comble ce bel édifice presque parfait à peine cinq ans après le tournant du siècle : la théorie de la relativité restreinte (complétée par celle de la relativité générale) d’Einstein et celle de la mécanique quantique encore plus profonde en termes de remise en cause de l'appréhension du monde. Ainsi Carlo Rovelli nous montre que la méthode scientifique commence toujours par prendre en compte puis remettre en cause les bases des anciennes théories pour en élaborer de nouvelles, plus larges, plus profondes et plus générales. Les avancées permises par les nouvelles théories permettent un progrès. Ce dernier nous amène dans un nouveau contexte qui devient lui-même contradictoire dans son développement. Ainsi la mécanique quantique et la relativité générale ont ouvert la possibilité de mieux comprendre la dynamique de l’Univers inaccessible à la physique classique, cette dernière ne pouvant décrire qu'un état stable et définitif. Mais ces deux grandes théories n’ont pas apporté pour autant, elles non plus, un point final à l’histoire de la physique ni une réponse totale et définitive aux mystères de l’Univers. Bien au contraire. De nouvelles contradictions sont apparues : « La mécanique quantique, qui décrit très bien les choses microscopiques, a bouleversé profondément ce que nous savons de la matière. La relativité générale, qui explique très bien la force de la gravité, a transformé radicalement ce que nous savons du Temps et de l’Espace. […] Or, ces deux théories mènent à deux manières très différentes de décrire le monde, qui apparaissent incompatibles. Chacune des deux semble écrite comme si l’autre n’existait pas. Nous sommes dans une situation de schizophrénie, avec des explications morcelées et intrinsèquement inconsistantes. Au point que nous ne savons plus ce que sont l’Espace, le Temps et la Matière. […] Il faut, d’une façon ou d’une autre, réconcilier les deux théories. Cette mission est le problème central de la gravitation quantique » (pp. 10-13). Et gageons que si la théorie de la gravitation quantique atteint un jour sa mission historique, que s’offre ainsi à l’humanité la possibilité de comprendre « la fin de la vie d’un trou noir ou les premiers moments de la vie de l’Univers » (p. 11), alors de nouvelles questions émergeront à la conscience humaine. Et c’est justement l’existence même de ces contradictions infinies qui ont mené Carlo Rovelli à sa passion pour la science, cette immense et perpétuelle énigme : « Je pense que c'est précisément dans la découverte des limites des représentations scientifiques du monde que se révèle la force de la pensée scientifique. Celle-ci n'est pas dans les 'expériences', ni dans les 'mathématiques', ni dans une 'méthode'. Elle est dans la capacité propre de la pensée scientifique à se remettre toujours en cause. Douter de ses propres affirmations. N'avoir pas peur de nier ses propres croyances, même les plus certaines. Le cœur de la science est le changement » (pp. 56-57).
Mais cette approche relative de la vérité et de la science ne signifie nullement que Carlo Rovelli tombe dans le relativisme. Bien au contraire. Il montre dans quelles aberrations mène le relativisme en prenant l’exemple des États-Unis où le créationnisme fait d’énormes dégâts, en particulier dans l’enseignement : « Ces visions déformées de la science ont pour conséquences une diminution de son aura et la pensée irrationnelle gagne du terrain… Aux États-Unis par exemple (le Kansas ‘rural’ mais aussi la très civilisée Californie), les enseignants n’ont pas le droit de parler correctement de l’évolution à l’école. Les lois qui interdisent d’enseigner les résultats de Darwin sont justifiées par le relativisme culturel : on sait que la science se trompe, et donc une connaissance scientifique n’est pas plus défendable qu’une connaissance biblique. Interrogé récemment sur ce sujet, un candidat à la présidence des États-Unis a déclaré ‘qu’il ne savait pas si les êtres humains ont vraiment des ‘ancêtres communs’. Sait-il seulement si c’est la terre qui tourne autour du soleil ou le soleil qui tourne autour de la terre ?» (pp. 53-54).
Plus généralement : « L’obsession scientifique de remettre toute vérité en question ne mène pas au scepticisme, ni au nihilisme, ni à un relativisme radical. La science est une pratique de la chute des absolus qui ne tombe pas dans le relativisme total ou le nihilisme. Elle est l’acceptation intellectuelle du fait que les connaissances évoluent. Le fait que la vérité puisse toujours être interrogée n’implique pas que l’on ne puisse pas se mettre d’accord. En fait la science est le processus même par lequel on arrive à se mettre d’accord » (p. 71).
La nécessaire confrontation des hypothèses
Pour « se mettre d'accord », pour que nos connaissances aient une « nature dynamique », il est impératif que les hypothèses se confrontent, qu'un débat d'idées dans le seul but de faire progresser la vérité anime l'ensemble des sciences. C'est pourquoi tout au long de son livre, Rovelli fustige tous les scientifiques qui sabotent ce débat, préférant défendre leurs intérêts particuliers, en ne partageant pas leurs travaux et hypothèses, en concevant la recherche comme un terrain de course vers la renommée individuelle, en étant animés par l'esprit de concurrence, avec toutes les bassesses, la mauvaise foi et autres procédés déloyaux que cela implique : « Le monde de la science, comme j'ai pu le découvrir ensuite avec tristesse, y compris à mes dépens, n'a rien à voir avec un conte de fée. Les cas de vol d'idées d'autrui sont permanents. Beaucoup de chercheurs sont extrêmement soucieux d'arriver à être les premiers à formuler des idées, quitte à les souffler aux autres avant que ceux-ci ne parviennent à les publier, ou à réécrire l'histoire de manière à s'attribuer les étapes les plus importantes. Cela génère un climat de méfiance et de suspicion qui rend la vie amère et entrave gravement les progrès de la recherche. J'en connais beaucoup qui refuseront de parler à qui que ce soit des idées sur lesquelles ils sont en train de travailler avant de les avoir publiées » (p. 44).
La démarche de Carlo Rovelli est toute différente. Lui qui, étudiant en Italie dans les années 1970, s’est d’abord révolté contre les injustices de cette société avant de prendre conscience, comme une très large partie de sa génération, que la révolution n’était pas encore à l’ordre du jour, a choisi de ne pas abdiquer, de ne pas renoncer à ses rêves, mais d’investir ses aspirations aux changements dans la science : « Pendant mes études universitaires à Bologne, ma confusion et mon conflit avec le monde adulte ont rejoint le parcours commun d’une grande partie de ma génération. […] C’était une époque où l’on vivait de rêves. […] Avec deux de ces amis, nous avons rédigé un livre qui raconte cette rébellion étudiante italienne de la fin des années soixante-dix. Mais rapidement les rêves de révolution ont été étouffés et l’ordre a repris le dessus. On ne change pas le monde si facilement. A mi-chemin de mes études universitaires, je me suis retrouvé encore plus perdu qu'avant, avec le sentiment amer que ces rêves partagés par la moitié de la planète étaient déjà en train de s’évanouir […]. Rejoindre la course à l'ascension sociale, faire carrière, gagner de l'argent et grappiller des miettes de pouvoir, tout cela me semblait bien trop triste. […] La recherche scientifique est alors venue à ma rencontre – j'ai vu en elle un espace de liberté illimité, ainsi qu'une aventure aussi ancienne qu'extraordinaire […]. Aussi, au moment où mon rêve de bâtir un monde nouveau s'est heurté à la dure réalité, je suis tombé amoureux de la science. […] La science a été pour moi un compromis qui me permettait de ne pas renoncer à mon désir de changement et d'aventure, de maintenir ma liberté de penser et d'être qui je suis, tout en minimisant les conflits que cela impliquerait avec le monde autour de moi. Au contraire, je faisais quelque chose que le monde appréciait » (pp. 2-6). Chez Carlo Rovelli, l'esprit subversif, le désir de changement et la science s’entremêlent ainsi constamment : « Tandis que j'écrivais avec mes amis mon livre sur la révolution étudiante (livre que la police n'a pas aimé et qui m'a valu un passage à tabac dans le commissariat de police de Vérone) : 'Dis-nous les noms de tes amis communistes !'), je m’immergeais de plus en plus dans l'étude de l'espace et du temps » (p. 30) ; « Chaque pas en avant dans la compréhension scientifique du monde est aussi une subversion. La pensée scientifique a donc toujours quelque chose de subversif, de révolutionnaire » (p. 138).
Ce qui attire particulièrement Carlo Rovelli est la dimension internationale et cosmopolite de la « communauté » scientifique, se mettant parfois à rêver d'une association mondiale, désintéressée et s'enrichissant des différences : à l'Impérial Collège de Londres, « j'ai rencontré pour la première fois le monde coloré et international des chercheurs de physique théorique : des jeunes en costume-cravate se mêlaient avec le plus grand naturel à des chercheurs aux pieds nus et aux longs cheveux sortant de bandeaux colorés ; toutes les langues et toutes les physionomies de monde se croisaient, et l'on y percevait une espèce de joie de la différence, dans le partage d'un même respect de l'intelligence » (p. 34).
Pourtant, les îlots paradisiaques ne peuvent exister dans ce capitalisme barbare. Si elle révèle une profonde aspiration pour un monde réellement humain, uni et solidaire, cette vision est idéaliste, comme le reconnaît Carlo Rovelli lui-même dans son livre.
Et donc, pour porter la connaissance de la vérité plus loin, il prône le débat ouvert et franc, la confrontation saine, désintéressée des hypothèses :
« Je parle librement de mes idées à qui veut les entendre, sans rien cacher, et j'essaie de convaincre mes étudiants d'en faire autant » (p. 45).
« Pour peu qu'on reste dans une exactitude scientifique, la polémique, même rude, est un ingrédient à la fertilité et à l'avancement de la connaissance » (p. 125).
« Chaque chercheur a ses idées et convictions (j'ai les miennes) et chacun doit défendre ses hypothèses avec passion et énergie : la discussion animée est la meilleure façon de chercher la connaissance » (p. 128).
« Les règles de base de la recherche scientifique sont simples : tout le monde a le droit de parler. Einstein était un obscur commis au bureau des brevets lorsqu'il a produit des idées qui ont changé notre vision de la réalité. Les désaccords sont bienvenus : ils sont la source du dynamisme de la pensée. Mais ils ne sont jamais réglés par la force, l'agression, l'argent, le pouvoir ou la tradition. La seule façon de gagner est d'argumenter, de défendre son idée dans un dialogue et de convaincre les autres. Bien sûr, je ne suis pas en train de dépeindre ici la réalité concrète de la recherche scientifique dans sa complexité humaine, sociale et économique, mais plutôt les règles idéales auxquelles la pratique doit se rapporter. Ces règles sont anciennes ; nous les trouvons décrites avec passion dans la fameuse Septième Lettre de Platon, où celui-ci explique comment on peut chercher la vérité : 'Or, après beaucoup d'efforts, lorsque sont frottés les uns contre les autres ces facteurs pris un à un : noms et définitions, visions et sensations, lorsqu'ils sont mis à l'épreuve au cours de contrôles bienveillants et de discussions où ne s’immiscent pas l'envie, vient tout à coup briller sur chaque chose la lumière de la sagesse et de l'intelligence, avec l'intensité que peuvent supporter les force humaines'. » (pp. 136-137).3
La méthode scientifique et la société capitaliste
« Galilée et Newton, Faraday et Maxwell, Heisenberg, Dirac et Einstein, pour ne citer que les exemples les plus importants, se sont nourris de philosophie, et n’auraient jamais pu accomplir les sauts conceptuels immenses qu’ils ont accomplis s’ils n’avaient eu aussi une éducation philosophique. » Effectivement. Et Carlo Rovelli lui-même a une approche de la science fortement « nourrie de philosophie ». C'est pourquoi il n'a pas adopté une vision statique pour comprendre le monde tel qu'il est (comme s'il examinait une photo) mais, au contraire, il a adopté une vision en mouvement pour comprendre le monde tel qu'il devient. La première approche voit les choses exister indépendamment les unes des autres, pour elles-mêmes et pour toujours ; il s’agit là de l’une des sources du mysticisme. La seconde voit les choses en termes de relations contradictoires, donc dans leur dynamique et leur devenir, ce qui ouvre la voie à la dialectique.
Carlo Rovelli tente d'user de cette même méthode pour comprendre aussi la société humaine. En racontant au début du livre sa jeunesse, sa révolte face aux injustices de cette société, en s'affirmant « révolutionnaire », il démontre qu'il ne croit pas en un capitalisme éternel. « Mon adolescence fut de plus en plus une période de révolte. Je ne me reconnaissais pas dans les valeurs exprimées autour de moi. [...] Le monde que je voyais autour de moi était très différent de celui qui m'aurait semblé juste et beau. […] Nous voulions changer le monde, le rendre meilleur » (pp. 2 et 3). Nous ne partageons pas les propositions politiques concrètes que Carlo Rovelli avance ensuite dans son livre. D’ailleurs, sur ce plan et comme il l’avoue lui-même, Carlo Rovelli tente d’explorer quelques pistes pour évoluer vers un monde plus humain non pas en s’appuyant sur une rigoureuse démarche scientifique mais selon ses « rêves » et ses « fantasmes » (p.146).4 Mais cela n’enlève rien à l’importance de ses recherches et de ses apports. User de la méthode scientifique pour comprendre l'homme et son organisation sociale est certainement ce qu'il y a de plus ardu ; toute réflexion sur la science, son histoire et sa méthode est donc pour cette raison aussi un bien extrêmement précieux. Voilà ce que nous dit à ce sujet Anton Pannekoek, astronome, astrophysicien et militant de la Gauche communiste de Hollande (1873-1960) : « La science naturelle est considérée avec justesse comme le champ dans lequel la pensée humaine, à travers une série continue de triomphes, a développé le plus puissamment ses formes de conception logique... Au contraire, à l’autre extrême, se trouve le vaste champ des actions et des rapports humains dans lequel l’utilisation d’outils ne joue pas un rôle immédiat, et qui agit dans une distance lointaine, en tant que phénomène profondément inconnu et invisible. Là, la pensée et l’action sont plus déterminés par la passion et les impulsions, par l’arbitraire et l’improvisation, par la tradition et la croyance ; là, aucune logique méthodologique ne mène à la certitude de la connaissance (...) Le contraste qui apparaît ici, entre d’un côté la perfection et de l’autre l’imperfection, signifie que l'homme contrôle les forces de la nature ou va de plus en plus y parvenir, mais qu’il ne contrôle pas encore les forces de volonté et de passion qui sont en lui. Là où il a arrêté d’avancer, peut-être même régressé, c’est au niveau du manque évident de contrôle sur sa propre 'nature' (Tilney). Il est clair que c’est la raison pour laquelle la société est encore si loin derrière la science. Potentiellement, l’homme a la maîtrise sur la nature. Mais il ne possède pas encore la maîtrise sur sa propre nature. »5 Et là n'est pas la seule raison de la difficulté à comprendre l'âme humaine et la société, s'ajoute la pression idéologique permanente pour justifier le statu quo, le monde tel qu'il est. Le capitalisme a besoin du progrès scientifique pour le développement de son économie et l'encourage donc dans une certaine mesure (dans une « certaine mesure » seulement car la recherche n'échappe pas à l'esprit borné de la concurrence et de l’intérêt particulier). Mais l'avancée de la pensée en ce qui concerne l'homme et sa vie sociale rentre immédiatement et frontalement en conflit avec les intérêts de ce système d'exploitation, particulièrement depuis que celui-ci est devenue décadent, obsolète et que l'intérêt de l'humanité exige sa disparition et son dépassement. Ainsi, la science de l'homme est sans cesse contenue par l'idéologie dominante qui tente de lui imposer ses propres œillères. C’est aussi pourquoi l'humanité a besoin de chercheurs et de scientifiques comme Carlo Rovelli, car ils lui fourbissent les armes de la critique, leurs travaux constituant une partie des flammes du feu de Prométhée. Cet ouvrage (comme le précédent) participe au développement d’une connaissance indispensable de l’histoire de la science et de la philosophie et permet donc non pas seulement de passer du bon « temps » mais aussi de nourrir la réflexion critique et révolutionnaire.
Ginette (juillet 2015)
1 Et si le temps n'existait pas ?, éditions Dunod, 2012. Nous avons déjà consacré un article au précédent livre de Carlo Rovelli, Anaximandre de Milet ou la naissance de la pensée scientifique (article publié dans RI N°422 et disponible sur notre site Internet à cette adresse : https://fr.internationalism.org/ri422/la_pensee_scientifique_dans_l_hstoire_humaine_a_propos_du_livre_anaximandre_de_milet.html). Carlo Rovelli vient aussi de publier un nouvel essai : Par-delà le visible : La réalité du monde physique et la gravité quantique », chez Odile Jacob.
2 Carlo Rovelli est le principal auteur, avec Lee Smolin, de la théorie de la gravitation quantique à boucles. Cette théorie propose une unification de la relativité générale et de la mécanique quantique. Derrière cette appellation, certainement barbare pour les néophytes, se cache le problème le plus fondamental de la science actuelle : rendre compatibles nos descriptions de l'infiniment grand et de l'infiniment petit.
3 Souligné par nous.
4 Les « rêves », comme la démarche artistique et nombre d’autres aspects de l’activité et de la pensée humaine, font partie intégrante des sources d’inspiration de ceux qui veulent changer le monde. Mais ils ne peuvent être à la fois le point de départ et le point d’arrivée de la conscience révolutionnaire ; ils ont à et peuvent s’intégrer et entrer en résonance avec la démarche scientifique. C’est alors que les rêves deviennent possibles.
5 Anton Pannekoek, Anthropogenesis, A study in Origin of Man, 1944. Traduit de l'anglais par nous et déjà cité dans notre article « Marxisme et Éthique » (https://fr.internationalism.org/book/export/html/2593).