La place de la science dans l'histoire humaine (à propos du livre "Anaximandre de Milet")

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Carlo Rovelli (1) a écrit un ouvrage paru en 2009 intitulé Anaximandre de Milet ou la naissance de la pensée scientifique (2).

Parmi la somme d’ouvrages qui abordent la méthode scientifique, ce livre doit retenir l’attention car son auteur fait preuve d’un esprit d’ouverture à saluer. Dans l’introduction de son livre, C. Rovelli montre d’emblée ce qui apparaît clairement comme étant la motivation première qui a présidé à l’écriture de son ouvrage : “En ouvrant, pour reprendre les mots de Pline (3), “les portes de la nature”, Anaximandre (4) a en effet ouvert un conflit titanesque : le conflit entre deux formes de savoirs profondément différents. D’un côté, un nouveau savoir sur le monde fondé sur la curiosité, sur la révolte contre les certitudes et donc sur le changement. De l’autre, la pensée alors dominante, principalement mystico-religieuse, et fondée, dans une large mesure, sur des certitudes qui, par nature, ne peuvent être mises en discussion. Ce conflit a traversé l’histoire de notre civilisation, siècle après siècle, avec victoires et défaites de part et d’autres. Aujourd’hui, après une période où les deux formes de pensées rivales semblaient avoir trouvé une forme de coexistence pacifique, ce conflit semble s’ouvrir à nouveau. De nombreuses voix, d’origines politiques et culturelles assez différentes chantent à nouveau l’irrationalisme et le primat de la pensée religieuse” (p. 7).

Nous ne pouvons que souscrire à cette triste constatation de l’auteur. Celui-ci continue en affirmant : “L’issue incertaine de ce conflit détermine notre vie de tous les jours, et le sort de l’humanité” (page 8).

Anaximandre vécut dans la cité de Milet (5) au vie siècle avant J.-C. Mais bien avant lui et depuis fort longtemps, le savoir avait été développé par la civilisation humaine. L’écriture est utilisée depuis trois millénaires. Les lois sont écrites depuis au moins douze siècles sur de splendides blocs de basalte (visibles au Louvre). Les mathématiques correspondent déjà au savoir actuel d’un enfant de CE2 : “Retenons qu’il a été tout sauf facile pour l’humanité de rassembler des connaissances qu’un enfant de huit ans d’aujourd’hui assimile sans difficultés” (p. 15).

C. Rovelli développe d’emblée, tout au long de son ouvrage, une réflexion faisant le lien entre l’évolution du savoir scientifique et le type de société et d’organisation politique dans laquelle elle s’inscrit.

Pour lui, la forme fondamentale de l’organisation politique des grandes civilisations est la monarchie : “C’est cette structure monarchique qui permet le développement de la civilisation. Elle constitue la garantie de stabilité et de sécurité nécessaire à la complexification des relations sociales” (p. 15). Mais ce type de société monarchique a aussi ses limites, notamment sous l’angle de l’immobilisme qui y règne et des représentations sociales et religieuses qui y sont associées et qui déterminent une “image du monde”. Il nous donne ainsi l’exemple de la civilisation chinoise, capable d’amasser pendant des millénaires une somme de connaissances extraordinaires sur l’astronomie, mais incapable d’en dégager une réalité correcte en lien rationnel avec ses observations. Elle devra ainsi attendre le xvie siècle et la venue du jésuite Matteo Ricci pour accéder aux connaissances développées depuis bien longtemps par l’astronomie grecque et européenne et ainsi comprendre que la terre n’était pas carrée mais ronde.

C’est avec cette même démarche que l’auteur nous montre ce qu’a été Milet pour la naissance de la pensée scientifique : “C’est ici que naît le libre esprit d’investigation qui deviendra la marque distinctive de la pensée grecque et plus tard du monde moderne” (p. 29).

Il décrit Milet comme une ville marchande, un endroit où de nombreuses cultures différentes et formes de pensées se sont réunies : “Une florissante petite cité portuaire ionienne, d’où partent et où arrivent sans cesse des navires de commerce. Où chaque citoyen se sent sans doute plus maître de son destin et de celui de sa cité qu’un anonyme sujet du pharaon  ! […] L’Ionie est le pivot entre l’occident et l’orient. Enfin au sud, d’où arrivent les navires phéniciens par lesquels les Grecs ont appris à écrire […] Milet est donc la scène d’un processus politique complexe, qui rappelle celui d’Athènes et celui plus tardif et bien connu de Rome” (p. 28 à 31).

Tout aussi déterminante fut la structure politique et sociale de cette cité où, pour la première fois, quelle que soit sa complexité et les différentes formes qu’elle peut prendre, “on assiste à une remise en question continuelle de la gestion de la chose publique” (p. 95). De cette “désacralisation et cette laïcisation de la vie publique, qui passe des mains des rois à celle des citadins, s’ouvre un processus de désacralisation et de laïcisation du savoir” (p. 95). “Au moment où les cités grecques chassent les rois, quand elles découvrent qu’une collectivité humaine hautement civilisée n’a pas besoin d’un roi-dieu pour exister, qu’au contraire elle fleurit mieux sans roi-dieu, à ce moment la lecture de l’ordre du monde se libère de la sujétion aux dieux créateurs et ordonnateurs, et de nouvelles voies s’ouvrent pour comprendre et ordonner le monde” (p. 95). “La loi que cherche Anaximandre pour comprendre le cosmos est sœur de la loi que les citoyens de la Polis cherchent pour s’organiser” (p. 95). Ce sont ces conditions qui ont présidé à la naissance de la pensée scientifique d’Anaximandre dans la ville de Milet.

La pensée pré-scientifique : entre mythes et dieux

Un siècle avant Anaximandre, au sein de la Grèce archaïque, un autre penseur marque son temps : l’historien Hésiode. Son monde et sa pensée sont très humains. Il s’interroge sur le sens de l’humanité et la peine de la vie dans les Travaux et les Jours et sur la naissance et l’histoire de l’univers dans sa théogonie (6). Autant de travaux qui s’inscriront dans les recherches futures et notamment à Milet. Pourtant, comme le dit C. Rovelli : “Les réponses qu’offre Hésiode, quoique sans doute un peu plus complexes, sont taillées dans la même étoffe que celle que nous trouvons partout autour du monde, et en particulier dans la vallée du Tigre et de l’Euphrate : une étoffe faite exclusivement de dieux et de mythes” (p. 23). Lorsque Hésiode se pose les questions “comment le monde est-il né et de quoi est-il fait  ?”, il ne peut répondre dans sa théogonie que par ce que nous pourrions résumer ainsi, la force et le désir des dieux. “De tous les textes qui sont arrivés jusqu’à nous, c’est exclusivement par ces mythes que la pensée confère un ordre au monde. Et c’est au pouvoir des dieux, ou en tout cas d’entités surnaturelles, que l’homme attribue les responsabilités des événements du monde” (p. 25). “Selon certains, l’activité religieuse humaine ou en tout cas “rituelle”, remonte au moins à 200 000 ans, sinon à l’origine du langage. C’est aujourd’hui une opinion consensuelle que la pensée religieuse était la pensée universellement dominante, dans toutes les cultures antiques dont nous avons la trace” (p. 152). C’est à ce moment-là de son analyse sur la pensée pré-scientifique que l’auteur choisit d’introduire l’importance de la naissance de la pensée d’Anaximandre pour la pensée scientifique : “Anaximandre invente quelque chose de nouveau : une lecture du monde où la pluie n’est pas décidée par Zeus mais causée par la chaleur du soleil et par le vent, et où le cosmos ne naît pas d’une décision divine mais d’une boule de feu. Il propose ­d’expliquer le monde de l’origine du cosmos jusqu’à l’origine des gouttes de pluie, sans faire référence aux dieux” (p. 139).

Anaximandre et la construction de la pensée scientifique

Anaximandre va tirer les premières conséquences scientifiques d’observations déjà millénaires. La liberté de pensée d’Anaximandre va lui permettre de remettre en cause de manière constructive les enseignements de son maître Thalès et des sages ou autres savants chinois. “A mi-chemin entre la révérence absolue des pythagoriciens envers Pythagore, de Mencius envers Confusisus, de Paul envers le Christ, et le rejet brutal de celui qui pense différemment de soi, Anaximandre ouvre une troisième voie. Le respect d’Anaximandre à l’égard de Thalès est clair, et il est évident qu’il s’appuie complètement sur ses conquêtes intellectuelles. Et pourtant, il n’hésite pas à dire que Thalès s’est trompé, en ceci et en cela, et qu’il est possible de faire mieux. Ni Mencius, ni Paul de Tarse, ni les pythagoriciens n’ont compris que cette troisième voie, étroite, est le chemin de la connaissance” (p. 82).

Ici, c’est la nature même de la démarche scientifique qui est mise en lumière : “La science est avant tout une exploration passionnée d’une nouvelle façon de penser le monde. Sa force ne tient pas aux certitudes qu’elle fournit, mais au contraire à une conscience aiguë de l’étendue de notre ignorance. C’est cette conscience qui nous pousse à sans cesse douter de ce que nous croyons savoir et ainsi nous permet d’apprendre toujours. La recherche de la connaissance ne se nourrit pas de certitudes : elle se nourrit d’une absence radicale de certitudes” (p. 2). Ce que nous dit ici C. Rovelli, c’est qu’il n’existe pas de vérité absolue, vraie de tout temps et pour toujours. La matière, la vie, la pensée, la science sont mouvement.

Malgré cela, la science est source de sécurité. La théorie scientifique est indispensable à la construction de la civilisation humaine. En ce sens, comme le dit l’auteur : “La théorie de Newton ne perd pas sa valeur après Einstein” (p. 107). Comme l’idée de lois naturelles d’Anaximandre et de Pythagore ne perdent pas de leur importance pour le développement de la science avec Platon  ! “S’il serait candide de prétendre savoir comment est fait le monde sur la base du peu que nous en connaissons, il serait franchement idiot de mépriser ce que nous savons, seulement parce que demain nous pourrions en savoir un peu plus. […] L’humanité parcourt une voie vers la connaissance qui sait se tenir loin des certitudes de ceux qui se croient dépositaire de la vérité, sans pour autant être incapable de reconnaître qui a raison et qui a tort […]” (p. 6).

Plus profondément encore, comme Anaximandre l’écrit lui-même dans le seul texte qu’il nous reste de lui rapporté par Simplicius (7) : “Toutes choses ont racines l’une dans l’autre et périssent l’une dans l’autre selon la nécessité. Elles se rendent justice l’une à l’autre et se récompensent à l’injustice conformément à l’ordre du temps” (p. 74).

C. Rovelli rend justice à Anaximandre et à ses intuitions. Avant Anaximandre, on se représentait la Terre avec le ciel au-dessus d’elle, celle-ci devant nécessairement reposer sur quelque chose. Anaximandre fait cette découverte “qui a elle seule suffirait à faire de lui un géant de la pensée” (p. 1) : la terre flotte dans le ciel. Il n’y a plus de haut ni de bas. Ces notions n’ont de sens que par rapport à la Terre elle-même.

Ce qui semble aujourd’hui une évidence, l’espèce humaine a mis 200 000 ans à le découvrir. Pourquoi  ? La difficulté est que la Terre flotte dans l’espace contredit violemment l’image que nous avons du monde. C’est une idée absurde, ridicule et incompréhensible. La difficulté principale est d’accepter que le monde puisse ne pas être comme nous croyions qu’il était. Que les choses puissent ne pas être comme elles apparaissent. La vraie difficulté est d’abandonner une image qui nous est familière. Pour franchir ce pas, il faut une civilisation dans laquelle les hommes sont prêts à mettre en doute ce que tout le monde croit vrai”… et tel était le cas à Milet  ! (p. 59).

“Mais son héritage est plus vaste. Anaximandre ouvrit la voie à la physique, à la géographie, à l’étude des phénomènes météorologiques et à la biologie” (p. 1). Entre autres contributions d’Anaximandre, il faut noter celle de l’origine de l’homme : “Tous les animaux vivaient originellement dans la mer ou dans l’eau qui recouvrait la terre dans le passé. Les premiers animaux étaient donc des poissons ou des sortes de poissons. Ils ont ensuite conquis la terre ferme quand celle-ci s’est asséchée et se sont adaptés à ce nouveau milieu. Les hommes en particulier ne peuvent être apparus dans leur forme actuelle parce que les nourrissons ne sont pas autosuffisants, ce qui implique que quelqu’un d’autre devait les nourrir. Ils sont donc dérivés d’autres animaux à la forme de poisson” (p. 40). Nous assistons ici à la naissance d’une ébauche de théorie sur l’évolution des espèces.

Qu’est ce que la connaissance scientifique  ?

Carlo Rovelli insiste sur la nécessité de la discussion la plus large et la plus ouverte : “Dans le domaine du savoir, la découverte est que laisser libre cours à la critique, permettre la remise en question, donner le droit à la parole à tous et prendre au sérieux toute proposition, ne mène pas à une cacophonie stérile. Au contraire, cela permet d’écarter les hypothèses qui ne fonctionnent pas, et de faire émerger les meilleures idées” (p. 97). Il s’élève de ce fait contre cette vision du xixe siècle selon laquelle “les bonnes théories scientifiques sont définitives, exactement valides pour l’éternité” (p. 105). Mais aussi contre celle de la théorie scientifique consistant à accumuler et mesurer des faits : “L’objectif déclaré de la recherche scientifique n’est pas de faire des prédictions quantitatives correctes. Qu’est ce que cela signifie  ? Construire et développer une image du monde. C’est-à-dire une structure conceptuelle pour penser le monde efficace et compatible avec ce que nous en savons” (p. 111).

Notre quête du savoir est ainsi en permanente évolution : “Nous pensions que la Terre était plate puis qu‘elle était au centre du monde. Nous pensions que les bactéries étaient spontanément générées par la matière inanimée. Nous pensions que les lois de Newton étaient exactes… A chaque nouvelle découverte, le monde se redessine et change sous nos yeux. Nous le connaissons différemment et mieux. La science est une recherche continuelle de la meilleure façon de penser le monde, de regarder le monde. C’est avant tout une exploration de nouvelles formes de penser… Cette aventure s’appuie sur toute la connaissance accumulée mais son âme est le changement perpétuel. La clé du savoir scientifique est la capacité à ne pas rester agrippé à nos certitudes, à nos images, à être prêt à les changer, et le changer encore en fonction d’observations, de discussions, de nouvelles idées, de nouvelles critiques” (p. 111).

Cependant, “s’il ne cesse de se transformer, pourquoi le savoir scientifique est-il digne de foi  ?” Pour Carlo Rovelli, “l’aspect évolutif de la science est précisément la raison de sa fiabilité. Les réponses scientifiques ne sont pas définitives mais ce sont, presque par définition, les meilleures réponses dont nous disposons aujourd’hui” (p. 121). “La science offre les meilleures réponses justement parce qu’elle ne considère pas ses réponses comme certainement vraies  ; c’est pourquoi elle est toujours capable d’apprendre, de recevoir de nouvelles idées” (p. 122).

L’héritage d’Anaximandre

C. Rovelli nous présente Anaximandre comme un géant de la pensée. Pour lui : “Il est l’homme qui a donné naissance à ce que les Grecs ont appelé “l’investigation de la nature” jetant les bases y compris littéraires de toute la tradition scientifique ultérieure. Il ouvre sur le monde naturel une perspective rationnelle pour la première fois, le monde des choses est perçu comme directement accessible à la pensée” (p. 169). C’est à notre sens au cœur de cette citation que l’on trouve la raison fondamentale à partir de laquelle l’auteur affirme que nous assistons avec Anaximandre à la naissance de la pensée scientifique.

Pour ce qui nous concerne, le livre de C. Rovelli sur Anaximandre nous semble important à un double titre. Dans l’opposition qu’il introduit entre la pensée mystique et la pensée rationnelle et enfin dans la démonstration qu’il fait tout au long de son ouvrage de l’importance vitale pour l’espèce humaine de ce que l’on doit appeler la méthode scientifique. Méthode d’investigation de la nature que C. Rovelli utilise dans l’étude des travaux d’Anaximandre et de l’exposé qu’il nous fait de l’histoire des sciences. L’auteur utilise ainsi la même méthode qu’ont utilisée depuis bientôt deux siècles Marx et Engels dans leur étude des phénomènes de la nature et de l’histoire.

C’est l’utilisation de cette méthode qui permet par exemple au lecteur de tirer un fil de continuité d’Anaximandre à Copernic, Galilée, Newton et Einstein, ou encore à Darwin.

Pour citer une dernière fois C. Rovelli : “La science est l’aventure humaine qui consiste à explorer les modes de pensée du monde, prête à subvertir certaines de certitudes que nous avions jusqu’ici. C’est l’une des plus belles aventures” (p. 126).

T et P (avril 2011)


1Carlo Rovelli est professeur à l’université de la Méditerranée (Marseille), membre de l’Institut Universitaire de France, chercheur en physique théorique et co-inventeur avec Lee Smolin et Abbay Ashtekar, de la théorie de la gravitation quantique en boucles

2) Editions Dunod-La Recherche.

3) Pline, naturaliste et écrivain né à Côme en Italie (23-79). Il a laissé une histoire naturelle en 37 volumes.

4) Anaximandre, philosophe grec de l’école ionienne (610-547 av. J.-C.).

5) Milet, située sur la côte occidentale de l’actuelle Turquie.

6) Généalogie et filiation des dieux.

7) Simplicius, mort en 483, pape de 463 à 483.

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