Soumis par Revue Internationale le
Au milieu du fracas de la barbarie impérialiste en Afghanistan, de petits groupes d'internationalistes ont pris une position de classe : ils ont rejeté tous les impérialismes en présence, refusant tout soutien à un camp ou à un autre au nom de la paix. Ils ont dénoncé toute illusion sur la possibilité d'un capitalisme pacifique ; ils ont appelé au développement de la lutte de classe qui seule peut mener au renversement du système capitaliste à l'échelle mondiale - système qui par lui-même constitue la cause fondamentale de la guerre impérialiste. Ces groupes se réclament de l'héritage des Gauches italienne et allemande. Celles-ci sont le seul courant ayant survécu au déclin de la Troisième internationale qui ait passé avec succès le test de la Seconde Guerre mondiale en maintenant contre vents et marées la positions internationaliste du prolétariat. Ces groupes font partie de ce que le CCI appelle le milieu politique prolétarien.
Pour contribuer au renforcement de ce milieu et comme nous le faisons à chaque fois que ce type d'événements met à l'épreuve l'essence même des organisations révolutionnaires, nous examinons les forces et les faiblesses de la réponse que ces dernières apportent à la guerre actuelle.
Nous ne traiterons pas ici de la démarche commune des différents groupes : nous avons déjà mis en évidence, dans la presse territoriale du CCI, en quoi celle-ci constituait une réponse du camp prolétarien 2. Nous ne prétendons pas non plus être exhaustifs sur ce sujet dans l'espace limité dont nous disposons ici. En revanche, nous soulèverons certains éléments qui nous paraissent significatifs dans l'explication que donne l'un de ces groupes - le Bureau international pour le Parti révolutionnaire (BIPR) - de la barbarie impérialiste.
La recherche des causes matérielles de la guerre
Il ne suffit pas, pour des organisations révolutionnaires, de savoir que l'Etat américain et les autres grandes puissances impérialistes ne sont pas aussi hostiles au terrorisme qu'ils l'ont proclamé au cours de ces quatre derniers mois et qu'ils ne sont nullement intéressés par la civilisation et l'humanité quand ils déclenchent une guerre qui provoque la mort et la misère sur à grande échelle. Elles doivent aussi expliquer les véritables raisons de cette barbarie, quels intérêts les puissances impérialistes y trouvent, en particulier les États-Unis, et si ce cauchemar peut avoir une fin pour l'humanité.
Le BIPR propose l'explication suivante à la guerre en Afghanistan : les États-Unis veulent maintenir le Dollar comme monnaie mondiale et garder de la sorte leur contrôle sur l'industrie pétrolière : « ? les États-Unis ont besoin que le Dollar reste la monnaie du commerce international s'ils veulent maintenir leur position de superpuissance mondiale. Ainsi, par dessus tout, les États-Unis cherchent désespérément à assurer que la poursuite du commerce global du pétrole se fasse avant tout en dollars. Cela veut dire avoir une influence déterminante dans l'itinéraire des pipes-lines de pétrole et de gaz avant même l'implication commerciale américaine dans l'extraction à leur source. Il en est ainsi quand de simples décisions commerciales sont déterminées par l'intérêt dominant du capitalisme américain dans son ensemble, et que l'Etat américain s'implique politiquement et militairement dans l'intérêt d'objectifs plus vastes, objectifs qui souvent s'opposent aux intérêts d'autres Etats et de plus en plus à ceux de ses 'alliés' européens. En d'autres termes, tel est le coeur de la concurrence capitaliste au 21e siècle. (?)
Depuis un certain temps maintenant, des compagnies pétrolières européennes, parmi lesquelles l'ENI italienne, se sont engagées dans de nombreux projets pour recevoir directement le pétrole de la Caspienne et du Caucase dans les raffineries d'Europe, et il est évident qu'à partir du 1er janvier [quand l'Euro sera instauré] le projet d'un marché concurrent du pétrole pourrait commencer à prendre forme, mais les États-Unis, confrontés peut-être à la crise la plus profonde qu'ils ont connue depuis la Seconde Guerre mondiale, ne sont pas prêts à laisser tomberleur puissance économique et financière. » (« Imperialist, Oil and US National Interests », Revolutionary Perspectives n°23 - revue trimestrielle de la Communist Workers Organisation qui est le groupe du BIPR en Grande-Bretagne)
La guerre aurait donc lieu pour supprimer l'obstacle potentielconstitué par le régime des Talibans et ses supporters d'Al Qaida à la construction d'un oléoduc traversant l'Afghanistan pour transporter une partie de la production des champs de pétrole du Kazakhstan, et serait un moment d'une stratégie plus vaste des États-Unis pour contrôler la distribution de pétrole. Les États-Unis veulent l'acheminement sécurisé et diversifié des réserves mondiales de pétrole. Selon le BIPR, derrière cet impératif se trouve le destin du Dollar, et derrière le destin du Dollar le statut de superpuissance des États-Unis. D'un autre côté, les Européens sont également intéressés à améliorer le statut de leur monnaie naissante, l'Euro, sur le marché pétrolier et donc, pour cette raison, leurs propres intérêts impérialistes s'opposent de plus en plus à ceux des États-Unis.
L'objectif sous-jacent des États-Unis dans la guerre en Afghanistan, selon le BIPR, est de préserver leur position de «superpuissance» mondiale, c'est-à-dire leur supériorité écrasante dans les domaines militaire, économique et politique sur tous les autres pays de la planète. Leurs adversaires veulent limiter et en fin de compte usurper cette position. En d'autres termes, contrairement aux fables que nous racontent les médias bourgeois sur la lutte entre le bien et le mal, entre la démocratie et la terreur, le BIPR, en tant que groupe révolutionnaire, révèle les intérêts impérialistes des protagonistes. Derrière le conflit impérialiste résident les intérêts antagonistes des puissances capitalistes rivales, accentués par la crise économique.
De plus, le BIPR s'éloigne de l'explication de la guerre actuelle (et de l'accentuation croissante des conflits impérialistes) comme étant le résultat d'un désir de gain économique immédiat. Il y a dix ans, à propos de la guerre du Golfe imminente, le BIPR disait : « ? la crise du Golfe s'est produite vraiment à propos du pétrole et de qui le contrôle. Sans pétrole bon marché, les profits chuteront. Les profits du capitalisme occidental sont menacés et c'est pour cette raison et aucune autre que les États-Unis préparent un bain de sang au Moyen Orient. » (Tract de la CWO cité dans la Revue internationale n° 64)
La victoire américaine dans la guerre du Golfe n'a apporté aucune amélioration qualitative des profits pétroliers, ni provoqué de changement significatif du prix du pétrole. Le BIPR semble s'être rendu compte de cela et du fait que l'ex-Yougoslavie ne fournit pas de marché rentable aux puissances impérialistes qui s'y sont affrontées, contrairement à ce qu'il avait pensé au départ ; maintenant, il semble donner une explication plus large de la situation 3. On ne peut que saluer une telle démarche car la crédibilité de la Gauche marxiste dépend de sa capacité à comprendre l'impérialisme sur la base d'une analyse globale et historique dans laquelle les facteurs économiques immédiats ne sont pas la cause de la guerre.
Mais tout en faisant ce pas en avant, le BIPR considère néanmoins que les objectifs impérialistes dépendent du destin des monnaies, c'est-à-dire d'un facteur économique spécifique. Et il accorde à la question du pétrole et des oléoducs un poids décisif dans le rôle du Dollar et de son nouveau rival, l'Euro. Pour le BIPR, dans le pétrole réside tout à fait « le coeur de la concurrence impérialiste au 21e siècle ».
Mais la préservation du statut des États-Unis comme première puissance mondiale dépend-elle vraiment d'une façon aussi directe et aussi décisive du rôle du Dollar comme le dit le BIPR ? Et la position du Dollar comme monnaie mondiale dépend-elle si directement du contrôle américain sur le pétrole ? Examinons ces questions plus en détail, en commençant par la deuxième.
Le pétrole et le Dollar
Alors que leur importante influence sur le contrôle commercial de la production du pétrole - la plupart des principales compagnies mondiales de pétrole par exemple sont américaines - aide certainement les États-Unis à maintenir leur pouvoir politique et constitue donc un facteur de domination du Dollar, ce n'est néanmoins pas là que réside l'explication fondamentale des moyens grâce auxquels le Dollar a gagné et conserve son rôle de monnaie mondiale.
Le Dollar est devenu dominant avant que le pétrole ne soit la principale source d'énergie de la planète. En fait, aucune monnaie ne fonde particulièrement sa puissance sur le contrôle des matières premières.
Le Japon par exemple ne contrôle pratiquement aucune matière première, mais le Yen, malgré la récente stagnation de l'économie japonaise, reste une monnaie forte. A l'inverse, l'ex-URSS disposait d'énormes quantités de pétrole durant sa domination, mais cela n'a pas empêché ce pays de s'effondrer économiquement, sans parler de l'incapacité du Rouble à devenir une monnaie mondiale.4 Ce n'est pas le contrôle des fournitures de charbon ou de coton qui a fait de la Livre sterling la principale monnaie au 19e siècle. C'est plutôt la prépondérance de l'économie d'un pays en termes de production et de commerce mondiaux et son poids militaire et politique correspondant qui expliquent pourquoi des monnaies particulières deviennent des monnaies de référence pour le capitalisme mondial. La Livre sterling a réalisé son ascension parce que la Grande-Bretagne était le premier pays capitaliste moderne. La plus grande productivité de ses industries a permis à ses produits de supplanter ceux du reste du monde en termes de prix et de quantité parce qu'ailleurs la production capitaliste ne faisait que commencer à s'imposer. Le monde entier vendait ses matières premières à la Grande-Bretagne. Et la Grande-Bretagne - comme le dit la fameuse expression - était «l'atelier du monde». La force militaire britannique, navale en particulier, et l'accumulation de ses possessions coloniales ont renforcé la suprématie de la Livre et la position de Londres comme centre financier du monde.
Le développement du capitalisme dans d'autres pays a commencé à saper la suprématie du capitalisme britannique et ses concurrents ont commencé à le dépasser en termes de productivité. Les nouvelles conditions du capitalisme révélées par la Première Guerre mondiale ont sonné le glas du Sterling. La Seconde Guerre mondiale a scellé son destin. Dans un monde où les nations capitalistes rivales se sont déjà partagé le marché mondial et tentent de développer leur expansion par le repartage de celui-ci en leur faveur, la question de la concurrence militaire -l'impérialisme - tend à favoriser les pays ayant une échelle continentale comme les États-Unis plutôt que les pays européens dont la taille relativement petite était plus appropriée à la phase précoce de développement du capitalisme. L'épuisement de toutes les puissances européennes après la Première Guerre mondiale, y compris des vainqueurs tels que la Grande-Bretagne, a énormément favorisé l'accroissement du poids relatif de la production américaine et de sa part du commerce mondial, et a donc augmenté la demande internationale de dollars. Et après la dévastation de l'Europe dans la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis, stimulés par la croissance phénoménale de la production d'armement, ont atteint une suprématie économique écrasante sur l'arène mondiale. En 1950 par exemple, ils produisaient la moitié de toute la production mondiale ! Le plan Marshall de 1947 approvisionnait les économies européennes en dollars dont elles avaient désespérément besoin pour la reconstruction en achetant des biens américains. La suprématie du Dollar était institutionnalisée à l'échelle mondiale par les accords de Bretton Woods (1944) et la création de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international sous l'égide des États-Unis.
A la fin de la période de reconstruction au milieu des années 1960, les économies japonaise et européenne avaient amélioré leur position économique par rapport aux États-Unis. Mais même l'affaiblissement relatif de l'économie américaine, bien qu'il ait donné lieu à une dévaluation effective du Dollar, ne s'est pas traduit dans la chute immédiate de sa position de suprématie. Loin de là. Les États-Unis avaient beaucoup de moyens d'utiliser les nouvelles conditions à leur avantage. La désindexation du Dollar par rapport à l'étalon or réalisée en 1971 par Washington allait permettre aux États-Unis de maintenir la puissance du Dollar et la position compétitive de la production américaine par des manipulations des taux de change qui ont aussi rendu possible l'abaissement de leur dette extérieure grandissante (une méthode que la Grande-Bretagne a utilisée dans les années 30 pour préserver le rôle de la Livre sterling après que son économie eut été éclipsée par celle des États-Unis). Au début des années 1980, l'augmentation des taux d'intérêt et la dérégulation des mouvements de capitaux avec la floraison qui s'en est suivie de la spéculation financière, ont permis de rejeter les effets de la crise sur les autres pays. Derrière ces mesures, la suprématie militaire des États-Unis qui sont devenus inattaquables après l'effondrement de l'Union soviétique, a assuré au roi Dollar la pérennité de son trône.
Le rôle du pétrole dans la position de suprématie du Dollar est donc relativement peu significatif. Même s'il est vrai que lors de «la première crise du pétrole» de 1971-72, les États-Unis grâce à leur influence sur les prix du pétrole de l'OPEP, ont réussi à faire passer dans leur poche d'énormes fonds provenant des poches des puissances européennes et japonaise, via l'Arabie saoudite, de telles manipulations ne constituent pas vraiment les principaux instruments de la suprématie du Dollar. Ce qui compte dans l'hégémonie du Dollar, c'est la domination économique, politique et militaire de l'Amérique sur le marché mondial sur lequel le pétrole et d'autres matières premières sont achetées et vendues, et ce sont principalement des facteurs de nature plus générale et historique qui déterminent cette domination, et non le contrôle du pétrole.
Cependant, le BIPR croit que l'accélération des aventures militaires des États-Unis en Asie centrale fait partie d'une mesure préventive à long terme pour occuper les centres de production et les routes du pétrole dans le but d'empêcher les puissances européennes de les contrôler afin de faire de l'Euro la monnaie dominante dans la production et le commerce mondiaux du pétrole. L'objectif supposé est d'empêcher l'Euro, la monnaie naissante de l'Union européenne, de voler sa couronne au Dollar et donc d'empêcher cette dernière de dépasser les États-Unis comme bloc impérialiste rival.
Mais si notre explication est correcte, les puissances européennes auraient bien plus à faire qu'accroître leur influence dans l'industrie pétrolière pour pouvoir remplacer le Dollar par l'Euro. Même si l'Union européenne était une véritable entité économique et politique unifiée, cela ne retirerait rien au fait que son PIB par habitant atteint environ les 2/3 de celui des États-Unis. Mais l'Union européenne, bien qu'elle dispose maintenant d'une monnaie commune, est toujours divisée en entités capitalistes nationales distinctes et concurrentes, ce qui sape sa puissance économique par rapport à celle des États-Unis. La Banque centrale européenne n'a pas la même unité de but en termes de politique monétaire et fiscale que la Réserve fédérale américaine, et c'est pourquoi, au moins jusqu'à présent, elle a tendu à suivre les politiques de cette dernière. L'économie allemande, pôle politique le plus puissant de la zone Euro, ne se trouve encore qu'au troisième rang derrière les États-Unis et le Japon et pour d'autres raisons que sa faiblesse dans le contrôle du pétrole et des oléoducs.
Au niveau politique et militaire, les divisions sont encore plus grandes puisque l'Union européenne recouvre des intérêts impérialistes contradictoires, non seulement en son sein mais également concernant l'attitude à avoir envers les États-Unis. La principale puissance économique européenne, l'Allemagne, est toujours un nain du point de vue militaire en comparaison de la Grande-Bretagne et de la France, ses principaux rivaux (et cela vaut la peine de souligner qu'une des principales puissances militaires et une des économies les plus importantes de l'Europe - la Grande-Bretagne - ne fait même pas partie de la zone Euro). L'Allemagne développe actuellement sa puissance militaire, ses troupes sont intervenues en dehors de ses frontières (au Kosovo) pour la première fois depuis la Seconde Guerre mondiale. Néanmoins, sa capacité à projeter sa puissance militaire ne va pas plus loin que chez ses proches voisins d'Europe de l'Est. Et les experts financiers de la bourgeoisie admettent que cette faiblesse militaire et les intérêts contradictoires au sein de l'Union constituent une menace sérieuse pour l'Euro : « Glyn Davis, auteur de « A history of money from ancient times to the present day » [« Une histoire de la monnaie de l'antiquité à nos jours »] dit que la menace à long terme la plus grande pour l'union monétaire en Europe est constituée par les guerres ou par 'les disputes concernant l'attitude envers les pays qui sont en guerre'. 'C'est un aspect politique qui comptera' dit-il. 'Si on a une forte union politique, alors elle peut résister à beaucoup d'attaques. Mais s'il y a des divergences politiques, cela peut affaiblir considérablement l'union monétaire.' » (International Herald Tribune, 29/12/01)
Pour cette raison et d'autres, l'Euro aura beaucoup de difficultés à gagner la confiance de l'économie mondiale à l'encontre du Dollar.
De tous ces points de vue, on ne peut considérer la domination du Dollar sur l'économie mondiale comme une raison valable pour la vaste campagne militaire menée en Afghanistan. Comme nous l'avons dit à notre dernier Congrès international, «Les États-Unis veulent contrôler cette région à cause de son pétrole, non pas dans un but de gain économique mais pour que l'Europe ne puisse s'approvisionner en cette énergie nécessaire en cas de guerre. Nous pouvons nous rappeler que pendant la Seconde Guerre mondiale, en 1942, l'Allemagne avait mené une offensive sur Bakou pour tenter de s'approprier cette énergie si nécessaire pour mener la guerre. Il en va différemment aujourd'hui pour l'Azerbaïdjan et la Turquie par exemple pour lesquels la question du pétrole représente un gain immédiat appréciable. Mais l'enjeu central de la situation n'est pas là.» («Rapport sur les tensions impérialistes», Revue internationale n°107) 5
L'hégémonie impérialiste américaine dépend-elle du Dollar ?
La seconde question que pose le BIPR est : le statut de superpuissance des États-Unis dépend-il du rôle prééminent du Dollar ? Nous dirions non du point de vue dont le BIPR le suggère, c'est-à-dire comme élément décisif. Comme nous l'avons développé, la supériorité militaire est autant la cause que l'effet du statut du Dollar. Évidemment la prééminence économique et monétaire des États-Unis sur l'économie mondiale est un facteur crucial de sa suprématie militaire. Mais la puissance militaire et stratégique ne découle pas de façon automatique, mécanique et immédiate ni non plus proportionnelle de la puissance économique. Il existe de nombreux exemples pour le prouver. Le Japon et l'Allemagne sont les plus grandes puissances économiques après les États-Unis, mais militairement ce sont toujours des nains par rapport à la Grande-Bretagne et à la France qui, tout en étant économiquement plus faibles, disposent de l'arme nucléaire. L'URSS était extrêmement faible économiquement mais a contesté la superpuissance américaine au niveau militaire pendant 45 ans. Et malgré l'affaiblissement relatif de l'économie américaine depuis 1969, sa force militaire et stratégique par rapport à ses rivaux les plus proches s'est énormément accrue.
Les États-Unis, comme tous les pays, ne peuvent compter sur la performance de leur monnaie pour garantir automatiquement leur position impérialiste. Au contraire, les États-Unis doivent continuer à dédier des ressources énormes et coûteuses à leurs intérêts militaires et stratégiques pour tenter de déjouer les man?uvres de leurs principaux rivaux impérialistes et réduire les prétentions de ces derniers à contester leur leadership. La campagne anti-terroriste depuis le 11 septembre a enregistré de remarquables succès dans cette lutte impérialiste. Elle a forcé les autres principales puissances à soutenir les objectifs stratégiques et militaires des États-Unis, sans permettre à aucune d'entre elles d'en tirer plus que quelques miettes de prestige du fait de leur soutien au succès militaire rapide des forces américaines en Afghanistan contre le régime taliban. En même temps, les États-Unis ont développé leur poids stratégique en Asie centrale. Le déploiement de leur supériorité militaire a été si dévastateur que leur retrait du «Traité antimissile balistique» (SALT) avec la Russie, n'a reçu que des critiques très légères de la part de leurs adversaires précédemment les plus bruyants dans les capitales européennes. Les États-Unis peuvent maintenant entreprendre plus facilement d'étendre leurs croisades anti-terroristes à d'autres pays.
Cependant, il est difficile de mesurer si l'offensive américaine des trois derniers mois a rendu plus sécurisées qu'avant les réserves de pétrole ou accru de façon significative la supériorité écrasante du Dollar par rapport à l'Euro. La véritable victoire américaine se situe au niveau stratégique/militaire, comme cela a été le cas après la guerre du Golfe. Les bénéfices économiques seront aussi insaisissables qu'à l'occasion de ce précédent conflit.
Le contrôle du pétrole pour un avantage économique ne constitue pas la raison décisive qui a fait dépenser aux États-Unis des milliards de dollars par mois dans la guerre en Afghanistan et risquer la stabilité du Pakistan, pays par lequel il est proposé que passe l'oléoduc après avoir quitté l'Afghanistan.
La CWO a déjà montré dans un article de 1997 « Behind the Taleban stands US imperialism » (« Derrière le régime Taliban se trouve l'impérialisme américain ») que rien d'intrinsèque au régime Taliban ne menaçait les intérêts pétroliers américains. Au contraire, les États-Unis ont considéré ce régime comme facteur de stabilité en comparaison de ses prédécesseurs. Même après avoir abrité Osama Ben Laden, ce régime n'a pas présenté d'obstacles insurmontables à s'accommoder des USA et de leurs intérêts 6.
Le rôle du pétrole dans la guerre impérialiste aujourd'hui
La période où les puissances capitalistes faisaient la guerre pour un gain économique direct ou immédiat, était une phase embryonnaire de l'évolution de l'impérialisme qui a duré à peine plus longtemps que le 19e siècle. Une fois que les puissances capitalistes majeures se sont partagé le monde entre elles en colonies ou sphères d'influence, la possibilité de bénéfice économique direct venant de la guerre est devenue de plus en plus incertaine. Quand la guerre s'est posée en termes de conflit militaire avec d'autres puissances impérialistes, des questions stratégiques plus vastes ont vu le jour, nécessitant une préparation industrielle et des dépenses à une échelle massive. La guerre est devenue moins une question de gain économique qu'une question de survie de chaque Etat aux dépens de ses rivaux. La ruine de la plupart des puissances capitalistes en présence dans les deux guerres mondiales du 20e siècle témoigne que l'impérialisme, au lieu d'être le «stade suprême» du capitalisme comme le pensait Lénine, est une expression de sa phase de décadence, quand le capitalisme est forcé, par ses propres limites, de «vaporiser» des hommes et des machines sur le champ de bataille plutôt que de les valoriser dans le processus de production7.
Au lieu que la guerre serve les besoins de l'économie, l'économie s'est mise au service de la guerre, et les matières premières n'ont pas échappé à cette règle générale. Si les puissances impérialistes veulent contrôler les matières premières, en particulier les plus cruciales telles que le pétrole, ce n'est pas parce que la bourgeoisie croit, comme le BIPR, que cela assurera la santé de ses profits ou de sa monnaie mais à cause de leur importance militaire.
« Le plus grand programme de construction militaire en temps de paix dans l'histoire de l'Amérique a été approuvé par le House Armed Services Committee. Un rapport au House Foreign Affairs Committee a traité l'importance stratégique de la Méditerranée orientale et du Moyen-Orient comme étant d'une importance quasiment égale à celle de la région du Traité de l'Atlantique-Nord elle-même. Des bases dans les Etats arabes et Israël sont nécessaires pour protéger les routes maritimes et aériennes. La protection de cette région est vitale, dit le rapport, parce que dans cette région se trouvent d'énormes ressources pétrolières dont a besoin aujourd'hui le monde libre pour développer largement son effort de réarmement ». (International Herald Tribune, 1951).
L'impérialisme américain était tout à fait franc : le contrôle du pétrole est important, d'abord et avant tout, pour des raisons militaires, de sorte à garantir qu'il aille à ses propres armées en temps de guerre et à couper l'approvisionnement des armées hostiles des pays rivaux.
Les véritables enjeux révélés par la guerre en Afghanistan
Bien que le BIPR reconnaisse que le capitalisme est dans sa période historique de déclin, il ne tient pas compte de ce cadre théorique dans sa compréhension de la guerre impérialiste aujourd'hui. Le besoin fondamental du capitalisme est toujours l'accumulation de capital mais les rapports de production qui, par le passé, ont assuré son fantastique développement, l'empêchent maintenant de trouver des champs suffisants pour son expansion. De plus en plus, la production s'oriente vers la destruction plutôt que vers la reproduction de richesses. Comprendre que la guerre, tout en devenant de plus en plus nécessaire à la bourgeoisie, a cessé d'être source de profit pour le système capitaliste dans son ensemble, ce n'est donc pas nier le matérialisme marxiste mais cela exprime la capacité de ce dernier à saisir les différentes phases que traverse un système économique, en particulier sa phase ascendante et sa phase de décadence. Dans cette dernière, l'impératif économique continue à pousser la bourgeoisie vers la guerre, d'autant plus dans les périodes de crise ouverte, non pour des gains immédiats ou financiers particuliers, mais au sein d'une lutte globale et en fin de compte suicidaire pour la suprématie militaire sur les nations rivales.
C'est uniquement en tirant les implications de la décadence capitaliste pour le conflit impérialiste actuel que nous pouvons montrer à la classe ouvrière les énormes dangers représentés par la guerre en Afghanistan et par celles qui inévitablement suivront. Le BIPR de son côté tend à donner au prolétariat une image fausse et rassurante d'un système qui serait, comme dans sa phase de jeunesse, toujours capable de subordonner ses objectifs militaires aux besoins de son expansion économique. De plus, avec son incompréhension de l'impérialisme européen qui serait uni autour de l'Euro, le BIPR donne l'impression d'une évolution relativement stable du capitalisme mondial vers deux nouveaux blocs impérialistes. Au contraire, les intérêts antagoniques et contradictoires des puissances européennes entre elles ainsi que vis-à-vis des États-Unis témoignent d'une période tout à fait différente du déclin du capitalisme. Ils indiquent sa phase terminale de décomposition dans laquelle, même si l'Allemagne tente de s'affirmer comme pôle alternatif à celui des Etats-Unis, le chaos impérialiste tient le haut du pavé, et où les conflits militaires ne peuvent que se multiplier de façon catastrophique. Il est tout à fait vrai que la guerre en Afghanistan a pour raison le maintien et le renforcement de la position des États-Unis comme seule superpuissance mondiale. Mais ce statut n'est pas déterminé par des facteurs économiques spécifiques, comme le contrôle du pétrole ainsi que le dit le BIPR. Il est dépendant de questions géostratégiques, de la capacité des États-Unis à concrétiser leur suprématie militaire dans des régions-clé du monde et à empêcher leurs rivaux de contester sérieusement leurs positions. Les régions du monde telles que l'Afghanistan qui ont prouvé leur valeur stratégique aux puissances impérialistes bien avant que le pétrole ne soit connu comme 'l'or noir'. Ce n'est pas pour le pétrole que l'Empire britannique du 19e siècle a envoyé par deux fois ses armées en Afghanistan et a fini par réussir à y mettre en place un dirigeant fantoche. L'importance de l'Afghanistan ne réside pas dans le fait qu'il serait le lieu de passage potentiel d'un oléoduc, mais parce qu'il est le centre géographique des principales puissances impérialistes du Moyen et de l'Extrême-Orient et de l'Asie du Sud, et dont le contrôle accroîtra grandement la puissance américaine non seulement dans cette région mais par rapport aux principaux impérialismes occidentaux.
Les États-Unis ont acquis leur position impérialiste dominante essentiellement en sortant victorieux des deux guerres mondiales. De même, ce n'est que par des moyens fondamentalement militaires qu'ils peuvent maintenir cette position .
Como
Notes
1 Cf. Les livres du CCI La Gauche communiste d'Iitalie et La Gauche hollandaise.
2 Lire par exemple l'article : "Revolutionaries denounce imperialist war" dans World revolution n°249, novembre 2001.
3 Dans la Revue communiste internationale n°10, le BIPR reconnaît même l'importance des questions militaires stratégiques par rapport aux aspects économiques : "Il reste alors au leadership politique et à l'armée à établir l'orientation politique de chaque Etat selon un impératif unique : l'estimation de la façon de réaliser une victoire militaire car celle-ci passe désormais devant la victoire économique". ("End of the cold war : new step towards a new imperialist line-up")
4 En fait, le rôle du Rouble comme monnaie dominante dans les pays de l'ex-COMECON du bloc de l'Est était totalement dépendant de l'occupation militaire de leur territoire par l'URSS.
5 Nous devons aussi souligner que le BIPR se trompe tout simplement au niveau des faits quand il dit que : «La région qui entoure la Mer caspienne est le plus grand site du monde connu pour ses réserves inexploitées de pétrole.» Les réserves connues de pétrole de toute l'URSS se montent à 63 milliards de barils, celles des cinq principaux producteurs du Moyen-Orient à plus que dix fois ce chiffre; tandis que l'Arabie Saoudite seule possède plus de 25 % des réserves mondiales connues. De plus, le pétrole saoudien est bien plus rentable (rien qu'en termes économiques dont le BIPR est friand) ne coûtant qu'un dollar par baril extrait et sans aucun des coûts gigantesques comme celui nécessité par la construction d'oléoducs à travers les montagnes d'Afghanistan et du Caucase (pour des statistiques détaillées, voir le site du gouvernement américain www.eia.doe.gov/emeu/iea/res.html).
6 Un livre récent Ben Laden, la vérité interdite par Jean Michel Brisard et Guillaume Dasquié (Editions Denoël, 2001) traite de la diplomatie non officielle entre le gouvernement américain et le régime taliban jusqu'au 11 septembre, et tend à parvenir à une conclusion opposée à celle du BIPR sur les rapports entre les intérêts pétroliers des États-Unis et les hostilités militaires avec l'Afghanistan. Jusqu'au 17 juillet 2001, les États-Unis essayaient de résoudre diplomatiquement leurs problèmes en suspens avec le régime taliban comme l'extradition d'Ousama Ben Laden pour l'attaque contre l'USS Cole et les ambassades américaines de Nairobi et Dar es-Salaam. Et les Talibans n'étaient aucunement hostiles à des négociations sur ces questions. En fait après l'intronisation de Bush comme président des États-Unis, les Talibans avaient proposé une réconciliation pouvant mener à une reconnaissance diplomatique ultérieure. Mais après juillet 2001, les États-Unis ont effectivement rompu les relations et brusquement envoyé un message provocateur au régime taliban : menace d'action militaire pour s'emparer de Ben Laden, annonce de discussion en cours avec l'ex-roi Zaher Shah en vue de le remettre au pouvoir à Kaboul ! Cela laisse à penser que les États-Unis avaient déjà défini leurs objectifs guerriers avant le 11 septembre et que l'attaque terroriste n'en a constitué que le prétexte. Cela suggère aussi que ce ne sont pas les Talibans qui ont empêché le processus diplomatique qui pouvait mener à une stabilisation de l'Afghanistan pour les intérêts pétroliers américains, mais le gouvernement américain qui avait autre chose en vue. Au contraire de la formule du BIPR : une guerre en Afghanistan pour stabiliser le pays pour un pipeline pétrolier, les faits montrent une guerre qui a déstabilisé toute une région pour le but supérieur d'une supériorité militaire et géostratégique américaine.
7 Le capital s'accumule ou "se valorise" par l'extraction de la plus-value du surtravail de la classe ouvrière.