Soumis par CCI le
Quand la révolution éclate en Russie, les révolutionnaires sont unanimes pour la saluer comme un premier pas vers la révolution prolétarienne mondiale. Dès 1914 , Lénine avait annoncé cette perspective : "Dans tous les pays avancés, la guerre met à l'ordre du jour la révolution socialiste..." et tout au long de la guerre il n'avait cessé d'en préciser les contours :
- "Ce n'est pas notre impatience, ce ne sont pas nos désirs, ce sont les conditions objectives réunies par la guerre impérialiste qui ont amené l'humanité toute entière dans une impasse et l'ont placée devant le dilemme, ou bien laisser encore périr des millions d'hommes et anéantir toute la civilisation européenne, ou bien transmettre le pouvoir dans tous les pays civilisés au prolétariat révolutionnaire, accomplir la révolution socialiste.
C'est au prolétariat russe qu'est échu le grand honneur d'inaugurer la série de révolutions engendrées avec une nécessité objective par la guerre impérialiste. Mais l'idée de considérer le prolétariat russe comme un prolétariat révolutionnaire élu par rapport aux ouvriers des autres pays nous est absolument étrangère... Ce ne sont pas des qualités particulières, mais uniquement les conditions historiques particulières qui en ont fait, pour un certain temps peut-être très court, le chef de file du prolétariat révolutionnaire tout entier" ("Lettre d'adieu aux ouvriers suisses", 8 avril 1917.).
C'est exactement la même perspective que partagent les autres révolutionnaires de l'époque comme Trotsky, Pannekoek, Gorter, Liebknecht ou Rosa Luxemburg. Il ne serait venu à l'idée d'aucun d'entre eux que la révolution russe ait pu être une "révolution bourgeoise". C'est au contraire dans la lutte contre une telle conception qu'ils se sont séparés des mencheviks et des "centristes" à la Kautsky. Et d'ailleurs, l'histoire s'est empressée de montrer qu'une telle analyse jetait nécessairement ses auteurs dans les bras de la bourgeoisie contre la classe ouvrière ; qu'elle devenait en fait la position des secteurs les plus "à gauche" de la classe capitaliste elle-même dans sa dénonciation de "l'aventurisme" des bolcheviks.
Dans l'ensemble du mouvement ouvrier par contre, la solidarité avec les combats du prolétariat russe s'est accompagnée non seulement de la reconnaissance du caractère prolétarien d'Octobre, mais encore de la compréhension de la nécessité de généraliser son expérience au monde entier : destruction de l'Etat bourgeois et prise du pouvoir par les conseils ouvriers.
Ce n'est qu'à la suite des grandes défaites du prolétariat durant les années 1920 (particulièrement en Allemagne) et devant le développement en Russie d'une société qui décevait leurs espérances, qu'un certain nombre de révolutionnaires comme Otto Rühle ont commencé à abandonner la position unanime de 1917. Et c'est alors qu'en Allemagne le "national-socialisme" se faisait le mobilisateur des énergies en vue d'une nouvelle guerre impérialiste, que dans les "démocraties", l'anti-fascisme faisait le même travail pour une nouvelle "défense de la civilisation" et qu'en URSS même se renforçait le "socialisme en un seul pays" -en fait une des formes les plus barbares du capitalisme- qu'a été élaborée au sein de certains courants révolutionnaires ayant échappé au naufrage de l'Internationale Communiste, une théorie faisant de la Révolution d'Octobre une révolution bourgeoise d'un "type particulier".
En 1934 étaient publiées dans les organes du "mouvement communiste de conseil" (Rätekorrespondenz n°3 et International Council Correspondance) les "Thèses sur le Bolchevisme", dans lesquelles on peut lire :
- "7.La tâche économique de la révolution russe était tout d'abord, de démasquer le féodalisme agraire et de mettre fin à l'exploitation des paysans par le système du servage, tout en industrialisant l'agriculture, en la haussant au niveau d'une production moderne de marchandises; et, en deuxième lieu, de rendre possible la création autonome d'une classe de véritables "travailleurs libres", en débarrassant le développement industriel de tout vestige féodal; en d'autres termes, il s'agissait pour le bolchévisme d'accomplir les tâches de la révolution bourgeoise(...)".
"9.Sur le plan politique, la révolution russe devait procéder aux tâches suivantes : destruction de l'absolutisme, abolition de la noblesse féodale en tant que premier ordre et création d'une constitution politique et d'un appareil administratif, garants politiques de la révolution russe s'accordant à ses prémices économiques... les objectifs de la révolution bourgeoise."
Nous retrouvons là, presque mot pour mot la position des mencheviks, c'est à dire des ennemis parmi les plus dangereux du prolétariat. La seule différence notable consiste dans le fait que ces derniers faisaient découler de leur analyse la nécessité de donner le pouvoir aux partis et institutions classiques de la bourgeoisie (Cadets, gouvernement provisoire, Assemblée constituante) alors que les "conseillistes" estiment que c'est au "bolchevisme" que revenait la tâche d'accomplir cette révolution bourgeoise.
Pour quelle raison un certain nombre de révolutionnaires qui avaient salué en Octobre 1917 une révolution prolétarienne en sont finalement revenus à l'analyse des mencheviks ?
Anton Pannekoek, dans son livre écrit en 1938, Lénine Philosophe, nous éclaircit sur ce point. A propos du livre de Lénine, Matérialisme et Empiriocriticisme, il dit :
- "Il arrive parfois qu'un ouvrage théorique permette d'entrevoir, non le milieu immédiat et les aspirations de l'auteur mais des influences plus larges et indirectes ainsi que des visées plus générales. Dans le livre de Lénine cependant, rien de ce genre ne transparaît. Il est nettement et exclusivement à l'image de la révolution russe à laquelle il tend de toutes ses forces. Cet ouvrage est conforme au matérialisme bourgeois et à un point tel que s'il avait été connu et interprété correctement en Europe occidentale...on aurait été en mesure de prévoir que la révolution russe devait aboutir de façon ou d'autre à un genre de capitalisme fondé sur une lutte ouvrière."(Editions Spartacus, Paris 1970, p.103).
En somme, la "clé" de la nature de la révolution russe qu'on n'avait pu découvrir ni en 1914 devant la guerre impérialiste mondiale, ni en 1917 au milieu des affrontements de classe en Russie comme dans le reste du monde, ni dans les protagonistes de la révolution, ni dans leurs méthodes ni dans les proclamations et appels au prolétariat de tous les pays, cette clé était donnée dans un texte philosophique publié en 1908 et traduit en d'autres langues en 1927, trop "tardivement", car : "si les marxistes occidentaux avaient connu ce livre et les idées de Lénine avant 1918, ils auraient sans aucun doute critiqué bien plus vivement sa tactique pour la révolution mondiale". (Ibidem, p.108).
En fait, la véritable raison de cette découverte "tardive" ne résidait pas dans un manque d'information des "marxistes occidentaux" sur certaines conceptions philosophiques de Lénine, mais bien dans l'énorme désarroi que la contre-révolution faisait peser sur les révolutionnaires eux-mêmes, sur les quelques militants qui, contre vents et marées, tentaient de préserver les principes du communisme. Désarroi et déception qui les conduisaient, comme nous allons le voir, à abandonner la méthode marxiste qui avait permis aux révolutionnaires de 1917, dont les bolcheviks, de comprendre la véritable nature de la révolution qui avait éclaté en Russie.
Marxisme ou fatalisme
Tout bien considéré, la thèse conseilliste se ramène à une idée qui a eu beaucoup de succès dans les années 1930 au sein même du camp bourgeois. Le régime existant en Russie était la conséquence nécessaire de la révolution d'Octobre. Les staliniens étaient évidemment les plus grands défenseurs de cette idée. Pour eux, Staline était le "génial continuateur" de l'oeuvre de Lénine, de celui qui avait développé et mis en application "la plus grande découverte de notre époque, "la théorie de la possibilité de la victoire du socialisme dans un seul pays, pris à part". Mais à côté d'eux, il y avait presque unanimité pour faire de Staline, "le fils de Lénine", ou plutôt du terrifiant appareil étatique qui s'était établi en Russie, l'héritier en droite ligne d'Octobre. Les anarchistes évidemment clamaient bien haut et fort que le régime barbare et policier qui régnait sur ce pays était la conséquence "normale" des conceptions autoritaires du marxisme (par contre, ils ne considéraient pas que l'entrée d'anarchistes dans un gouvernement bourgeois "anti-fasciste" en Espagne fût la conséquence "normale" de leurs conceptions "anti-autoritaires"). Les démocrates de tout poil voyaient dans la "dictature du prolétariat" et le rejet des institutions parlementaires les grands responsables des maux qui accablaient le "peuple russe". D'une façon générale, ils avertissaient le prolétariat : "Voilà les résultats de toute révolution, de toute tentative de renverser le capitalisme : un régime encore pire!".
Evidemment, la conception conseilliste n'avait pas pour but de décourager le classe ouvrière de toute tentative révolutionnaire ou de la détourner de son arme théorique : le marxisme. C'est au contraire au nom de la révolution communiste et du marxisme que les conseillistes avaient entrepris ce réexamen de leurs analyses antérieures.
Cependant, en posant le problème dans les termes : "si la révolution russe a débouché sur le capitalisme d'Etat, c'est qu'elle ne pouvait donner autre chose", ils ont emprunté au milieu bourgeois ambiant l'idée de base : "il est arrivé en Russie ce qui devait nécessairement arriver". Ou bien une telle affirmation se résume à une tautologie : la situation présente est le résultat des différentes causes qui l'ont déterminée, ou bien c'est une erreur théorique, ramenant le marxisme à un vulgaire fatalisme.
Pour le fatalisme "tout ce qui arrive est inscrit dans le Grand Livre du Destin". Et qu'il prenne la forme d'adages du "bon sens populaire" ou s'entoure de tout un verbiage philosophique de la part de quelque universitaire , il a toujours pour fonction l'acceptation (de façon subie ou imposée) de l'ordre existant. Quant à lui, le marxisme a toujours combattu une telle soumission devant la "réalité". Certes, contre les conceptions volontaristes et idéalistes, il affirme que les hommes "ne font pas l'histoire arbitrairement, dans des conditions choisies par eux, mais dans des conditions directement données et héritées du passé" mais il précise bien que ce sont "les hommes (qui) font leur propre histoire". Effectivement, en ce qui concerne la possibilité de la révolution, Marx a écrit :
- "Une formation sociale ne disparaît jamais avant que se soient développées toutes les forces productives qu'elle est assez large pour contenir, jamais des rapports de production nouveaux et supérieurs ne s'y substituent avant que les conditions d'existence matérielles de ces rapports ne soient écloses dans le sein même de la vieille société". (Avant-propos à la "Contribution à la Critique de l'Economie politique").
C'est pour cela que le marxisme s'est opposé à l'anarchisme pour qui "tout est possible à tout moment à condition que les hommes le veuillent". Dans son analyse de l'échec de la Commune de Paris, par exemple, Marx a su déceler le poids de l'immaturité des conditions matérielles telles que le capitalisme les avait développées en 1871. Cependant, il serait faux de considérer que tous les événements sociaux s'expliquent obligatoirement par des "conditions matérielles". En particulier la conscience que les hommes et plus précisément les classes sociales ont de ces conditions matérielles n'est pas un simple "reflet" mais devient un facteur actif dans leur transformation :
- "Lors même qu'une société est arrivée à découvrir la piste de la loi naturelle qui préside à son mouvement...elle ne peut ni dépasser d'un saut, ni abolir par décrets les phases de son développement naturel; mais elle peut abréger la période de gestation et adoucir les maux de leur enfantement."(Marx,"Préface" du Capital).
Du fait que les événements historiques sont le produit non seulement des conditions économiques de la société, mais également de l'ensemble des facteurs "super-structurels", de l'interaction complexe entre ces diverses déterminations et dans lesquelles le "hasard" lui-même, c'est à dire les éléments arbitraires et non prévisibles, entre en ligne de compte, on ne peut concevoir l'histoire comme le simple accomplissement d'un "destin" qui serait fixé une fois pour toutes, le déroulement d'un scénario écrit à l'avance dans une "volonté divine" pour les uns, dans la "structure et le mouvement des atomes" pour les autres.
De la même façon qu'il n'était écrit nulle part que les oeuvres de Marx seraient "destinées" à justifier une des formes les plus barbares de l'exploitation capitaliste, il n'existait pas une "destinée" de la révolution russe dont la preuve serait...ce qu'elle est devenue. Evidemment, les conseillistes se défendent de tout fatalisme. Pour eux, leur position est parfaitement "marxiste", puisque s'appuyant sur l'analyse du développement des forces productives. Mais la façon qu'ils ont de considérer ce problème -et, de plus, au seul niveau de la Russie, alors que, même pour la bourgeoisie, la révolution d'Octobre fut un événement de portée mondiale- traduit une conception bien plate et étroite du marxisme tendant à rabaisser cette vision théorique à l'état de caricature. Et c'est avec cette caricature qu'ils prétendent "expliquer" le pourquoi de l'instauration du capitalisme d'Etat en Russie : si la révolution d'Octobre a abouti au capitalisme c'est qu'elle était elle-même bourgeoise. En d'autres termes, elle était "destinée" à conduire au résultat auquel elle est parvenue...Et voilà notre bon vieux fatalisme qui revient par la fenêtre après avoir été chassé officiellement par la porte !
En fait ce n'est pas seulement de cette bonne "dose" de fatalisme dont souffre la vision conseilliste. Elle aboutit, si on la développe jusqu'à ses extrêmes conséquences, à un abandon pur et simple du marxisme et de toute perspective révolutionnaire.
Les implications de l'analyse conseilliste
Pour le conseillisme , tel qu'il s'exprime dans les "Thèses sur le bolchévisme", "la tâche économique de la révolution russe était...de mettre fin...au servage et de rendre possible la création autonome d'une classe de véritables "travailleurs libres". Bien que cela ne soit pas nécessaire pour la démonstration, il est quand même bon de rappeler qu'en 1917 la Russie était la 5è puissance industrielle du monde et que dans la mesure où le développement du capitalisme était passé en grande partie par dessus l'étape du développement de l'artisanat et de la manufacture, ce mode de production y connaissait ses formes les plus modernes et concentrées (avec plus de 40.000 ouvriers, Poutilov était la plus grande usine du monde). Pour le conseillisme, la nature bourgeoise de la révolution russe s'explique par les conditions locales. Cela était en partie vrai pour les véritables révolutions bourgeoises, comme celle de 1640 en Angleterre et de 1789 en France. Le développement inégal du capitalisme a permis que la bourgeoisie accède au pouvoir à des périodes différentes dans les divers pays. Cela était aussi possible du fait que la nation est le cadre géo-politique spécifique du capitalisme, cadre que d'ailleurs, malgré ses tentatives, il n'a jamais pu dépasser. Mais alors que le capital a pu se développer par "ilôts" au sein de la société autarcique féodale, le socialisme ne peut exister qu'à l'échelle du monde entier, en mettant en oeuvre l'ensemble des forces productives et des réseaux de circulation des biens créés par le capitalisme. Dès 1847, à la question : "cette révolution communiste se fera-t'elle dans un seul pays ?", Engels répondait catégoriquement : non. "La grande industrie, en créant le marché mondial, a déjà rapproché si étroitement les uns des autres les peuples de la terre, que chaque peuple dépend étroitement de ce qui se passe chez les autres...La révolution communiste, par conséquent, ne sera pas une révolution purement nationale. Elle se produira en même temps dans tous les pays civilisés... elle sera une révolution mondiale et devra donc avoir un terrain mondial".(Engels, "Les principes du communisme").
Il est clair que ce qui s'imposait déjà aux révolutionnaires en 1847 ne pouvait, après la période du plus grand développement du capitalisme qui couvre la deuxième moitié du 19è siècle, que constituer la base même de toute perspective prolétarienne au cours de la première guerre mondiale. Celle-ci indiquait que le capitalisme avait achevé sa tâche progressive de développement des forces productives à l'échelle mondiale, qu'il était entré dans sa phase de déclin historique et que par conséquent, il ne pourrait plus y avoir de révolution bourgeoise. La seule révolution qui fut à l'ordre du jour était la révolution prolétarienne partout dans le monde...y compris en Russie. Cette analyse n'était pas le fait du seul Lénine, "l'esprit embué de philosophie matérialiste vulgaire" et s'apprêtant à faire du mouvement communiste mondial un appareil de défense du capitalisme d'Etat russe.
Une révolutionnaire qu'on a souvent essayé d'opposer au "bourgeois" Lénine et dont le conseillisme n'a jamais remis en cause les positions prolétariennes ni la connaissance des "affaires russes", Rosa Luxemburg, écrivait à cette époque :
- "Or ce cours des choses est, pour tout observateur capable de penser, une preuve frappante de plus contre la théorie doctrinaire que Kautsky partage avec le Parti des démocrates-socialistes gouvernementaux, selon laquelle la Russie, étant un pays économiquement arriéré, en majeure partie agricole, n'était pas encore mûre pour la révolution sociale et pour une dictature du prolétariat. Cette théorie, qui n'admet comme possible en Russie qu'une révolution bourgeoise -conception d'où résulte d'ailleurs la tactique de coalition des socialistes avec le libéralisme bourgeois en Russie- et aussi celle de l'aile opportuniste du mouvement ouvrier russe, ceux qu'on appelle les mencheviks, sous la direction éprouvée d' Axelrod et Dan. Les uns et les autres, opportunistes tant russes qu'allemands, s'accordent entièrement dans cette conception de principe de la révolution russe d'où résulte naturellement la position prise sur les questions de détail de la tactique, avec les socialistes au gouvernement d'Allemagne. D'après l'opinion de ces trois tendances, la révolution russe aurait dû s'arrêter à ce stade que la guerre menée par l'impérialisme allemand, d'après la mythologie de la social-démocratie allemande, se donnait pour mission : la chute du tsarisme. Si elle a passé au delà, si elle s'est donnée pour mission la dictature du prolétariat, cela a été selon cette doctrine, une simple faute de l'aile radicale du mouvement ouvrier russe, les bolcheviks, et tous les mécomptes que la révolution a subis dans son cours ultérieur, tous les embarras dont elle a été victime, se présentent comme un résultat de cette faute fatale. Théoriquement, cette doctrine recommandée également par le "Vorwärts" de Stampler et par Kautsky comme un fruit de la pensée marxiste remonte à cette découverte marxiste originale que la révolution socialiste est une affaire nationale et pour ainsi dire domestique de chaque Etat moderne en particulier. Dans la vapeur bleue de ce schéma abstrait, un Kautsky sait naturellement décrire très à fond les relations économiques mondiales du capital, qui font de tous les Etats modernes un organisme lié. Mais la révolution russe -fruit de la complication internationale et de la question agraire- ne peut aboutir dans les limites de la société bourgeoise. Pratiquement, cette doctrine tend à écarter la responsabilité du prolétariat internationa, principalement du prolétariat allemand, touchant les destins de la révolution russe, à nier les connexités internationales de cette révolution. Ce n'est pas le manque de maturité de la Russie, c'est le manque de maturité du prolétariat allemand pour accomplir sa mission historique qu'a démontré le cours de la guerre et de la révolution russe. Faire ressortir ce fait en toute évidence est le premier devoir d'une étude critique de la révolution russe. La révolution en Russie était entièrement dépendante, dans ses destinées, de la révolution internationale". (Rosa Luxemburg, "La révolution russe").
Contre les sophismes de Kautsky, des mencheviks et des... conseillistes, voilà comment une des plus grandes théoriciennes du marxisme posait le problème. Non seulement Rosa Luxemburg en finit avec le mythe de "l'immaturité de la Russie" mais elle donne la clé de ce que les conseillistes n'ont pu comprendre, les causes de la dégénérescence de la révolution russe, l'échec de la révolution internationale dont la "révolution en Russie était entièrement dépendante dans ses destinées".
En fait, en cherchant en Russie même les causes de l'évolution de la révolution et du régime capitaliste auxquelles elle a abouti, les conseillistes tournent résolument le dos à ce qui constitue les fondements objectifs de l'internationalisme. Et même si leur propre internationalisme ne saurait être remis en cause, il ne peut en fin de compte, s'appuyer que sur une sorte "d'impératif" moral. Si on pousse à fond leur analyse, on aboutit à l'idée que si la révolution avait eu lieu dans un pays avancé (comme l'Allemagne par exemple) et qu'elle était restée isolée, elle n'aurait pas connu un sort semblable à celui de la révolution russe. En d'autres termes, elle aurait pu éviter la ré-instauration du capitalisme, ce qui signifie que la victoire contre le capitalisme et donc le socialisme, serait possible dans un seul pays. De la même façon que le conseillisme emprunte au stalinisme l'idée d'une continuité entre Lénine et Staline, entre la nature de la révolution d'Octobre et la nature du régime qui s'est établi en Russie, on voit donc qu'il tend à lui emprunter des éléments de ce qui constitue son thème majeur de mystification : "le socialisme national". C'est ainsi que l'analyse "marxiste" des "conseillistes" non seulement reprend la thèse des mencheviks et de Kautsky, mais, en plus, elle ne peut éviter de flirter avec celle de Staline.
Mais ce ne sont pas là tous les abandons du marxisme auxquels conduit l'analyse des conseillistes. En effet une des raisons pour lesquelles ils voient dans la révolution russe, une "révolution bourgeoise", c'est la nature des mesures économiques qui ont été prises dès ses débuts par le nouveau pouvoir. De façon correcte, les conseillistes considèrent que les nationalisations ou le partage des terres sont en soi des mesures parfaitement bourgeoises. Mais ils s'empressent de s'exclamer : "Vous voyez bien que cette révolution était bourgeoise, puisqu'elle a pris ce genre de mesures !". Et à celles-ci, ils opposent une politique réellement "socialiste" : "la prise en charge des entreprises et des organisations du système économique par la classe ouvrière et par ses organisations de classe, les conseils ouvriers" ("Thèses sur le bolchévisme", point 49). Voilà le type de mesures qu'aurait adoptées la révolution russe si elle avait été réellement "prolétarienne", disent nos conseillistes pour qui "l'aspect bourgeois de la révolution bolchevik...est éclairé de manière exemplaire par ce slogan du contrôle de la production". (ibidem, point 47).
Ici ce n'est plus à Kautsky ou à Staline que les conseillistes empruntent le fond de leurs analyses : c'est à Proudhon et aux anarchistes; et à nouveau, ils tirent un trait de plume sur les enseignements fondamentaux du marxisme. En effet, pour celui-ci, une des différences fondamentales entre la révolution bourgeoise et la révolution prolétarienne consiste dans le fait que la première intervient à l'issue de tout un processus de transformation économique entre le féodalisme et le capitalisme, transformation qu'elle vient couronner dans la sphère politique, alors que la seconde est nécessairement le point de départ de la transformation économique entre le capitalisme et le communisme. Cette différence est liée au fait que, contrairement à la précédente, cette dernière transformation consiste non pas dans une modification du mode de production, mais dans l'abolition de toute propriété, non pas dans l'instauration de nouveaux rapports d'exploitation, mais dans la suppression de toute exploitation. C'est pour cela que contrairement aux révolutions du passé, la révolution prolétarienne ne se donne pas pour but le renforcement d'une nouvelle domination de classe, mais l'abolition de toutes les classes, qu'elle n'est pas l'oeuvre d'une classe exploiteuse, mais pour la première fois dans l'histoire, d'une classe exploitée. Les rapports de production capitalistes se sont développés au sein de la société féodale alors que la noblesse contrôlait l'ensemble des rouages étatiques de la société. Ce pouvoir féodal pouvait constituer une entrave au développement capitaliste, mais celui-ci a pu s'en accommoder tant qu'il n'a pas été assez avancé pour permettre son renversement. La révolution bourgeoise intervenait donc comme conséquence presque "mécanique" de l'extension de l'emprise économique du capitalisme et avait pour fonction d'éliminer les derniers obstacles qui entravaient son épanouissement. Par contre, compte tenu de ce que nous avons vu, les rapports sociaux communistes ne peuvent en aucune façon se développer par petits ilôts au sein d'une société capitaliste dans laquelle la classe bourgeoise dispose encore du contrôle de cet instrument essentiel qu'est l'Etat. Ce n'est qu'après la destruction de l'Etat bourgeois et la prise du pouvoir politique à l'échelle mondiale par la classe ouvrière que peut s'opérer une transformation des rapports de production. Contrairement aux périodes de transition du passé, celle qui va du capitalisme au communisme ne sera pas le résultat d'un processus nécessaire, indépendant de la volonté des hommes, mais, au contraire, dépendra de l'action consciente d'une classe qui utilisera sa puissance politique pour extirper progressivement de la société les différentes composantes du capitalisme : propriété privée, marché, salariat, loi de la valeur, etc... Mais une telle politique économique ne pourra réellement être mise en oeuvre que quand le prolétariat aura battu militairement la bourgeoisie. Tant qu'un tel résultat ne sera pas atteint de façon définitive, les exigences de la guerre civile mondiale passeront avant celles de la transformation des rapports de production là où le prolétariat aura déjà établi son pouvoir, et cela quel que soit le développement économique de cette zone.
En Russie, les mesures adoptées par le nouveau pouvoir (quelles que soient les erreurs commises dont il ne s'agit pas de nier la réalité et dont il faut tirer les enseignements) ne constituent pas le critère de compréhension de la nature de la révolution d'Octobre, de même que ce ne sont pas les mesures économiques de la Commune qui lui confèrent son caractère prolétarien, caractère qu'à notre connaissance, ni les conseillistes, ni les anarcho-syndicalistes ne lui ont jamais contesté. Il ne viendrait à l'idée de personne de faire de la réduction de la journée de travail, de la suppression du travail de nuit des ouvriers boulangers, et du moratoire sur les loyers ou les dépôts au Mont de Piété, des mesures "socialistes". Ce qui a fait la grandeur de la Commune, c'est que, pour la première fois dans l'histoire du prolétariat, celui-ci a transformé une guerre nationale contre l'étranger en une guerre civile contre sa propre bourgeoisie, c'est d'avoir proclamé et réalisé la destruction de l'Etat capitaliste et de l'avoir remplacé par la dictature du prolétariat, c'est l'éligibilité et la révocabilité des délégués, à tous les niveaux, l'égalité des salaires de tous les fonctionnaires avec le salaire moyen des ouvriers, le remplacement de l'armée permanente par la permanence de l'armement général des ouvriers, et la proclamation internationaliste de la Commune universelle. Ce sont ces mesures essentiellement politiques, c'est cette orientation qui fait de la Commune de Paris la première tentative internationale du prolétariat pour réaliser sa révolution. Et c'est pour cela que cette expérience servit de source inestimable d'étude pour la lutte révolutionnaire à des générations prolétariennes dans tous les pays. Octobre 17 ne fait que reprendre les données de l'expérience de la Commune en les généralisant et ce n'est certainement pas par hasard si Lénine écrit son livre "L'Etat et la révolution", dans lequel il fait une étude minutieuse de cette expérience, précisément à la veille d'Octobre. Ce n'est donc pas en analysant dans le détail ce que la révolution d'Octobre a fait ou n'a pas fait, sur le plan économique, qu'on peut comprendre sa nature de classe. Celle-ci est donnée par ses caractéristiques politiques -destruction de l'Etat bourgeois, prise du pouvoir par la classe ouvrière organisée en soviets, armement général du prolétariat- et par l'impulsion que le nouveau pouvoir donne au mouvement international du prolétariat : dénonciation impitoyable de la guerre impérialiste, appel à la transformation de celle-ci en guerre civile contre la bourgeoisie, appel à la destruction de tous les Etats bourgeois et à la prise de pouvoir par les conseils ouvriers dans tous les pays.
C'est pour ne pas avoir compris cette primauté des problèmes politiques dans la phase initiale de la révolution prolétarienne que l'anarcho-syndicalisme a été conduit à trahir la lutte prolétarienne en la dévoyant vers l'impasse des "collectivités" et de l'autogestion pendant que lui-même envoyait ses ministres au gouvernement bourgeois de la république espagnole. Toute sa vision, et partant celle des conseillistes quand ils lui emboîtent le pas, tourne le dos à la révolution socialiste, exactement dans la mesure où il la localise non seulement dans les limites d'un pays, mais encore de régions, d'usines isolées, réduisant la production socialiste, qui par définition n'est concevable qu'au niveau international, à une échelle domestique.
En 1921, pour valable qu'elle soit sur beaucoup de points, en particulier sa dénonciation de bureaucratisation de l'Etat et du régime d'étouffement à l'intérieur du Parti, la critique de "l'Opposition ouvrière" reste néanmoins dans sa plateforme fondamentalement erronée pour autant qu'elle réduit le problème du développement de la révolution à une question économique et de gestion directe par les ouvriers, accréditant ainsi l'idée implicite de la possibilité de la réalisation du socialisme dans le cadre d'un seul pays, de la possibilité de progrès socialistes sur le plan économique en Russie, dans un cours général de défaites de la révolution sur le plan international. Quelles qu'aient pu être les erreurs de Lénine, celui-ci avait cependant absolument raison en dénonçant le côté petit-bourgeois et anarcho-syndicaliste de l'Opposition ouvrière. Ce n'est pas un hasard si nous trouverons plus tard la tête de l'Opposition ouvrière, Kollontaï au côté de Staline, contre l'Opposition de gauche, pour défendre la théorie du "socialisme dans un seul pays".
Ainsi, les tenants du "socialisme dans une seule usine" rejoignent les tenants du "socialisme dans un seul pays" et les théoriciens de "l'immaturité des conditions objectives" en Russie. Et c'est une bien mauvaise compagnie pour les conseillistes que celle de Kautsky, Staline, et des "camarades ministres" de la CNT, quelles que soient les dénonciations qu'ils aient pu en faire par ailleurs.
De fait, la seule façon qu'aurait le conseillisme de concilier son analyse de la révolution d'Octobre avec l'internationalisme serait de considérer -et certaines tendances de ce courant ont franchi ce pas- que ce n'est pas en Russie mais à l'échelle mondiale que les "conditions objectives" de la révolution prolétarienne n'étaient pas mûres en 1917. Ici, on rejette l'analyse des mencheviks ou de Kautsky pour adopter celle ... de la social-démocratie de droite qui en avait besoin pour réprimer la révolution prolétarienne en Allemagne. Il ne s'agit pas de considérer que ceux qui ont abouti à cette analyse soient des Noske. On peut très bien être au côté d'une lutte révolutionnaire même en considérant qu'elle est prématurée et désespérée comme Marx l'a montré avec la Commune. Mais une telle analyse, quand elle est le fait d'éléments prolétariens, conduit à des implications aussi désastreuses que celles du conseillisme "classique".
Nous n'allons pas nous livrer ici à une réfutation en règle d'une telle analyse, ce qui nous ferait sortir du cadre de cette brochure. Nous nous contenterons d'un certain nombre de remarques.
En premier lieu, une telle conception conduit à rejeter l'idée que depuis la première guerre mondiale, le capitalisme soit entré dans sa phase de décadence, idée qui se trouve à la base même de la rupture des révolutionnaires avec les partis de la Seconde internationale. Là encore, l'analyse "conseilliste" aboutit à remettre en cause tout le corps théorique sur lequel s'est fondée l'Internationale Communiste de laquelle le courant "communiste de conseils" est issu pourtant. Une telle analyse amène donc au rejet des principaux acquis du mouvement ouvrier pendant la première guerre mondiale, et de la vague révolutionnaire de 1917-1923, ou bien elle oblige à fonder les positions communistes sur des bases complètement différentes. En particulier, les positions sur lesquelles la Gauche communiste s'oppose à l'IC :
- rejet du parlementarisme, même révolutionnaire,
- rejet du syndicalisme,
- rejet de la notion de parti de masse,
- refus de tout soutien aux luttes de libération nationale ou à des secteurs "progressifs" de la classe bourgeoise, conduisent nécessairement à l'idée, si on repousse l'analyse de la décadence du capitalisme, que l'ensemble de la politique de la classe ouvrière au 19e siècle et que la plus grande partie des analyses de Marx et Engels étaient erronées. Dans une telle vision, la Ligue des communistes, la 1re et la 2e Internationales menaient une politique totalement fausse du point de vue prolétarien puisqu'elles soutenaient la constitution des syndicats, la lutte pour le suffrage universel, certaines luttes de libération nationale, etc... En fin de compte, il convient alors de dire que, à part les bases théoriques générales, Proudhon et Bakounine avaient raison contre Marx et Engels et comme il est difficile d'un point de vue marxiste de séparer vision théorique et implications politiques, il faut alors logiquement faire un dernier pas et rejeter le marxisme pour donner raison à l'anarchisme. Que les conseillistes qui considèrent la révolution d'Octobre comme bourgeoise, parce que les conditions objectives à l'échelle mondiale n'auraient pas été mûres en 1917, aient le courage de faire ce dernier pas et de se déclarer ouvertement anarchistes ! Ils devraient alors s'affronter à une ultime difficulté : comment concilier leur analyse avec une vision théorique qui rejette tout problème de bases objectives pour le socialisme et pour qui "la révolution est possible à tout moment" ?
Le rejet de l'idée que le capitalisme soit entré dans sa période de décadence depuis 1914 comporte encore d'autres implications que nous pouvons résumer brièvement ainsi :
- ou bien la période de décadence du capitalisme est encore à venir, mais alors, en considérant les catastrophes qui se sont abattues sur la société depuis plus de 70 ans, on a du mal à imaginer ce que serait une vraie décadence du capitalisme et on ne voit pas comment la société pourrait tout simplement y survivre ;
- ou bien le capitalisme, contrairement aux autres sociétés du passé ne connaîtra jamais de période de décadence. Il faut alors en tirer les conclusions; soit on abandonne toute perspective du socialisme, soit on fonde une telle perspective sur autre chose que des nécessités objectives de la société à un certain stade de son développement. Il faut alors abandonner le marxisme, faire du socialisme "un impératif moral" et rejoindre l'anarchisme.
Au cours de son histoire, le mouvement ouvrier s'est affronté à trois adversaires principaux, l'anarchisme au siècle dernier, le réformisme social-démocrate au début du 20e siècle et au stalinisme entre les deux guerres mondiales, courants qui se sont d'ailleurs ligués contre lui pour parachever la contre-révolution à un des points culminants de celle-ci : la guerre d'Espagne. Il faut reconnaître que le conseillisme, qui pourtant constitue une des réactions les plus saines contre la dégénérescence de l'Internationale Communiste et qui a su conserver des positions de classe aux pires moments de la contre-révolution, réussit le rare exploit de reprendre à ces trois courants la base de leurs analyses, quand il ne conduit pas tout simplement à l'abandon de toute perspective révolutionnaire comme ce fut le cas pour certains de ses meilleurs militants. Voilà quelques-unes des implications du rejet du caractère prolétarien d'Octobre !
La première partie de cette brochure se proposait de démontrer en quoi la nature de la révolution d'Octobre 1917 lui était conférée non pas par des caractéristiques particulières de la Russie de cette époque prise isolément, mais par les caractéristiques générales de l'évolution du capitalisme mondial dont la guerre impérialiste de 1914 indiquait qu'il était entré dans sa phase de déclin historique. Dès lors, les conditions objectives de la révolution prolétarienne étaient données à l'échelle mondiale et la révolution en Russie ne pouvait être qu'un premier maillon de cette révolution mondiale. Nous avons donc été amenés à rejeter les théories du courant "conseilliste" pour qui la révolution russe était bourgeoise en mettant en évidence qu'avec une telle analyse on est conduit à rejoindre :
- soit la conception des mencheviks et de Kautsky qui les a amenés à trahir la classe ouvrière,
- soit la conception de Staline sur la possibilité de construire "le socialisme dans un seul pays",
- soit la conception anarchiste pour laquelle le socialisme s'identifie à la gestion des entreprises par les ouvriers qui y travaillent,
- soit la conception de la social-démocratie de droite pour qui la révolution prolétarienne n'était à l'ordre du jour dans aucun pays en 1917.