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Cet article constitue une tentative d’analyse des événements de Kronstadt et des leçons à en tirer pour le mouvement ouvrier d’aujourd’hui et de demain, faite par un camarade du CCI. L’analyse se situe dans le cadre de l’orientation générale de notre courant. Les points essentiels pour comprendre l’héritage des événements de Kronstadt y sont donnés et peuvent se résumer ainsi :
1. – La révolution prolétarienne est, de par sa nature historique, une révolution internationale. Tant qu’elle est enfermée dans le cadre d’un ou même de plusieurs pays isolés, elle se heurte à des difficultés absolument insurmontables et est fatalement amenée à dépérir à plus ou moins brève échéance,
2. – Contrairement aux autres révolutions dans l’histoire, la révolution prolétarienne exige la participation directe, constante et active de l’ensemble de la classe. Cela veut dire qu’à aucun moment elle ne saurait supporter, sous peine d’ouvrir immédiatement un cours de dégénérescence, ni la “délégation” du pouvoir à un parti, ni la substitution d’un corps spécialisé ou d’une fraction de la classe, pour aussi révolutionnaires qu’ils soient, à l’ensemble de la classe.
3. – La classe ouvrière est la seule classe révolutionnaire, non seulement dans la société capitaliste, mais également dans toute la période de transition, tant que subsistent encore des classes dans la société à l’échelle mondiale. C’est pourquoi l’autonomie totale du prolétariat par rapport aux autres classes et couches sociales demeure la condition fondamentale lui permettant d’assurer son hégémonie et sa dictature de classe en vue de l’instauration de la société communiste.
4. – L’autonomie du prolétariat – signifie que, sous aucun prétexte, les organisations unitaires et politiques de la classe ne sauraient se subordonner aux institutions étatiques, car ceci reviendrait à dissoudre ces organismes de la classe et amènerait le prolétariat à abdiquer de son programme communiste dont lui seul est l’unique sujet.
5. – La marche ascendante de la révolution prolétarienne n’est pas donnée par telle ou telle mesure économique partielle, pour importante qu’elle soit. Seul l’ensemble du programme, la vision et l’action politique et totale du prolétariat constituent cette garantie et incluent dans cette globalité les mesures économiques immédiatement possibles allant dans ce sens.
6. – La violence révolutionnaire est une arme du prolétariat face et contre les autres classes. Sous aucun prétexte, la violence ne saurait servir de critère ni d’instrument, au sein de la classe parce qu’elle n’est pas un moyen de la prise de conscience. Cette prise de conscience, le prolétariat ne peut l’acquérir que par sa propre expérience et l’examen critique constant de cette expérience. C’est pourquoi la violence au sein de la classe, quelle que soit sa motivation et possible justification immédiate, ne peut qu’empêcher l’activité propre des masses et finalement être la plus grande entrave à sa prise de conscience condition indispensable du triomphe du communisme.
Les grandes leçons de Kronstadt
Le soulèvement de Kronstadt en 1921 est une pierre de touche qui sépare ceux qui peuvent comprendre le processus et l’évolution de la révolution prolétarienne, grâce à leurs positions de classe, de ceux pour qui la révolution reste un livre fermé. Il met en relief de façon tragique quelques unes des leçons les plus importantes de toute la révolution russe, leçons que le prolétariat ne peut se permettre d’ignorer au moment où il prépare son prochain grand soulèvement révolutionnaire contre le capital.
Une approche marxiste du problème de Kronstadt ne peut que partir de l’affirmation qu’Octobre 1917 en Russie a été une révolution prolétarienne, un moment dans le déroulement de la révolution prolétarienne mondiale qui était la réponse de la classe ouvrière internationale à la guerre impérialiste de 1914-18. Cette guerre avait marqué l’entrée définitive du capitalisme mondial dans son ère de déclin historique irréversible, faisant par là de la révolution prolétarienne une nécessité matérielle dans tous les pays. On doit affirmer aussi que le parti bolchevik, qui était à la tête de l’insurrection d’Octobre, était un parti communiste prolétarien, une force vitale dans la gauche internationale après la trahison de la IIe internationale en 1914, et qu’il a continué à défendre les positions de classe du prolétariat pendant la Première Guerre mondiale et la période suivante.
Contre ceux qui décrivent l’insurrection d’Octobre comme un simple “coup d’État”, un putsch réalisé par une élite de conspirateurs, nous répétons que l’insurrection était le point culminant d’un long processus de lutte de classe et de maturation de la conscience de la classe ouvrière, que cela représentait la prise du pouvoir politique consciente par la classe ouvrière organisée dans les Soviets, ses comités d’usine et ses gardes rouges. L’insurrection faisait partie d’un processus de destruction de l’État bourgeois et d’établissement de la dictature du prolétariat ; et comme les bolcheviks l’ont passionnément défendu, sa signification profonde était qu’elle devait marquer le premier moment décisif de la révolution prolétarienne mondiale, de la guerre civile mondiale contre la bourgeoisie. L’idée que l’insurrection avait pour but la construction “du socialisme dans la seule Russie” était loin de l’esprit des bolcheviks à ce moment-là, en dépit de nombre d’erreurs et de confusions en ce qui concernait le programme économique immédiat de la révolution, erreurs qu’ils partageaient alors avec le mouvement ouvrier tout entier.
C’est seulement dans ce cadre que l’on peut espérer comprendre la dégénérescence ultérieure de la révolution russe. Comme cette question est abordée dans un autre texte de la Revue du CCI (“La Dégénérescence de la Révolution russe”, (1) dans ce même numéro), nous nous limiterons ici à quelques remarques générales. La révolution commencée en 1917 n’a pas réussi à s’étendre internationalement, malgré les nombreuses tentatives de la classe dans toute l’Europe. La Russie elle-même était déchirée par une longue et sanglante guerre civile qui avait dévasté l’économie et fragmenté la classe ouvrière industrielle, colonne vertébrale du pouvoir des Soviets. Dans ce contexte d’isolement et de chaos interne, les erreurs idéologiques des bolcheviks ont commencé à exercer un poids matériel contre l’hégémonie politique de la classe ouvrière, presque aussitôt qu’ils eurent pris le pouvoir. C’était cependant un processus irrégulier. Les bolcheviks, qui recouraient à des mesures de plus en plus bureaucratiques en Russie même, pendant les années 1918-20, pouvaient encore contribuer à fonder l’Internationale Communiste en 1919, avec pour unique et clair objectif d’accélérer la révolution prolétarienne mondiale.
La délégation du pouvoir à un parti, l’élimination des comités d’usine, la subordination progressive des Soviets à l’appareil d’État, le démantèlement des milices ouvrières, la façon “militariste” toujours plus accentuée de faire face aux difficultés, résultats des périodes de tension de la période de guerre civile, la création de commissions bureaucratiques, étaient toutes des manifestations extrêmement significatives du processus de dégénérescence de la révolution en Russie.
Ces faits ne sont pas les seuls signes de l’affaiblissement du pouvoir politique de la classe ouvrière en Russie avant 1921, mais ce sont sûrement les plus importants. Bien que quelques-uns datent même d’avant la période de communisme de guerre, c’est la période de guerre civile qui voit le plein épanouissement de ce processus. Comme la rébellion de Kronstadt a été sous beaucoup d’aspects une réaction aux rigueurs du communisme de guerre, il est nécessaire d’être tout à fait clair sur la signification réelle de cette période pour le prolétariat russe.
La nature du communisme de guerre
Comme le souligne l’article sur La dégénérescence de la révolution russe, nous ne pouvons plus désormais entretenir les illusions des communistes de gauche de cette époque qui, pour la plupart, voyaient dans le communisme de guerre une “véritable” politique socialiste, contre la “restauration du capitalisme” établie ensuite par la NEP. La disparition quasi-totale de l’argent et des salaires, la réquisition des céréales chez les paysans ne représentaient pas l’abolition des rapports sociaux capitalistes, mais étaient simplement des mesures d’urgence imposées par le blocus économique capitaliste contre la république des Soviets, et par les nécessités de la guerre civile. En ce qui concerne le pouvoir politique réel de la classe ouvrière, nous avons vu que cette période était marquée par un affaiblissement progressif des organes de la dictature du prolétariat et par le développement des tendances et des institutions bureaucratiques. De plus en plus, la direction du Parti-État développait des arguments montrant que l’organisation de la classe était excellente en principe, mais que, dans l’instant présent, tout devait être subordonné à la lutte militaire. Une doctrine de l’“efficacité” commençait à saper les principes essentiels de la vie prolétarienne. Sous le couvert de cette doctrine, l’État commença à instituer une militarisation du travail, qui soumettait, les travailleurs à des méthodes de surveillance et d’exploitation extrêmement sévères. “En janvier 1920, le conseil des commissaires du peuple, principalement à l’instigation de Trotski, a décrété l’obligation générale pour tous les adultes valides de “travailler, et, en même temps, a autorisé” l’affectation de personnel militaire inemployé à des travaux civils”. (Paul Avrich, Kronstadt 1921, édition en anglais, Princeton 1970, pp. 26-27).
En même temps, la discipline du travail dans les usines était renforcée par la présence des troupes de l’Armée rouge. Ayant émasculé les comités d’usine, la voie était libre pour que l’État introduise la direction personnalisée et le système tayloriste d’exploitation sur les lieux de production, le même système que Lénine lui-même dénonçait comme “l’asservissement de l’homme à la machine”. Pour Trotski, “la militarisation de travail est l’indispensable méthode de base pour l’organisation de notre main-d’œuvre” (Rapport du IIIe Congrès des syndicats de toutes les Russies, Moscou 1920). Le fait que l’État était alors un “État ouvrier” signifiait pour lui que les travailleurs ne pouvaient faire aucune objection à leur soumission complète à l’État.
Les dures conditions de travail dans les usines n’étaient pas compensées par des salaires élevés ou un accès facile aux “valeurs d’usage”. Au contraire, les ravages de l’économie par la guerre et le blocus mettaient le pays tout entier au bord de la famine, et les travailleurs devaient se contenter des rations les plus maigres, souvent distribuées très irrégulièrement. De larges secteurs de l’industrie cessèrent de fonctionner, et des milliers d’ouvriers furent contraints de se débrouiller pour survivre. La réaction naturelle de beaucoup d’entre eux fut de quitter complètement les villes et de chercher quelques moyens de subsistance dans la campagne ; des milliers essayèrent de survivre en commerçant directement avec les paysans, troquant souvent des outils volés dans les usines contre de la nourriture. Quand le régime du communisme de guerre se mit à interdire l’échange individuel, chargeant l’État de la réquisition et de la distribution des biens essentiels, beaucoup de gens ne survécurent que grâce au marché noir qui fleurissait partout. Pour lutter contre celui-ci, le gouvernement établit des barrages armés sur les routes pour contrôler tous les voyageurs qui entraient ou sortaient des villes, pendant que les activités de la Tcheka pour renforcer les décrets du gouvernement se faisaient de plus en plus énergiques. Cette “Commission extraordinaire” établie en 1918 pour combattre la contre-révolution se comportait de façon plus ou moins incontrôlée, employant des méthodes impitoyables qui lui valurent la haine générale de tous les secteurs de la population.
Le traitement sommaire infligé aux paysans ne gagna pas non plus l’approbation universelle des ouvriers. Les rapports familiaux et personnels étroits entre beaucoup de secteurs de la classe ouvrière russe et la paysannerie tendaient à rendre les ouvriers sensibles aux plaintes des paysans sur les méthodes qu’utilisaient souvent les détachements armés envoyés pour la réquisition des céréales, surtout quand le détachement prenait plus que l’excédent des paysans et les laissait sans moyens de subvenir à leurs propres besoins, En réaction contre ces méthodes, les paysans cachaient ou détruisaient fréquemment leur récolte, venant par là aggraver la pauvreté et la pénurie dans tout le pays. L’impopularité générale de ces mesures de coercition économique allait être exprimée clairement dans le programme des insurgés de Kronstadt, comme nous allons le voir.
Si des révolutionnaires, comme Trotski, avaient tendance à faire des nécessités (imposées par la période) vertu, et à glorifier la militarisation de la vie économique et sociale, d’autres, et Lénine lui-même parmi eux, étaient plus prudents. Lénine ne dissimulait pas le fait que les Soviets ne fonctionnaient plus comme des organes du pouvoir prolétarien direct, et pendant le débat sur la question des syndicats en 1921 avec Trotski, il défendit l’idée que les travailleurs doivent se défendre eux-mêmes contre “leur” État, particulièrement depuis que la république des Soviets était selon Lénine, non plus seulement un “État prolétarien”, mais un “État des ouvriers et paysans” avec de profondes “déformations bureaucratiques”. L’Opposition Ouvrière et les autres groupes de gauche bien sûr, allèrent plus loin dans la dénonciation de ces déformations bureaucratiques que l’État avait subies dans la période 1918-21. Mais la majorité des bolcheviks croyaient fermement et sincèrement que tant qu’ils (comme parti du prolétariat) contrôleraient l’appareil d’État, la dictature du prolétariat existerait encore, mène si les masses laborieuses elles-.même semblaient temporairement être absentes de la scène politique. Cette position, fondamentalement fausse, devait inévitablement provoquer des conséquences désastreuses.
La crise de 1921
Tant que durait la guerre civile, l’État des Soviets conservait l’appui de la majorité de la population car il était identifié au combat contre les anciennes classes possédantes et capitalistes. Les privations très dures de la guerre civile avaient été supportées avec une bonne volonté relative par les travailleurs et les petits paysans. Mais après la défaite des armées impérialistes, beaucoup commençaient à espérer que les conditions de vie seraient moins sévères et que le régime relâcherait un peu son emprise sur la vie économique et sociale.
La direction bolchevique, toutefois, confrontée aux ravages de la production causés par la guerre, était assez réticente à permettre quelque relâchement dans le contrôle étatique centralisé. Quelques bolcheviks de gauche, comme Ossinsky, soutenaient le maintien et même le renforcement du communisme de guerre, surtout dans les campagnes. Il proposa un plan pour 1’"organisation obligatoire des masses pour la production”, (N. Ossinsky, Gosudarstvennca regulizovanie, Krest'ianskogo Khoziastva, Moscou 1920, pp. 8/9) sous la direction du gouvernement, pour la formation de “comités de semailles” locaux pour élargir la production collectivisée et pour des dépôts communs de semences dans lesquels les paysans seraient obligés de rassembler leurs “graines”, le gouvernement se chargeant de là distribution générale de ces graines. Toutes ces mesures – prévoyait-il – conduirait naturellement à l’économie “socialiste” en Russie.
Les autres bolcheviks, comme Lénine, commençaient à voir la nécessité d’un adoucissement, spécialement pour les paysans, mais dans l’ensemble, le parti défendait farouchement les méthodes du communisme de guerre. Le résultat fut que la patience des paysans commença à s’épuiser. Pendant l’hiver 1920-21, toute une série de soulèvements paysans s’étendit dans le pays. Dans la province de Tanbow, la région de la moyenne Volga, 1'Ukraine, la Sibérie occidentale et beaucoup d’autres régions, les paysans s’organisaient en bandes sommairement armées, pour lutter contre les détachements de ravitaillement et la Tcheka. Bien souvent, leurs rangs grouillaient de soldats de l’Armée rouge récemment démobilisés, qui apportaient un certain savoir-faire militaire. Dans certaines régions, d’énormes armées rebelles se formèrent, moitié forces de guérilla, moitié hordes de bandits. A Tanbow, par exemple l’armée de guérilla de A.S. Antonov comptait jusqu’à 50 000 hommes. Ces forces avaient peu de motivations idéologiques, si ce n’est leur ressentiment traditionnel de paysans contre la ville, contre le gouvernement centralisé et les rêves traditionnels de la petite bourgeoise rurale d’indépendance et d’autosubsistance. Ayant déjà affronté les armées paysannes de Makhno en Ukraine, les bolcheviks étaient hantés par la possibilité d’une jacquerie généralisée contre le pouvoir des Soviets. C’est pourquoi il n’est pas autrement surprenant qu’ils aient assimilés la révolte de Kronstadt à cette menace qui venait de la paysannerie. C’est sûrement l’une des raisons de la sauvagerie avec laquelle le soulèvement de Kronstadt fut réprimé.
Presque immédiatement après, une série de grèves sauvages beaucoup plus importantes se développa à Petrograd. Débutant à l’usine métallurgique Troubochny, la grève s’étendit rapidement, à beaucoup des plus grandes entreprises industrielles de la ville. Aux assemblées d’usine et dans les manifestations, des résolutions qui réclamaient une augmentation des rations de nourriture et de vêtements étaient adoptées, car la plupart des ouvriers avaient faim et froid. Allant de pair avec ces revendications économiques, d’autres, plus politiques, apparaissaient aussi : les ouvriers voulaient la fin des restrictions sur les déplacements en dehors des villes, la libération des prisonniers de la classe ouvrière, la liberté d’expression, etc. Les autorités soviétiques de la ville, Zinoviev à leur tête, répondirent en dénonçant les grèves comme “faisant le jeu de la contre-révolution” et placèrent la ville sous contrôle militaire direct, interdisant les assemblées dans les rues, et imposant un couvre-feu à 23 h. Sans aucun doute, quelques éléments contre-révolutionnaires comme les mencheviks ou les socialistes-révolutionnaires jouaient un rôle dans ces événements avec leurs propres visées politiques contre les bolcheviks dans leur soutien, mais le mouvement de grève de Petrograd était essentiellement une réponse prolétarienne spontanée aux conditions de vie intolérables. Les autorités bolcheviques, cependant, ne pouvaient admettre que les ouvriers puissent se mettre en grève contre l'"État ouvrier”, et taxaient les grévistes de provocateurs, de paresseux et d’individualistes. Elles cherchèrent aussi à briser la grève par des lock-out, des privations de rations, et l’arrestation, des porte-paroles des plus en vue et des “meneurs” par la Tcheka locale. Ces mesures répressives se combinaient avec des concessions : Zinoviev annonçait la fin du blocus des routes autour de la ville, l’achat de charbon à l’étranger pour faire face à la pénurie de combustible et faisait le projet de mettre fin aux réquisitions de céréales. Ce mélange de répression et de conciliation a conduit la plupart des travailleurs déjà affaiblis et épuisés à abandonner leur lutte dans l’espoir d’un futur meilleur.
Mais l’impact le plus important que le mouvement de grève de Petrograd devait avoir, fut celui qu’il eut sur la forteresse voisine, Kronstadt. La garnison de Kronstadt, un des principaux bastions de la révolution d’Octobre, avait déjà engagé une lutte contre la bureaucratisation avant les grèves de Petrograd. Pendant l’année 1920 et début 1921, les matelots de la flotte rouge dans la Baltique avaient combattu les tendances disciplinaires des officiers et les penchants bureaucratiques du POUBALT (section politique de la flotte de la Baltique – l’organe du Parti qui dominait la structure soviétique dans la marine). Des motions étaient votées par des assemblées de marins en février 21, déclarant “que le POUBALT ne s’est pas seulement séparé des masses, mais aussi des fonctionnaires actifs. Il est devenu un organe bureaucratique, ne disposant d’aucune autorité parmi les marins” (Ida Mett, La Commune de Kronstadt, p. 3).
Aussi, quand arrivèrent les nouvelles des grèves de Petrograd et de la déclaration de la loi martiale par les autorités, il y avait déjà un état de fermentation de révolte chez les marins. Le 28 février, ils envoyaient une délégation aux usines de Petrograd pour savoir ce qui se passait. Le même jour, l’équipage du croiseur Petropavlovsk se rassembla pour discuter de la situation et adopter la résolution suivante :
“Ayant entendu les représentants des équipages délégués par l’Assemblée générale des bâtiments pour se rendre compte de la situation à Petrograd, les matelots décident :
1- Etant donné que les soviets actuels n’expriment pas la volonté des ouvriers et des paysans, d’organiser immédiatement des réélections aux soviets par bulletins secrets, en ayant soin d’organiser une libre propagande électorale ;
2 – D’exiger la liberté de parole et de la presse pour les ouvriers et les paysans, les anarchistes et les partis socialistes de gauche ;
3 – D’exiger la liberté de réunion et la liberté des organisations syndicales et des organisations paysannes ;
4 – D’organiser au plus tard pour le 10 mars 1921 une conférence des ouvriers sans parti, soldats et matelots de Petrograd, de Kronstadt et du département de Petrograd ;
5 – De libérer tous les prisonniers politiques des partis socialistes, ainsi que tous les ouvriers et paysans, soldats rouges et marins emprisonnés des différents mouvements ouvriers et paysans ;
6 – D’élire une commission pour la révision des dossiers des détenus des prisons et des camps disciplinaires ;
7 – De supprimer tous les Politotdiel (sections politiques) car aucun parti ne doit avoir de privilèges pour la propagande de ces idées ni recevoir de l’État de ressources dans ce but. A leur place, doivent être créés des cercles culturels élus bénéficiant des ressources provenant de l’État ;
8 – De supprimer immédiatement tous les détachements de barrage ;
9 – D’égaliser la ration pour tous les travailleurs, excepté dans les corps de métiers insalubres et dangereux ;
10 – De supprimer les détachements de combat communistes dans les unités militaires et faire disparaître le service de garde communiste dans les usines et fabriques. En cas de besoin de ces services de garde, de les désigner par compagnie dans chaque unité militaire en tenant compte de 1’avis des ouvriers ;
11 – De donner aux paysans la liberté d’action complète sur leur terre ainsi que le droit d’avoir du bétail qu’ils devront soigner eux-mêmes et sans utiliser le travail des salariés ;
12 – De demander à toutes les unités militaires ainsi qu’aux camarades Koursantys de s’associer à notre résolution ;
13 – Exiger qu’on donne dans la presse une large publicité à toutes les résolutions ;
14 – Désigner un bureau de contrôle mobile ;
15 – Autoriser la production artisanale libre n’utilisant pas de travail salarié”.
Cette résolution devint rapidement le programme de la révolte de Kronstadt. Le 1er mars, une assemblée de masse de 16 000 personnes se déroula dans la garnison, officiellement prévue comme une assemblée des premières et deuxièmes sections de croiseurs, et à laquelle assistait Kalinine, président de l’exécutif des soviets de toutes les Russies, et Kouzmine commissaire politique de la flotte de la Baltique. Bien que Kalinine ait été accueilli avec de la musique et des drapeaux, lui et Kousmine se retrouvèrent bientôt complètement isolés, dans l’assemblée. L’assemblée entière adopta la résolution du Petropavlovsk, à l’exception de Kalinine et de Kouzmine qui prirent la parole sur un ton très provocateur pour dénoncer les initiatives de “ceux” de Kronstadt, et se firent huer.
Le jour suivant, le 2 mars, était le jour où le Soviet de Kronstadt devait être réélu. L’assemblée du 1er mars convoqua en conséquence une réunion des délégués des navires, des unités de l’Armée rouge des usines et autres, pour discuter de la reconstitution du Soviet. 300 délégués se rencontrèrent donc le 2 mars à la maison de la Culture. La résolution de Petropavlovsk fut de nouveau adoptée et des projets pour les élections du nouveau soviet présentés dans une motion avec l’orientation vers “une reconstruction pacifique du régime des Soviets” (Ida Mett, op. cité). En même temps, les délégués formèrent un comité révolutionnaire provisoire (CRP), chargé de 1'administration de la ville et de l’organisation de la défense contre toute intervention du gouvernement. Cette dernière tâche était considérée comme tout à fait urgente du fait de rumeurs à propos d’une attaque immédiate par des détachements bolcheviques, et à cause des violentes menaces de Kalinine et Kouzmine. Ces derniers se montraient si intraitables qu’ils furent arrêtés en même temps que deux autres personnages officiels, Cet acte marquait une étape décisive vers la mutinerie déclarée, et fut interprété comme tel par le gouvernement.
Le CRP assuma rapidement ses tâches. Il commença à publier ses propres Izvestia, dont le premier numéro déclarait :
“Le parti communiste, maître de cet État, s’est séparé des masses. Il s’est montré incapable de sortir le pays du chaos. D’innombrables incidents se sont produits récemment à Moscou et à Petrograd, qui montrent clairement que le Parti a perdu la confiance des masses ouvrières. Le Parti néglige les besoins de la classe ouvrière, parce qu’il croit que ces revendications sont le fruit d’activités contre-révolutionnaires. En cela, le Parti commet une profonde erreur” (Izvestia du CRP, 3 mars 1921).
La nature de classe de la révolte de Kronstadt
La réponse immédiate du gouvernement bolchevique à la rébellion a été de la dénoncer comme une partie de la conspiration contre-révolutionnaire contre le pouvoir des Soviets. Radio Moscou l’appelait “complot de la Garde blanche” et proclamait qu’il avait des preuves que toute l’affaire avait été organisée par les cercles émigrés â Paris, et par les espions de l’Entente. Bien que ces falsifications soient encore utilisées aujourd’hui, cette interprétation des événements n’a plus grand crédit de nos jours, même chez les historiens semi-trotskystes, comme Deutscher, qui admet que ces accusations n’ont aucun fondement dans la réalité. Bien sûr, tous les charognards de la contre-révolution, depuis les Gardes blancs jusqu’aux socialistes-révolutionnaires tentèrent de récupérer la rébellion et lui offrirent leur appui. Mais, excepté l’aide “humanitaire” par le canal de la Croix-Rouge russe contrôlée, par les émigrés, le C.R.P. rejeta toutes les avances faites par les forces de la réaction. Il proclamait qu’il ne luttait pas pour le retour de l’autocratie ou de l’Assemblée constituante, mais pour une régénération du pouvoir des Soviets, libéré de la domination bureaucratique : “Ce sont les Soviets et non l’Assemblée constituante, qui sont le rempart des travailleurs”, déclarait les Izvestia de Kronstadt. “A Kronstadt, le pouvoir est entre les mains des marins, des soldats rouges et des travailleurs révolutionnaires. Il n’est pas dans les mains des gardes blancs commandés par le général Kozlovsky, comme l’affirme mensongèrement Radio Moscou” (Appel du CRP, cité par Ida Mett, p. 22-23.).
Quand l’idée d’un simple complot se révéla être une fiction, des excuses plus élaborées furent avancées pour justifier la répression de Kronstadt qui suivit, par ceux qui s’identifient de façon non critique avec la dégénérescence du bolchevisme. Dans un texte “Hue and Cry over Kronstadt” (New Internationale, avril 1938), Trotski a présenté l’argumentation suivante : c’est vrai, Kronstadt a été un des bastions de la révolution prolétarienne en 1917. Mais pendant la guerre civile, les éléments prolétariens révolutionnaires de la garnison ont été dispersés et remplacés par des éléments paysans empreints de l’idéologie petite-bourgeoise réactionnaire. Ces éléments ne pouvaient absolument pas s’accommoder des rigueurs de la dictature du prolétariat et de la guerre civile, c’est pourquoi ils se révoltèrent pour affaiblir la dictature et s’octroyer des rations privilégiées. Le soulèvement de Kronstadt n’était rien de plus qu’une réaction armée de la petite bourgeoisie contre les épreuves de la révolution sociale et l’austérité de la dictature du prolétariat. Il poursuit en disant que les travailleurs de Petrograd, qui contrairement aux dandys de Kronstadt supportaient ces épreuves sans se plaindre, avaient été “dégoûtés” par la rébellion, sentant que les “mutins de Kronstadt étaient de l’autre côté des barricades” et c’est ainsi “qu’ils ont apporté leur soutien au pouvoir des Soviets”.
Nous ne voulons pas passer trop de temps à examiner ces arguments : nous avons déjà cité assez de faits pour les discréditer. L’affirmation que les insurgés de Kronstadt réclamaient des rations privilégiées pour eux-mêmes, peut être démentie simplement par le rappel du point 9 de la résolution du Pétropavlovsk, qui demandait des rations égales pour tous. De la même manière, le portrait des ouvriers de Petrograd apportant docilement leur soutien à la répression est complètement démenti par la réalité des vagues de grèves qui ont précédé la révolte. Bien que ce mouvement soit en grande partie retombé au moment où a éclaté la révolte de Kronstadt, des fractions importantes du prolétariat de Petrograd continuèrent à apporter un soutien actif aux insurgés. Le 7 mars, le jour où commença le bombardement de Kronstadt, les travailleurs de l’Arsenal tinrent un meeting qui élut une commission chargée de lancer une grève générale pour soutenir la rébellion. Les grèves continuaient à Poutilov, Battisky, Oboukov et dans les principales autres entreprises.
D’un autre côté, nous ne nierons pas qu’il y avait des éléments petit-bourgeois dans le programme et l’idéologie des insurgés et dans le personnel de la flotte et des armées. Mais tous les soulèvements prolétariens s’accompagnent de toute une quantité d’éléments petit-bourgeois et réactionnaires qui ne changent pas le caractère fondamentalement ouvrier du mouvement. Ce fut sûrement le cas lors de l’insurrection d’Octobre elle-même, qui avait le soutien et la participation active d’éléments paysans dans les forces armées et dans les campagnes. Le fait que les insurgés de Kronstadt avaient une large base ouvrière peut être prouvé par la composition de 1'assemblée de délégués du 2 mars, qui étaient, en grande partie, des prolétaires des usines, des unités de marine de la garnison, et de l’ensemble du CRP élu par cette assemblée, qui lui, était constitué de travailleurs et de marins de longue date qui avaient pris part au mouvement révolutionnaire au moins depuis 17 (voir la brochure d’Ida Mett pour la liste des membres de ce comité). Mais ces faits sont moins importants que le contexte général de la révolte ; celle-ci s’est produite dans le cours d’un mouvement de lutte de la classe ouvrière contre la bureaucratisation du régime, elle s’identifiait à cette lutte et se voyait comme un moment dans sa généralisation.
“Que les travailleurs du monde entier sachent que nous, les défenseurs du pouvoir des Soviets, protégeons les conquêtes de la révolution sociales Nous vaincrons ou nous périrons sur les ruines de Kronstadt, en nous battant pour… la juste cause “des masses prolétariennes” (Pravda de Kronstadt, p. 82)
En dépit du fait que les idéologues de la petite bourgeoisie, les anarchistes parlent de Kronstadt comme étant l’expression de leur révolte, malgré le fait que des influences anarchistes aient sans aucun doute existé dans le programme des insurgés et dans leur phraséologie, les revendications des insurgés n’étaient pas simplement anarchistes. Ils ne réclamaient pas une abolition abstraite de l’État, mais la régénération du pouvoir des Soviets. Ils ne voulaient pas non plus abolir les “partis” en tant que tels. Bien que beaucoup parmi les insurgés aient abandonné le parti bolchevik à cette époque, et quoiqu’ils aient publié beaucoup de résolutions confuses sur la “tyrannie communiste”, ils n’ont pas réclamé les “Soviets sans les Communistes”, comme on l’a souvent affirmé. Leur slogan était liberté d’agitation pour les différentes composantes de la classe ouvrière, et “le pouvoir aux Soviets, pas aux partis”. Malgré toutes les ambiguïtés inhérentes à ces mots d’ordre, ils exprimaient un rejet instinctif de l’idée du parti qui se substitue à la classe, ce qui a été un des principaux facteurs contribuant à la dégénérescence du bolchevisme”.
C’est l’un des traits caractéristiques de la rébellion, Elle ne présentait pas une analyse politique claire et cohérente de la dégénérescence de la révolution. De telles analyses cohérentes devraient trouver une expression au sein des minorités communistes, même si dans certaines conjonctures spécifiques, ces minorités peuvent être à la traîne de la conscience spontanée de la classe dans son ensemble. Dans le cas de la Révolution russe, cela a pris des décennies de réflexion ardue dans la Gauche Communiste internationale, pour arriver à une compréhension cohérente de ce qu’était sa dégénérescence. Ce que représentait le soulèvement de Kronstadt, c’était une réaction élémentaire du prolétariat à cette dégénérescence, une des dernières manifestations de masse de la classe ouvrière russe à cette époque. À Moscou, Petrograd et Kronstadt, les travailleurs ont envoyé un SOS désespéré pour sauver la révolution russe qui allait sur son déclin.
Kronstadt et la NEP (Nouvelle Politique Économique)
Nombre de discussions ont eu lieu à propos du rapport entre les revendications des rebelles et la NEP. Pour les staliniens impénitents de l’Organisation Communiste anglaise et irlandaise – B&ICO – (Problème du Communisme, n°3), la rébellion a dû être écrasée parce que son programme économique de troc et de libre échange était une réaction petite-bourgeoise au processus de “construction du socialisme” en Russie – le “socialisme” signifiant bien entendu, la centralisation la plus complète possible dans le cadre du capitalisme d’État. Mais en même temps B&ICO défend la NEP comme étape vers le socialisme ! A l’autre extrémité de l’éventail, 1'anarchiste Murray Bookchin, dans son introduction à l’édition canadienne de “La Commune de Kronstadt” (ed. Black Rose Book, Montréal 1971) dépeint le paradis libertaire qui aurait pu exister si seulement le programme économique des rebelles avait été appliqué :
“Une victoire ces marins de Kronstadt aurait pu ouvrir de nouvelles perspectives pour la Russie : une forme hybride de développement social avec le contrôle ouvrier sur les usines et le commerce libre des produits agricoles, fondé sur-une économie paysanne à petite échelle et des communautés agraires volontaires”.
Bookchin ajoute ensuite, curieusement, qu’une telle société n’aurait pu survivre que si un mouvement révolutionnaire avait abouti en même temps en Occident. Mais on peut se demander en quoi de tels rêves autogestionnaires de petits boutiquiers auraient pu représenter une menace pour le capital mondial !
De toute façon, toute cette controverse a peu d’intérêt pour des communistes. Étant donné l’échec de la vague révolutionnaire, aucune politique économique quelle qu’elle soit, que ce soit le communisme de guerre, les tentatives d’autarcie, la NEP ou le programme de Kronstadt, n’aurait pu sauver la Révolution. D’ailleurs beaucoup de revendications purement économiques présentées par les rebelles étaient plus ou moins incluses dans la NEP. En tant que programmes économiques, tous sont également inadéquats, et il serait absurde pour les révolutionnaires aujourd’hui de revendiquer le troc ou le libre échange corme mesures économiques adéquates pour un bastion prolétarien, même si, dans des circonstances critiques, il peut être impossible de les éliminer. La différence essentielle entre le programme de Kronstadt et la NEP était la suivante : alors, que cette dernière devait être instaurée par le haut, par la bureaucratie d’État naissante, en coopération avec les directions privées et capitalistes restantes, sans aucun rétablissement du pouvoir prolétarien, les insurgés de Kronstadt posaient comme préalable à toute marche en avant de.la révolution, la restauration du pouvoir authentique des soviets et un terme à la dictature étatique du parti bolchevik.
C’est le nœud du problème. Il est vain de discuter aujourd’hui pour savoir quelle politique économique était la plus “socialiste” à ce moment-là. Le socialisme ne pouvait pas être construit en Russie seulement. Les rebelles de Kronstadt le comprenaient peut-être moins que les bolcheviks les plus éclairés. Les insurgés, par exemple, parlaient de 1'établissement d’un “socialisme libre” (indépendant) en Russie, sans mettre 1'accent sur la nécessité de l’extension de la révolution à l’échelle mondiale avant que le socialisme ne puisse être instauré.
“Kronstadt révolutionnaire combat pour une espèce différente de socialisme, pour une république soviétique des travailleurs dans laquelle le producteur sera son propre maître et pourra disposer de son produit comme il lui semble bon” (Pravda de Kronstadt, p. 92).
L’évaluation prudente de Lénine sur les possibilités de progrès “socialistes” en Russie à cette époque, bien que l’ayant amené à des conclusions totalement erronées et lourdes de conséquences, était en fait une approximation plus conforme à la réalité que les espoirs illusoires de ceux de Kronstadt sur le sens révolutionnaire de communes autogérées au sein de la Russie.
Mais Lénine et la direction bolchevique, emprisonnés dans l’appareil d’État n’arrivèrent pas à voir ce que disaient en réalité les insurgés de Kronstadt, en dépit de leurs confusions et de leurs idées mal formulées : la révolution ne peut aller nulle part si les travailleurs ne la dirigent pas. La condition préalable fondamentale pour la défense et l’extension de la révolution en Russie était tout le pouvoir aux Soviets, en d’autres termes, la reconquête de l’hégémonie politique par les masses ouvrières elles-mêmes. Comme il 'est souligné dans le texte sur la “dégénérescence de la Révolution russe”, cette question du pouvoir politique est de loin la plus importante. Le prolétariat au pouvoir peut faire des progrès économiques importants, ou être obligé de supporter des reculs économiques sans que la Révolution soit perdue. Mais une fois que le pouvoir politique de la classe s’effrite, aucune mesure économique, quelle qu’elle soit, ne peut sauver de.la révolution. C’est parce que les rebelles de Kronstadt luttaient pour la reconquête de cet indispensable pouvoir politique prolétarien que les révolutionnaires d’aujourd’hui doivent reconnaître dans la lutte de Kronstadt une défense fondamentale des positions de classe.
L’écrasement de la révolte
La direction. bolchevique a réagi avec extrême hostilité à la rébellion de Kronstadt. Nous avons déjà évoqué le comportement provocateur de Kouzmine et Kalinine face à la garnison elle-même, les mensonges répandus par Radio Moscou qui disait que c’était une tentative contre-révolutionnaire de la Garde blanche. L’attitude intransigeante du gouvernement bolchevique élimina rapidement toute possibilité de compromis ou de discussion. L’avertissement péremptoire adressé par Trotski à la garnison demandait uniquement la réddition sans condition, et ne faisait aucune offre de concessions aux revendications des insurgés. L’appel à Kronstadt émis par Zinoviev et le comité de défense de Petrograd (l’organe qui avait placé la ville sous la loi martiale après la vague de grèves) est bien connu pour sa cruauté avec son ordre “vous tirez dessus comme sur des perdreaux” si les rebelles persistaient. Zinoviev organisa aussi le prise en otage des familles des insurgés, sous le prétexte de l’arrestation par le CRP d’officiels bolcheviques (aucun ne subit de tort). Ces actions furent dénoncées comme honteuses par les insurgés qui refusèrent de s’abaisser à ce niveau. Pendant l’assaut militaire lui-même de la forteresse, les unités de l’Armée rouge envoyées pour écraser la rébellion étaient constamment au bord de la démoralisation. Quelques-unes fraternisèrent même avec les insurgés. Pour “s’assurer” de la loyauté de l’armée, d’éminents dirigeants bolcheviques furent délégués par le Xe Congrès du parti, alors en session, pour aller conduire le siège, et parmi eux des membres de l’Opposition ouvrière qui tenaient à se démarquer du soulèvement. En même temps, les fusils de la Tcheka étaient braqués sur le dos des soldats pour s’assurer doublement qu’aucune démoralisation ne pouvait se propager.
Quand la forteresse tomba enfin, des centaines d’insurgés furent massacrés, exécutés sommairement ou rapidement condamnés à mort par la Tcheka. Les autres furent envoyés en camp de concentration. La répression fut systématiquement sans merci. Afin d’effacer toutes les traces du soulèvement, la garnison fut placée sous contrôle militaire. Le Soviet fut dissous, et une purge de tous les éléments dissidents s’effectua. Même les soldats qui avaient pris part à la répression de la révolte furent rapidement dispersés dans des unités différentes pour empêcher que les “virus de Kronstadt” ne se propagent. Des mesures analogues furent prises pour les unités “sujettes à caution” dans la marine.
Le développement des événements en Russie dans les années après la révolte rendent absurdes les déclarations disant que la répression de la rébellion était une “nécessité tragique” pour défendre la Révolution. Les Bolcheviques croyaient qu’ils défendaient la révolution contre la menace de la réaction, représentée par la Garde blanche, sur ce port frontalier stratégique. Mais quelles qu’aient pu être les idées des Bolcheviques sur ce qu’ils faisaient, en fait, en attaquant les rebelles, ils attaquaient la seule défense réelle que la révolution pouvait avoir : 1'autonomie de la classe ouvrière et le pouvoir prolétarien direct. En faisant cela, ils se sont comportés eux-mêmes comme des agents de la contre-révolution et ces actes ont servi à déblayer la route du triomphe final de la contre-révolution bourgeoise sous la forme du stalinisme.
La férocité extrême avec laquelle le gouvernement a réprimé le soulèvement avait conduit quelques révolutionnaires à la conclusion que le parti bolchevik était clairement et ouvertement capitaliste en 1921, exactement comme les staliniens et les trotskystes le sont aujourd’hui. Nous ne voulons pas entrer dans une longue discussion sur le moment où le parti est finalement passé irrémédiablement du côté de la bourgeoisie et, en tout cas, nous rejetons la méthode qui essaie d’enfermer la compréhension du processus historique dans un schéma rigide de dates.
Mais dire que le parti bolchevik n’était “rien d’autre que capitaliste” en 1921, c’est dire, en effet que nous n’avons rien à apprendre des événements de Kronstadt, sauf la date de la mort de la révolution. Les capitalistes après tout, répriment toujours les soulèvements ouvriers et nous n’avons pas “à l’apprendre” sans arrêt. Kronstadt peut seulement nous enseigner quelque chose de neuf si nous le reconnaissons comme un chapitre de l’histoire du prolétariat, comme une tragédie dans le camp prolétarien. Le problème réel auquel sont confrontés les révolutionnaires aujourd’hui, c’est comment un parti prolétarien a-t-il pu être amené à agir comme les bolcheviks à Kronstadt en 1921 ? Et comment pouvons-nous nous assurer que de tels événements ne se reproduiront plus jamais ? En somme, quelles sont les leçons de Kronstadt ?
Quelles leçons tirer ?
La révolte de Kronstadt éclaire sous un jour particulièrement dramatique les leçons fondamentales de toute la révolution russe, qui sont les seuls “acquis” de la classe ouvrière qui restent de la révolution d’Octobre aujourd’hui.
I – LA RÉVOLUTION PROLÉTARIENNE EST INTERNATIONALE OU N’EST RIEN
La révolution prolétarienne peut seulement réussir à l’échelle mondiale. Il est impossible d’abolir le capitalisme ou de “construire le socialisme” dans un seul pays. La révolution ne sera pas sauvée par des programmes de réorganisation économique dans un pays, mais seulement par l’extension du pouvoir politique prolétarien sur toute la terre. Sans cette extension, la dégénérescence de la révolution est inévitable, quel que soit le nombre de changements apportés dans l’économie. Si la révolution reste isolée, le pouvoir politique du prolétariat sera détruit soit par une invasion de l’extérieur, soit par la violence interne comme à Kronstadt,
II – LA DICTATURE DU PROLÉTARIAT N’EST PAS CELLE D’UN PARTI
La tragédie de la révolution russe, et en particulier le massacre de Kronstadt, a été que le parti du prolétariat, le parti bolchevik a considéré que son rôle était de prendre le pouvoir d’État et la défense de ce pouvoir même contre la classe ouvrière dans son ensemble. C’est pourquoi, quand l’État s’autonomise par rapport à la classe, et se dresse contre elle, comme à Kronstadt, les bolcheviks ont considéré que leur place était dans l’État qui se battait contre la classe, et non avec la classe qui luttait contre la bureaucratisation de l’État.
Aujourd’hui, les révolutionnaires doivent affirmer comme un principe fondamental que le rôle du parti n’est pas de prendre le pouvoir au nom de la classe. Seule la classe ouvrière dans son ensemble, organisée dans ses comités d’usine, ses milices et ses conseils ouvriers, peut prendre le pouvoir politique et entreprendre la transformation communiste de la société. Le parti doit être un facteur actif dans le développement de la conscience prolétarienne, mais il ne peut pas créer le communisme “au nom” de la classe. Une telle prétention peut seulement conduire, comme cela a été le cas en Russie, à la dictature du parti sur la classe, à la suppression de l’activité du prolétariat par lui-même sous le prétexte que le “parti est mieux” ou plus clairvoyant.
En même temps, l’identification du parti à l’État, chose naturelle pour le parti bourgeois, ne peut qu’entraîner les partis prolétariens dans la corruption et la trahison. Un parti du prolétariat doit constituer la fraction la plus radicale et la plus avancée de la classe qui est elle-même la classe la plus dynamique de 1'histoire. Charger le parti du fardeau de l’administration des affaires de l’État, qui par définition peut seulement avoir une fonction conservatrice, c’est nier tout le rôle du parti et étrangler sa créativité révolutionnaire. La bureaucratisation progressive du parti bolchevik, son incapacité croissante à séparer les intérêts de classe révolutionnaire de ceux de l’État des soviets, sa dégénérescence en machine administrative, tout ceci est le prix payé par le parti lui-même pour ses conceptions erronées du parti qui exerce le pouvoir d’État.
III – PAS DE RAPPORT DE FORCE A L’INTÉRIEUR DE LA CLASSE OUVRIÈRE
Le principe qu’aucune minorité, aussi éclairée soit-elle, ne peut prendre le pouvoir sur la classe ouvrière, va de pair avec celui qu’il ne peut y avoir aucun rapport de force ou de violence au sein même de la classe ouvrière. La démocratie prolétarienne n’est pas un luxe dont on peut se dispenser au nom de “l’efficacité”, mais la seule garantie de la bonne marche de la révolution et de la possibilité pour la classe de tirer des enseignements à travers sa propre expérience. Même si des fractions de la classe ont manifestement tort, la “ligne juste” ne peut pas leur être imposée par une autre fraction, qu’elle soit majoritaire ou non. Seule une liberté totale de dialogue à l’intérieur des organes autonomes de la classe (assemblées, conseils, parti) peut résoudre les conflits et les problèmes de la classe. Ceci implique aussi que la classe entière puisse avoir accès aux moyens de communication (presse, radio, TV, etc.), garder le droit de grève et remettre en question les directives issues des organes étatiques.
Même si les marins de Kronstadt n’avaient pas compris certains aspects de la situation, la dureté des mesures prises par le gouvernement bolchevik a été totalement injustifiée. De telles actions peuvent détruire la solidarité et la cohésion à l’intérieur de la classe et engendrer la démoralisation et le désespoir. La violence révolutionnaire est une arme que le prolétariat est forcé d’utiliser dans son combat contre la classe capitaliste. Son usage contre les autres classes non exploiteuses doit être réduit au minimum, autant qu’il est possible, mais à l’intérieur même du prolétariat, elle ne doit avoir aucune place.
IV – LA DICTATURE DU PROLÉTARIAT N’EST PAS L’ÉTAT
Au moment de la révolution russe, il y avait une confusion fondamentale dans le mouvement ouvrier, qui identifiait la dictature du prolétariat à l’État qui est apparu après le renversement du régime tsariste, c’est-à-dire le Congrès des délégués de toutes les Russies des Soviets, des travailleurs, soldats et paysans.
Mais la dictature du prolétariat, fonctionnant à travers les organes spécifiques de la classe ouvrière, comme les assemblées d’usine et les conseils ouvriers, n’est pas une institution mais un état de fait, un mouvement réel de la classe toute entière. Le but de la dictature prolétarienne n’est pas celui d’un État dans, le sens où l’entendent les marxistes ; l’État est cet organe de superstructure issu de la société de classes, dont la fonction est de préserver les relations sociales dominantes, le statu quo entre classes. La dictature du prolétariat au contraire a comme but unique la transformation des rapports sociaux et l’abolition des classes. En même temps, les marxistes ont toujours affirmé la nécessité de l’État dans une période de transition au communisme, après l’abolition du pouvoir politique bourgeois. C’est pourquoi, l’État russe soviétique, comme la Commune de Paris a été un produit inévitable de la société de classes qui existait en Russie après 1917.
Certains révolutionnaires rependent l’idée que le seul État qui puisse exister après la destruction du pouvoir bourgeois, sont les conseils ouvriers eux-mêmes. Il est vrai que les conseils ouvriers ont à assurer la fonction qui a toujours été une des principales caractéristiques de l’État, l’exercice du monopole de la violence. Mais appeler les conseils ouvriers à s’identifier à l’État à cause de cela, c’est réduire le rôle de l’État à celui d’un simple organe de violence et rien d’autre. Alors, avec de telles conceptions, l’État bourgeois aujourd’hui serait seulement composé de la police et de l’armée et pas du parlement, des municipalités, des syndicats et des innombrables autres institutions qui maintiennent l’ordre capitaliste sans usage immédiat de la répression. Ces institutions sont des organes de l’État car.ils servent à maintenir l’ordre social existant, les antagonismes de classe au sein d’un cadre acceptable. Les conseils ouvriers, au contraire, représentent la négation active de cette fonction de l’État, en ce qu’ils sont d’abord et avant tout des organes de transformation sociale radicale, pas des organes de statu quo.
Mais plus que cela, c’est un vœu pieu d’attendre que les seules institutions qui existeront dans la période de transition soient uniquement les conseils ouvriers. Une révolution ne suit pas les prévisions simplistes de certains révolutionnaires. L’immense bouleversement social de la révolution engendre toutes sortes d’institutions, pas seulement de la classe ouvrière sur les lieux de production, mais de la population toute entière qui était opprimée par la classe capitaliste. En Russie, les soviets et les autres structures d’organisation sociale de la population apparurent non seulement dans les usines mais partout, dans l’armée, la marine, les villages, les quartiers des villes. Ce n’était pas seulement le fait que “les bolcheviks commençaient à construire un État qui avait une existence séparée de l’organisation de masse de la classe” (Workers’ Voice n° 14). Il est vrai que les bolcheviks ont contribué activement à la bureaucratisation de l’État, en abandonnant le principe des élections et en instituant d’innombrables commissions en dehors des Soviets. Mais les bolcheviks eux-mêmes ne créèrent pas 1’“État soviétique”. C’était quelque chose qui est né du terrain même de la société russe après Octobre ; il est arrivé parce que la société devait donner naissance à une institution capable de contenir ses antagonismes de classe profonds. Dire que seuls les conseils ouvriers peuvent exister, c’est prêcher la guerre civile permanente, non seulement entre la classe ouvrière et la bourgeoisie (qui est bien sûr nécessaire) mais aussi entre la classe ouvrière et toutes les autres couches non exploiteuses aurait signifié une guerre entre les soviets d’ouvriers et ceux de soldats et paysans. Ceci aurait été évidemment une terrible perte d’énergie et une déviation par rapport à la tâche primordiale de la révolution : l’extension de la révolution mondiale contre la classe capitaliste. (2)
Mais si cet état des soviets était à un certain point de vue le produit inévitable de la société post-insurrectionnelle, nous pouvons mettre en évidence un grand nombre de graves défauts dans ses structures et son fonctionnement, après l’insurrection d’Octobre, tout à fait en dehors du fait qu’il était contrôlé par le parti.
a – Dans le fonctionnement réel de l’État, il y avait un abandon continuel des principes fondamentaux établis d’après les expériences de la Commune en 1871 et réaffirmés par Lénine dans L’État et la Révolution en 1917 : tous les fonctionnaires sont élus et révocables à tout instant, la rémunération des fonctionnaires de l’État égale à celle des ouvriers, l’armement permanent du prolétariat. De plus en plus de commissions et de bureaux sur lesquels la classe ouvrière n’aurait aucun contrôle sont apparus (conseils économiques, Tcheka, etc.). Les élections étaient sans arrêt remises, retardées ou truquées. Les privilèges pour les personnes officielles de l’État étaient progressivement devenus un lieu commun. Les milices ouvrières ont été-dissoutes dans l’Armée rouge, qui n’était elle-même., ni sous le contrôle des conseils ouvriers, ni des soldats du rang.
b – Les conseils ouvriers, les comités d’usine et les autres organes du prolétariat, représentaient une partie de l’appareil d’État parmi les autres (bien que les travailleurs eussent un droit de vote préférentiel). Au lieu d’avoir la garantie de l’autonomie et de l’hégémonie sur toutes les autres institutions sociales, ces organes tendaient de plus en plus, non seulement à être intégrés dans 1'appareil général de l’État, mais à lui être subordonnés.
Le pouvoir prolétarien, au lieu de se manifester par le canal des organes spécifiques de la classe, a été identifié à l’appareil d’État. Bien plus, le postulat spécieux qu’il était un État “prolétarien”, “socialiste”, a amené les bolcheviks à soutenir que les travailleurs ne pouvaient avoir aucun droit ou intérêt différent de ceux de l’État. En conséquence de quoi, toute résistance à l’État de la part des travailleurs ne pouvait être que contre-révolutionnaire. Cette conception profondément erronée a été au cœur de la réaction des bolcheviks vis-à-vis des grèves de Petrograd, et du soulèvement de Kronstadt.
A l’avenir, les principes de la Commune, de l’autonomie de la classe ouvrière ne doivent pas être posés que sur le papier, mais défendus comme condition fondamentale du pouvoir prolétarien sur l’État. À aucun moment, la vigilance du prolétariat vis-à-vis de l’appareil d’État ne peut se relâcher, parce que l’expérience russe et les événements de Kronstadt en particulier, ont montré que la contre-révolution peut très bien se manifester par le canal de l’État post-insurrectionnel et pas seulement par celui d’une agression bourgeoise “extérieure”.
En conséquence, afin de s’assurer que 1'État-commune reste un instrument de 1'autorité prolétarienne, la classe ouvrière ne peut identifier sa dictature à cet appareil ambigu et sujet à caution, mais seulement à ses organes de classe autonomes. Ces organes doivent sans relâche contrôler le travail de l’État à tous les niveaux, en exigeant le maximum de représentation de délégués des conseils ouvriers dans les congrès généraux des soviets, 1'unification autonome permanente de la classe ouvrière au sein de ces conseils et le pouvoir décisionnel des conseils ouvriers sur toutes les mesures préconisées et planifiées par l’État. Les travailleurs doivent par-dessus tout, empêcher l’État d’interférer politiquement ou militairement avec ses propres organes de classe ; mais, d’un autre côté, la classe ouvrière doit maintenir sa capacité à exercer sa dictature sur et contre l’État, par la violence si besoin en est. Cela signifie que la classe ouvrière doit garantir son autonomie de classe, grâce à l’armement général du prolétariat. Si pendant la guerre civile, il devient nécessaire de créer une “Armée rouge” régulière, cette force doit être complètement subordonnée politiquement aux Conseils ouvriers et dissoute dès que la bourgeoisie a été militairement vaincue. Et, à aucun moment, les milices prolétariennes dans les usines ne peuvent être dissoutes.
L’identification du parti et de l’État, de l’État et de la classe a trouvé sa conclusion logique à Kronstadt, quand le parti s’est mis du côté de l’État contre la classe. L’isolement de la révolution russe qui est devenu en 1921 un facteur dramatiquement déterminant de l’évolution de la situation en Russie, a rendu l’État, par définition, gardien du statu quo, celui de la stabilisation du capital et de 1'asservissement des travailleurs. Malgré toutes ses bonnes intentions, la direction bolchevique qui a continué à espérer l’aube salvatrice de la Révolution mondiale pendant plusieurs années encore, a été forcée d’agir, par son implication dans la machine de l’État, comme un obstacle à la révolution mondiale, et a été entraînée vers le triomphe final de la contre-révolution stalinienne. Quelques-uns parmi les bolcheviks les plus lucides commençaient à voir que ce n’était pas le parti qui contrôlait l’État, mais l’État qui contrôlait le parti. Comme disait Lénine lui-même :
“La machine est en train d’échapper aux mains de ceux qui la conduisent : on dirait qu’il y a quelqu’un aux commandes qui dirige cette machine, mais celle-ci suit une autre direction que celle qui est voulue, conduite par une main cachée.. Dieu seul sait à qui elle appartient, peut-être à un spéculateur ou à un capitaliste privé, ou aux deux à la fois. Le fait est que la machine ne va pas dans la direction voulue par ceux qui sont censés la conduire et quelquefois, elle prend tout à fait la direction opposée”. (Rapport Politique du Comité Central du Parti en 1922).
Les dernières années de la vie de Lénine virent sa lutte sans espoir contre la bureaucratie naissante, avec des projets dérisoires comme celui d’une “Inspection des travailleurs et paysans” dans lequel la bureaucratie aurait été sous la surveillance d’une nouvelle commission bureaucratique ! Ce qu’il ne pouvait pas admettre, ou qu’il ne pouvait pas voir, c’était que le soi-disant “État prolétarien” était devenu purement et simplement une machine bourgeoise, un appareil de réglementation des rapports sociaux capitalistes et ne pouvait, en conséquence, n’être que fondamentalement inaccessible aux besoins de la classe ouvrière. Le triomphe du stalinisme n’était que la reconnaissance cynique de ce fait, l’adaptation finale et définitive du parti à son rôle de contremaître de l’État capitaliste,. Cela a été la signification réelle de la déclaration du “socialisme en un seul pays” en 1924.
Le soulèvement de Kronstadt a mis le parti devant un choix historique extrêmement grave : soit continuer à diriger cette machine bourgeoise et finir de cette façon comme un parti du capital, soit se séparer de l’État et être aux côtés de la classe ouvrière entière dans son combat contre cette machine, cette personnification du capital. En choisissant la première voie, les bolcheviks ont, en fait, signé leur arrêt de mort en tant que parti du prolétariat et ont donné de l’élan au processus contre-révolutionnaire qui s’est manifeste ouvertement en 1924. Après 1921, seules les fractions bolcheviques qui avaient commencé à comprendre la nécessité de s’identifier directement à la lutte des ouvriers contre l’État, pouvaient rester révolutionnaires et capables de participer au combat international des communistes de gauche contre la dégénérescence de la IIIe Internationale. Ainsi, par exemple, le “groupe ouvrier” de Miasnikov a pu jouer un rôle actif dans la grève sauvage qui s’étendit en Russie en août et septembre 1923. Ceci contrairement à l’Opposition de gauche, dirigée par Trotski, dont la lutte contre la fraction stalinienne se situait toujours à l’intérieur de la bureaucratie et ne faisait aucune tentative pour essayer de se rattacher à la lutte ouvrière contre ce que les trotskystes définissent comme un “État ouvrier” et une “économie ouvrière”. Leur incapacité initiale à se détacher de la machine État-Parti laissait prévoir l’évolution ultérieure du trotskysme en appendice “critique” à la contre-révolution stalinienne.
Mais les choix “historiques” sont rarement clairs au moment où ils doivent être faits. Les hommes font leur histoire dans dès conditions objectives définies et les traditions des générations passées pèsent “comme un cauchemar sur les cerveaux des vivants” (Marx). Ce poids cauchemardesque du passé écrasait les bolcheviks et seul le triomphe révolutionnaire du prolétariat occidental aurait pu rendre possible la suppression de ce poids et permettre aux bolcheviks, ou au moins à une fraction appréciable du parti, de réaliser quelles étaient leurs erreurs, et d’être régénérés par la créativité inépuisable du mouvement prolétarien international.
Les traditions de la social-démocratie, l’arriération de la Russie, en plus de tous les fardeaux du pouvoir d’État dans le contexte d’une vague révolutionnaire en reflux, tous ces facteurs devaient contribuer à faire prendre aux bolcheviks la position qu’ils ont eue à Kronstadt. Mais il n’y a pas que la direction bolchevique qui a été incapable de comprendre ce qui se passait à Kronstadt. Comme nous l’avons vu, l’Opposition ouvrière dans le parti s’était dépêchée dé se désolidariser des soulèvements et de participer à l’assaut de la garnison. Même quand 1'ultra-gauche russe alla au-delà des timides protestations de l’Opposition ouvrière et rentra dans la clandestinité, elle ne réussit pas à tirer les leçons du soulèvement et fit très peu de références à lui dans ses critiques au régime.
Le KAPD a critiqué la répression du soulèvement de façon incomplète et n’a pas cherché à soutenir la rébellion elle-même. En bref, peu de communistes comprirent alors la signification profonde du soulèvement et en tirèrent les leçons essentielles. Tout ceci témoigne du fait que le prolétariat n’apprend pas les leçons fondamentales de la lutte de classe d’un seul coup, mais seulement au travers d’une accumulation d’expériences douloureuses, de luttes sanglantes et d’intenses réflexions théoriques. Ce n’est pas la tâche des révolutionnaires aujourd’hui d’émettre des jugements moraux abstraits sur le mouvement ouvrier passé, mais de le voir comme un produit de ce mouvement, un produit capable de faire une critique impitoyable de toutes les erreurs du mouvement, mais un produit tout de même. Autrement, la critique du passé par les révolutionnaires actuels n’aurait aucune assise dans la lutte réelle de la classe ouvrière. Ce n’est qu’en voyant les protagonistes qui se faisaient face à Kronstadt comme les acteurs tragiques de notre classe, de notre propre histoire, que les communistes peuvent aujourd’hui prétendre au droit de dénoncer 1'action des bolcheviks et déclarer leur solidarité avec les insurgés. C’est seulement en comprenant les évènements de Kronstadt comme un moment du mouvement historique de.la classe qu’on peut espérer comprendre les leçons de cette expérience afin qu’elles soient appliquées dans la pratique présente et à venir de la classe. Alors seulement, nous pourrons assurer qu’il n’y aura plus jamais d’autre Kronstadt.
CDW, août 1975
1“La dégénérescence de la révolution russe (Réponses au Revolutionary Workers Group)”, Revue Internationale n° 3, 4e trimestre 1975.
2Ceci n’implique pas que nous partagions la vision tant des bolcheviks que des insurgés de Kronstadt, du “pouvoir des ouvriers et des paysans”. La classe ouvrière, lors de la prochaine vague révolutionnaire, devra affirmer qu’elle est la seule classe révolutionnaire. C’est pourquoi, elle doit s’assurer qu’elle est la seule classe à s’organiser en tant que classe pendant la période de transition, dissolvant toute institution qui prétend défendre les intérêts spécifiques de toute autre classe. Le reste de la population aura le droit de s’organiser dans les limites de la dictature du prolétariat et sera représente au sein de l’État seulement en tant que “citoyens” par le canal des soviets élus territorialement. D’accorder des droits civils et le vote à ces couches ne leur attribue pas plus de pouvoir politique en tant que classe, que la bourgeoisie ne donne de pouvoir à la classe ouvrière en lui permettant de voter aux élections municipales et parlementaires.