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Comprendre la défaite de la révolution russe, 3
1922-23 : les fractions communistes contre la montée de la contre-révolution
Pour les générations de révolutionnaires qui ont surgi de la reprise de la lutte de classe à la fin des années 1960, il était assez difficile d'accepter le caractère prolétarien de l'insurrection d'octobre 1917 et du parti bolchevik qui l'avait dirigée. Le traumatisme causé par la contre-révolution stalinienne avait provoqué en réaction une fuite dans la vision conseilliste qui considère le bolchevisme comme le protagoniste d'une révolution purement bourgeoise en Russie. Et même lorsqu'à la suite de nombreux débatsanimés, un certain nombre de groupes et d'éléments eurent admis qu'Octobre avait bien été rouge, une forte tendance à imposer des limites sévères à l'ampleur de l'événement a persisté : "jusqu'ici et pas plus loin ! Les bolcheviks étaient prolétariens... mais nous avons surtout à apprendre de leurs erreurs".
Ce type de démarche n'a pas épargné les groupes qui ont formé le CCI à l'époque. La section en Grande Bretagne, World révolution, avait abandonné sa position d'origine qui considérait les bolcheviks comme des agents de la contre-révolution capitaliste d'Etat, mais s'agissant de l'histoire du parti bolchevik après 1921, on peut trouver dans WR n'2 le point de vue suivant: "... le trotskisme non moins que le stalinisme était un produit de la défaite de la révolution prolétarienne en Russie. L'Opposition de gauche ne s'est pas formée avant 1923, et bien avant cela Trotsky avait été l'un des supporters et exécutants les plus brutaux de la politique anti ouvrière des bolcheviks (l'écrasement du mouvement de grève de Pétrograd et du soulèvement de Cronstadt, la militarisation du travail, l'abolition des milices ouvrières, etc.). Ses désaccords avec d'autres fractions de la bureaucratie portaient sur les meilleurs moyens d'exploiter les ouvriers russes et d'étendre le modèle «soviétique» capitaliste d'Etat à d'autres parties du monde. "
On trouve aussi ce genre de jugement présomptueux porté sur le passé dans un groupe comme Revolutionary Perspectives qui en 1975 défendait qu'après 1921 et l'écrasement de la révolte de Cronstadt, non seulement la révolution russe était morte et tous les partis de l'Internationale communiste devenus des agents du capitalisme-mais également tous les groupes qui ne partageaient pas leur point de vue sur cette date, étaient eux-mêmes contre-révolutionnaires. ([1])
Ce n'est donc pas par hasard qu'à l' époque, très peu d'études sérieuses aient été menées portant sur la période qui va de 1921 à la victoire définitive du stalinisme à la fin des années 1920. Mais le mouvement révolutionnaire, et le CCI en particulier, a parcouru beaucoup de chemin depuis; si nous dédions une large place aujourd'hui à l'examen des débats qui ont déchiré le parti bolchevik pendant cette période, c'est parce que nous avons compris que loin d'être l'expression de dissensions inter bourgeoises, ces conflits politiques exprimaient la résistance héroïque des courants prolétariens au sein du parti bolchevik contre les tentatives de la contre-révolution de l'emporter complètement. C'est donc une période qui nous a légué certaines des leçons les plus précieuses concernant les tâches de la fraction communiste - cet organe politique dont la fonction première est de combattre la dégénérescence d'une révolution prolétarienne et de ses instruments politiques les plus vitaux.
1922-23 : Lénine s'oriente vers l'opposition
La Nouvelle politique économique (NEP) introduite au l 0e congrès du parti en 1921 avait été définie par Lénine comme une retraite stratégique imposée par l'isolement et la faiblesse du prolétariat russe. En Russie, cela voulait dire l'isolement du prolétariat vis-à-vis de la paysannerie qui avait soutenu les bolcheviks contre les anciens propriétaires fonciers pendant la guerre civile, mais qui réclamait maintenant une compensation matérielle à ce soutien. La direction bolchevik avait en fait considéré la révolte de Cronstadt comme l'avertissement d'une contre-révolution paysanne imminente et c'est pourquoi elle l' avait réprimée sans merci. (voir la Revue internationale n'100). Mais elle savait aussi que "l'Etat prolétarien" - dont les bolcheviks se considéraient les gardiens - ne pouvait dominer uniquement par la force. Il fallait faire des concessions aux paysans sur le plan économique afin de maintenir intact le régime politique existant. Ces concessions, codifiées dans la NEP, impliquaient l'abolition des réquisitions de blé qui avaient caractérisé la période du Communisme de guerre, et leur remplacement par "l'impôt en nature" ; le commerce privé serait maintenant autorisé pour la masse des paysans moyens ; une "économie mixte" serait établie dans laquelle les industries d'Etat fonctionneraient aux côtés des entreprises capitalistes privées, et seraient même en concurrence avec elles.
Cependant, l'isolement véritable du prolétariat russe provenait en fait de la situation internationale. A son troisième congrès en 1921, l'Internationale communiste avait reconnu que l'échec complet de l'Action de mars en Allemagne signifiait le reflux de la vague révolutionnaire qui avait commencé en 1917. Face à la nécessité de reconstruire une Russie ruinée et affamée, les bolcheviks comprenaient qu'ils ne pouvaient compter sur l'assistance immédiate du prolétariat mondial ; et en même temps, si le pouvoir politique qu'ils avaient contribué à créer devait jouer un rôle dans la reprise attendue de la révolution mondiale, ce pouvoir devait prendre les mesures économiques nécessaires pour survivre.
Le discours de Lénine au 11ème Congrès en 1922 commence sur ce thème. II parle des préparatifs de la Conférence de Gênes à laquelle la Russie soviétique envoyait une délégation ayant pour tâche de restaurer les relations commerciales entre la Russie et le monde capitaliste. La démarche adoptée par Lénine envers cela était tout à fait terre à terre :
"Bien entendu, nous allons à Gênes non en communistes mais en marchands. Nous avons besoin de faire du commerce, eux de même. Nous désirons faire du commerce à notre avantage à nous ; ils désirent le faire à leur avantage à eux. Quel tour prendra la lutte ? Cela dépendra, dans une faible mesure il est vrai, de l'habileté de nos diplomates" (Rapport politique du comité central du parti communiste [bolchevik] de Russie au 1 le congrès, 27 mars 1922)
Et en fait Lénine avait tout à fait raison de faire cette distinction entre l'activité communiste et les nécessités de l'Etat. Il ne peut y avoir aucune objection de principe à ce qu'un pouvoir prolétarien échange ses produits contre ceux d'un Etat capitaliste tant qu'on reconnaît clairement qu'il s'agit d'une mesure contingente et temporaire ne remettant pas les principes authentiques en question. Il n'y a rien à gagner de gestes d'auto- immolation héroïque, comme l'avait déjà démontré le débat sur le traité de Brest-Litovsk.
Le problème ici c'est que l'ouverture de l'Etat soviétique au monde capitaliste commençait à impliquer le commerce des principes. En effet à Gênes, l'incapacité à trouver un accord avec les puissances de l'Entente, amena les deux Etats proscrits du moment, la Russie et l'Allemagne, à conclure la même année 1e Traité de Rapallo. Ce traité contenait un certain nombre de clauses secrètes importantes , parmi lesquelles le fait que l' Etat soviétique fournirait des armes à la Reichwehr allemande. C'était en complète opposition avec l'engagement pris en 1918 par les bolcheviks de supprimer toute diplomatie secrète ; ce fut la première alliance militaire véritable entre l'Etat soviétique et une puissance impérialiste.
A cette alliance militaire correspondait une alliance politique grandissante avec la bourgeoisie. La "tactique" du Front unique, lancée dans cette période, a enchaîné les partis communistes aux forces de la social-démocratie qui avaient été dénoncées en 1919 comme des agents de la classe dominante. Avec l'insistance de plus en plus grande sur la nécessité de trouver à l'Etat russe de puissants alliés à l'étranger, cette politique évolua naturellement vers la théorie odieuse selon laquelle on pouvait même constituer des fronts avec les nationalistes de droite en Allemagne, les précurseurs du nazisme. Ces régressions politiques devaient avoir un effet dévastateur sur le mouvement ouvrier en Allemagne lors des événements de 1923 - et le soulèvement avorté qui eut lieu cette année là (voir l'article précédent dans ce numéro et la Revue internationale n° 98 et 99), fut en partie écrasé par la Reichwehr avec les armes fournies par l'Armée rouge. Telles étaient les étapes alarmantes dans la dégénérescence des partis communistes et l'intégration de l'Etat russe dans le concert du capitalisme mondial.
Cette glissade en arrière n'était pas le simple produit de la mauvaise volonté des bolcheviks mais résultait de profonds facteurs objectifs, même si des erreurs subjectives ont certainement joué un rôle dans l'accélération du déclin. Le discours de Lénine exprime cela de façon vivante. Il n'avait aucune illusion sur la nature économique de la NEP : il disait que c'était une forme de capitalisme d'Etat. Nous avons vu (dans la Revue internationale n°99) qu'en 1918 Lénine défendait déjà que le capitalisme d'Etat, comme forme plus concentrée et plus développée de l'économie bourgeoise, constituait un pas en avant, un pas vers le socialisme pour l'économie arriérée de la Russie et ses vestiges semi-médiévaux. Dans le discours au Congrès de 1922, il reprend ce thème, en insistant sur la différence fondamentale à faire entre le capitalisme d'Etat sous la direction de la bourgeoisie réactionnaire, et le capitalisme d'Etat administré par l'Etat prolétarien
",.. il ne faut pas oublier cette vérité majeure, à savoir qu'aucune théorie, aucun ouvrage ne traite la question du capitalisme d'Etat, tel qu'il existe chez nous, pour la simple raison que les notions habituelles rattachées à ces termes, ont trait au pouvoir de la bourgeoisie en société capitaliste. Tandis que notre société à nous est sortie des rails capitalistes ; elle ne s'est pas encore engagée sur une voie nouvelle, mais ce n'est plus la bourgeoisie qui gouverne l'Etat, c'est le prolétariat. Nous ne voulons pas comprendre que lorsque nous disons «Etat», cet Etat, c'est nous, c'est le prolétariat, c'est l'avant-garde de la classe ouvrière. Le capitalisme d'Etat est un capitalisme que nous saurons limiter, dont nous saurons fixer les bornes, ce capitalisme d'Etat est rattaché à l'Etat, mais l'Etat, ce sont les ouvriers, c'est la partie avancée des ouvriers, c'est l'avant garde, c'est nous. " (Rapport au l le congrès, op cit.)
Cette expression "l'Etat, c'est nous " constitue déjà un oubli des propres termes de Lénine dans le débat de 1921 sur les syndicats, dans lequel il avait mis en garde contre le fait d'identifier totalement les intérêts du prolétariat aux intérêts de l'Etat (voir la Revue internationale n° 100) ; il est également évident que Lénine a commencé à perdre de vue la distinction entre le prolétariat et le parti d'avant-garde. Cependant, Lénine était quand même extrêmement conscient des limites véritables de ce "contrôle prolétarien du capitalisme d'Etat", parce que c'est au même moment qu'il fit la fameuse comparaison entre l'Etat soviétique, encore profondément marqué par les tares de l'ordre ancien, avec une "voiture" qui refuse d'obéir aux ordres de son conducteur :
"Cette situation est sans précédent dans l'histoire : le prolétariat, l'avant-garde révolutionnaire, possède un pouvoir politique absolument suffisant; et, à côté de cela, le capitalisme d'Etat. L'essentiel, c'est que nous comprenions que ce capitalisme est celui que nous pouvons et devons admettre, auquel nous pouvons et devons assigner certaines limites, car ce capitalisme est nécessaire à la grande masse paysanne et au capital privé qui doit faire du commerce de façon à satisfaire les besoins des paysans. Il faut faire en sorte que le cours régulier de l'économie capitaliste et de l'échange capitaliste soit rendu possible, car cela est nécessaire au peuple. On ne saurait vivre sans cela... vous communistes, vous ouvriers, vous, partie consciente du prolétariat qui vous êtes chargés de gouverner l'Etat, saurez-vous faire en sorte que l'Etat dont vous avez assumé la charge, fonctionne comme vous l'entendez ? Nous avons vécu une année, l’Etat entre nos mains ;eh bien sur le plan de la nouvelle politique économique a-t-il fonctionné comme nous l'entendions ? Non. Nous ne voulons pas l'avouer: l'Etat n'a pas fonctionné comme nous l'entendions. Et comment a-t-il fonctionné ?La voiture n'obéit pas: un homme est bien assis au volant, qui semble la diriger, mais la voiture ne roule pas dans la direction voulue ; elle va où la pousse une autre force -force illégale, force illicite, force venant d'on ne sait où - où la poussent les spéculateurs, ou peut-être les capitalistes privés , ou peut-être les uns et les autres - mais la voiture ne roule pas tout à fait, et, bien souvent ,pas du tout comme se l’imagine celui qui est au volant. » (Rapport, op cit).
Bref, les communistes ne conduisaient pas le nouvel Etat -ils étaient conduits par lui. De plus, Lénine était totalement lucide sur la direction que cette voiture suivait spontanément : elle menait à une restauration bourgeoise qui prendrait facilement la forme d'une intégration pacifique de l'Etat soviétique à l'ordre capitaliste mondial. Ainsi il reconnaît "l'honnêteté de classe" d'une tendance politique bourgeoise comme les émigrés russes autour de Smena Vekh qui commençaient déjà à soutenir l'Etat soviétique parce qu'ils voyaient dans le parti bolchevik le meilleur "contremaître" du capitalisme russe.
Et cependant, la profondeur des intuitions de Lénine sur la nature et l'échelle du problème auquel étaient confrontés les bolcheviks ne trouvait pas du tout de réponse dans les solutions qu'il préconisait dans le même discours. Pour lui, il n'était pas question d'affronter le processus de bureaucratisation avec son antidote prolétarien -la revitalisation de la vie politique des soviets et des autres organes unitaires de la classe. La réaction de la direction bolchevik à la révolte de Cronstadt avait déjà montré sa perte de conviction dans cette voie. Pas plus que Lénine n'a réclamé un quelconque allégement du véritable état de siège appliqué à la vie interne du parti depuis Cronstadt. La même année, l'Opposition ouvrière se trouva de nouveau sous les feux après avoir tenté de lancer un appel au 4e congrès de l'Internationale sur le régime interne du parti en Russie, et Miasnikov fut expulsé du parti après que Lénine ne fut pas parvenu à le convaincre de renoncer à ses appels à la liberté de parole.
Pour Lénine, le problème consistait en « un manque de culture » des dirigeants de l’Etat communiste-leur incapacité à administrer mieux que ne l'avaient fait les anciens bureaucrates du Tsar, ou à être de meilleurs commerçants ou hommes d'affaires que "les hommes de la NEP" qui surgissaient partout -maintenant que l'économie avaient été libéralisée .Comme exemple de la terrible inertie qui entravait la nouvelle administration, il citait l'histoire absurde de la façon dont un capitaliste étranger avait offert de vendre à la Russie affamée et comment la décision de les acheter avait été ajournée à travers l'ensemble de l'appareil de l'Etat et du parti jusqu'à ce que soient impliqués les plus hauts échelons du parti.
Sans aucun doute de tels excès bureaucratiques auraient pu être évités ici et là en faisant que les bureaucrates soient plus "cultivés", mais cela n'aurait rien changé à la direction globale prise par la voiture de l'Etat. La puissance qui imposait véritablement cette direction, était bien plus forte que les "hommes de la NEP" ou le capitaliste privé- c’était l’immense puissance du capital mondial qui déterminait inexorablement le cours de l’économie russe et de l’Etat soviétique. Même dans les meilleures conditions, une forteresse ouvrière isolée n'aurait pas été capable de résister très longtemps à cette puissance. Dans la Russie de 1922, après la guerre civile, la famine, l'effondrement économique, la disparition de la démocratie prolétarienne et même de grandes parties du prolétariat lui-même, il était totalement utopique d'espérer qu'un mode d'administration plus efficace de la part de la minorité communiste renversât le cours dominant des choses. Au contraire, Lénine fut rapidement contraint d'admettre que le pourrissement qui rongeait de plus en plus la machine étatique ne se limitait pas seulement à "l'inculture" de ses couches les plus basses, mais avait pénétré les rangs les plus hauts de l'échelle du parti, jusqu'à la "vieille garde" du bolchevisme lui-même, donnant naissance à une véritable fraction bureaucratique incarnée par dessus tout par Joseph Staline
Comme l'observe Trotsky dans l'article qu'il a rédigé en 1932 "Sur le testament de Lénine" :
"Il ne serait pas exagéré de dire que Lénine a consacré la moitié de la dernière année de sa vie politique, entre sa convalescence et sa rechute dans la maladie, à une âpre lutte contre Staline. Rappelons-en une nouvelle fois les dates principales. En septembre 1922 ; Lénine a ouvert le feu contre la politique nationale de Staline. Dans la première partie du mois de décembre, il a attaqué Staline sur la question du monopole du commerce extérieur. Le 25 décembre, il a rédigé la première partie de son testament. Le 30 décembre, il a écrit sa lettre sur la question nationale (la «bombe»). Le 4 janvier 1923, il a ajouté un post-scriptum à son testament sur la nécessité de destituer Staline de sa place de secrétaire général. En janvier 23, il a dressé l'artillerie lourde contre Staline : le projet de la commission de contrôle. Dans un article du 2 mars 1923, il porte à Staline un double coup: à la fois comme organisateur de l'Inspection et comme secrétaire général. Le 5 mars, il m'a écrit au sujet de son mémorandum sur la question nationale : «si vous êtes d'accord pour le défendre, ce serait le mieux». Le même jour, il a ouvertement joint pour la première fois ses forces aux irréconciliables ennemis géorgiens de Staline, les informant par une note spéciale qu'ils soutenait «de tout son cœur» leur cause et préparait pour eux des documents contre Staline, Ordjonikidze et Dzerjinski. " (Traduit de l'anglais par nous)
Bien qu'il fût dominé par la maladie qui allait rapidement mettre fin à sa vie, Lénine mit toute son énergie politique dans cette bataille désespérée contre la montée du stalinisme, et proposa à Trotsky de faire bloc avec lui contre le bureaucratisme en général et Staline en particulier. Ainsi, ayant le premier tiré la sonnette d'alarme sur le cours général pris par la révolution, Lénine jetait déjà les fondements pour passer - si nécessaire - à une position oppositionnelle. Mais quand on lit les articles que Lénine a écrit à cette époque ("Comment devons-nous réorganiser l'inspection ouvrière et paysanne", et en particulier l'article du 2 mars auquel Trotsky se réfère "Mieux vaut moins mais mieux"), nous pouvons voir les limites imposées par sa position à la tête de l'appareil d'Etat. Comme dans son discours d'avril, les solutions sont toujours entièrement administratives : réduire le nombre de bureaucrates, réorganiser la Rabkrin, l'Inspection ouvrière et paysanne, fusionner la Rabkrin avec la commission de contrôle du parti... ou encore, comme à la fin de "Faire moins mais mieux", Lénine commence à mettre ses espoirs de sauvetage moins dans la révolution ouvrière à l'ouest que dans la montée de "l'orient nationaliste et révolutionnaire ". D'une façon ou d'une autre, il y a une claire perte de perspective. Lénine avait vu en partie le danger, mais il n'en avait pas encore tiré les conclusions nécessaires. Eut-il vécu plus longtemps, il est sûr qu'il serait allé bien plus loin dans l'identification des causes du problème et donc de la politique à mener. Mais maintenant, le processus de clarification devait passer dans d'autres mains.
1923: l'émergence des oppositions de gauche
Le retrait de Lénine de la vie politique fut l'un des facteurs qui précipita l'éclatement d'une crise ouverte dans le parti bolchevik. D'un côté, la fraction bureaucratique consolidait son emprise sur le parti, initialement sous la forme d'un "triumvirat" formé par Staline, Zinoviev et Kamenev, un bloc instable dont le principal ciment était d' isoler Trotsky. Pendant ce temps ce dernier, malgré de considérables hésitations, était contraint d'évoluer vers une position ouvertement oppositionnelle au sein du parti.
En même temps, le régime bolchevik était confronté à de nouvelles difficultés sur le plan économique et social. Pendant l'été 1923, ce qu'on appelle "la crise des ciseaux" mit en question l'application de la NEP sous le triumvirat. Les "ciseaux" étaient constitués par l'effondrement des prix agricoles d'un côté et la montée des prix industriels de l'autre ; cela menaçait en fait l'équilibre de toute l'économie et constituait la première crise de "l'économie de marché" qu'avait instaurée la NEP. Tout comme la NEP avait été introduite pour contrer l'excessive centralisation par l'Etat du Communisme de guerre qui avait résulté dans la crise de 1921, maintenant il devenait évident que la libéralisation de l'économie exposait la Russie à certaines des difficultés les plus classiques de la production capitaliste. Ces difficultés économiques et par dessus tout la réponse qu'y apportait le gouvernement - une politique de coupes dans les emplois et les salaires comme dans n'importe quel Etat capitaliste "normal" - aggravaient à leur tour la condition de la classe ouvrière qui se trouvait déjà à la limite de la pauvreté. En août septembre 1923, des grèves spontanées avaient commencé à s'étendre aux principaux centres industriels.
Le triumvirat qui était avant tout intéressé à la préservation du statu quo, avait commencé à considérer la NEP comme la voie royale au socialisme en Russie ; ce point de vue était théorisé en particulier par Boukharine qui était passé de l'extrême gauche du parti à l'extrême droite et qui a précédé Staline dans la théorie du socialisme en un seul pays quoiqu'à "un rythme d'escargot", à cause du développement d'une économie de marché "socialiste". Trotsky d'un autre côté avait déjà commencé à demander plus de centralisation et de planification étatique pour répondre aux difficultés économiques du pays. Mais la première prise de position claire de l'opposition émanant de l'intérieur des cercles dirigeants du parti a été la Plate-forme des 46, soumise au Bureau politique en octobre 1923. Les 46 étaient à la fois composés des proches de Trotsky comme Piatakov et Préobrajensky, et d'éléments du groupe Centralisme démocratique comme Sapranov, V.Smirnov et Ossinski. Il n'est pas insignifiant que le document ne porte pas la signature de Trotsky : la peur d'être considéré comme faisant partie d'une fraction alors que les fractions avaient été interdites en 1921 a certainement joué un rôle. Néanmoins, sa lettre ouverte au Comité central, publiée dans la Pravda de décembre 1923 et sa brochure Cours nouveau exprimaient des préoccupations très similaires et le plaçaient définitivement dans les rangs de l'opposition.
A l'origine, la plate-forme des 46 était une réponse aux problèmes économiques dans lesquels se trouvait le régime. Elle prenait fait et cause pour une plus grande planification étatique contre le pragmatisme de l'appareil dominant et sa tendance à élever la NEP au rang de principe immuable. Ce devait être un thème constant de l'opposition de gauche autour de Trotsky – et comme nous le verrons, pas l'une de ses forces. Plus important était l'avertissement lancé sur l'étouffement de la vie interne du parti :
"Les membres du parti qui ne sont pas satisfaits de telle ou telle décision du comité central, qui ont à l'esprit tel ou tel doute, qui relèvent en privé telle ou telle erreur, telle ou telle irrégularité ou telle ou telle confusion, ont peur d'en parler dans les réunions du parti et ont même peur d'en parler dans une conversation. (...)Aujourd'hui, ce n'est pas le parti, pas ses larges masses qui promeut et choisit les membres des comités provinciaux et du comité central du PCR. Au contraire, c'est de plus en plus la hiérarchie du secrétariat du parti qui recrute les membres des conférences et des congrès qui deviennent à leur tour de plus en plus les assemblées exécutives de cette hiérarchie. (...)La position qui s'est créée s'explique par le fait que le régime est la dictature d'une faction au sein du parti. (...) Le régime factionnel doit être aboli et ce doit être fait, en premier lieu, par ceux qui l'ont créé ; il doit être remplacé par un régime d'unité fraternelle et de démocratie interne du parti."
En même temps, la plate-forme prenait ses distances avec ce qu'elle appelait des groupes d'opposition "malsains", même si elle considérait ces derniers comme des expressions de la crise du parti. Cela faisait sans aucun doute référence à des courants comme Le Groupe ouvrier autour de Miasnikov et La Vérité ouvrière autour de Bogdanov qui avaient surgi à la même époque. Peu après, Trotsky adoptait un point de vue similaire : le rejet de leurs analyses comme trop extrêmes, tout en les considérant en même temps comme des manifestations de la mauvaise santé du parti. Trotsky ne voulait pas non plus collaborer aux méthodes de répression qui avaient pour but d'éliminer ces groupes.
En fait, ces groupes ne peuvent absolument pas être écartés comme des phénomènes "malsains". Il est vrai que La Vérité ouvrière exprimait une certaine tendance au défaitisme et même au menchevisme ; comme la plupart des courants de la Gauche allemande et hollandaise, son analyse de la montée du capitalisme d'Etat en Russie était affaiblie par la tendance à mettre en question la révolution d'Octobre elle-même et à la considérer comme une révolution bourgeoise plus ou moins progressive. (voir l'article sur la Gauche communiste en Russie dans la Revue internationale n°9)
Ce n'était pas du tout le cas du Groupe ouvrier du Parti communiste russe (bolchevik), dirigé par des ouvriers bolcheviks de longue date comme Miasnikov, Kuznetsov et Moiseev. Le groupe se fit d'abord connaître en avril-mai 1923 par la distribution de son Manifeste, juste après le 13e congrès du parti bolchevik. L'examen de ce texte confirme le sérieux du groupe, sa profondeur et sa perspicacité politiques.
Le texte n'est pas dépourvu de faiblesses. En particulier, il est entraîné dans la théorie de l'offensive, qui ne voit pas le reflux de la révolution internationale et la nécessité qui en découle de luttes défensives de la classe ouvrière ; c'était l'autre face de la médaille par rapport à l'analyse de l'Internationale communiste qui voyait le recul de 1921 mais en tirait des conclusions largement opportunistes. De la même façon, le Manifeste adopte un point de vue erroné sur le fait qu'à l'époque de la révolution prolétarienne, les luttes pour de plus hauts salaires n'auraient plus de rôle positif.
Malgré cela, les forces de ce document pèsent bien plus que ses faiblesses :
- son internationalisme résolu. Contrairement au groupe L'Opposition ouvrière de Kollontaï, il n'y a pas trace de localisme russe dans son analyse. Toute la partie introductive du Manifeste traite de la situation internationale, situant clairement les difficultés de la révolution russe dans le retard de la révolution mondiale, et insistant sur le fait que le seul salut pour la première résidait dans le renouveau de la seconde : "Le travailleur russe (...) a appris à se considérer comme soldat de l'armée mondiale du prolétariat international et à voir dans ses organisations de classe les troupes de cette armée. Chaque fois donc qu'est soulevée la question inquiétante du destin des conquêtes de la révolution d'Octobre, il tourne son regard là-bas, au-delà des frontières où sont réunies les conditions pour une révolution, mais où, néanmoins, la révolution ne vient pas. " (in Invariance n°6, année VIII, série II, Naples 1975)
- sa critique aiguisée de la politique opportuniste du Front unique et du slogan du Gouvernement ouvrier; la priorité accordée à cette question constitue une confirmation supplémentaire de l'internationalisme du groupe puisqu'il s'agissait avant tout d'une critique de la politique de l'Internationale communiste. Sa position n'était pas non plus teintée de sectarisme : il affirmait la nécessité de l'unité révolutionnaire entre les différentes organisations communistes (comme le KPD et le KAPD en Allemagne) mais rejetait complètement l'appel de l'Internationale à faire bloc avec les traîtres de la social démocratie, son dernier argument fallacieux selon lequel la révolution russe avait précisément réussi parce que les bolcheviks auraient utilisé de façon intelligente la tactique du front unique : "...la tactique qui devait conduire le prolétariat insurgé à la victoire ne pouvait être celle du front unique socialiste mais celle du combat sanglant, sans ménagement, contre les fractions bourgeoises à la terminologie socialiste confuse. Seul ce combat pouvait apporter la victoire et il en fut ainsi. Le prolétariat russe a vaincu non en s'alliant aux socialistes révolutionnaires, aux populistes et aux mencheviks, mais en luttant contre eux. Il est nécessaire d'abandonner la tactique du «front unique socialiste» et d'avertir le prolétariat que «les fractions bourgeoises à la phraséologie socialiste ambiguë» - à l'époque actuelle tous les partis de la Deuxième internationale - marcheront au moment décisif les armes à la main pour la défense du système capitaliste. " (Ibid.)
- son interprétation des dangers qu'affrontait l'Etat soviétique - la menace du "remplacement de la dictature du prolétariat par une oligarchie capitaliste ". Le Manifeste retrace la montée d'une élite bureaucratique et la perte des droits politiques de la classe ouvrière, et réclame la restauration des comités d'usine et par dessus tout que les soviets prennent la direction de l'économie et de l'Etat. ([2])
Pour le Groupe ouvrier, le renouveau de la démocratie ouvrière constituait le seul moyen de contrer la montée de la bureaucratie, et il rejetait explicitement l'idée de Lénine qui voyait dans l'établissement d'une Inspection ouvrière un moyen d'aller de l'avant, alors que ce n'était qu'une tentative de contrôler la bureaucratie par des moyens bureaucratiques.
- son profond sens des responsabilités. Contrairement aux notes critiques ajoutées par le KAPD quand il publia le Manifeste en Allemagne (Berlin,1924)et qui exprimait la sentence prématurée de mort de la révolution russe et de l'Internationale communiste de la part de la Gauche allemande, le Groupe ouvrier est très prudent avant de proclamer le triomphe définitif de la contre-révolution en Russie ou la mort de l'Internationale. Pendant la "crise de Curzon" de 1923, au moment où il semblait que la Grande-Bretagne allait déclarer la guerre à la Russie, les membres du Groupe ouvrier s'engagèrent à défendre la république soviétique en cas de guerre, et, surtout, il n'y a pas la moindre trace de répudiation de la révolution d'octobre et de l'expérience bolchevique. En fait, l'attitude adoptée par le groupe sur son propre rôle correspond très précisément à la notion de fraction de gauche telle qu'elle a été élaborée plus tard par la Gauche italienne en exil. Il reconnaissait la nécessité de s'organiser indépendamment et même clandestinement, mais le nom du groupe (Groupe ouvrier du Parti communiste russe - bolchevik) tout comme le contenu de son Manifeste démontrent qu'il se considérait en totale continuité avec le programme et les statuts du parti bolchevik. II appelait donc tous les éléments sains au sein du parti, de la direction comme des différents groupements d'opposition comme la Vérité ouvrière, l'Opposition ouvrière et le Centralisme démocratique à se regrouper et à mener une lutte décidée pour régénérer le parti et la révolution. Et sous bien des aspects, c'était une politique bien plus réaliste que l'espoir qu'avaient les "46" de faire abolir le régime de factions dans le parti "en premier lieu" par la faction dominante elle-même.
En somme, il n'y avait rien de malsain dans le projet du Groupe ouvrier, et il n'était pas une simple secte sans influence dans la classe. Des estimations évaluent à environ 200 le nombre de ses membres à Moscou, et il était totalement cohérent quand il disait se trouver aux côtés du prolétariat dans sa lutte contre la bureaucratie. Il chercha donc à mener une intervention politique active dans les grèves sauvages de l'été et de l'automne 1923. En fait, c'est pour cette raison même et à cause de l'influence croissante du groupe au sein du parti que l'appareil déchaîna sa répression contre lui. Comme il l'avait prévu, Miasnikov subit même une tentative d'assassinat "lors d'une tentative d'évasion". Miasnikov survécut et quoique emprisonné puis forcé à l'exil après s'être échappé, il poursuivit son activité révolutionnaire à l'étranger deux décennies durant. Le groupe en Russie fut plus ou moins disloqué par des arrestations de masse, bien qu'il soit clair dans L'énigme russe, le précieux rapport d'A.Ciliga sur les groupes d'opposition en prison à la fin des années 1920, qu'il ne disparut pas complètement et continua d'influencer "l'extrême gauche" du mouvement d'opposition. Néanmoins, cette première répression ne présageait vraiment rien de bon : c'était 1a première fois qu'un groupe ouvertement communiste souffrait directement de la violence de l'Etat sous le régime bolchevik.
Les hésitations fatales de Trotsky
Le fait que Léon Trotsky prenne part ouvertement à l'opposition de gauche était d'une importance capitale. La réputation internationale de Trotsky comme leader de la révolution russe venait juste après celle de Lénine. Ses critiques du régime dans le parti et de ses orientations politiques envoyèrent dans le monde entier un signal clair que tout n'allait pas bien au pays des soviets ;et ceux qui avaient déjà commencé à se sentir mal à l'aise par la direction prise non seulement par 1'Etat soviétique, mais surtout par les partis communistes en dehors de la Russie, trouvaient une figure autour de laquelle ils pouvaient regrouper leurs forces, une figure qui défendait de façon indiscutable la tradition de la révolution d'Octobre et de l'internationalisme prolétarien. C'était en particulier le cas de la Gauche italienne au milieu des années 1920.
Et cependant, dès le début, il est évident que les politiques d'opposition adoptées par Trotsky étaient moins cohérentes et surtout moins déterminées que celles du courant de Miasnikov en particulier. En fait, Trotsky n'a pas réussi à mener la lutte contre le stalinisme même dans les termes limités envisagés par Lénine dans ses derniers écrits.
Pour donner les exemples les plus importants : au 12e congrès du parti en avril 1923, Trotsky ne livra pas la "bombe" que Lénine avait préparée contre Staline concernant la question nationale, son rôle dans le Rabkrin, sa déloyauté, bien qu'à cette époque Trotsky fût encore au centre du parti et y ait joui d'un large soutien. A la veille du 13e congrès, à la réunion du Comité central du 22 mai 1924 où furent débattus le testament de Lénine et son appel à destituer Staline et où le destin de Staline était pesé dans la balance, Trotsky resta silencieux ; il vota pour la non publication du testament contre les vœux qu'avait exprimés la femme de Lénine, N.Kroupskaia ; en 1925, Trotsky se dissocia même de son sympathisant américain, Max Eastman, qui avait décrit et cité le testament dans son livre Since Lenin died. Trotsky avait été persuadé par le Bureau politique de signer une prise de position dénonçant les efforts de Eastman pour faire connaître le testament comme "de la pure calomnie... qui ne peut que servir les buts des ennemis incarnés du communisme et de la révolution". Quand Trotsky changea finalement d'avis et décida de faire connaître le testament, il était trop tard : l'emprise de Staline sur l' appareil du parti était devenue pratiquement intouchable. De plus, pendant la période qui va de la dissolution de l'opposition de gauche en 1923 à la formation de l'Opposition unifiée avec les zinovievistes, Trotsky s'absenta fréquemment des affaires du Comité central, centrant ses préoccupations sur des sujets culturels ou techniques, et, tout en étant physiquement présent, ne prit souvent aucune part aux discussions.
Un certain nombre de facteurs peut être invoqué pour expliquer les hésitations de Trotsky. Bien qu'ils soient tous de nature politique, certains d'entre eux sont aussi à rapporter à des caractéristiques individuelles de Trotsky. Ainsi quand le camarade de Trotsky, Yoffé, écrivit son dernier message à Trotsky avant de se suicider, il fit un certain nombre de critiques des faiblesses deTrotsky : "Mais j'ai toujours pensé qu'il vous manquait un peu l'inflexibilité et l'intransigeance de Lénine, sa faculté de se retrouver seul et de poursuivre solitairement la route qu'il estimait la bonne... Vous avez souvent renié une position juste pour pouvoir conclure un accord ou un compromis dont vous surestimiez l'importance et la valeur. " (cité dans Le prophète désarmé, Isaac Deutscher)
En effet, c'est une description adéquate d'une tendance qui avait été très marquée chez Trotsky avant son adhésion au parti bolchevik - une tendance au centrisme, une incapacité de prendre des positions claires et incisives, une tendance à sacrifier les principes politiques à l'unité organisationnelle. Cette démarche hésitante était renforcée par la peur de Trotsky d'être considéré comme impliqué dans une vulgaire lutte pour le pouvoir personnel, pour lacouronne de Lénine. C'est en fait la principale explication de Trotski lui-même à ses hésitations pendant cette période : "Si j'avais agi à la veille du 12e congrès dans l'esprit du «bloc» Lénine-Trotsky contre le buraucratisme stalinien, je ne doute pas que j'aurais remporté la victoire (...). Cependant en 1922-23, il était encore tout à fait possible de s'emparer de la principale position stratégique en menant une offensive ouverte contre (les) épigones du bolchevisme.» Cependant, «mon action pouvait être comprise ou, plus exactement représentée comme une lutte personnelle pour prendre la place de Lénine dans le parti et dans l'Etat. Je ne pouvais songer à cela sans frémir. " (Ma vie, Trotsky)
Il y a certainement du vrai là-dedans : comme l'un des oppositionnels en fit la remarque à Ciliga, Trotsky était "un homme trop chevaleresque". Confronté aux manœuvres impitoyables et sans principe de Staline en particulier, Trotsky hésitait à descendre au même niveau, et se trouva ainsi hors circuit quasiment à chaque tournant.
Mais les hésitations de Trotsky doivent également être examinées à la lumière de faiblesses théoriques et politiques plus générales, toutes étroitement liées, qui l'empêchaient de prendre une position sans compromis contre la contre-révolution montante :
- l'incapacité de reconnaître clairement que le stalinisme constituait en fait la contre-révolution bourgeoise en Russie. Malgré la fameuse description qu'il a fait de Staline comme "fossoyeur de la révolution",Trotsky et ses adeptes avaient les yeux rivés sur le danger d'une "restauration capitaliste" dans le vieux sens d'un retour au capitalisme privé. C'est pourquoi il considérait le principal danger au sein du parti comme incarné par la fraction de droite de Boukharine et pourquoi son mot d'ordre restait: "un bloc avec Staline contre la droite peut-être ; mais un bloc avec la droite contre Staline jamais". Le stalinisme était considéré comme une forme de centrisme, inévitablement fragile et destiné à être tiré soit à droite soit à gauche. Comme nous le verrons dans le prochain article de la série, cette incapacité à apprécier le danger véritable représenté par Staline était liée à la théorie erronée de Trotsky qui identifiait l'industrialisation contrôlée par l'Etat à une forme de socialisme, et qui ne comprit jamais le vrai sens du capitalisme d'Etat. Cette profonde faiblesse politique devait mener Trotsky à commettre des erreurs de plus en plus graves dans les dix dernières années de sa vie ;
- une des raisons qui rendait Trotsky incapable de comprendre que le régime en Russie était réabsorbé par le camp capitaliste était sa propre implication dans bien des erreurs qui avaient accéléré cette dégénérescence, rien moins que la politique de militarisation du travail et de répression du mécontentement des ouvriers, ainsi que les tactiques opportunistes adoptées par l'I.C. au début des années 20, en particulier "le front unique". En partie parce qu'il était toujours mêlé aux plus hautes branches de l'arbre bureaucratique, Trotsky ne mit jamais en question ces erreurs et en conséquence ne parvint pas à mener son opposition jusque là où il se trouvait, avec le prolétariat et contre le régime. En fait, ce n'est pas avant 1926-27 que l'opposition de Trotsky est arrivée jusqu'à la base du parti ; elle ne se voyait sûrement pas faire de l'agitation parmi les masses des ouvriers. Pour cette raison, les ouvriers ont vraiment considéré la lutte entre Trotsky et Staline comme une dispute lointaine entre "les grands", entre des bureaucrates et rien de plus.
L'incapacité de Trotsky à rompre avec une attitude du type "personne ne peut avoir raison contre le parti" (termes qu'il défendit publiquement au 13e congrès) fut sévèrement critiquée par la Gauche italienne dans ses réflexions sur la défaite de la révolution russe et la signification des procès de Moscou en particulier: "La tragédie de Zinoviev et des « vieux bolcheviks » est la même: vouloir redresser le parti, sujétion du fétichisme du parti qui personnifie la révolution d'octobre et qui les a poussés à faire le sacrifice de leur vie au dernier procès. On retrouve ces mêmes préoccupations dans l'attitude de Trotsky quand, en 1925, il se laissa chasser du Commissariat de la guerre, alors qu'il jouissait toujours de l'appui de l'armée à Moscou. Ce n'est que le 7 novembre 1927 qu'il s'oppose ouvertement au parti ; mais il est trop tard et il échoue piteusement. Ce rattachement au parti et la crainte de devenir l'instrument de la contre-révolution contre la Russie l'empêche de pousser jusque dans ses extrêmes mais logiques conséquences sa critique du centrisme russe dans tous ces écrits, même depuis son expulsion. " (Bilan n°34, "La boucherie de Moscou", août-septembre 1936)
Face à l'avancée de la contre-révolution qui étranglait le souffle même du parti, le seul moyen de sauver quelque chose du désastre aurait été la formation d'une fraction indépendante qui tout en cherchant à gagner les éléments sains du parti, ne se déroberait pas face à la nécessité de mener un travail illégal et clandestin dans l'ensemble de la classe. Ceci, comme nous l'avons vu, est la tâche que le groupe de Miasnikov s'était fixée en 1923, et qui devait être déjouée par l'action de la police secrète. Trotsky au contraire se trouva paralysé par sa propre loyauté à l'interdiction des fractions qu'il avait soutenue au congrès du parti en 1921. En 1923 comme dans la bataille finale de 1927, l'appareil utilisa pleinement cette interdiction pour semer la confusion et la démoralisation dans les oppositions autour de Trotsky, leur donnant le choix entre dissoudre ces groupes ou faire le saut dans l'activité illégale.
Dans les deux occasions, c'est le premier choix qui fut fait dans l'espoir vain de préserver l'unité du parti ; en aucune occasion cela ne préserva les oppositionnels de la violence de la machine stalinienne.
CDW.
[1] Par la suite, la Communist Workers' Organisation (regroupement de Revolutionary Perspectives et de Workers' Voice) a rejeté cette démarche, en particulier lorsqu'elle a mieux connu la méthode politique de la Gauche communiste italienne.
[2] Cependant, le Manifeste semble aussi défendre que les syndicats doivent devenir des organes de la centralisation de la direction économique - vieille position de l'Opposition ouvrière que Miasnikov avait critiquée en 1921(voir le précédent article de la série dans la Revue internationale n'100)