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Revue Internationale no 90 - 3e trimestre 1997

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12e congrès du CCI : Après quatre ans de combat pour la défense de l'organisation : le renforcement politique du CCI

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Le 12e congrès du CCI qui s'est tenu en avril 1997 a marqué une étape fondamentale dans la vie de l'organisation internationale qu'est le CCI. Ce congrès a conclu une période de près de quatre ans de débat sur la question du fonctionnement de l'organisation et de combat pour la reconstitution de son unité et de sa cohésion, par l'adoption de perspecti­ves mettant en avant que : « le CCI en a fini avec la convalescence et peut, à ce 12e congrès international, se donner des pers­pectives d'un "retour à un équilibre de l'en­semble de nos activités", une prise en charge de l'ensemble des tâches pour les­quelles le prolétariat l'a fait surgir en son sein, dans le milieu politique prolétarien. »([1] [1])

Depuis fin 1993 en effet le CCI, tout en maintenant ses activités régulières d'analyse de la situation internationale et d'interven­tion par voie de presse, s'est consacré priori­tairement à la tâche de la défense de l'orga­nisation face à des attaques à son intégrité organisationnelle menées de l'intérieur et contre une offensive sans précédent du parasitisme politique de l'extérieur.

Ce combat, qui n'a rien à voir avec une sou­daine « paranoïa » qui se serait emparée du CCI, comme en ont répandu le bruit avec complaisance les adeptes de ce même para­sitisme politique, mais également certains groupes et éléments du milieu politique prolétarien, a été marqué par plusieurs pha­ses.

Il a d'abord consisté en l'examen critique et sans concessions de tous les aspects de la vie organisationnelle qui pouvaient manifes­ter une assimilation insuffisante de la con­ception marxiste de l'organisation révolu­tionnaire et en même temps une pénétration de comportements étrangers à celle-ci. Dans cette phase, le CCI a été amené à mettre en évidence le rôle néfaste de « clans » dans l'organisation. Héritage des conditions dans lesquelles le CCI s'est formé et a grandi, à partir de cercles et de groupes, ces regrou­pements informels de militants sur des bases afinitaires, au lieu de se fondre dans l'en­semble de l'organisation conçue comme unité internationale centralisée, avaient subsisté, avec leur propre dynamique, jus­qu'à constituer insidieusement un fonction­nement parallèle au sein de l'organisation. Dans le cadre général d'une compréhension de la nécessité d'une lutte permanente con­tre l'esprit de cercle et pour l'instauration d'un esprit de parti dans l'organisation, le 11e congrès international, en 1995, avait mis en évidence le rôle dévastateur d'un clan en particulier, qui avait étendu son influence dans beaucoup de sections territoriales et sur l'organe central international. Il avait, au terme d'une longue enquête interne, démas­qué le principal inspirateur de ce clan, l'in­dividu JJ qui avait mené une politique sys­tématique de sabotage, par de multiples manoeuvres cachées, jusqu'à la constitution d'un réseau d' « initiés » à l'ésotérisme au sein de l'organisation. Le 11e congrès devait ainsi prononcer à l'unanimité des délégations et des participants l'exclusion de cet indivi­du.

Le 11e congrès international avait permis de faire la lumière sur les dysfonctionnements internes de l'organisation. Par une politique de discussion systématique de tous les mé­canismes de ceux-ci et la mise en lumière des différentes responsabilités dans les comportements anti-organisationnels, par un réexamen critique de l'histoire du CCI, mais également par une réappropriation des le­çons de l'histoire du mouvement ouvrier en matière d'organisation, le CCI pouvait con­sidérer avoir écarté la principale menace qui pesait sur son existence, et avoir restauré en son sein les principes marxistes en matière d'organisation.

L'heure n'était pourtant pas encore à la fin du débat et du combat sur la question orga­nisationnelle. C'est pourquoi le rapport d'ac­tivités du 12e congrès international devait soumettre à l'organisation le bilan de la « convalescence » de l'organisation. Après le 11e congrès en effet, le CCI devait prendre la mesure des attaques dont il était la cible. D'une part l'individu JJ devait, dès le lende­main du 11e congrès, passer à une nouvelle offensive, en exerçant une pression considé­rable sur ses « amis » restés dans l'organisa­tion et sur des militants encore indécis sur la validité de la politique du CCI ; d'autre part et conjointement « cette nouvelle offensive était immédiatement relayée au plan externe par les attaques redoublées du parasitisme à l'échelle internationale contre le CCI (...). » (Ibid.) Le CCI se trouvait ainsi confronté à une deuxième phase de son combat sur la question d'organisation : il ne s'agissait plus seulement de régler des problèmes de fonc­tionnement interne, il s'agissait de «passer du combat de défense de l'organisation à l'intérieur à celui de sa défense vers l'exté­rieur (...) en répondant contre tous les volets d'une attaque concertée de la bourgeoisie visant le CCI et la Gauche communiste dans son ensemble. » (Ibid.)

Le 12e congrès a tiré un bilan positif de cette phase. Contrairement aux dénigre­ments et rumeurs persistantes sur la «crise » et 1'« hémorragie » de militants que connaîtrait le CCI, cette politique a non seulement permis de consolider les bases retrouvées d'un fonctionnement interne collectif sain et efficace de l'organisation et de procéder à de nouvelles intégrations sur ces bases, mais elle a également été un facteur considérable de resserrement des liens de l'organisation avec des éléments en recherche, contacts et sympathisants, qui se rapprochent des positions révolutionnaires.

Il peut sembler surprenant qu'une organisa­tion révolutionnaire internationale, qui a déjà plus de vingt ans d'existence, en soit arrivée à devoir consacrer autant de temps prioritairement à la question de la défense de l'organisation. Mais cela n'est étonnant que pour ceux qui croient que cette question est secondaire ou découle mécaniquement des positions politiques programmatiques. En réalité, la question de l'organisation est non seulement une question politique à part entière, mais elle est en plus celle qui, plus que toute autre, conditionne l'existence même de l'organisation, dans l'accomplisse­ment de toutes les tâches au quotidien. Elle exige de la part des révolutionnaires une vigilance permanente et un combat contre tous les aspects de la répression directe ou de la pression indirecte de l'idéologie et du pouvoir de la bourgeoisie. Ce combat pour la défense de l'organisation révolutionnaire contre la bourgeoisie est une constante de toute l'histoire du mouvement ouvrier. Il a été mené par Marx et Engels au sein de la lre Internationale contre les influences de la petite-bourgeoisie portées par l'anarchisme et contre les intrigues du bakouninisme ; par Rosa Luxemburg contre l'embourgeoisement de la Social-démocratie allemande et le réformisme au sein de la 2e Internationale ; par Lénine contre la conception des cercles qui régnait au sein du Parti ouvrier social-démocrate russe et pour une conception d'un parti organisé, discipliné et centralisé ; par la Gauche communiste contre la dégénéres­cence de la 3e Internationale, en particulier dans sa défense du travail de Fraction par la Gauche communiste d'Italie.

Ce combat, le CCI l'a mené depuis les dé­buts de sa constitution au cours des années 1970, en combattant pour le regroupement des révolutionnaires, en défendant la con­ception d'une organisation internationale, unie et centralisée, contre les conceptions anti-organisationnelles qui prévalaient dans le mouvement de resurgissement de la lutte de classe et des positions révolutionnaires à cette époque. Dans les années 1980, le CCI a encore eu à combattre contre des concep­tions académiques et l'influence du « conseillisme ». Dans la période où nous vivons aujourd'hui, toute l'idéologie de la bourgeoisie et de la petite-bourgeoisie en décomposition fait régner une ambiance générale de dénigrement et de dénonciation du communisme et des notions mêmes d'or­ganisation révolutionnaire  et de militantisme. Et cette même bourgeoisie ne cesse de ressasser par des campagnes idéologiques à répétition la «faillite du communisme » et même d'attaquer directement l'héritage de la Gauche communiste, en s'efforçant de pré­senter ce courant comme une sorte d'extré­misme de type «fasciste », comme une constellation de petites sectes d'illuminés. C'est pourquoi la défense de la conception marxiste de l'organisation communiste est un combat qui doit être une préoccupation constante des organisations de la Gauche communiste.

« Le CCI a gagné une bataille, il a gagné non sans mal le combat qui l'a opposé à une tendance à la destruction de l'organisation de l'intérieur. Cependant, il n'a pas gagné la guerre. Car notre guerre, c'est la guerre des classes, celle qui oppose le prolétariat à la bourgeoisie, une lutte à mort qui ne laissera pas de répit à la faible avant-garde com­muniste dont le CCI est aujourd'hui la principale composante. Dans ce sens, les perspectives, si elles doivent se mesurer à l'aune de ce que l'organisation a été capable d'accomplir au cours des dernières deux années - et plus largement depuis les débuts de sa constitution- pour savoir mesurer quels sont les acquis de son combat et l'état de ses forces réelles, elles doivent aussi être déterminées par les enjeux de la lutte géné­rale de la classe ouvrière, et en son sein par la nécessité de la construction d'un parti mondial, arme indispensable de sa lutte révolutionnaire. » (Ibid.)

Le milieu politique prolétarien

Le 12e congrès a ainsi réaffirmé la concep­tion de toujours du CCI de l'existence d'un « milieu politique prolétarien ». Contraire­ment à des conceptions qui existent encore dans ce même milieu, principalement les héritiers « bordiguistes » du courant de la Gauche communiste d'Italie, le CCI ne se considère pas comme la seule organisation communiste, encore moins comme « le parti ». Mais le CCI défend l'absolue néces­sité de la construction d'un parti mondial indispensable à la lutte révolutionnaire du prolétariat, en tant qu'expression la plus avancée et facteur actif de sa prise de con­science. Pour le CCI, c'est à partir des orga­nisations de la période historique actuelle, les organisations survivantes des anciens courants de la gauche de la 3e Internationale et les nouveaux groupes qui peuvent surgir sur des positions de classe dans le feu de la lutte du prolétariat, qu'il faut s'atteler à la tâche à long terme de la construction du parti. Cette construction ne sera pas le pro­duit spontané du «mouvement» de la classe venant s'agréger automatiquement au « parti historique » de la conception bordiguiste, par la « reconnaissance » de son « programme invariant ». Elle ne sera pas non plus le produit d'un rassemblement sans principes fait de concessions mutuelles et d'opportunisme entre différentes organisa­tions prêtes à brader leurs positions. Elle sera le résultat de toute une activité con­sciente des organisations  révolutionnaires qui doit se faire dès aujourd'hui à partir de la conception que le « milieu politique pro­létarien » (ou ce que le PC Internazionalista appelle le « camp internationaliste ») « est une expression de la vie de la classe, du processus de sa prise de conscience. » ([2] [2])

Le 12e congrès a donc réaffirmé que la poli­tique du CCI de confrontation systématique avec les positions des autres organisations du milieu prolétarien ne doit jamais perdre de vue que l'objectif n'est pas en soi la dé­nonciation des erreurs mais fondamentale­ment la clarification face à la classe ou­vrière.

« Notre but ultime est d'aller vers l'unifica­tion politique de notre classe et des révolu­tionnaires, unification qui s'exprime dans la construction du Parti et dans le développe­ment de la conscience de la classe ouvrière. Dans ce processus, la clarification politi­que est l'élément central et c'est ce qui a toujours guidé la politique du CCI dans le milieu politique prolétarien. Même lorsque dans un groupe du milieu politique prolé­tarien, la scission devient inévitable du fait de son envahissement par des courants bourgeois, il convient qu'elle soit le fruit d'une telle clarification pour servir réelle­ment les intérêts de la classe ouvrière et non ceux de la bourgeoisie. » (Ibid.)

Le 12e congrès est également revenu sur la notion de « parasitisme » approfondie au cours de ces dernières années. Il a insisté sur la nécessité d'une nette démarcation du milieu politique prolétarien de cette nébu­leuse de groupes, publications et individus, qui, tout en se réclamant plus ou moins d'une parenté avec le milieu révolutionnaire, par leurs positions politiques ou par leur ac­tivité envers ce milieu, ont pour fonction de répandre la confusion, et en dernière analyse de faire le jeu de la bourgeoisie contre le milieu politique prolétarien.

« Le parasitisme ne fait pas partie du mi­lieu politique prolétarien. La notion de pa­rasitisme politique n'est pas une innovation du CCI. Elle appartient à l'histoire du mou­vement ouvrier. En aucun cas le parasitisme n'est l'expression de l'effort de prise de conscience de la classe. Au contraire il constitue une tentative de faire avorter cet effort. En ce sens, son activité vient complé­ter le travail des forces de la bourgeoisie pour saboter l'intervention des organisa­tions révolutionnaires au sein de la classe.

Ce qui anime l'activité et détermine l'exis­tence des individus ou des groupes parasi­tes, ce n'est nullement la défense des princi­pes de classe du prolétariat, la clarification des positions politiques, mais au mieux, l'esprit de chapelle ou de "cercles d'amis", l'affirmation de l'individualisme et son in­dividualité vis-à-vis du milieu politique prolétarien. En ce sens, ce qui caractérise le parasitisme moderne, ce n'est pas la défense d'une plate-forme programmatique mais essentiellement une attitude politique face aux organisations révolutionnaires. » (Ibid.)

C'est dans ce sens que le 12e congrès a défini qu'une des priorités dans ses activités est « la défense du milieu politique prolétarien contre l'offensive destructrice de la         bourgeoisie et les agissements du parasitisme » et «faire vivre le milieu politique prolétarien dans son ensemble -qui comprend   nos   contacts   et   sympathisants », comme « une expression de la vie de la classe, du processus de sa prise de conscience. » (Ibid.)

La situation internationale et les perspectives de la lutte de classe

Le 12e congrès a également longuement débattu de la situation internationale, sur l'accélération de la crise économique, l'ag­gravation des tensions impérialistes et le développement de la lutte de classe. Cette discussion a revêtu un caractère particulièrement important du fait du chaos qui se développe aujourd'hui dans tous les domaines sous le poids de la décomposition de l'ensemble de la société capitaliste et de la  confusion qu'entretient la bourgeoisie pour masquer la faillite de son système, confusion qui atteint même les capacités des groupes révolutionnaires à défendre un cadre mar­xiste d'analyse et à dégager des perspectives pour le développement de la lutte de classe.

Sur le plan de la crise économique, le 12e congrès a réaffirmé la nécessité de s'appuyer   sur les acquis fondamentaux du marxisme pour pouvoir faire face efficacement à tous   les discours mystificateurs que la bourgeoisie distille. Il ne faut pas se limiter à l’examen empirique des « indicateurs économi­ques » de plus en plus falsifiés par les « spécialistes » de  l'économie bourgeoise,  mais toujours resituer cet examen de la situation actuelle dans le cadre de la théorie marxiste de l'effondrement du capitalisme. «Les  révolutionnaires,   les  marxistes,   ne peuvent pas prévoir les formes précises ni le rythme de l'effondrement croissant du mode de production capitaliste. Mais il leur re­vient de proclamer et de démontrer l'impasse absolue dans laquelle se trouve ce  système, de dénoncer tous les mensonges sur   une mythique 'sortie du tunnel' de celui-ci. »   ([3] [3])

Sur le plan des tensions impérialistes, le 12e congrès s'est attaché à analyser et préciser les caractéristiques du chaos actuel, une foire d'empoigne entre les grandes puissan­ces impérialistes, cachée derrière le prétexte d'interventions « humanitaires » ou de « maintien de la paix », et qui entraîne un déferlement de la barbarie guerrière dans un nombre grandissant de régions de la planète. « La tendance au "chacun pour soi" a pris le dessus sur la tendance à la reconstitution d'alliances  stables préfigurant  de futurs blocs impérialistes ce qui a contribué à multiplier et aggraver les affrontements militaires. » (Ibid.)

Enfin ce sont surtout les perspectives de la lutte de classe qui ont fait l'objet de la dis­cussion la plus importante au cours de ce congrès. En effet, la classe ouvrière est au­jourd'hui dans une situation difficile, où elle subit de plein fouet des attaques extrême­ment brutales de ces conditions d'existence dans le contexte d'un déboussolement idéo­logique dont elle n'est pas encore sortie et que la bourgeoisie s'efforce d'entretenir par la répétition de campagnes médiatiques et de manoeuvres de toutes sortes. « Il s'agit pour la classe dominante, pleinement con­science du fait que ses attaques croissantes contre la classe ouvrière vont provoquer de la part de cette dernière des ripostes de grande envergure, de prendre les devants à un moment où la combativité n'est encore qu'embryonnaire, où pèsent encore forte­ment sur la conscience les séquelles de l'effondrement des prétendus régimes "socialistes", afin de "mouiller la poudre" et de renforcer au maximum son arsenal de mystifications syndicalistes et démocrati­ques. » (Ibid.)

Cette situation a des implications importan­tes pour l'intervention de l'organisation. Dans l'estimation de la situation, il s'agit déjà de ne pas se tromper. Les obstacles importants que monte la bourgeoisie face au développement de la lutte de classe ne si­gnifient pas que le prolétariat se trouve dans une situation de défaite similaire à celle des années 1930.

« Les campagnes des années 1930 :

 -se situaient dans un contexte de défaite historique du prolétariat, de victoire sans partage de la contre-révolution ;

-avaient comme objectif d'embrigader les prolétaires dans la guerre mondiale qui se préparait ;

-disposaient d'un faire valoir, les régimes fascistes en Italie, Allemagne et Espagne, bien réel, massif, durable et ciblé.

En revanche, les campagnes actuelles :

-se situent dans un contexte où le proléta­riat a surmonté la contre-révolution, où il n'a pas subi de défaite décisive remettant en cause le cours historique aux affronte­ments de classe ;

-ont comme objectif de saboter un cours montant de la combativité et de la con­science dans la classe ouvrière ;

-ne disposent pas d'un faire valoir unique et ciblé mais sont obligées de faire appel à des thèmes disparates et quelque fois cir­constanciels (terrorisme, "danger fa­sciste", réseaux de pédophilie, corruption de la justice, etc.), ce qui tend à limiter leur portée internationale et dans le temps. » (Ibid.)

Il ne s'agit pas non plus de tomber dans l'eu­phorie du type de celle qui s'est développée suite au « mouvement » de grèves en France en décembre 1995. Cette manoeuvre pré­ventive de la bourgeoisie a fait croire à plus d'un que la route vers de nouvelles mobili­sations ouvrières significatives était large­ment ouverte et leur a fait grandement sous-estimer les difficultés actuelles de la classe ouvrière. « Seule une avancée significative de la conscience dans la classe ouvrière permettra à celle-ci de repousser ce type de mystifications. Et cette avancée ne pourra résulter que d'un développement massif des luttes ouvrières remettant en cause, comme elle avait commencé à le faire au milieu des années 1980, les instruments les plus impor­tants de la bourgeoisie en milieu ouvrier, les syndicats et le syndicalisme. » (Ibid.)

Dans ce contexte, le 12e congrès s'est donné comme une des priorités des activités de l'organisation « l'intervention dans le déve­loppement de la lutte de classe. (...)

Les perspectives de notre intervention ne seront pas de façon générale celles d'une participation active, directe et d'agitation visant à s'inscrire dans une tendance à la montée d'une lutte de classe qui se dégage clairement de l'emprise syndicale pour s'affirmer sur son propre terrain, et se don­nant pour tâche d'impulser l'extension et la prise en mains de la lutte par la classe elle-même.

De façon générale notre intervention dans la lutte de classe, tout en poursuivant la mise en avant de la perspective historique du prolétariat (défense du communisme contre les campagnes de la bourgeoisie), aura pour tâche principale le travail patient et opiniâtre de dénonciation et d'explication des manoeuvres de la bourgeoisie, des syndicats et du syndicalisme de base contre le mécontentement et la combativité mon­tante dans la classe ouvrière, une interven­tion pour beaucoup "à contre-courant" de la tendance à se laisser encore enfermer dans les pièges de la division et du radicalisme corporatiste du syndicalisme. ».

C'est un travail important dont nous n'avons pu donner ici qu'un rapide aperçu qu'a ac­compli ce 12e congrès du CCI pour tracer les perspectives des années qui viennent. Ces perspectives, nos lecteurs et sympathisants pourront les trouver dans la résolution sur la situation internationale publiée intégrale­ment ci-dessous et leurs implications dans notre presse et dans nos interventions à venir.

 

CCI.

RESOLUTION SUR LA SITUATION INTERNATIONALE

l) Les mensonges abondamment assénés lors de l'effondrement des régimes stali­niens, au tournant des années 1980 et 1990, à propos de la «faillite définitive du mar­xisme » ne sont pas nouveaux. Déjà, il y a exactement un siècle, la gauche de la 2e Internationale, avec à sa tête Rosa Luxemburg, avait eu à combattre les thèses révi­sionnistes qui affirmaient que Marx s'était lourdement trompé en annonçant que le capitalisme allait à la faillite. Les décennies suivantes, avec la première guerre mondiale, puis la grande dépression des années 1930 faisant suite à une courte période de recons­truction, ont laissé peu de marge à la bour­geoisie pour enfoncer un tel clou. En revan­che, les deux décennies de « prospérité » du deuxième après guerre ont permis une nou­velle floraison, y compris dans les milieux «radicaux », de « théories » enterrant « définitivement » le marxisme et ses prévi­sions de l'effondrement du capitalisme. Ces concerts d'autosatisfaction ont évidemment été battus en brèche par le retour de la crise ouverte du capitalisme à la fin des années 1960 mais le rythme lent de celle-ci, avec des périodes de « reprise » comme celle que connaît aujourd'hui le capital américain et britannique, a permis à la propagande bour­geoise de masquer aux yeux de la grande majorité des prolétaires la réalité et l'am­pleur de l'impasse où se trouve aujourd'hui le mode de production capitaliste. C'est pour cette raison qu'il appartient aux révolution­naires, aux marxistes, de dénoncer en per­manence les mensonges bourgeois sur les prétendues possibilités du capitalisme de « sortir de la crise » et, en particulier, de faire justice des « arguments » qui sont tour à tour employés pour tenter de « démontrer » de telles possibilités.

2) Dès le milieu des années 1970, face à l'évidence de la crise, les « experts » ont commencé à rechercher toutes les explica­tions possibles permettant à la bourgeoisie de se rassurer à bon compte sur les perspec­tives de son système. Incapable d'envisager la faillite définitive de celui-ci, la classe dominante avait besoin, non seulement dans un but de mystification des exploités, mais également pour son propre usage, d'expli­quer les difficultés croissantes de l'économie mondiale à partir de causes circonstancielles tournant évidemment le dos aux causes véritables. Tour à tour, les explications sui­vantes ont connu leur heure de gloire :

- la « crise du pétrole » faisant suite à la guerre du Kippour de 1973 (c'était oublier que la crise ouverte remontait à 6 ans au­paravant, les hausses des cours pétroliers n'ayant fait qu'accentuer une dégradation qui s'était déjà manifestée avec les réces­sions de 1967 et 1971);

- les excès des politiques néo-keynésiennes suivies depuis la fin de la guerre qui main­tenant provoquaient une inflation galo­pante : il fallait « moins d'Etat » ;

- les excès des « reaganomics » des années 1980 qui avaient provoqué une hausse sans précédent du chômage dans les principaux pays.

Fondamentalement, il fallait se cramponner à l'idée qu'il existait des portes de sortie, qu'avec une « bonne gestion », l'économie mondiale pourrait revenir à sa splendeur des « trente glorieuses ». D fallait retrouver le secret perdu de la « prospérité ».

3) Pendant longtemps, les performances économiques du Japon et de l'Allemagne, alors que les autres pays étaient confrontés au marasme, étaient supposées démontrer la capacité du capitalisme à « surmonter sa crise » : « il faut que chaque pays soit aussi "vertueux" que les deux grands vaincus de la deuxième guerre mondiale, et tout le monde se portera bien » : tel était le credo de beaucoup d'apologistes appointés du capitalisme. Aujourd'hui, le Japon et l'Allemagne font figure « d'homme malade ». Alors qu'il éprouve les plus grandes difficul­tés à relancer une « croissance » qui fit sa gloire passée, le premier vient d'être classé en catégorie D (à côté du Brésil et du Mexi­que) dans l'indice des pays à risque tant sont menaçantes les dettes qu'ont accumulées l'Etat, les entreprises et les particuliers (représentant plus de deux ans et demi de la production nationale). Quant au second pays, il connaît maintenant un des taux de chômage les plus élevés de l’Union euro­péenne et il ne parvient pas lui-même à sa­tisfaire aux « critères de Maastricht » indis­pensables pour mettre en place la « monnaie unique ». En fin de compte, on se rend compte que la prétendue « vertu » passée de ces pays ne faisait que masquer la même fuite en avant dans l'endettement qui carac­térise l'ensemble du capitalisme depuis des décennies En réalité, les difficultés présen­tes des deux « premiers de la classe » des années 1970 et 1980 constituent une illus­tration de l'impossibilité pour le capitalisme de poursuivre indéfiniment la tricherie sur lequel il a basé principalement la recons­truction du deuxième après guerre et qui lui a permis jusqu'à présent d'éviter un effon­drement semblable à celui des années 1930 : l'utilisation systématique du crédit.

4) Déjà quand elle dénonçait les « théories » des révisionnistes, Rosa Luxemburg avait été conduite à démolir l'idée qui leur était chère suivant laquelle le crédit devrait per­mettre au capitalisme de surmonter ses crises. S'il a été un stimulant indiscutable du développement de ce système, tant du point de vue de la concentration du capital que de sa circulation, le crédit n'a jamais pu se substituer au marché réel lui-même comme aliment de l'expansion capitaliste. Les trai­tes sur l'avenir permettent d'accélérer la production et la commercialisation des mar­chandises mais elles doivent être rembour­sées un jour ou l'autre. Et ce remboursement n'est possible que si ces dernières ont trouvé à s'échanger sur le marché lequel ne découle pas automatiquement de la production, comme Marx l'a systématiquement démontré contre les économistes bourgeois. En fin de compte, loin de permettre de surmonter les crises, le crédit ne fait qu'en étendre la por­tée et la gravité comme le montre, en s'appuyant sur le marxisme, Rosa Luxemburg. Aujourd'hui, les thèses de la gauche mar­xiste contre le révisionnisme, à la fin du siècle dernier, restent fondamentalement valables. Pas plus qu'alors, le crédit ne peut à l'heure actuelle élargir les marchés solvables. Cependant, confrontée à une saturation définitive de ces derniers (alors qu'au siècle dernier, il existait la possibilité d'en con­quérir de nouveaux), le crédit est devenu la condition indispensable à l'écoulement des marchandises produites, se substituant au marché réel.

5) Cette réalité s'est déjà illustrée au lende­main de la seconde guerre mondiale lorsque le plan Marshall, outre sa fonction stratégi­que dans la constitution du bloc américain, a permis aux Etats-Unis de créer un débouché pour la production de leur industrie. La re­construction qu'il a permise des économies européenne et japonaise a fait de celles-ci, au cours des années 1960, des concurrents de l'économie américaine ce qui a donné le signal du retour de la crise ouverte du capi­talisme mondial. Depuis lors, c'est principa­lement en utilisant le moyen du crédit, d'un endettement toujours plus grand, que l'éco­nomie mondiale a réussi à s'éviter une dé­pression brutale comme celle des années 1930. C'est ainsi que la récession de 1974 a été surmontée jusqu'au début des années 1980 grâce au formidable endettement des pays du tiers monde lequel a conduit à la crise de la dette du début des années 1980 qui a coïncidé avec une nouvelle récession encore plus importante que celle de 1974. Cette nouvelle récession mondiale n'a pu être surmontée à son tour que par des défi­cits commerciaux faramineux des Etats-Unis dont le montant de l'endettement extérieur est venu concurrencer celui du tiers-monde. Parallèlement, les déficits des budgets des pays avancés ont explosé ce qui a permis de soutenir la demande mais a conduit à une véritable situation de faillite pour les Etats (dont l'endettement représente entre 50 % et 130 % de la production annuelle suivant les pays). C'est d'ailleurs pour cette raison que la récession ouverte, celle qui s'exprime par des chiffres négatifs dans les taux de crois­sance de la production d'un pays, est loin de constituer le seul indicateur de la gravité de la crise. Dans presque tous les pays, le seul déficit annuel du budget des Etats (sans compter celui des administrations locales) est supérieur à la croissance de la produc­tion ; cela signifie que si ces budgets étaient équilibrés (le seul moyen de stabiliser l'en­dettement cumulé des Etats) tous ces pays seraient en récession ouverte.

La plus grosse partie de cet endettement n'est évidemment pas remboursable, il s'ac­compagne de krachs financiers périodiques de plus en plus graves qui sont de véritables séismes pour l'économie mondiale (1980, 1989) et qui demeurent plus que jamais à l'ordre du jour.

6) Le rappel de ces faits permet de remettre à leur place les discours sur la « santé » actuelle des économies britannique et amé­ricaine qui tranche avec l'apathie de celles de leurs concurrents. En premier lieu, il convient de relativiser l'importance de ces « succès ». Ainsi, la baisse très sensible du taux de chômage en Grande-Bretagne doit beaucoup, de l'aveu même de la Banque d'Angleterre, à la suppression dans les sta­tistiques (dont le mode de calcul a été mo­difié 33 fois depuis 1979) des chômeurs ayant renoncé à chercher un travail. Cela dit, ces « succès » s'appuient en bonne partie sur une amélioration de la compétitivité de ces économies sur l'arène internationale (basée notamment sur la faiblesse de leur monnaie, le maintien de la Livre hors du serpent mo­nétaire s'étant révélé, jusqu'à présent, comme une bonne opération), c'est-à-dire sur une plus grande dégradation des économies concurrentes. C'est un fait que la synchroni­sation mondiale des périodes de récession et celles de « reprise » qu'on avait connues jusque là avait partiellement masqué : la relative amélioration de l'économie d'un pays ne passe pas par l'amélioration de celle de ses « partenaires » mais, fondamentalement, par une dégradation de celle-ci puisque les « partenaires » sont avant tout des concur­rents. Avec la disparition du bloc américain faisant suite à celle du bloc russe, à la fin des années 1980, la coordination qui existait par le passé entre les principaux pays occi­dentaux (par exemple via le G7) de leurs politiques économiques (ce qui constituait un facteur non négligeable de ralentissement du rythme de la crise) a laissé la place à un « chacun pour soi » de plus en plus effréné. Dans une telle situation, il revient à la pre­mière puissance mondiale le privilège d'im­poser ses diktats dans l'arène commerciale au bénéfice de sa propre économie natio­nale. C'est ce qui explique en bonne partie les « succès » actuels du capital américain.

Cela dit, même si les performances actuelles des économies anglo-saxonnes ne sont nul­lement significatives d'une possible amélio­ration de l'ensemble de l'économie mondiale, elles-mêmes ne sont pas destinées à durer. Tributaires du marché mondial, lequel ne pourra surmonter sa totale saturation, elles f vont nécessairement se heurter à cette satu­ration. Surtout, aucun pays n'a résolu le problème de l'endettement généralisé (même f si les déficits budgétaires des Etats-Unis ont été quelque peu réduits ces dernières an­nées). La meilleure preuve de cela est la hantise qui habite les principaux responsa­bles économiques (tel le président de la Banque fédérale américaine) que la « croissance » actuelle n'aboutisse à la « surchauffe » et à un retour de l'inflation. En réalité, derrière cette crainte de la sur­chauffe il y a fondamentalement le constat que la « croissance » actuelle est basée sur un endettement exorbitant qui nécessaire­ment produira un retour de balancier catas­trophique. L'extrême fragilité des bases sur lesquelles s'appuient les « succès » présents de l'économie américaine nous a été une nouvelle fois confirmée par le début d'affolement de Wall Street ainsi que des autres Bourses lorsque la FED a annoncé fin mars 1997 un relèvement minime de ses taux d'intérêt.

7) Parmi les mensonges abondamment diffusés par la classe dominante pour faire croire à la viabilité, malgré tout, de son sys­tème, une place de choix  est  également réservée à l'exemple des pays d'Asie du sud-est, les « dragons » (Corée du Sud, Taiwan, Hongkong et Singapour) et les « tigres » (Thaïlande, Indonésie,  Malaisie) dont  les taux de croissance actuels (quelques fois à deux chiffres) font baver d'envie les bour­geois occidentaux.  Ces exemples seraient sensés démontrer qu'il est possible au capi­talisme actuel aussi bien de développer les pays arriérés que d'échapper à la fatalité de la chute ou de la stagnation de la croissance. En réalité, le « miracle économique » de la plupart  de  ces  pays  (particulièrement  la Corée et Taiwan) n'est nullement fortuit : il est la conséquence de l'équivalent du plan Marshall mis en oeuvre au cours de  la guerre froide par les Etats-Unis afin de con­tenir l'avancée du bloc russe dans la région (injection massive de capitaux représentant jusqu'à 15 % du PNB, prise en charge di­recte de l'économie nationale, en s'appuyant notamment sur l'appareil militaire, afin de suppléer à une bourgeoisie nationale pres­que inexistante et surmonter les résistances des secteurs féodaux, etc.). Comme tels, ces exemples ne sont nullement généralisables à l'ensemble du tiers-monde, lequel continue pour sa plus grande partie à sombrer dans une catastrophe sans nom. Par ailleurs, l'en­dettement de la plupart de ces pays, tant extérieur qu'au niveau de leurs Etats, atteint des niveaux considérables ce qui les soumet aux mêmes menaces que tous les autres pays. Enfin, si leur prix très bas de la force de travail a constitué un attrait pour nombre d'entreprises occidentales, le fait qu'ils de­viennent des rivaux commerciaux pour les pays avancés les soumet au risque de la mise en place d'entraves croissantes à leurs exportations de la part de ces derniers. En réalité, faisant jusqu'à présent figure d'exception, comme ce fut le cas de leur grand voisin japonais, ils ne pourront pas échapper indé­finiment aux contradictions de l'économie mondiale qui ont transformé en cauchemar d'autres « success stories » qui ont précédé la leur, telle celle du Mexique. C'est pour l'ensemble de ces raisons que, à côté des dis­cours dithyrambiques, les experts interna­tionaux et les institutions financières pren­nent dès à présent des dispositions pour limiter les risques financiers qu'ils présen­tent. Et les mesures destinées à rendre plus «flexible » la force de travail qui se trou­vaient à l'origine des récentes grèves en Corée démontrent que la bourgeoisie autoch­tone elle-même est consciente du fait qu'elle a mangé son pain blanc. Comme l'écrit le Guardian du 16 octobre 1996 : «La ques­tion est de savoir quel sera le premier des tigres d'Asie à tomber. »

8) Le cas de la Chine, que certain présente comme la future grande puissance du siècle prochain, n'échappe pas non plus à la règle.

La bourgeoisie de ce pays a réussi jusqu'à présent à opérer avec succès la transition vers les formes classiques du capitalisme, contrairement à celles des pays d'Europe de l'Est dont le marasme total (à quelques ex­ceptions près) apporte un cinglant démenti à tous les discours sur les prétendues « grandes perspectives » qui s'offraient à eux avec leur rejet des régimes staliniens. Cela dit, l'arriération de ce pays reste consi­dérable, la plus grande partie de l'économie, comme dans tous les régimes staliniens, étouffe sous le poids de la bureaucratie et des dépenses militaires. De l'aveu même des autorités le secteur public est globalement déficitaire et des centaines de milliers d'ou­vriers sont payés avec des mois de retard. Et même si le secteur privé est plus dynami­que, il ne peut surmonter les pesanteurs du secteur étatique de même qu'il reste particu­lièrement tributaire des fluctuations du mar­ché mondial. Enfin, le « formidable dyna­misme » de l'économie chinoise ne saurait cacher que, même dans l'hypothèse du maintien de sa croissance actuelle, ce ne sont pas moins de 250 millions de chômeurs qu'elle comptera à la fin du siècle.

9) De quelque côté qu'on se tourne, pour peu qu'on soit capable de résister aux sirènes des apologistes du mode de production capita­liste et de s'appuyer sur les enseignements du marxisme, la perspective de l'économie mondiale ne peut être que celle d'une catas­trophe croissante. Les prétendus « succès » présents de certaines économies (pays anglo-saxons ou d'Asie du sud-est) ne représentent nullement l'avenir de l'ensemble du capita­lisme. Ils ne sont qu'un trompe l'oeil mystifi­cateur qui ne pourra pas masquer longtemps cette catastrophe. De même, les discours sur la « mondialisation » sensée ouvrir une ère de liberté et d'expansion du commerce ne font que masquer une intensification sans précédent de la guerre commerciale dans la­ quelle les assemblages de pays comme l’Union Européenne n'ont d'autre significa­tion que l'établissement d'une forteresse contre la concurrence d'autres pays. Ainsi, une économie mondiale en équilibre instable sur une montagne de dettes qui ne seront jamais remboursées sera de plus en plus confrontée aux convulsions du « chacun pour soi », phénomène qui a toujours carac­térisé le capitalisme mais qui revêt, dans la période actuelle de décomposition, une qua­ lité nouvelle. Les révolutionnaires, les mar­xistes, ne peuvent pas prévoir les formes précises ni le rythme de l'effondrement croissant du mode de production capitaliste. Mais il leur revient de proclamer et de dé­ montrer l'impasse absolue dans laquelle se trouve ce système, de dénoncer tous les mensonges sur une mythique «sortie du tunnel » de celui-ci.

10) Plus encore que dans le domaine éco­nomique, le chaos propre à la période de décomposition exerce ses effets dans celui des relations politiques entre Etats. Au mo­ment de l'effondrement du bloc de l'Est con­duisant à la disparition du système d'allian­ces issu de la seconde guerre mondiale, le CCI avait mis en évidence :

- que cette situation mettait à l'ordre du jour, sans que cela soit immédiatement réalisa­ble, la reconstitution de nouveaux blocs, l'un étant dirigé par les Etats-Unis et l'au­tre par l'Allemagne ;

- que, de façon immédiate, elle allait débou­cher sur un déferlement d'affrontements ouverts que « l'ordre de Yalta » avait réussi auparavant à maintenir dans un ca­dre « acceptable » pour les deux gendar­mes du monde.

Dans un premier temps, la tendance à la constitution d'un nouveau bloc autour de l'Allemagne; dans la dynamique de la réuni­fication de ce pays, a accompli des pas si­gnificatifs. Mais assez rapidement, la ten­dance au « chacun pour soi » a pris le des­sus sur la tendance à la reconstitution d'al­liances stables préfigurant de futurs blocs impérialistes ce qui a contribué à multiplier et aggraver les affrontements militaires. L'exemple le plus significatif a été celui de la Yougoslavie dont l'éclatement a été favo­risé par les intérêts impérialistes antagoni­ques des grands Etats européens, Allema­gne, Grande-Bretagne et France. Les affron­tements dans l'ex-Yougoslavie ont créé un fossé entre les deux grands alliés de la Communauté européenne, l'Allemagne et la France, provoqué un rapprochement specta­culaire entre ce dernier pays et la Grande-Bretagne et la fin de l'alliance de celle-ci et des Etats-Unis, la plus solide et durable du 20e siècle. Depuis, cette tendance au « chacun pour soi », au chaos dans les rela­tions entre Etats, avec son cortège d'al­liances de circonstances et éphémères, n'a nullement été remise en cause, bien au con­traire.

11) Ainsi, la dernière période a vu s'opérer un certain nombre de modifications sensi­bles dans les alliances qui s'étaient formées dans la période précédente : -relâchement important des liens entre la France et la Grande-Bretagne illustré no­tamment par l'absence de soutien de cette dernière aux revendications de la première comme la réélection de Boutros-Ghali à la tête de l'ONU ou le commandement par un européen du versant sud du dispositif de l'OTAN en Europe ;

- nouveau rapprochement entre la France et l'Allemagne qui s'est concrétisé en particu­lier par le soutien de cette dernière à ces mêmes revendications de la France ;

-mise en veilleuse des conflits entre les Etats-Unis et la Grande-Bretagne qui s'est exprimée, entre autres, par le soutien de cette dernière à l'Oncle Sam sur ces mêmes questions.

En fait, une des caractéristiques de cette évolution des alliances est liée au fait que seuls les Etats-Unis et l'Allemagne ont, et peuvent avoir, une politique cohérente à long terme, le premier de préservation de son leadership, la seconde de développe­ment de son propre leadership sur une partie du monde, les autres puissances étant confi­nées à des politiques plus circonstancielles visant, en bonne partie, à contrecarrer celle des premières. En particulier, la première puissance mondiale est confrontée, depuis qu'a disparu la division du monde en deux blocs, à une contestation permanente de son autorité de la part de ses anciens alliés.

12) La manifestation la plus spectaculaire de cette crise de l'autorité du gendarme mondial a été la rupture de son alliance historique avec la Grande-Bretagne, à l'initiative de cette dernière, à partir de 1994. Elle s'est également concrétisée par la longue impuis­sance des Etats-Unis, jusqu'à l'été 1995, sur un des terrains majeurs des affrontements impérialistes, l'ex-Yougoslavie. Elle s'est exprimée plus récemment, en septembre 1996, par les réactions presque unanimes d'hostilité envers les bombardements de l'Irak par 44 missiles de croisière alors qu'en 1990-91 les Etats-Unis avaient réussi à ob­tenir le soutien des mêmes pays pour l'opé­ration « tempête du désert ». En particulier, concernant les Etats de la région, la con­ damnation très ferme de ces bombardements par l'Egypte et l'Arabie Saoudite tranche avec le soutien total qu'elles avaient apporté à l'Oncle Sam lors de la guerre du Golfe. Parmi les autres exemples de la contestation du leadership américain il faut encore relever:

- la protestation générale contre la loi Helms-Burton renforçant l'embargo contre Cu­ba dont le « lider maximo » a été reçu par la suite en grande pompe, et pour la pre­mière fois, par le Vatican ;

-la venue au pouvoir en Israël, contre la volonté affichée des Etats-Unis, de la droite, laquelle a tout fait depuis pour sa­boter le processus de paix avec les pales­tiniens qui constituait un des plus beaux succès de la diplomatie US ;

-plus généralement, la perte du monopole du contrôle de la situation au Moyen-Orient, zone cruciale s'il en est, notamment illustrée par le retour en force de la France qui s'est imposée comme co-parrain du rè­glement du conflit entre Israël et le Liban, fin 1995 et qui a confirmé son succès dans la région avec l'accueil chaleureux réservé à Chirac par l'Arabie Saoudite en octobre 1996;

- l'invitation récente de plusieurs dirigeants européens (dont le même Chirac qui a lancé des appels à l'indépendance envers les Etats-Unis) par un certain nombre d'Etats d'Amérique du sud confirmant la fin du contrôle sans partage de cette zone par les Etats-Unis.

13) Cela dit, la dernière période a été mar­quée, comme l'avait déjà constaté il y a un an le 12e Congrès de la section en France, par une contre-offensive massive des Etats- Unis. Cette contre-offensive s'est concrétisée en particulier par un retour en force de cette puissance dans l'ex-Yougoslavie à partir de l'été 1995 sous couvert de 1’IFOR devant prendre la succession de la FORPRONU, laquelle avait constitué pendant plusieurs  années l'instrument de la présence prépondé­rante du tandem franco-britannique. La meilleure preuve du succès américain a été la signature à Dayton, aux Etats-Unis, des accords de paix sur la Bosnie. Depuis, la nouvelle avancée de la puissance US ne s'est pas démentie. En particulier, elle a réussi à infliger au pays qui l'avait défiée le plus ou­vertement, la France, un très sérieux revers dans ce qui constitue son « pré carré », l'Afrique. Après l'élimination de l'influence française au Rwanda, c'est maintenant la principale position de la France sur ce con­tinent, le Zaïre qui est en train de lui échap­per avec l'effondrement du régime de Mobu­tu sous les coups de la « rébellion » de Kabila massivement soutenue par le Rwan­da et l'Ouganda, c'est-à-dire, par les Etats-Unis. C'est une punition particulièrement sévère que cette puissance est en train d'in­fliger à la France et qui se veut exemplaire à l'adresse de tous les autres pays qui vou­draient l'imiter dans sa politique de défi permanent. C'est une punition qui vient cou­ronner les autres revers infligés récemment par les Etats-Unis à ce pays sur la question du successeur de Boutros-Ghali et sur la question du commandement du flanc sud de l'OTAN.

14) C'est en grande partie parce qu'elle avait justement compris les risques qu'elle cour­rait en emboîtant le pas à la politique aventuriste de la France (qui de façon régulière se fixe des objectifs dépassant ses capacités réelles), que la bourgeoisie britannique à pris dernièrement ses distances avec sa consoeur d'outre-Manche. Cette brouille a été grandement favorisée par l'action des Etats-Unis et de l'Allemagne qui ne pou­vaient voir que d'un mauvais oeil l'alliance contractée par la France et la Grande-Breta­gne à partir de la question Yougoslave. C'est ainsi que les bombardements américains de l'Irak, en septembre 1996, avaient comme immense avantage d'enfoncer un coin entre les diplomaties française et britannique, la première soutenant du mieux qu'elle peut Saddam Hussein, la seconde misant, comme celle des Etats-Unis, sur le renversement de son régime. De même, l'Allemagne n'a pas manqué de saper la solidarité franco-britan­nique sur les questions qui lui font mal comme notamment celle de l'Union Européenne et de la monnaie unique (3 sommets franco-allemands en deux semaines sur cette question, en décembre 1996). C'est donc dans ce cadre qu'on peut comprendre la nouvelle évolution des alliances au cours de la dernière période qui était signalée plus haut. En fait, l'attitude de l'Allemagne et surtout des Etats-Unis confirme ce que nous disions au précédent congrès du CCI : « Dans une telle situation d'instabilité, il est plus facile pour chaque puissance de créer des troubles chez ses adversaires, de saboter les alliances qui lui portent ombrage, que de développer pour sa part des alliances soli­des et s'assurer une stabilité sur ses terres. » {Résolution sur la situation internationale, point 11). Cependant, il convient de mettre en évidence des différences importantes aussi bien dans les méthodes que dans le résultat de la politique suivie par ces deux puissances.

15) Le résultat de la politique internationale de l'Allemagne ne se limite pas, loin de là, à détacher la France de la Grande-Bretagne et obtenir de la première qu'elle renoue leur alliance passée, ce qui s'est concrétisé no­tamment, au cours de la dernière période, par des accords militaires de première im­portance, aussi bien sur le terrain, en Bosnie (mise en place d'une  brigade  conjointe) qu'au niveau des accords de coopération militaires (signature le 9 décembre  1996 d'un accord pour « un concept commun en matière de sécurité et de défense »).  En réalité, on assiste à l'heure actuelle à une avancée très significative de l'impérialisme allemand qui se concrétise notamment par :

-le fait qu'au sein de la nouvelle alliance entre la France et l'Allemagne, cette der­nière se trouve dans un rapport de forces beaucoup plus favorable que dans la pé­riode 1990-94 (la France ayant été con­trainte en bonne partie de retourner à ses anciennes amours du fait de la défection de la Grande-Bretagne) ; -une extension de sa zone traditionnelle d'influence vers les pays de l'Est, et tout particulièrement  par le développement d'une alliance avec la Pologne ;

- un renforcement de son influence en Tur­quie (dont le nouveau gouvernement dirigé par l'islamiste Erbakan est plus favorable à l'alliance allemande que le précédent) qui lui sert de relais en direction du Caucase (où elle soutient les mouvements nationa­listes qui s'opposent à la Russie) et de l'Iran avec qui la Turquie a signé d'impor­tants accords ;

- l'envoi, pour la première fois depuis la se­conde guerre mondiale, d'unités combat­tantes en dehors des frontières, et juste­ment dans la zone particulièrement criti­que des Balkans avec le corps expédition­naire présent en Bosnie dans le cadre de 1’IFOR (ce qui permet au ministre de la dé­fense de déclarer que « L'Allemagne jouera un rôle important dans la nouvelle so­ciété »).

Par ailleurs, l'Allemagne, en compagnie de la France, a engagé un forcing diplomatique en direction de la Russie dont elle est le premier créancier et qui n'a pas tiré d'avan­tages décisif de son alliance avec les Etats-Unis.

16) Ainsi, dès à présent, l'Allemagne est en train de s'installer dans son rôle de principal rival impérialiste des Etats-Unis. Cepen­dant, il faut noter qu'elle a réussi jusqu'à aujourd'hui à avancer ses pions sans s'expo­ser à des représailles du mastodonte améri­cain, en particulier en évitant systématique­ment de le défier de façon ouverte comme le fait la France. La politique de l'aigle alle­mand (qui pour le moment réussit à masquer ses griffes) se révèle en fin de compte bien plus efficace que celle du coq gaulois. C'est à la fois la conséquence des limites que son statut de vaincu de la deuxième guerre mondiale continue de lui imposer (bien que justement sa politique actuelle vise à dépas­ser ce statut) et de son assurance en tant que seule puissance ayant éventuellement la possibilité, à terme, de prendre la direction d'un nouveau bloc impérialiste. C'est aussi le résultat du fait que, jusqu'à présent, l'Alle­magne a pu avancer ses positions sans faire étalage direct de sa force militaire (même si, évidemment, elle a apporté un soutien très important à son allié Croate dans sa guerre contre la Serbie). Mais la première histori­que que constitue la présence de son corps expéditionnaire en Bosnie non seulement a brisé un tabou mais indique la direction dans laquelle elle devra s'orienter de plus en plus pour tenir son rang. Ainsi, à terme, ce ne sera plus seulement par délégation (comme ce fut le cas en Croatie, et dans une moindre mesure dans le Caucase) que l'im­périalisme allemand apportera sa contribu­tion aux conflits sanglants et aux massacres dans lesquels s'enfonce le monde actuel, mais de façon bien plus directe.

17) Pour ce qui concerne la politique inter­nationale des Etats-Unis, l'étalage et l'emploi de la force armée non seulement fait partie depuis longtemps de ses méthodes, mais elle constitue maintenant le principal instru­ments de défense de ses intérêts impérialis­tes, comme le CCI l'a mis en évidence de­puis 1990, avant même la guerre du Golfe. Face à un monde dominé par le «chacun pour soi », où notamment les anciens vas­saux du gendarme américain aspirent à se dégager le plus possible de la pesante tutelle de ce gendarme qu'ils avaient dû supporter face à la menace du bloc adverse, le seul moyen décisif pour les Etats-Unis d'imposer leur autorité est de s'appuyer sur l'instrument pour lesquels ils disposent d'une supériorité écrasante sur tous les autres Etats : la force militaire. Ce faisant, les Etats-Unis sont pris dans une contradiction :

- d'une part, s'ils renoncent à la mise en oeu­vre ou à l'étalage de leur supériorité mili­taire, cela ne peut qu'encourager les pays qui contestent leur autorité à aller encore plus loin dans cette contestation,

- d'autre part, lorsqu'ils font usage de la force brute, même, et surtout, quand ce moyen aboutit momentanément à faire ravaler les velléités de leurs opposants, cela ne peut que pousser ces derniers à saisir la moindre occasion pour prendre leur revanche et tenter de se dégager de l'emprise américaine.

En fait, l'affirmation de la supériorité mili­taire par la superpuissance agit en sens con­traire suivant que le monde est divisé en blocs, comme avant 1989, ou que les blocs n'existent plus. Dans le premier cas, l'affir­mation de cette supériorité tend à renforcer la confiance des vassaux envers le leader quant à sa capacité à les défendre efficace­ment et constitue donc un facteur de cohé­sion autour de lui. Dans le second cas, les démonstrations de force de la seule super­puissance qui ait survécu ont au contraire comme résultat ultime d'aggraver encore plus le « chacun pour soi » tant que n'existe pas une puissance qui puisse lui faire con­currence à son niveau. C'est pour cela que les succès de la contre-offensive actuelle des Etats-Unis ne sauraient être considérés comme définitifs, comme un dépassement de la crise de leur leadership. La force brute, les manoeuvres visant à déstabiliser leurs concurrents (comme aujourd'hui au Zaïre), avec  tout  leur  cortège  de  conséquences tragiques n'ont donc pas fini d'être employés par cette puissance, bien au contraire, con­tribuant à accentuer le chaos sanglant dans lequel s'enfonce le capitalisme.

18)       C'est un chaos qui a encore relativement épargné l'extrême Orient et l'Asie du Sud Est. Mais il importe de souligner l'accumu­lation de charges explosives qui s'y déroule à l'heure actuelle :

- intensification des efforts d'armement des deux principales puissances, Chine et Ja­pon ;

- volonté de ce dernier pays de se dégager le plus possible du contrôle américain hérité de la seconde guerre mondiale;

- politique plus ouvertement « contesta­taire » de la Chine (ce dernier pays tenant un peu la place de la France en occident alors que le Japon a une diplomatie beau­coup plus semblable à celle de l'Allema­gne);

- menace de déstabilisation politique en Chine (particulièrement après la mort de Deng) ;

- existence d'une multitude de « conten­tieux » entre Etats (Taiwan et Chine, les deux Corées, Vietnam et Chine, Inde et Pakistan, etc.).

Pas plus qu'elle ne pourra échapper à la crise économique, cette région ne pourra échapper aux convulsions impérialistes qui assaillent le monde aujourd'hui, contribuant à accen­tuer le chaos général dans lequel s'enfonce la société capitaliste.

19)       Ce chaos général, avec son cortège de conflits sanglants, de massacres, de famines, et plus généralement, la décomposition qui envahit tout les domaines de la société et qui risque, à terme, de l'anéantir, trouve son aliment principal dans l'impasse totale dans laquelle se trouve l'économie capitaliste. Mais en même temps, cette impasse, avec les attaques permanentes et de plus en plus brutales qu'elle provoque nécessairement contre la classe productrice de l'essentiel de la richesse sociale, le prolétariat, porte avec elle la riposte de ce dernier et la perspective de son surgissement révolutionnaire. Depuis la fin des années 1960, le prolétariat mon­dial a fait la preuve qu'il n'était pas disposé à subir passivement les attaques capitalistes et les luttes qu'il a menées dès les premières atteintes de la crise ont démontré qu'il était sorti de la terrible contre-révolution qui s'était abattue sur lui après la vague révolu­tionnaire des années 1917-23. Cependant, ce n'est pas de façon continue qu'il a développé ses luttes mais de façon heurtée, avec des avancées et des reculs. C'est ainsi que, entre 1968 et 1989, la lutte de classe a connu trois vagues de combats successifs (1968-74, 1978-81, 1983-89) au cours desquelles les masses ouvrières, malgré des défaites, des hésitations, des retours en arrière, ont acquis une expérience croissante qui les a condui­tes, notamment, à rejeter de plus en plus l'encadrement syndical. Cependant, cette avancée progressive de la classe ouvrière vers une prise de conscience des buts et des moyens de son combat a été brutalement in­terrompue à la fin des années 1980 :

« Cette lutte, qui avait resurgi avec puis­sance à la fin des années 1960, mettant un terme à la plus terrible contre-révolution qu'ait connue la classe ouvrière, a subi un recul considérable avec l'effondrement des régimes staliniens, les campagnes idéologi­ques qui l'ont accompagné et l'ensemble des événements (guerre du Golfe, guerre en Yougoslavie, etc.) qui l'ont suivi. C'est sur les deux plans de sa combativité et de sa conscience que la classe ouvrière a subie, de façon massive, ce recul, sans que cela remette en cause toutefois, comme le CCI l'avait déjà affirmé à ce moment-là, le cours historique vers les affrontements de classe. » (Résolution sur la situation inter­nationale du 11e congrès du CCI, point 14)

20) A partir de l'automne 1992, avec les grandes mobilisations ouvrières en Italie, le prolétariat a repris le chemin des luttes. Mais c'est un chemin semé d'embûches et de difficultés. Lors de l'effondrement des régi­mes staliniens, à l'automne 1989, en même temps qu'il annonçait le recul de la con­science provoqué par cet événement, le CCI avait précisé que : « l'idéologie réformiste pèsera très fortement sur les luttes dans la période qui vient, favorisant grandement l'action des syndicats » (« Thèses sur la crise économique et politique en URSS et dans les pays de l'Est », Revue Internatio­nale n° 60) Et, effectivement, nous avons assisté, au cours de la dernière période, à un retour en force des syndicats résultant d'une stratégie très élaborée de la part de toutes les forces de la bourgeoisie. Cette stratégie avait comme premier objectif de mettre à profit le désarroi provoqué dans la classe ouvrière par les événements de 1989-91 pour recrédibiliser le plus possible à ses yeux les appareils syndicaux dont le discré­dit acquis dans beaucoup de pays tout au long des années 80 continuait à se faire sen­tir. L'illustration la plus claire de cette of­fensive politique de la bourgeoisie nous a été donnée par la manoeuvre développée par les différents secteurs de la bourgeoisie, à l'automne 1995 en France. Grâce à un habile partage des tâches entre la droite au pouvoir, déchaînant de façon particulièrement provo­cante toute une avalanche d'attaques contre le niveau de vie de la classe ouvrière, et les syndicats, se présentant comme les meilleurs défenseurs de celle-ci, mettant eux-mêmes en avant les méthodes prolétariennes de lutte, l'extension au delà des secteurs et la conduite du mouvement par les assemblées générales, l'ensemble de la classe bourgeoise a redonné aux appareils syndicaux une po­pularité qu'ils n'avaient pas connue depuis plus d'une décennie. Le caractère prémédité, systématique et international de la manoeu­vre s'est révélé avec l'immense publicité faite aux grèves de la fin 1995 dans tous les pays alors que la plupart des mouvements des années 1980 avaient été l'objet d'un black-out total. D s'est encore confirmé avec la manoeuvre développée en Belgique, à la même période, qui constituait une copie conforme de la première. De même, la réfé­rence aux grèves de l'automne 1995 en France a été largement employée lors de la manoeuvre mise en place au printemps 1996 en Allemagne et qui devait culminer avec l'immense marche sur Bonn du 10 juin. Cette manoeuvre était destinée à donner aux syndicats, perçus comme des spécialistes de la négociation et de la concertation avec le patronat, une image beaucoup plus comba­tive afin qu'ils soient capables dans l'avenir de contrôler les luttes sociales qui ne man­queront pas de surgir face à une intensifica­tion sans précédent des attaques économi­ques contre la classe ouvrière. Ainsi se con­firmait clairement l'analyse que le CCI avait mise en avant à son 11e Congrès : « les ma­noeuvres présentes des syndicats ont aussi, et surtout, un but préventif: il s'agit pour eux de renforcer leur emprise sur les ou­vriers avant que ne se déploie beaucoup plus leur combativité, combativité qui résul­tera nécessairement de leur colère crois­sante face aux attaques de plus en plus brutales de la crise. » (Résolution sur la situation internationale, point 17) Et le ré­sultat de ces manoeuvres venant compléter le désarroi provoqué par les événements de 1989-91 pouvait nous faire dire, lors du 12e Congrès de notre section en France : «... dans les principaux pays du capitalisme, la classe ouvrière se retrouve ramenée à une situation comparable à celle des années 1970 en ce qui concerne ses rapports aux syndicats et au syndicalisme : une situation où la classe, globalement, luttait derrière les syndicats, suivait leurs consignes et leurs mots d'ordre et, enfin de compte, s'en remettait à eux. En ce sens, la bourgeoisie a momentanément réussi à effacer des con­sciences ouvrières les leçons acquises au cours des années 1980, suite aux expérien­ces répétées de confrontation aux syndi­cats. » (Résolution sur la situation interna­tionale, point 12)

21) L'offensive politique de la bourgeoisie contre la classe ouvrière ne se limite pas, loin de là, à la crédibilisation des appareils syndicaux. La classe dominante utilise les différentes manifestations de la décomposi­tion de la société (montée de la xénophobie, conflits entre cliques bourgeoises, etc.) pour les retourner contre la classe ouvrière. C'est ainsi qu'on a assisté dans plusieurs pays d'Europe à des campagnes destinées à créer des diversions auprès des ouvriers, voire à dévoyer leur colère et leur combativité sur un terrain totalement étranger à celui du prolétariat :

-mise à profit des sentiments xénophobes exploités par l'extrême droite (Le Pen en France, Heider en Autriche) pour monter des campagnes sur le « danger de fa­scisme » ;

-en Espagne, campagnes contre le terro­risme de l'ETA dans lesquelles les ouvriers sont invités à se solidariser de leurs pa­trons ;

- utilisation des règlements de compte entre secteurs de l'appareil policier et judiciaire pour mettre sur pieds des campagnes pour un Etat et une justice « propres » dans des pays comme l'Italie (opération « mains propres ») et particulièrement en Belgique (affaire Dutroux).

Ce dernier pays a constitué au cours de la dernière période une sorte de « laboratoire » pour tout l'éventail de mystifications mises en oeuvre contre la classe ouvrière par la bourgeoisie. Celle-ci, a suc­cessivement :

- réalisé une copie conforme de la manoeu­vre de la bourgeoisie française de l'au­tomne 1995 ;

- puis développé une manoeuvre semblable à celle de la bourgeoisie allemande du prin­temps 1996;

-monté en épingle, à partir de l'été 1996, l'affaire Dutroux laquelle a été opportuné­ment « découverte » au « bon moment » (alors que tous les éléments étaient déjà connus par la justice depuis longtemps) afin de créer, grâce à un battage médiati­que sans précédent, une véritable psychose dans les familles ouvrières, en même temps que pleuvaient les attaques, et dé­fouler la colère sur le terrain interclassiste d'une «justice au service du peuple », par­ticulièrement lors de la « marche blan­che » du 20 octobre ;

- relancé, avec la « marche multicolore » du 2 février organisée à l'occasion de la fer­meture des Forges de Clabecq, la mys­tification interclassiste d'une «justice po­pulaire » et d'une « économie au service du citoyen », mystification renforcée par la promotion du syndicalisme « de combat » et « de base » autour du très médiatique D'Orazio ;

- ajouté une nouvelle couche de mensonges démocratiques suite à l'annonce début mars de la fermeture de l'usine Renault de Vilvorde (fermeture qui a été condamnée par les tribunaux) en même temps qu'on faisait la promotion d'une « Europe sociale », op­posée à « l'Europe des capitalistes ».

L'immense médiatisation internationale de toutes ces manoeuvres a une nouvelle fois fait la preuve qu'elles n'étaient pas unique­ment à usage interne mais faisaient partie d'un plan élaborée de façon concertée par la bourgeoisie de tous les pays. Il s'agit pour la classe dominante, pleinement conscience du fait que ses attaques croissantes contre la classe ouvrière vont provoquer de la part de cette dernière des ripostes de grande enver­gure, de prendre les devants à un moment où la combativité n'est encore qu'embryonnaire, où pèsent encore fortement sur la conscience les séquelles de l'effondrement des préten­dus régimes « socialistes », afin de « mouiller la poudre » et de renforcer au maximum son arsenal de mystifications syndicalistes et démocratiques.

22) Le désarroi incontestable dans lequel se trouve à l'heure actuelle la classe ouvrière a donné à la bourgeoisie une certaine marge de manoeuvre quant à ses jeux politiques internes. Comme l'avait établi le CCI début 1990: «C'est pour cette raison (...) qu'il convient aujourd'hui de mettre à jour l'ana­lyse développée par le CCI sur la "gauche dans l'opposition". Cette carte était nécessaire à la bourgeoisie depuis la fin des an­nées 1970 et tout au long des années 1980 du fait de la dynamique générale de la classe vers des combats de plus en plus déterminés et conscients, de son rejet croissant des mystifications démocratiques, électorales  et syndicales. Les  difficultés rencontrées dans certains pays (par exemple la France) pour la mettre en place dans les meilleures conditions ne retiraient rien au  fait qu'elle constituait l'axe central de la  stratégie de la bourgeoisie contre la classe ouvrière, ce qui a été illustré par la permanence de gouvernements de droite dans des pays aussi importants que les Etats-Unis, la  RFA et la Grande-Bretagne. En revanche, le recul actuel de la classe n'impose plus à la bourgeoisie, pour un certain temps, l'utilisation prioritaire de cette stratégie. Cela ne veut pas dire que dans ces derniers pays on  verra nécessairement la gauche retourner  au gouvernement : nous avons, à plusieurs reprises (...) mis en évidence qu'une telle formule n'est indispensable que dans les   périodes   révolutionnaires   ou   de   guerre   impérialiste. Par contre, il ne faut pas être   surpris s'il advient un tel événement, ou bien considérer qu'il s'agit d'un  "accident" ou    l'expression d'une faiblesse particulière de la bourgeoisie de ces pays. » (Revue Internationale n° 61) C'est pour cette raison que la bourgeoisie italienne a pu, en grande par­tie pour des raisons de politique internationale, faire appel au printemps 1996 à une  équipe de centre gauche où domine l'ancien parti communiste (PSD) et soutenue pendant un bon moment par l'extrême gauche de « Rifondazione Comunista ». C'est aussi pour cette raison que la probable victoire des travaillistes en Grande-Bretagne, en mai 1997, ne devra pas être vue comme une source de difficultés pour la bourgeoisie de  ce pays (qui a d'ailleurs pris le soin de mettre fin au lien organique entre le parti et l'appareil syndical afin de permettre à ce dernier de s'opposer au gouvernement, si nécessaire). Cela dit, il importe de souligner, le fait que la classe dominante ne va revenir aux thèmes des années 1970 où  « l'alternative de gauche » avec son programme de mesures « sociales », voire de  nationalisations, avait comme objectif de  briser l'élan de la vague de luttes initiée en 1968 en dévoyant le mécontentement et la combativité vers l'impasse électorale. Si des partis de gauche (dont le programme éco­nomique se distingue d'ailleurs de moins en; moins de ceux de droite) parviennent au gouvernement, ce sera essentiellement « par défaut » du fait des difficultés de la droite, et non comme moyen de mobilisation des ouvriers dont la crise a aujourd'hui ôté les illusions qu'ils pouvaient avoir dans les an­nées 1970.

23) Dans cet ordre d'idées, il convient aussi d'établir une différence très nette entre les campagnes idéologiques qui se déploient aujourd'hui et celles qui avaient été em­ployées contre la classe ouvrière au cours des années 1930. Entre ces deux types de campagnes, il existe un point commun : elles se déploient toutes sur le thème de la « défense de la Démocratie ». Cependant, les campagnes des années 1930 :

- se situaient dans un contexte de défaite historique du prolétariat, de victoire sans partage de la contre-révolution ;

-avaient comme objectif d'embrigader les prolétaires dans la guerre mondiale qui se préparait ;

-disposaient d'un faire valoir, les régimes fascistes en Italie, Allemagne et Espagne, bien réel, massif, durable et ciblé.

En revanche, les campagnes actuelles :

- se situent dans un contexte où le proléta­riat à surmonté la contre-révolution, où il n'a pas subi de défaite décisive remettant en cause le cours historique aux affronte­ments de classe ;

-ont comme objectif de saboter un cours montant de la combativité et de la con­science dans la classe ouvrière ;

- ne disposent pas d'un faire valoir unique et ciblé mais sont obligées de faire appel à des thèmes disparates et quelques fois cir­constanciels (terrorisme, « danger fa­sciste », réseaux de pédophilie, corruption de la justice, etc.) ce qui tend à limiter leur portée internationale et dans le temps.

C'est pour ces raisons que si les campagnes de la fin des années 1930 avaient réussi à mobiliser les masses ouvrières derrière elles de façon permanente, celles d'aujourd'hui :

- soit réussissent à entraîner massivement les ouvriers (cas de la « Marche blanche » du 20 octobre 1996 à Bruxelles) mais elles ne peuvent le faire que dans une durée li­mitée (c'est pour cela que la bourgeoisie belge a mis en place d'autres manoeuvres par la suite) ;

- soit se déploient de façon permanente (^cas des campagnes anti-Front National en France), mais ne réussissent pas à embri­gader les ouvriers, jouant essentiellement un rôle de diversion.

Cela dit, il importe de ne pas sous-estimer le danger de ce type de campagnes dans la mesure où les effets de la décomposition générale et croissante de la société bourgeoise pourront leur fournir de nouveaux thèmes en permanence. Seule une avancée significative de la conscience dans la classe ouvrière permettra à celle-ci de repousser ce type de mystifications. Et cette avancée ne pourra résulter que d'un développement massif des luttes ouvrières remettant en cause, comme elle avait commencé à le faire au milieu des années 1980, les instruments les plus importants de la bourgeoisie en mi­lieu ouvrier, les syndicats et le syndicalisme.

24) Cette remise en cause, qui s'accompagne de la prise en main directe des luttes et de leur extension par les assemblées générales et les comités de grève élus et révocables, passe nécessairement par tout un processus de confrontation avec le sabotage des syndi­cats. C'est un processus qui va nécessaire­ment se développer dans l'avenir du fait de l'accroissement de la combativité ouvrière en réponse aux attaques de plus en plus bruta­les que déchaînera le capitalisme. Déjà, la tendance à un développement de la comba­tivité ne permet plus aujourd'hui à la bour­geoisie, devant la menace d'un débordement, de renouveler les grandes manoeuvres « à la française » de 1995-96 destinées à recré­dibiliser massivement les syndicats. Cepen­dant, ces derniers n'ont pas eu encore l'oc­casion de se démasquer réellement même si, au cours de la dernière période, ils ont commencé à employer plus fréquemment leurs méthodes d'action « classiques » comme la division entre secteur public et secteur privé (manifestation du 11 décembre 1996 en Espagne, par exemple) ou la mise en avant du corporatisme. L'exemple le plus spectaculaire de cette tactique est la grève déclenchée à l'annonce de la fermeture de l'usine Renault de Vilvorde où l'on a pu voir les syndicats des différents pays où se trou­vent des usines de cette entreprise promou­voir une mobilisation « européenne » des « Renault ». Mais le fait que cette manoeu­vre crapuleuse des syndicats soit passée inaperçue, qu'elle leur ait même permis d'augmenter quelque peu leur prestige tout en diffusant la mystification d'une « Europe sociale », fait la preuve que nous sommes aujourd'hui dans une étape charnière entre celle de la recrédibilisation des syndicats et celle où ils devront se découvrir et se dé­considérer de plus en plus. Une des caracté­ristiques de cette période consiste dans le début d'une mise en avant des thèmes du syndicalisme « de combat » suivant lesquels « la base » serait capable de « pousser » les directions syndicales à se radicaliser (exemples des Forges de Clabecq ou des mineurs en mars dernier en Allemagne) où qu'il peut exister une "base syndicale" ca­pable de défendre vraiment les intérêts ou­vriers en dépit des trahisons des appareils (exemple, notamment, de la grève des dock­ers en Grande-Bretagne).

25) Ainsi, c'est encore un long chemin qui attend la classe ouvrière sur la voie de son émancipation, un chemin que la bourgeoisie va systématiquement miner par toutes sortes de pièges, comme on l'a déjà vu au cours de la dernière période. L'ampleur des manoeu­vres mises en place par la bourgeoisie dé­montre qu'elle est consciente des dangers que recèle pour elle la situation actuelle du capitalisme mondial. Si Engels avait pu écrire que la classe ouvrière mène son com­bat sur trois plans, économique, politique et idéologique, la stratégie actuelle de la bour­geoisie qui se déploie également contre les organisations révolutionnaires (campagne sur le prétendu « négationnisme » de la Gauche communiste) fait la preuve qu'elle le sait parfaitement. Il appartient aux révolu­tionnaires, non seulement de débusquer et de dénoncer systématiquement les pièges semées par la classe dominante, et l'ensem­ble de ses organes, notamment les syndicats, mais de mettre en avant, contre toutes les falsifications qui se sont développées au cours de la dernière période, la véritable perspective de la révolution communiste comme but ultime des combats présents du prolétariat. C'est uniquement si la minorité communiste joue pleinement son rôle que la classe ouvrière pourra développer ses forces et sa conscience pour atteindre ce but.



[1] [4] « Résolution d'activités ».

[2] [5] « Résolution sur le milieu politique prolétarien et le parasitisme ».

[3] [6] «r Résolution sur la situation internationale >, publiée ci-dessous.

Vie du CCI: 

  • Résolutions de Congrès [7]
  • Défense de l'organisation [8]

Révolution allemande (VIII) : le putsch de Kapp

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L'extrême-droite passe à l'offensive, la démocratie inflige la défaite à la classe ouvrière

Dans la Revue Internationale n° 83, nous avons montré qu'en 1919 la classe ouvrière, suite à l'échec du soulèvement de janvier, a subi de lourdes défaites du fait de l'éparpillement de ses luttes. La classe dominante en Allemagne a dé­chaîné la plus violente des répressions contre les ouvriers.

1919 a connu l'apogée de la vague révolu­tionnaire mondiale. Tandis que la classe ou­vrière en Russie reste isolée face à l'assaut organisé par les Etats démocratiques, la bourgeoisie allemande passe à  l'offensive contre un prolétariat terriblement atteint par ses récentes défaites afin de le terrasser.

La classe ouvrière supporte le coût de la défaite de l'impérialisme allemand

Après le désastre de la guerre, alors que l'économie est en lambeaux, la classe domi­nante cherche à exploiter la situation en fai­sant peser tout le poids de sa défaite sur les reins de la classe ouvrière. En Allemagne, entre 1913 et 1920, les productions agricole et industrielle ont baissé de plus de 50 %. De plus, un tiers de la production restante doit être livré aux pays vainqueurs. Dans de nombreuses branches de l'économie la pro­duction continue de s'effondrer. Les prix augmentent de façon vertigineuse et le coût de la vie passe de l'indice 100 en 1913 à l'indice 1100 en 1920. Après les privations subies par la classe ouvrière pendant la guerre, c'est la famine « en temps de paix » qui est au programme. La sous-alimentation continue à se répandre. Le chaos et l'anar­chie de la production capitaliste, la paupéri­sation et la faim parmi les ouvriers règnent partout.
 

La bourgeoisie utilise le Traité de Versailles pour diviser la classe ouvrière

Simultanément, les puissances victorieuses de l'Ouest font payer au prix fort la bour­geoisie allemande vaincue. Il existe cepen­dant de grandes oppositions d'intérêts entre les puissances victorieuses. Alors que les Etats-Unis trouvent un intérêt à ce que l'Al­lemagne serve de contrepoids à l'Angleterre et, pour cette raison, s'élèvent contre toute mise en pièces de l'Allemagne, la France souhaite un affaiblissement territorial, mili­taire et économique aussi durable que pos­sible, et même un démembrement de l'Alle­magne. Le Traité de Versailles du 28 juin 1919 stipule que l'armée en Allemagne sera réduite par étapes à 400 000 hommes au 10 avril 1920, puis à 200 000 hommes le 20 juillet 1920. La nouvelle armée républi­caine, la Reichswehr, ne peut reprendre dans ses rangs que 4000 officiers sur les 24 000 existants. Elle considère ces déci­sions comme une menace de mort planant sur elle ; aussi s'y oppose-t-elle par tous les moyens. Tous les partis bourgeois - du SPD au Centre en passant par l'extrême-droite -se retrouvent unis dans l'intérêt du capital national unis pour rejeter le Traité de Ver­sailles. Ce n'est que sous la contrainte exer­cée par les puissances victorieuses qu'ils s'inclinent. Cependant la bourgeoisie mon­diale tire profit du Traité de Versailles pour approfondir la division qui existait déjà pendant la guerre entre les ouvriers des puissances victorieuses et ceux des puissan­ces vaincues.

Par ailleurs, une fraction importante de l'ar­mée, se sentant menacée par le Traité, cher­che immédiatement à organiser la résistance contre son application. Elle aspire à une nouvelle confrontation avec les puissances victorieuses. Pour envisager cette perspec­tive, il faut que la bourgeoisie impose très rapidement une nouvelle défaite décisive à la classe ouvrière.

Mais, pour l'instant, il n'est pas question, pour les principaux tenants du capital alle­mand, que l'armée arrive au pouvoir. A la tête de l'Etat bourgeois, le SPD fait en effet la preuve de ses grandes capacités. Depuis 1914, il a réussi à museler le prolétariat. Et, au cours de l'hiver 1918-19, il a organisé avec une grande efficacité le sabotage et la répression des luttes révolutionnaires. Le capital allemand n'a donc pas besoin de l'armée pour maintenir sa domination. Il dis­pose de la dictature de la République de Weimar et s'appuie sur elle. C'est ainsi que les troupes de police, sous les ordres du SPD, tirent sur une manifestation massive rassemblée devant le Reichstag le 13 janvier 1920. Quarante-deux morts restent sur le pavé. Au cours de la vague de grèves dans la Ruhr à la fin février le « gouvernement dé­mocratique » menace les révolutionnaires de la peine de mort.

C'est pourquoi lorsqu'en février 1920 des parties de l'armée mettent en pratique leurs aspirations putschistes, elles ne sont soutenues que par des fractions minoritaires du capital. Ce sont surtout celles de l'Est agraire qui forment leur point d'appui, celles qui sont particulièrement intéressées à la re­conquête des régions orientales perdues au cours de la guerre.

Le putsch de Kapp : l'extrême-droite passe à l'offensive...

La préparation de ce putsch est un secret de polichinelle au sein de la bourgeoisie. D'ailleurs dans un premier temps, le gouver­nement SPD n'entreprend rien contre les putschistes. Le 13 mars 1920 une brigade de la Marine sous le commandement du général von Lûttwitz entre à Berlin, cerne le siège du gouvernement Ebert et proclame sa desti­tution. Quand Ebert rassemble autour de lui les généraux von Seekt et Schleicher pour riposter à ce putsch de l'extrême-droite, l'armée hésite car, comme le déclare alors le Haut-Commandant de l’Etat-major : « La Reichswehr ne peut admettre aucune "guerre fratricide" Reichswehr contre Reichswehr. »

Le gouvernement prend alors la fuite, d'abord à Dresde puis vers Stuttgart. Kapp déclare alors le gouvernement social-démo­crate démis de ses fonctions mais ne fait procéder à aucune arrestation. Avant sa fuite vers Stuttgart le gouvernement, soutenu par les syndicats, parvient à lancer un appel à la grève et montre une nouvelle fois la perfidie avec laquelle il est capable d'agir contre la classe ouvrière.

« Luttez par tous les moyens pour le main­tien de la République. Abandonnez tous vos différends. Il n'existe qu'un seul moyen con­tre la dictature de Guillaume II :

- la paralysie totale de toute l'économie ;

- tous les bras doivent être croisés ;

- aucun prolétaire ne doit prêter son con­cours à la dictature militaire ;

- grève générale sur toute la ligne. Prolétaires, unissez-vous. A bas la contre-révolution. »

Les membres sociaux-démocrates du gou­vernement : Ebert, Bauer, Noske Le Comité directeur du SPD - O. Wels

Les syndicats et le SPD interviennent ainsi immédiatement pour protéger la république bourgeoise - même s'ils utilisent à cette oc­casion un langage en apparence favorable aux ouvriers ([1] [9]). Kapp proclame la dissolu­tion de l'Assemblée Nationale, annonce des élections et menace tout ouvrier en grève de la peine de mort.

La riposte armée de la classe ouvrière

L'indignation parmi les ouvriers est gigan­tesque. Immédiatement ils comprennent clairement qu'il s'agit d'une attaque directe contre leur classe. Partout se développe la riposte la plus violente. Naturellement, il ne s'agit pas de prendre la défense du gouver­nement haï de Scheidemann.

De la Wasserkante à la Prusse Orientale, en passant par l'Allemagne centrale, Berlin, le Bade-Wtlrtemberg, la Bavière et la Ruhr, dans toutes les grandes villes se développent des manifestations ; dans tous centres indus­triels les ouvriers entrent en grève et cher­chent à prendre d'assaut les postes de police pour s'armer ; dans les usines se tiennent des assemblées générales pour décider du com­bat à mener. Dans la plupart des grandes villes les troupes putschistes commencent à ouvrir le feu sur les ouvriers en manifesta­tion. Des dizaines d'ouvriers tombent les 13 et 14 mars 1920.

Dans les centres industriels des comités d'action, des conseils ouvriers et des conseils exécutifs sont formés. Les masses ouvrières affluent dans les rues. Depuis novembre 1918, jamais la mobilisation ouvrière n'avait été aussi importante. Partout la colère ou­vrière explose contre les militaires.

Le 13 mars, jour de l'entrée des troupes de Kapp dans Berlin, la Centrale du KPD réa­git d'abord par l'expectative. Dans une pre­mière prise de position elle déconseille la grève générale : « Le prolétariat ne lèvera pas le petit doigt pour la République démo­cratique. (...) La classe ouvrière, hier en­core mise aux fers par les Ebert et Noske, et désarmée, (...) est en ce moment incapable d'agir. La classe ouvrière entreprendra la lutte contre la dictature militaire dans les circonstances et avec les moyens qui lui pa­raîtront propices. Ces circonstances ne sont pas encore réunies. »

La Centrale du KPD se trompe cependant. Les ouvriers eux-mêmes ne veulent pas at­tendre. Au contraire, en l'espace de quelques jours ils sont de plus en plus nombreux à se joindre au mouvement. Partout s'élèvent les mots d'ordre : « Armement des ouvriers », « A bas les putschistes ».

Alors qu'en 1919, dans toute l'Allemagne, la classe ouvrière avait lutté dans l'éparpillement, le putsch provoque sa mobilisation simultanée en de nombreux lieux à la fois. Cependant, hormis dans la Ruhr, il ne se produit quasiment aucune prise de contact entre les différents foyers de lutte. Dans tout le pays la riposte se fait spontanément mais sans la moindre organisation capable de lui donner une centralisation.

La Ruhr, la plus importante concentration de la classe ouvrière, est la cible principale des « Kappistes ». C'est pourquoi elle est le centre de la riposte ouvrière. A partir de Munster, les « Kappistes » tentent d'encer­cler les ouvriers de la Ruhr. Ceux-ci sont les seuls à unir leurs luttes à l'échelle de plusieurs villes et à donner une direction cen­tralisée à la grève Partout des comités d'ac­tion sont formes. Des unités d'ouvriers en armes (80 000 environ) sont mises sur pieds Cela constitue la plus importante mobilisa­tion militaire de l'histoire du mouvement ouvrier, après la Russie

Bien que cette résistance sur le plan mili­taire ne soit pas centralisée à l'échelle du pays, les ouvriers en armes parviennent à stopper l'avance des troupes de Kapp. Les putschistes sont défaits ville après ville La classe ouvrière n'était pas parvenue à enre­gistrer de tels succès en 1919, au cours des différents soulèvements révolutionnaires Le 20 mars 1920, l'armée est contrainte de se retirer complètement de la Ruhr. Dés le 17 mars, Kapp doit déjà se démettre sans conditions, son putsch ayant à peine duré 100 heures. C'est la puissante riposte de la classe ouvrière qui est la cause de sa chute

Comme lors des événements de l'année pré­cédente, les principaux foyers de la résis­tance ouvrière se trouvent en Saxe, à Ham­bourg, à Francfort et à Munich ([2] [10]). Mais la réaction la plus puissante a lieu dans la Ruhr.

Alors que dans l'ensemble de l'Allemagne le mouvement reflue fortement après la départ de Kapp et l'échec du putsch, dans la Ruhr cette situation ne met pas fin au mouvement. De nombreux ouvriers pensent, en effet, qu'il y a là une opportunité pour développer le combat.

Les limites de la riposte ouvrière

Si un large front de riposte de la part de la classe ouvrière s'est développé à la vitesse de l'éclair contre les putschistes sanguinai­res, il est cependant évident que la question du renversement de la bourgeoisie n'est pas vraiment à l'ordre du jour ; il ne s'agit, pour la majorité des ouvriers, que de repousser une agression armée.

La suite à donner à ce succès est, à ce mo­ment-là, une question obscure. Hormis les ouvriers de la Ruhr, ceux des autres régions ne formulent quasiment pas de revendica­tions pouvant conférer une plus grande di­mension au mouvement de la classe. Tant que la pression ouvrière était dirigée contre le putsch il y avait une orientation homogène parmi les prolétaires. Mais une fois les trou­pes putschistes battues, le mouvement mar­que le pas et se retrouve sans objectif clair. Repousser une attaque militaire dans une région ne crée pas forcément les conditions pour un renversement de la classe capita­liste.

En différents endroits, il y a, de la part des anarcho-syndicalistes, des tentatives de mise en train de mesures de socialisation de la production. Celles-ci expriment l'illusion que l'expulsion des extrémistes de droite suffit à ouvrir les portes du socialisme. Toute une série de « commissions » sont créées, ici et là, par les ouvriers qui veulent, par ce moyen, adresser leurs exigences à l'Etat bourgeois. Tout ceci est présenté comme les premières mesures prises par les ouvriers sur le chemin du socialisme, comme les tout premiers petits pas vers le double pouvoir. Mais en réalité ces concep­tions ne sont que des signes d'impatience qui détournent l'attention des ouvriers des tâches les plus urgentes à accomplir. Avoir de tel­les illusions qu'après s'être seulement assuré d'un rapport de forces favorable à un niveau LOCAL constitue un grave danger pour la classe ouvrière, parce que la question du pouvoir ne peut se poser d'abord qu'à l'échelle d'un pays, et en réalité seulement à l'échelle internationale. C'est pourquoi les signes d'impatience petite-bourgeoise et le « tout, tout de suite » doivent être ferme­ment combattus.

Si les ouvriers se sont immédiatement mo­bilisés militairement contre le putsch, l'im­pulsion et la force de leur mouvement ne provient pas fondamentalement des usines. Sans cela, c'est-à-dire sans l'initiative des masses qui exercent leur pression dans la rue et qui s'expriment dans les assemblées ouvrières - au sein desquelles la situation est discutée et les décisions prises collecti­vement - le mouvement ne peut réellement aller de l'avant. Ce processus implique la prise en mains la plus large possible, la ten­dance à l'extension et à l'unification du mou­vement mais également un développement en profondeur de la conscience qui permet notamment de démasquer les ennemis du prolétariat.

C'est pourquoi l'armement des ouvriers et leur riposte militaire déterminée ne suffisent pas. La classe ouvrière doit mettre en oeuvre ce qui est sa principale force : le dé­veloppement de sa conscience et de son organisation. Dans cette perspective, les conseils ouvriers occupent la place centrale. Les conseils ouvriers et les comités d'action qui sont réapparus spontanément dans ce dernier mouvement, sont cependant encore trop faiblement développés pour servir de point de ralliement et de fer de lance pour le combat

De plus, dés le départ, le SPD entreprend toute une série de manoeuvres pour exercer son rôle de sabotage contre les conseils. Alors que le KPD concentre toute son inter­vention sur la réélection des conseils ou­vriers, cherchant ainsi à renforcer l'initiative ouvrière, le SPD parvient à bloquer ces tentatives

Le SPD et les syndicats : fer de lance de la défaite de la classe ouvrière

Dans la Ruhr de nombreux représentants du SPD siègent dans les comités d'action et dans le comité de grève central. Tout comme entre novembre 1918 et fin 1919, ce parti sabote le mouvement aussi bien de l'intérieur que de l'extérieur ; et une fois les ou­vriers affaiblis de façon déterminante, il pourra abattre sur eux tous les moyens de répression.

Suite à la démission de Kapp le 17 mars, au retrait des troupes hors de la Ruhr le 20 mars et à la reprise en main des affaires par le gouvernement SPD Ebert-Bauer de re­tour d'« exil », ce dernier avec l'armée sont en mesure de réorganiser les forces bour­geoises.

Une nouvelle fois les syndicats et le SPD se ruent au secours du Capital. S'appuyant sur la pire démagogie et sur des menaces à peine voilées, Ebert et Scheidemann appel­lent immédiatement à la reprise du travail : « Kapp et Liittwitz sont hors d'état de nuire, mais la sédition des Junkers continue de menacer l'Etat Populaire allemand. C'est eux que concerne la poursuite du combat, jusqu'à temps qu'eux aussi se soumettent sans conditions. Pour ce grand but, il faut resserrer encore plus solidement et plus pro­fondément le front républicain. La grève générale, à plus longue échéance, porte at­teinte non seulement à ceux qui se sont ren­dus coupables de haute trahison, mais aussi à notre propre front. Nous avons besoin de charbon et de pain pour poursuivre le com­bat contre les anciennes puissances, c'est pourquoi il faut cesser la grève du peuple, mais tout en restant en état d'alerte perma­nent. »

En même temps, le SPD fait mine de faire des concessions politiques pour atteindre le mouvement à travers sa partie la plus com­bative et la plus consciente. C'est ainsi qu'il promet « plus de démocratie » dans les usi­nes, « une influence déterminante dans l'élaboration de la nouvelle réglementation de la constitution économique et sociale », l'épuration de l'administration des forces ayant des sympathies envers les putschistes. Mais surtout, les syndicats font tout pour qu'un accord soit signé. L'accord de Bielefeld fait la promesse de concessions qui, en réalité, permet de mettre un frein au mou­vement pour ensuite organiser la répression.

Au même moment la menace d'une « intervention étrangère » est une nouvelle fois agitée : un élargissement des luttes ou­vrières permettrait une attaque des troupes étrangères, surtout celles des Etats-Unis, contre l'Allemagne ; de même les livraisons de ravitaillement en provenance de Hollande à destination de la population affamée se­raient interrompues.

Ainsi les syndicats et le SPD préparent les conditions et mettent en place tous les moyens de la répression contre la classe ouvrière. Le même SPD, dont les ministres quelques jours auparavant, le 13 mars, appe­laient encore les ouvriers à la grève générale contre les putschistes, prennent à nouveau les rênes en main pour mener la répression. Alors que les négociations en vue d'un ces­sez-le-feu sont en train de se dérouler et qu'en apparence le gouvernement fait des « concessions »   à   la   classe   ouvrière,   la mobilisation générale de la Reichswehr est déjà en route. Un grand nombre d'ouvriers ont l'illusion fatale que les troupes gouver­nementales envoyées par « l'Etat démocra­tique » de la République de Weimar contre les putschistes ne peuvent entreprendre aucune action de combat contre les ouvriers. C'est ainsi que le Comité de Défense de Berlin-Kôpenick appelle les milices ou­vrières à cesser le combat. Dès l'entrée dans Berlin des troupes fidèles au gouvernement, des conseils de guerre sont immédiatement mis sur pieds, conseils dont la férocité ne va rien envier à celle des Corps-Francs une an­née auparavant. Quiconque est pris en pos­session d'une arme est immédiatement exé­cuté. Des ouvriers par milliers sont soumis à la torture, fusillés ; d'innombrables femmes sont violées. On estime à plus de 1 000 les ouvriers assassinés pour la seule région de la Ruhr.

Ce que les sbires de Kapp n'ont pas réussi à faire contre les ouvriers, les bourreaux de l'Etat démocratique vont y parvenir.

Depuis la première guerre mondiale tous les partis bourgeois sont réactionnaires et des ennemis de la classe ouvrière.

Depuis que le système capitaliste est entré dans sa période de décadence, le prolétariat a constamment dû se réapproprier le fait qu'il n'existe aucune fraction de la classe dominante moins réactionnaire que les au­tres ou dans une disposition de moindre hostilité par rapport à la classe ouvrière. Au contraire, les forces de gauche du capital, comme l'exemple du SPD en a apporté la preuve, sont encore plus sournoises et plus dangereuses dans leurs attaques contre la classe ouvrière.

Dans le capitalisme décadent il n'y a aucune fraction de la bourgeoisie qui soit, d'une manière ou d'une autre, encore progressiste et que la classe ouvrière doive soutenir. Le prolétariat paie très cher ses illusions vis à vis de la social-démocratie. Avec l'écrase­ment de la riposte ouvrière contre le putsch de Kapp, le SPD montre derechef toute sa sournoiserie et fait la preuve qu'il agit au service du Capital.

D'abord il se présente comme « le représen­tant le plus radical des ouvriers ». Non seulement il parvient à mystifier les ouvriers mais aussi leurs partis politiques. Bien que, à un niveau général, le KPD mette en garde haut et fort la classe ouvrière contre le SPD et dénonce sans restriction le caractère bourgeois de sa politique, il est souvent lui-même, à un niveau local, victime de ses sournoiseries. C'est ainsi que, dans différen­tes villes, le KPD signe des appels à la grève générale communs avec le SPD.

Par exemple à Francfort le SPD, 1’USPD et le KPD déclarent ensemble : « Il faut entrer en lutte maintenant, non pas pour protéger la République bourgeoise, mais pour établir le pouvoir du prolétariat. Quittez immédia­tement les usines et les bureaux ! »

A Wuppertal les directions des districts des trois partis publient cet appel : « La lutte unitaire doit être menée avec pour objectifs:

1° La conquête du pouvoir politique par la dictature du prolétariat jusqu'à la consoli­dation du socialisme sur la base du pur système des conseils.

2° La socialisation immédiate des entrepri­ses économiques suffisamment mûres pour cette fin.

Pour atteindre ces objectifs, les partis si­gnataires (USPD, KPD, SPD) appellent à entrer avec détermination en grève générale le lundi 15 mars. »

Le fait que le KPD et 1’USPD ne dénoncent pas le véritable rôle du SPD mais prêtent leur concours à l'illusion de la possibilité d'un front uni avec ce parti traître à la classe ouvrière et dont les mains sont couvertes du sang ouvrier va avoir des conséquences dé­vastatrices.

A nouveau, le SPD tire toutes les ficelles et prépare la répression contre la classe ou­vrière. Après la défaite des putschistes, avec Ebert à la tête du gouvernement, il dote la Reichswehr d'un nouveau chef - von Seekt - militaire chevronné qui s'est déjà taillé une solide réputation en tant que bour­reau de la classe ouvrière. D'emblée, l'armée excite la haine contre les ouvriers : « Alors que le putschisme de droite doit quitter la scène battu, le putschisme de gauche relève à nouveau la tête. (...) Nous portons les ar­mes contre toutes les variétés de putschs ». Ainsi les ouvriers qui ont combattu les puts­chistes sont dénoncés comme les véritables putschistes. « Ne vous laissez pas induire en erreur par les mensonges bolchevistes et spartakistes. Restez unis et forts. Faites front contre le bolchevisme qui veut tout anéantir. » (Au nom du gouvernement du Reich : von Seekt et Schiffer)

C'est un véritable bain de sang qu'accomplit la Reichswehr sous le commandement du SPD. C'est l'armée « démocratique » qui marche contre la classe ouvrière, alors que les « Kappistes » ont depuis longtemps pris la fuite !

Les faiblesses des révolutionnaires sont fatales à toute la classe ouvrière
 

Alors que la classe ouvrière s'oppose avec un courage héroïque aux attaques de l'armée et cherche à donner une orientation à leurs luttes, les révolutionnaires sont à la traîne par rapport au mouvement. L'absence d'un parti communiste fort constitue l'une des causes décisives de ce nouveau revers que subit la révolution prolétarienne en Allema­gne.

Comme nous l'avons montré dans les articles précédents, le KPD s'est trouvé gravement affaibli par l'exclusion de l'opposition lors du Congrès de Heidelberg ; en mars 1920 le KPD ne compte que quelques centaines de militants à Berlin, la majorité des membres ayant été exclue.

De plus pèse sur le parti le traumatisme de sa terrible faiblesse, lors de la semaine san­glante de janvier 1919, lorsqu'il n'est pas ar­rivé à dénoncer de façon unie le piège tendu par la bourgeoisie à la classe ouvrière et qu'il n'est pas parvenu à empêcher celle-ci de s'y engouffrer.

Voila pourquoi le 13 mars 1920 le KPD dé­veloppe une analyse fausse du rapport de forces entre les classes, pensant qu'il est trop tôt pour frapper en retour. Il est évident que la classe ouvrière se trouve confrontée à l'of­fensive de la bourgeoisie et n'a pas le choix du moment du combat. De plus sa détermi­nation à riposter est importante. Face à cette situation le parti a parfaitement raison de donner l'orientation suivante :

« Rassemblement immédiat dans toutes les usines pour élire des conseils ouvriers. Réunion immédiate des conseils en assem­blées générales qui se doivent de prendre en charge la direction de la lutte et d'arrêter les prochaines mesures à prendre. Réunion immédiate des conseils en un Congrès Cen­tral des conseils. Au sein des conseils ou­vriers les Communistes luttent pour la dicta­ture du prolétariat, pour la République des conseils... » (15 mars 1920)

Mais après la reprise en main par le SPD des rênes des affaires gouvernementales, la Centrale du KPD déclare le 21 mars 1920 :

« Pour la conquête ultérieure des masses prolétariennes à la cause du communisme, un état de choses dans lequel la liberté po­litique pourrait être mise à profit sans limite et où la démocratie bourgeoise n'apparaî­trait pas comme la dictature du Capital, est de la plus haute importance pour le déve­loppement en direction de la dictature du prolétariat.

Le KPD voit dans la constitution d'un gouvernement socialiste excluant tout parti bourgeois capitaliste, des conditions favo­rables à l'action des masses prolétariennes et à leur processus de maturation nécessaire à l'exercice de la dictature du prolétariat.

Il adoptera vis à vis du gouvernement une attitude d'opposition loyale tant que celui-ci n'attentera pas aux garanties qui assurent à la classe ouvrière sa liberté d'action politi­que et tant qu'il combattra la contre-révo­lution bourgeoise par tous les moyens à sa disposition et qu'il n'empêchera pas le ren­forcement social et organisationnel de la classe ouvrière. »

En promettant au SPD son « opposition loyale » qu'espère le KPD ? N'est-ce pas le même SPD qui, au cours de la guerre et au début de la vague révolutionnaire, a tout entrepris pour mystifier la classe ouvrière, l'attacher au char de l'Etat et qui a froide­ment organisé sa répression !

En adoptant cette attitude la Centrale du KPD se laisse abuser par les manoeuvres du SPD. Lorsque l'avant-garde des révolution­naires se laisse autant induire en erreur, il n'est dés lors pas étonnant que dans les mas­ses les illusions au sujet du SPD se trouvent renforcées ! La politique catastrophique du front uni « à la base » appliqué en mars 1920 par la Centrale du KPD, va malheureusement être reprise immédiatement par l'Internationale Communiste. Le KPD a ainsi accompli un tragique premier pas. Pour les militants exclus du KPD en octobre 1919, cette nouvelle erreur de la Centrale est le motif qui les poussent à fonder le KAPD à Berlin très peu de temps après, au début avril 1920.

Encore une fois la classe ouvrière en Alle­magne s'est héroïquement battue contre le Capital. Et cela alors que la vague de luttes au niveau international est en plein reflux. Mais une fois encore elle a dû agir en étant privée de l'action déterminante du parti. Les hésitations et les erreurs politiques des révo­lutionnaires en Allemagne mettent claire­ment en évidence combien pèsent lourde­ment dans la balance le manque de clarté et la défaillance de l'organisation politique du prolétariat.

Cet affrontement provoqué par la bourgeoi­sie à partir du putsch de Kapp s'est malheureusement conclu par une nouvelle et grave défaite du prolétariat en Allemagne. Malgré le formidable courage et la détermination avec lesquelles ils se sont jetés dans la ba­taille, les ouvriers ont encore une fois payé au prix fort leurs illusions persistantes vis à vis du SPD et de la démocratie bourgeoise. Handicapés politiquement par la faiblesse chronique de ses organisations révolution­naires, abusés par la politique et les discours sournois de la social-démocratie, ils sont dé­faits et finalement livrés non pas aux balles des putschistes d'extrême-droite mais à celles de la très « démocratique » Reichswehr sous les ordres du gouvernement SPD.

Mais cette nouvelle défaite du prolétariat en Allemagne est surtout un coup d'arrêt pour la vague révolutionnaire mondiale et la Russie des soviets est de plus en plus isolée.

DV.



[1] [11] Aujourd'hui encore la question, s'il s'agissait on non d'une provocation visant un but précis, avec un accord entre l'armée et le gouvernement, n'est pas clarifiée. On ne peut en aucune manière considérer comme exclue l'hypothèse selon laquelle la classe dominante avait un plan utilisant les putschistes comme facteur de provocation suivant le concept suivant : les extrémistes de droite attirent les ouvriers dans le piège, la dictature démocratique frappant en­suite de toutes ses forces !

[2] [12] En Allemagne Centrale Max Hôlz fait pour la première fois son apparition. En organisant des groupes de combat d'ouvriers armés, il livre de nom­breux combats à la police et à l'armée. Au cours d'actions contre les magasins il s'empare des marchandises pour les distribuer aux chômeurs. Nous reviendrons sur lui dans un prochain article.

Géographique: 

  • Allemagne [13]

Histoire du mouvement ouvrier: 

  • Révolution Allemande [14]

Conscience et organisation: 

  • La Gauche Germano-Hollandaise [15]

Approfondir: 

  • Révolution Allemande [16]

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • La Révolution prolétarienne [17]

Le communisme n'est pas un bel idéal, il est à l'ordre du jour de l'histoire [1° partie]

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Le communisme n'est pas un bel idéal

Dès le début de la première série de ces articles, « Le communisme n'est pas un bel idéal, niais une nécessité matérielle », nous avons combattu le cliché qui prétend que o le communisme est un bel idéal, mais qui ne marchera jamais », en affirmant, avec Marx, que le communisme ne se ramène absolument pas à « un bel idéal u, mais est contenu organiquement dans la lutte de classe du prolétariat. Le communisme n'est pas une utopie abstraite imaginée par une poignée de visionnaires bien intentionnés; c'est un mouvement qui prend naissance dans les conditions mêmes de la société actuelle. Et pourtant, cette première série d'articles s'est beaucoup consacrée à l'étude des idées des communistes durant la période ascendante du capitalisme, à l'examen de la manière dont leur conception de la société future et des moyens d'y parvenir s'est développée au cours du 19e siècle, c'est-à-dire bien avant que la révolution communiste ne soit à l'ordre du jour de l’histoire.

Le communisme est le mouvement de l'ensemble du prolétariat, de la classe ouvrière en tant que force sociale historique et internationale. Mais son histoire est aussi l'histoire de ses organisations; et la clarification des buts du mouvement est la tâche spécifique de ses minorités politiques, ses partis et fractions. Contrairement aux chimères des conseillistes et des anarchistes, il n'y a pas de mouvement communiste sans organisations communistes ; pas plus qu'il n'existe de conflits d'intérêts entre les deux. A travers la première série d'articles, nous avons montré comment le travail de clarification des moyens et des buts du mouvement a été réalisé par les marxistes de la Ligue Communiste et des Première et Deuxième Internationales; mais ce travail a toujours été réalisé en liaison la plus étroite avec le mouvement des masses, en participant et en tirant les leçons d'événements historiques tels que les révolutions de 1848 ou la Commune de Paris en 1871.

Dans cette seconde série, nous examinerons l'évolution du projet communiste dans la période de la décadence du capitalisme, c'est-à-dire la période où le communisme n'est plus seulement la perspective générale des luttes ouvrières ; c'est la période où il est devenu une véritable nécessité du fait que les rapports de production capitalistes sont entrés définitivement en conflit permanent avec les forces productives qu'ils ont mises en mouvement. Plus simplement, la décadence du capitalisme a placé 1’humanité devant le choix : communisme ou barbarie. Nous aurons l'occasion de revenir plus profondément sur la signification de cette alternative tout au long de cette série. Pour le moment nous voulons simplement dire que, pas plus que dans la première série, les articles consacrés à la période de décadence du capitalisme ne peuvent prétendre fournir une « histoire » de tous les événements majeurs du 20e siècle qui ont contribué à l'élucidation des moyens et des buts du communisme. Peut-être plus que dans la première série nous aurons à nous restreindre à la manière dont les communistes ont analysé et compris ces événements.

II suffit de considérer la révolution russe de 1917 pour réaliser pourquoi il doit en être ainsi : écrire une nouvelle histoire, même consacrée aux seuls premiers mois de cet événement, serait complètement au dessus de nos moyens. Mais cela ne doit en aucune manière diminuer l'importance de notre étude. Au contraire, nous allons découvrir que quasiment toutes les avancées que le mouvement révolutionnaire du 20e siècle a réalisées dans sa compréhension de la voie vers le communisme découlent pour l'essentiel de cette expérience irremplaçable de la classe ouvrière. Même si la Revue Internationale du CCI a déjà dédié de nombreuses pages aux leçons de la révolution russe et de la vague révolutionnaire internationale qu'elle a initiée, il y a encore beaucoup à dire sur la manière dont ses leçons ont été tirées et élaborées par les organisations communistes de cette époque.

 

1905: LA GREVE DE MASSE OUVRE LA VOIE A LA REVOLUTION PROLETARIENNE

Les marxistes considèrent généralement que le début de l'époque de décadence capitaliste commence avec l'éclatement de la première guerre impérialiste mondiale en 1914. Cependant, nous avons terminé la première série, et nous commençons la seconde, avec la « première » révolution russe, avec les événements de 1905 qui ont eu lieu dans ce qu'on peut considérer comme une période charnière entre les deux époques. Comme nous le verrons, la nature équivoque de cette période a conduit à de nombreuses ambiguïtés dans le mouvement ouvrier sur la signification de ces événements. Mais ce qui a été perçu le plus clairement, parmi les fractions les plus lucides du mouvement, c'est que 1905 en Russie marquait l'émergence de nouvelles formes de lutte et d'organisation qui correspondaient aux besoins de la nouvelle période de déclin capitaliste. Si, comme nous l'avons montré dans le dernier article de la première série, la précédente décennie avait témoigné d'une forte tendance dans le mouvement ouvrier à perdre de vue la perspective du communisme - en particulier à travers le poids croissant des illusions réformistes et parlementaires -, 1905 a été l'éclair qui a illuminé la route pour tous ceux qui voulaient la voir.

Rosa Luxemburg et le débat sur la grève de masse

A première vue, la révolution de 1905 en Russie fut un coup de tonnerre dans un ciel bleu. Les idées réformistes s'étaient emparées du mouvement ouvrier tandis que le capitalisme semblait connaître des jours enchanteurs dans lesquels la situation ne pouvait que s'améliorer pour les ouvriers tant que ceux-ci s'en tenaient aux méthodes légales du syndicalisme et du parlementarisme. Les temps de l’héroïsme révolutionnaire, des combats de rue et des barricades semblaient appartenir au passé, et même ceux qui professaient « l'orthodoxie » marxiste, tel Karl Kautsky, répétaient que le meilleur moyen pour les ouvriers de faire la révolution était de gagner une majorité parlementaire. Soudain, en janvier 1905, la répression sanglante d'une manifestation pacifique conduite par le prêtre et agent de l’Etat Gapone, allumait la mèche d'une vague de grèves massives à travers l'immense empire du Tsar et initiait une année entière d'effervescence sociale qui allait culminer dans de nouvelles grèves de masse en octobre et donner naissance au Soviet de St Petersburg puis à l’insurrection armée de décembre.

En vérité, ces événements n'ont pas surgi du néant. Les misérables conditions de travail et d'existence des ouvriers russes, qui étaient à l'origine de leur humble pétition au Tsar en ce premier dimanche de janvier, avaient été rendues encore plus intolérables par la guerre russo-japonaise de 1904. Cette guerre avait été la pleine expression de l'aiguisement des tensions inter-impérialistes globales qui devaient atteindre leur paroxysme en 1914. De plus, la magnifique combativité des ouvriers russes n'était pas non plus un phénomène isolé, tant historiquement que géographiquement. Les mouvements de grève en Russie s'étaient accumulés depuis les années 1890, tandis que le spectre de la grève de masse avait déjà dressé la tête en Europe occidentale même: en Belgique et en Suède en 1902, en Hollande en 1903 et en Italie en 1904.

Avant même 1905, le mouvement ouvrier avait été traversé par un débat animé sur la a grève générale ». Dans la Deuxième Internationale, les marxistes avaient combattu la mythologie anarchiste et syndicaliste qui présentait la grève générale comme un événement apocalyptique qui pourrait être engagé à tout moment et qui permettrait de se débarrasser du capitalisme sans que la classe ouvrière ait besoin de conquérir le pouvoir politique. Mais l'expérience pratique de la classe détourna le débat de ces abstractions pour l'orienter vers la question concrète de la grève de masse, c'est-à-dire un mouvement de grèves réel et en évolution par opposition à l'arrêt du travail universel décrété à l'avance et une fois pour toute. Dès lors, les protagonistes du débat changèrent. La question de la grève de masse allait devenir une des principales pommes de discorde entre la droite réformiste et la gauche révolutionnaire au sein du mouvement ouvrier et des partis social-démocrates en particulier. Et, comme lors du précédent round de ce débat (sur les théories révisionnistes de Bernstein à la fin des années 1890), c'est le mouvement ouvrier en Allemagne qui allait être au centre de la controverse.

 

Les réformistes, en particulier les dirigeants syndicalistes, ne voyaient dans la grève de masse qu'une force de l'anarchie menaçant de ruiner les années de patient travail au cours desquelles les syndicats avaient acquis leurs effectifs d'adhérents et leurs fonds de soutien et pour le parti une substantielle représentation parlementaire. Les bureaucrates syndicaux, spécialistes dans la négociation avec la bourgeoisie, craignaient que des explosions massives et spontanées, comme celles qui avaient eu lieu en Russie, ne débouchent sur une répression massive et la perte de tous les gains péniblement acquis dans les décennies précédentes. Prudemment, ils évitèrent de dénoncer ouvertement le mouvement en Russie. Par contre, ils cherchèrent à limiter son champ d'application. Ils acceptèrent la grève de masse comme le produit de l'arriération de la Russie et de son régime despotique. Elle ne pouvait donc pas être appliquée à un pays comme l'Allemagne où les syndicats et les partis ouvriers avaient une existence légale reconnue. Et si une espèce de grève générale s'avérait nécessaire en Europe occidentale, il ne pourrait s'agir que d'une opération défensive limitée visant à préserver les droits démocratiques existants contre un assaut de la réaction. Mais surtout, une telle opération devait être préparée à l'avance et contrôlée de près par les organisations ouvrières existantes de manière à contenir toute menace « d'anarchie ».

 

Officiellement, la direction du SPD avait pris ses distances par rapport à ses tendances conservatrices. Au congrès d’Iena de 1905, Bebel présenta une résolution qui semblait marquer une victoire de la gauche contre les réformistes puisqu'elle saluait l'importance de la grève de masse. En fait, la résolution de Bebel était une expression typique du centrisme puisqu'elle réduisait la grève de masse à la sphère purement défensive. La direction révélera sa duplicité quelques mois plus tard, en février 1906, lorsqu'elle passera un accord secret avec les syndicats pour bloquer toute propagande effective pour la grève de masse en Allemagne.

Pour la gauche, par contre, le mouvement en Russie avait une signification universelle et historique. II apportait un souffle d'air frais dans l'atmosphère renfermée du syndicalisme et du parlementarisme qui avait dominé le parti depuis si longtemps. Les efforts de la gauche pour comprendre les implications des grèves de masse en Russie se sont cristallisés surtout dans les écrits de Rosa Luxemburg qui avait déjà mené le combat contre le révisionnisme de Bernstein et qui avait été directement impliquée dans les événements de 1905 à travers son appartenance au Parti social-démocrate de Pologne ; ce pays faisait alors partie de l'empire russe. Dans sa brochure, célèbre à juste titre, Grève de masses, parti et syndicat, elle fit montre d'une profonde maîtrise de la méthode marxiste qui, du fait de son cadre historique et théorique global, est capable de discerner les floraisons de l'avenir dans les germes du présent. De même que Marx avait été capable de prédire le futur général du capitalisme mondial en étudiant ses formes pionnières en Angleterre, ou de proclamer les potentialités révolutionnaires du prolétariat en observant un mouvement aussi faible d'apparence que celui des tisserands de Silésie, Luxemburg fut capable de montrer que le mouvement prolétarien dans la Russie « arriérée » de 1905 révélait les caractéristiques essentielles de la lutte de classes dans une période qui commençait seulement à s'ouvrir: celle du déclin du capitalisme mondial.

Les opportunistes retranchés dans la bureaucratie syndicale et leurs partisans plus ou moins ouverts dans le parti ne tardèrent pas à attaquer ces marxistes, qui cherchaient à tirer les implications réelles du mouvement de grève de masse en Russie, en les taxant de « romantiques de la révolution » et surtout d'anarchistes cherchant à ressusciter la vieille vision millénariste de la grève générale. II est vrai qu'il y avait des semi-anarchistes dans le SPD - en particulier ceux qui se faisaient appeler les « lokalisten » et qui appelaient à une « grève sociale générale » - et que, comme Luxemburg l’a écrit elle-même, les grèves de masse en Russie semblaient, à première vue, « être devenues le champ d'expérimentation pour les exploits de l'anarchisme. » ([1] [18]) Mais, en réalité, Luxemburg a montré, outre que les anarchistes ont été presque complètement absents du mouvement, que les méthodes et les buts de ce dernier ont constitué « la liquidation historique de l'anarchisme ». Et cela pas uniquement parce que les ouvriers russes ont prouvé, contrairement à l'apolitisme plaidé par les anarchistes, que la grève de masse pouvait être aussi un instrument politique dans la lutte pour les droits démocratiques (cette lutte touchait à sa fin en tant que composante réalisable du combat du mouvement ouvrier). Mais d'abord et avant tout parce que la forme et la dynamique de la grève de masse a porté un coup décisif aux visions des anarchistes et à celles des bureaucrates syndicaux qui, au delà de toutes leurs différences, partageaient la notion fausse que la grève générale pouvait être déclenchée et arrêtée à volonté, indépendamment des conditions historiques et de l'évolution réelle de la lutte de classe. Contre ces visions, Luxemburg montrera que la grève de masse est « un produit historique et non pas artificiel », qu'elle n'est « ni 'fabriquée" artificiellement ni "décidée" ou "propagée" dans un éther immatériel et abstrait mais qu'elle est un phénomène historique résultant à un certain moment d'une situation sociale à partir d'une nécessité historique. Ce n’ est donc pas par des spéculations abstraites sur la possibilité ou l'impossibilité, sur l'utilité ou le danger de la grève de masse, c'est par l'étude des facteurs et de /a situation sociale qui provoquent la grève de masse dans /a phase actuelle de la lutte de classe, qu'on résoudra le problème ; ce problème, on ne le comprendra pas et on ne pourra pas le discuter à partir d'une appréciation subjective de la grève de masse en considérant ce qui est souhaitable ou non, mais à partir d'un examen objectif des origines de la grève de masse en partant du point de vue de ce qui est historiquement inévitable. » (Ibid.)

Et, lorsque Luxemburg évoque « la phase actuelle de la lutte de classe », elle ne se réfère pas à un moment passager mais bien à une nouvelle période historique. Avec une saisissante clairvoyance, elle avance que « la révolution russe actuelle éclate à un point de l évolution historique situé déjà sur l'autre versant de la montagne, au-delà de l'apogée de la société capitaliste » (Ibid.). En d'autres termes, la grève de masse en Russie présageait les conditions qui allaient devenir universelles dans l'époque imminente de la décadence capitaliste. Le fait qu'elle soit apparue avec une telle acuité dans la Russie « arriérée » renforçait plutôt qu'elle n'affaiblissait cette thèse, puisque le développement tardif mais très rapide du capitalisme en Russie avait donné naissance à un prolétariat hautement concentré faisant face à un appareil policier omniprésent qui lui interdisait virtuellement toute organisation et ne lui laissait d'autre choix que de s'organiser dans et à travers la lutte. Cette réalité va s'imposer à tous les ouvriers dans la période de décadence, période dans laquelle l’Etat capitaliste, ne pouvant plus tolérer l'existence d'organisations de masse permanentes, va détruire ou récupérer systématiquement à son profit tous les efforts précédents de la classe pour s'organiser à cette échelle.

La période de décadence du capitalisme est celle de la révolution prolétarienne. En conséquence, la révolution de 1905 en Russie « apparaît moins comme l'héritière des vieilles révolutions bourgeoises que comme le précurseur dune nouvelle série de révolutions prolétariennes. Le pays le plus arriéré, précisément parce qu'il a mis un retard impardonnable à accomplir sa révolution bourgeoise, montre au prolétariat d’Allemagne et des pays capitalistes les plus avancés, les voies et les méthodes de la lutte de classe à venir. » (Ibid.) Ces « voies et méthodes » sont précisément celles de la grève de masse qui, comme le dit Luxemburg, est « la mise en mouvement même de la masse prolétarienne, la force de manifestation de la lutte prolétarienne dans la révolution. » (Ibid.) En somme, le mouvement en Russie montrait aux ouvriers du monde entier le chemin de la révolution.

Les caractéristiques de la lutte de classe dans la nouvelle période

Quelle était précisément cette « méthode de mise en mouvement » de la lutte de classe dans la nouvelle période ?

D'abord, la tendance de la lutte à éclater spontanément, sans planification, sans collecte préalable de fonds destinés à soutenir un long siège contre les patrons. Luxemburg rappelle les motifs « minimes » qui, aux ateliers Poutilov, furent à l'origine de la grève de janvier ; dans son 1905, Trotsky évoque comment la grève d'octobre avait démarré parmi les typographes de Moscou pour une simple question de rétribution des ponctuations. Il en est ainsi parce que les causes immédiates de la grève de masse sont complètement secondaires au regard de ce qui est sous-jacent: la profonde accumulation de mécontentement dans le prolétariat face à un régime capitaliste de moins en moins capable de faire la moindre concession et contraint de rogner toujours plus ce qui avait été arraché au capital par les ouvriers.

Les bureaucrates syndicaux, bien sûr, pouvaient difficilement imaginer une lutte ouvrière à large échelle qui ne soit pas planifiée et contrôlée depuis leurs confortables bureaux-, et si des mouvements spontanés éclataient sous leurs yeux, ils ne pouvaient les considérer que comme impuissants parce qu'inorganisés. Mais Luxemburg leur répondît qu'avec l'émergence des nouvelles conditions de la lutte de classe, la spontanéité, loin d'être la négation de l'organisation, en constituait le point de départ le plus vital: « La conception rigide et mécanique de la bureaucratie n'admet la lutte que comme résultat de l'organisation parvenue à un certain degré de sa force. L'évolution dialectique vivante, au contraire, fait naître l'organisation comme un produit de la lutte. Nous avons déjà vu un magnifique exemple de ce phénomène en Russie où un prolétariat quasi inorganisé a commencé à créer en un an et demi de luttes révolutionnaires tumultueuses un vaste réseau d'organisations. » (Ibid.)

N’en déplaise à beaucoup de critiques de Luxemburg, une telle vision n'est pas « spontanéiste » : les organisations auxquelles elle fait référence ici sont les organes unitaires immédiats des ouvriers et non pas le parti politique ou la fraction dont l'existence et le programme, au lieu d'être liés au mouvement immédiat de la classe, correspondent avant tout à sa dimension historique et en profondeur. Comme nous le verrons, Luxemburg n'a, en aucune manière, nié la nécessité pour le parti politique prolétarien d'intervenir dans la grève de masse. Mais sa vision exprime de manière extrêmement lucide la fin de toute une époque dans laquelle les organisations unitaires de la classe pouvaient exister sur une base permanente, en dehors des phases de combat ouvert contre le capital.

La nature explosive, spontanée de la lutte dans les nouvelles conditions est directement liée à l'essence même de la grève de masse : la tendance des luttes à s'étendre très rapidement à des couches de plus en plus larges d'ouvriers. Décrivant l'extension de la grève de janvier, elle écrivait: « on ne peut parler ni de plan préalable, ni d'action organisée, car l'appel des partis avait peine à suivre les soulèvements spontanés de la masse ; les dirigeants avaient à peine le temps de formuler des mots d'ordre, tandis que la masse des prolétaires allait à l'assaut. » (Ibid.) Alors que le mécontentent dans la classe est général, il devient éminemment possible pour le mouvement de s'étendre à travers faction directe des ouvriers en grève, en appelant leurs camarades des autres usines et secteurs autour de revendications qui reflètent leurs griefs communs.

Enfin, contre ceux qui, dans les syndicats et les partis, voulaient une « grève de masse purement politique », une grève de masse ramenée à une arme défensive de protestation contre les transgressions des droits démocratiques des ouvriers, Luxemburg a démontré l'interaction vivante entre les aspects économique et politique de la grève de masse :

« ( ..) Le mouvement dans son ensemble ne s'oriente pas uniquement dans le sens d'un passage de l'économique au politique, mais aussi dans le sens inverse. Chacune des grandes actions de masse politiques se transforme, après avoir atteint son apogée, en une foule de grèves économiques. Ceci ne vaut pas seulement pour chacune des grandes grèves, mais aussi pour la révolution dans son ensemble. Lorsque la lutte politique s'étend, se clarifie et s'intensifie, non seulement la lutte revendicative ne disparaît pas mais elle s'étend, s'organise, et s'intensifie parallèlement. II y a interaction complète entre les deux. (..) En un mot, la lutte économique présente une continuité, elle est le fil qui relie les différents nœuds politiques ; la lutte politique est une fécondation périodique préparant le sol aux luttes économiques. La cause et l'effet se succèdent et alternent sans cesse, et ainsi le facteur économique et le facteur politique, bien loin de se distinguer complètement ou de s'exclure réciproquement, comme le prétend le schéma pédant, constituent dans une période de grève de masse deux aspects complémentaires de la lutte de classe prolétarienne en Russie. C'est précisément la grève de masse qui constitue leur unité. » (Ibid.) Et ici, la dimension « politique » ne signifie pas simplement, pour Luxemburg, la défense des libertés démocratiques, mais surtout la lutte offensive pour le pouvoir, comme elle le précise dans le passage qui suit immédiatement : « la grève de masse est inséparable de la révolution. » Le capitalisme en décadence est devenu incapable d'apporter des améliorations durables dans les conditions de vie de la classe ouvrière et tout ce qu'il peut offrir, en fait, c'est la répression et la paupérisation. C'est pourquoi les conditions mêmes qui donnent naissance à la grève de masse, contraignent aussi les ouvriers à poser la question de la révolution. Plus encore, parce qu'elle forme la base de la polarisation de la société bourgeoise en deux camps fondamentaux, parce qu'elle pousse inévitablement les prolétaires à s'opposer de front à la force de l’Etat capitaliste, la grève de masse ne peut pas faire autrement que de développer la nécessité de renverser le vieux pouvoir d’Etat : « Aujourd'hui la classe ouvrière est obligée de s'éduquer, de se rassembler et de se diriger elle-même au cours de la lutte et ainsi la révolution est dirigée autant contre l'exploitation capitaliste que contre le régime d'Etat ancien ; si bien que la grève de masse apparaît comme le moyen naturel de recruter, d'organiser et de préparer à la révolution les couches prolétaires les plus larges, de même qu'elle est en même temps un moyen de miner et d'abattre l'Etat ancien ainsi que d'endiguer l'exploitation capitaliste. » (Ibid.)

Ici Luxemburg s'attaque au problème posé par les opportunistes dans le parti, qui basaient leur « parlementarisme sinon rien » sur l'observation juste que le pouvoir d'Etat moderne ne pouvait plus être renversé par la seule vieille tactique des barricades et des combats de rue (et, dans le dernier article de cette série nous avons vu comment même Engels avait apporté son soutien aux opportunistes sur ce point). Les opportunistes croyaient qu'il en résulterait que « la lutte de classe se limiterait exclusivement à la bataille parlementaire et que la révolution -au sens de combat de rue - serait tout simplement supprimée. » Mais Luxemburg répond: « l'histoire a résolu le problème à sa manière, qui est à la fois la plus profonde et la plus subtile : elle a fait surgir la grève de masse révolutionnaire qui, celles, ne remplace ni ne rend superflus les affrontements directs et brutaux dans la rue, mais les réduit à un simple moment de la longue période de luttes politiques... » (Ibid.) Ainsi donc l'insurrection armée se présente comme le point culminant de l’œuvre organisative et éducative de la grève de masse. Cette perspective sera amplement confirmée par les événements de février à octobre 1917.

Dans ce passage, Luxemburg s'attaque à David et à Bernstein en ce qu'ils sont les porte-parole de la tendance opportuniste dans le parti. Mais, en insistant sur le fait que la révolution ne se limite pas à un unique acte violent insurrectionnel, en affirmant que ce dernier est le couronnement du mouvement de masse sur le terrain spécifique du prolétariat - les lieux de production et la rue -, Luxemburg exprimait également, sur le fond, un rejet total des conceptions « orthodoxes » défendues par Kautsky qui, à ce moment-là, étaient considérées comme faisant partie de la gauche du parti mais pour lesquelles la notion de révolution, comme nous l'avons montré dans l'article de cette série paru dans la Revue internationale n° 88, était tout aussi prisonnière de la nasse parlementariste. Comme nous le verrons plus tard, l'opposition réelle de Kautsky à l'analyse révolutionnaire de Luxemburg sur la grève de masse allait se faire bien plus nette après la parution de sa brochure. Mais Luxemburg avait déjà tracé la voie pour le rejet du parlementarisme en montrant que la grève de masse constituait l'embryon de la révolution prolétarienne.

Nous avons dit que le travail de Luxemburg sur la grève de masse n'éliminait en aucune manière la nécessité du parti prolétarien. En fait, à l'époque de la révolution prolétarienne, le parti révolutionnaire devient encore plus crucial, comme les bolcheviks allaient le montrer en Russie. Mais au développement de nouvelles conditions et de nouvelles méthodes de la lutte de classe correspondaient un rôle nouveau pour l'avant-garde révolutionnaire et Luxemburg fut une des premières à l’affirmer. La conception du parti comme une organisation de masse qui regroupe, englobe et commande la classe, conception qui avait dominé de plus en plus au sein de la social-démocratie, a été historiquement enterrée par la grève de masse. L'expérience de cette dernière a montré que le parti ne peut pas regrouper la majorité de la classe, pas plus qu'il ne peut prendre en main les détails organisationnels d'un mouvement aussi gigantesque et mouvant qu'une grève de masse. D'où la conclusion de Luxemburg :

« Ainsi nous parvenons pour l’Allemagne aux mêmes conclusions en ce qui concerne le rôle propre de la "direction" de la social­-démocratie par rapport aux grèves de masse que dans l'analyse des événements de Russie. En effet, laissons de côté la théorie pédante d'une grève de démonstration mise en scène artificiellement par le Parti et les syndicats et exécutée par une minorité organisée et considérons le vivant tableau d'un véritable mouvement populaire issu de l'exaspération des conflits de classe et de la situation politique (..) : alors la tâche de la social-démocratie consistera non pas dans la préparation ou la direction technique de la grève, mais dans la direction politique de l'ensemble du mouvement. » (Ibid.)

La profondeur de l'analyse de Luxemburg sur la grève de masse en Russie a fourni une réfutation complète contre tous ceux qui cherchaient à nier sa signification historique et internationale. Comme une révolutionnaire véritable, Luxemburg a montré que les tempêtes venues de l'est bouleversaient non seulement les vieilles conceptions de la lutte de classe en général, mais encore exigeaient un réexamen radical du rôle du parti lui même. Pas étonnant qu'elle ait empêché de dormir les conservateurs qui dominaient les bureaucraties des syndicats et du parti !

 

Les soviets, organes du pouvoir prolétarien

 

Le dogme bordiguiste selon lequel le programme révolutionnaire serait « invariant » depuis 1848 a trouvé un total démenti dans les événements de 1905. Les méthodes et les formes organisationnelles de la grève de masse - en particulier les soviets ou conseils ouvriers – ne furent pas le résultat de schémas préétablis mais surgirent de la créativité de la classe en mouvement. Les soviets ne sont pas des créations ex-nihilo, ce qui n'existe pas dans la nature. Ils furent les héritiers naturels des précédentes formes d'organisation de la classe ouvrière, et en particulier de la Commune de Paris. Mais ils ont aussi représenté une forme plus élevée d'organisation qui correspondait aux besoins de la lutte dans la nouvelle période.

Un autre facette de la thèse de » l'invariance » est également contredite par la réalité de 1905 : celle selon laquelle le «fil rouge » de la clarté révolutionnaire au 20e siècle passe par un seul courant du mouvement ouvrier (la gauche italienne). Comme nous allons le voir, la clarté qui a émergé parmi les révolutionnaires sur les événements de 1905 est indubitablement une synthèse des différentes contributions faites par les révolutionnaires de l'époque. Ainsi, alors que Luxemburg a fait preuve, sur la dynamique de la grève de masse et les caractéristiques générales de la lutte de classe dans la nouvelle période, d'une clairvoyance sans égal, son livre Grève de masses, pari et syndicat contient par contre une compréhension étonnamment limitée des acquis organisationnels essentiels du mouvement. Elle a certainement révélé une profonde vérité en montrant que, dans la grève de masse, les organisations étaient le produit du mouvement et non l'inverse, mais l'organe qui est, plus que toute autre chose, l'émanation de la grève de masse, le soviet, est à peine mentionné au passage. Quand elle évoque les nouvelles organisations nées de la lutte, elle fait référence d'abord et avant tout aux syndicats : « ...tandis que les gardiens jaloux des syndicats allemands craignent avant tout de voir se briser en mille morceaux ces organisations, comme de la porcelaine précieuse, au milieu du tourbillon révolutionnaire, la révolution russe nous présente un tableau tout différent: ce qui émerge des tourbillons et de la tempête, des flammes et du brasier des grèves de masse, telle Aphrodite surgissant de l'écume des mers, ce sont des syndicats neufs et jeunes, vigoureux et ardents. » (Ibid.)

Il est vrai que, à l'aube naissante de la nouvelle période, les syndicats n'avaient pas encore été pleinement intégrés à l’Etat bourgeois, même si la bureaucratie combattue par Luxemburg était déjà l'expression de cette tendance. Mais il n'en reste pas moins que l'émergence des soviets signait la mort de la forme syndicale d'organisation. En tant que méthode de défense des ouvriers, cette dernière était entièrement rattachée à la période précédente où il était effectivement possible, pour les luttes ouvrières, d'être planifiées à l'avance et menées sur une base sectorielle dans la mesure où les patrons ne s'étaient pas encore unifiés derrière l’Etat et où la pression des ouvriers au niveau d'une entreprise ou d'un secteur ne provoquait pas automatiquement la solidarité de classe de la classe dominante contre leur lutte. Désormais, les conditions pour « des syndicats neufs et jeunes, vigoureux et ardents »étaient en train de disparaître rapidement, tandis que les conditions nouvelles exigeaient de nouvelles formes d'organisation.

La signification révolutionnaire des soviets a été comprise beaucoup plus clairement par les révolutionnaires en Russie et surtout par Trotsky qui a joué un rôle central dans le soviet de St Petersburg. Dans son livre 1905, écrit aussitôt après les événements, Trotsky fournit une définition classique du soviet qui fait clairement le lien entre sa forme et sa fonction dans la lutte révolu­tionnaire :

« Qu'était-ce donc que le Soviet ? Le conseil des députés ouvriers fut formé pour répondre à un besoin pratique, suscité par les conjonctures d'alors.- il fallait avoir une organisation jouissant d'une autorité indiscutable, libre de toute tradition, qui grouperait du premier coup les multitudes disséminées et dépourvues de liaison ; cette organisation devait être un confluent pour tous les courants révolutionnaires à l'intérieur du prolétariat; elle devait être capable d'initiative et se contrôler elle-même de manière automatique ; l'essentiel enfin, c'était de pouvoir la faire surgir dans les vingt-quatre heures. ( ..) Pour avoir de l'autorité sur les niasses, le lendemain même de sa formation, elle devait être instituée sur la base d'une très large représentation. Quel principe devait-on adopter ? La réponse venait toute seule. Comme le seul lien qui existât entre les masses prolétaires, dépourvues d'organisation, était le processus de la production, il ne restait qu’ à attribuer le droit de représentations aux entreprises et aux usines. » ([2] [19])

Ici Trotsky comble le vide laissé par Luxemburg en montrant que c'est le soviet, et non les syndicats, qui constitue la forme organisationnelle appropriée à la grève de masse, à l'essence de la lutte prolétarienne dans la nouvelle période révolutionnaire. Né spontanément de l'initiative créatrice des ouvriers en mouvement, il incarne le nécessaire passage de la spontanéité à l'auto-organisation. L'existence permanente et la forme corporatiste des syndicats étaient adaptées uniquement aux méthodes de lutte de la période précédente. La forme soviétique d'organisation, au contraire, exprimait parfaitement les besoins d'une situation où la lutte « tend à se développer non plus sur un plan vertical (métiers, branches d'industrie) mais sur un plan horizontal (géographique) en unifiant tous ses aspects - économiques et politiques, localisés et généralisés -, (et où) la farine d'organisation qu'elle engendre ne peut avoir pour fonction que d'unifier le prolétariat par delà les secteurs professionnels. » ([3] [20]).

Comme nous l'avons déjà vu, la dimension politique de la grève de masse n'est pas limitée au niveau défensif mais implique inévitablement le passage à l'offensive, à la lutte prolétarienne pour le pouvoir. Ici encore, Trotsky a vu, plus clairement que personne, que la destinée ultime du soviet était d'être un organe direct du pouvoir révolutionnaire. A mesure que le mouvement de masse s'organise et s’unifie, il est inévitablement obligé d'aller au delà des tâches « négatives » de paralysie de l'appareil productif et d'assumer les tâches « positives » de prise en charge de la production et de la distribution des denrées essentielles, de diffusion d'informations et de propagande, de garantie d'un nouvel ordre révolutionnaire. Tout cela révélait la nature réelle du soviet comme un organe capable de réorganiser la société :

« Le Soviet organisait les masses ouvrières, dirigeait les grèves et les manifestations, armait les ouvriers, protégeait la population contre les pogroms. Mais d'autres organisations révolutionnaires remplirent la même tâche avant lui, à côté de lui et après lui : elles n'eurent pourtant pas l'influence dont jouissait le soviet. Le secret de cette influence réside en ceci que cette assemblée sortit organiquement du prolétariat au cours de la lutte directe, prédéterminée par les événements, que mena le monde ouvrier pour la conquête du pouvoir. Si les prolétaires d'une part et la presse réactionnaire de l'autre donnèrent au soviet le titre de "gouvernement prolétarien", c'est qu'en fait cette organisation n'était autre que l'embryon d'un gouvernement révolutionnaire. » ([4] [21]). Cette conception de la signification réelle des soviets était, comme nous le verrons, intimement liée à la vision de Trotsky que c'était essentiellement la révolution prolétarienne qui était à l'ordre du jour de l'histoire en Russie.

Lénine, bien que forcé d'observer les phases initiales du mouvement depuis l’exil, saisit également le rôle clé des soviets. Trois ans seulement auparavant, en écrivant son Que Faire ? avec le but majeur d'insister sur le rôle indispensable du parti révolutionnaire, il avait mis en garde contre la manière dont le courant économiste fétichisait la spontanéité immédiate de la lutte. Mais désormais, dans la tourmente de la grève de masse, Lénine a dû lui-même corriger les « super­léninistes » de son parti qui transformaient cette polémique en dogme rigide. Se méfiant du soviet parce qu'il n'était pas un organe du parti et qu'il avait effectivement surgi spontanément de la lutte, ces bolcheviks le mettait devant un ultimatum absurde : adopter le programme des bolcheviks ou se dissoudre. Marx avait mis en garde contre ce genre d'attitude (« Voici la vérité, mettez-vous à genoux. ») avant même que le Manifeste Communiste ait été écrit; et Lénine vit clairement que si les bolcheviks persistaient dans cette ligne, ils passeraient complètement à côté du mouvement réel. Voici ce que fut la réponse de Lénine : « II me semble que le camarade Radine a tort (..) quand il pose cette question : le Soviet des Députés Ouvriers ou le Parti. Je pense qu'on ne saurait poser ainsi la question ; qu'il faut aboutir absolument à cette solution : et le Soviet des Députés Ouvriers et le Parti. La question - très importante - est seulement de savoir comment partager et comment coordonner les tâches du Soviet et celles du Parti Ouvrier Social-Democrate de Russie. II me semble que le Soviet aurait tort de se joindre sans réserve à un parti quelconque (..)

Le Soviet des députés ouvriers est né de la grève générale, à l'occasion de la grève, au nom des objectifs de la grève. Qui a conduit et fait aboutir la grève ? Tout le prolétariat au sein duquel il existe aussi... des non so­cial-démocrates... Faut-il que ce combat soit livré par les seuls social-démocrates ou uniquement sous le drapeau social-démo­crate ? II me semble que non... en qualité d'organisation professionnelle, le soviet des députés ouvriers doit tendre à s'incorporer les députés de tous les ouvriers, employés, gens de service, salariés agricoles etc. Quant à nous, social-démocrates, nous tâcherons à notre tour ... de lutter en commun avec les camarades prolétaires, sans distinction d'opinions, pour développer une propagande inlassable, opiniâtre de la conception seule conséquente, seule réellement prolétarienne, du marxisme. Pour ce travail, pour cet effort de propagande et d'agitation, nous conserverons absolument, nous consoliderons et développerons notre parti de classe, tout à fait indépendant, fidèlement attaché aux principes, le parti du prolétariat conscient... » ([5] [22])

Tout comme Trotsky, qui souligna également cette distinction entre le parti, en tant qu’organisation « à l'intérieur du prolétariat » et le Conseil, en tant qu'organisation « du prolétariat » (ibid.), Lénine fut capable de voir que le parti n'avait pas pour tâche de regrouper ou d'organiser l'ensemble du prolétariat mais d'intervenir dans la classe et ses organes unitaires pour lui donner une direction politique claire. Cette vision tend dès lors à converger avec la conception de Luxemburg esquissée précédemment. De plus, à la lumière de l'expérience de 1905 et des capacités révolutionnaires de la classe dont elle avait puissamment témoigné, Lénine allait « redresser la barre » et corriger certaines exagérations contenues dans Que faire ? : notamment la notion, initialement développée par Kautsky, selon laquelle la conscience de classe est « importée » dans le prolétariat par le parti, ou plutôt par les intellectuels socialistes. Mais cette réaffirmation de la thèse de Marx selon laquelle la conscience communiste émane nécessairement de la classe communiste, le prolétariat, ne diminua en rien la conviction de Lénine sur le rôle indispensable du parti. Etant donné que la classe comme un tout, même lorsqu'elle s'oriente dans une direction révolutionnaire, continue de se confronter à l'énorme puissance de l'idéologie bourgeoise, l'organisation des éléments prolétariens les plus conscients doit être présente dans les rangs prolétariens pour combattre toute les hésitations et illusions, pour clarifier les buts immédiats et à long terme du mouvement.

Nous ne pouvons approfondir davantage la question ici. Il faudrait consacrer toute une série d'articles pour exposer la théorie bolchevik de l'organisation et pour la défendre en particulier contre les calomnies, communes aux mencheviks, anarchistes, conseillis­tes et à d'innombrables parasites, selon lesquelles « l'étroitesse » de la conception du parti (la conception du parti « étroit ») chez Lénine serait un produit de l'arriération russe et un retour aux conceptions populistes et bakouninistes. Nous nous bornerons à dire ici que, tout comme la révolution de 1905 n'était pas la dernière d'une série de révolutions bourgeoises mais le signe avant-coureur des révolutions prolétariennes en gestation dans les entrailles du monde capitaliste, la conception bolchevik du parti de 1903 n'était pas enracinée dans le passé. Elle était en fait en rupture avec le passé, avec la conception légaliste et parlementariste du « parti de masse » qui était parvenue à dominer le mouvement social-démocrate. Les évènements de 1917 allaient confirmer de la manière la plus concrète que le « parti d'un nouveau type » de Lénine était précisément le type de parti qui correspondait aux besoins de la lutte de classe à l'époque de la révolution prolétarienne.

S'il y a eu des faiblesses dans la compréhension de Lénine du mouvement de 1905 elles résidaient essentiellement dans son ap­proche du problème des perspectives. Pour être bref, la vision de Lénine, selon laquelle la révolution de 1905 était, à la base, une révolution bourgeoise dans laquelle le rôle dirigeant était échu au prolétariat, ne lui permit pas d'atteindre le même degré de clarté que Trotsky sur la signification historique des soviets. Sans doute, il sut voir qu'ils ne devaient pas être limités à des organes purement défensifs et qu'ils devraient se considérer eux-mêmes comme des organes du pouvoir révolutionnaire: « II me semble que, sous le rapport politique, le Soviet de députés ouvriers doit être envisagé comme un embryon du gouvernement révolutionnaire provisoire. Je pense que le Soviet doit se proclamer gouvernement révolutionnaire provisoire de toute la Russie. » (Lénine, Ibid.) Mais, dans sa conception de « la dictature démocratique des ouvriers et paysans », ce gouvernement n'était pas la dictature du prolétariat accomplissant la révolution socialiste. II accomplissait une révolution bourgeoise et, de ce fait, il devait incorporer toutes les classes et couches qui étaient impliquées dans le combat contre le tsarisme. Trotsky voyait la force du Soviet précisément dans le fait qu’« il ne laissait pas dissoudre sa nature de classe dans l'élément de la démocratie révolutionnaire ; il était et restait l'expression organisée de la volonté de classe du prolétariat » (Trotsky, Ibid.) Lénine, de son côté, appelait le soviet à diluer sa composition de classe en élargissant sa représentation aux soldats, aux paysans et à « l'intelligentsia révolutionnaire bourgeoise », et en assumant les tâches d'une révolution « démocratique ». Pour comprendre ces différences, il faut examiner de plus près la question qui se trouve derrière: celle de la nature de la révolution en Russie.

Nature et perspectives de la révolution

La scission de 1903 entre bolcheviks et mencheviks se cristallisa sur la question de l'organisation. Mais la révolution de 1905 montra que les divergences sur l'organisation étaient aussi liées à d'autres questions programmatiques plus générales: dans ce cas surtout, celle de la nature et des perspectives de la révolution en Russie.

Les mencheviks, qui prétendaient être les interprètes « orthodoxes » de Marx sur cette question, défendaient que la Russie attendait encore son 1789. Dans cette révolution bourgeoise tardive, inévitable si le capitalisme voulait briser les entraves absolutistes et construire les bases matérielles du socialisme, la tâche du prolétariat et de son parti était d'agir comme une force d'opposition indépendante, en soutenant la bourgeoisie contre le tsarisme mais en refusant de participer au gouvernement afin d'être libre de le critiquer sur sa gauche. Dans cette vision, la classe dirigeante de la révolution bourgeoise ne pouvait être que la bourgeoisie, du moins ses fractions les plus libérales et d'avant garde. -

Les bolcheviks, avec Lénine à leur tête, étaient d'accord que la révolution ne pourrait être qu'une révolution bourgeoise et rejetaient comme anarchiste l'idée qu'elle pourrait immédiatement revêtir un caractère socialiste. Mais, sur la base de l'analyse des conditions du développement du capitalisme en Russie (en particulier sa dépendance vis-à-vis des capitaux étrangers et de la bureaucratie d’Etat russe), ils étaient convaincus que la bourgeoisie russe était trop soumise à l'appareil tsariste, trop molle et trop indécise pour mener à bien sa propre révolution. En plus, l'expérience historique des révolutions de 1848 en Europe enseignait que cette indécision serait d'autant plus grande que la bourgeoisie craignait qu'un soulèvement révolutionnaire ne laisse libre cours à la « menace d'en bas », c'est-à-dire au mouvement du prolétariat. Dans ces conditions, les bolcheviks prédisaient que la bourgeoisie trahirait la lutte contre l'absolutisme et que celle-ci ne pourrait être menée jusqu'au bout qu'à travers une insurrection populaire armée dans laquelle le rôle dirigeant devait être joué par la classe ouvrière. Cette insurrection devait établir une a dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie » ; et, au grand scandale des mencheviks, les bolcheviks se déclaraient prêts à participer au gouvernement révolutionnaire provisoire qui serait l'instrument de cette « dictature démocratique », et à retourner dans l'opposition une fois que les principales tâches de la révolution bourgeoise auraient été acquises.

La troisième position, défendue par Trotsky, était celle de la « révolution permanente », selon une formule tirée des écrits de Marx sur les révolutions de 1848. Trotsky était d'accord avec les bolcheviks pour dire que la révolution avait encore des tâches démocratiques bourgeoises à accomplir et que la bourgeoisie serait incapable de mener à bien de telles tâches. Mais il rejetait l'idée que le prolétariat, une fois embarqué sur la voie révolutionnaire, veuille ou puisse imposer une « autolimitation » à son combat. Les intérêts de classe du prolétariat le pousseraient, non seulement à prendre le pouvoir lui-même, mais aussi à « télescoper » les tâches démocratiques bourgeoises en tâches prolétariennes et à initier des mesures politiques et économiques socialistes. Cependant cette dynamique ne pouvait être circonscrite à la seule arène nationale :

« Une "autolimitation" du gouvernement ouvrier n'aurait d'autre effet que de trahir les intérêts des sans-travail, des grévistes, et enfin de tout le prolétariat, pour réaliser la république. Le pouvoir révolutionnaire devra résoudre des problèmes socialistes absolument objectifs et, dans cette tâche, à un certain moment, il se heurtera à une grande difficulté : l'état arriéré des conditions économiques du pays. Dans les limites d'une révolution nationale, cette situation n'aurait pas d'issue.

La tâche du gouvernement ouvrier sera donc, dès le début, d'unir ses forces avec celles du prolétariat socialiste de l’ Europe occidentale. Ce n'est que dans cette voie que sa domination révolutionnaire temporaire deviendra le prologue d'une dictature socialiste. La révolution permanente sera donc de règle, pour le prolétariat de Russie, dans l'intérêt et pour la sauvegarde de cette classe. » ([6] [23])

La notion de « révolution permanente », comme nous l'avons relevé précédemment dans cette série d'articles, n'est pas dépourvue d'ambiguïtés. Et celles-ci n'ont pas manqué d'être exploitées par ceux qui se sont appropriés le « copyright » de Trotsky, les trotskistes de la dernière heure. Mais au moment où elle a été développée, dans le but de comprendre la transition vers une nouvelle période dans l'histoire du capitalisme, la position de Trotsky avait un immense avantage sur les deux théories mentionnées précédemment: au lieu de partir du contexte russe, elle abordait le problème du point de vue international. En cela, Trotsky, et non les mencheviks, était l’héritier de Marx. En effet, ce dernier, en envisageant la possibilité que la « Russie puisse « s'épargner » l'étape capitaliste, avait également démontré que cela ne serait possible que dans le contexte d'une révolution socialiste internationale ([7] [24]). L'évolution ultérieure des événements a montré que la Russie ne pouvait pas échapper à l'épreuve du capitalisme. Mais, contrairement aux dogmes schématiques des mencheviks, qui professaient doctement que chaque pays devait patiemment « construire les fondations du socialisme s dans ses propres limites nationales, Trotsky, l'internationaliste, s'orientait vers la compréhension que les conditions de la réalisation du socialisme, (c'est-à­ dire l'entrée en décadence d'un capitalisme plus que mûr) ne seraient données qu'en tant que réalité globale, bien avant que chaque pays ait pu passer par toutes les étapes du développement capitaliste. Les événements de 1905 avaient amplement démontré que le prolétariat urbain, hautement concentré et combatif était déjà la seule force réellement révolutionnaire dans la société russe. Et les événements de 1917 n'allaient pas tarder à confirmer qu'un prolétariat révolutionnaire ne peut s'embarquer que pour une révolution prolétarienne.

Le Lénine de 1917, comme nous l'avons souligné dans l'article sur les Thèses d'Avril dans la Revue internationale n° 89, se montra capable de se débarrasser du barda encombrant de la « dictature démocratique », même si de « vieux bolcheviks » s'y cramponnaient comme à leur propre vie. En ce sens, ce n'est certainement pas par hasard si, à l'époque de 1905, Lénine lui-même s'est également rapproché de la thèse de la « révolution permanente » en déclarant dans un article écrit en septembre 1905 : « Dès la révolution démocratique, selon le degré de »os forces, les forces du prolétariat organisé et conscient, nous devrons commencer à passer à la révolution socialiste. Nous représentons la révolution permanente. Nous ne devons pas nous arrêter à mi-chemin. » ([8] [25]) Les traductions staliniennes ultérieures ont remplacé le mot « permanente » par « ininterrompue » pour prémunir Lénine contre tout virus trotskiste, mais le sens est clair. Si Lénine continuait à avoir des hésitations sur la position de Trotsky, cela venait des ambiguïtés de la période : jusqu'à la guerre de 1914, il n'était pas encore clair que le système comme un tout était entré dans sa période de décadence, mettant ainsi définitivement la révolution communiste mondiale à l'ordre du jour de l’histoire. La guerre, et le gigantesque mouvement du prolétariat qui commencera en février 1917, éliminera ses derniers doutes.

La position menchevik dévoilera, elle aussi, sa logique interne en 1917: à l'époque de la révolution prolétarienne, « l'opposition critique » à la bourgeoisie se transforme d'abord en capitulation devant la bourgeoisie, puis en enrôlement dans les forces contre-révolutionnaires. De fait, même la position des bolcheviks pour la « dictature démocratique »menaça de conduire le parti dans la même direction en 1917, et ce jusqu’au retour d'exil de Lénine et son combat victorieux pour le réarmement du parti. Mais les réflexions de Trotsky sur la révolution de 1905 ont également joué un rôle crucial dans ce combat. Sans elles, Lénine aurait pu ne pas être en mesure de forger les armes théoriques dont il a eu besoin pour élaborer les Thèses d'Avril et tracer la voie de l'insurrection d'Octobre.

Kautsky, Pannekoek et l'Etat

La révolution de 1905 s'est terminée par une défaite de la classe ouvrière. L'insurrection armée de décembre, isolée et écrasée, ne déboucha ni sur une dictature prolétarienne ni sur une république démocratique mais sur une décennie de réaction tsariste qui provoqua, pour un temps, la dispersion et la désorientation du mouvement ouvrier. Mais ce ne fut pas une défaite à l'échelle historique et mondiale. Au cours de la seconde décennie du nouveau siècle, apparurent les signes du resurgissement prolétarien y compris en Russie. Cependant, le centre du débat sur la grève de masse s'était à nouveau déplacé vers l'Allemagne. II y prit un caractère urgent et direct parce que la détérioration de la situation économique avait provoqué des mouvements de grève massifs pan-ni les ouvriers allemands, quelquefois autour de revendications économiques mais aussi, en Prusse, autour de la question de la réforme du suffrage électoral. La menace croissante de la guerre poussait aussi le mouvement ouvrier à considérer la grève de masse comme une forme d'action contre le militarisme. Ces événements ont donné lieu à une âpre polémique au sein du parti allemand qui opposa Kautsky, le «pape de l'orthodoxie marxiste » (en fait le dirigeant du courant centriste dans le parti), et les principaux théoriciens de la Gauche, d'abord Luxemburg, puis Pannekoek.

Avec la droite social-démocrate, qui montrait une opposition de plus en plus catégorique à toute action de masse de la classe ouvrière, Kautsky défendait que la grève de masse dans les pays avancés devait au mieux être limitée au terrain défensif et que la meilleure stratégie pour la classe ouvrière était celle d'une « guerre d'usure » graduelle, essentiellement légaliste, au moyen du Parlement et des élections en tant qu'instruments clés du transfert du pouvoir su prolétariat. Mais cela ne faisait qu'apporter la preuve que le prétendu « centrisme » de sa position était en réalité une couverture pour l'aile clairement opportuniste du parti. Répondant dans deux articles publiés dans la Neue Zeit en 1910 (« Usure ou lutte ? » et « Théorie et pratique »), Luxemburg développa de nouveau les arguments qu'elle avait défendus dans Grève de masses, rejeta la vision de Kautsky selon laquelle la grève de masse en Russie serait un produit de l’arriération russe et s'opposa à la stratégie « d'usure » en montrant les liens intimes et inévitables entre la grève de masse et la révolution.

Mais, comme le souligne l'ouvrage que nous avons publié, La Gauche hollandaise, l'argumentation de Luxemburg comportait une faiblesse importante: « En réalité, bien souvent dans ce débat, Rosa Luxemburg restait sur le terrain choisi par Kautsky et la direction du SPD. Elle appelait à inaugurer les manifestations et grèves pour le suffrage universel par une grève de masse et proposait comme mot d'ordre "transitoire" mobilisateur celui de la lutte 'pour la République". Sur ce terrain Kautsky pouvait lui répliquer que "vouloir inaugurer une lutte électorale par une grève de masse c'est une absurdité". » Comme le livre le montre, c'est au marxiste hollandais Anton Pannekcek, qui vivait en Allemagne à cette époque, qu'il reviendra de faire avancer le débat d'un pas décisif.

Déjà en 1909, dans son texte sur « Les divergences tactiques dans le mouvement ouvrier » dirigé contre les déviations révisionnistes et anarchistes, Pannekoek avait fait preuve d'une profonde maîtrise de la méthode marxiste dans la défense de ses positions, qui contenaient les germes des principes du rejet du parlementarisme et du syndicalisme élaborés par la Gauche communiste germano-hollandaise après la guerre, tout en se démarquant clairement de la position anarchiste, moraliste et intemporelle, sur un tel rejet. Dans sa polémique contre Kautsky, conduite dans le Neue Zeit en 1912 au travers des articles « Action de masse et révolution » et « Théorie marxiste et tactiques révolutionnaires », Pannekoek poussera plus loin ce point de vue. Parmi les contributions les plus importantes contenues dans ces textes, on trouve le diagnostic que fait Pannekoek du centrisme de Kautsky (qu'il attribue à un « radicalisme passif » dans son second texte), sa défense de la grève de masse comme une forme de la lutte de classe appropriée à l'époque de l'impérialisme, son insistance sur la capacité du prolétariat à développer de nouvelles formes d'organisation unitaires au cours de la lutte ([9] [26]), et sa vision du parti comme une minorité active dont les tâches sont de fournir une direction politique et programmatique au mouvement plutôt que de l'organiser ou de le contrôler d'en haut. Mais le plus important fût son argumentation concernant la direction ultime que la grève de masse doit assumer, ce qui l’a conduit à réaffirmer contre le légalisme et le fétichisme parlementaire de Kautsky, la thèse marxiste fondamentale sur l'attitude du prolétariat envers l’Etat bourgeois dans la confrontation révolutionnaire. Dans un passage cité et soutenu par Lénine dans L'Etat et la Révolution, Pannekcek écrit :

« La lutte du prolétariat n'est pas simplement une lutte contre la bourgeoisie pour le pouvoir d’Etat ; c'est aussi une lutte contre le pouvoir d’Etat... La révolution prolétarienne consiste à anéantir et à dissoudre les instruments de la force de 1’ Etat par les instruments de la force du prolétariat... La lutte ne cesse qu'au moment où le résultat final est atteint, au moment où l'organisation d'Etat est complètement détruite. L'organisation de la majorité prouve sa supériorité en anéantissant l'organisation de la minorité dominante. »([10] [27])

Et Lénine, bien qu'il ait noté certains défauts dans la formulation de Pannekcek, la défend ardemment comme fondée sur le marxisme contre les attaques de Kautsky qui l'accuse de retomber dans l'anarchisme: « Dans cette discussion, c'est Pannekoek qui représente le marxisme contre Kautsky; car Marx a précisément enseigné que le prolétariat ne peut pas se contenter de conquérir le pouvoir d'Etat (en ce sens que le vieil appareil d’Etat ne doit pas simplement passer en d'autres mains), mais qu'il doit briser, démolir cet appareil et !e remplacer par un nouveau. » ([11] [28])

Pour nous, les défauts de la présentation de Pannekcek étaient de deux ordres. D'abord, il n'a pas suffisamment fondé son argumentation sur les écrits de Marx et Engels sur la question de l’Etat et, en particulier, sur leurs conclusions concernant la Commune de Paris. Dans ces conditions, il était facile pour Kautsky de calomnier sa position en la taxant d'anarchiste. Deuxièmement, Pannekoek reste vague sur la forme que prendront les nouveaux organes du pouvoir prolétarien ; comme Luxemburg, il n'avait pas encore saisi la signification historique de la forme soviet, chose qu'il allait largement rattraper dans la période qui suivra la révolution russe ! Mais ceci ne fait qu'apporter une preuve supplémentaire que la clarification du programme communiste est un processus qui intègre et synthétise les meilleures contributions du mouvement prolétarien international. L'analyse de Luxemburg sur la grève de masse a été « couronnée » par l'appréciation que fit Trotsky des soviets et par la perspective révolutionnaire qu'il tira des événements de 1905. La pertinence de Pannekcek sur la question de 1’Etat fut reprise à son compte en 1917 par Lénine qui a été capable de montrer non seulement que la révolution prolétarienne doit effectivement détruire l’Etat capitaliste existant mais que les organes spécifiques de l'accomplissement de cette tâche, la «forme enfin trouvée de la dictature du prolétariat », étaient les soviets ou conseils ouvriers. Les apports de Lénine dans ce domaine, largement exposés dans son livre L'Etat et la Révolution feront l'objet du prochain article de cette série.

CDW


[1] [29] Rosa Luxemburg, Grève de masses, parti et syndicat.

 

[2] [30] 1905, «Le Soviet de Députés Ouvriers », Trotsky, Ed. de Minuit.

[3] [31] K Révolution de 1905: enseignements fonda­mentaux pour le prolétariat », Revue Internationale n° 43, automne 1985.

 

[4] [32] Ibid., Trotsky, x Conclusions ».

[5] [33] Lénine, K Nos tâches et le soviet des députés ou­vriers H. Oeuvres Complètes, vol 10.

 

[6] [34] Trotsky, 1905, K Nos différends s, Ed. de Minuit.

[7] [35] Voir la Revue internationale n° 81 « Communisme du passé, communisme de l'avenir ».

 

[8] [36] Lénine,, x L'attitude de la social-démocratie en­vers le mouvement paysan. », Oeuvres Complètes, vol 8, traduit de l'anglais par nous.

[9] [37] Pannekoek en reste au niveau des généralités lorsqu'il décrit ces formes d’organisations. Mais le mouvement réel commençait à apporter ses propres concrétisations: en 1913, des grèves antisyndicales éclatèrent dans les chantiers navals du nord de l'Allemagne et donnèrent naissance à des comités de grève autonomes. Pannekoek n’hésita pas à défendre ces nouvelles formes de lutte et d'organisation contre les syndicats bureaucratiques qui délaient pas loin d'achever leur intégration finale dans l'état capitaliste. Voir Bricianer, Pannekoek et les conseils ou­vriers, Paris 1969.

[10] [38] Lénine, Oeuvres complètes, Vol. 25. Dans l'édi­tion française, le passage cité par L.énine est tiré de « L'action de masse et la révolution ».

[11] [39] Lénine, L Etat et la Révolution, Oeuvres com­plètes, Vol. 25.

Histoire du mouvement ouvrier: 

  • Révolution Russe [40]

Approfondir: 

  • Le communisme : à l'ordre du jour de l'histoire [41]

Questions théoriques: 

  • Communisme [42]

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • Le Marxisme : la theorie de la révolution [43]

Polémique : à l'origine du CCI et du BIPR, I - La fraction italienne et la gauche communiste de France

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Dans le précédent numéro de notre Re­vue nous avons publié une polémique en réponse à celle de Revolutionary Perspectives n°5 (publication de la Communist workers' organisation, CWO) « Sectes, mensonges et la pers­pective perdue du CCI ». Ne pouvant, faute de place, traiter de tous les as­pects abordés par la CWO, nous nous sommes cantonnés à répondre à une seule des questions : l'idée suivant la­quelle la perspective dégagée par le CCI pour la présente période historique au­rait totalement fait faillite. Nous avons mis en évidence que les affirmations de la CWO se basaient essentiellement sur une profonde incompréhension de nos propres positions et surtout sur une to­tale absence de sa part de cadre d'ana­lyse de la période présente. Une ab­sence de cadre qui est d'ailleurs fière­ment revendiquée par la CWO, et le BI­PR (Bureau International pour le Parti Révolutionnaire) auquel elle est affiliée, lorsqu'elle considère qu'il est impossible pour les organisations révolutionnaires d'identifier la tendance dominante dans le rapport de forces entre prolétariat et bourgeoisie, cours vers des affronte­ments de classe croissants ou bien cours vers la guerre impérialiste. En réalité, le refus du BIPR de considérer qu'il est possible, et nécessaire, pour les révolutionnaires d'identifier la nature du cours historique tire ses origines des conditions mêmes dans lesquelles s'est constituée, à la fin de la seconde guerre mondiale, l'autre organisation du BIPR et inspiratrice de ses positions politiques, le Partito Comunista Internaziona-lista (PCInt). Justement, dans le n°15 de la revue théorique en langue anglaise du BIPR, Internationalist Communist (IC), cette organisation revient, dans une nouvelle polémique avec le CCI, « Les racines politiques du malaise or-ganisationnel du CCI », sur la question des origines du PCInt et de celles du CCI. C'est essentiellement cette ques­tion que nous traiterons ici en réponse à cette polémique.

La polémique du BIPR traite du même thème que l'article de RP n° 5 : les causes des difficultés organisationnelles que le CCI a affrontées au cours de la dernière période. La grande faiblesse des deux textes, c'est qu'ils ne mentionnent nullement l'analyse que le CCI a faite pour sa part de ces diffi­cultés ([1] [44]) : aux yeux du BIPR celles-ci ne peuvent surgir que de faiblesses d'ordre pro­grammatique ou dans l'appréciation de la situation mondiale actuelle. Incontestable­ment, ces questions peuvent être source de difficultés pour une organisation commu­niste. Mais toute l'histoire du mouvement ouvrier nous démontre que les questions liées à la structure et au fonctionnement de l'organisation sont des questions politiques à part entière et que des faiblesses dans ce domaine, plus encore que sur d'autre points programmatiques ou d'analyse, ont des con­séquences de premier plan, et souvent dra­matiques, sur la vie des formations révolu­tionnaires. Faut-il rappeler aux camarades du BIPR, qui pourtant se revendiquent des positions de Lénine, l'exemple du 2e Congrès du Parti Ouvrier Social Démocrate de Russie, en 1903, où c'est justement sur la question d'organisation (et nullement sur des points programmatiques ou d'analyse de la période) que s'est fait le clivage entre bol­cheviks et mencheviks ? En fait, à y regarder de plus près, l'incapacité actuelle du BIPR à fournir une analyse sur la nature du cours historique trouve en bonne partie ses origi­nes dans des erreurs politiques concernant la question d'organisation, et plus particuliè­rement sur la question des rapports entre fraction et parti. Et c'est justement ce que met en évidence une nouvelle fois l'article de IC. Afin que les camarades du BIPR ne puissent pas nous accuser de falsifier leur position nous donnons ci-dessous une longue citation de leur article :

« Le CCI a été formé en 1975 mais son his­toire remonte à la Gauche Communiste de France (GCF), un groupe minuscule qui avait été formé au cours de la seconde guerre mondiale par le même élément ("Marc") qui allait fonder le CCI dans les années 70. La GCF était fondamentalement basée sur le rejet de la formation du Parti Communiste Internationaliste en Italie après 1942 par les ancêtres du BIPR.

La GCF affirmait que le Parti Commu­niste Internationaliste ne constituait pas une avancée par rapport à la vieille Fraction de la Gauche Communiste qui été allée en exil en France durant la dictature de Mussolini. La GCF avait appelé les membres de la Fraction à ne pas rejoindre le nouveau Parti qui avait été formé par des révolutionnaires comme Onorato Damen, relâché de prison avec l'effondrement du régime de Mussolini. Il donnait comme argument que la contre-révolution qui s'était abattue sur les ou­vriers depuis leurs défaites dans les années 20 continuait encore et que, de ce fait, il n'y avait pas la possibilité de créer un parti ré­volutionnaire dans les années 40. Après que le fascisme italien se soit effondré et que l'Etat italien soit devenu un champ de ba­taille entre les deux fronts impérialistes la grande majorité de la fraction italienne en exil a rejoint le Parti Communiste Interna­tionaliste (PCInt) en misant sur le fait que la combativité ouvrière ne resterait pas limitée au nord de l'Italie alors que la guerre approchait de sa fin. L'opposition de la GCF n'eut aucun impact à cette époque mais c'était le premier exemple des consé­quences des raisonnements abstraits qui constituent un des traits méthodologiques du CCI aujourd'hui. Aujourd'hui le CCI va dire qu'il ne sortit aucune révolution de la seconde guerre mondiale et que c'est bien la preuve que la GCF avait raison. Mais cela ignore le fait que le PCInt était la création de la classe ouvrière révolutionnaire ayant eu le plus de réussite depuis la Révolution russe et que, malgré un demi siècle de do­mination capitaliste par la suite, elle conti­nue à exister et s'accroît aujourd'hui.

La GCF, d'un autre côté, a poussé ses abstractions "logiques" un cran plus loin. Elle a considéré que puisque la contre-révo­lution était toujours dominante la révolution prolétarienne n'était pas à l'ordre du jour. Et si cela était le cas, une nouvelle guerre impérialiste devait advenir ! Le résultat en fut que la direction s'en alla en Amérique du Sud et la GCF disparut durant la guerre de Corée. Le CCI a toujours été quelque peu embarrassé par la révélation des capacités de compréhension du "cours historiques" par ses ancêtres. Toutefois sa réponse a tou­jours été de le prendre de haut. Quand l'an­cienne GCF est revenue dans une Europe remarquablement préservée, au milieu des années 60, au lieu de reconnaître que le PCInt avait toujours eu raison quant a ses perspectives et à sa conception de l'organi­sation, elle a cherché à dénigrer le PCInt en affirmant qu'il était "sclérosé" et "opportuniste" et a dit au monde qu'il était "bordiguiste" (... Une accusation qu'elle a été obligée de retirer par la suite). Cepen­dant, même après qu'elle ait été contrainte à cette rétractation, elle n'en avait pas fini avec sa politique de dénigrement des possi­bles "rivaux" (pour reprendre les termes du CCI lui-même) et maintenant le CCI es­sayait de soutenir que le PCInt avait "travaillé dans les partisans" (c'est-à-dire avait appuyé les forces bourgeoises qui cherchaient à établir un Etat démocratique italien). C'était une calomnie lâche et écoeurante. En fait des militants du PCInt avaient été assassinés sous les ordres di­rects de Palmiro Togliatti (Secrétaire géné­ral du Parti Communiste Italien) pour avoir essayé de combattre le contrôle des stali­niens sur la classe ouvrière en gagnant une audience auprès des partisans. »

Ce passage, qui aborde les histoires respec­tives du CCI et du BIPR, mérite qu'on y ré­ponde sur le fond, notamment en apportant des éléments historiques. Cependant, pour la clarté du débat, il nous faut commencer par rectifier certains propos qui dénotent soit la mauvaise foi, soit une ignorance affligeante de la part du rédacteur de l'article.

Quelques rectifications et précisions

En premier lieu, la question des partisans qui provoque une telle indignation chez les camarades du BIPR au point qu'ils ne peu­vent se retenir de nous traiter de « calomniateurs » et de « lâches ». Effecti­vement nous avons dit que le PCInt avait « travaillé dans les partisans ». Mais ce n'est nullement une calomnie, c'est la stricte vérité. Oui ou non le PCInt a-t-il envoyé certains de ses militants et cadres dans les rangs des partisans ? C'est une chose qu'on ne peut cacher. Plus, le PCInt se revendique de cette politique, à moins qu'il n'ait changé de position depuis que le camarade Damen écrivait, au nom de l'Exécutif du PCInt, à l'automne 1976, que son Parti pouvait «se présenter avec toutes ses cartes en règle » en évoquant « ces militants révolutionnaires qui faisaient un travail de pénétration dans les rangs des partisans pour y diffuser les principes et la tactique du mouvement révo­lutionnaire et qui, pour cet engagement, sont même allés jusqu'à payer de leur vie. » ([2] [45]) En revanche, nous n'avons jamais pré­tendu que cette politique consistait à « appuyer les forces qui cherchaient à éta­blir un Etat démocratique italien ». Nous avons abordé à plusieurs reprises cette question dans notre presse ([3] [46]), et nous y re­viendrons dans la seconde partie de cet arti­cle, mais si nous avons critiqué impitoya­blement les fautes commises par le PCInt lors de sa constitution, nous ne l'avons ja­mais confondu avec les organisations trots­kistes, encore moins staliniennes. Plutôt que de pousser de hauts cris, les camarades du BIPR auraient mieux fait de donner les cita­tions qui provoquent leur colère. En atten­dant qu'ils le fassent, nous pensons qu'il est préférable qu'ils remettent leur indignation dans leur poche, et leurs insultes avec.

Un autre point sur lequel il nous faut appor­ter une rectification et une précision con­cerne l'analyse de la période historique faite par la GCF au début des années 1950 et qui a motivé le départ d'Europe d'un certain nombre de ses membres. Le BIPR se trompe lorsqu'il prétend que le CCI est embarrassé par cette question et qu'il y répond « en le prenant de haut ». Ainsi, dans l'article con­sacré à la mémoire de notre camarade Marc (Revue Internationale n° 66) nous écrivions : « Cette analyse, on la trouve notamment dans l'article "L'évolution du capitalisme et la nouvelle perspective" publiée dans Inter­nationalisme n° 46 (...). Ce texte rédigé en mai 1952 par Marc, constitue, en quelque sorte, le testament politique de la GCF. En effet, Marc quitte la France pour le Vene­zuela en juin 1952. Ce départ correspond à une décision collective de la GCF qui, face à la guerre de Corée, estime qu'une troi­sième guerre mondiale entre le bloc améri­cain et le bloc russe est devenue inévitable à brève échéance (comme il est dit dans le texte en question). Une telle guerre, qui ra­vagerait principalement l'Europe, risquerait de détruire complètement les quelques grou­pes communistes, et notamment la GCF, qui ont survécu à la précédente. La "mise à l'abri" en dehors d'Europe d'un certain nombre de militants ne correspond dons pas au souci de leur sécurité personnelle (...) mais au souci de préserver la survie de l'or­ganisation elle-même. Cependant, le départ sur un autre continent de son élément le plus expérimenté et formé va porter un coup fatal à la GCF dont les éléments qui sont restés en France, malgré la correspondance suivie que Marc entretient avec eux, ne parviennent pas, dans une période de pro­fonde contre-révolution, à maintenir en vie l'organisation. Pour des raisons sur lesquel­les on ne peut revenir ici, la troisième guerre mondiale n'a pas eu lieu. Il est clair que cette erreur d'analyse a coûté la vie de la GCF (et c'est probablement l'erreur, parmi celles commises par notre camarade tout au long de sa vie militante, qui a eu les conséquences les plus graves). »

Par ailleurs, lorsque nous avons republié le texte évoqué plus haut (dès 1974 dans le n° 8 du Bulletin d'étude et de discussion de RI, ancêtre de la Revue internationale) nous avons bien précisé : «Internationalisme avait raison d'analyser la période qui a suivi la 2e guerre mondiale comme une con­tinuation de la période de réaction et de re­flux de la lutte de classe du prolétariat (..). Elle avait encore raison d'affirmer qu'avec la fin de la guerre le capitalisme ne sort pas de sa période de décadence, que toutes les contradictions qui ont amené le capitalisme à la guerre subsistaient et poussaient inexo­rablement le monde vers de nouvelles guerre. Mais Internationalisme n'a pas perçu ou pas suffisamment mis en évidence la phase de "reconstruction" possible dans le cycle : crise-guerre-reconstruction-crise. C'est pour cette raison et dans le contexte de la lourde atmosphère de la guerre froide USA-URSS de l'époque qu'Internationalisme ne voyait la possibilité d'un resurgissement du prolétariat que dans et à la suite d'une 3e guerre.»

Comme on peut le voir, le CCI n'a jamais « pris de haut » cette question et n'a jamais été « embarrassé » pour évoquer les erreurs de la GCF (même à une époque où le BIPR n'était pas encore là pour les lui rappeler). Cela dit, le BIPR nous fait une nouvelle fois la preuve qu'il n'a pas compris notre analyse du cours historique. L'erreur de la GCF ne consiste pas en une évaluation incorrecte du rapport de forces entre classes mais dans une sous-estimation du répit que la reconstruction avait donné à l'économie capitaliste lui permettant pendant deux décennies d'échapper à la crise ouverte et donc d'atté­nuer quelque peu l'ampleur des tensions im­périalistes entre blocs. Celles-ci pouvaient alors rester contenues dans le cadre de guer­res locales (Corée, Moyen-Orient, Vietnam, etc.). Si à cette époque la guerre mondiale n'a pas eu lieu ce n'est pas grâce au proléta­riat (lequel était paralysé et embrigadé par les forces de gauche du capital) mais parce qu'elle ne s'imposait pas encore au capita­lisme.

Après avoir fait ces mises au point, il nous faut revenir sur un « argument » qui semble tenir à coeur au BIPR (puisqu'il l'employait déjà dans l'article de polémique de RP n° 5) : celui concernant la taille « minuscule » de la GCF. En réalité, la réfé­rence au caractère « minuscule » de la GCF renvoie à la « création de la classe ouvrière révolutionnaire ayant eu le plus de réussite depuis la Révolution russe », à savoir le PCInt qui, à l'époque, comptait plusieurs milliers de membres. Le BIPR veut-il par là nous démontrer que la raison de la plus « grande réussite » du PCInt était que ses positions étaient plus correctes que celles de la GCF ?

Si tel est le cas l'argument est bien maigre. Cependant, au delà de la pauvreté de cet ar­gument, la démarche du BIPR touche à des questions de fond où se situent justement certaines des divergences fondamentales entre nos deux organisations. Pour être en mesure d'aborder ces questions de fond, il nous faut revenir sur l'histoire de la Gauche communiste d'Italie. Car la GCF n'était pas qu'un groupe « minuscule », c'était aussi le véritable continuateur politique de ce cou­rant historique dont se réclament également le PCInt et le BIPR.

Quelques éléments d'histoire de la Gauche italienne

Le CCI a publié un livre, La Gauche com­muniste d'Italie, qui présente l'histoire de ce courant. Nous ne ferons ici qu'esquisser quelques aspects importants de cette his­toire.

Le courant de la Gauche italienne, qui s'était dégagé autour d'Amadeo Bordiga et de la fé­dération de Naples comme Fraction « abstentionniste » au sein du PSI, a été à l'origine de la fondation du PC d'Italie en 1921 au Congrès de Livourne et a assumé la direction de ce parti jusqu'en 1925. En même temps que d'autres courants de gauche dans l'Internationale Communiste (comme la Gauche allemande ou la Gauche hollan­daise), il s'est dressé, bien avant l'Opposition de gauche de Trotsky, contre la dérive op­portuniste de l'Internationale. En particulier, contrairement au trotskisme qui se réclamait intégralement des 4 premiers congrès de lie, la Gauche italienne rejetait certaines des positions adoptées lors des 3e et 4e Con­grès, et tout particulièrement la tactique de « Front Unique ». Sur bien des aspects, no­tamment sur la nature capitaliste de 1’URSS ou sur la nature définitivement bourgeoise des syndicats, les positions de la Gauche germano-hollandaise étaient au départ beau­coup plus justes que celles de la gauche ita­lienne. Cependant, la contribution au mou­vement ouvrier de la Gauche communiste d'Italie s'est révélée plus féconde que celle des autres courants de la Gauche commu­niste dans la mesure où elle avait été capa­ble de mieux comprendre deux questions es­sentielles :

- le repli et la défaite de la vague révolu­tionnaire ;

- la nature des tâches des organisations révo­lutionnaires dans une telle situation.

En particulier, tout en étant consciente de la nécessité d'une remise en cause des posi­tions politiques qui avaient été invalidées par l'expérience historique, la Gauche ita­lienne avait le souci d'avancer avec une très grande prudence, ce qui lui a évité de «jeter le bébé avec l'eau du bain » contrairement à la Gauche hollandaise qui a fini par considé­rer octobre 1917 comme une révolution bourgeoise et à rejeter la nécessité d'un parti révolutionnaire. Cela n'a pas empêché la Gauche italienne de reprendre à son compte certaines des positions qui avaient été élabo­rées antérieurement par la Gauche germano-hollandaise.

La répression croissante du régime mussolinien, notamment à partir des lois d'excep­tion de 1926, a contraint la plupart des mili­tants de la Gauche communiste d'Italie à s'exiler. C'est donc à l'étranger, principale­ment en France et en Belgique, que ce cou­rant a poursuivi une activité organisée. En février 1928 a été fondée à Pantin, près de Paris, la Fraction de Gauche du Parti com­muniste d'Italie. Celle-ci a essayé de partici­per à l'effort de discussion et de regroupe­ment des différents courants de Gauche qui avaient été exclus de 1’IC dégénérescente et dont la figure la plus connue était Trotsky. En particulier, la Fraction avait comme ob­jectif de publier une revue de discussion commune à ces différents courants. Cepen­dant, ayant été exclue de l'Opposition de Gauche internationale, elle s'était résolue à partir de 1933 à publier pour son propre compte la revue Bilan en langue française en même temps qu'elle poursuivait la publi­cation de Prometeo en langue italienne.

Nous n'allons pas ici passer en revue ni les positions de la Fraction ni l'évolution de celles-ci. Nous nous contenterons de rappe­ler une de ses positions essentielles qui fon­daient son existence : les rapports entre parti et fraction.

Cette position a été progressivement élabo­rée par la Fraction à la fin des années 1920 et au début des années 1930 quand il s'agis­sait de définir quelle politique il convenait de développer vis-à-vis des partis commu­nistes en voie de dégénérescence.

A grands traits, on peut résumer ainsi cette position. La Fraction de Gauche se forme à un moment où le parti du prolétariat tend à dégénérer victime de l'opportunisme, c'est-à-dire de la pénétration en son sein de l'idéo­logie bourgeoise. C'est la responsabilité de la minorité qui maintient le programme ré­volutionnaire que de lutter de façon organi­sée pour faire triompher celui-ci au sein du parti. Soit la Fraction réussit à faire triom­pher ses principes et à sauver le parti, soit ce dernier poursuit son cours dégénérescent et il finit alors par passer avec armes et ba­gages dans le camp de la bourgeoisie. Le moment du passage du parti prolétarien dans le camp bourgeois n'est pas facile à détermi­ner. Cependant, un des indices les plus si­gnificatifs de ce passage est le fait qu'il ne puisse plus apparaître de vie politique prolé­tarienne au sein du parti. La fraction de Gauche a la responsabilité de mener le com­bat au sein du parti tant que subsiste un es­poir qu'il puisse être redressé : c'est pour cela que dans les années 1920 et au début des années 1930, ce ne sont pas les courants de gauche qui ont quitté les partis de 1’IC mais ils ont été exclus, souvent par des manoeuvres sordides. Cela dit, une fois qu'un parti du prolétariat est passé dans le camp de la bourgeoisie, il n'y a pas de retour pos­sible. Nécessairement, le prolétariat devra faire surgir un nouveau parti pour reprendre son chemin vers la révolution et le rôle de la Fraction est alors de constituer un « pont » entre l'ancien parti passé à l'ennemi et le futur parti dont elle devra élaborer les bases programmatiques et constituer l'ossature. Le fait qu'après le passage du parti dans le camp bourgeois il ne puisse exister de vie prolétarienne en son sein signifie aussi qu'il est tout à fait vain, et dangereux, pour les révolutionnaires de pratiquer « l'entrisme » qui constituait une des « tactiques » du trotskisme et que la Fraction a toujours reje­té. Vouloir entretenir une vie prolétarienne dans un parti bourgeois, et donc stérile pour les positions de classe, n'a jamais eu comme autre résultat que d'accélérer la dégénéres­cence opportuniste des organisations qui s'y sont essayées et non de redresser en quoi que ce soit ce parti. Quant au « recrutement » que ces méthodes ont per­mis, il était particulièrement confus, gangre­né par l'opportunisme et n'a jamais pu constituer une avant-garde pour la classe ouvrière.

En fait, une des différences fondamentales entre la Fraction italienne et le trotskisme réside dans le fait que la Fraction, dans la politique de regroupement des forces révo­lutionnaires, mettait toujours en avant la né­cessité de la plus grande clarté, de la plus grande rigueur programmatique, même si elle était ouverte à la discussion avec tous les autres courants qui avaient engagé le combat contre la dégénérescence de 11C. En revanche, le courant trotskiste a essayé de constituer des organisations de façon pré­cipitée, sans une discussion sérieuse et une décantation préalables des positions politi­ques, misant essentiellement sur des accords entre « personnalités » et sur l'autorité ac­quise par Trotsky comme un des principaux dirigeants de la révolution de 1917 et de 11C à son origine.

Une autre question qui a opposé le trots­kisme à la Fraction italienne était celle du moment où il fallait former un nouveau parti. Pour Trotsky et ses camarades, la question de la fondation du nouveau parti était immédiatement à l'ordre du jour dès lors que les anciens partis avaient été perdus pour le prolétariat. Pour la Fraction, la question était très claire : « La transformation de la fraction en Parti est conditionnée par deux éléments intime­ment liés ([4] [47]):

/. L'élaboration, par la fraction, de nouvel­les positions politiques capables de donner un cadre solide aux luttes du prolétariat pour la Révolution dans sa nouvelle phase plus avancée (...).

2. Le renversement des rapports de classe du système actuel (...) avec l'éclatement de mouvements révolutionnaires qui pourront permettre à la Fraction de reprendre la di­rection des luttes en vue de l'insurrection. » (« Vers l'Internationale 2 et 3/4 ? », Bilan n°l, 1933)

Pour que les révolutionnaires soient capa­bles d'établir de façon correcte quelle est leur responsabilité à un moment donné, il est indispensable qu'ils identifient de façon claire le rapport de forces entre les classes et le sens de l'évolution de ce rapport de forces. Un des grands mérites de la Fraction est justement d'avoir su identifier la nature du cours historique au cours des années 1930 : de la crise générale du capitalisme, du fait de la contre-révolution qui pesait sur la classe ouvrière, il ne pouvait sortir qu'une nouvelle guerre mondiale.

Cette analyse a fait la preuve de toute son importance au moment de la guerre d'Espa­gne. Alors que la plupart des organisations se réclamant de la gauche des partis com­munistes ont vu dans les événements d'Es­pagne une reprise révolutionnaire du prolé­tariat mondial, la Fraction avait compris que malgré toute la combativité et le courage du prolétariat d'Espagne, il était piégé par l'idéologie antifasciste promue par toutes les organisations ayant une influence en son sein (la CNT anarchiste, 1’UGT socialiste ainsi que les partis communiste, socialiste et le POUM, un parti socialiste de gauche par­ticipant au gouvernement bourgeois de la « Generalitat ») et qu'il était destiné à servir de chair à canon dans un affrontement entre secteurs de la bourgeoisie (la « démocratique » contre la «fasciste ») préludant à la guerre mondiale qui devait survenir inévitablement. A cette occasion, il s'est formé dans la fraction une minorité qui pensait qu'en Espagne la situation restait « objectivement révolutionnaire » et qui, au mépris de toute discipline organisationnelle et refusant le débat que lui proposait la ma­jorité, s'est enrôlée dans les brigades antifa­scistes du POUM ([5] [48]) et s'est même expri­mée dans les colonnes du journal de ce parti. La Fraction est obligée de prendre acte de la scission de la minorité qui, à son retour d'Espagne, fin 1936 ([6] [49]), va intégrer les rangs de l'Union Communiste, un groupe ayant rompu sur la gauche, au début des années 1930, avec le trotskisme mais qui rejoint ce courant pour qualifier de « révolutionnaires » les événements d'Espa­gne et promouvoir un « antifasciste criti­que ».

Ainsi, en compagnie d'un certain nombre de communistes de gauche hollandais, la Frac­tion italienne est la seule organisation qui ait maintenu une position de classe intransi­geante face à la guerre impérialiste qui se développait en Espagne ([7] [50]). Malheureuse­ment, à la fin de 1937, Vercesi qui est le principal théoricien et animateur de la Frac­tion commence à élaborer une théorie sui­vant laquelle les différents affrontements militaires qui se sont produits dans la seconde partie des années 1930 ne constituent pas les préparatifs vers une nouvelle bou­cherie impérialiste généralisée mais des « guerres locales » destinées à prévenir par des massacres d'ouvriers la menace proléta­rienne qui se ferait jour. D'après cette « théorie » le monde se trouvait donc à la veille d'une nouvelle vague révolutionnaire et la guerre mondiale n'était plus à l'ordre du jour dans la mesure, notamment, où l'éco­nomie de guerre était sensée, par elle-même, surmonter la crise capitaliste. Seule une mi­norité de la Fraction, dont notre camarade Marc, est alors capable de ne pas se laisser entraîner dans cette dérive qui représentait une sorte de revanche posthume de la mi­norité de 1936. La majorité décide d'inter­rompre la publication de la revue Bilan et de la remplacer par Octobre (dont le nom est conforme à la « nouvelle perspective »), or­gane du Bureau International des Fractions de Gauche (italienne et belge), qu'elle veut publier en 3 langues. En fait, au lieu de «faire plus » comme la supposée « nouvelle perspective » l'exigeait, la Fraction est inca­pable de maintenir son travail d'auparavant : Octobre, contrairement à Bilan, paraîtra de façon irrégulière et uniquement en français ; de nombreux militants, déboussolés par cette remise en cause des positions de la Fraction tombent dans la démoralisation ou démissionnent.

La Gauche italienne durant la seconde guerre mondiale et la formation de la GCF

Lorsque la guerre mondiale éclate, la Frac­tion est désarticulée. Plus encore que la ré­pression policière, de la part de la police « démocratique », puis de la Gestapo (plusieurs militants, dont Mitchell, principal animateur de la Fraction belge, sont dépor­tés et meurent), c'est la désorientation poli­tique et l'impréparation face à une guerre mondiale sensée ne pas advenir qui sont responsables de cette débandade. Pour sa part, Vercesi proclame qu'avec la guerre le prolétariat est devenu « socialement inexis­tant », que tout travail de fraction est deve­nu inutile et qu'il convient donc de dissoudre les fractions (décision qui est prise par le Bureau International des fractions) ce qui contribue encore à la paralysie de la Frac­tion. Cependant le noyau de Marseille, constitué de militants qui s'étaient opposés aux conceptions révisionnistes de Vercesi avant la guerre, poursuit un travail patient pour reconstituer la Fraction, un travail par­ticulièrement difficile du fait de la répres­sion et de l'absence de moyens matériels. Des sections sont rétablies à Lyon, Toulon et Paris. Des contacts sont pris avec la Belgi­que. A partir de 1941 la Fraction italienne « reconstituée » tient des conférences an­nuelles, nomme une Commission Executive et publie un Bulletin international de dis­cussion. Parallèlement se constitue en 1942, sur les positions de la Fraction italienne, le Noyau français de la Gauche communiste auquel participe Marc, membre de la CE de la FI et qui se donne comme perspective de constituer la Fraction française.

Lorsqu'en 1942-43 se développent dans le Nord de l'Italie de grandes grèves ouvrières conduisant à la chute de Mussolini et à son remplacement par l'amiral pro-allié Badoglio (grèves qui se répercutent en Allemagne parmi les ouvriers italiens soutenues par des grèves d'ouvriers allemands), la Fraction es­time que, conformément à sa position de toujours, « le cours de la transformation de la Fraction en parti en Italie est ouvert » Sa Conférence d'août 1943 décide de reprendre le contact avec l'Italie et demande aux mili­tants de se préparer à y retourner dès que possible. Cependant ce retour ne fut pas possible en partie pour des raisons matériel­les et en partie pour des raisons politiques du fait que Vercesi et une partie de la Frac­tion belge y étaient hostiles considérant que les événements d'Italie ne remettaient pas en cause « l'inexistence sociale du proléta­riat ». A sa conférence de mai 1944, la Fraction condamne les théories de Vercesi ([8] [51]). Cependant ce dernier n'est pas arrivé au bout de sa dérive. En septembre 1944 il participe, au nom de la Fraction (et en com­pagnie d'un autre membre de celle-ci, Pieri) à la constitution de la « Coalizione antifa-scista » de Bruxelles aux côtés des partis démocrate chrétien, « communiste », répu­blicain, socialiste et libéral et qui publie le journal L'Italia di Domani dans les colonnes duquel on trouve des appels à la souscrip­tion financière pour soutenir l'effort de guerre allié. Ayant pris connaissance de ces faits, la CE de la Fraction a exclu Vercesi le 20 janvier 1945. Cela n'a pas empêché ce dernier de poursuivre encore plusieurs mois son activité dans la « Coalizione » et comme président de la « Croce Rossa » ([9] [52]).

Pour sa part, la Fraction maintenue poursui­vait un travail difficile de propagande contre l'hystérie antifasciste et de dénonciation de la guerre impérialiste. Elle avait maintenant à ses côtés le Noyau français de la Gauche communiste qui s'est constitué en Fraction française de la Gauche communiste et qui a tenu son premier congrès en décembre 1944. Les deux fractions distribuent des tracts et collent des affiches appelant à la fraternisa­tion entre les prolétaires en uniforme des deux camps impérialistes. Cependant, à la conférence de mai 1945, ayant appris la constitution en Italie du Partito comunista internazionalista avec les figures prestigieu­ses de Onorato Damen et Amadeo Bordiga, la majorité de la Fraction décide la dissolu­tion de celle-ci et l'entrée individuelle de ses membres dans le PCInt. C'était là une re­mise en cause radicale de toute la démarche de la Fraction depuis sa constitution en 1928. Marc, membre de la CE de la Frac­tion, et qui avait été le principal animateur de son travail durant la guerre, s'oppose àcette décision. Il ne s'agissait pas d'une dé­marche formaliste mais politique : il esti­mait que la Fraction devait se maintenir tant qu'elle ne s'était pas assurée des positions du nouveau parti qui étaient mal connues et vérifier si elles étaient bien conformes à celles de la Fraction ([10] [53]). Pour ne pas être complice du suicide de la Fraction, il dé­missionne de sa CE et quitte la conférence après avoir fait une déclaration expliquant son attitude. La Fraction (qui pourtant n'est plus sensée exister) l'exclue pour « indignité politique » et refuse de reconnaître la FFGC dont il était le principal animateur. Quel­ques mois après, deux membres de la FFGC qui avaient rencontré Vercesi, lequel s'était prononcé pour la constitution du PCInt, scissionnent et constituent une FFGC-bis avec le soutien de cette organisation. Pour éviter toute confusion, la FFGC prend le nom de Gauche Communiste de France (GCF) tout en se réclamant de la continuité politique de la Fraction. Pour sa part, la FFGC-bis se voit « renforcée » par l'entrée dans ses rangs des membres de la minorité exclue de la Fraction en 1936 et du principal animateur de l'Union Communiste, Chazé. Cela n'empêche pas le PCInt et la Fraction belge de la reconnaître comme « seul repré­sentant en France de la Gauche commu­niste ».

La « minuscule » GCF a arrêté en 1946 la publication de son journal d'agitation, L'Etincelle, estimant que la perspective d'une reprise historique des combats de classe, telle qu'elle avait été mise en avant en 1943, ne s'était pas vérifiée. En revanche, elle a publié, entre 1945 et 1952, 46 numé­ros de sa revue théorique Internationalisme, abordant l'ensemble des questions qui se po­saient au mouvement ouvrier au lendemain de la seconde guerre mondiale et précisant les bases programmatiques sur lesquelles allaient se constituer Internacionalismo en 1964 au Venezuela, Révolution Internatio­nale en 1968 en France et le Courant Com­muniste International en 1975.

Dans la seconde partie de cet article, nous allons revenir sur la fondation du Partito Comunista Internazionalista, inspirateur du BIPR et « création de la classe ouvrière révolutionnaire ayant eu le plus de réussite depuis la Révolution russe » aux dires de celui-ci.

Fabienne.

Rectificatif

Le BIPR nous a demandé de rectifier la phrase suivante de notre article « Une politique de regroupement sans bous­sole » {Revue internationale n° 87, p. 22) : « A la 4e conférence [des groupes de la Gauche communiste], la CWO et BC ont relâché les critères afin de per­mettre que la place du CCI soit prise par le SUCM. » Le BIPR nous a dit qu'en réalité la 4e conférence s'est réunie sur les critères qui avaient été adoptés à la fin de la 3e, le SUCM ayant affirmé être d'accord avec ces critères. Nous prenons acte de ce fait. Nous sommes intéressés à ce que les polémiques entre le CCI et le BIPR, comme tous les débats entre révo­lutionnaires, s'appuient sur les questions de fond et non sur des malentendus ou des détails erronés.


[1] [54] Voir l'article sur le 12e Congrès du CCI dans ce numéro.

[2] [55] Lettre publiée dans la Revue Internationale n° 8 avec notre réponse : <r Les ambiguïtés sur les "partisans" dans la constitution du Parti Commu­niste Internationaliste en Italie ».

[3] [56] Voir article de la Revue Internationale n° 8.

[4] [57] Nous avons souvent abordé dans notre presse ce qui, conformément à la conception élaborée par la Gauche italienne, distingue la forme parti de la forme fraction (voir en particulier notre étude « Le rapport Fraction-Parti dans la tradition marxiste » dans la Revue Internationale n° 59, 61, 64 et 65). Pour la clarté de la question on peut rappeler ici les éléments suivants. La minorité communiste existe en permanence comme expression du devenir révolu­tionnaire du prolétariat. Cependant l'impact qu'elle peut avoir sur les luttes immédiates de la classe est étroitement conditionné par le niveau de celles-ci et du degré de conscience des masses ouvrières. Ce n'est que dans des périodes de luttes ouvertes et de plus en plus conscientes du prolétariat que cette mi­norité peut espérer avoir un impact sur ces luttes. Ce n'est que dans ces circonstances qu'on peut parler de cette minorité comme d'un parti. En revanche, dans les périodes de recul historique du prolétariat, de triomphe de la contre-révolution, il est vain d'espérer que les positions révolutionnaires puissent avoir un impact significatif et déterminant sur l'ensemble de la classe. Dans de telles périodes, le seul travail pos­sible, et il est indispensable, est celui d'une fraction : préparer les conditions politiques de la formation du futur parti lorsque le rapport de forces entre les clas­ses permettra à nouveau que les positions communis­tes aient un impact dans l'ensemble du prolétariat.

[5] [58] Un membre de la minorité, Candiani, prend même le commandement de la colonne poumiste « Lenin » sur le front d'Aragon.

[6] [59] Il faut noter que les événements d'Espagne ont provoqué des scissions dans d'autres organisations (l'Union Communiste en France, la Ligue des Com­munistes en Belgique, la Revolutionary Workers' League aux Etats-Unis, la Liga Comunista au Mexi­que) qui se retrouvent sur les positions de la Fraction italienne rejoignant ses rangs ou constituant, comme en Belgique, une nouvelle fraction de la Gauche Communiste internationale. C'est à cette époque que le camarade Marc quitte l'Union Communiste et re­joint la Fraction avec qui il était en contact depuis plusieurs années.

[7] [60] La majorité de la Fraction, contrairement à la lé­gende qu'a entretenue la minorité ainsi que d'autres groupes, ne s'est pas cantonnée à observer de loin les événements d'Espagne. Ses représentants sont restés jusqu'en mai 1937 en Espagne, non pour s'enrôler sur le front antifasciste mais pour poursuivre, dans la clandestinité face aux tueurs staliniens qui ont failli les assassiner, un travail de propagande pour essayer de soustraire quelques militants à la spirale de la guerre impérialiste.

[8] [61] Durant cette période, la Fraction a publié de nom­breux numéros de son bulletin de discussion ce qui lui a permis de développer toute une série d'analyses notamment sur la nature de l'URSS, sur la dégéné­rescence de la révolution russe et la question de l'Etat dans la période de transition, sur la théorie de l'économie de guerre développée par Vercesi et sur les causes économiques de la guerre impérialiste.

[9] [62] A ce titre, il en est venu à remercier « son excel­lence le nonce apostolique > pour son « appui à cette oeuvre de solidarité et d'humanité » tout en se déclarant certain « qu'aucun italien ne se couvrirait de la honte de rester sourd à notre pressant ap­pel » {L'Italia di Domani n°l 1, mars 1945)

[10] [63] En ce sens, la raison pour laquelle Marc s'oppose à la décision de la Fraction, en mai 1945, n'est pas celle donnée par IC : « que la contre-révolution qui s'était abattue sur les ouvriers depuis leurs défai­tes dans les années 20 continuait encore et que, de ce fait, il n'y avait pas la possibilité de créer un parti révolutionnaire dans les années 40 » puisqu'à ce moment-là, tout en soulignant les difficultés grandissantes rencontrées par le prolétariat du fait de la politique systématique des Alliés visant à dévoyer sa combativité sur un terrain bourgeois, Marc n'avait pas encore remis en cause explicitement la position adoptée en 1943 sur la possibilité de former le parti.

Courants politiques: 

  • Gauche Communiste [64]
  • TCI / BIPR [65]

Source URL:https://fr.internationalism.org/en/content/revue-internationale-no-90-3e-trimestre-1997

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