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Revue Internationale no 86 - 3e trimestre 1996

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Lutte de classe : le prolétariat ne doit pas sous-estimer son ennemi de classe

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Avec l'effondrement des régimes sta­li­niens d'Europe de l'est à la fin des an­nées 1980 et toutes les campagnes médiatiques qui se sont déchaînées sur la « mort du communisme », la « fin de la lutte de classe », voire la « disparition de la classe ouvrière », le prolétariat mondial a subi une défaite idéologique massive, une défaite aggravée par les événements qui ont suivi, notamment la guerre du Golfe en 1991, et qui ont en­core amplifié son sentiment d'impuis­sance. Depuis, notamment à partir des grands mouvements de l'automne 1992 en Italie, le prolétariat a retrouvé le chemin des combats de classe, avec de nombreuses difficultés mais de façon indiscutable. L'aliment essentiel de cette reprise des combats prolétariens est constitué par les at­taques incessantes et de plus en plus brutales que la bour­geoisie de tous les pays est conduite à déchaîner en même temps que son système économique s'enfonce dans une crise sans issue. La classe domi­nante sait parfaitement qu'elle ne pourra faire passer ces at­taques et empêcher qu'elles ne conduisent à une radicalisa­tion des luttes ou­vrières que si elle met en place tout un arsenal politique desti­né à dévoyer ces dernières, à les con­duire dans des im­passes, à les stérili­ser et les défaire. Et pour ce faire, elle doit pouvoir compter sur l'efficacité de ces organes de l'Etat bourgeois en mi­lieu ouvrier que sont les syndicats. En d'autres termes, la ca­pacité de la bour­geoisie à imposer sa loi à la classe ex­ploitée dépend et dépen­dra du crédit que les syndicats et le syndicalisme se­ront capables d'établir auprès de cette dernière. C'est juste­ment ce que les grèves de la fin 1995 en France et en Belgique ont démontré de façon très claire. C'est ce que montre à l'heure actuelle l'agitation syndicale dans le principal pays européen : l'Allemagne.

Dans nos deux précédents numéros de la Revue internationale, nous avons examiné les moyens employés par la bourgeoisie, lors du mouvement de grève qui a touché la France à la fin de l'année 1995, pour prendre les devants face à la perspective du resurgis­sement des luttes ouvrières. L'analyse que nous avons développée sur ces événements peut se résumer dans les extraits suivants de l'article que nous avions publié dans le n° 84 de la Revue alors que le mouvement n'était pas encore achevé :

« En réalité, le prolétariat en France est la cible d'une manoeuvre d'ampleur destinée à l'affaiblir dans sa conscience et dans sa combativité, une manoeuvre qui s'adresse également à la classe ouvrière des autres pays afin de lui faire tirer de fausses leçons des événements en France. » (Revue inter­nationale n° 84, « Lutter derrière les syndi­cats mène à la défaite »)

Et la principale fausse leçon que la bour­geoisie se proposait de faire tirer à la classe ouvrière c'est que les syndicats constituent de véritables organes de la lutte proléta­rienne :

« Cette recrédibilisation des syndicats constituait pour la bourgeoisie un objectif fondamental, un préalable indispensable avant de porter les attaques à venir qui se­ront encore bien plus brutales que celles d'aujourd'hui. C'est à cette condition seule­ment qu'elle peut espérer saboter les luttes qui ne manqueront pas de surgir au moment de ces attaques. » (Ibid.)

Dans le n° 85 de la Revue nous avons in­di­qué comment, presqu'en même temps que la manoeuvre de la bourgeoisie française, la bourgeoisie belge, tirant profit de cette der­nière, en avait déployé une copie con­forme incorporant tous ses principaux in­gré­dients :

  • série d'attaques capitalistes touchant tous les secteurs de la classe ouvrière (en l'oc­currence contre la sécurité sociale) mais particulièrement provocatrices pour un sec­teur particulier (en France, les tra­vailleurs des chemins de fer et des trans­ports pari­siens ; en Belgique, les tra­vailleurs des chemins de fer et de la com­pagnie aé­rienne nationale) ; la « méthode Juppé », concentrant sur un court espace de temps une avalanche d'attaques, mise en oeuvre avec arrogance et cynisme, fait partie de la manoeuvre : il faut faire ex­ploser le mé­contentement ;
  • appels très radicaux des syndicats à l'ex­tension de la riposte ouvrière en met­tant en avant l'exemple du secteur « d'avant garde » choisi par la bourgeoisie ;
  • recul de la bourgeoisie sur les mesures spécifiques les plus provocatrices : les syndicats crient à la victoire de la « mobilisation » qu'ils ont organisée, les secteurs « en pointe » reprennent le travail ce qui conduit à la démobilisation des au­tres secteurs.

Le résultat de ces manoeuvres a été que la bourgeoisie a réussi à faire passer les me­su­res de portée plus générale, celles qui tou­chent l'ensemble de la classe ouvrière, tout en ayant l'air de reculer face aux luttes ce qui a accrédité l'idée que celles-ci, sous la conduite des syndicats, avaient été victo­rieuses. C'était tout bénéfice aussi bien pour le gouvernement et les patrons que pour les syndicats. Ce qui apparaissait ainsi pour beaucoup d'ouvriers comme une « victoire », ou une demi-victoire (il n'était pas difficile pour la grande masse des travailleurs de constater que sur des questions essentielles, comme la protection sociale, le gouverne­ment n'avait pas reculé) était, en réalité, une défaite, une défaite au plan matériel, évi­demment, mais surtout une défaite poli­ti­que puisque le principal ennemi de la classe ouvrière, le plus dangereux parce ce qu'il se présente comme son allié, l'appareil syndi­cal, a augmenté son emprise et son pouvoir de mystification parmi les ouvriers.

Les analyses des groupes communistes

Les analyses des mouvements sociaux de la fin 1995 présentées par le CCI, aussi bien dans la Revue internationale que dans sa presse territoriale et ses réunions publiques, ont rencontré majoritairement parmi ses lec­teurs et ceux qui assistaient à ces dernières, intérêt et approbation. En re­vanche, elles n'ont pas été partagées par la plupart des au­tres organisations du milieu politique prolé­tarien. Dans le précédent numéro de la Revue, nous avons mis en évi­dence com­ment les deux organisations qui composent le BIPR, le CWO et Battaglia Comunista, s'étaient laissé piéger par la ma­noeuvre de la bourgeoisie en étant justement incapables d'identifier cette manoeuvre. Ces camarades, par exemple, ont reproché à notre analyse de conduire à l'idée que les ouvriers sont des imbéciles puisqu'ils se seraient laissé mysti­fier par les manoeuvres bourgeoises. Plus généralement, ils considèrent que, avec no­tre vision, la révolution prolétarienne serait impossible puisque les ouvriers seraient toujours les victimes des mystifications mi­ses en oeuvre par la bour­geoisie. Rien n'est plus faux.

En premier lieu, le fait qu'aujourd'hui les ouvriers puissent se laisser piéger par des manoeuvres bourgeoises ne signifie pas qu'il en sera toujours ainsi. L'histoire du mouve­ment ouvrier est pleine d'exemples où les mêmes ouvriers qui se laissaient embrigader derrière des drapeaux bourgeois ont été ca­pables, par la suite, de mener des combats exemplaires, voire révolutionnaires. Ce sont les mêmes ouvriers russes et allemands qui, derrière leurs drapeaux nationaux s'étaient étripés les uns les autres à partir de 1914, se sont ensuite lancés dans la révolution prolé­tarienne en 1917, et avec succès, pour les premiers, et en 1918 pour les seconds, im­posant à la bourgeoisie la fin de la boucherie impérialiste. L'histoire nous a ap­pris, plus généralement, que la classe ou­vrière est ca­pable de tirer des enseignements de ses dé­faites, de déjouer les pièges dans lesquels elle était tombée antérieurement.

Et il revient justement aux minorités révo­lutionnaires, aux organisations commu­nis­tes, de contribuer activement à cette prise de conscience de la classe, et en particulier de dénoncer de façon claire et déterminée les pièges tendus par la bourgeoisie.

C'est ainsi que, en juillet 1917, la bourgeoi­sie russe, a tenté de provoquer une insurrec­tion prématurée du prolétariat de la capitale. La fraction la plus avancée de la classe ou­vrière, le parti bolchevik, a identifié le piège et il est clair que, sans son attitude clairvoy­ante visant à empêcher les ouvriers de Petrograd de se lancer dans l'aventure, ces derniers auraient subi une défaite sanglante ce qui aurait coupé l'élan qui les a conduits à l'insurrection victorieuse d'Octobre. En jan­vier 1919 (voir nos articles sur la révolution allemande dans la Revue), la bourgeoise al­lemande a réédité la même manoeuvre. Cette fois-ci, elle a réussi son coup : le pro­létariat de Berlin, isolé, a été écrasé par les corps francs, ce qui a porté un coup décisif à la révolution en Allemagne et au niveau mondial. La grande révolutionnaire Rosa Luxemburg a été capable, avec la ma­jorité de la direction du parti communiste nouvel­lement fondé, de comprendre la na­ture du piège tendu par la bourgeoisie. En revanche, son camarade Karl Liebknecht, pourtant aguerri par des années de militan­tisme ré­volutionnaire, notamment au cours de la guerre impérialiste, s'y est laissé pren­dre. Ce faisant, il a participé, grâce à son pres­tige, et malgré lui, à une défaite tragique de la classe ouvrière, qui lui a d'ailleurs coûté la vie comme à beaucoup de ses compa­gnons, y compris Rosa Luxemburg elle-même. Mais même si cette dernière a tout fait pour mettre en garde le prolétariat et ses propres camarades contre le piège bour­geois, elle n'a jamais pensé que ceux qui s'y étaient laissé prendre étaient des « idiots ». Au contraire, son dernier article, écrit à la veille de sa mort, « L'ordre règne à Berlin » insiste sur une idée essentielle : le proléta­riat doit apprendre de ses défaites. De même, en affirmant que les ouvriers de France ou de Belgique ont été victimes d'un piège tendu par la bourgeoisie, à la fin de l'année 1995, le CCI n'a jamais laissé enten­dre, ou pensé, que les ouvriers seraient des « idiots ». En réalité, c'est tout le contraire qui est vrai.

En effet, si la bourgeoisie s'est donnée la peine d'élaborer un piège particulièrement sophistiqué contre la classe ouvrière, un piège auquel ont contribué toutes les forces du capital, le gouvernement, les patrons, les syndicats et même les groupes gauchistes, c'est justement parce qu'elle ne sous-estime pas la classe ouvrière. Elle sait parfaitement que le prolétariat d'aujourd'hui n'est pas ce­lui des années 1930, que contrairement à ce dernier, la crise économique, loin de l'enfon­cer encore dans la démoralisation, ne peut que le conduire à des combats de plus en plus puissants et conscients. En fait, pour comprendre la nature et la portée de la ma­noeuvre bourgeoise de la fin 1995 contre la classe ouvrière, il est nécessaire, au pré­al­able, d'avoir reconnu que nous ne sommes pas à l'heure actuelle dans un cours histori­que dominé par la contre-révolution, dans lequel la crise mortelle du capitalisme ne peut aboutir qu'à la guerre impérialiste mondiale, mais dans un cours aux affronte­ments de classe. Une des meilleures preuves de cette réalité se trouve dans la nature des thèmes et des méthodes mis en avant par les syndicats dans cette récente manoeuvre. Au cours des années 1930, les campagnes idéolo­giques de la gauche et des syndicats dominées par l'antifascisme, la « défense de la démocratie » et le nationalisme, c'est-à-dire des thèmes parfaitement bourgeois, ont réussi à dévoyer la combativité du proléta­riat dans des impasses tragiques et à l'em­brigader, ouvrant la porte à la boucherie im­périaliste (le meilleur exemple en est donné par les grèves de juin 1936 en France et par la guerre civile en Espagne). Si, à la fin 1995, les syndicats ont été très discrets sur ce genre de thèmes, s'ils ont adopté au con­traire un langage « ouvrier », proposant eux-mêmes des revendications et des « méthodes de lutte » classiques de la classe ouvrière, c'est qu'ils savaient parfaitement qu'ils ne pouvaient pas réussir une mobilisation mas­sive derrière eux, redorer leur blason aux yeux des travailleurs, en se contentant de mettre en avant leurs discours habituels sur « l'intérêt national » et autres mystifications bourgeoises. Là où le drapeau national ou la défense de la démocratie pouvaient être effi­caces dans l'entre-deux guerres pour mysti­fier les ouvriers, il faut maintenant des ap­pels à « l'extension », à « l'unité de tous les secteurs de la classe ouvrière », à la tenue d'assemblées générales souveraines. Mais il faut bien constater que si les récents dis­cours syndicaux ont réussi à tromper la grande majorité de la classe ouvrière, ils ont réussi également à tromper des organisa­tions qui se revendiquent de la Gauche communiste. Le meilleur exemple nous en est probablement donné par les articles publiés dans n° 435 du journal Le Prolétaire, organe du Parti communiste in­ternational (PCI) qui publie en Italien Il Comunista, c'est-à-dire un des nombreux PCI de la mouvance bordiguiste.

Les divagations du Prolétaire

Ce numéro du Prolétaire consacre plus de 4 pages sur 10 aux grèves de la fin 1995 en France. On y donne beaucoup de détails sur les événements, et même des détails faux qui prouvent, soit que l'auteur était encore mal informé, soit, ce qui est plus probable, qu'il a pris ses désirs pour la réalité [1] [1]. Mais le plus frappant dans ce numéro du Prolétaire c'est l'article de deux pages inti­tulé « Le CCI contre les grèves ». Ce titre, déjà, en dit long sur la tonalité de l'ensemble de l'article. En effet, nous y apprenons, par exemple, que :

  • le CCI serait l'émule de Thorez, le diri­geant stalinien français, qui déclarait au lendemain de la seconde guerre que « la grève est l'arme des trusts » ;
  • qu'il s'exprime comme « n'importe quel jaune » ;
  • que nous sommes des « proudhoniens mo­dernes » et des « déserteurs (souligné par Le Prolétaire) de la lutte proléta­rienne ».

Evidemment, le milieu parasitaire pour qui tout est bon pour dénigrer le CCI s'est im­médiatement réjoui de cet article. En ce sens, Le Prolétaire apporte aujourd'hui sa petite contribution (volontaire ? involon­taire ?) aux attaques actuelles de ce milieu contre notre organisation. Evidemment, et nous l'avons toujours démontré dans notre presse, nous ne sommes pas contre les po­lémiques entre les organisations du milieu révolutionnaire. Mais la polémique, aussi véhémente soit-elle, veut dire que nous nous situons dans le même camp de la guerre de classe. Par exemple, nous ne polémiquons pas avec les organisations gauchistes ; nous les dénonçons comme des organes de la classe capitaliste, ce que le Prolétaire est in­capable de faire puisqu'il définit un groupe comme Lutte Ouvrière, fleuron du trot­s­kisme en France, comme « centriste ». Ses pointes les plus acérées, Le Prolétaire les réserve aux organisations de la Gauche Communiste comme le CCI : si nous som­mes des « déserteurs », c'est que nous avons trahi notre classe ; merci de nous l'appren­dre. Merci également de la part des groupes parasites dont le leitmotiv est que le CCI se­rait passé au stalinisme et autres tur­pitudes. Il faudra quand même qu'un jour, le PCI sa­che dans quel camp il se trouve : dans celui des organisations sérieuses de la Gauche communiste, ou bien dans celui des parasi­tes qui n'ont de raison d'être que de les dis­créditer au seul avantage de la classe bour­geoise.

Cela dit, si Le Prolétaire se propose de nous faire la leçon concernant nos analyses des grèves de la fin 1995, ce que démontre avant tout son article c'est :

  • son manque de clarté, pour ne pas dire son opportunisme, sur la question, essentielle pour la classe ouvrière, de la nature du syn­dicalisme ;
  • son ignorance crasse de l'histoire du mou­vement ouvrier conduisant à une incroya­ble sous-estimation de la classe ennemie.

La question syndicale, talon d'Achille du PCI et du bordiguisme

Pour bien charger la barque, Le Prolétaire parle de « l'anti-syndicalisme de principe » du CCI. Ce faisant, il démontre que, pour le PCI, la question syndicale n'est pas une question « de principe ». Le Prolétaire veut se montrer très radical en affirmant :

« Les appareils syndicaux sont devenus, à l'issue d'un processus dégénératif accéléré par la victoire internationale de la contre-révolution, des instruments de la collabora­tion de classe » ; et encore plus : « si les grandes organisations syndicales se refusent obstinément à utiliser ces armes [les moyens de lutte authentiquement prolétarien], ce n'est pas simplement à cause d'une mauvaise direction qu'il suffirait de remplacer : des décennies de dégénéres­cence et de domesti­cation par la bourgeoisie ont vidé ces grands appareils syndicaux des derniers restes classistes et les ont trans­formé en organes de la collaboration des classes, marchandant les revendications proléta­riennes contre le maintien de la paix so­ciale... Ce fait suffit à montrer la fausseté de la perspective trotskiste traditionnelle de conquérir ou de reconquérir à la lutte prolé­tarienne ces appareils d'agents pro­fessionnels de la conciliation des intérêts ouvriers avec les exigences du capitalisme. Par contre mille exemples sont là pour dé­montrer qu'il est tout à fait possible de transformer un trotskiste en bonze... »

En réalité, ce que le PCI met en évidence c'est son manque de clarté et de fermeté sur la nature du syndicalisme. Ce n'est pas ce dernier qu'il dénonce comme arme de la classe bour­geoise, mais tout simplement les « appareils syndicaux ». Ce faisant, il ne réussit pas, malgré ses dires, à se dégager de la vision trotskiste : on peut maintenant trouver dans la presse d'un groupe comme Lutte Ouvrière le même type d'affirmations. Ce que Le Prolétaire, se croyant fidèle à la tradition de la Gauche communiste ita­lienne, refuse d'admettre c'est que toute forme syndicale, qu'elle soit petite ou grande, légale et bien introduite dans les hautes sphères de l'Etat capitaliste ou bien illégale (c'était le cas de Solinarnosc pendant plusieurs années en Pologne, des Commissions Ouvrières en Espagne sous le régime franquiste) ne peut être autre chose qu'un organe de défense du capital­isme. Le Prolétaire accuse le CCI d'être hostile « à toute organisation de défense immédiate du prolétariat ». Ce faisant, il révèle soit son ignorance de notre position, soit, plus pro­bablement, sa mauvaise foi. Nous n'avons jamais dit que la classe ou­vrière ne devait pas s'organiser pour mener ses luttes. Ce que nous affirmons, à la suite du courant de la Gauche communiste que le bordiguisme couvre de son mépris, la Gauche allemande, c'est que, dans la période historique actuelle, cette organisation est constituée par les as­semblées générales des ouvriers en lutte, des comités de grève désignés par ces assem­blées et révocables par elles, des comités centraux de grève composés de délégués des différents comités de grève. Par nature, ces organisations exis­tent par et pour la lutte et sont destinées à disparaître une fois que la lutte est achevée. Leur principale différence avec les syndicats c'est justement qu'elles ne sont pas perma­nentes et qu'elles n'ont pas l'occasion, de ce fait, d'être absorbées par l'Etat capitaliste. C'est justement la leçon que le bordiguisme n'a jamais voulu tirer après des décennies de « trahison » de tous les syndicats, quelle que soit leur forme, leurs objectifs initiaux, les positions politi­ques de leurs fondateurs, qu'ils se disent « réformistes » ou bien « de lutte de classe », voire « révolutionnaires ». Dans le capitalisme décadent, où l'Etat tend à absor­ber toutes les structures de la société, où le système est incapable d'accorder la moindre amélioration durable des conditions de vie de la classe ouvrière, toute organisa­tion permanente qui se propose comme ob­jectif la défense de celles-ci est destinée à s'inté­grer dans l'Etat, à devenir un de ses rouages. Citer, comme le fait Le Prolétaire en espé­rant nous clouer le bec, ce que disait Marx des syndicats au siècle dernier est loin de suffire pour s'auto-accorder un brevet de « marxisme ». Après tout, les trotskistes ne manquent pas de ressortir d'autres citations de Marx et d'Engels contre les anarchistes de leur époque pour attaquer la position que les bordiguistes partagent aujourd'hui avec l'ensemble de la Gauche communiste : le re­fus de participer au jeu électoral. Cette fa­çon de faire du Prolétaire ne démontre qu'une chose, c'est qu'il n'a pas compris un aspect essentiel du marxisme dont il se re­vendique : celui-ci est une pensée vivante et dialectique. Ce qui était vrai hier, dans la phase ascendante du capitalisme : la néces­sité pour la classe ouvrière de former des syndicats, comme de participer aux élections ou bien de soutenir certaines luttes de libé­ration nationale, ne l'est plus au­jourd'hui, dans le capitalisme décadent. Prendre à la lettre des citations de Marx en tournant le dos aux conditions auxquelles elles s'adres­sent, en refusant d'appliquer la méthode de ce grand révolutionnaire, ne démontre que l'indigence de sa propre pensée.

Mais le pire n'est pas cette indigence en elle-même, c'est qu'elle conduit à semer dans la classe des illusions sur la possibilité d'un « véritable syndicalisme », c'est qu'elle con­duit tout droit à l'opportunisme. Et cet op­portunisme, nous en trouvons des expres­sions dans les articles du Prolétaire lorsqu'il affiche la plus grande timidité pour dénon­cer le jeu des syndicats :

« Ce que l'on peut et que l'on doit reprocher aux syndicats actuels... » Les révolution­naires ne reprochent rien aux syndicats, comme ils ne reprochent pas aux bourgeois d'exploiter les ouvriers, aux flics de réprimer leurs luttes : ils les dénoncent.

« ... les organisations à la tête du mouve­ment, la CGT et FO, qui selon toute vrais­emblance avaient négocié dans la coulisse avec le gouvernement pour en finir... » Les dirigeants syndicaux ne « négocient » pas avec le gouvernement comme s'ils avaient des intérêts différents, ils marchent la main dans la main avec lui contre la classe ou­vrière. Et ce n'est pas « selon toute vrai­s­emblance » : c'est sûr ! Voila ce qu'il est indispensable que sachent les ouvriers et que Le Prolétaire est incapable de leur dire.

Le danger de la position opportuniste du Prolétaire sur la question syndicale éclate enfin lorsqu'il écrit : « Mais si nous écartons la reconquête des appareils syndicaux, nous n'en tirons pas la conclusion qu'il faut re­je­ter le travail dans ces mêmes syndicats, pourvu que ce travail se fasse à la base, au contact des travailleurs du rang et non dans les instances hiérarchiques, et sur des bases classistes ». En d'autres termes, lorsque de façon absolument saine et nécessaire des ouvriers écoeurés par les magouilles syndi­cales auront envie de déchirer leur carte, il se trouvera un militant du PCI pour accom­pagner le discours du trotskiste de service : « Ne faites pas cela, camarades, il faut res­ter dans les syndicats pour y faire un tra­vail ». Quel travail, sinon que celui de redo­rer un peu, à la base, le blason de ces orga­nismes ennemis de la classe ouvrière ?

Car il n'y a pas d'autre choix :

  • ou bien on veut réellement mener une ac­tivité militante « sur des bases classis­tes », et alors un des points essentiels qu'il faut défendre est la nature anti-ouvrière des syndicats, pas seulement de leur hié­rar­chie, mais comme un tout ; quelle clar­té le militant du PCI va-t-il apporter à ses ca­marades de travail en leur disant : « les syndicats sont nos ennemis, il faut lutter en dehors et contre eux mais je reste de­dans » ? [2] [2]
  • ou bien on veut rester « en contact » avec la « base » syndicale, « se faire compren­dre » par les travailleurs qui la composent, et alors on oppose « base » et « hiérarchie pourrie », c'est-à-dire la position classique du trotskisme ; certes on fait alors « un travail », mais pas « sur des bases clas­sistes » puisqu'on maintient encore l'illu­sion que certaines structures du syndi­cat, la section d'entreprise par exemple, peu­vent être des organes de la lutte ou­vrière.

Nous voulons bien croire que le militant du PCI, contrairement à son collègue trotskiste, n'aspire pas à devenir un bonze. Il n'en aura pas moins fait le même « travail » anti-ou­vrier de mystification sur la nature des syn­dicats.

Ainsi, l'application de la position du PCI sur la question syndicale a apporté, une nouvelle fois, sa petite contribution à la démobilisa­tion des ouvriers face au danger que repré­sentent les syndicats. Mais cette action de démobilisation face à l'ennemi ne s'arrête pas là. Elle éclate une nouvelle fois au grand jour quand le PCI se livre à une sous-esti­mation en règle de la capacité de la bour­geoisie à élaborer des manoeuvres contre la classe ouvrière.

La sous-estimation de l'ennemi de classe

Dans un autre article du Prolétaire,« Après les grèves de cet hiver, Préparons les luttes à venir » on peut lire ce qui suit :

« Le mouvement de cet hiver montre juste­ment que si, dans ces circonstances, les syndicats ont fait preuve d'une souplesse in­habituelle et ont laissé s'exprimer la spon­tanéité des grévistes les plus combatifs plu­tôt que de s'y opposer comme à leur habi­tude, cette tolérance leur a permis de con­server sans grandes difficultés la direc­tion de la lutte, et donc de décider dans une très grande mesure de son orientation, de son déroulement et de son issue. Lorsqu'ils ont jugé que le moment était venu, ils ont pu donner le signal de la reprise, abandonnant en un clin d'oeil la revendication centrale du mouvement, sans que les grévistes ne puissent opposer aucune alternative. L'apparence démocratique et basiste de la conduite de la lutte a même été utilisée contre les besoins objectifs du mouvement : ce ne sont pas les milliers d'AG quotidiennes des grévistes qui à elles seules pouvaient donner à la lutte la centralisation et la di­rection dont elle avait besoin, même si elles ont permis la compacité et la participation massive des travailleurs. Seules les organi­sations syndicales pouvaient pallier à cette carence et la lutte était donc suspendue aux mots d'ordre et aux initiatives lancées cen­tralement par les organisations syndicales et répercutées par leur appareil dans toutes les AG. Le climat d'unité régnant dans le mouvement était tel que la masse des tra­vailleurs non seulement n'a pas senti ni ex­primé de désaccords avec l'orientation des syndicats (mis à part bien sûr les orienta­tions de la CFDT) et leur direction de la lutte, mais a même considéré leur action comme l'un des facteurs les plus importants pour la victoire. »

Ici Le Prolétaire nous livre le secret de l'atti­tude des syndicats dans les grèves de la fin 1995. Peut être est-ce le résultat de sa lec­ture de ce que le CCI avait déjà écrit au­pa­ravant. Le problème, c'est que lorsqu'il faut tirer les enseignements de cette réalité évi­dente, Le Prolétaire, dans le même arti­cle, nous dit que ce mouvement est « le plus im­portant du prolétariat français depuis la grève générale de mai-juin 68 », qu'il salue sa « force » qui a imposé « un recul partiel du gouvernement ». Décidément, la co­hé­rence de la pensée n'est pas le fort du Prolétaire. Faut-il rappeler que l'opportu­nisme aussi la fuit comme la peste, lui qui essaye en permanence de concilier l'inconci­liable ?

Pour notre part, nous avons conclu que ce mouvement qui n'a pu empêcher le gou­ver­nement de faire passer ses principales mesu­res anti-ouvrières et qui a aussi bien réussi à redorer le blason des syndicats, comme le montre très clairement Le Prolétaire, ne s'est pas fait contre la volonté des syndicats ou du gouvernement, mais qu'il a été voulu par eux justement pour at­teindre ces objec­tifs. Le Prolétaire nous dit que le trait de ce mouvement qui « doit de­venir un acquis pour les luttes futures, a été la tendance gé­nérale à s'affranchir des barrières corpora­tistes et des limites d'entreprises ou d'admi­nistrations et à s'étendre à tous les sec­teurs ». C'est tout à fait vrai. Mais le seul fait que se soit avec la bénédiction, ou plu­tôt, bien souvent, sous l'impulsion directe des syndicats, que les ouvriers aient recon­quis des méthodes vrai­ment prolétariennes de lutte, ne constitue nullement une avancée pour la classe ou­vrière à partir du moment où cette conquête est associée pour la majo­rité des ouvriers à l'action des syndicats. Ces méthodes de lutte, la classe ouvrière était, tôt ou tard destinée à les redécouvrir, au long de toute une série d'expériences. Mais si cette décou­verte s'était faite à travers la confrontation ouverte contre les syndicats, cela aurait porté un coup mortel à ces der­niers alors qu'ils étaient déjà fortement dis­crédités et cela aurait privé la bourgeoisie d'une de ses armes essentielles pour saboter les luttes ouvrières. Aussi, il était préféra­ble, pour la bourgeoisie, que cette redécou­verte, quitte à ce qu'elle intervienne plus vite, soit empoi­sonnée et stérilisée par les illusions syndi­calistes.

Le fait que la bourgeoisie ait pu manoeuvrer d'une telle façon dépasse l'entendement du Prolétaire :

« A en croire le CCI "on" (sans doute TOUTE LA BOURGEOISIE) est extraordi­nairement rusé : pousser "les ouvriers" (c'est ainsi que le CCI baptise tous les sala­riés qui ont fait grève) à entrer en lutte contre les décisions gouvernementales afin de contrôler leur lutte, de leur infliger une défaite et de faire passer plus tard des me­sures encore plus dures, voilà une manoeu­vre qui aurait sans doute stupéfié Machiavel lui-même.

Les proudhoniens modernes du CCI vont plus loin que leur ancêtre puisqu'ils ac­cu­sent les bourgeois de provoquer la lutte ou­vrière et de lui faire remporter la victoire pour détourner les ouvriers des vrais solu­tions : ils se frapperaient eux-mêmes pour éviter d'être frappés. Attendons encore un peu et nous verrons dans la lanterne magi­que du CCI les bourgeois organiser eux-mêmes la révolution prolétarienne et la dis­parition du capitalisme dans le seul but d'empêcher les prolétaires  de la faire. » [3] [3]

Le Prolétaire se donne sûrement l'illusion d'être très spirituel. Grand bien lui fasse ! Le problème c'est que ses tirades dénotent avant tout la totale vacuité de son entendement politique. Alors, pour sa gouverne, et pour qu'il ne meure pas complètement idiot, nous nous permettons de rappeler quelques ba­nalités :

  1. Il n'est pas nécessaire que toute la bour­geoisie soit « extraordinairement rusée » pour que ses intérêts soient bien défendus. Pour exercer cette défense, la classe bour­geoise dispose d'un gouverne­ment et d'un Etat (mais peut être que Le Prolétaire ne le sait pas) qui définit sa poli­tique en s'ap­puyant sur les avis d'une armée de spécialis­tes (historiens, sociologues, poli­tologues, ... et dirigeants syndicaux). Qu'il existe encore aujourd'hui des patrons qui pensent que les syndicats sont les ennemis de la bourgeoisie, cela ne change rien à la chose : ce ne sont pas eux qui sont chargés d'élaborer la stra­tégie de leur classe comme ce ne sont pas les adjudants qui conduisent les guerres.
  2. Justement, entre la bourgeoisie et la classe ouvrière il existe une guerre, une guerre de classe. Sans qu'il soit nécessaire d'être un spécialiste des questions militaires, n'importe quel être doté d'une intelligence moyenne et d'un peu d'instruction (mais est-ce le cas des rédacteurs du Prolétaire ?) sait que la ruse est une arme essentielle des ar­mées. Pour battre l'ennemi, il est en général nécessaire de le tromper (sauf à dis­poser d'une supériorité matérielle écrasante).
  3. L'arme principale de la bourgeoisie contre le prolétariat, ce n'est pas la puissance ma­térielle de ses forces de répression, c'est jus­tement la ruse, les mystifications qu'elle est capable d'entretenir dans les rangs ouvri­ers.
  4. Même si Machiavel a, en son temps, jeté les bases de la stratégie bourgeoise pour la conquête et l'exercice du pouvoir aussi bien que dans l'art de la guerre, les dirigeants de la classe dominante, après des siècles d'ex­périence, en savent maintenant beau­coup plus que lui. Peut-être les rédacteurs du Prolétaire pensent ils que c'est le con­traire. En tout cas, ils feraient bien de se plonger un tout petit peu dans les livres d'histoire, particulièrement celle des guerres récentes et surtout celle du mouvement ou­vrier. Ils y découvriraient que le ma­chiavélisme que les stratèges militaires sont capables de met­tre en oeuvre dans les con­flits entre frac­tions nationales de la même classe bour­geoise n'est encore rien à côté de celui que celle-ci, comme un tout, est capa­ble de dé­ployer contre son ennemi mortel, le proléta­riat.
  5. En particulier, ils découvriraient deux choses élémentaires : que provoquer des combats prématurés est une des armes clas­siques de la bourgeoisie contre le prolétariat et que dans une guerre, les généraux n'ont jamais hésité à sacrifier une partie de leurs troupes ou de leurs positions pour mieux piéger l'ennemi, en lui donnant, éventuelle­ment, un sentiment illusoire de victoire. La bourgeoisie ne fera pas la révolution prolé­tarienne à la place du prolétariat pour l'em­pêcher de la faire. En revanche, pour l'éviter, elle est prête à des prétendus « reculs », à des apparentes « victoires » des ouvriers.
  6. Et si les rédacteurs du Prolétaire se don­naient la peine de lire les analyses clas­si­ques de la Gauche communiste, ils ap­pren­draient enfin qu'un des principaux mo­yens avec lesquels la bourgeoisie a infligé au prolétariat la plus terrible contre-révolu­tion de son histoire a été justement de lui présen­ter comme des « victoires » ses plus grandes défaites : la « construction du social­isme en URSS », les « Front populaires », la « victoire contre le fascisme ».

Alors on ne peut dire qu'une chose aux ré­dacteurs du Prolétaire : il faut recom­men­cer votre copie. Et avant, il faut essayer de réfléchir un peu et de surmonter votre ig­no­rance affligeante. Les phrases bien tournées et les mots d'esprit ne suffisent pas pour dé­fendre correctement les positions et les inté­rêts de la classe ouvrière. Et nous pouvons leur donner un dernier conseil : soyez à l'écoute de ce qui se passe réelle­ment dans le monde et essayez de compren­dre, par exemple, ce qui vient de se passer en Allemagne.

Les manoeuvres syndicales en Allemagne, nouvel exemple de la stratégie de la bourgeoisie

S'il faut une nouvelle preuve que la manoeu­vre concoctée par toutes les forces de la bourgeoisie à la fin de 1995 en France avait une portée internationale, la récente agita­tion syndicale en Allemagne l'apporte de fa­çon éclatante. Dans ce pays, en effet, on vient de vivre, avec les spécificités locales évidemment, un « remake » du scénario « à la française ».

Au départ, pourtant, la situation semble fort différente. Juste après que les syndicats français se soient donnés une image de radi­calisme, « d'organes intransigeants du com­bat de classe », ceux d'Allemagne, fidèles à leur tradition de négociateurs et d'agents du « consensus social », signent avec le patro­nat et le gouvernement, le 23 janvier, un « pacte pour l'emploi » qui comporte, entre autres, des baisses de salaires pouvant aller jusqu'à 20% dans les industries les plus me­nacées. Au sortir de cette négociation, Kohl déclare qu'il faut « tout faire pour éviter un scénario à la française ». Il n'est alors pas contredit par les syndicats qui, quelques se­maines auparavant, avaient pour­tant salué les grèves en France : la DGB « assure de sa sympathie les grévistes qui se défendent contre une grande attaque au droit so­cial » ; IG-Metall affirme que « la lutte des Français est un exemple de résis­tance con­tre les coups portés aux droits so­ciaux et politiques ».

Mais, en réalité, le salut des syndicats alle­mands aux grèves en France n'était pas pla­tonique, il s'inscrivait déjà dans la perspec­tive de leurs manoeuvres futures. Ces ma­noeuvres, on allait en découvrir l'ampleur au mois d'avril. C'est le moment que choisit Kohl pour annoncer un plan d'austérité sans précédent : gel des salaires dans la fonction publique, baisse des indemnités de chômage et des prestations de sécurité sociale, al­lon­gement du temps de travail, recul de l'âge de la retraite, abandon du principe de l'indem­nisation à 100% des absences pour maladie. Et ce qui est le plus frappant, c'est la façon dont ce plan est annoncé. Comme l'écrit le journal français Le Monde (20 juin 1996) : « En imposant autoritairement son plan d'économies de 50 milliards de marks à la fin du mois d'avril, le chancelier Kohl a quitté les habits du modérateur – qu'il af­fectionne tant – pour prendre ceux du déci­deur... Pour la première fois, la "méthode Kohl" commence à ressembler à la "méthode Juppé". »

Pour les syndicats, c'est une véritable provo­cation à laquelle il faut répondre avec de nouvelles méthodes d'action : « Nous avons quitté le consensus pour entrer dans la confrontation » (Dieter Schulte, président du DGB). Le scénario « à la française », dans sa variante allemande, se met en place. On assiste alors à un crescendo de radica­l­isme dans l'attitude des syndicats : « grèves d'avertissement » et manifestations dans le secteur public (comme au début de l'au­tomne 1995 en France) : les crèches, les transports en commun, les postes, les serv­ices de nettoiement sont touchés. Comme en France, les médias font grand tapage autour de ces mouvements, donnant l'image d'un pays paralysé, et ne ménagent pas leur sym­pathie à leur égard. La référence aux grèves de la fin 1995 sont de plus en plus présentes et les syndicats font même agiter des dra­peaux français dans les manifestations. Schulte, invoquant « l'automne chaud » français, promet, dans le secteur industriel, un « été chaud ». C'est alors que commence la préparation de la grande manifestation du 15 juin qui est annoncée à l'avance comme devant être « la plus massive depuis 1945 ».[4] [4] Schulte prévient qu'elle ne sera « que le début d'âpres conflits sociaux qui pourrait conduire à des conditions à la française ». De même, alors qu'il avait af­firmé quelques semaines auparavant qu'il « ne saurait être question d'appeler à une grève générale face à un gouvernement dé­mocratiquement élu », il déclare le 10 juin que « même la grève générale n'est plus ex­clue ». Quelques jours avant la « marche » sur Bonn, les négociations du secteur public accouchent d'un accord qui concède finale­ment de maigres augmentations de salaire et la promesse de ne pas remettre en cause les indemnités de maladie, ce qui permet aux syndicats de faire apparaître ce « recul » comme résultant de l'efficacité de leurs ac­tions, tout comme ce fut le cas en France quand le gouvernement avait « reculé » sur le Contrat de plan dans les chemins de fer et sur la retraite des fonctionnaires.

Finalement, l'immense succès du « tous à Bonn » (350 000 manifestants) obtenu grâce à un battage médiatique sans précédent et aux énormes moyens mis en oeuvre pas les syndicats (des milliers de cars et près de 100 trains spéciaux) apparaît comme une mani­festation de force sans précédent de ces de­rniers en même temps qu'elle a permis de faire passer au second plan le fait que le gouvernement n'avait pas cédé sur l'essentiel de son plan d'austérité.

Le caractère mondial des manoeuvres de la bourgeoisie

Ainsi, à quelques mois d'intervalle, dans les deux principaux pays d'Europe continentale, la bourgeoisie a développé deux manoeuvres très semblables destinées non seulement à faire passer un train d'attaques brutales mais aussi à donner une nouvelle image des syn­dicats. Certes il y a des différences dans l'objectif visé par chacune des deux bour­geoisies nationales. Pour ce qui concerne la France, il fallait redorer aux yeux des ouvri­ers le blason des syndicats, un blason nota­blement terni par leur soutien aux politiques menées par la Gauche quand elle était au gouvernement, ce qui les avait contraints de laisser le devant de la scène aux coordina­tions dans la tâche de sabotage des luttes lors de la grève des chemins de fer en 1986 et des hôpitaux en 1988. Pour ce qui con­cerne l'Allemagne, il n'y avait pas un pro­blème de discrédit des syndicats. Dans l'en­semble, ces organes de l'Etat bourgeois jouissaient d'une forte assise en milieu ou­vrier. En revanche, l'image qu'ils avaient au­près de la classe ou­vrière était celle de spécialistes avisés de la négociation, réus­sissant, à travers toutes les « tables rondes » auxquelles ils partici­paient, à préserver quelque peu les acquis de « l'Etat social », ce qui était évidemment facilité par la plus grande résistance du capi­tal allemand à la crise mondiale. Mais avec la montée des difficultés économiques de ce dernier (récession en 1995, niveau de chômage re­cord, explosion des déficits de l'Etat) cette image ne pouvait perdurer bien longtemps. A la table de négociation, le gouvernement et le patronat ne pourront proposer que des attaques de plus en plus brutales du niveau de vie de la classe ou­vrière et le démantè­lement de « l'Etat so­cial ». La perspective d'explosions de la colère ouvrière est inéluc­table et il importait donc que les syndicats, pour être en mesure de saboter et dévoyer la combativité, tro­quent leurs habits de « négociateurs » pour ceux d'organes de la lutte ouvrière.

Mais au-delà des différences dans la situ­a­tion sociale des deux pays, il importe que tous les points communs existant entre ces deux épisodes ouvrent les yeux de ceux qui pensent encore que les grèves de la fin 1995 en France étaient « spontanées », qu'elles ont « surpris la bourgeoisie », qu'elles n'ont pas été voulues et provoquées par celle-ci afin de mener à bien sa politique.

En outre, de même que la manoeuvre bour­geoise de la fin 1995 en France avait une portée internationale, ce n'est pas unique­ment à usage interne que les différentes for­ces de la bourgeoisie allemande ont déployé leur manoeuvre du printemps 1996. Par exemple, en Belgique, si la bourgeoisie avait organisé au cours de l'hiver une copie conforme du scénario français, elle a fait preuve de son mimétisme en reprenant à son compte le « scénario allemand ». En effet, peu après la signature du « pacte pour l'emploi » en Allemagne, un « contrat d'avenir pour l'emploi » était signé en Belgique entre les syndicats, le patronat et le gouvernement qui prévoyait, là aussi, des baisses de salaire contre des promesses d'emplois. Puis les syndicats se sont offerts un virage à 180° en dénonçant brusquement cet accord « après consultation de leur base ». Ce revirement spectaculaire et, comme toujours, fortement médiatisé, leur a permis de s'offrir une image « démocratique », de « véritables interprè­tes de la volonté des ouvriers », tout en se blanchissant de toute responsabilité dans les plans d'attaque contre la classe ouvrière pré­parés par le gouvernement (dans lequel par­ticipe le Parti socialiste, allié traditionnel du syndicat le plus « combatif », la FGTB).

Mais si la dimension internationale des ma­noeuvres de la bourgeoisie française de la fin 1995 ne s'est pas arrêtée à la Belgique, comme on vient de le voir avec les manoeu­vres de la bourgeoisie allemande du prin­temps, la portée de ces dernières ne se lim­ite pas non plus à ce petit pays. En réalité, l'agitation syndicale en Allemagne, ample­ment répercutée par les télévisions dans de nombreux pays a un rôle similaire aux grè­ves en France. Encore une fois, il s'agit de renforcer les illusions sur les syndicats. L'image de marque « combative » des syndi­cats français, grâce à leur couverture média­tique mondiale, a pu rejaillir sur leurs con­génères des autres pays. De même, la radi­calisation des syndicats allemands, leurs menaces appuyées d'un « été chaud » et les commentaires alarmistes des médias des au­tres pays sur « la fin du consensus à l'alle­mande » viennent à leur tour relayer l'idée que les syndicats sont capables, même là où ils ont une tradition de concertation et de négociation, d'être d'authentiques « organes de lutte » pour la classe ouvrière et même des organes de lutte efficaces, ca­pables d'imposer, contre l'austérité gou­vernemen­tale et patronale, la défense des intérêts ou­vriers.

oOo

Ainsi, c'est bien à l'échelle mondiale que la bourgeoisie met en oeuvre sa stratégie face à la classe ouvrière. L'histoire nous a appris que toutes les oppositions d'intérêt entre les bourgeoisies nationales, les rivalités com­merciales, les antagonismes impérialistes pouvant conduire à la guerre, s'effacent lorsqu'il s'agit d'affronter la seule force de la société qui représente un danger mortel pour la classe dominante, le prolétariat. C'est de façon coordonnée, concertée que les bour­geoisies élaborent leurs plans contre celui-ci.

Aujourd'hui, face aux combats ouvriers qui se préparent, la classe dominante devra dé­ployer mille pièges pour tenter de les sabo­ter, les épuiser et les défaire, pour faire en sorte qu'ils ne permettent pas une prise de conscience par le prolétariat des perspec­ti­ves ultimes de ces combats, la révolution communiste. Rien ne serait plus tragique pour la classe ouvrière que de sous-estimer la force de son ennemi, sa capacité à mettre en oeuvre de tels pièges, à s'organiser à l'échelle mondiale pour les rendre plus effi­caces. Il appartient aux communistes de sa­voir les débusquer et de les dénoncer aux yeux de leur classe. S'ils ne savent pas le faire, ils ne méritent pas ce nom.

FM, 24 juin 1996.



[1] [5]. Un des exemples frappants de cette réécriture des faits est la façon dont est rapportée la reprise du tra­vail à la fin de la grève : celle-ci n'aurait commencé que près d'une semaine après l'annonce du « recul » du gouvernement, ce qui est faux.

[2] [6]. C'est vrai que les bordiguistes ne sont pas à une contradiction près : vers la fin des années 1970, alors que s'était développée en France une agitation parmi les ouvriers immigrés, il était courant de voir des militants du PCI expliquer aux immigrés éberlués qu'ils devaient revendiquer le droit de vote afin de pouvoir... s'abstenir. Plus ridicule qu'un bordiguiste, tu meurs ! C'est vrai aussi que lorsque des militants du CCI ont essayé d'intervenir dans un rassemble­ment d'immigrés pour y défendre la nécessité de ne pas se laisser enfermer dans des revendications bourgeoisies, ceux du PCI ont prêté main forte aux maoïstes pour les en chasser... 

[3] [7]. Il faut noter que le n° 3 de L'esclave salarié (ES), bâtard parasitaire de l'ex-Ferment Ouvrier Révolutionnaire, nous donne une interprétation originale de l'analyse du CCI sur la manoeuvre de la bourgeoisie : « Nous tenons à féliciter le cci [ES trouve très spirituel d'écrire en minuscules les initiales de notre organisation] pour sa remarquable analyse qui nous laisse béats d'admiration et nous nous demandons comment cette élite pensante fait pour infiltrer la classe bourgeoise et en retirer de telles informations sur ses plans et ses pièges. C'est à se demander si le cci n'est pas invité aux rendez-vous de la bourgeoisie et à l'étude de ses menées anti-ouvrières concoctées dans le secret et les rites de la franc-maçonnerie. » Marx n'était pas franc-maçon et il n'était pas invité aux rendez-vous de la bourgeoisie mais il a consacré une grande partie de son activité militante à étudier, élucider et dénoncer les plans et les pièges de la bourgeoisie. Il faut croire que les rédacteurs de l'ES n'ont jamais lu Les luttes de classe en France ou La guerre civile en France. Ce serait logique de la part de gens qui méprisent la pensée, laquelle n'est pas le monopole d'une « élite ». Franchement, il n'était pas nécessaire d'être franc-maçon pour découvrir que les grèves de la fin 1995 en France résultaient d'une manoeuvre bourgeoise : il suffisait d'observer de quelle façon elles étaient présentées et encensées par les médias dans tous les pays d'Europe et d'Amérique, et jusqu'en Inde, en Australie et au Japon. C'est vrai que la présence dans ces pays de sections ou de sympathisants du CCI lui a facilité son travail, mais la véritable cause de l'indigence politique de ES ne réside pas dans sa faible extension géographique. Ce qui est provincial, chez lui, c'est avant tout son intelligence politique, provinciale... et « minuscule ».
 

[4] [8]. Ce refrain a un petit air de déjà entendu : la mani­festation du 12 décembre 1995 en France avait égale­ment été présentée comme « la plus massive depuis la guerre » dans beaucoup de villes de province.

 

Géographique: 

  • Europe [9]

Récent et en cours: 

  • Luttes de classe [10]

Questions théoriques: 

  • Décadence [11]
  • Le cours historique [12]

12e Congrès de RI : la défense de l'organisation

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Courant avril 1996 s'est tenu le 12e congrès de la section en France du Courant Communiste International. Ce congrès était celui d'une section territoriale de notre organisation in­ternationale, mais le CCI a décidé de lui donner une valeur dépassant le simple cadre territorial pour en faire une sorte de congrès international extraordinaire.

Le congrès s'est tenu quelques mois après que nous ayons assisté en France à des évé­nements de première grandeur concernant la lutte entre prolétariat et bourgeoisie : les grèves du secteur public de la fin de l'année 1995, lesquelles résultaient d'une manoeuvre de la bourgeoisie à l'échelle internationale dirigée contre le prolétariat de l'ensemble des pays industrialisés [1] [13]. Mais ces événe­ments ne constituaient qu'un aspect d'une of­fensive générale que mène aujourd'hui la bourgeoisie contre la classe ouvrière et ses organisations. Et c'est justement en tant que moment privilégié de l'armement de l'orga­nisation communiste contre les différents aspects de cette offensive que le 12e congrès de la section en France prenait toute son im­portance.

Une attaque sans précédent de la classe bourgeoise contre le prolétariat

La bourgeoisie est en effet obligée d'accom­pagner son attaque économique contre la classe ouvrière d'une attaque politique. Cette attaque vise évidemment, comme on a pu le voir dans les manoeuvres de la bourgeoisie de la fin 1995, le court terme et le moyen terme : elle vise à affaiblir le prolétariat en prévision des combats qu'il devra mener dans les années qui viennent. Cependant, ce serait dangereusement sous-estimer la classe dominante que de considérer qu'elle ne voit pas plus loin. Ses secteurs les plus lucides savaient bien que l'impact des immenses campagnes sur « la mort du communisme » et la « victoire définitive du capitalisme » ne pourrait durer éternellement, qu'il serait né­cessairement battu en brêche par l'aggrava­tion de la crise du capitalisme et la néces­saire reprise des luttes ouvrières. C'est pour cela qu'il fallait prendre rapidement les de­vants : « ... il faut souligner le changement récent dans un certain nombre de discours de la classe dominante. Alors que les pre­mières années après l'effondrement du bloc de l'Est ont été dominées par les campagnes sur le thème de "la mort du communisme", "l'impossibilité de la révolution", on assiste aujourd'hui à un certain retour à la mode de discours favorables au "marxisme", à la "révolution", au "communisme" de la part des gauchistes, évidemment, mais même au-delà d'eux. » Avant qu'un nombre croissant d'ouvriers ne reconnaisse dans le marxisme la théorie de la lutte du prolétariat pour son émancipation, il s'agit d'élaborer et de diffu­ser un faux marxisme destiné à polluer et dévoyer le processus de prise de conscience de la classe ouvrière.

Mais cette offensive ne s'arrête pas là. Il s'agit aussi de discréditer le courant de la Gauche communiste, celui qui a représenté, au moment de la dégénérescence et de la mort de l'Internationale Communiste, le véritable défenseur des principes commu­nistes qui avaient présidé à la révolution d'octobre 1917. C'est ainsi que, à l'occasion de la publication des archives de Vercesi, principal animateur de la Fraction de Gauche italienne, des universitaires de Bruxelles présentent ce courant comme anti-fasciste, c'est-à-dire l'anti-thèse même de ce qui fut son essence. Ce dont il s'agit fonda­mentalement c'est de compromettre l'avenir du courant de la Gauche communiste, c'est-à-dire le seul qui travaille à la fondation du parti communiste dont aura besoin le prolé­tariat pour mener à bien sa révolution.

Et cette attaque contre la Gauche communiste ne se cantonne pas au niveau universitaire. Les « spécialistes » de la classe dominante savent parfaitement le danger que représentent pour cette dernière les groupes du milieu politique prolétarien qui se réclament justement de la Gauche communiste. Evidemment, ce danger n'est pas immédiat. Continuant à subir les séquel­les de la terrible contre-révolution qui s'est abattue sur le prolétariat à partir de la fin des années 1920 et qui a sévit jusqu'au mi­lieu des années 1960, la Gauche communiste se distingue encore par sa fai­blesse tant numérique qu'au niveau de son impact sur l'ensemble de la classe ouvrière. Une faiblesse qui est encore aggravée par la dispersion entre plusieurs courants (CCI, BIPR, multiples « Partis » du courant bordi­guiste).

Et justement, il faudrait être singulièrement naïf pour croire que la classe dominante, et ses institutions spécialisées, n'emploient pas dès à présent tous les moyens possibles pour empêcher ce courant de se renforcer à me­sure que se développera la prise de con­science du prolétariat, pour le liquider. Parmi ces moyens, il y a évidemment la ré­pression policière. Mais dans le cadre des « démocraties » qui gouvernent les pays in­dustrialisés, c'est un instrument que la bour­geoisie utilise encore assez peu pour ne pas trop se démasquer. Il y a aussi l'infiltration par des organismes spécialisés de l'Etat capi­taliste visant à informer ces derniers et sur­tout à détruire de l'intérieur les organisations communistes. C'est ainsi qu'en 1981, le CCI avait démasqué l'individu Chénier dont les agissements avaient contribué à aggraver la crise qu'avait connue le CCI à l'époque et à provoquer la perte de nombreux militants.

Enfin, et surtout, notre organisation a mis en évidence le rôle particulier que joue aujour­d'hui le milieu parasitaire comme instrument de l'attaque de la bourgeoisie contre le mi­lieu politique prolétarien.

L'attaque du parasitisme contre le milieu politique prolétarien et contre le CCI

Ce n'est pas une préoccupation nouvelle de notre organisation. Ainsi, au lendemain de notre 11e congrès international, il y a un an, nous pouvions déjà écrire :

« Il est préférable pour la bourgeoisie de faire un mur de silence autour des positions et de l'existence des organisations révolu­tionnaires. C'est pour cela que le travail de dénigrement de celles-ci et de sabotage de leur intervention est pris en charge par toute une série de groupes et d'éléments pa­rasitaires dont la fonction est d'éloigner des positions de classe les éléments qui s'appro­chent de celles-ci, de les dégouter de toute participation au travail difficile de dévelop­pement d'un milieu politique prolétarien.

L'ensemble des groupes communistes a été confronté aux méfaits du parasitisme, mais il revient au CCI, parce que c'est aujour­d'hui l'organisation la plus importante du milieu prolétarien, de faire l'objet d'une at­tention toute particulière de la part de la mouvance parasitaire. » (Revue internatio­nale n° 82)

Et sur la base de la convergence de toute une série d'attaques de la part du parasitisme contre le milieu politique prolétarien et le CCI en particulier le congrès a discuté et adopté une résolution dont nous donnons ici quelques extraits :

« La notion de parasitisme politique n'est pas une innovation du CCI. Elle appartient à l'histoire du mouvement ouvrier. Ainsi, dans le combat du Conseil Général dans l'AIT, Marx qualifiait la politique de l'Alliance de Bakounine de 'parasitisme.

Les groupes parasites n'appartiennent pas au milieu politique prolétarien. En aucune façon, il ne sont l'expression de l'effort de prise de conscience de la classe. Au con­traire, ils constituent une tentative de faire avorter cet effort. En ce sens, leur activité vient compléter le travail des forces de la bourgeoisie pour saboter l'intervention des organisations révolutionnaires au sein de la classe.

Ce qui anime l'activité et détermine l'exis­tence des groupes parasites ce n'est nulle­ment la défense des principes de classes du prolétariat, la clarification de positions politiques, mais au mieux l'esprit de cha­pelle ou de "cercles d'amis", l'affirmation de l'individualisme et son individualité vis-à-vis du MPP. C'est pour cela que le point de départ d'une démarche parasitaire pouvant conduire à la fondation d'un groupe para­site est basé sur des griefs personnels, des ressentiments, des frustrations et autres préoccupations mesquines, relents de l'idéologie de la petite-bourgeoisie décom­posée et sans avenir.

En ce sens, ce qui caractérise un groupe pa­rasite, ce n'est pas la défense d'une plate­forme programmatique mais essentiellement une attitude politique face aux organisa­tions révolutionnaires, et plus particulière­ment face au principal pôle de regroupe­ment, le CCI.  (...)

Le parasitisme à ainsi pour fonction :

  • de renforcer la confusion dans la classe... ;
  • de développer les attaques contre les or­ganisations marxistes en vue de la des­truction du MPP ;
  • d'alimenter les campagnes de la bourgeoi­sie contre le communisme en colportant l'idée que toute organisation marxiste se réclamant du combat de Lénine pour la construction du Parti est, par nature, vouée à la dégénérescence stalinienne ;
  • de ridiculiser les principes organisation­nels du prolétariat en inoculant l'idée que la défense instransigeante de ces principes ne mène qu'au sectarisme.

Tous ces thèmes développés dans l'offensive du parasitisme contre le CCI [sont] une confirmation de la contribution active des groupes parasites à l'offensive de l'Etat bourgeois contre le marxisme depuis l'ef­fondrement du bloc de l'Est. Ils constituent un sabotage des efforts du prolétariat pour retrouver sa perspective révolutionnaire.

En ce sens, les groupes parasites sont le ter­rain de prédilection des manipulations de l'Etat. »

Cela ne signifie pas que les groupes parasi­tes soient de simples organes de l'Etat capi­taliste, comme peuvent l'être, par exemple, les groupes gauchistes lesquels défendent un programme capitaliste. De même, il est sûr que, pour la plupart, les éléments du milieu parasitaire, qu'il soit organisé ou informel, n'ont aucun lien direct avec les organismes de l'Etat. Mais, compte tenu de la démarche qui anime ce milieu, du laxisme politique et organisationnel qui le caractérise, des ré­seaux de copinages qui le traversent, de sa prédilection pour les commérages de toutes sortes, rien n'est plus facile pour quelques spécialistes de l'infiltrer et de l'orienter dans des directions qui favorisent encore mieux l'action de la bourgeoisie contre les organi­sations communistes.

L'armement organisationnel du CCI

Le 12e Congrès de la section en France se devait également de faire un bilan, un an après le congrès international, de sa capacité à faire vivre les perspectives dégagées par celui-ci. Nous serons brefs sur ce point car, malgré toute son importance, il était secon­daire par rapport au point qui vient d'être évoqué et lui était, en bonne partie, subor­donné.

La résolution adoptée par ce congrès disait :
« ... le 11
e Congrès constate donc que le CCI est aujourd'hui bien plus fort qu'il n'était au précédent congrès, qu'il est in­comparablement mieux armé pour affronter ses responsabilités face aux futurs surgis­sements de la classe, même si, évidemment, il est encore en convalescence » (point 11)

« Cela ne signifie pas que le combat que nous avons mené soit appelé à cesser. (...) Le CCI devra le poursuivre à travers une vigilance de chaque instant, la détermina­tion d'identifier chaque faiblesse et de l'af­fronter sans attendre. (...) En réalité, l'his­toire du mouvement ouvrier, y compris celle du CCI, nous enseigne, et le débat nous l'a amplement confirmé, que le combat pour la défense de l'organisation est permanent, sans répit. » (point 13)

Tout cela, l'année écoulée l'a pleinement confirmé pour la section en France. C'est ainsi que celle-ci, face à un événement aussi important que les grèves de la fin 1995, a réussi à la fois à identifier immédiatement le piège que la bourgeoisie était en train de tendre à la classe ouvrière et à intervenir activement dans la classe.

Le 12e congrès de la section en France a il­lustré et mis en évidence une fois de plus combien le combat pour la construction et la défense de l'organisation est un combat de longue durée, permanent, qui ne tolère au­cun relâchement. Mais pour les révolution­naires, la difficulté n'est pas un facteur de démoralisation. Au contraire. Avant garde d'une classe qui puise des luttes quotidien­nes qu'elle mène contre l'ennemi capitaliste la force qui lui permettra de transformer le monde, les communistes renforcent leur propre conviction, leur propre détermina­tion, par la lutte contre les attaques de la classe ennemie, comme celle que nous con­naissons aujourd'hui aussi bien que des dif­ficultés que rencontre leur activité.



[1] [14] Voir Revue internationale n° 84 et 85, ainsi que l'article précédent dans ce numéro.

 

Vie du CCI: 

  • Défense de l'organisation [15]

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • L'organisation révolutionnaire [16]

12e congrès de RI : résolution sur la situation internationale

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1) Au cours de l'année écoulée depuis le 11e congrès du CCI la situation de l'économie mondiale a pleinement confirmé la perspec­tive dégagée lors de ce congrès : la « reprise » dont se flattait alors la bour­geoisie ne recouvrait nullement une quel­conque « sortie du tunnel » pour l'économie capitaliste mais n'était qu'un moment de l'en­foncement de celle-ci dans une crise sans is­sue. Le 11e congrès soulignait qu'un des principaux aliments de cette « reprise », que nous avions d'ailleurs qualifiée alors de « reprise sans emplois », résidait dans une fuite en avant dans l'endettement généralisé qui ne pourrait aboutir à terme qu'à de nou­velles convulsions dans la sphère financière et à une plongée dans une nouvelle récession ouverte. Ces convulsions financières, avec des difficultés dramatiques du système ban­caire et une chute spectaculaire de la mon­naie reine, le dollar, ont affecté le capita­lisme dès le début de l'automne 1995 et n'ont fait que précéder une nouvelle chute des taux de croissance de la plupart des pays in­dustrialisés au début de l'hiver, avec des prévisions encore plus sombres pour l'année 1996.

2) Une des illustrations les plus probantes de cette aggravation de la situation de l'éco­nomie mondiale est constituée par les diffi­cultés qu'affronte à l'heure actuelle la pre­mière puissance du continent européen, l'Allemagne. Ainsi, ce pays se trouve au­jourd'hui confronté à un niveau de chômage sans précédent depuis la seconde guerre mondiale, 4 millions de sans emploi, qui af­fecte non seulement sa partie orientale mais s'étend massivement dans les régions les plus « prospères » de la partie occidentale. Symbole de ces difficultés sans précédent de l'économie allemande, un de ses fleurons, le groupe Daimler, vient d'annoncer qu'il ne distribuerait pas de dividendes à ses action­naires : pour la première fois depuis la guerre, cette entreprise vient d'enregistrer des pertes, et d'un montant considérable. Ainsi s'écroule un des mythes complaisam­ment promu par la classe bourgeoise (et au­quel avaient cru certains groupes du milieu prolétarien) au lendemain de l'effondrement du bloc de l'Est et de la réunification alle­mande : le mythe de la relance de la crois­sance par la reconstruction des économies sinistrées des zones dominées par ce bloc. Comme le CCI l'avait souligné immédiate­ment face à l'euphorie quasi générale, la sortie des pays de l'Est de la forme stali­nienne du capitalisme d'Etat ne pouvait en aucune façon constituer un poumon pour l'économie mondiale. Plus précisément, la reconstruction de la partie Est de l'Allemagne qui nécessitait un montant co­lossal de capitaux, s'il a permis pendant quelques années à l'économie allemande de connaître des taux de croissance relative­ment élevés, portait avec elle un endette­ment colossal, un endettement qui ne pou­vait déboucher que sur son brutal ralentis­sement, et cela à l'image de l'ensemble du capitalisme.

3) La plongée dans la récession ouverte du modèle allemand, symbole de « vertu éco­nomique », est d'autant plus significative du degré atteint aujourd'hui par la crise qu'il fait suite à l'effondrement d'un autre « modèle », celui du dynamisme et des taux de croissance record, le modèle japonais. En effet, alors que l'économie nippone affichait avec arrogance, tout au long des années 1980, des taux de croissance de 4 à 5 %, elle n'a pas dépassé le chiffre de 1 % depuis 1992. La mise en oeuvre de 5 plans de re­lance gouvernementaux n'y ont rien fait : les taux n'ont fait que se réduire pour atteindre 0,3 % en 1995. Non seulement ces plans de « relance » n'ont nullement réussi à redres­ser la situation, mais l'endettement sur le­quel ils se basaient n'a fait que l'aggraver : comme nous l'avons depuis longtemps mis en avant, les « remèdes » que s'applique l'économie capitaliste ne peuvent à terme que faire empirer le mal et à tuer encore plus le malade. En particulier, l'économie japonaise doit faire face dès à présent à une montagne de 460 milliards de dollars de det­tes insolvables, une situation résultant no­tamment de la spéculation effrénée qui avait sévi à la fin des années 1980 et au début des années 1990. Cela est d'autant plus catastro­phique, non seulement pour la 2e puissance économique de la terre, mais pour l'ensem­ble de l'économie mondiale, que le Japon constitue la caisse d'épargne de la planète, assurant à lui seul 50 % des financements des pays de l'OCDE.

4) Quant à la première puissance mondiale, dont les résultats de cette dernière année ont été moins sombres que ceux de ses suivants immédiats, elle aborde l'année 1996 avec des perspectives de croissance de 2 %, en net recul par rapport à 1995. Par exemple, les 40 000 licenciements annoncés chez ATT, c'est-à-dire le symbole d'un des sec­teurs de pointe de l'économie d'aujourd'hui, celui des télécommunications, sont signifi­catifs de l'aggravation de la situation de l'économie américaine. Et si cette dernière s'en sort à l'heure actuelle un peu mieux que ses rivales, elle le doit à des attaques d'une brutalité sans précédent contre les ouvriers qu'elle exploite (dont beaucoup sont con­traints d'occuper plusieurs emplois pour survivre) et aussi à la mise en oeuvre de tous les moyens que lui donne son statut de superpuissance, les pressions financières, monétaires, diplomatiques et militaires au service de la guerre commerciale qu'elle li­vre à ses concurrentes. Concrètement, dans un monde capitaliste étouffé par la surpro­duction généralisée, la maigre respiration du plus fort ne peut se faire qu'au moyen de l'asphyxie de ses rivaux : la bourgeoisie al­lemande et japonaise sont les premières à la constater amèrement aujourd'hui. Et cette guerre commerciale est maintenant d'autant plus exacerbée qu'avec l'effondrement du bloc de l'Est, et la disparition du bloc occi­dental qui l'a suivie nécessairement, la co­ordination mise en oeuvre par ce dernier pendant des décennies entre les économies des pays qui le composaient laisse de plus en plus la place au « chacun pour soi » gé­néralisé, ce qui ne peut qu'aggraver la bru­talité des convulsions du capitalisme.

5) Le domaine où ce « chacun pour soi » re­vêt sa forme la plus spectaculaire est celui des antagonismes impérialistes. Au moment même où s'effondrait le bloc de l'est, face aux prophéties bourgeoises sur le « nouvel ordre mondial » fait de paix et de prospé­rité, le CCI avait dénoncé de tels menson­ges. La division du monde en deux blocs n'était pas la cause des antagonismes impé­rialistes mais la conséquence de ces der­niers, un des moyens que se donnaient les différents pays de la planète pour y faire face. La disparition du système des blocs sortis de la 2e guerre mondiale, loin de faire disparaître les antagonismes entre Etats et les affrontements guerriers, ne pouvait que lâcher la bride à des antagonismes que l'or­ganisation en blocs avait contenus dans cer­taines limites. Si elle mettait à l'ordre du jour de l'histoire la reconstitution de nou­veaux blocs impérialistes, perspective qui ne pouvait se réaliser immédiatement du fait du retard militaire considérable du leader po­tentiel d'un nouveau bloc, l'Allemagne, par rapport à la première puissance mondiale, elle débouchait immédiatement sur une ex­plosion du « chacun pour soi », un paysage impérialiste marqué par un bouleversement des alliances sans précédent depuis le début du siècle. Depuis, la situation mondiale n'a fait que confirmer cette perspective. Et si la tendance vers la reconstitution des nouveaux blocs s'était nettement affirmée au tout début des années 1990, elle a, depuis, été supplan­tée par le « chacun pour soi », une des ma­nifestations les plus significatives de la dé­composition générale de le société capita­liste.

6) Le 11e congrès du CCI avait fait ressortir que le déchaînement du chacun pour soi aboutissait à « un affaiblissement considé­rable, voire à une crise du leadership amé­ricain » sur la planète en soulignant notam­ment qu'une telle situation trouvait son ex­pression la plus spectaculaire avec la brouille entre les Etats-Unis et la Grande-Bretagne, les deux alliés les plus fidèles de la planète depuis le début du siècle, et avec le fait que la première puissance mondiale était pratiquement absente de la zone du conflit impérialiste le plus important du moment, l'ex-Yougoslavie. Depuis, si la brouille entre les deux puissances anglo-saxonnes ne s'est pas dissipée, loin de là, les Etats-Unis ont réussi, en revanche, à redres­ser de façon spectaculaire leur position dans cette zone. Depuis l'été dernier, avec comme première étape le soutien des Etats-Unis à l'offensive croate dans la Krajina, cette puis­sance a réussi à retourner radicalement la si­tuation. Grâce à la supériorité de ses armes, moyen principal de son action à l'échelle in­ternationale, elle a éclipsé totalement la pré­éminence de la Grande-Bretagne et de la France dans l'ex-Yougoslavie, une préémi­nence exercée pendant plusieurs années grâce à la FORPRONU et que ces pays se proposaient de renforcer avec la création de la FRR. Le retour en force des Etats-Unis ne se limite pas à une simple réplique à la FRR. En fait, alors que le tandem franco-bri­tannique avait sur place comme seul allié la Serbie, les Etats-Unis, aujourd'hui, ont réussi à mettre de leur côté, de gré ou de force, non seulement leurs alliés du premier jour, les musulmans, mais aussi les « amis » de l'Allemagne, les croates et les « ennemis » d'hier, les serbes de Belgrade, grâce notamment, à un divorce de ces der­niers d'avec ceux de Pale.

7) La reprise de l'initiative par les Etats-Unis ne se limite pas à la situation dans l'ex-Yougoslavie mais s'étend aussi bien à ses zones d'hégémonie traditionnelles – comme le Moyen-Orient – qu'à l'Extrême-Orient. C'est ainsi que le sommet de Charm-el-Cheik sur le terrorisme en Israël a permis à l'Oncle Sam de rappeler QUI était le parrain de la région de la même façon que son atti­tude très ferme en défense de Taiwan, con­frontée aux gesticulations de la Chine conti­nentale, constituait un avertissement très clair face aux ambitions impérialistes de celle-ci et, au-delà, à celles du Japon, deux puissances dont la résolution du 11e Congrès international soulignait déjà les ef­forts d'armement. Dans ce contexte de retour en force de la puissance américaine, les se­conds couteaux que sont la Grande-Bretagne et la France n'ont eu d'autre possibilité que d'adopter un profil bas. C'est en traînant les souliers qu'elles se sont rendues au « Clinton show » de Charm-el-Cheik. C'est pour sauver les meubles et ne pas se retrou­ver totalement en dehors du coup, que ces pays ont réaffecté les troupes qu'ils avaient auparavant fournies à la FORPRONU, à l'IFOR, créature des Etats-Unis et dirigée par eux, de la même façon que la France, fondamentalement opposée à l'opération « tempête du désert », en 1990-91, s'était vue contrainte d'y participer. De même, le rapprochement ponctuel réalisé autour de la question Yougoslave entre la première puis­sance mondiale et sa principale rivale, l'Allemagne, s'est opéré au bénéfice essentiel de la première. Même ce qui pourrait appa­raître comme un succès pour l'Allemagne, la conquête par son alliée, la Croatie, des po­sitions qu'elle convoitait depuis l'accession à son indépendance, elle le doit principale­ment à l'action des Etats-Unis, ce qui consti­tue une position bien inconfortable pour une puissance impérialiste, surtout lorsqu'elle se pose en candidate à la direction d'un nou­veau bloc. Ainsi, tout comme la France et la Grande-Bretagne, cette puissance, notam­ment dans sa participation à l'IFOR, se re­trouve dans la situation de devoir se soumet­tre aux conditions des Etats-Unis.

8) Le retour en force de la première puis­sance mondiale ne signifie nullement qu'elle ait définitivement surmonté les menaces qui pèsent sur son leadership. Ces menaces proviennent fondamentalement, comme nous l'avons souligné au dernier congrès interna­tional, du chacun pour soi, du fait qu'il man­que aujourd'hui ce qui constitue la condition principale d'une réelle solidité et pérennité des alliances entre Etats bourgeois dans l'arène impérialiste : l'existence d'un ennemi commun menaçant leur sécurité. Les diffé­rentes puissances de l'ex-bloc occidental peuvent, au coup par coup, être obligées de se soumettre aux diktats de Washington, mais il est hors de question pour elles de maintenir une quelconque fidélité durable. Bien au contraire, toutes les occasions sont bonnes pour saboter, dès qu'elles le peuvent, les orientations et les dispositions imposées par les Etats-Unis. C'est ainsi que la mise au pas de la Grande-Bretagne dans l'ex-Yougoslavie n'a nullement rétabli son allé­geance au grand frère d'outre Atlantique. C'est pour cela que ce dernier a repris sa pression sur la question irlandaise, notam­ment en faisant porter à Londres la respon­sabilité de la reprise des attentats de l'IRA (derrière lesquels il se trouve bien proba­blement). C'est ainsi que la France essaye maintenant, avec le récent voyage de Chirac à Beyrouth, de revenir braconner sur les chasses gardées américaines du Moyen-Orient après qu'elle ait animé le sommet de Barcelone destiné à damer le pion US en Méditerranée. En fait ce que met une nou­velle fois en évidence l'évolution récente des rapports impérialistes, c'est le bouleverse­ment radical des alliances, et l'éminente in­stabilité de celles-ci, sur lequel a débouché la fin du système des blocs de la guerre froide. Des « amitiés » vieilles de 80 ans ou de 40 ans se brisent. Entre Washington et Londres, le divorce est profond. De même, chaque jour qui passe voit s'aggraver le dif­férent entre la France et l'Allemagne, c'est-à-dire les deux chefs de file de la construction de l'édifice européen.

9) Concernant ces derniers aspects, il im­porte de souligner quels sont les ressorts de cette nouvelle configuration des alliances impérialistes. La nouvelle « Entente cor­diale » entre la France et la Grande-Bretagne ne peut se baser que sur la brouille entre Londres et Washington d'un côté, entre Paris et Berlin de l'autre. Le fait que la France et la Grande-Bretagne soient toutes les deux des puissances moyennes histori­quement déclinantes de forces sensiblement égales, confrontées à la pression des deux « grands », les Etats-Unis et l'Allemagne, confèrent une certaine solidité à cette nou­velle « Entente cordiale ». Et ce d'autant plus qu'il existe en Europe un antagonisme de fond, insurmontable, entre la Grande-Bretagne et l'Allemagne, alors qu'à côté de trois guerres il y a eu la place pour de lon­gues périodes « d'amitié » entre ce dernier pays et la France, dont certains secteurs de la bourgeoisie se sont ralliés à l'alliance al­lemande même au cours de la seconde guerre mondiale. Cependant, la montée en force de l'impérialisme allemand au cours de ces dernières années ne peut que raviver les vieilles craintes de la bourgeoisie française face à son trop puissant voisin. Tout ceci conduit, même s'il n'y a pas une rupture to­tale entre Paris et Berlin, à une profonde dé­gradation des rapports franco-allemands. Ainsi, et même si un pays comme la France aimerait bien pouvoir jouer les arbitres entre ses deux grands voisins, une quelconque al­liance à trois est tout à fait impossible. En ce sens, la perspective d'une réelle construc­tion de l'Europe politique est du domaine de l'utopie et ne peut être autre chose qu'un thème de mystification. Ainsi, l'impuissance des institutions européennes qui s'est illus­trée dans la question de l'ex-Yougoslavie, et sur laquelle ont joué les Etats-Unis pour re­venir en force dans cette région, continuera à se manifester par le futur. Sur cette base, la puissance américaine n'aura de cesse de donner des coups de pieds dans la fourmi­lière, comme elle l'a fait dans les Balkans, afin d'empêcher tout rassemblement ou toute concomitance des mécontentements à son égard. Plus généralement, la scène impéria­liste mondiale ne peut connaître d'autre perspective, comme le CCI l'a depuis long­temps mis en évidence, qu'une instabilité croissante, avec des avancées, et aussi des reculs de la puissance américaine, et, sur­tout, la poursuite, sinon l'aggravation, de l'emploi de la force brute, du fracas des ar­mes et l'horreur des massacres.

10) Comme l'exprimait la résolution du dernier congrès international : « Plus que jamais, la lutte du prolétariat représente le seul espoir d'avenir pour la société hu­maine » (point 14). Et cette dernière année a tout à fait illustré ce que contenait cette ré­solution : « [les luttes ouvrières] ont témoi­gné, particulièrement depuis 1992, de la ca­pacité du prolétariat à reprendre le chemin du combat de classe, confirmant ainsi que le cours historique n'avait pas été renversé. Elles ont témoigné aussi des énormes diffi­cultés qu'il rencontre sur ce chemin, du fait de la profondeur et de l'extension de son re­cul [suite à l'effondrement des régimes sta­liniens, les campagnes idéologiques qui l'ont accompagné et l'ensemble des événements qui l'ont suivi]. C'est de façon sinueuse, avec des avancées et des reculs, dans un mouve­ment en dents de scie, que se développent les luttes ouvrières » (Ibid.) « Ces obstacles ont favorisé la reprise en main par les syndicats de la combativité ouvrière, la canalisant dans des "actions" qu'ils contrôlent entiè­rement. Cependant, les manoeuvres présen­tes des syndicats ont aussi, et surtout, un but préventif : il s'agit pour eux de renforcer leur emprise sur les ouvriers avant que ne se déploie beaucoup plus leur combativité, combativité qui résultera nécessairement de leur colère croissante face aux attaques de plus en plus brutales de la crise. » (point 17). Les grèves de la fin de l'automne 1995 en France ont magistralement confirmé cette perspective : « ... pour empêcher que la classe ouvrière n'entre dans le combat avec ses propres armes, la bourgeoisie a pris les devants et elle l'a poussée à partir prématu­rément en lutte sous le contrôle total des syndicats. Elle n'a pas laissé aux ouvriers le temps de se mobiliser à leur rythme et avec leurs moyens. (...) Cette recrédibilisation des syndicats constituait pour la bourgeoi­sie un objectif fondamental, un préalable indispensable avant de porter les attaques à venir qui seront encore bien plus brutales que celles d'aujourd'hui. C'est à cette con­dition seulement qu'elle peut espérer saboter les luttes qui ne manqueront pas de surgir au moment de ces attaques. » (Revue internationale n° 84) Elles ont également confirmé que c'est bien à l'échelle interna­tionale, comme nous l'avions déjà souvent mis en évidence, que la bourgeoisie mène et organise son action contre la classe ou­vrière :

  • à travers la couverture médiatique sans précédent de ces grèves (alors que, à d'au­tres moments, les mouvements sociaux qui inquiétaient vraiment la classe dominante faisaient l'objet d'un « black-out » total dans les autres pays) ; une couverture mé­diatique essayant notamment d'exploiter la référence à mai 1968, tant pour focaliser l'attention des prolétaires sur les événe­ments en France que pour les dénaturer à leurs yeux tout en dénaturant ceux de 1968 eux-mêmes ;
  • avec l'exécution par la bourgeoisie belge, avec le même succès, d'une copie conforme de la manoeuvre qui a piégé les ouvriers en France et en s'appuyant sur cette cam­pagne médiatique.

11) Le retour en force et la recrédibilisation des appareils syndicaux, qui ont singulari­sent les mouvements sociaux de la fin 1995 en France, ne constituent pas un phénomène nouveau, ni dans ce pays, ni au niveau inter­national. Ce fait avait déjà été relevé il y a un an par le dernier congrès du CCI : « ... il importe de mettre en évidence que la ten­dance vers le débordement des syndicats qui s'était exprimée en 1992 en Italie ne s'est pas confirmée, bien au contraire, en 1994 où la manifestation "monstre" de Rome était un chef d'oeuvre de contrôle syndical. De même, la tendance à l'unification spontanée, dans la rue, qui était apparue (bien que de façon embryonnaire) à l'automne 1993 dans la Ruhr en Allemagne a, depuis, laissé la place à des manoeuvres syndicales de grande envergure, telle la "grève" de la métallurgie du début 1995, parfaitement maîtrisées par la bourgeoisie. » (point 15) Cette recrédibilisation des syndicats était contenue dans les caractéristiques de l'ef­fondrement du bloc de l'Est, à la fin des an­nées 1980 : « l'idéologie réformiste pèsera très fortement sur les luttes dans la période qui vient, favorisant grandement l'action des syndicats » (« Thèses sur la crise économi­que et politique en URSS et dans les pays de l'Est », septembre 1989). Cela découlait du fait, non pas que les ouvriers se faisaient en­core des illusions sur « le paradis socia­liste », mais que l'existence d'un type de so­ciété présenté comme « non capitaliste » semblait signifier qu'il pouvait exister autre chose sur terre que le capitalisme. La fin de ces régimes a été présentée comme « la fin de l'histoire ». Dans la mesure où le terrain par excellence des syndicats et du syndica­lisme est l'aménagement des conditions de vie du prolétariat dans le capitalisme, les événements de 1989, aggravés par toute la succession de coups portés à la classe ou­vrière depuis (du fait de la guerre du Golfe, de l'explosion de l'URSS, de la guerre dans l'ex-Yougoslavie), ne pouvaient aboutir qu'au retour en force des syndicats qu'on constate aujourd'hui dans tous les pays et que les événements en France de la fin 1995 ont particulièrement souligné. Un retour en force qui ne s'est pas fait du jour au lende­main, mais qui résulte de tout un processus dans lequel les formes « radicales » du syndicalisme (COBAS et autres en Italie, SUD et FSU en France, etc.) ont renforcé l'idéologie syndicaliste avant que de laisser le devant de la scène aux centrales tradi­tionnelles.

12) De ce fait, dans les principaux pays du capitalisme, la classe ouvrière se retrouve ramenée à une situation comparable à celle des années 1970 en ce qui concerne ses rap­ports aux syndicats et au syndicalisme : une situation où la classe, globalement, luttait derrière les syndicats, suivait leurs consi­gnes et leurs mots d'ordre et, en fin de comp­te, s'en remettait à eux. En ce sens, la bour­geoisie a momentanément réussi à effacer des consciences ouvrières les leçons acquise au cours des années 1980, suite aux expé­riences répétées de confrontation aux syndi­cats. La classe dominante va tirer profit le plus longtemps possible de ce renforcement des syndicats et du syndicalisme contrai­gnant la classe ouvrière à une longue pé­riode de confrontation avec ces derniers (comme elle l'a fait depuis les années 1970 jusqu'à la fin des années 1980, même si cette période ne dure pas aussi longtemps) avant qu'elle ne soit de nouveau en mesure de se dégager de leur emprise. Elle devra déjouer en même temps les thèmes idéolo­giques développés autour des campagnes sur la « mondialisation de l'économie » avec lesquelles la bourgeoisie essaie de masquer la cause véritable des attaques qu'elle dé­chaîne contre le prolétariat : la crise sans is­sue du système capitaliste, campagnes face auxquelles les syndicats se proposent d'en­traîner les ouvriers sur le terrain pourri du nationalisme, de la concurrence avec leurs frères de classe des autres pays.

13) C'est donc encore un long chemin qui at­tend la classe ouvrière. Mais les difficultés et les obstacles qu'elle rencontre ne doivent pas être un facteur de démoralisation, et il appartient aux révolutionnaires de combattre résolument une telle démoralisation. La bourgeoisie, pour sa part, sait parfaitement quelles sont les potentialités que porte en lui le prolétariat. C'est pour cela qu'elle orga­nise des manoeuvres comme celles de la fin 1995. Comme les révolutionnaires l'ont tou­jours mis en évidence, et comme nous le confirme la bourgeoisie elle-même, la crise de l'économie capitaliste constitue le meilleur allié du prolétariat, celui qui devra lui ouvrir les yeux sur l'impasse du monde actuel et lui fournir la volonté de le détruire malgré les multiples obstacles que tous les secteurs de la classe dominante ne manque­ront pas de semer sur son chemin.

Avril 1996.


Vie du CCI: 

  • Résolutions de Congrès [17]

Récent et en cours: 

  • Luttes de classe [10]

Questions théoriques: 

  • Impérialisme [18]

Révolution allemande (V) : du travail de fraction à la fondation du K.P.D

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Dans l'article précédent, nous avons montré comment les révolutionnaires en Allemagne ont été confron­tés à la question de la construction de l'or­gani­sation face à la trahison de la social-démocratie : d'abord mener jusqu'au bout la lutte dans l'ancien parti, ac­complir un dur travail de fraction et en­suite, quand ce travail n'est plus possi­ble, préparer la construction d'un nou­veau parti.. C'est la démarche respon­sable qu'adoptèrent les Spartakistes par rapport au SPD et qui les amena en­suite à adhérer majoritairement à l'USPD centriste qui venait de se constituer, au contraire de la Gauche de Brême qui réclame la fondation immédiate du parti. Dans cet article nous traitons de la fon­dation du KPD et des difficultés organi­sationnelles dans la construction de ce nouveau parti.

L'échec de la tentative de fondation du parti par les Linksradikale

Le 5 mai 1917, les Radicaux de Gauche de Brême et de Hambourg reprochent aux Spartakistes d'avoir renoncé à leur indépen­dance organisationnelle par leur entrée dans l'USPD ; ils sont d'avis que « les temps sont venus pour la fondation d'une organisation de la gauche radicale dans le Parti Socialiste International d'Allemagne. (Internationale Sozialistische Partei Deutschlands). »

Au cours de l'été ils organisent des rencon­tres préparatoires à la fondation d'un nou­veau parti. La conférence de fondation est fixée au 25 août et doit se tenir à Berlin. Treize délégués seulement parviennent à destination dont cinq sont de Berlin. La po­lice n'a aucun mal à disperser la conférence! Cela démontre que la volonté seule ne suffit pas mais qu'il faut aussi disposer de ressour­ces organisationnelles suffisantes. « Cela ne suffit justement pas d'arborer "l'étendard de la pureté", le devoir est de le porter aux masses, afin de les gagner. » déclare Rosa Luxemburg dans Der Kampf de Duisburg.

Le 2 septembre une nouvelle tentative est entreprise. Cette fois l'organisation prend le nom d' « Internationaler Sozialisticher Arbeiterbund ». Ses statuts prévoient que chaque section dispose de son autonomie. Elle avance que « la division en organisa­tions politiques et économiques est histori­quement dépassée. » Encore un indice de sa grande confusion en matière de questions organisationnelles. C'est travestir la vérité que d'affirmer que la Gauche de Brême au­rait alors été le groupe le plus clair sur le plan politique et pratique lors des mouve­ments révolutionnaires en Allemagne.

Le groupe de Dresde autour d'O. Rühle ainsi que d'autres courants commencent à déve­lopper leurs conceptions hostiles à l'organi­sation politique. Le futur communisme de conseils continue à mûrir. Bien que les communistes de conseils ne se dotent pas eux-mêmes de formes d'organisation politi­ques, leur voix n'en a pas moins une grande portée dans la classe.

Si les Spartakistes rencontrent un écho de plus en plus grand, en revanche la Gauche de Brême et les ISD ne parviennent jamais à dépasser le stade de cercle restreint. Même si le bilan d'un an et demi de travail de la Ligue Spartakiste dans l'USPD n'a pas donné les fruits escomptés, celle-ci, contrairement à ce qu'affirmait l'ISD au départ, n'a jamais sa­crifié son indépendance. Elle a développé une intervention active dans les rangs de l'USPD sans jamais se laisser museler. Que ce soit au cours des polémiques autour des négociations de Brest-Litovsk à partir de dé­cembre 1917, ou lors de la gigantesque va­gue de grèves de janvier 1918 où un million d'ouvriers cessent le travail et où les conseils ouvriers font leur apparition en Allemagne, la Ligue Spartakiste se trouve de plus en plus au premier plan.

C'est précisément au moment où le Capital allemand se cabre encore et est prêt à en­voyer au feu encore plus de chair à canon [1] [19] que la Ligue Spartakiste se renforce organi­sationnellement. Elle édite huit publications à un tirage variant de 25 000 à 100 000 exemplaires; et tout cela à un moment où la quasi-totalité de sa direction se trouve en prison. [2] [20]

Même quand la Gauche de Brême se lance dans la fondation d'un parti indépendant, la Ligue Spartakiste refuse d'avoir une attitude sectaire et continue à travailler au regrou­pement, au rassemblement des forces révo­lutionnaires en Allemagne.

Le 7 octobre 1918, le groupe Spartakus con­voque une conférence nationale à laquelle participent des délégués de plusieurs grou­pes locaux des Linksradikale. Une collabo­ration entre les Spartakistes et les Radicaux est décidée sans que ces derniers ne soient contraints de rejoindre l'USPD. Cependant, malgré le contexte de développement du combat révolutionnaire dans la classe ou­vrière en Allemagne, la conférence ne met toujours pas en avant, comme priorité de son travail, la nécessité de la fondation du parti. Lénine souligne d'ailleurs l'extrême impor­tance de cette question : "Le plus grand malheur pour l'Europe, le plus grand dan­ger pour elle, c'est qu'il n'y existe pas de parti révolutionnaire. (...) Certes, un puis­sant mouvement révolutionnaire des masses peut corriger ce défaut mais ce fait demeure un grand malheur et un grand danger." (20)

L'intervention des Spartakistes dans les luttes révolutionnaires

Lorsque les luttes révolutionnaires éclatent en novembre 1918, les Spartakistes y ac­complissent un travail héroïque et leur in­tervention a un contenu de très haute quali­té. Ils mettent d'abord en avant la nécessité de jeter un pont vers la classe ouvrière de Russie. Ils démasquent sans hésitation les manoeuvres et le travail de sabotage de la bourgeoisie. Ils reconnaissent le rôle des conseils ouvriers et soulignent la nécessité, suite à la fin de la guerre, que le mouvement se porte à un autre niveau dans lequel il puisse se renforcer grâce à la pression exer­cée à partir des usines.

Pour des raisons de place nous ne pouvons pas aborder plus en détails leur intervention. Malgré leur force au plan du contenu politi­que, les Spartakistes ne disposent cependant pas dans les luttes d'une influence détermi­nante dans la classe ouvrière. Pour être un véritable parti, il ne suffit pas d'avoir des positions justes sur le plan politique, mais il faut également avoir une influence corres­pondante au sein de la classe ouvrière. Il faut être en mesure de diriger le mouve­ment, comme l'homme de barre son bateau, afin que celui-ci s'engage dans la bonne di­rection.

Alors que les Spartakistes, au cours du conflit, ont effectué un éminent travail de propagande, ils ne forment au moment où éclatent les luttes qu'un rassemblement lâ­che. Une trame organisationnelle étroite­ment tissée leur fait défaut.

Il faut signaler, comme facteur de difficulté supplémentaire, qu'ils appartiennent encore à l'USPD et que de nombreux ouvriers ne voient pas encore suffisamment clairement la différence entre les Centristes et les Spartakistes. Le SPD, lui-même, tire profit de cette situation confuse pour mettre en avant, à son propre bénéfice, l'indispensable « unité » entre les partis ouvriers.

Le développement organisationnel ne s'accé­lère qu'après l'éclatement des luttes. Le 11 novembre 1918, le « Groupe Spartakus » se transforme en « Ligue de Spartakus » et une Centrale de douze membres est formée.

Contrairement au SPD, qui à lui seul dis­pose de plus de cent journaux et qui peut s'appuyer, dans ses activités contre-révolu­tionnaires, sur un large appareil de fonction­naires et sur les syndicats, au cours de la semaine décisive du 11 au 18 novembre 1918, les Spartakistes se retrouvent sans presse ; Die Rote Fahne ne peut pas paraître. Ils sont contraints d'occuper les locaux d'un journal bourgeois. Le SPD met alors tout en oeuvre pour rendre impossible l'impression de Die Rote Fahne dans l'imprimerie occu­pée. Ce n'est qu'après l'occupation d'une au­tre imprimerie que Die Rote Fahne peut re­prendre sa parution.

Après avoir revendiqué la convocation  d'un congrès extraordinaire de l'USPD, revendi­cation qui n'a pas obtenu la majorité, les Spartakistes décident la fondation d'un parti indépendant. L'ISD qui, entre-temps, a transformé son nom en IKD, tient le 24 décembre une conférence nationale à Berlin, à laquelle participent des délégués de la Wasserkante, de Rhénanie, de Saxe, de Bavière, du Wurtemberg et de Berlin. Lors de cette conférence, Radek pousse à la fu­sion de l'IKD et des Spartakistes. Le 30 décembre 1918  et le 1er janvier 1919 le KPD est fondé à partir du regroupement de l'IKD et des Spartakistes.

La fondation du KPD

Comme premier point à l'ordre du jour se trouve le bilan du travail effectué au sein de l'USPD. Le 29 novembre 1918, Rosa Luxemburg avait déjà tiré la conclusion que dans une période de montée de la lutte de classe « il n'y a plus de place dans la révo­lution pour un parti de l'ambiguïté et de la demi-mesure. » [3] [21] Dans les situations révo­lutionnaires les partis centristes comme l'USPD doivent éclater.

« Nous avons appartenu à l'USPD pour en faire sortir ce qui peut en sortir, pour faire avancer les éléments précieux de l'USPD et les radicaliser, pour, de cette façon, attein­dre le but par un processus de dissociation et par la poursuite de celui-ci, de parvenir à gagner les forces révolutionnaires les plus fortes possibles afin de les rassembler dans un Parti prolétarien révolutionnaire uni et unitaire. (...) Le résultat obtenu fut extra­ordinairement mince. (...) (Depuis, l'USPD) sert de feuille de vigne aux Ebert-Scheidemann. Ils ont sans détours effacé dans les masses le sentiment de différence entre la politique de l'USPD et celle des so­cialistes majoritaires. (...) Maintenant l'heure a sonné où tous les éléments prolé­tariens révolutionnaires doivent tourner le dos à l'USPD pour constituer un nouveau parti, autonome, muni d'un programme clair, aux buts fermes, doté d'une tactique unitaire, animé d'une détermination et d'une résolution révolutionnaires les plus élevées, et conçu comme l'instrument puissant pour l'accomplissement de la révolution sociale qui commence. » [4] [22]

La tâche de l'heure est au regroupement des forces révolutionnaires dans le KPD et à la délimitation la plus claire par rapport aux centristes.

Dans l'analyse de l'état des luttes révolution­naires, Rosa Luxemburg, dans son « Rapport sur le programme et la situation politique », fait preuve de la plus grande clarté et met en garde contre la sous-estima­tion des difficultés du moment :

« Tel que je vous le dépeins, tout ce proces­sus a l'air plus lent que l'on ne se serait porté à se le représenter au premier mo­ment. Je crois qu'il est bon pour nous de nous faire passer sous les yeux en pleine clarté, toutes les difficultés, toutes les complications de cette révolution. Car, j'es­père bien que, de même que sur moi, sur personne de vous, le tableau des grandes difficultés, des besognes ainsi dressées de­vant nous, n'a pour effet de paralyser ni vo­tre ardeur, ni votre énergie. »

Par ailleurs, elle souligne avec force l'impor­tance du rôle du parti dans le mouvement qui se développe :

« La révolution actuelle, qui se trouve seu­lement au stade de son commencement, qui a de vastes perspectives devant elle ainsi que des problèmes de dimension historique et universelle à dompter, doit posséder une boussole sûre capable à chaque nouveau stade de la lutte, dans chaque victoire comme dans chaque défaite, de lui indiquer sans erreur la direction du même but su­prême, celle de la révolution socialiste mondiale, celle de la lutte impitoyable pour le pouvoir du prolétariat pour la libération de l'humanité du joug du Capital. Etre cette boussole indicatrice de la direction à suivre, être ce coin qui s'enfonce vers l'avant, être ce levain prolétarien socialiste de la révo­lution, voilà la tâche spécifique de la Ligue de Spartakus dans l'affrontement actuel de deux mondes. » [5] [23]

« Nous devons apprendre aux masses que le Conseil ouvrier et de soldats doit être dans toutes les directions le levier du renverse­ment de la machinerie de l'État, qu'il doit assumer toutes les forces d'action et les di­riger dans le sillage de la transformation socialiste. Même les masses ouvrières déjà organisées en conseils ouvriers et de soldats sont à mille lieues de ces devoirs à remplir – sauf naturellement quelques petites mino­rités de prolétaires qui en ont claire conscience. » [6] [24]

Lénine considère le programme des Spartakistes (« Que veut la Ligue de Spartakus ? »), qu'il reçoit fin décembre, comme une pierre angulaire pour la fonda­tion de l'Internationale Communiste.

« Dans cette perpective on doit : a) formuler les points des principes pour la plate-forme. (Je pense qu'on peut a) reprendre la théorie et la pratique du Bolchevisme ; b) et plus largement "Que veut la Ligue de Spartakus" ?) Avec a + b les principes fon­damentaux pour la plate-forme ressortent suffisamment clairement. » [7] [25]

La question organisationnelle au congrès

La composition des délégués, au nombre de 83, représentant 46 sections, dont la grande majorité ne dispose d'aucun véritable man­dat, reflète toute l'immaturité de l'organisa­tion. Aux côtés de la vieille génération d'ou­vriers révolutionnaires du Parti qui ont ap­partenu avant la guerre à l'opposition de la gauche radicale autour de Rosa Luxemburg se trouvent désormais de jeunes ouvriers qui se sont faits, au cours de la guerre, les por­teurs de la propagande et de l'action révolu­tionnaires mais qui ne possèdent que très peu d'expérience politique ainsi que des sol­dats, marqués par les souffrances et les pri­vations de la guerre. Ils sont rejoints par des pacifistes qui ont courageusement combattu la guerre et qui, poussés vers la gauche par la répression, voient dans le mouvement ou­vrier radical un terrain favorable à leur ac­tion, ainsi que des artistes et des intellec­tuels emportés par le flot de la révolution, bref des éléments comme toute révolution en met soudainement en mouvement.

La lutte contre la guerre a réuni différentes forces dans un même front. Mais, dans le même temps, la répression a jeté de nom­breux dirigeants en prison; de nombreux ou­vriers, membres expérimentés du parti, ont disparu et de nombreux jeunes éléments radicalisés ne disposant quasiment d'aucune expérience organisationnelle sont mainte­nant présents. Cela montre que la guerre ne fournit pas forcement les conditions les plus favorables pour la construction du parti.

Concernant la question organisationnelle, on retrouve, dans le KPD, une aile marxiste re­présentée par R. Luxemburg et L. Jogisches, une aile hostile à l'organisation qui va par la suite accoucher du courant communiste de conseils et enfin une aile activiste, indécise sur le plan organisationnel, incarnée par K. Liebknecht.

Le congrès  montre qu'il y a un abîme entre la clarté programmatique (au delà des diver­gences importantes qui peuvent exister) telle que R. Luxemburg l'exprime dans son dis­cours sur le programme d'une part et les faiblesses en matière de conceptions organi­sationnelles d'autre part.

Les faiblesses sur les questions organisationnelles

D'abord les questions organisationnelles n'occupent au congrès de fondation qu'une part réduite de ses travaux ; de plus, au moment de la discussion, certains délégués se sont déjà retirés. Le rapport pour le con­grès lui-même, rédigé par Eberlein, est un miroir des faiblesses du KPD sur cette question. En premier lieu Eberlein tire le bilan du travail effectué jusqu'alors par les révolutionnaires :

« Les anciennes organisations étaient déjà de par leur nom et de par toutes leurs activi­tés, des "associations électorales" (Wahlvereine). La nouvelle organisation ne doit pas être un club électoral, mais une or­ganisation politique de combat. (...) Les or­ganisations social-démocrates étaient des Wahlvereine. Toute leur organisation repo­sait sur la préparation et l'agitation pour les élections, et en réalité il n'y avait un peu de vie dans l'organisation que lorsqu'on se trouvait en période de préparation des élec­tions ou durant celles-ci. Le reste du temps, l'organisation était désertée et éteinte. » [8] [26]

Cette appréciation de la vie politique au sein du SPD d'avant-guerre reflète l'extinction de la vie politique causée par la gangrène du réformisme. L'orientation exclusive vers les élections parlementaires vidait les organisa­tions locales de toute vie politique. L'activité privilégiée envers le Parlement, le créti­nisme parlementaire ainsi que l'attachement à la démocratie bourgeoise qui en découle a fait naître la dangereuse illusion que l'axe essentiel du combat du parti est l'activité au Parlement. Ce n'est qu'au commencement de la guerre, après la trahison de la fraction parlementaire au Reichstag qu'une réflexion se produit dans de nombreuses organisations locales.

Pendant la guerre, cependant, « (...) nous avons dû mener une activité illégale, et à cause de cette activité illégale il n'était pas possible de construire une forme d'orga­nisation solide. » (27) En effet, Liebknecht, par exemple, a été, de l'été 1915 à octo­bre 1918, soit incorporé dans l'armée soit mis en prison se voyant ainsi interdire toute « libre expression d'opinion » et tout contact avec les autres camarades. R. Luxemburg fut incarcérée durant trois ans et quatre mois ; L. Jogisches s'est retrouvé dans la même si­tuation à partir de 1918. La majorité des membres de la Centrale formée en 1916 est derrière les barreaux à partir de 1917. Nombre d'entre eux n'en sortiront qu'à la veille de l'explosion des luttes révolutionnai­res de la fin 1918.

Si la bourgeoisie n'a pu faire taire Spartakus, elle a néanmoins porté un coup sévère à la construction du parti en privant un mouve­ment organisationnellement inachevé de sa direction.

Mais si les conditions objectives de l'illéga­lité et de la répression constituent de lourdes entraves pour la formation d'un parti révolu­tionnaire, elles ne doivent cependant pas oc­culter le fait qu'il existe au sein des forces révolutionnaires une sous-estimation grave de la nécessité de construire une nouvelle organisation. Eberlein révèle cette faiblesse en affirmant :

« Vous savez tous que nous sommes optimis­tes sur le fait que les semaines et les mois à venir vont nous confronter à une situation qui rendra superflues les discussions sur tout cela. Donc étant donné le peu de temps que nous avons à notre disposition aujour­d'hui, je ne veux pas vous retenir plus long­temps. (...) Nous nous trouvons actuellement en pleine lutte politique, c'est pourquoi nous n'avons pas de temps à perdre à des tracas­series sur des paragraphes. (...) Durant ces jours, nous ne devons pas et nous ne pou­vons pas mettre notre insistance sur ces petites questions organisationnelles. Dans la mesure du possible, nous voulons vous laisser traiter tout cela dans les sections lo­cales dans les prochaines semaines et les prochains mois. (...) (En comptant  plus de membres convaincus) qui soient prêts à se lancer dans l'action dans les jours à venir, et qui orientent tout leur esprit sur l'action de la prochaine période, alors nous surmon­terons facilement les petits problèmes d'org­anisation et de forme d'organisation. » [9] [27]

Naturellement tout est urgent, tout est pres­sant dans le feu du brasier révolutionnaire, le facteur temps joue un rôle essentiel. Voila pourquoi il est souhaitable et même néces­saire que la clarification des questions or­ganisationnelles soit un acquis préalable. Si l'ensemble des délégués se préparent à une accélération du combat révolutionnaire pour les semaines qui suivent, nombre d'entre eux qui développent une méfiance vis-à-vis de l'organisation ont à l'esprit que le parti sera, par la force des choses, superflu.

Dans le même sens les déclarations d'Eberlein n'expriment pas seulement une impatience mais aussi une sous-estimation dramatique de la question organisation­nelle :

« Pendant ces quatre années, nous n'avons pas eu le temps de penser à la façon dont nous voulons nous organiser. Dans ces quatre années passées, nous étions, jour après jour, confrontés à des faits nouveaux et devions prendre des décisions en fonc­tion, sans que nous nous demandions si nous serions capables d'élaborer des statuts organisationnels. » [10] [28]

Il est sans doute vrai, que les Spartakistes ont, comme Lénine le souligne, « accompli un travail systématique de propagande révo­lutionnaire dans les conditions les plus difficiles », mais il est cependant clair qu'il y a un danger qu'ils n'ont pas su éviter. Une organisation révolutionnaire ne doit pas se « sacrifier » pour son intervention dans la classe, c'est-à-dire que cette intervention aussi nécessaire soit-elle ne doit pas la con­duire à la paralysie de ses activités organi­sationnelles elles-mêmes. Un groupe révo­lutionnaire peut, dans une situation aussi dramatique que la guerre, intervenir intensi­vement et héroïquement. Mais, si lors de la montée des luttes ouvrières il ne dispose pas d'un tissu organisationnel solide c'est-à-dire si aucune organisation politique ne se trouve aux côtés du prolétariat, le travail effectué précédemment sera perdu. La construction d'une trame organisationnelle, la clarifica­tion de la fonction et du fonctionnement, l'élaboration de règles organisationnelles (les statuts) constituent les indispensables pierres angulaires pour l'existence, le fonc­tionnement et l'intervention de l'organisat­ion. Ce travail de construction ne doit pas être entravé par l'intervention dans la classe. Celle-ci ne peut réellement porter ses fruits que si elle ne s'effectue pas au détriment de la construction de l'organisation.

La défense et la construction de l'organisat­ion est une responsabilité permanente des révolutionnaires que ce soit en période du plus profond reflux de la lutte de classe ou au contraire lors de son plein déferlement.

Par ailleurs, dans le KPD, il existe une réaction de chat échaudé par l'expérience vécue au sein du SPD. Celui-ci, en effet, avait développé un appareil bureaucrati­que tentaculaire qui avait permis que, dans le processus de dégénérescence opportu­niste, la direction du parti  entrave les ini­tiatives locales. Ainsi, par peur d'être étouf­fée par une nouvelle Centrale, une partie du KPD se fait le porte-parole du fédéralisme. Eberlein se joint manifestement à ce choeur :

« Il serait nécessaire dans cette forme d'or­ganisation de laisser de la part de l'ensem­ble de l'organisation la plus grande liberté possible aux différentes sections, qu'on ne donne pas d'instructions schématiques d'en haut. (...) Nous pensons aussi que le vieux système de subordination des organisations locales à la Centrale doit être abandonné, que les différentes organisations locales, les différentes organisations d'usine doivent avoir une totale autonomie. (...) Elles doi­vent avoir la possibilité de passer à l'action sans que la Centrale puisse donner ses ins­tructions. » [11] [29]

L'apparition d'une aile hostile à la centrali­sation, qui donnera naissance au courant communiste de conseils, va provoquer un re­cul dans l'histoire organisationnelle du mou­vement révolutionnaire.

Il va en être de même vis-à-vis de la presse :
« Nous pensons aussi que la question de la presse ne peut être réglée au niveau central, nous pensons que les organisations locales doivent partout avoir la possibilité de créer leur propre journal (...). Quelques camara­des nous (la Centrale) ont attaqués et nous ont dit : "Vous sortez un journal, que devons nous en faire ? Nous ne pouvons pas l'utili­ser, nous sortirons nous mêmes notre jour­nal". »
[12] [30]

Ce manque de confiance dans l'organisation et surtout dans la centralisation apparaît sur­tout chez les anciens Linksradikale de Brême. [13] [31] Partant de la compréhension juste que le KPD ne peut pas être une sim­ple continuité sans rupture avec l'ancien SPD, ils développent cependant en même temps des tendances à tomber dans l'autre extrême, à nier toute continuité : « Nous n'avons nullement besoin de nous replonger dans les anciens statuts organisationnels pour en sélectionner ce qui pourrait être re­pris par nous. » [14] [32]

Les déclarations d'Eberlein font apparaître l'hétérogénéité du KPD, récemment fondé, sur la question organisationnelle.

L'aile marxiste en minorité sur la question organisationnelle

Seule l'aile regroupée autour de R. Luxemburg et de L. Jogisches intervient résolument de façon marxiste lors du Congrès. Comme pôle opposé direct se trouve l'aile des communistes de conseils hostile à l'organisation qui sous-estime fon­damentalement le rôle des organisations po­litiques dans la classe, rejetant surtout la centralisation par méfiance vis-à-vis de l'or­ganisation, et qui pousse à instituer une au­tonomie complète pour les sections locales. Rühle en est le principal représentant. [15] [33] Une autre aile, sans alternative organisa­tionnelle claire, est celle regroupée autour de K. Liebknecht. Cette aile se distingue par sa très grande combativité. Mais pour agir en tant que parti la volonté de participer aux luttes ouvrières est largement insuffisante ; par contre la clarté programmatique et la solidité du corps de l'organisation sont in­dispensables. Liebknecht et ceux qui le sui­vent orientent leurs activités quasi exclusi­vement sur l'intervention dans la classe. Cela apparaît clairement lorsque le 23 octobre 1918 il est relâché de prison. Environ 20 000 ouvriers viennent l'accueillir à son arrivée à la gare de Anhalt à Berlin. Ses toutes premières activités sont de se rendre immédiatement à la porte des usines pour faire de l'agitation parmi les ouvriers. Pourtant, lorsqu'en octobre 1918 la tempéra­ture dans la classe ouvrière monte, le devoir le plus pressant des révolutionnaires n'est pas seulement de faire de l'agitation dans la classe mais d'engager toutes leurs forces dans la construction de l'organisation, d'au­tant plus que les Spartakistes ne forment en­core qu'une organisation lâche, sans structu­res solides. Cette attitude de Liebknecht vis-à-vis de l'organisation se distingue nettement de celle de Lénine. Lorsque Lénine arrive à la gare de Pétrograd en avril 1917 où il est accueilli triomphalement, il fait aussitôt connaître ses Thèses d'avril et fait tout pour que le Parti bolchevik sorte de la crise où il se trouve  et se munisse d'un programme clair grâce à la convocation d'un Congrès ex­traordinaire. Le premier souci de Liebknecht en revanche ne concerne pas vraiment l'or­ganisation et sa construction. Par ailleurs, il semble développer une conception de l'org­anisation dans laquelle le militant révolu­tionnaire doit être obligatoirement un héros, une individualité prééminente au lieu de voir qu'une organisation politique proléta­rienne vit avant tout de sa force collective. Le fait qu'il ne va cesser, par la suite, de pousser à des actions le plus souvent de son propre chef est la preuve de sa vision erro­née de l'organisation. R. Luxemburg se plaint souvent de son attitude :

« Karl est toujours par monts et par vaux, en train de courir d'une allocution aux ou­vriers à une autre, il ne vient souvent qu'aux réunions de la rédaction de Die Rote Fahne ; autrement c'est difficile de l'amener aux réunions de l'organisation. » C'est l'image du combattant solitaire que donne Liebknecht. Il ne parvient pas à comprendre que sa principale contribution consiste à participer au renforcement de l'organisation.

Le poids du passé

Le SPD avait été pendant des années rongé par la tradition parlementaire. Les illusions crées par la prédominance de l'activité par­lementaire-réformiste ont impulsé l'idée que la lutte dans le cadre du parlement bour­geois était l'arme principale de la classe ou­vrière au lieu de la considérer comme un outil transitoire pour mettre à profit les con­tradictions entre les différentes fractions de la classe dominante, comme une possibilité d'obtenir momentanément des concessions de la part du Capital. « Dorloté » par le parlementarisme, on inclinait à mesurer la force de la lutte à l'aune des voix obtenues par le SPD au parlement bourgeois. C'est une des principales différences entre les conditions de lutte des Bolcheviks et de la Gauche en Allemagne. Les Bolcheviks dis­posent de l'expérience de 1905 et intervien­nent dans les conditions de la répression et de l'illégalité mais aussi au parlement russe à travers un groupe beaucoup plus restreint de députés, leur centre de gravité ne se trouve pas dans la lutte parlementaire et syndicale. Alors que le SPD était devenu un puissant parti de masse rongé par l'opportu­nisme, le Parti Bolchevik est un parti relati­vement réduit qui a mieux résisté à l'oppor­tunisme malgré les crises qu'il a dû aussi traverser. Et ce n'est pas par hasard si, dans le KPD, l'aile marxiste en matière d'organis­ation, avec R. Luxemburg et L. Jogisches, est issue du parti polono-lithuanien de la SDKPiL, c'est-à-dire une fraction du mou­vement révolutionnaire possédant une expé­rience directe dans les luttes de 1905 et n'ayant pas connu l'embourbement du marais parlementaire.

La construction du parti ne peut réussir qu'internationalement

Le Congrès de fondation du KPD exprime une autre faiblesse du mouvement révolu­tionnaire. Alors que la bourgeoisie en Allemagne obtient immédiatement l'aide des bourgeoisies des pays avec lesquels elle était en guerre auparavant, alors que le Capital s'unit à un niveau international dans sa lutte contre la classe ouvrière révolutionnaire (contre le jeune pouvoir ouvrier en Russie ce sont les armées blanches de vingt et un pays qui s'unissent pour mener la guerre civile) les révolutionnaires sont à la traîne pour ce qui concerne leur unification organisation­nelle. Pour une partie, cela est le fait de conceptions héritées de la 2e Internationale. Les partis de la 2e Internationale étaient bâ­tis sur un mode fédéraliste. La conception fédéraliste qui développe des tendances au « chacun pour soi » dans l'organisation em­pêche de poser la question de l'organisation à un niveau international et de façon centra­lisée. Les composantes de l'aile gauche ont ainsi combattu séparément les unes des au­tres dans les différents partis de la 2e Internationale.

« Ce travail fractionnel de Lénine s'effectua uniquement au sein du parti russe, sans qu'il essayât de la porter à l'échelle internatio­nale. Il suffit pour s'en convaincre de lire ses interventions aux différents congrès et l'on peut affirmer que ce travail resta com­plètement inconnu en dehors des sphères russes. » [16] [34]

C'est ainsi que K. Radek est le seul délégué étranger présent au Congrès de fondation. Ce n'est que grâce à beaucoup d'adresse et de chance qu'il parvient à passer au travers des mailles du filet des contrôles établis par le gouvernement allemand dirigé par le SPD. Quel destin diffèrent aurait eu ce Congrès si  des dirigeants considérés du mouvement révolutionnaire autres que Radek, tels Lénine et Trotsky venant de Russie, Bordiga d'Italie ou Gorter et Pannekoek de Hollande, y avaient participer.

Nous pouvons aujourd'hui tirer la leçon qu'il ne peut y avoir de construction du parti dans un pays si les révolutionnaires n'entre­prennent pas cette même tâche simultané­ment au niveau  international et de façon centralisée.

Le parallèle avec la tâche de la classe ou­vrière est clair : le communisme ne peut pas lui aussi être construit isolément dans un seul pays. Les conséquences s'imposent d'elles mêmes : la construction du Parti exige qu'elle soit entreprise sur le plan in­ternational.

Avec le KPD naît un nouveau parti très hé­térogène dans sa composition, divisé sur le plan programmatique et dont l'aile marxiste en matière d'organisation se trouve en mi­norité. La méfiance envers l'organisation et en particulier envers la centralisation est déjà largement répandue parmi de nombreux délégués. Le KPD ne dispose pas encore d'un rayonnement et d'une influence suffi­sants pour marquer de façon décisive le mouvement de son sceau.

L'expérience du KPD montre que le parti doit être construit sur une solide armature organisationnelle. L'élaboration de principes organisationnels, le fonctionnement selon l'esprit de parti ne se créent pas sur une simple proclamation ou par décret mais sont le résultat d'années de pratique basée sur ces principes. La construction de l'organisation demande beaucoup de temps et de persévé­rance. Il est évident que les révolutionnaires d'aujourd'hui doivent tirer les leçons des faiblesses des révolutionnaires en Allemagne. C'est ce que nous aborderons dans le prochain article.

DV.



[1] [35] De mars à novembre 1918, l'Allemagne perd sur le front de l'Ouest environ 200 000 tués, 450 000 disparus ou prisonniers et 860 000 blessés.

[2] [36] Après l'arrestation de K. Liebknecht au début de l'été 1916, une conférence de l'aile gauche de la so­cial-démocratie se tient le 4 juin 1916. Pour recons­tituer les liens entre groupes révolutionnaires rompus par la répression, un comité d'action de cinq mem­bres est formé, comprenant entre autres Duncker, Meyer, Mehring. Otto Rühle en est élu président ! Le fait qu'un camarade tel que O. Rühle qui rejette la centralisation et la construction de l'organisation se voit confier la responsabilité de la présidence montre dans quelle situation embarrassante la répression pousse les Spartakistes.

[3] [37] Rosa Luxemburg, « Le Congrès du Parti Socialiste Indépendant », Die Rote Fahne n° 14.

[4] [38] K. Liebknecht, Procès-verbal du congrès de fondation du KPD, p. 84 et 92.

[39]

[5] [39] Rosa Luxemburg, La conférence nationale de la Ligue de Spartakus, Die Rote Fahne n° 43 du 29 décembre 1918. 
[40]

[6] [40] Rosa Luxemburg, Discours sur le programme et la situation politique, 30 décembre 1918.

[40]

[41]

[7] [41] Lénine, décembre 1918, Correspondance, T. 5, p. 221.

[42]

[8] [42] Rapport d'Eberlein sur la question de l'organisa­tion au congrès de fondation du KPD.

[43]

[9] [43] Idem.

[44]

[10] [44] Idem.

[45]

[11] [45] Idem.

[46]

[12] [46] Idem.

[47]

[13] [47] P. Frölich, pendant la guerre membre de la gauche de Brême, élu à la Centrale par le congrès de fondation pense que : « Dans toutes leurs actions, les organisations locales doivent disposer d'un droit à l'autodétermination complet, il s'en suit également le droit à l'autodétermination pour le reste du travail du parti dans le cadre du pro­gramme et des résolutions adoptées par le con­grès. » (11 janvier 1919, Der Kommunist) J. Knief, membre de la gauche de Brême défend la conception suivante : « Sans nier la nécessité d'une Centrale, les communistes (de l'IKD) exigent, conformément à la situation révolutionnaire actuelle, la plus grande autonomie et liberté de mouvement pour les organisations locales et régionales. » (Arbeiterpolitik n° 10, 1917).

[48]

[14] [48] Idem.

[15] [49] J. Borchardt proclame dès 1917 : « Ce qui nous importe, c'est l'abolition de toute forme de direc­tion dans le mouvement ouvrier. Ce dont nous avons besoin pour parvenir au socialisme, c'est de la démocratie pure entre les camarades, c'est-à-dire l'égalité des droits et l'autonomie, libre arbi­tre et moyens en vue de l'action personnelle pour chaque individu. Ce ne sont pas des chefs que nous devons avoir, mais seulement des organes d'exécution, qui, au lieu d'imposer leur volonté aux camarades, agissent au contraire seulement comme leurs mandataires. » (Arbeiterpolitik n° 10, 1917).

[16] [50] G. Mammone, Bilan n° 24, p. 814, La fraction dans les partis socialistes de la seconde Internationale.

Géographique: 

  • Allemagne [51]

Histoire du mouvement ouvrier: 

  • Révolution Allemande [52]

Approfondir: 

  • Révolution Allemande [53]

Questions théoriques: 

  • Parti et Fraction [54]

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • La Révolution prolétarienne [55]

Polémique : derrière la « mondialisation » de l'économie l'aggravation de la crise du capitalisme

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  • Hommes politiques, économistes et médias nous ont habitués aux plus stu­péfiantes théories dans leur ten­tative désespérée d'occulter la faillite absolue du système capitaliste, et pour justifier l'interminable escalade d'attaques contre les conditions de vie de la classe ou­vrière.
  • Il y a maintenant 25 ans, un Président américain porte-parole du conser­vatisme le plus radical, Nixon, pro­clamait aux quatre vents : « nous sommes tous key­né­siens ». En ce temps-là, face à l'ag­gra­vation de la crise, la bourgeoisie avan­çait « l'inter­vention de l'Etat », le déve­loppement de « l'Etat social et égali­taire », comme potion magique pour soigner tous les maux. C'est au nom de cette politique qu'il était de­mandé aux ouvriers de consentir des sacrifices pour « sortir du tunnel ».
  • Pendant les années 1980, face à l'évi­dence du marasme économique, la bourgeoisie dut changer de mon­ture. C'est l'Etat qui était alors deve­nu le res­ponsable de tous les maux et l'univer­selle panacée fut : « moins d'Etat ». Ce furent les années dorées des « reaganomics », qui provoquèrent dans le monde entier la plus formi­dable vague de licenciements depuis les années 1930, et qui fut organisée par l'Etat.
  • Aujourd'hui, la crise du capitalisme a at­teint un tel niveau de gravité que tous les Etats industrialisés ont dû mettre à l'ordre du jour la liquidation pure et simple des minimums so­ciaux garantis (allocations chômage, retraites, santé, éducation ; mais aussi les indemnités de licenciement, la durée de la journée de travail, la sécurité, etc.) dont jouis­sent encore les travailleurs sous le masque de l' « Etat providence ».
  • Cette attaque impitoyable, ce saut quali­tatif dans la tendance annoncée par Karl Marx à la paupérisation ab­solue de la classe ouvrière, se justifie et s'accom­pagne d'une nouvelle idéologie : « la mondialisation de l'économie mondiale ».

 

Les serviteurs du capital ont découvert... la lune ! Ils vendent avec cent cinquante ans de retard une soi-disant « grande nouveauté de la fin du siècle », qu'Engels constatait déjà dans les Principes du communisme, écrits en 1847 : « Les choses sont arrivées à un tel point qu'une nouvelle machine qui s'invente aujourd'hui en Angleterre pourra, en l'es­pace d'une année, condamner des millions d'ouvriers en Chine à la famine. Ainsi, la grande industrie a lié les uns aux autres tous les peuples de la Terre, a uni en un seul marché mondial tous les marchés locaux, a préparé partout le terrain pour la civilisa­tion et le progrès, et elle l'a fait de telle fa­çon que tout ce qui se réalise dans les pays civilisés se répercute nécessairement dans tous les autres. »

Le capitalisme a besoin de s'étendre à l'échelle mondiale, imposant son système d'exploitation salariée à tous les recoins de la planète. L'intégration dans le marché mondial, au début de ce siècle, de tous les territoires significatifs de la planète et la difficulté pour en trouver de nouveaux, ca­pables de satisfaire les besoins toujours croissants de l'expansion du capitalisme, marquent précisément la décadence de l'ordre bourgeois, comme le soutiennent les révolutionnaires depuis 80 ans.

Dans ce cadre de saturation chronique du marché mondial, le 20e siècle est le témoin d'un approfondissement sans précédent de la concurrence entre les divers capitaux natio­naux. Face à des besoins croissants de réali­sation de la plus-value, les marchés rétrécis­sent toujours plus. Ceci impose un double mouvement à chaque capital national : d'un côté, protéger par un ensemble de mesures (monétaires, législatives, etc.) ses produits propres face aux assauts des capitaux con­currents, et d'un autre tenter de convaincre ces derniers d'ouvrir leurs portes à ses mar­chandises (traités commerciaux, accords bilatéraux, etc.).

Quand les économistes bourgeois parlent de « mondialisation », ils laissent entendre que le capitalisme peut s'administrer de façon consciente et unifiée par le biais des règles données par le marché mondial. C'est exac­tement le contraire qui est vrai : les réalités du marché mondial imposent leurs lois, mais dans un cadre dominé par les tentatives désespérées de chaque capital national de leur échapper et de faire en sorte que ce soient les rivaux qui supportent ce joug.. Le marché mondial actuel « mondialisé » ne crée pas un cadre de progrès ni d'unification, mais au contraire l'anarchie et la désagréga­tion. La tendance du capitalisme décadent est à la désarticulation du marché mondial, soumis à la puissante force centrifuge d'éco­nomies nationales structurées par des Etats hypertrophiés qui tentent par tous les moyens (y compris militaires) de protéger le produit de l'exploitation de leurs travailleurs respectifs contre les assauts des concurrents. Alors que la concurrence entre nations con­tribuait au siècle dernier à la formation et à l'unification du marché mondial, la concur­rence organisée de chaque Etat national au 20e siècle tend précisément à l'inverse : la désagrégation et la décomposition du mar­ché mondial.

C'est exactement pour cette raison que la « mondialisation » ne peut s'imposer que par la force. Dans le monde issu de Yalta, les Etats-Unis et l'URSS profitèrent des avantages donnés par la discipline de bloc impérialiste pour créer des organismes très structurés pour réglementer (à leur avantage bien sûr) le commerce mondial : le GATT, le FMI, le Marché commun, le Comecon dans le bloc russe, etc. Expressions de la force militaire et économique des têtes de bloc, ces organismes ne parvinrent jamais malgré tout à supprimer les tendances à l'anarchie et à organiser un marché mondial harmonieux et unifié. La disparition des deux grands blocs impérialistes après 1989 [1] [56] a considérablement accéléré la concur­rence et le chaos dans le marché mondial.

La « mondialisation » va-t-elle en finir avec cette tendance ? A en croire ses apôtres, la « mondialisation » part d'un marché mondial « déjà unifié » qui va avoir un « effet salu­taire » sur toutes les économies et va per­mettre au monde entier de sortir de la crise en le débarrassant « des égoïsmes natio­naux ». Si nous examinons chacun des traits qui, selon les économistes, caractérisent la « mondialisation », nous constatons qu'au­cun d'entre eux ne suppose un « dépassement » du chaos dans lequel se dé­bat le marché mondial, pas plus que de la crise qui ne fait que s'aggraver. Pour com­mencer, les « transactions électroniques via Internet » supposent une accentuation considérable des risques d'impayés, déjà très élevé, contribuant ainsi de fait à augmenter le fardeau toujours plus insupportable de l'endettement. Quant à la « mondialisation » des marchés monétaires et financiers, nous avions déjà analysé ce qu'elle vaut : « Un krach financier est inévitable. Sous certains aspects, il est même déjà en cours. Même du point de vue du capitalisme, une forte "purge" de la "bulle spéculative" est indis­pensable. (...) Aujourd'hui, la bulle spécula­tive et, surtout, l'endettement des Etats ont augmenté de façon inouïe. Dans ces circons­tances, nul ne peut prévoir où s'arrêtera la violence d'une telle purge. Mais, en tout état de cause, elle se traduira par une destruction massive de capital fictif qui jettera dans la ruine des pans entiers du capital mondial. » [2] [57]

Ce à quoi prétend la « mondialisation » est en réalité assez différent des musiques cé­lestes que tentent de nous vendre ses chan­tres. Il tente de répondre aux problèmes ur­gents posés par l'état actuel de la crise du capitalisme : la baisse des coûts de produc­tion ; la destruction des barrières protec­tionnistes pour que les capitalismes les plus compétitifs puissent profiter des marchés toujours plus réduits.

Par rapport à la baisse des coûts de produc­tion, nous avions déjà noté que : « L'intensification de la concurrence entre capitalistes, exacerbée par la crise de sur­production et la rareté des marchés solva­bles, pousse ceux-ci à une modernisation à outrance des processus de production, remplaçant des hommes par des machines, dans une course effrénée à la "baisse des coûts". Cette même course les conduit à déplacer une partie de la production vers des pays où la main d'oeuvre est meilleur marché (Chine et Sud-Est asiatique actuel­lement par exemple). » [3] [58]

Ce second aspect de la réduction des coûts (transfert de certaines parties de la produc­tion vers des pays aux coûts salariaux moins élevés) s'est accéléré durant les années 1990. Nous voyons à présent comment les capitalistes « démocratiques » ont recours aux bons services du régime stalinien chi­nois pour produire à des coûts dérisoires des com­pacts, des chaussures de sport, des dis­ques durs, des modems, etc. Le décollage des fameux « dragons asiatiques » est basé sur le fait que la fabrication d'ordinateurs, d'aciers ordinaires, de composants électroni­ques, de tissus, etc., a été déplacée vers ces paradis aux « coûts salariaux infimes ». Le capitalisme aux abois sous les coups de la crise doit profiter à fond des différences de coûts salariaux : « les coûts salariaux totaux (charges comprises) dans l'industrie des dif­férents pays en voie de développement qui produisent et exportent des produits manu­facturés mais aussi des services, varient de 3 % (Madagascar, Viet Nam) à 40 % par rapport à la moyenne des pays plus riches d'Europe. La Chine se trouve à environ 5 à16 %, et l'Inde vers 5 %. Avec l'effondre­ment du bloc soviétique, il existe à présent aux portes de l'Union européenne une ré­serve de main d'oeuvre dont le coût ne dé­passera pas 5 % (Roumanie) ou 20 % (Pologne, Hongrie) par rapport aux coûts en Allemagne. » [4] [59]

Voilà quel est le premier aspect de la « mondialisation ». Ses conséquences sont la baisse du salaire moyen mondial, mais aussi les licenciements massifs dans les grands centres industriels sans que cette réduction de postes de travail soit compen­sée par la création dans des proportions identiques dans les nouvelles usines ultra automatisées. Enfin, loin de remédier à la maladie chronique du capitalisme (la satu­ration des marchés), elle ne peut que l'ag­graver en contribuant à réduire la demande dans les grands pays industrialisés sans la compenser par une croissance parallèle de la consommation dans les économies émergen­tes. [5] [60]

Pour ce qui est de la destruction des barriè­res douanières, il est certain que la pression des « grands » a eu comme résultat que des pays comme l'Inde, le Mexique ou le Brésil révisent leurs taxes à la baisse au prix d'un endettement considérable (ces mêmes for­mules furent utilisées au cours des années 1970 et conduisirent à la catastrophe de la crise de l'endettement en 1982), mais le soulagement apporté à l'ensemble du capital mondial est totalement illusoire : « ... le récent effondrement financier d'un autre pays "exemplaire", le Mexique, dont la monnaie a perdu la moitié de sa valeur du jour au lendemain, qui a nécessité l'injec­tion urgente de près de 50 millions de dol­lars de crédits (de très loin la plus grande opération de "sauvetage" de l'histoire du capitalisme) résume la réalité du mirage que constitue "l'émergence" de certains pays du tiers-monde. » [6] [61]

Nous n'assistons pas, sous les effluves de l'actuelle « mondialisation », à une diminu­tion du protectionnisme ou de l'interven­tionnisme de l'Etat par rapport aux échanges commerciaux, mais bien au contraire à leur amplification, tant par les moyens tradition­nels que par des trouvailles récentes :

  • Clinton lui-même qui, en 1995, parvint à faire en sorte que le Japon ouvre ses fron­tières aux produits américains, qui, sans relâche, demande à ses « associés » la « liberté de commerce », donna l'exemple dès son élection, par l'augmentation des taxes sur les avions, l'acier et les produits agricoles, limitant en outre les achats de produits étrangers aux agences étatiques ;
  • le célèbre Uruguay Round, qui donna lieu à la substitution de l'ancien GATT par la nouvelle Organisation mondiale du com­merce (OMC), n'a obtenu qu'un accord to­talement illusoire : les taxes n'ont été éliminées que dans 10 secteurs industriels, et dans 8 autres elles ont été réduites de 30 %, mais le tout étalé sur dix ans !
  • une expression massive du neo-protec­tionnisme se trouve dans les normes écologiques, sanitaires et même de « bien-être » ; les pays les plus industrialisés im­posent des barèmes impossibles pour leurs concurrents : « ... dans la nouvelle OMC, les groupes industriels, les organisations syndicales et les militants verts luttent pour que les biens collectifs que sont le milieu ambiant, le bien-être social, etc., ainsi que leurs normes, ne soient pas régu­lées par le marché mais par la souverai­neté nationale qui ne peut se copartager sur ce terrain. » [7] [62].

La formation de « zones régionales » (Union européenne, accords du Sud-est asiatique, Traité de libre commerce en Amérique du Nord, etc.) ne contredit pas cette tendance, dans la mesure où elle obéit aux besoins de groupes de nations capitalistes de créer des zones protégées à partir desquelles elles peuvent affronter des rivaux plus puis­sants. Les USA répliquent à l'Union euro­péenne par le Traité de libre commerce et le Japon quant à lui se fait le promoteur d'un accord des « dragons » asiatiques. Ces « groupes régionaux » tentent de se protéger de la concurrence tout en étant eux-mêmes de véritables nids de vipères où se multi­plient quotidiennement les affrontements commerciaux entre partenaires. Il suffit pour s'en convaincre d'admirer le spectacle édi­fiant de « l'harmonieuse » Union euro­péenne, en permanence perturbée par les sempiternels litiges entre les Quinze.

Ne nous leurrons pas, les tendances les plus aberrantes qui expriment la décomposition du marché mondial ne cessent de s'affirmer : « Aujourd'hui, l'insécurité monétaire au niveau international est devenue telle qu'on voit de plus en plus resurgir cette forme archaïque de l'échange que constitue le troc, c'est-à-dire l'échange de marchandises directement sans recours à l'intermédiaire de l'argent. » [8] [63] Un autre type de combine auquel ont recours les Etats, y compris les plus riches, est celui de la dévaluation de la monnaie qui permet de vendre automati­quement moins cher ses propres marchandi­ses, tout en augmentant le prix de celles des rivaux. Toutes les tentatives pour empêcher ces pratiques généralisées se sont soldées par des échecs catastrophiques comme en fait foi l'effondrement du Système monétaire européen.

La « mondialisation », une attaque idéologique contre la classe ouvrière

Nous voyons donc que le « mondialisme » est un rideau de fumée idéologique qui tente d'occulter la réalité de l'effondrement du capitalisme dans la crise généralisée et le désordre croissant qui en découle au niveau du marché mondial.

Le « mondialisme » se veut cependant plus ambitieux. Il prétend dépasser et même « détruire » (ce sont les propres mots des « mondialistes » les plus osés) l'Etat nation, rien de moins ! C'est ainsi qu'un de ses chan­tres prestigieux, le japonais Kenichi Ohmae, nous dit que : « ... en quelques mots, en termes de flux réel d'activité économique, les Etats-nations ont déjà perdu leur rôle d'unités significatives de participation dans l'économie sans frontières du monde ac­tuel. » [9] [64] Il n'hésite pas à qualifier les Etat-nations de « filtres brutaux » et nous promet le paradis de l'économie « globale » : « Au fur et à mesure qu'augmente le nombre d'individus traversant le filtre brutal qui sépare les géographies, anciennes coutumes de l'économie mondiale, le pouvoir sur l'activité économique passera inévitable­ment des mains des gouvernements centraux des Etats-nations vers celles des réseaux sans frontières des innombrables décisions individuelles, basées sur le marché. » [10] [65]

Jusqu'à présent, seul le prolétariat combat­tait l'Etat-nation. Mais comme on le voit, l'audace des idéologues bourgeois n'a pas de limites : les voilà prétendant s'ériger en mili­tants de la « lutte contre l'intérêt national ». Au paroxysme de l'exaltation, deux de ces représentants, adeptes de la « mondialisation », MM. Alexander King et Bertrand Schneider, intitulent leur livre « La Première révolution mondiale ».

Cependant, c'est dans le cadre de l'offensive idéologique de la bourgeoisie contre l'en­semble du prolétariat que cette « phobie » anti-nations joue son rôle le plus néfaste. Un des aspects de cette offensive est de piéger le prolétariat dans un faux dilemme :

  • d'un côté, les forces politiques qui défen­dent de façon décidée le « mondialisme » (en Europe ce sont les partisans de Maastricht) soulignent la nécessité de « dépasser les égoïsmes nationaux rétro­grades » pour s'intégrer dans de « vastes ensembles mondiaux » permettant de sortir de la crise ;
  • de l'autre, les partis de gauche (surtout quand ils sont dans l'opposition) et les syndicats cherchent à lier la défense des intérêts ouvriers à celle de l'intérêt national soi-disant piétiné par les gouvernements « traîtres à la patrie ».

Les tenants de la « mondialisation », soi-disant pourfendeurs de l'intérêt national, fulminent contre ce qu'ils appellent le « minimum social garanti », c'est-à-dire la sécurité sociale, les indemnisations de li­cenciement, les allocations de chômage ou de retraite, les aides à l'éducation ou au lo­gement, le code du travail qui limite la du­rée de la journée de travail, les cadences, l'âge de l'embauche, etc. Voilà, selon eux, les « horribles » entraves que porte en lui l'Etat-nation, prisonnier de ces « affreux » groupes de pression constitués par les tra­vailleurs.

Nous voici donc enfin arrivés au coeur du « mondialisme », à ce qu'il reste de lui une fois qu'on l'a dépouillé de ses oripeaux (qu'ils se nomment « dépassement de la crise » ou « internationalisme des individus libres dans un marché libre »). Il ne prétend en fin de comptes qu'à être le nouvel alibi de l'attaque qu'impose la crise du capital à tous les Etats-nations : en finir avec le « minimum social garanti », cet ensemble de prestations sociales et de législation du travail qui, avec le développement de la crise, sont devenus insupportables.

Ici intervient l'autre aspect de l'attaque idéologique de la bourgeoisie, celui qui est porté par les syndicats et la gauche. Ces dernières cinquante années, le « minimum social garanti » a été le phare de ce qu'il a été convenu d'appeler le Welfare State, qui était la façade « sociale » du capitalisme d'Etat. Face aux ouvriers, cet « Etat social » était présenté comme la manifestation de la capacité de l'exploitation capitaliste à s'adoucir, comme « la preuve » concrète qu'au sein de l'Etat national pouvaient se concilier les classes et que leurs intérêts respectifs pouvaient être pris en comptes.

Les syndicats et la gauche (en particulier quand ils sont dans l'opposition) s'affichent comme les grands défenseurs de cet « Etat social ». Ils mettent en avant le conflit entre « l'intérêt national » qui permettrait le maintien d'un « minimum social » et le « cosmopolitisme apatride » des gouverne­ments. C'est un des aspects qui a d'ailleurs eu un impact non négligeable dans la ma­noeuvre de la bourgeoisie en France pendant les luttes de l'automne 1995. Il s'agissait de présenter le mouvement comme une mani­festation anti-Maastricht, une sorte de ras-le-bol général de la population contre les pénibles exigences des « critères de convergence » et ce sont les syndicats qui canalisaient ce « mouvement ».


Les contradictions de Battaglia Comunista face à la « mondialisation »

La tâche des groupes de la Gauche commu­niste (base du futur parti mondial du prolé­tariat) est de dénoncer sans concessions ce venin idéologique. Face à ces nouvelles attaques, la classe ouvrière n'a pas à choisir entre « l'intérêt national » et « le mondia­lisme ». Ses revendications ne se situent pas dans le camp de la défense du Welfare State, mais dans la défense intransigeante de ses intérêts de classe. La perspective de ses luttes ne se situe pas dans le faux dilemme entre le « social-patriotisme » et le « mon­dialisme », mais dans la destruction de l'Etat capitaliste dans tous les pays.

La question de la « mondialisation » a été traitée à maintes reprises par Battaglia Comunista (BC) qui lui a dédié plusieurs articles dans Prometeo, sa revue théorique semestrielle. BC défend avec une grande fermeté une série de positions de la Gauche communiste que nous voulons souligner :

- il dénonce sans concession la « mondialisation » comme étant une puis­sante attaque contre la classe ouvrière, fai­sant remarquer qu'elle se base « sur l'appauvrissement progressif du proléta­riat mondial et le développement de la forme la plus violente de surexploita­tion » ; [11] [66]

- il rejette l'idée qui affirme que la « mondialisation » est un dépassement des contradictions du capitalisme : « Il est im­portant de souligner que les modifications les plus récentes intervenues dans le sys­tème économique mondial sont entièrement reconductibles dans le cadre du processus de concentration-centralisation, marquant certainement une nouvelle étape mais en aucun cas le dépassement des contradic­tions immanentes au processus d'accumu­lation du capital » [12] [67] ;

- il reconnaît que les restructurations et les « innovations technologiques » introduites par le capitalisme dans les années 1980 et 1990 n'ont pas signifié une amplification du marché mondial : « (...) contrairement aux espérances, la restructuration basée sur l'introduction de technologies se subs­tituant à la main d' oeuvre sans donner lieu à l'apparition de nouvelles activités productives compensatoires, interrompt au lieu de relancer ce que l'on appelle le "cercle vicieux" qui a été la base du puis­sant développement de l'économie mon­diale pendant la première phase du capi­talisme monopoliste. Pour la première fois, les investissements supplémentaires ont déterminé une réduction tant absolue que relative de la force de travail engagée dans le processus productif, au lieu de l'augmenter » [13] [68] ;

- il rejette toute illusion tendant à voir la « mondialisation » comme une forme har­monieuse et ordonnée de la production mondiale, affirmant sans la moindre équi­voque que « nous assistons au paradoxe d'un système qui recherche un maximum de rationalité à travers le monopole et ne parvient qu'à l'irrationalité la plus ex­trême : tous contre tous, chaque capital contre tous les capitaux ; le capital contre le capital » [14] [69] ;

- il rappelle que « l'effondrement (du sys­tème capitaliste) n'est pas le résultat ma­thématique des contradictions du monde de l'économie, mais l'oeuvre du prolétariat qui a pris conscience que ce monde n'est pas le meilleur des mondes » [15] [70].

Nous soutenons ces positions et partant de cet accord, nous voulons combattre quelques confusions et contradictions dont souffrent à notre avis BC. Cette polémique n'est bien sûr pas gratuite, elle a un objectif militant clair : face à l'aggravation de la crise, il est vital de dénoncer les théories fumeuses du genre « mondialisation », dont l'objectif n'est que d'embrumer la prise de conscience du fait que le capitalisme est aujourd'hui le « pire des mondes possibles » et doit être en conséquence détruit sur toute la planète.

Ce qui nous surprend tout d'abord, c'est que BC pense que « grâce aux progrès de la mi­cro-électronique, tant en ce qui concerne les télécommunications qu'en ce qui concerne l'organisation du cycle de production, la planète s'est unifiée de fait. » [16] [71] Les ca­marades se font avoir par les âneries répé­tées par la bourgeoisie sur le « miracle uni­ficateur » que supposeraient les télécom­munications et Internet, oubliant que « (...) d'un côté, la formation d'un marché mondial internationalise la vie économique, mar­quant profondément la vie de tous les peu­ples ; mais d'un autre côté se produit la nationalisation, toujours plus accentuée, des intérêts capitalistes, ce qui traduit de façon plus évidente l'anarchie de la concurrence capitaliste dans le cadre de l'économie mondiale et qui conduit à de violentes con­vulsions et catastrophes, à une immense perte d'énergie, posant ainsi impérativement le problème de l'organisation de nouvelles formes de vie sociale. » [17] [72]

Une autre faiblesse d'analyse de BC réside dans l'étrange découverte qu'il fait selon laquelle « quand l'ancien Président des Etats-Unis, Nixon, assume la décision his­torique de dénoncer les accords de Bretton Woods et déclare la non-convertibilité du dollar, il était loin d'imaginer qu'il ouvrait le cours à un des plus gigantesques proces­sus de transformation qu'ait connu le mode de production capitaliste au long de son histoire... S'ouvrait alors une période d'alté­rations profondes qui a changé la face du monde en moins de 20 ans et a poussé les rapports de domination impérialistes à leurs plus extrêmes conséquences. » [18] [73]

On ne peut analyser comme cause (la fa­meuse décision de 1971 de déclarer la non-convertibilité du dollar) ce qui n'est qu'un effet de l'aggravation de la crise capitaliste et qui de toute façons n'a pas eu le moins du monde comme conséquence d'altérer les « rapports de domination impérialistes ». L'économisme de BC, que nous avons déjà eu l'occasion de critiquer, les pousse à attri­buer des effets à un évènement qui n'a eu aucune conséquence dans la confrontation entre les blocs impérialistes existant alors (soviétique et occidental).

Cependant, le principal danger est qu'il ou­vre la porte à la mystification bourgeoise selon laquelle le capitalisme actuel est à même de « changer et de se transformer ». Par le passé, BC a eu tendance à être décon­certé par chaque « transformation impor­tante » que la bourgeoisie fait miroiter de­vant notre nez. Il s'est déjà laissé séduire par les « nouveautés » de la « révolution tech­no­logique », puis par le mirage des soi-di­sant fabuleux marchés ouverts par la « libération » des pays de l'Est. Aujourd'hui il prend pour argent comptant certaines mystifications contenues dans le vacarme sur la « mondialisation » : « L'avancée dans la centralisation de la gestion des variables économiques sur une base continentale ou par zones monétaires implique forcément une distribution différente du capital dans les divers secteurs productifs et parmi eux le secteur financier. Non seulement la petite et la moyenne entreprise, mais également les groupes de dimensions importantes risquent d'être marginalisés ou absorbés par d'autres avec toutes les conséquences que cela com­porte sur le déclin de leurs positions relati­ves de pouvoir.  Pour beaucoup de pays, cela peut comporter le risque de frac­ture de l'unité nationale même, comme nous le mon­trent les événements en Yougoslavie ou dans l'ex-bloc soviétique. Les rapports de force entre les différentes fractions de la bour­geoisie mondiale vont subir de profon­des mutations et générer pour longtemps un ac­croissement des tensions et des conflits, avec les répercussions que cela entraîne forcément dans le processus de mondialisa­tion de l'économie, qui pourra se voir ra­lenti et même bloqué. » [19] [74].

Nous découvrons avec effarement que les tensions impérialistes, l'effondrement de na­tions, le conflit en Yougoslavie, ne s'ex­pli­queraient pas par la décadence et la dé­com­position du capitalisme, par l'aggrava­tion de la crise historique du système, mais qu'ils seraient des phénomènes au sein du proces­sus de « mondialisation » ! BC glisse ici du cadre d'analyse propre à la Gauche commu­niste (décadence et crise historique du capi­talisme) vers le cadre mystificateur de la bourgeoisie basé sur des sornettes quant à la « mondialisation ».

Il est essentiel que les groupes de la Gauche communiste ne cèdent pas à ces mystifica­tions et maintiennent fermement la position révolutionnaire, qui affirme que dans la dé­cadence, et plus concrètement dans la pé­riode de crise ouverte depuis la fin des an­nées 1960, les diverses tentatives du capita­lisme pour freiner son effondrement n'ont produit aucun changement réel, mais uni­quement et exclusivement une aggravation et une accélération de celui-ci [20] [75]. Dans notre réponse au BIPR dans la Revue inter­nationale n° 82, nous affirmions clairement qu'il ne s'agit pas d'ignorer ces tentatives mais qu'il s'agit de les analyser dans le cadre des positions de la Gauche communiste et non en mordant à l'hameçon que nous tend la bourgeoisie.

La « mondialisation » et l'Etat national

C'est cependant dans sa position par rapport au rôle des Etats nationaux que les contra­dictions de BC ont les conséquences les plus graves. BC pense que la fameuse « mondialisation » altérerait profondément le rôle de l'Etat national et supposerait un affaiblissement de celui-ci. Il ne prétend certainement pas, bien sûr, à l'instar du sa­mouraï Kenichi Ohmae, que l'Etat national aurait du plomb dans l'aile et il reconnaît plusieurs points que nous partageons :

  • l'Etat national garde la même nature de classe ;
  • l'Etat national est un facteur actif des « changements » qui interviennent sur le capitalisme actuel ;
  • l'Etat national n'est pas en crise.

Cependant, il nous dit : « (...) Un des as­pects certainement les plus intéressants de la mondialisation de l'économie est donné par l'intégration transversale et transnatio­nale des grandes concentrations industriel­les et financières qui, par leurs dimensions et leur pouvoir, dépassent de loin ceux des Etats nationaux. » [21] [76]

Ce qu'on peut déduire de ces « aspects inté­ressants », c'est qu'il existerait dans le capi­talisme des entités supérieures à l'Etat na­tional, les fameux monopoles « transnationaux ». Ceci revient à défendre une thèse révisionniste qui nie le principe marxiste selon lequel l'unité suprême du capitalisme est l'Etat, le capital national. Le capitalisme ne peut jamais réellement dé­passer le cadre de la nation, et encore moins être internationaliste. Son « internatio­na­lisme », comme nous l'avons vu, se résume à la prétention de dominer les nations rivales ou à conquérir la plus grande part possible du marché mondial.

Dans l'éditorial de Prometeo n° 9 se con­firme cette révision du marxisme : « Les multinationales productives et/ou financiè­res dépassent par leur puissance et par les intérêts économiques qui sont en jeu les diverses formations étatiques qu'elles tra­versent. Le fait que les banques centrales des divers Etats soient incapables de régir ou de tenir tête à la vague spéculative qu'une poignée de monstrueux groupes financiers déchaînent quotidiennement en dit long sur la profonde transformation des relations entres Etats. »

Faut-il rappeler que ces pauvres Etats im­puissants sont précisément ceux qui possè­dent (ou pour le moins contrôlent étroite­ment) ces mastodontes de la finance ? Est-il néces­saire de révéler à BC que cette « poignée de monstres » est constituée par de « respectables » institutions bancaires et d'épargne dont les responsables sont direc­tement ou indirectement nommés par leurs états nationaux respectifs ?

Non seulement BC mord à l'hameçon de cette prétendue opposition entre Etats et multinationales, mais il va plus loin et dé­couvre que « pour ces raisons, des capitaux toujours plus énormes... ont donné nais­sance à des colosses qui contrôlent toute l'économie mondiale. Il suffit de penser qu'alors que des années 30 aux années 70 les Big Three étaient trois fabriquants d'au­tomobiles (General Motors, Chrysler et Ford), ce sont aujourd'hui trois Fonds d'in­vestissements également américains : Fidelity Investments, Vanguard Group, Capital Research & Management. Le pou­voir accumulé par ces sociétés financières est immense et dépasse de loin celui des Etats qui, de fait, ont perdu ces dix derniè­res années toute capacité de contrôle sur l'économie mondiale. » [22] [77]

Rappelons que pendant les années 1970, le mythe des fameuses multinationales du pétrole était très à la mode. Les gauchistes nous répétaient alors que le capital était « transnational », et c'est pourquoi la « grande revendication » des ouvriers devait être de défendre les intérêts nationaux con­tre cette « poignée d'apatrides ».

Il est certain que BC rejette avec force cette mystification, mais il admet cependant sa justification « théorique », c'est-à-dire qu'il reconnaît la possibilité d'une opposition ou, du moins, de divergences d'intérêts fonda­mentaux entre l'Etat et les monopoles « transversaux aux Etats nationaux » (c'est sa définition).

Les multinationales sont des instruments de leurs Etats nationaux. IBM, General Motors, Exxon, etc., sont tenues par toute une série de réseaux par l'Etat américain : un pourcen­tage important de leur production (40 % pour IBM) est acheté directement par celui-ci, qui influe directement ou indirectement dans la nomination des directeurs [23] [78]. Une copie de chaque nouveau produit informati­que est obligatoirement transmise au Pentagone.

C'est incroyable  que BC avale le mensonge du super-pouvoir mondial qui serait constitué par... les trois Fonds d'investissements ! Premièrement les sociétés de fonds d'inves­tissements ne disposent pas réellement d'une autonomie, elles ne sont que des instruments des banques, des caisses d'épargne ou d'ins­titutions étatiques telles que les syndicats, les mutuelles, etc. Leur chef direct ou indi­rect est leur Etat national respectif. Deuxièmement ils sont soumis à une stricte réglementation de la part de l'Etat qui leur fixe les pourcentages qu'ils doivent investir en actions, obligations, bons du Trésor, à l'étranger, etc.

« Mondialisation » et capitalisme d'Etat

Ceci nous amène à une question essentielle, celle du capitalisme d'Etat. Un des traits essentiels du capitalisme décadent réside dans la concentration nationale du capital entre les mains de l'Etat qui devient l'entité autour de laquelle chaque capital national organise son combat, tant contre le proléta­riat que contre les autres capitaux nationaux.

Les Etats ne sont pas des instruments des entreprises, aussi grandes soient-elles ; c'est exactement le contraire qui se vérifie dans le capitalisme décadent : les grands monopoles les banques, etc., se soumettent aux diktats de l'Etat et servent le plus fidèlement possi­ble ses orientations. L'existence dans le capi­talisme de pouvoirs supranationaux qui « traversent » les Etats et leur dictent la politique à suivre est impossible. Bien au contraire les multinationales sont utilisées par leur Etat respectif comme instrument au service de ses intérêts commerciaux et im­périalistes.

Nous ne voulons pas le moins du monde dire que les grandes entreprises, du genre Ford ou Exxon, ne sont que de simples marion­nettes de leur Etat respectif. Elles tentent bien sûr de défendre leurs propres intérêts particuliers qui, parfois, entrent en contra­diction avec celui de leur Etat national. Cependant une réelle fusion entre le capital privé et l'Etat se réalise dans le capitalisme d'Etat « à l'occidentale », de sorte que glo­balement, au-delà des conflits et contradic­tions qui surgissent, ils agissent en cohé­rence dans la défense de l'intérêt national du capital et sous l'égide totalitaire de leur Etat.

BC objecte qu'il est difficile de savoir à quel Etat appartient Shell, par exemple (au capi­tal anglo-hollandais) ou d'autres multinatio­nales dont l'actionnariat est multiple. Outre qu'il ne s'agit là que d'exemples exception­nels, nullement significatifs de la réalité mondiale du capital, il faut ajouter que les titres de propriété ne déterminent pas la véritable propriété d'une entreprise. Dans le capitalisme d'Etat, c'est l'Etat qui dirige et détermine le fonctionnement des entreprises, même quand il n'en détient aucune action. C'est lui qui réglemente les prix, les con­ventions collectives, les taux d'exportation, les taux de production, etc. C'est lui qui conditionne les ventes de l'entreprise en étant, dans la majorité des secteurs produc­tifs, le principal client. C'est lui qui, à tra­vers la politique fiscale, monétaire, de cré­dit, affiche clairement sa poigne et régit l'évolution du « libre marché ». BC ne prend pas en compte cet aspect essentiel de l'ana­lyse révolutionnaire sur la décadence du capitalisme. Il préfère rester fidèle à un aspect partiel de l'effort de Lénine et des ré­volutionnaires de cette époque pour com­prendre toute l'ampleur de la question de l'impérialisme : la théorie de Lénine sur le capital financier, reprise de Hilferding. Dans son livre sur l'impérialisme, Lénine voit clairement celui-ci comme la période déca­dente du capitalisme qui met à l'ordre du jour la nécessité de la révolution proléta­rienne. Mais il lie cette époque au dévelop­pement du capital financier comme monstre parasite émergeant du processus de concen­tration du capital, comme nouvelle phase du développement des monopoles.

Cependant, « (...) de nombreux aspects de la définition de Lénine de l'impérialisme sont inadéquats aujourd'hui, et même au temps où il les avait élaborés. C'est ainsi que la période où le capital semblait être dominé par une oligarchie du "capital financier" et par des "groupements de monopoles inter­nationaux" ouvrait déjà la voie à une nou­velle phase pendant la première guerre mondiale, l'ère du capitalisme d'Etat, de l'économie de guerre permanente. A l'épo­que des rivalités inter-impérialistes chroni­ques sur le marché mondial, le capital tout entier tend à se concentrer autour de l'appa­reil d'Etat qui subordonne et discipline tou­tes les fractions particulières du capital aux besoins de survie militaire/économique. » [24] [79].

Ce qui chez Lénine était une erreur liée au difficile processus de compréhension de l'impérialisme devient une dangereuse aber­ration entre les mains de BC. Premièrement, la théorie de la « concentration en super monopoles transnationaux » ferme la porte à la position marxiste sur la concentration nationale du capital au sein de l'Etat, la ten­dance au capitalisme d'Etat, à laquelle par­ticipent toutes les fractions de la bourgeoisie quels que soient les liens et ramifications à l'échelle internationale. Deuxièmement cette théorie entrouvre la porte à la théorie kautskiste du « super-impérialisme ». Il est surprenant que BC critique cette théorie simplement sur l'impossibilité de dépasser l'anarchie du capital sans la critiquer sur l'essentiel : une illusoire possibilité du capi­tal de s'unir par dessus les frontières natio­nales. Et cette difficulté provient du fait que BC, s'il rejette avec raison la thèse extrême de la « fusion de nations », admet cependant à tort l'existence d'unités supranationales. Troisièmement BC développe des spécula­tions selon lesquelles l'Etat, dans le cadre de la « mondialisation » aurait deux dimen­sions, l'une au service des intérêts multi-nationaux et l'autre, qui lui est subordonnée, au service d'intérêts nationaux : « Il se précise de façon toujours plus évidente un Etat dont l'intervention s'articule dans le monde de l'économie à deux niveaux : un qui offre au centre supranational la gestion centralisée de la masse monétaire et la détermination des variables macro-écono­miques par zone monétaire de référence, et un autre qui contrôle localement la compa­tibilité de celui-ci avec les variables natio­nales. » [25] [80] BC met le monde à l'envers ! La simple observation de l'évolution de l'Union européenne démontre tout le con­traire : l'Etat national gère les intérêts du capital national et n'est en aucune façon une sorte de « délégation » de l'intérêt « européen » comme le laissent entendre les ambiguïtés de BC. Chevauchant la théorie de la spéculation sur les intérêts « transnationaux », il est amené à tirer des conclusions incroyables : les conflits impé­rialistes n'auraient pas dégénéré en guerre impérialiste généralisée parce que, « (...) une fois disparue la confrontation entre bloc de l'Ouest et bloc de l'Est par implosion de ce dernier, les fondements d'une nouvelle confrontation stratégique ne se sont pas précisés avec clarté. Les intérêts stratégi­ques des grands et véritables centres du pouvoir économique ne se sont jusqu'à présent pas exprimés en confrontation stratégique entre Etats, parce qu'ils agissent transversalement à ceux-ci. » [26] [81]

Ceci est une confusion très grave. La guerre impérialiste ne serait plus la confrontation entre capitaux nationaux armés jusqu'aux dents (comme le définissait Lénine), mais le résultat de confrontations entre groupes transnationaux qui utiliseraient les Etats nationaux. Ceux-ci ne seraient plus le centre et les responsables de la guerre mais de simples agents des monstres transnationaux qui « les traverseraient ». Heureusement, BC ne tire pas toutes les conclusions de cette aberration. Heureusement, parce que cela le conduirait à dire que la lutte du pro­létariat contre la guerre impérialiste ne se­rait plus la lutte contre les Etats nationaux mais la lutte pour « libérer » ces derniers de l'emprise des intérêts transnationaux. En d'autres termes, on en viendrait aux vulgai­res mystifications gauchistes. Il faut être sérieux, BC doit être cohérent avec les positions de la Gauche communiste. Il doit faire la critique systématique de ses spécu­lations sur les monopoles et les monstres financiers. Il doit radicalement éliminer de ses mots d'ordre des aberrations telles que « une nouvelle ère caractérisée par la dicta­ture du marché financier s'inaugure » (Prometeo n° 9). Ces faiblesses prêtent le flanc à la pénétration des mystifications bourgeoises telles que la « mondialisation » ainsi que les prétendues oppositions entre intérêts nationaux et intérêts transnationaux, entre Maastricht et intérêts populaires, entre le Traité de libre commerce et les intérêts des peuples opprimés.

Cela peut conduire BC à défendre certaines thèses et mystifications de la classe domi­nante, donc à participer à l'affaiblissement de la conscience et du combat de la classe ouvrière. Ce n'est sûrement pas le rôle que doit jouer une organisation révolutionnaire du prolétariat.

Adalen, 5 juin 1996.



[1] [82] Voir « L'impossible "unité de l'Europe" », dans la Revue internationale n° 73, 2e trim.1993, où nous mettions en relief  l'aggravation de la concur­rence et l'anarchie du marché mondial.

[83]

[2] [83] « Tourmente financière : la folie ? », Revue internationale n° 81, 2e trim.1995.

[84]

[3] [84] « Le cynisme de la bourgeoisie décadente », Revue internationale n° 78, 3e trim.1994.

[85]

[4] [85] Annuaire du Monde 1996, « Resituation, emploi et inégalité ».

[86]

[5] [86] « Ce développement économique ne peut qu'affecter à terme la production des pays les plus industrialisés, dont les Etats s'indignent des pratiques commerciales "déloyales" de ces économies émergentes » (« Résolution sur la situation internationale », Revue internationale n° 82, 3e trim.1995).

[87]

[6] [87] Idem.

[88]

[7] [88] Annuaire du Monde 1996, « Ce qui va changer avec l'OMC ».

[89]

[8] [89] « Une économie rongée par la décomposition », Revue internationale n° 75, 4e trim.1993.

[90]

[9] [90] K. Ohmae, « Le Déploiement des économies régionales ».

[91]

[10] [91] Idem.

[92]

[11] [92] Prometeo, n° 9, « Le capital contre le capi­tal ».

[93]

[12] [93] Idem.

[94]

[13] [94] Idem.

[95]

[14] [95] Idem.

[96]

[15] [96] Idem.

[97]

[16] [97] Idem.

[98]

[17] [98] Boukharine, « L'Economie mondiale et l'impé­rialisme ».

[99]

[18] [99] Prometeo, no 9, « Le capital contre le capi­tal ».

[100]

[19] [100] Prometeo no 10, « L'Etat à deux dimensions : la mondialisation de l'économie et l'Etat ».

[101]

[20] [101] L'incohérence navrante de BC apparaît au grand jour quand il nous dit que « (...) en réalité, le capitalisme est toujours égal à lui-même et il ne fait rien d'autre que de se réorganiser par auto-conservation selon la ligne du développement de la loi de la baisse tendancielle du taux de profit. » (Prometeo, n° 9)

[102]

[21] [102] Prometeo n° 10, « L'Etat à deux dimensions : la mondialisation de l'économie et l'Etat ».

[103]

[22] [103] Idem.

[23] [104] Beaucoup d'hommes politiques américains, après avoir occupé divers postes au Sénat ou dans l'administration, deviennent dirigeants de grandes multinationales ; c'est devenu une pratique courante, qui se vérifie aussi en Europe.

[24] [105] « Sur l'impérialisme », Revue internationale n° 19, 4e trim.1979.

[25] [106] Prometeo n° 10, « L'Etat à deux dimensions : la mondialisation de l'économie et l'Etat ».

[107] 

Récent et en cours: 

  • Crise économique [108]

Courants politiques: 

  • Battaglia Comunista [109]

Le communisme n'est pas un bel idéal mais une nécessité matérielle [14° partie]

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LA TRANSFORMATION DU TRAVAIL

SELON LES REVOLUTIONNAIRES DE LA FIN DU 19e SIECLE

Dans le dernier article de cette série, nous avons montré comment les socialistes authentiques de la fin du 19e siècle envisageaient la façon dont la future société communiste s'attaquerait à certains des problèmes sociaux les plus pressants de l'humanité : les rapports entre hommes et femmes, et entre l'humanité et la nature dont elle a surgi. Dans ce numéro, nous examinons comment les révolutionnaires de la fin du 19e siècle prévoyaient la plus cruciale de toutes les transformations, la transformation du « travail inutile » en « travail utile » c'est-à-dire le dépassement pratique du travail aliéné. Ce faisant nous répondons à l'accusation que ces visions du socialisme représentaient une rechute dans l'utopisme pré-marxiste.

Dans un Londres du futur, bien des choses ont été démantelées puis rétablies ailleurs: on peut aller de Kensington à Trafalgar Square par un chemin boisé. Mais certains édifices familiers sont toujours là : les vieilles Houses of Parliament, principalement utilisées aujourd'hui pour engranger du fumier, et le British Museum qui conserve encore la plupart de ses anciennes fonctions. C'est là que William Guest, voyageur dans le temps du 19e siècle, a rencontré le vieux Hammond, un ancien bibliothécaire ayant une connaissance approfondie de l'histoire et donc bien placé pour expliquer le fonctionnement d'une société communiste instaurée depuis plusieurs siècles. Après avoir discuté plusieurs aspects de « l'administration des choses », ils en arrivent à la question du travail :

« "L'homme du 19e siècle dirait qu'il existe un désir naturel de procréer et d'avoir des enfants, et un désir naturel de ne pas travailler. "

"Oui, oui" dit Hammond'je connais ces vieilles platitudes - totalement fausses ; et qui n'ont en fait aucun sens pour nous. Fourier dont tout le monde se moquait, comprenait bien mieux la question. "

'Pourquoi cela n’ a-t-il aucun sens pour vous ?"demandais-je.

II répondit: 'parce que cela implique que tout travail est souffrance, et nous sommes si loin de le penser, comme tu l'as peut-être remarqué, que, comme nous ne sommes pas à court de richesses, il y a une sorte de peur qui se développe chez nous d'être un jour à court de travail. C'est un plaisir que nous avons peur de perdre, pas un fardeau. "

"Oui", dis-je, j'ai noté cela et je voulais te poser des questions là-dessus aussi. Mais auparavant, que veux-tu dire en positif quand tu affirmes la notion de plaisir dans le travail chez vous ?"

"Ceci que tout travail est maintenant un plaisir; soit à cause de l'espoir dans lequel il est accompli, de gagner en honneur et en richesses, ce qui provoque une excitation agréable même si le travail lui-même ne l'est pas ; soit parce qu'il est devenu une habitude plaisante comme c'est le cas avec ce que tu peux appeler le travail mécanique ; et finalement (et la plus grande partie de notre travail est dans ce cas) parce qu'il y a un plaisir sensuel conscient dans le travail lui-même ; c'est à dire qu'il est fait par des artistes. "

"Je vois", dis-je. 'Peux-tu maintenant nie dire comment vous êtes arrivés à cette condition heureuse ? Car, pour parler simplement, ce changement par rapport aux conditions du vieux monde me semble bien plus grand et bien plus important que tous les autres changements dont tu mas parlé concernant le crime, la politique, la propriété, le mariage. "

"Tu as raison" , me dit-il. "En fait on peut même dire que c'est ce changement qui a rendu possible tous les autres. Quel est l'objet de la révolution ? Certainement le bonheur des gens. La révolution ayant opéré son changement, comment peut-on empêcher la contre-révolution de s'établir sinon e» rendant les gens heureux ? Quoi ! Attendrons-nous la paix et la stabilité du malheur ?... Et le bonheur sans travail quotidien heureux est impossible. " u

C'est ainsi que William Morris, dans son roman visionnaire Nouvelles de nulle part ([1] [110]), cherche à décrire l'attitude qui pourrait exister envers le travail dans me société communiste développée. La forme poétique de sa description ne doit pas nous aveugler car il ne fait que défendre ici un postulat fondamental du marxisme. Comme on l'a montré dans de précédents articles de cette série ([2] [111]), le marxisme commence par la compréhension que le travail est » l'acte d'autogenèse de l’homme » comme l'écrit Marx dans les Manuscrits économiques et philosophiques où il porte cette découverte au crédit de Hegel, même si ce dernier l'a faite de façon formelle et abstraite. En 1876, Engels utilisait les découvertes les plus récentes en anthropologie et confirmait que « le travail a créé l’homme lui-même » ([3] [112]). La puissance du cerveau humain, la dextérité de la main humaine, le langage, et la conscience spécifiquement humaine de soi et du monde sont nés du processus de fabrication des outils et de transformation de l'environnement extérieur ; bref, du travail qui constitue l'acte d'un être social travaillant collectivement. Cette approche dialectique des origines humaines que seule une classe travailleuse peut défendre de façon cohérente, s'oppose à la fois à la vision idéaliste (l'humanité en tant que produit d'un être supranaturel extérieur, ou de ses propres pouvoirs intellectuels conçus séparément de sa pratique), et à la vision matérialiste vulgaire qui réduit l'intelligence humaine à des facteurs purement mécaniques (la taille du cerveau par exemple).

Mais Marx a aussi critiqué Hegel parce qu' « il ne voit que le côté positif du travail, non son côté négatif. Le travail est le devenir pour soi de l’homme à l'intérieur de l'aliénation, ou bien en tant qu'être aliéné » ([4] [113]). Dans des conditions de pénurie matérielle, et en particulier de domination de classe, le travail qui crée et reproduit l'homme, a aussi eu pour résultat que les pouvoirs propres de l'homme échappent à son contrôle et le dominent. Engels confirme encore ce point de vue dans « La part jouée par le travail », montrant que, malgré la capacité, unique, de l'homme à donner un but à son action et la planifier, les conditions matérielles dans lesquelles il a travaillé jusqu’ici, ont amené à des résultats très différents de ce qu'il prévoyait. Dans ce texte, Engels traite la dimension de l'aliénation quand il se réfère aux catastrophes écologiques des civilisations passées mais aussi à l'émergence de la religion, « ce reflet fantastique des choses humaines dans l'esprit humain ».

L'aliénation de l’homme envers lui-même se situe d'abord et avant tout dans la sphère où il se crée lui-même, la sphère du travail. Le dépassement de l'aliénation du travail constitue donc la clé du dépassement de toutes les aliénations qui tourmentent l'humanité, et il ne peut y avoir de transformation réelle des rapports sociaux - que ce soit la création de nouveaux rapports entre les sexes, ou une nouvelle dynamique entre 1’homme et la nature - sans transformation du travail aliéné en une activité créative agréable. Le vieil Hammond se situe donc aux côtés de Marx -qui lui aussi défendait Fourier sur cette question - quand il insiste sur le fait qu'il n'y a pas de bonheur possible sans travail quotidien heureux.

Le communisme n'est pas l’ « anti-travail »

Certaines sectes modernistes, comme le Groupe Communiste Internationaliste qui aime étaler sa connaissance de Marx, ont utilisé la critique du travail aliéné pour en déduire que le communisme signifie non seulement l'abolition du travail salarié - dernière forme du travail aliéné dans l'histoire - mais aussi celle du travail tout court. De telles attitudes envers le travail sont typiques de la petite-bourgeoise qui se désintègre et des éléments déclassés qui considèrent les ouvriers comme de simples esclaves et pensent que le « refus » individuel « du travail » constitue un acte révolutionnaire. De tels points de vue ont en fait toujours été utilisés pour discréditer le communisme. Bebel a répondu à cette accusation dans La femme et le socialisme quand il souligne que le véritable point de départ de la transformation socialiste n'est pas l'abolition immédiate du travail, mais l'obligation universelle de travailler :

« La société une fois en possession de tous les moyens de production, niais la satisfaction des besoins n'étant possible qu'avec l'apport d'un travail correspondant, et nul être valide et capable de travailler n'avant le droit de demander qu'un autre travaille pour lui, la première loi, la loi fondamentale de la société socialisée, est que l'égalité dans le travail doit s'imposer à tous, sans distinction de sexe. L'allégation de certains de nos adversaires malveillants qui prétendent que les socialistes ne veulent pas travailler et cherchent même autant que possible à supprimer le travail - ce qui est un non-sens -, se retourne contre eux-mêmes. Il ne peut y avoir de paresseux que là où d'autres travaillent pour eux. Ce bel état de choses existe à l’ heure actuelle, et même presque exclusivement, au profit des adversaires les plus acharnés des socialistes. Ces derniers posent en principe : "Qui ne travaille pas ne doit pas manger". Mais le travail ne doit pas être du travail seul, c'est-à­ dire de la simple dépense d'activité : il doit être aussi du travail utile et productif. La société nouvelle demande donc que chacun prenne une fonction donnée, industrielle, professionnelle ou agricole, qui lui permette d'aider à créer la quantité de produits nécessaires à la satisfaction des besoins courants. Pas de jouissance sans travail, pas de travail sans jouissance. » ([5] [114])

De ce que dit Bebel, il découle que, dans les premières étapes de la révolution, l'obligation universelle du travail contient un élément de contrainte. Le prolétariat au pouvoir comptera certainement d'abord et avant tout sur l'enthousiasme et la participation active de la masse de la classe ouvrière qui sera la première à voir qu'elle ne peut se débarrasser de l'esclavage salarié que si elle est prête à travailler en commun pour produire et distribuer les biens vitaux. Dans cette phase du processus révolutionnaire, le travail trouve déjà sa contrepartie en ce qu'il est immédiatement vu comme socialement utile - du travail pour un bienfait commun réel et observable et non pour les besoins inhumains du marché et du profit. Dans ces circonstances, même le travail le plus dur prend un caractère libérateur et humain puisque « dans l'utilisation et la jouissance que tu as de mon produit, j'aurais la satisfaction immédiate et la connaissance que par mon travail, j'ai gratifié un besoin humain... Dans 1’ expression individuelle de nia propre vie, j'aurais provoqué l'expression immédiate de ta vie, et ainsi, dans mon activité individuelle, j'aurais directement confirmé et réalisé ma nature authentique, ma nature humaine, communautaire. » ([6] [115])

Néanmoins, ce soulèvement politique et social gigantesque requerra inévitablement d'abord de très grands sacrifices, et les seuls sentiments ne suffiront pas à convaincre ceux qui sont habitués à l'oisiveté et à vivre du labeur des autres, de se soumettre volontairement à la rigueur et à la discipline du travail associé. L'utilisation de la contrainte économique - celui qui ne travaille pas, ne mange pas - constitue donc une arme nécessaire de la dictature du prolétariat. Ce n'est que dans une société socialiste plus développée qu'il deviendra clair et évident pour tout le monde que c'est dans l'intérêt de chaque individu de prendre pleinement sa pari à la production sociale.

En même temps, ce n'est pas du tout le but du mouvement communiste d'en rester à un stade où la seule contrepartie du travail est qu'il bénéficie à quelqu'un d'autre. S'il ne devient pas un plaisir en lui-même, la contre-révolution s'établira, et les sacrifices volontaires du prolétariat à la cause commune, deviendront des sacrifices pour une cause étrangère - comme en témoigne la tragédie de la défaite de la révolution russe. C'est pourquoi Bebel ajoute, immédiatement après le passage cité ci-dessus :

« Mais, dès lors que tous sont astreints au travail, toits ont aussi le même intérêt à réaliser dans celui-ci trois conditions : I ° qu'il soit modéré, ne surmène personne et ne s'étende pas trop en durée ; 2° qu'il soit aussi agréable et aussi varié que possible ; 3° qu'il soit rémunérateur autant qu'il se pourra, car de là dépend la mesure du bienêtre. » ([7] [116])

William Morris donne une définition à trois volets très similaire quand il fait la distinction entre le « travail utile « et le « labeur inutile »:

« Alors quelle est la différence entre eux ? Celle-ci : l’une contient l'espoir, l'autre non... Quelle est pour Pions la nature de l'espoir qui fait, lorsqu'il est présent dans le travail, que ce dernier en vaut la peine ?

Je pense qu'il contient trois aspects : l'espoir de repos, l'espoir du produit, l'espoir du plaisir dans le travail lui-même ; et aussi l'espoir de tout ça avec une certaine abondance et de bonne qualité ; assez de repos et un produit assez bon pour que ça vaille le coup de l'avoir; un produit qui vaut la peine pour quelqu'un qui n'est ni un fou, ni un ascète ; assez de plaisir pour que chacun le ressente en travaillant. » ([8] [117])

L'espoir de repos

Dans la définition par Morris du travail utile qu'on vient de citer et dans les trois conditions de Bebel pour que le travail soit agréable, l'élément de repos, de loisir et de détente, est élaboré très concrètement : ils insistent sur la possibilité de réduire la journée de travail à une fraction de ce qu'elle était alors (et est toujours). C'est parce que, face à une société capitaliste qui vole les meilleures heures, les meilleurs jours et les meilleures années de la vie de l'ouvrier, les révolutionnaires ont le devoir élémentaire de démontrer que le développement même de la machine capitaliste a rendu ce vol historiquement injustifiable. C'est aussi le thème de la brochure sardonique de Paul Lafargue Le droit à la paresse, publiée en 1883. A l'époque, il était déjà plus qu'évident qu'une des contradictions les plus frappantes dans le développement de la technologie du capitalisme, c'était que tout en créant la possibilité de libérer l'ouvrier des pénibles labeurs, il ne semblait être utilisé que pour l'exploiter plus intensivement que jamais. La raison en était simple : sous le capitalisme, la technologie n'est pas développée au bénéfice de l’humanité, mais pour les besoins du capital :

«Notre époque a inventé des machines qui seraient apparues comme des rêves fous aux hommes des temps passés, et de ces machines, nous n’avons pas encore fait usage.

Elles s’appellent des machines qui "économisent du travail" - une formule communément utilisée et qui indique ce qu'on attend d'elles ; mais nous n'obtenons pas ce que trous attendons. Ce qu'elles font véritablement, c'est de ramener le travailleur qualifié au rang d'ouvrier non qualifié, d'accroître la masse de "l'armée de réserve du travail" - c'est-à-dire d'accroître la précarité de la vie des ouvriers et d'intensifier le travail de ceux qui servent les machines (comme les esclaves servent leurs maîtres). C'est ça qu'elles font en fait, tout en accumulant les profits des employeurs du travail, ou en forçant ceux-ci à dépenser ces profits dans une guerre commerciale féroce entre eux. Dans une vraie société, ces miracles d'ingéniosité seraient utilisés pour la première fois pour diminuer le temps passé dans un travail déplaisant qui pourrait, grâce à eux, être si réduit qu'il pèse à peine sur chaque individu. De plus, toutes ces machines seraient certainement très améliorées une fois que la question ne serait plus que les améliorations 'paient" l'individu, mais bénéficient à la communauté. » ([9] [118])

Dans le même ordre d'idées, Bebel cite les calculs des scientifiques bourgeois contemporains qui montrent qu'avec la technologie existant déjà à son époque, la journée de travail pouvait être réduite à une heure et demie par jour! Bebel était particulièrement optimiste sur les possibilités qu'ouvrait le développement de la technologie dans cette période d’expansion capitaliste sensationnelle. Mais cet optimisme n'était pas une apologie en blanc du progrès capitaliste. Ecrivant sur l'énorme potentiel contenu dans l'application de l'électricité, il défendait aussi que « cette force naturelle n'atteindra son maximum d'utilisation et d'application que dans la société socialisée » ([10] [119]). Même si aujourd'hui le capitalisme a « électrifié » la plus grande part (bien que pas la totalité) de la planète, on saisit la pleine signification de l'application de Bebel quand un peu plus loin, il remarque que « tous nos cours d'eau, le flux et le reflux de la mer, le vent, la lumière du soleil, convenablement utilisés fournissent d'innombrables chevaux-vapeurs» ([11] [120]). Les méthodes que le capitalisme a adoptées pour fournir l'électricité -brûler du pétrole et l'énergie nucléaire ­ont amené de nombreux effets secondaires nuisibles, notamment sous forme de pollution, tandis que les besoins du profit ont amené à négliger le « nettoyage » ainsi que des sources plus abondantes telles que le vent, les marées et le soleil.

Mais pour ces socialistes, la réduction du temps de travail n'était pas seulement le résultat de l'utilisation rationnelle des machines. Elle était également rendue possible par l'élimination du gigantesque gaspillage de force de travail, inhérent au mode de production capitaliste. Dès 1845, Engels dans l'un des ses « Discours d'Eberfeld » a attiré l'attention là-dessus, montrant la façon dont le capitalisme ne pouvait éviter de gaspiller les ressources humaines puisqu'il emploie des hommes d'affaires et des intermédiaires financiers, des policiers, des gardiens de prison pour s'occuper des crimes qu'il engendre inévitablement chez les pauvres, des soldats et des marins pour mener ses guerres, et par dessus tout par le chômage forcé de millions de travailleurs à qui l'accès à tout travail productif est fermé à cause des mécanismes de la crise économique. Les socialistes de la fin du 19e siècle n'étaient pas moins frappés par ce gaspillage et montraient le lien entre le dépassement de celui-ci et la fin de l'exploitation du prolétariat:

« Telles que sont les choses aujourd'hui, entre le gaspillage de force de travail dans la simple oisiveté, et son gaspillage dans le travail improductif, il est clair que le monde civilisé n'est pris en charge que par une petite partie de sa population ; si tout le monde travaillait pour lui, la part de travail que chacun devrait accomplir, serait bien plus petite avec un niveau de vie sur le pied de ce que les gens bien et raffinés pensent aujourd'hui désirable. » ([12] [121])

De tels sentiments sont plus vrais que jamais aujourd'hui, dans un capitalisme décadent où la production improductive (armement, bureaucratie, publicité, spéculation, drogue, etc.) a atteint des proportions sans précédent et où le chômage massif est devenu un fait permanent de la vie, tandis que la journée de travail est, pour la majorité des ouvriers actifs, plus longue qu'elle ne l'était pour leurs ancêtres victoriens. De telles contradictions offrent la preuve la plus frappante de l'absurdité qu'est devenu le capitalisme et donc de la nécessité de la révolution communiste.

L'espoir de plaisir dans le travail lui-même

Décrivant les plaisirs du travail à son visiteur du 19e siècle, le vieil Hammond n'a pas beaucoup insisté sur le besoin de repos et de loisir, et pourtant le sous-titre du roman est « Une époque de repos ». Evidemment, après plusieurs générations, la séparation rigide entre « le temps libre » et « le temps de travail » a été dépassée comme Marx l'a prévu. Car le but de la révolution n'est pas seulement de libérer les êtres humains du travail désagréable: « le travail doit aussi être rendu agréable » comme le dit Bebel. Il élabore alors certaines conditions pour que ce soit le cas, et sur chaque point Morris s'en fait l'écho.

La première condition est que le travail se déroule dans un environnement agréable:

« Pour cela, il faut construire de beaux ateliers, installés d'une façon pratique, mettre le plus possible d’ ouvrier à l’abri de tout danger, supprimer les odeurs désagréables, les vapeurs, la fumée, en un mot tout ce qui peut causer du malaise ou de la fatigue.

Au début, la société nouvelle produira avec ses anciennes ressources et le vieil outillage dont elle aura pris possession. Mais, si perfectionnés qu'ils paraissent , ceux-ci seront insuffisants pour le nouvel ordre de choses. Un grand nombre d'ateliers, de machines, d'outils disséminés et à tous égards insuffisants, depuis les plus primitifs jusqu'aux plus perfectionnés, ne seront plus en rapport ni avec le nombre des individus qui demanderont du travail, ni avec ce qu'ils exigeront d'agrément et de commodité.

Ce qui s'impose donc de la manière la plus urgente, c'est la création d'un grand nombre d'ateliers vastes, bien éclairés, bien aérés, installés de la façon la plus parfaite, et bien décorés. L'art, la science, l'imagination, l'habileté manuelle trouveront ainsi un vaste champ ouvert à leur activité. Tous les métiers qui ont trait à la construction des machines, à la fabrication des outils, à l'architecture, tous ceux qui touchent à l'aménagement intérieur pourront se donner largement carrière. » ([13] [122])

Pour Morris, l'activité productive pourrait avoir lieu dans toutes sortes d'environnement, mais il défend qu'une certaine sorte de système d'usine « offrirait des occasions à une vie sociale pleine et ardente entourée de beaucoup de plaisirs. Les usines pourraient aussi être (les centres d'activité intellectuelle » où « le travail pourrait varier de la culture de lu campagne environnante pour la nourriture jusqu'à l'étude et à la pratique de l art et de la science ». Naturellement, Morris se préoccupe aussi du fait que ces usines du futur ne soient pas seulement propres et non polluées, mais également des constructions esthétiques en elles-mêmes : « en commençant parfaire de leurs usines des constructions et des ateliers décents et convenables comme leurs maisons, ils arriveront infailliblement à en faire non pas quelque chose de négativement bien, de simplement inoffensif mais quelque chose de beau, de sorte que le glorieux art de l'architecture, aujourd'hui anéanti par l'avidité commerciale, renaîtra et fleurira. » ([14] [123])

L'usine est souvent décrite dans la tradition marxiste connue un véritable enfer sur terre. Et ceci n'est pas seulement vrai de celles qu'il est respectable d'abhorrer - celles des jours sombres et lointains de la « révolution industrielle » dont les excès sont admis - mais également de l'usine moderne à l'époque de la démocratie et de l’Etat-providence. Mais pour le marxisme, l'usine est plus que cela : c'est le lieu où les travailleurs associés se retrouvent, travaillent ensemble, luttent ensemble, et elle constitue donc une indication sur les possibilités de l'association communiste du futur. En conséquence, à l'encontre du préjugé anarchiste contre l'usine en tant que telle, les marxistes de la fin du 19e siècle avaient tout-à-fait raison d'envisager une usine du futur, transformée en centre l’apprentissage, d'expérimentation et de création.

Pour que ce soit possible, il est évident que l’ancienne division capitaliste du travail, sa manière de réduire quasiment tous les travaux à une routine répétitive qui engourdit l'esprit, doivent être supprimées aussi vite que possible. « Contraindre un homme à accomplir, jour après jour, la même tâche, sans aucun espoir d y échapper ou de changer, ne signifie rien d'autre que de faire de sa vie une prison de tourment. » ([15] [124]) Aussi nos écrivains socialistes, suivant une fois encore Marx, insistent sur le fait que le travail soit varié, qu'il change et ne soit plus paralysé par la séparation rigide entre l'activité mentale et l'activité physique. Mais la variété qu'ils proposaient - basée sur l'acquisition de différentes qualifications, sur un équilibre approprié entre l'activité intellectuelle et l'exercice physique - constituait bien plus qu'une simple négation de la sur spécialisation capitaliste, plus qu'une simple distraction vis-à-vis de l'ennui de cette dernière. Elle voulait dire le développement d'une nouvelle sorte d'activité humaine dans le sens plein, qui soit en fin de compte conforme aux besoins les plus profonds du genre humain:

« Le besoin de liberté dans le choix et le changement d'occupation est profondément enraciné dans la nature humaine. Il en est d'un travail donné, tournant chaque jour dans le même cercle, comme d'un mets dont le retour constant, régulier, sans changement, finit par le faire paraître répugnant ; l'activité s'émousse et s'endort. L'homme accomplit machinalement sa tâche, sans entrain et sans goût. Et pourtant il existe chez tout homme une foule d'aptitudes et d'instincts qu'il suffit d'éveiller et de développer pour produire les plus beaux résultats et pour faire de lui un homme vraiment complet. La socialisation de la société fournit largement l'occasion de satisfaire ce besoin de variété dans le travail. » ([16] [125])

Cette variété n'a rien de commun avec la recherche frénétique de l'innovation pour elle-même qui est de plus en plus devenue le sceau de la culture capitaliste décadente. Elle est fondée sur le rythme humain de la vie où le temps disponible est devenu la mesure de la richesse: « nous avons maintenant trouvé ce que nous voulons, de sorte que nous ne faisons pas plus que ce que nous voulons ; et comme nous n avons plus un tas de choses inutiles à faire, nous avons le temps et les moyens de prendre plaisir en les faisant. »([17] [126])

Travailler avec entrain et dans la joie ; le réveil des aptitudes et des désirs réprimés. Bref, comme le dit Morris, le travail connue activité consciemment sensuelle.

Morris n'avait pas lu les Manuscrits économiques et philosophiques de Marx, mais la façon dont il utilise cette formule montre que le mouvement révolutionnaire de la fin du 19e siècle était familier de la conception de l'activité humaine libre que Marx avait développée dans ses premiers écrits. Il connaissait par exemple le fait que Marx avait soutenu l'insistance de Fourier selon laquelle le travail, pour être digne des êtres humains, devait se baser sur une « attirance passionnelle », ce qui est certainement une autre façon de parler de l' « Eros » que Freud a ultérieurement approfondi.

Freud a une fois remarqué que l'homme primitif « rendait son travail agréable en le traitant, pour ainsi dire, comme un équivalent et un substitut des activités sexuelles. » ([18] [127]) En d'autres termes, dans les premières formes de communisme primitif, le travail n'était pas encore devenu ce qu’Hegel a défini dans La phénoménologie de l'esprit comme « le désir réprimé et contenu ». En termes marxistes, l'aliénation du travail ne commence pas vraiment avant l'avènement de la société de classe. Le communisme du futur réalise donc un retour généralisé à des tonnes érotiques, sensuelles du travail qui, dans les sociétés de classe, ont généralement constitué le privilège de l'élite artistique.

En même temps, dans les Grundrisse, Marx critique l'idée de Fourier selon laquelle le travail puisse devenir un jeu, dans le sens d'un « simple plaisir et d'un simple amusement » . C'est parce que le communisme scientifique a compris que l’utopisme est toujours dominé par une fixation sur le passé. Un homme ne peut pas redevenir un enfant comme le note Marx dans le même écrit. Mais il poursuit en soulignant que l’homme peut et doit retrouver la spontanéité de l'enfance ; l'adulte qui travaille et prévoit le futur, doit apprendre à réintégrer le lien érotique de l'enfant au monde. L'éveil des sens, décrit dans les Manuscrits économiques et politiques, nécessite un retour au royaume perdu du jeu, mais celui qui y retourne ne s'y perd plus connue le font les enfants, car il a maintenant acquis la maîtrise consciente de l'être humain social pleinement développé.

Un point de vue utopique ?

On ne peut aller plus loin dans l'examen de la vision du socialisme élaborée à la fin du 19e siècle par les révolutionnaires sans poser la question : leur travail acharné pour décrire la société du futur n'était-elle pas simplement une nouvelle variété d'utopisme, une sorte de réalisation de désirs sans lien avec le mouvement réel de l'histoire ?

Dans le précédent article de cette série, nous avons examiné l'accusation portée contre Bebel par les féministes - selon laquelle sa démarche était vraiment utopique car elle ne réussissait pas à faire le lien entre le futur socialiste où l'oppression des femmes a disparu ainsi que toutes les autres formes d'oppression et d'exploitation, avec la lutte contre cette oppression dans la société actuelle. Nous ne pouvons pas non plus ignorer que le sous-titre des Nouvelles de nulle part de Morris est « une romance utopique ». Néanmoins, nous avons rejeté cette accusation, au moins sous la forme où les féministes la formulent. La plupart des formes de gauchisme qui sont toujours occupées à dissimuler le fait que leur vision du socialisme n'est pas autre chose qu'une resucée de l'exploitation d'aujourd'hui, partagent l'idée que toute tentative de décrire autrement le communisme qu'en ternies négatifs relève de l’utopisme. Evidemment, il est vrai que les communistes ne doivent pas répéter l'erreur de Fourier qui établissait pour chaque jour et même heure après heure des prescriptions sur ce que serait la société du futur et la vie future. Mais, comme Bordiga l’a fait remarquer, la véritable différence entre le socialisme utopique et le socialisme scientifique ne réside pas tant dans le refus de ce dernier de décrire et de définir le communisme, mais dans sa reconnaissance que la nouvelle société ne peut venir que du développement d'un mouvement réel, d'une lutte sociale réelle qui a déjà lieu au cœur de la société bourgeoise. Alors que les utopistes rêvaient à « des recettes pour les marmites de l'avenir » et faisaient appel à des philanthropes bénévoles pour qu'ils fournissent la cuisine et les cuisiniers, les communistes révolutionnaires avaient identifié dans le prolétariat la seule force capable de faire éclore la nouvelle société en menant sa lutte inévitable contre l'exploitation capitaliste à ses conclusions logiques.

De toutes façons, les féministes n'ont pas le droit de juger les socialistes du 19e siècle car pour elles, « le mouvement réel » qui conduit à la transformation révolutionnaire n'est pas du tout un mouvement de classe, mais une alliance amorphe et interclassiste qui ne peut que servir à éloigner le prolétariat de son propre terrain de lutte. En ce sens, il n'y a pas du tout d'utopisme chez Morris ou chez Bebel, ni dans les partis social-démocrates en général, parce qu'ils basaient tout leur travail sur la claire reconnaissance que ce serait la classe ouvrière et aucune autre force sociale qui serait contrainte, par sa propre nature historique, à renverser les rapports capitalistes de production.

Et pourtant le problème subsiste car, dans cette période d'apogée du développement capitaliste, de sonnet qui précédait la descente, les contours de ce renversement révolutionnaire commençaient à s'estomper. Les socialistes de la fin du 19e siècle étaient certainement capables de voir les potentialités communistes que révélait la gigantesque croissance du capitalisme, mais comme cette croissance repoussait de l'horizon visible l'action révolutionnaire de la classe, il devenait de plus en plus difficile de voir continent les luttes défensives existantes de la classe pourraient mûrir en un assaut à vaste échelle contre le capital.

Il est vrai que la Commune de Paris n'était pas très loin derrière et les partis socialistes continuaient à la commémorer chaque année. Les formes organisationnelles que Bebel envisageait pour la société nouvelle étaient certainement influencées par l'expérience de la Commune et quand Morris, dans Nouvelles de nulle part, décrit la transition de la vieille société à la nouvelle, il n’hésite pas à la dépeindre comme le résultat d'une guerre civile, violente. Le fait reste cependant que les leçons de la Commune s'estompèrent vite, et que tout en contenant beaucoup d'élaborations sur le futur socialiste, le grand livre de Bebel apporte peu de clarifications sur la façon dont la classe ouvrière prendrait le pouvoir, ni sur les phases initiales de la confrontation révolutionnaire avec le capital. Comme l'a noté Victor Serge, durant cette période, une vision « idyllique » de la révolution socialiste a commencé à avoir prise sur le mouvement ouvrier:

« On pouvait, à la fin du siècle dernier, cultiver le grand rêve d'une transformation sociale idyllique. De généreux esprits s'y adonnèrent, dédaignant ou déformant la science de Marx. La révolution sociale, ils la rêvèrent comme l'expropriation à peu près indolore d'une infime minorité de ploutocrates. Et pourquoi le prolétariat magnanime, brisant les vieux glaives et les fusils modernes, n'accorderait-il pas une indemnité à ses exploiteurs de la veille dépossédés ? Les derniers riches s'éteindraient paisiblement, oisifs, entourés d'un mépris railleur. L'expropriation des trésors accumulés par le capitalisme, jointe à la réorganisation rationnelle de la production, procurerait sur l'heure à la société entière l'aisance et la sécurité. Toutes les idéologies ouvrières d'avant-guerre sont plus ou moins pénétrées de ces idées fausses. Le mythe radical du progrès les domine. Les impérialismes cependant mettaient au point leurs artilleries. Dans la 2e Internationale, une poignée de marxistes révolutionnaires discernaient seuls les grandes lignes du développement historique... »([19] [128])

Cette vision trop optimiste a pris différentes tonnes. En Allemagne où le parti social-dé­mocrate est devenu un parti de masse avec une présence aux commandes non seulement des syndicats, mais aussi du parlement et des conseils locaux, cette notion du pouvoir tombant tel un fruit mûr dans les mains d'un mouvement qui avait déjà établi ses bases organisationnelles au sein de l'ancien système, a de plus en plus prévalu. On voyait de moins en moins la révolution comme la vieille taupe qui surgit à la surface, l'acte d'une classe hors-la-loi qui doit abattre toutes les institutions existantes et créer une nouvelle forme de pouvoir, et on la concevait de plus en plus contrite la culmination d'un patient travail de construction, de consolidation et de démarchage électoral au sein des institutions politiques et sociales existantes. Et comme nous le verrous quand nous examinerons l'évolution de cette conception dans les travaux de Karl Kautsky, il n'y avait pas un mur de Chine s'élevant entre cette vision « orthodoxe » et la vision ouvertement révisionniste de Bernstein et de ses adeptes, puisque, si le communisme pouvait advenir à travers l'accumulation graduelle de forces dans le cadre du capitalisme, il pouvait ne pas y avoir besoin de renversement révolutionnaire final.

En Grande-Bretagne, où le réformisme à tout crin, « rien que » du syndicalisme et du crétinisme parlementaire, avait, de toutes façons, été plus endémique dans le mouvement ouvrier, la réaction de révolutionnaires tels que Morris était plutôt de se retirer dans un sectarisme puriste considérant avec dédain la lutte pour les « palliatifs » et insistant à tout moment sur le fait que le socialisme constituait la seule réponse aux problèmes du prolétariat. Mais puisqu'ils rejetaient la lutte défensive, tout ce qui restait à faire, c'était de prêcher le socialisme : « Je dis que pour nous, faire des socialistes constitue la tâche du jour, et aujourd7tui, je ne pense pas que noms puissions faire quoi que ce soit d'autre qui soit utile » ([20] [129]) comme si la conscience révolutionnaire allait se développer dans la société simplement par le fait que la logique des arguments socialistes gagnerait de plus en plus d'individus. En fait, vers la fin de sa vie, Morris commença à repenser ses réserves concernant la lutte pour des réformes, car l'incapacité de sa Ligue socialiste à traiter de cette question avait joué un rôle dans sa disparition, mais la vision sectaire continua de peser lourdement sur le mouvement révolutionnaire en Grande Bretagne. Le parti socialiste de Grande Bretagne, stérile depuis sa naissance même, en 1903, est une incarnation classique de cette tendance.

L'utopisme surgit dans le mouvement ouvrier quand le lien entre les luttes quotidiennes de la classe et la société communiste future disparaît de la vue. Mais nous ne pouvons pas le reprocher trop durement aux révolutionnaires de cette époque. C'étaient avant tout les conditions objectives de la fin du 19e siècle qui interféraient dans leur vision. Dans la période qui a suivi, période où le capitalisme a commencé sa descente, les changements de ces conditions objectives et, surtout, des méthodes et des formes de la lutte de classe, ont permis aux meilleurs éléments du mouvement social-démocrate de voir plus clairement la perspective. Dans les prochains articles de cette série, nous examinerons donc les débats qui ont animé les partis social-démocrates dans les années 1900, et en particulier après la révolution russe de 1905 - débats qui ne devaient pas tant se centrer sur le but ultime à obtenir, que sur les moyens d'y parvenir.

CDW.

WILLIAM MORRIS MILITANT REVOLUTIONNAIRE

William Morris avait beaucoup de faiblesses politiques. Son rejet du Parlement contrite moyen de la révolution socialiste était aussi accompagné d'un refus d'appliquer une quelconque tactique d'intervention dans l'arène parlementaire, ce qui était encore à l'ordre du jour à l'époque pour les partis ouvriers. En effet, le manque de clarté de la Ligue socialiste sur le problème des luttes immédiates de la classe ouvrière amena celle-ci dans une impasse sectaire, qui la rendit complètement vulnérable aux intrigues destructrices des anarchistes qui y entrèrent et bientôt l'enterrèrent, plus qu'aidés en cela par l'Etat bourgeois.

Néanmoins, quand la Ligue s'était constituée, résultat d'une scission avec la Fédération social-démocrate menée par le pseudo-socialiste Hyndmann, elle avait été soutenue par Engels comme un pas en avant dans le développement d'un courant marxiste sérieux en Grande-Bretagne, et aussi comme un moment dans la formation d'un parti de classe. Et c'est cet aspect du socialisme de Morris que la bourgeoisie s'efforce le plus de cacher. Là il est évident que la tentative de réduire Morris à un « artiste socialiste », un promoteur inoffensif de fart dans les masses, est elle-même loin d'être inoffensive. Car Morris le socialiste n'était pas un rêveur isolé, mais un militant qui rompit courageusement avec ses origines de classe et donna volontairement les dix dernières armées de sa vie au travail difficile de construire une organisation révolutionnaire dans le prolétariat britannique. Et pas seulement en Grande-Bretagne, la Ligue socialiste se considérait elle-même comme une partie d'un mouvement prolétarien international qui donna naissance à la 2e Internationale en 1889.

En son temps, le dévouement de Morris à la cause du socialisme a été ridiculisé par la bourgeoisie qui le traitait d’hypocrite, d'idiot et de traître. Aujourd'hui la classe dominante est encore plus déterminée à prouver que l'engagement de sa vie pour la révolution communiste est pure folie. Mais les révolutionnaires « idiots », les organisations communistes «folles », sont les seuls qui peuvent défendre, et ont le droit de critiquer l'héritage politique de William Morris.

Amos,.

Extrait de World Révolution n°195.



[1] [130] Citations traduites de l'anglais par nous. A propos de William Morris, voir l'encart à la fin de cet article.

[2] [131] Voir Revue Internationale n° 70 et 75

[3] [132] « La part jouée par le travail dans la transition du singe à l'homme ».

[4] [133] Manuscrits économiques et philosophiques, Ed. La Pléiade, Tome II, page 126.

[5] [134] La femme dans le passé, le présent et l'avenir, Collection Ressources, page 254.

[6] [135] Extraits de Elements of political economy de James Mill, par Marx. Traduit de l'anglais par nous

[7] [136] Ibid. note 5.

[8] [137] Ibid. note 1

[9] [138] Nous citons ce passage en partie pour réfuter l'accusation souvent reprise selon laquelleMorris était « contre la technologie »,ce qui fut soulevé dès 1902 par Kautsky dans son livre La révolution sociale. Morris pensait certainement que la société socialiste verrait un retour à beaucoup de caractéristiques et de plaisirs de la production artisanale, mais c'était pour lui un choix rendu possible du fait que les machines avancées libéreraient substantiellement les producteurs des formes répétitives et inattractives du travail.

[10] [139] Ibid note 5, page 267.

[11] [140] Ibid.

[12] [141] Ibid note 9.

[13] [142] Ibid note 5, page 262.

[14] [143] Ibid note 9.

[15] [144] Ibid.

[16] [145] Ibid note 5, page 268.

[17] [146] Ibid note 1

[18] [147] Introduction à la psychanalyse

[19] [148] Ce que tout révolutionnaire doit savoir de /arépression, Petite collection Maspéro, page 96

[20] [149] Where as we now »Commonweal, 15 novembre 1890. traduit de l'anglais par nous.

Approfondir: 

  • Le communisme : une nécessité matérielle [150]

Questions théoriques: 

  • Communisme [151]

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • Le Marxisme : la theorie de la révolution [152]

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