Au cours de la dernière période, les faits les plus marquants de l'actualité mondiale sont venus illustrer les principaux enjeux historiques auxquels est confrontée l'humanité aujourd'hui. D'un côté, le système capitaliste qui domine le monde a apporté encore de nouvelles preuves de l'impasse tragique et barbare à laquelle il condamne l'ensemble de la société. De l'autre, nous assistons à une confirmation du développement des luttes et de la conscience du prolétariat, la seule force de la société qui soit en mesure de lui apporter un futur.
Cette alternative n'est pas encore perceptible pour l'ensemble de la classe ouvrière, ni même pour les secteurs qui sont entrées dans la lutte récemment. Dans une société où "les idées dominantes sont celles de la classe dominante" (Marx), seuls les petites minorités communistes peuvent, pour le moment, être conscientes des véritables enjeux qui sont contenus dans la situation présente de la société humaine. C'est pour cela qu'il appartient aux révolutionnaires de mettre en évidence ces enjeux, notamment en dénonçant toutes les tentatives de la classe dominante de les occulter.
Il est loin le temps où le principal dirigeant du monde, le président américain George Bush père, annonçait avec la fin de la "guerre froide" et après la Guerre du Golfe de 1991, l'ouverture d'une "période de paix et de prospérité". Chaque jour qui passe nous gratifie d'une nouvelle atrocité guerrière. L'Afrique continue d'être le théâtre de conflits sanglants et terriblement meurtriers, non seulement du fait des armes mais aussi des épidémies et des famines qu'ils provoquent. Quand la guerre semble s'arrêter ici, elle reprend ailleurs de plus belle comme on a pu le voir récemment en Somalie où les "tribunaux islamistes" ont mené une offensive contre les "seigneurs de guerre" (l'Alliance pour la restauration de la paix et contre le terrorisme – ARPCT) alliés des États-Unis. L'intervention de ces derniers dans ce pays, au début des années 1990, s'était soldée par un cuisant revers en 1993 et n'avait fait que déstabiliser encore plus la situation, et même si, aujourd'hui, les "tribunaux islamiques" semblent disposés à collaborer à leur tour avec la puissance américaine, il est clair qu'en Somalie, comme dans de multiples autres pays, le retour à la paix ne peut être que de courte durée. Et ce n'est pas la volonté de la part de l'Administration américaine de faire de "la lutte contre le terrorisme l'un des piliers de la politique des États-Unis en ce qui concerne la Corne de l'Afrique" (déclaration de la sous-secrétaire d'État pour les affaires africaines, Mme Jendayi Frazer, le 29 juin) qui peut constituer un gage d'une possible stabilisation future de la situation dans la Corne de l'Afrique.
En fait, une bonne proportion des guerres qui se développent à l'heure actuelle a justement pour justification, sinon pour origine, cette prétendue "lutte contre le terrorisme". C'est le cas des deux conflits majeurs qui affectent aujourd'hui le Moyen-Orient : la guerre en Irak et celle entre Israël et les cliques armées de Palestine.
En Irak, c'est par dizaines de milliers de morts que la population a déjà payé la "fin de la guerre" proclamée le 1er mai 2003 par Georges W. Bush depuis le porte-avions Abraham Lincoln. C'est aussi par milliers (plus de 2500) qu'il faut compter le nombre de jeunes soldats américains tués dans ce pays depuis que leur gouvernement les a chargés d'y "garantir la paix". En fait, il ne passe pas un jour sans que les rues de Bagdad et d'autres villes irakiennes ne soient le théâtre de véritables carnages. Et cette violence ne vise pas, pour l'essentiel, les troupes d'occupation mais principalement les populations civiles dont l'accession à la "démocratie" est synonyme d'une terreur permanente et d'une misère qui n'ont rien à envier à celles subies du temps de Saddam Hussein. L'invasion de l'Irak avait été menée, à la suite des attentats du 11 septembre 2001, au nom de la lutte contre deux menaces :
- la menace du terrorisme d'Al Qaïda, auquel aurait été lié le régime de Saddam Hussein ;
- celle des "armes de destruction massive" dont aurait disposé le dictateur irakien.
En matière d'armes de "destruction massive", il a été établi que les seules qui sont présentes en Irak sont celles qu'y ont apporté les forces de la "coalition" dirigée par les États-Unis. Quant à la lutte contre le terrorisme, qui est devenue la nouvelle croisade officielle de la première puissance mondiale, on peut constater sa totale inefficacité puisque la présence des troupes américaines en Irak constitue à coup sûr le meilleur moyen de susciter des vocations de "kamikazes" parmi des jeunes éléments complètement désespérés et fanatisés par les prêches islamistes. Et cela est vrai non seulement dans ce pays, mais un peu partout dans le monde, y compris dans les pays les plus développés : un an exactement après les attentats dans le Métro de Londres, l'existence et le développement, au sein-même des métropoles du capitalisme, de groupes terroristes se réclamant de la "guerre sainte" ne se sont pas démentis 1 [1].
L'autre conflit majeur du Proche-Orient, le conflit palestinien, n'en finit pas de s'enfoncer dans l'impasse guerrière venant démentir les espoirs de "paix" qu'avaient salués les secteurs dominants de la bourgeoisie mondiale à la suite des accords d'Oslo en 1992. D'un côté, on a un appareil d'État croupion, l'Autorité palestinienne, qui étale ses divisions de façon ouverte et dans la rue avec des règlements de compte quotidiens entre les différentes cliques armées (notamment celles du Hamas et du Fatah), qui ne parvient pas de ce fait à faire régner l'ordre face aux petits groupes qui ont décidé de poursuivre les actions terroristes, montrant ainsi son incapacité d'offrir la moindre perspective aux populations écrasées par la misère, le chômage et la terreur. De l'autre, on a un État armé jusqu'aux dents, Israël, dont l'essentiel de la politique, comme on le voit encore aujourd'hui, consiste à déployer et déchaîner sa puissance militaire face à ces actions terroristes, une puissance militaire dont sont victimes non pas tant les groupes à l'origine de ces actions, mais les populations civiles, ce qui ne peut qu'alimenter de nouvelles vocations au "djihad" et aux attentats kamikazes. En fait, l'État d'Israël pratique à petite échelle, une politique similaire à celle de son grand frère américain, une politique qui loin de pouvoir rétablir la paix ne peut que jeter de l'huile sur le feu 2 [2].
Depuis l'effondrement du bloc de l'Est et de l'URSS, à la fin des années 1980, effondrement qui a provoqué l'inévitable disparition du bloc occidental, les États-Unis se sont attribués le rôle de super gendarme du monde chargé de faire régner "l'ordre et la paix". C'était le but affiché par George Bush père dans sa guerre contre l'Irak de 1991 et que nous analysions à la veille de celle-ci :
"Ce que montre donc la guerre du Golfe, c'est que, face à la tendance au chaos généralisé propre a la phase de décomposition, et à laquelle l'effondrement du bloc de l'Est a donné un coup d'accélérateur considérable, il n'y a pas d'autre issue pour le capitalisme, dans sa tentative de maintenir en place les différentes parties d'un corps qui tend à se disloquer, que l'imposition du corset de fer que constitue la force des armes. En ce sens, les moyens mêmes qu'il utilise pour tenter de contenir un chaos de plus en plus sanglant sont un facteur d'aggravation considérable de la barbarie guerrière dans laquelle est plongé le capitalisme."
"Dans la nouvelle période historique où nous sommes entrés, et les événements du Golfe viennent de le confirmer, le monde se présente comme une immense foire d'empoigne, où jouera à fond la tendance au 'chacun pour soi', où les alliances entre États n'auront pas, loin de là, le caractère de stabilité qui caractérisait les blocs, mais seront dictées par les nécessités du moment. Un monde de désordre meurtrier, de chaos sanglant dans lequel le gendarme américain tentera de faire régner un minimum d'ordre par l'emploi de plus en plus massif et brutal de sa puissance militaire."
Cependant, il y a loin des discours des dirigeants du monde (même s'il leur arrive d'être sincères) à la réalité d'un système qui se refuse obstinément à se plier à leur volonté :
"Dans la période présente, plus encore que dans les décennies passées, la barbarie guerrière (n'en déplaise à MM. Bush et Mitterrand avec leurs prophéties d'un "nouvel ordre de paix") sera une donnée permanente et omniprésente de la situation mondiale, impliquant de façon croissante les pays développés." (Militarisme et décomposition, Revue Internationale n°°64, 1er trimestre 1991)
Depuis 15 ans, la situation mondiale n'a fait que confirmer de façon tragique cette prévision des révolutionnaires. Les affrontements guerriers n'ont cessé d'accabler les populations de nombreuses parties du monde, l'instabilité et les tensions dans les rapports entre pays n'ont pas connu de répit et tendent à s'aggraver encore aujourd'hui, notamment avec les ambitions d'États comme l'Iran et la Corée du Nord qui veulent suivre les traces d'autres pays de la région, tels l'Inde et le Pakistan, pour se doter de l'arme atomique et s'équiper en fusées capables de les expédier sur un ennemi distant. Le tir de plusieurs missiles "Taepodong" le 4 juillet par la Corée du Nord, et l'impuissance de la "communauté internationale" à réagir face à ce qui apparaît comme une véritable provocation, soulignent l'instabilité croissante de la situation mondiale. Évidemment, la Corée du Nord ne saurait constituer une menace réelle pour la puissance américaine, même si ses missiles pourraient atteindre les côtes de l'Alaska. Mais ses provocations en disent long sur l'incapacité du gendarme américain, embourbé en Irak, à faire régner son "ordre".
Les plans militaires de la Corée du Nord apparaissent comme une véritable absurdité, conséquence pour certains de la "maladie mentale" de son chef suprême, Kim Jong-il, qui condamne sa population à la famine alors qu'il dilapide les maigres ressources du pays à des programmes militaires insensés et, en fin de compte, suicidaires. En réalité, la politique menée par la Corée du Nord n'est qu'une caricature de celle menée par tous les États du monde, à commencer par le plus puissant d'entre eux, l'État américain dont l'aventure irakienne a également été attribuée à la stupidité de George W. Bush fils, cet autre "fils à son père" comme Kim Jong-il. En réalité, même si certains dirigeants politiques sont fous, paranoïaques ou mégalomanes (c'était vrai pour Hitler ou "l'empereur" de Centre-Afrique Bokassa, mais il ne semble pas toutefois que ce soit le cas de George W., même s'il n'est pas un homme politique de haute volée), la politique "folle" qu'ils peuvent être conduits à mener n'est que l'expression des convulsions d'un système qui, lui-même, est devenu "fou" du fait des contradictions insurmontables auxquelles est confrontée sa base économique.
Voici le monde, le futur, que nous propose la bourgeoisie : l'insécurité, la guerre, les massacres, les famines et, en prime, la promesse d'une dégradation irréversible de l'environnement dont les conséquences commencent dès à présent à se manifester avec le dérèglement climatique dont les effets futurs risquent d'être encore bien plus catastrophiques que ceux d'aujourd'hui (tempêtes, ouragans, inondations meurtrières, etc.). Et une des choses les plus révoltantes, c'est que tous les secteurs de la classe dominante ont le culot de nous présenter les exactions et les crimes dont ils se rendent responsables comme animés par la volonté de mettre en œuvre des grands principes humains : la prospérité, la liberté, la sécurité, la solidarité, la lutte contre l'oppression…
C'est au nom de la "prospérité et du bien être" que l'économie capitaliste, dont le seul moteur est la recherche du profit, plonge des milliards d'êtres humains dans la misère, le chômage et le désespoir en même temps qu'il détruit de façon systématique l'environnement. C'est au nom de la "liberté" et de la "sécurité" que la puissance américaine, et bien d'autres, mènent leurs entreprises guerrières. C'est au nom de la "solidarité entre nations civilisées" ou de la "solidarité nationale" face à la menace terroriste ou autres, qu'est renforcé l'habillage idéologique de ces entreprises. C'est au nom de la lutte des opprimés contre le "Satan américain" et ses complices, que les cliques terroristes mènent leurs actions, de préférence contre des civils totalement innocents.
En fait, ce n'est pas de la classe dominante et de ses clones terroristes qu'on peut attendre quoi que ce soit pour défendre ces valeurs, mais bien de la classe exploitée par excellence, le prolétariat.
Au milieu de toute cette barbarie sanglante qui caractérise le monde actuel, la seule lueur d'espoir pour l'humanité réside bien dans la reprise des combats de la classe ouvrière à l'échelle mondiale, notamment depuis un an. Parce que la crise économique se développe à l'échelle mondiale et n'épargne aucun pays, aucune région du monde, la lutte du prolétariat contre le capitalisme tend de plus en plus à se développer à l'échelle universelle et porte avec elle la perspective future du renversement du capitalisme. En ce sens, le caractère simultané des combats de classe de ces derniers mois tant dans les États les plus industrialisés que dans les pays du "Tiers-Monde" sont significatifs de la reprise actuelle de la lutte de classe : après les grèves qui ont paralysé l'aéroport d'Heathrow à Londres et les transports de New York en 2005, ce sont les travailleurs de l'usine Seat à Barcelone, puis les étudiants en France, suivis immédiatement par les ouvriers de la métallurgie à Vigo en Espagne, qui sont entrés massivement en lutte au printemps dernier. Au même moment, dans les Émirats Arabes, à Dubaï une vague de luttes a explosé parmi les ouvriers immigrés travaillant dans les chantiers de construction d'immeubles. Face à la répression, les travailleurs de l'aéroport de Dubaï se sont mis spontanément en grève fin mai en solidarité avec les travailleurs du bâtiment. Au Bengladesh, ce sont près de deux millions d'ouvriers du textile dans la région de Dhaka qui se sont engagés dans une série de grèves sauvages massives fin mai et début juin pour protester contre les salaires misérables et les conditions de vie insoutenables que leur fait subir le capitalisme 3 [3]. Partout, que ce soit dans les pays les plus développés comme les États-Unis, la Grande-Bretagne, la France, et précédemment l'Allemagne ou la Suède ou dans les pays les moins développés comme le Bengladesh, la classe ouvrière est en train de relever la tête, de développer ses luttes. L'énorme combativité qui a caractérisé les luttes récentes révèle que partout la classe exploitée refuse aujourd'hui de se soumettre à l'inacceptable et à logique barbare de l'exploitation capitaliste.
Sur la scène mondiale, face au développement du "chacun pour soi" et à la "guerre de tous contre tous" à laquelle se livrent les cliques bourgeoises, la classe ouvrière est en train d'opposer sa propre perspective : celle de l'unité et de la solidarité contre les attaques incessantes du capitalisme. C'est bien cette solidarité qui a particulièrement marqué toutes les luttes ouvrières depuis plus d'un an et qui constitue une avancée considérable dans la conscience de classe du prolétariat. Face à l'impasse du capitalisme, au chômage, aux licenciements et au "no future" que ce système promet aux ouvriers et notamment à ses nouvelles générations, la classe exploitée est en train de prendre conscience que sa seule force réside dans sa capacité à opposer un front massif et uni pour affronter le Moloch capitaliste.
Ainsi, ce sont deux mondes qui se font face : le monde de la bourgeoisie et le monde ouvrier. La première, après qu'elle ait incarné, face à la féodalité, le progrès de l'humanité, est devenue aujourd'hui le défenseur attitré de toute la barbarie, la bestialité, le désespoir qui accablent l'espèce humaine. Pour sa part, même si elle n'en a pas encore conscience, la classe ouvrière représente le futur, un futur qui sera débarrassé définitivement de la misère et de la guerre. Un futur dans lequel, un des principes les plus précieux de l'espèce humaine, la solidarité, deviendra la règle universelle. Une solidarité dont les luttes ouvrières récentes nous ont montré qu'elle n'avait pas été enterrée définitivement par une société à la dérive, mais qu'elle représentait l'avenir du combat.
Fabienne (8 juillet)
1 [4] Cela ne veut pas dire que les gouvernements des pays "démocratiques" ne puissent pas, dans certaines circonstances, laisser se développer, voire favoriser, l'activité de tels groupes afin de justifier leurs entreprises guerrières ou le renforcement des mesures répressives. L'exemple le plus évident d'une telle politique est celle menée par l'État américain avant et après les attentats du 11 septembre 2001 dont seuls les naïfs ne veulent pas croire qu'ils ont été délibérément prévus, encouragés (voire organisés en partie) et couverts par les organes spécialisés de cet État (voir à ce propos notre article " Pearl Harbor 1941, les 'Twin Towers' 2001 : Le machiavélisme de la bourgeoisie [5]" dans la Revue Internationale n° 108).
2 [6] C'est d'ailleurs la crainte qui s'exprime dès à présent dans certains secteurs de la bourgeoisie israélienne face à l'offensive de Tsahal dans la bande de Gaza au nom de la libération d'un soldat israélien enlevé par un groupe terroriste.
3 [7] Voir notre article "Dubaï, Bangladesh : La classe ouvrière se révolte contre l'exploitation capitaliste [8]" dans Révolution internationale n° 370
II y a 70 ans, en mai 1936, éclatait en France une immense vague de grèves ouvrières spontanées contre l'aggravation de l'exploitation provoquée par la crise économique et le développement de l'économie de guerre. En juillet de la même année, en Espagne, face au soulèvement militaire de Franco, la classe ouvrière partait immédiatement en grève générale et prenait les armes pour répondre à l'attaque. De nombreux révolutionnaires, jusqu’aux plus célèbres, tel Trotsky, crurent voir dans ces événements le début d'une nouvelle vague révolutionnaire internationale. En réalité, du fait d'une analyse superficielle des forces en présence, ils se laissaient induire en erreur par l’adhésion enthousiaste des ouvriers et la "radicalité" de certains discours. Sur la base d’une analyse lucide du rapport de forces au niveau international, la Gauche Communiste d’Italie (dans sa revue Bilan) avait compris que les Fronts populaires, loin d’être l’expression d’un développement du mouvement révolutionnaire, exprimaient tout le contraire : un mouvement d’enfermement croissant de la classe ouvrière dans une idéologie nationaliste, démocratique et l’abandon de la lutte contre les conséquences de la crise historique du capitalisme : "Le Front populaire s’est avéré être le processus réel de la dissolution de la conscience de classe des prolétaires, l’arme destinée à maintenir, dans toutes les circonstances de leur vie sociale et politique, les ouvriers sur le terrain du maintien de la société bourgeoise" (Bilan n°31, mai-juin 1936). De fait, rapidement, aussi bien en France qu’en Espagne, l'appareil politique de la gauche "socialiste" et "communiste" saura se mettre à la tête de ces mouvements et, enfermant les ouvriers dans la fausse alternative fascisme/anti-fascisme, il parviendra à les saboter de l'intérieur, à les orienter vers la défense de l’État démocratique et finalement à embrigader la classe ouvrière en France et en Espagne pour la boucherie inter-impérialiste mondiale.
Aujourd’hui, dans un contexte de lente reprise de la lutte de classe et de resurgissement de nouvelles générations en recherche d’alternatives radicales face à la faillite de plus en plus manifeste du capitalisme, la mouvance altermondialiste, telle ATTAC, dénonce le libéralisme sauvage et la "dictature du marché", qui "retire le pouvoir politique des mains des États, et donc des citoyens" et appelle à la "défense de la démocratie contre le diktat financier". Cet "autre monde" proposé par les altermondialistes renvoie souvent aux politiques appliquées pendant les années 1930 ou 1950 à 70, où l’État avait selon eux une place beaucoup plus importante d’acteur économique direct. Dans cette optique, la politique des gouvernements de Front populaire, avec leurs programmes de contrôle de l’économie par l’État, "d’unité des forces populaires contre les capitalistes et la menace fasciste", avec la mise en route d’une "révolution sociale", ne peut qu’être montée en épingle pour étayer l’affirmation qu’un "autre monde", qu’une autre politique est possible au sein du capitalisme.
Aussi, évoquer à l’occasion de ce 70e anniversaire le contexte et la signification des événements de 1936 est plus que jamais indispensable :
- pour rappeler les leçons tragiques de ces expériences, en particulier le piège fatal que constitue, pour la classe ouvrière, le fait d’abandonner le terrain de la défense intransigeante de ses intérêts spécifiques pour se soumettre aux nécessités de la lutte d’un camp bourgeois contre l’autre ;
- pour dénoncer le mensonge colporté par la "gauche", selon lequel celle-ci aurait été pendant ces événements l’incarnation des intérêts de la classe ouvrière, en montrant au contraire comment elle en fut le fossoyeur.
Les années 1930 – marquées par la défaite de la vague révolutionnaire des années 1917-23 et le triomphe de la contre-révolution – se distinguent fondamentalement de l’actuelle période historique de remontée des luttes et de lent développement de la conscience. Cependant, les nouvelles générations de prolétaires qui cherchent à se dégager des idéologies contre-révolutionnaires se heurtent toujours à cette même "gauche", ses pièges et ses manipulations idéologiques, même si celle-ci porte les habits neufs de l’altermondialisme. Et elles ne pourront réussir à s’en dégager que si elles se réapproprient les leçons, si chèrement payées, de l’expérience passée du prolétariat.
Les Fronts populaires, qui prétendaient "unifier les forces populaires face à l’arrogance des capitalistes et à la montée du fascisme", ont-ils effectivement mis en route une dynamique de renforcement de la lutte contre l’exploitation capitaliste ? Représentaient-ils une étape sur la voie du développement de la révolution ? Pour répondre à cette question, une approche marxiste ne peut se fonder exclusivement sur la radicalité des discours et la violence des heurts sociaux qui secouèrent différents pays d’Europe occidentale à cette époque mais sur une analyse du rapport de force entre les classes à l’échelle internationale et sur toute une époque historique. Dans quel contexte général de force et de faiblesse du prolétariat et de son ennemie mortelle, la bourgeoisie, les événements de 1936 surgissent-ils ?
Après la puissante vague révolutionnaire qui oblige la bourgeoisie à mettre fin à la guerre, qui amène la classe ouvrière à prendre le pouvoir en Russie et à faire vaciller le pouvoir bourgeois en Allemagne et dans l’ensemble de l’Europe centrale, le prolétariat va subir tout au long des années 1920 une série de défaites sanglantes. L’écrasement du prolétariat en Allemagne, en 1919 puis en 1923 par les sociaux-démocrates du SPD et ses "chiens sanglants", ouvrait la voie à l’arrivée de Hitler au gouvernement. Le tragique isolement de la révolution en Russie signait l’arrêt de mort de l’Internationale Communiste et laissait le champ libre au triomphe de la contre-révolution stalinienne qui avait anéantit toute la vieille garde des bolcheviks et les forces vives du prolétariat. Enfin, les derniers soubresauts prolétariens étaient impitoyablement étouffés en 1927 en Chine. Le cours de l’histoire avait été renversé. La bourgeoisie avait remporté des victoires décisives sur le prolétariat international et le cours vers la révolution mondiale laissait la place à une marche inexorable vers la guerre mondiale, qui signifiait le pire retour à la barbarie capitaliste.
Ces défaites écrasantes des bataillons d’avant-garde du prolétariat mondial n'excluaient pas, toutefois, des sursauts de combativité, parfois importants, au sein de la classe, et ceci en particulier dans les pays où elle n'avait pas subi l’écrasement physique ou idéologique direct dans le cadre des confrontations révolutionnaires de la période 1917-1927. Ainsi, au plus fort de la crise économique des années 1930, en juillet 1932, éclate en Belgique une grève sauvage des mineurs qui prend rapidement une dimension insurrectionnelle. A partir d’un mouvement contre l’imposition de réductions des salaires dans les mines du Borinage, le licenciement des grévistes provoque une extension de la lutte dans toute la province et des heurts violents avec la gendarmerie. En Espagne, pendant les années 1931 à 1934 déjà, la classe ouvrière espagnole se lance dans de nombreux mouvements de luttes qui sont sauvagement réprimées. En octobre 1934, c’est l’ensemble des zones minières des Asturies et la ceinture industrielle d’Oviedo et de Gijon qui se lancent dans une insurrection suicidaire qui sera écrasée par le gouvernement républicain et son armée et donnera lieu à une répression sauvage. Enfin, en France, si la classe ouvrière est profondément épuisée par la politique "gauchiste" du PC dont la propagande prétend, jusqu’en 1934, que la révolution était toujours imminente et qu'il fallait "des soviets partout", elle manifeste néanmoins toujours une certaine combativité. Pendant l’été 1935, confrontés aux décrets-lois imposant d’importantes réductions salariales aux travailleurs de l’Etat, d’imposantes manifestations et des confrontations violentes avec la police ont lieu dans les arsenaux de Toulon, Tarbes, Lorient et Brest. Dans cette dernière ville, après qu’un ouvrier ait été frappé à mort à coup de crosse par les militaires, les travailleurs exaspérés déclenchent de violentes manifestations et émeutes entre le 5 et le 10 août 1935, faisant 3 morts et des centaines de blessés ; des dizaines d’ouvriers sont incarcérés1 [11].
Ces manifestations de combativité subsistante, marquées souvent par la rage, le désespoir et le désarroi politique, constituaient en réalité "des sursauts de désespoir" qui n’infirmaient en rien un contexte international de défaite et de désagrégation des forces ouvrières, comme le rappelle la revue Bilan à propos de l’Espagne : "Si le critère internationaliste veut dire quelque chose, il faut affirmer que, sous le signe d’une croissance de la contre-révolution au niveau mondial, l’orientation de l’Espagne, entre 1931 et 1936, ne pouvait que poursuivre une direction parallèle [au cours contre-révolutionnaire des événements ndlr] et non le cours inverse d’un développement révolutionnaire. La révolution ne peut atteindre son plein développement que comme produit d’une situation révolutionnaire à l'échelle internationale." (Bilan n°35, janvier 1937)
Toutefois, pour embrigader les ouvriers des pays n’ayant pas subi l’écrasement de mouvements révolutionnaires, il fallait que les bourgeoisies nationales utilisent une mystification particulière. Là où le prolétariat avait déjà été écrasé à l’issue d’une confrontation directe entre les classes, l’embrigadement idéologique belliciste - derrière le fascisme ou le nazisme, ou pour le stalinisme, derrière l’idéologie spécifique de la "défense de la patrie du socialisme", obtenu essentiellement au moyen de la terreur - apparaissait comme des formes particulières de développement de la contre-révolution. A ces régimes politiques particuliers va correspondre de façon générale, dans les pays restés "démocratiques", le même embrigadement guerrier réalisé sous le drapeau de l’antifascisme. Pour en arriver là, les bourgeoisies française et espagnole (mais d’autres aussi, comme la bourgeoisie belge par exemple) se serviront de la venue de la gauche au gouvernement pour mobiliser la classe ouvrière derrière l’antifascisme en défense de l’État "démocratique" et pour mettre en place l’économie de guerre.
Le fait que les politiques de Front populaire ne se développent pas pour renforcer la dynamique des luttes ouvrières est déjà clairement mis en évidence par le positionnement de la gauche envers les combats prolétariens évoqués ci-dessus. Cela s'illustre aussi en Belgique. Lors des grèves insurrectionnelles de 1932 dans ce pays, le Parti ouvrier belge (POB) et sa commission syndicale refusent de soutenir le mouvement, ce qui va orienter la rage des travailleurs aussi contre la social-démocratie : la Maison du Peuple de Charleroi sera prise d’assaut par les émeutiers tandis que les cartes de membre du POB et de ses syndicats seront déchirées et brûlées.C’est pour canaliser la rage et le désespoir ouvriers que le POB mettra en avant dès la fin 1933 le fameux "Plan du Travail", son alternative "populaire" à la crise du capitalisme.
L’Espagne témoigne aussi de façon éclatante de ce que le prolétariat peut attendre d’un gouvernement "républicain" et de "gauche". Dès les premiers mois de son existence, la République espagnole montrera qu’en fait de massacres des ouvriers, elle n’avait rien à envier aux régimes fascistes : un grand nombre de luttes des années 1930 sont écrasées par des gouvernements républicains où siège aussi, jusqu’en 1933, le PSOE. L’insurrection suicidaire des Asturies d’octobre 1934, incitée par un discours "révolutionnaire" du PSOE à ce moment dans l’opposition, sera complètement isolée par ce même PSOE et son syndicat, l’UGT, qui empêchent toute extension du mouvement. Dès ce moment, Bilan pose en termes extrêmement clairs la question de la signification des régimes démocratiques de "gauche" : "En effet, depuis sa fondation, en avril 1931 et jusqu’en décembre 1931, la 'marche à gauche' de la République Espagnole, la formation du gouvernement Azana-Caballero-Lerroux, son amputation en décembre 1931 de l’aile droite représentée par Lerroux, ne détermine nullement des conditions favorables à l’avancement des positions de classe du prolétariat ou à la formation des organismes capables d’en diriger la lutte révolutionnaire. Et il ne s’agit nullement de voir ici ce que le gouvernement républicain et radical-socialiste aurait dû faire pour le salut de la … révolution communiste, mais il s’agit de rechercher si oui ou non, cette conversion à gauche ou à l’extrême gauche du capitalisme, ce concert unanime qui allait des socialistes jusqu’aux syndicalistes pour la défense de la République, a créé les conditions du développement des conquêtes ouvrières et de la marche révolutionnaire du prolétariat ? Ou bien encore, si cette conversion à gauche n’était pas dictée par la nécessité, pour le capitalisme, d’enivrer les ouvriers bouleversés [lire traversés à la place de bouleversés ndlr] par un profond élan révolutionnaire, afin qu’ils ne s’orientent pas vers la lutte révolutionnaire (…)" (Bilan n° 12, novembre 1934).
Enfin, il est particulièrement significatif que les confrontations violentes de Brest et Toulon de l’été 1935 éclatent au moment même où se constitue le Front populaire. Ces luttes s’étant développées spontanément, contre les mots d’ordre des leaders politiques et syndicaux de la "gauche", ces derniers n’hésiteront pas à traiter les émeutiers de "provocateurs" qui troublent "l’ordre républicain" : "ni le Front populaire, ni les communistes qui sont dans les premiers rangs ne brisent les vitres, ne pillent les cafés, ni n’arrachent les drapeaux tricolores" (Edito de l’Humanité, 7.août 1935).
Depuis le début donc, comme le relevait Bilan à propos de l’Espagne dès 1933, les politiques de Front populaire et les gouvernements de gauche ne se situent nullement dans une dynamique de renforcement des combats prolétariens mais se développent contre, voire se heurtent aux mouvements ouvriers sur un terrain de classe dans le but d’étouffer ces derniers sursauts de résistance à la "dissolution totale du prolétariat au sein du capitalisme" (Bilan n° 22, août-septembre 1935) : "En France, le Front populaire, fidèle à la tradition des traîtres, ne manquera de provoquer au meurtre contre ceux qui ne se plieront pas devant le 'désarmement des français' et qui, comme à Brest et à Toulon, déclencheront des grèves revendicatives, des batailles de classe contre le capitalisme et en dehors de l’emprise des piliers du Front populaire" (Bilan n° 26, décembre-janvier 1936).
Les fronts populaires n’ont-ils pas néanmoins "uni les forces populaires face à la montée du fascisme" ? Face à la venue au pouvoir de Hitler en Allemagne au début de 1933, la gauche va exploiter la poussée de fractions d’extrême-droite ou fascisantes dans les divers pays "démocratiques" pour mettre en avant la nécessité de la défense de la démocratie à travers un large front antifasciste.
Cette stratégie sera mise en pratique dès le début de 1934 pour la première fois en France et trouve son point de départ dans une énorme manipulation. Le prétexte était fourni par la manifestation violente de protestation et de mécontentement du 6 février 1934 contre les effets de la crise et de la corruption des gouvernements de la Troisième République, manifestation dans laquelle s’étaient mêlés des groupes d’extrême droite (Croix de Feu, Camelots du Roi) mais aussi des militants du PC. Quelques jours plus tard, on assiste cependant à un brusque revirement de l’attitude du PC, lié à un changement de stratégie émanant de Staline et de l'Internationale communiste. Ceux-ci préconisaient désormais de substituer à la tactique "classe contre classe" une politique de rapprochement avec les partis socialistes. Le 6 février fut dès lors présenté comme une "offensive fasciste" et une "tentative de coup d’État" en France.
L’émeute du 6 février 1934 va permettre à la gauche de monter en épingle l’existence d’un danger fasciste en France et en conséquence de lancer une large campagne de mobilisation des travailleurs au nom de 1'antifascisme pour la défense de la "démocratie". La grève générale lancée à la fois par le PC et la SFIO dès le 12 intronisait l’antifascisme avec le mot d’ordre "Unité ! Unité contre le fascisme !" Le PCF assimile rapidement la nouvelle orientation et la conférence nationale d'Ivry de juin 34 a pour unique question à l’ordre du jour "l’organisation du Front unique de lutte antifasciste"2 [12], ce qui mène rapidement a la signature d'un pacte "d’unité d’action" entre le PC et la SFIO le 27 juillet 1934.
Le fascisme étant identifié comme "l’ennemi principal", l'antifascisme devient alors le thème qui va permettre de regrouper toutes les forces de la bourgeoisie "éprises de liberté" derrière le drapeau du Front populaire et donc lier les intérêts du prolétariat à ceux du capital national en constituant "l’alliance de la classe ouvrière avec les travailleurs des classes moyennes" pour éviter à la France "la honte et les malheurs de la dictature fasciste", comme le déclare Maurice Thorez, secrétaire général du PCF. Dans le prolongement de cela, le PCF développe le thème des "200 familles et leurs mercenaires qui pillent la France et bradent l'intérêt national". Tout le monde en dehors de ces "capitalistes" subit la crise et est solidaire et ainsi on dissout la classe ouvrière et ses intérêts de classe dans le peuple et la nation contre "une poignée de parasites": "Rassemblement de la France qui peine, qui travaille et qui se débarrassera des parasites qui la rongent" (Comité central du PCF, 02/11/1934).
D’autre part, le fascisme est dénoncé de manière hystérique et quotidienne comme le seul fauteur de guerre. Le Front populaire mobilise alors la classe ouvrière dans la défense de la patrie contre l’envahisseur fasciste et le peuple allemand est identifié au nazisme. Les slogans du PCF exhortent à "acheter français !" et glorifient la réconciliation nationale : "Nous, communistes, qui avons réconcilié le drapeau tricolore de nos pères et le drapeau rouge de nos espérances" (M. Thorez, Radio Paris, 17 avril 1936). La gauche entraîne ainsi les prolétaires derrière le char de l’État à travers le nationalisme le plus outrancier, les pires expressions du chauvinisme et de la xénophobie.
Cette campagne intensive trouve son apothéose dans la célébration unitaire du 14 juillet 1935 sous le thème de la défense "des libertés démocratiques conquises par le peuple de France". L’appel du comité d’organisation avance le serment suivant : "Nous faisons le serment de rester unis pour défendre la démocratie, (…), pour mettre nos libertés hors de l’atteinte du fascisme". Les manifestations débouchent sur la constitution publique du Front populaire, le 14 juillet 1935, en faisant chanter la "Marseillaise" aux ouvriers sous les portraits accolés de Marx et de Robespierre et en leur faisant crier "Vive la République Française des Soviets !" Ainsi, grâce au développement de la campagne électorale pour le "Front populaire de la paix et du travail", les partis de "gauche" dévoient les combats ouvriers du terrain de classe vers le terrain électoral de la démocratie bourgeoise, noient le prolétariat dans la masse informe du "peuple de France" et l’embrigadent pour la défense des intérêts nationaux. "C’était là une conséquence des nouvelles positions du 14 juillet qui représentaient l’aboutissement logique de la politique dite antifasciste. La République n’était pas le capitalisme, mais le régime de la liberté, de la démocratie qui représente, comme on sait, la plate-forme même de l’antifascisme. Les ouvriers juraient solennellement de défendre cette République contre les factieux de l’intérieur et de l’extérieur, alors que Staline leur recommandait d’approuver les armements de l’impérialisme français au nom de la défense de l’U.R.S.S" (Bilan n° 22, août-septembre 1935).
La même stratégie de mobilisation de la classe ouvrière sur le terrain électoral en défense de la démocratie, l’intégrant dans l’ensemble des couches populaires et la mobilisant pour la défense des intérêts nationaux, se retrouve dans divers pays. En Belgique, la mobilisation des travailleurs derrière la campagne autour du "Plan du Travail" est orchestrée avec des moyens de propagande psychologique qui n’ont rien à envier à la propagande nazie ou stalinienne et débouchera sur l’entrée du POB au gouvernement en 1935. Le battage antifasciste, surtout mené par la gauche du POB, trouve son point d’orgue en 1937 dans un duel singulier à Bruxelles entre Degrelle, le chef du parti Fasciste Rex, et le premier ministre Van Zeeland, qui bénéficie de l’appui de toutes les forces "démocratiques", y compris le PCB. La même année, Spaak, un des dirigeants de l’aile gauche du POB, souligne le "caractère national" du programme socialiste belge et propose de transformer le parti en parti populaire, puisqu’il défend l’intérêt commun et non plus l’intérêt d’une seule classe !
Toutefois, c’est en Espagne que l’exemple français inspirera le plus clairement la politique de la gauche. Après les massacres dans les Asturies, le PSOE va également axer sa propagande sur l’antifascisme, le "front uni de tous les démocrates" et va appeler à un programme de Front populaire face au péril fasciste. En janvier 1935, il signera avec le syndicat UGT, les partis républicains, le PCE une alliance de "Front populaire", avec le soutien critique de la CNT3 [13] et du POUM4 [14]. Ce "Front populaire" prétend ouvertement remplacer la lutte ouvrière par le bulletin de vote, par une lutte sur le terrain de la bourgeoisie contre la fraction "fasciste" de celle-ci, au bénéfice de son aile "antifasciste" et "démocratique". Le combat contre le capitalisme est enterré au profit d’un illusoire "programme de réformes" du système qui devrait réaliser une "révolution démocratique". Mystifiant le prolétariat au moyen de ce fallacieux front antifasciste et démocratique, la gauche le mobilise sur le terrain électoral et obtient un triomphe aux élections de février 1936 : "Le fait qu’en 1936, après cette expérience concluante [la coalition républicaine-socialiste en 1931-33 ndlr] quant à la fonction de la démocratie comme moyen de manœuvre pour le maintien du régime capitaliste, on a pu de nouveau, comme en 1931-1933, pousser le prolétariat espagnol à s’aligner sur un plan non de classe mais de la défense de la 'République', du 'Socialisme' et du 'Progrès' contre les forces de la Monarchie, du Clérico-fascisme et de la réaction, démontre la profondeur du désarroi des ouvriers sur ce secteur espagnol où les prolétaires ont donné récemment des preuves de combativité et d’esprit de sacrifice" (Bilan n° 28, février-mars 1936)
Dans les faits, la politique antifasciste de la gauche et la constitution de "Fronts populaires", vont effectivement réussir à atomiser les travailleurs, à les diluer dans la population, à les mobiliser pour une adaptation démocratique du capitalisme, tandis que le poison du chauvinisme et du nationalisme leur est instillé. Bilan ne s’y trompe pas lorsqu’il commente ainsi la constitution officielle du Front populaire le 14 juillet 1935 : "C’est sous le signe d’imposantes manifestations de masse que le prolétariat français se dissout au sein du régime capitaliste. Malgré les milliers et les milliers d’ouvriers défilant dans les rues de Paris, on peut affirmer que, pas plus en France qu’en Allemagne, ne subsiste une classe prolétarienne luttant pour ses objectifs propres. A ce sujet, le 14 juillet marque un moment décisif dans le processus de désagrégation du prolétariat et dans la reconstitution de l’unité sacro-sainte de la Nation capitaliste. (…) Les ouvriers ont donc toléré le drapeau tricolore, chanté la 'Marseillaise' et même applaudi les Daladier, Cot et autres ministres capitalistes qui, avec Blum, Cachin5 [15], ont solennellement juré 'de donner du pain aux travailleurs, du travail à la jeunesse et la paix au monde' ou, en d’autres termes, du plomb, des casernes et la guerre impérialiste pour tous" (Bilan n° 21, juillet-août 1935).
Mais la gauche n’a-t-elle pas, tout au moins à travers ses programmes de renforcement du contrôle par l’État de l’économie, limité les affres de la libre concurrence du capital "monopolistique" et protégé ainsi les conditions de vie et de travail de la classe ouvrière ? A nouveau, il est important de situer les mesures prônées par la gauche dans le cadre général de la situation du capitalisme.
Au début des années 1930, l’anarchie de la production capitaliste est totale. La crise mondiale jette sur le pavé des millions de prolétaires. Pour la bourgeoisie triomphante, la crise économique liée à la décadence du système capitaliste, qui se manifeste partout à travers une grande dépression dans les années 30 ("krach" boursier de 1929, taux d’inflation records, chute de la production industrielle et de la croissance, accélération vertigineuse du chômage), poussait impérieusement vers la guerre impérialiste pour le repartage d’un marché mondial sursaturé. "Exporter ou mourir" devenait le mot d’ordre de chaque bourgeoisie nationale, clairement exprimé par les dirigeants nazis.
Après la Première Guerre mondiale, par le traité de Versailles, l'Allemagne se voit privée de ses maigres colonies et avec de lourdes dettes de guerre. Elle se trouve coincée au centre de l'Europe et, dès ce moment, se pose le problème qui va déterminer l'ensemble de la politique de tous les pays d'Europe durant les deux décennies qui vont suivre. Avec la reconstruction de son économie, l'Allemagne se trouvera devant la nécessité impérieuse de trouver des débouchés pour ses marchandises et son expansion ne pourra se faire qu'à l'intérieur du cadre européen. Les événements s’accélèrent avec l'arrivée d'Hitler au pouvoir en 1933. Les nécessités économiques qui poussent l'Allemagne vers la guerre vont trouver dans l'idéologie nazie leur expression politique : la remise en cause du Traité de Versailles, l'exigence d'un "espace vital" qui ne peut être que l'Europe.
Tout cela va précipiter chez certaines fractions de la bourgeoisie française la conviction que la guerre ne pourra être évitée et que la Russie soviétique dans ce cas serait un bon allié pour faire échec aux visées du pangermanisme. D'autant plus qu'au niveau international, la situation se clarifie : à la même période où l'Allemagne quitte la Société des Nations, l'URSS y entre. Celle-ci, dans un premier temps, avait joué la carte allemande pour lutter contre le blocus continental que lui imposent les démocraties occidentales. Mais lorsque les liens de l'Allemagne avec les États-Unis se renforcent quand ceux-ci investissent et, avec le plan Dawes6 [16], renflouent l'économie allemande en soutenant la reconstruction économique du "bastion" de l'Occident contre le communisme, la Russie stalinienne va réorienter toute sa politique étrangère pour tenter de briser cette alliance. En effet, jusque très tardivement, d'importantes fractions de la bourgeoisie des pays occidentaux croient qu'il est possible d'éviter la guerre avec l'Allemagne en faisant quelques concessions et surtout en orientant la nécessaire expansion de l'Allemagne vers l'Est. Munich en 1938 traduira encore cette incompréhension de la situation et de la guerre qui vient.
Le voyage que le ministre français des affaires étrangères Laval effectue à Moscou en mai 1935 va souligner spectaculairement cette mise en place des pions de l'impérialisme sur l'échiquier européen avec le rapprochement franco-russe : la signature par Staline, d’un traité de coopération, implique une reconnaissance implicite par ce dernier de la politique de défense française et un encouragement au PCF à voter les crédits militaires. Quelques mois plus tard, en août 35, le 7e Congrès du PC US va tirer au niveau politique les conséquences de la possibilité pour la Russie d'une alliance avec les pays occidentaux pour faire face à l'impérialisme allemand. Dimitrov, le Secrétaire général de l'Internationale communiste, désigne le nouvel ennemi qu'il faut combattre : le fascisme. Les socialistes que l'on brocardait violemment la veille deviennent une (parmi d'autres) force démocratique avec qui il faut s'allier pour vaincre l'ennemi fasciste. Les partis staliniens, dans les autres pays, vont suivre dans son tournant politique à 180° leur grand frère aîné, le PC russe, se faisant ainsi les meilleurs défenseurs des intérêts impérialistes de la soi-disant "patrie du socialisme".
Bref, pour tous les pays industrialisés, la nécessité s’impose de développer puissamment l’économie de guerre, pas seulement la production massive d’armements mais aussi toute l’infrastructure nécessaire à cette production. Toutes les grandes puissances, "démocratiques" comme "fascistes", développaient de façon similaire sous le contrôle de l’État une politique de "grands travaux" et une industrie d’armements entièrement orientées vers la préparation d’une nouvelle boucherie mondiale. Autour d’elle, l’industrie s’organise ; elle impose les nouvelles organisations du travail, dont le "taylorisme" sera un des plus beaux rejetons.
Une des caractéristiques centrales des politiques économiques de la "gauche" est justement le renforcement des mesures d’intervention de l’État pour soutenir l’économie en crise et de contrôle étatique sur divers secteurs de l’économie. Elle justifiait ce type de mesures relevant "de 'l’économie dirigée', du Socialisme d’État, [car ndlr] mûrissant les conditions qui doivent permettre aux 'socialistes' de conquérir 'pacifiquement' et progressivement les rouages essentiels de l’État" (Bilan n° 3, janvier 1934). Ces mesures sont prônées de façon générale par l’ensemble de la social-démocratie en Europe. Elles sont reprises dans les programmes économiques du Front populaire en France, connus sous le nom de plan Jouhaux. En Espagne, le programme du Front populaire s'appuyait sur une large politique de crédits agraires et un vaste plan de travaux publics pour la résorption du chômage, ainsi que sur des lois sociales fixant, par exemple, un salaire minimum. Voyons quelle était la signification réelle de tels programmes à travers l’examen d’un de leurs grands modèles, le "New Deal", mis en place aux États-Unis après la crise de 1929 par les démocrates sous Roosevelt, et l’analyse d’une des concrétisations théoriques les plus achevées de ce "Socialisme d’État", le "Plan du Travail" du socialiste belge Henri De Man.
Le "New Deal", mis en place aux États-Unis à partir de 1932 est un plan de reconstruction économique et de "paix sociale". L’intervention du gouvernement vise à rétablir l’équilibre du système bancaire et à relancer le marché financier, à mettre en œuvre de grands travaux (barrages, programmes publics) et à initier certains programmes sociaux (mise en place d’un système de retraite, d’une assurance-chômage, etc.). Une nouvelle agence fédérale, la National Recovery Administration (NRA), a pour mission de stabiliser les prix et les salaires en coopérant avec les entreprises et les syndicats. Elle crée la Public Works Administration (PWA), qui devait contrôler la mise en œuvre de la politique de grands travaux publics.
Le gouvernement de Roosevelt ouvre-t-il la voie – éventuellement sans le savoir – à la conquête des rouages essentiels de l’État par le parti des travailleurs ? Pour Bilan, c’est tout le contraire qui est vrai : "L’intensité de la crise économique qui y sévit conjuguée avec le chômage et la misère de millions d’hommes, amoncellent les menaces de conflits sociaux redoutables que le capitalisme américain doit dissiper ou étouffer par tous les moyens en son pouvoir" (Bilan n° 3, janvier 1934). Loin donc d’être des mesures en faveur des travailleurs, les mesures de "paix sociale" sont des attaques directes contre l’autonomie de classe du prolétariat. "Roosevelt s’est assigné comme but de diriger la classe ouvrière non vers une opposition de classe, mais vers sa dissolution au sein même du régime capitaliste, sous le contrôle de l’État capitaliste. Ainsi, des conflits sociaux ne pourraient plus surgir de la lutte réelle – et de classe – entre les ouvriers et le patronat et ils se limiteraient à une opposition de la classe ouvrière et de la N.R.A., organisme de l’État capitaliste. Les ouvriers devraient donc renoncer à toute initiative de lutte et confier leur sort à l’ennemi lui-même" (Id.).
Trouve-t-on des objectifs similaires dans le "Plan du Travail" d’Henri De Man ? Cet architecte principal de tels programmes de contrôle étatique, grand inspirateur de la plupart des mesures prises aussi bien par les Fronts populaires que par les régimes fascistes (Mussolini était un de ses grands admirateurs) était le chef de l’institut des cadres du POB et, à partir de 1933, vice-président et grande vedette du parti. Pour De Man, qui a profondément étudié les développements industriels et sociaux aux États-Unis et en Allemagne, il faut écarter les "vieux dogmes". Pour lui, la base de la lutte de classe est le sentiment d’infériorité sociale des travailleurs. Plutôt donc que d’orienter le socialisme sur la satisfaction des besoins matériels d’une classe (les travailleurs), il faut l’orienter vers des valeurs spirituelles universelles comme la justice, le respect de la personnalité humaine et le souci de "l’intérêt général". Terminées donc les contradictions incontournables et inconciliables entre la classe ouvrière et les capitalistes. Par ailleurs, tout comme la révolution, il faut rejeter aussi le "vieux réformisme" qui est devenu inopérant en temps de crise : cela ne sert plus à rien de revendiquer une part plus importante d’un gâteau qui se réduit toujours plus, il faut réaliser un nouveau gâteau plus grand. C’est l’objectif de ce qu’il appelle la "révolution constructive". Dans cette optique, il développe pour le "Congrès de Noël" 1933 du POB son "Plan du Travail" qui prévoit des "réformes de structure" du capitalisme :
- la nationalisation des banques, qui continuent à exister mais qui vendent une partie de leurs actions à une institution de crédit de l’État et qui se soumettront aux orientations du Plan économique ;
- cette même institution de crédit de l’État rachètera une partie des actions des grands monopoles dans quelques secteurs industriels de base (comme l’énergie) de sorte que ces derniers deviennent des entreprises mixtes, propriétés conjointes de capitalistes et de l’État ;
- à côté de ces entreprises "associées", il continue à exister un secteur capitaliste libre, stimulé et soutenu par l’État ;
- les syndicats seront directement impliqués dans cette économie mixte de concertation à travers le "contrôle ouvrier", orientation que De Man propage à partir des expériences qu’il a observées dans les grandes entreprises américaines.
Ces "réformes de structure", prônées par De Man, vont-elles dans le sens du combat de la classe ouvrière ? Pour Bilan, De Man veut "démontrer que la lutte ouvrière doit se limiter naturellement dans des objectifs nationaux pour ce qui est de sa forme et de son contenu, que socialisation signifie nationalisation progressive de l’économie capitaliste, ou économie mixte. Sous le couvert de 'l’action immédiate', De Man en arrive à prêcher l’adaptation nationale des ouvriers dans la 'nation une et indivisible' et qui (…) s’offre comme le refuge suprême des ouvriers mâtés par la réaction capitaliste". En conclusion, "Les réformes de structure d’H. De Man ont donc pour but de remiser la lutte véritable des travailleurs – et c’est là sa seule fonction – dans un domaine irréel, d’où on exclut toute lutte pour la défense des intérêts immédiats et, par là même, historique du prolétariat, au nom d’une réforme de structure qui, dans sa conception comme dans ses moyens, ne peut que servir à la bourgeoisie pour renforcer son État de classe en réduisant la classe ouvrière à l’impuissance" (Bilan n° 4, février 1934).
Mais Bilan va plus loin et situe la mise en avant du "Plan du Travail" par rapport au rôle que joue la gauche dans le cadre historique de la période.
"L’avènement du fascisme en Allemagne clôture une période décisive de la lutte ouvrière. (…). La social-démocratie, qui fut un élément essentiel de ces défaites, est aussi un élément de reconstitution organique de la vie du capitalisme (…), elle emploie un nouveau langage pour continuer sa fonction, rejette un internationalisme verbal qui n’est plus nécessaire, pour passer franchement à la préparation idéologique des prolétaires pour la défense de 'sa nation'. (…), et c’est là que nous trouvons la source véritable du plan De Man. Ce dernier représente la tentative concrète de sanctionner, par une mobilisation adéquate, la défaite essuyée par l’internationalisme révolutionnaire et la préparation idéologique pour l’incorporation du prolétariat à la lutte autour du capitalisme pour la guerre. C’est pourquoi son national-socialisme à la même fonction que le national-socialisme des fascistes" (Bilan n° 4, février 1934)
L’analyse du New Deal comme du Plan De Man illustre bien que ces mesures ne vont nullement dans le sens de renforcer le combat prolétarien contre le capitalisme mais au contraire visent à réduire la classe ouvrière à l’impuissance et à la soumettre aux nécessités de la défense de la nation. Dans ce sens, comme Bilan le remarque, le plan De Man ne se distingue en rien du programme de contrôle par l’État des régimes fascistes et nazis ; ou encore des plans quinquennaux du stalinisme qui sont appliqués en URSS depuis 1928 et qui avaient d’ailleurs à l’origine inspiré les démocrates aux États-Unis.
Si ce type de mesures est généralisé, c’est que celles-ci correspondent aux besoins du capitalisme décadent. Dans cette période en effet, la tendance générale vers le capitalisme d’État est une des caractéristiques dominantes de la vie sociale. "Chaque capital national, privé de toute base pour un développement puissant, condamné à une concurrence impérialiste aiguë, est contraint de s’organiser de la façon la plus efficace pour à l’extérieur, affronter économiquement et militairement ses rivaux et, à l’intérieur, faire face à une exacerbation croissante des contradictions sociales. La seule force de la société qui soit capable de prendre en charge l’accomplissement des tâches que cela impose est l’État. Effectivement, seul l’État :
- peut prendre en main l’économie nationale de façon globale et centralisée et atténuer la concurrence interne qui l’affaiblit afin de renforcer sa capacité à affronter comme un tout la concurrence sur le marché mondial ;
- mettre sur pied la puissance militaire nécessaire à la défense de ses intérêts face à l’exacerbation des antagonismes internationaux ;
- enfin, grâce entre autres, aux forces de répression et à une bureaucratie de plus en plus pesantes, raffermir la cohésion interne de la société menacée de dislocation par la décomposition croissante de ses fondements économiques (…)." (Plate-forme du CCI)
En réalité donc, tous ces programmes qui visent à une nouvelle organisation de la production nationale sous le contrôle de l’État, entièrement orientée vers la guerre économique et vers la préparation d’une nouvelle boucherie mondiale (économie de guerre), correspondent parfaitement aux nécessités de survie des États bourgeois au sein du capitalisme dans la période de décadence.
Mais les grèves massives de mai-juin 1936 en France et les mesures sociales prises par le gouvernement de Front populaire, tout comme la "révolution espagnole" déclenchée en juillet 1936 ne balayent-elles pas ces analyses pessimistes, ne confirment-elles pas au contraire, dans la pratique, la justesse de la démarche des fronts "antifascistes" ou "populaires", ne représentent-elles pas en fin de compte l’expression concrète de cette "révolution sociale" en marche ? Examinons tour à tour chacun des mouvements évoqués.
La grande vague de grèves qui suivra dès la mi-mai la montée au gouvernement du Front Populaire après sa victoire électorale du 5 mai 1936, va confirmer toutes les limites du mouvement ouvrier, marqué par l'échec de la vague révolutionnaire et subissant la chape de plomb de la contre-révolution.
Dès le 7 mai, une vague de grèves démarre d’abord dans le secteur aéronautique et ensuite dans la métallurgie et l’automobile, avec des occupations spontanées d'usines. Ces luttes témoignent surtout, malgré toute leur combativité, combien faible était la capacité des travailleurs à mener le combat sur leur terrain de classe. En effet, dès les premiers jours, la gauche réussira à maquiller en "victoire ouvrière" le dévoiement de la combativité ouvrière subsistante sur le terrain du nationalisme, de l'intérêt national. S'il est vrai que, pour la première fois, on assista en France à des occupations d'usines, c'est aussi la première fois qu'on voit les ouvriers chanter à la fois l'Internationale et la Marseillaise, marcher derrière les plis du drapeau rouge mêlés à ceux du drapeau tricolore. L'appareil d'encadrement que constituent le PC et les syndicats est maître de la situation, parvenant à enfermer dans les usines les ouvriers qui se laissent bercer au son de l'accordéon, pendant que l'on règle leur sort au sommet, dans des négociations qui vont aboutir aux accords de Matignon. S'il y a unité, ce n'est certainement pas celle de la classe ouvrière mais sûrement celle de l'encadrement de la bourgeoisie sur la classe ouvrière. Lorsque quelques récalcitrants ne comprennent pas qu'après les accords il faut reprendre le travail, l'Humanité se charge d'expliquer "qu"il faut savoir terminer une grève... il faut même savoir consentir au compromis" (M. Thorez, discours du 11 juin 1936), "qu’il ne faut pas effrayer nos amis radicaux".
Lors du procès de Riom, intenté par le régime de Vichy contre les responsables de la "décadence morale de la France", Blum lui-même rappela en quoi les occupations d’usine allaient justement dans le sens de la mobilisation nationale recherchée : "les ouvriers étaient là comme des gardiens, des surveillants, et aussi, en un certain sens, comme des copropriétaires. Et du point de vue spécial qui vous occupe, constater une communauté de droits et de devoirs vis-à-vis du patrimoine national, est-ce que cela ne conduit pas à en assurer et à en préparer la défense commune, la défense unanime ? (…). C’est à cette mesure qu’on crée peu à peu pour les ouvriers une copropriété de la patrie, qu’on leur enseigne à défendre cette patrie".
La gauche a obtenu ce qu'elle voulait : elle a amené la combativité ouvrière sur le terrain stérile du nationalisme, de l'intérêt national. "La bourgeoisie est obligée de recourir au Front populaire pour canaliser à son profit une explosion inévitable de la lutte des classes et elle ne peut le faire que dans la mesure où le Front populaire apparaît comme une émanation de la classe ouvrière et non comme la force capitaliste qui a dissout le prolétariat pour le mobiliser pour la guerre" (Bilan n° 32 Juin-juillet 1936).
Pour achever toute résistance ouvrière, les staliniens vont assommer à coups de gourdins ceux qui "se laissent provoquer à une action inconsidérée", "ceux qui ne savent pas terminer une grève (M. Thorez, 8 juin 1936) et le gouvernement du Front populaire va faire massacrer et mitrailler des ouvriers par ses gendarmes mobiles à Clichy en 1937. En brutalisant ou en tuant les dernières minorités d’ouvriers récalcitrants, la bourgeoisie achevait de gagner son pari d’entraîner l’ensemble du prolétariat français dans la défense de la nation.
Fondamentalement, le programme du Front populaire n’avait pas de quoi inquiéter la bourgeoisie. Le président du Parti radical, E. Daladier, la rassurait d’ailleurs dès le 16 mai : "Le programme du Front populaire ne renferme aucun article qui puisse troubler les intérêts légitimes de n’importe quel citoyen, inquiéter l’épargne, porter atteinte à aucune force saine du labeur français. Beaucoup de ceux qui l’ont combattu avec le plus de passion ne l’avaient sans doute jamais lu" (L’œuvre, 16 mai 1936). Cependant, pour pouvoir diffuser l’idéologie anti-fasciste et être tout à fait crédible dans son rôle de défenseur de la patrie et de l’État capitaliste, la gauche devait certes accorder quelques miettes. Les accords de Matignon et les pseudo-acquis de 1936 furent des éléments déterminants pour pouvoir présenter l’arrivée de la gauche au pouvoir comme une "grande victoire ouvrière", pour pousser les prolétaires à faire confiance au Front populaire et les faire adhérer à la défense de l’État bourgeois jusque dans ses entreprises guerrières.
Ce fameux accord de Matignon, conclu le 7 juin 1936, célébré par la CGT comme une "victoire sur la misère", qui de nos jours encore passe pour un modèle de "réforme sociale", est donc la carotte que l'on vend aux ouvriers. Mais qu'en est-il exactement ?
Sous l’apparence de "concessions" à la classe ouvrière, telles les augmentations de salaire, les "40 heures", les "congés payés", la bourgeoisie assurait tout d’abord l’organisation de la production sous la direction de l’État "impartial", comme le signale le leader de la CGT Léon Jouhaux : "(…) le début d’une ère nouvelle …, l’ère des relations directes entre les deux grandes forces économiques organisées du pays. (…). Les décisions ont été prises dans la plus complète indépendance, sous l’égide du gouvernement, celui-ci remplissant, si nécessaire, un rôle d’arbitre correspondant à sa fonction de représentant de l’intérêt général" (discours radiodiffusé du 8 juin 1936). Ensuite, elle faisait passer des mesures essentielles pour faire accepter aux travailleurs une intensification sans précédent des cadences de production via l’introduction de nouvelles méthodes d’organisation du travail destinées à décupler les rendements horaires si nécessaire pour faire tourner à plein régime l’industrie d’armement. Ce sera la généralisation du taylorisme, du travail à la chaîne et de la dictature du chronomètre à l’usine.
C’est Léon Blum en personne qui déchirera le voile "social" posé sur les lois de 1936 à l’occasion du procès organisé par le régime de Vichy à Riom en 1942 cherchant à faire du Front Populaire et des 40 heures, les responsables de la lourde défaite de 1940 suite à l’assaut de l’armée nazie :
"Le rendement horaire, de quoi est-il fonction ? (…) il dépend de la bonne coordination et de la bonne adaptation des mouvements de l’ouvrier à sa machine ; il dépend aussi de la condition morale et physique de l’ouvrier."
Il y a toute une école en Amérique, l’école Taylor, l’école des ingénieurs Bedeau, que vous voyez se promener dans des inspections, qui ont poussé très loin l’étude des méthodes d’organisation matérielle conduisant au maximum de rendement horaire de la machine, ce qui est précisément leur objectif. Mais il y a aussi l’école Gilbreth qui a étudié et recherché les données les plus favorables dans les conditions physiques de l’ouvrier pour que ce rendement soit obtenu. La donnée essentielle c’est que la fatigue de l’ouvrier soit limitée…
Ne croyez-vous pas que cette condition morale et physique de l’ouvrier, toute notre législation sociale était de nature à l’améliorer : la journée plus courte, les loisirs, les congés payés, le sentiment d’une dignité, d’une égalité conquise, tout cela était, devait être, un des éléments qui peuvent porter au maximum le rendement horaire tiré de la machine par l'ouvrier."
Voilà comment et pourquoi les mesures "sociales" du gouvernement de Front populaire furent un passage obligé pour adapter et façonner les prolétaires aux nouvelles méthodes infernales de production visant l’armement rapide de la nation avant que ne tombent les premières déclarations officielles de guerre. D’ailleurs, il est à noter que les fameux congés payés, sous une forme ou sous une autre, ont été accordés à la même époque dans la plupart des pays développés s’acheminant vers la guerre et imposant de ce fait à leurs ouvriers les mêmes cadences de production.
Ainsi, en juin 1936, sous l’inspiration des mouvements en France, éclate en Belgique une grève des dockers. Après avoir essayé de l’arrêter, les syndicats reconnaissent le mouvement et l’orientent vers des revendications similaires à celles du Front populaire en France : hausse des salaires, semaine des "40 heures" et une semaine de congés payés. Le 15 juin, le mouvement se généralise vers le Borinage et les régions liégeoise et limbourgeoise : 350 000 ouvriers sont en grève dans tout le pays. Le résultat principal du mouvement sera le raffinement du système de concertation sociale à travers la constitution d’une conférence nationale du travail où patrons et syndicats se concertent sur un plan national pour optimiser le niveau concurrentiel de l’industrie belge.
Une fois la fin des grèves obtenue et l’installation durable d’un rendement horaire maximum de l’exploitation de la force de travail, il ne restait plus au gouvernement de Front Populaire qu’à passer à la reconquête du terrain concédé. Les augmentations salariales vont être rognées par l'inflation quelques mois plus tard (augmentation de 54% des prix des produits alimentaires entre 1936 et 1938), les 40 heures seront remises en cause par Blum lui-même un an après et complètement oubliées lorsque le gouvernement radical de Daladier en 1938 lance la machine économique à plein régime pour la guerre, supprimant des majorations pour les 250 premières heures de travail supplémentaire, annulant des dispositions des conventions collectives interdisant le travail aux pièces et appliquant des sanctions pour tout refus d’effectuer des heures supplémentaires pour la défense nationale : "(…) S’agissant des usines travaillant pour la défense nationale, les dérogations à la loi des 40 h ont toujours été accordées. En outre, en 1938, j’ai obtenu des organisations ouvrières une sorte de concordat, portant à 45 h la durée du travail dans les usines opérant directement ou non pour la défense nationale." (Blum au procès de Riom). Enfin, les congés payés, eux, seront dévorés en une bouchée puisque, sur proposition du patronat, appuyé par le gouvernement Blum et relayé par les syndicats, les fêtes de Noël et du Premier de l’An seront à récupérer. Une mesure qui s’appliquera ensuite à toutes les fêtes légales soit 80 heures de travail supplémentaire ce qui correspond exactement aux 2 semaines de congés payés.
Quant à la reconnaissance des délégués syndicaux et des conventions collectives, cela ne représente en fait que le renforcement de l’emprise des syndicats sur les ouvriers via leur plus large implantation dans les usines. Pour quoi faire ? Léon Jouhaux, socialiste et dirigeant syndical, nous explique cela en ces termes : "…les organisations ouvrières [syndicats ndlr] veulent la paix sociale. Tout d’abord pour ne pas gêner le gouvernement de Front Populaire et pour, par la suite, ne pas freiner le réarmement." En fait, quand la bourgeoisie prépare la guerre, l’État se voit contraint de contrôler l’ensemble de la société pour orienter toutes ses énergies vers la macabre perspective. Et, dans l’usine, il se trouve que c’est le syndicat qui est le mieux à même de permettre à l’État de développer sa présence policière.
Si on assiste à une victoire, c'est en vérité à celle, sinistre, du capital qui prépare la seule solution pour résoudre la crise : la guerre impérialiste.
En France, dès l’origine du Front populaire, derrière son slogan "Paix, pain, liberté" et au-delà de l’antifascisme et du pacifisme, la défense des intérêts impérialistes de la bourgeoisie française sera mêlée aux illusions démocratiques. Dans ce cadre, la "gauche" exploite habilement la préparation de la guerre au niveau international pour montrer que le "péril fasciste est aux portes du pays", organisant par exemple un battage sur l’agression italienne en Ethiopie. Plus nettement encore, la SFIO et le PC se partagent le travail par rapport à la guerre civile espagnole : tandis que la SFIO refuse l’intervention en Espagne au nom du "pacifisme", le PC prône cette intervention au nom de la "lutte antifasciste".
Dès lors, s'il est une tâche pour laquelle le capital français doit être redevable au gouvernement de Front populaire, c'est bien celle d'avoir préparé la guerre. Ceci de trois manières :
- tout d’abord, la gauche a pu utiliser la gigantesque masse des ouvriers en grèves comme moyen de pression sur les forces les plus rétrogrades de la bourgeoisie, en imposant les mesures nécessaires à la sauvegarde du capital national face à la crise et tout en faisant passer tout cela pour une victoire de la classe ouvrière ;
- ensuite, le Front populaire a lancé un programme de réarmement qui passe par la nationalisation des industries de guerre et sur lequel Blum déclarera lors du procès de Riom : "J'ai déposé un grand projet fiscal... qui vise à tendre toutes les forces de la nation vers le réarmement et qui fait de cet effort de réarmement intensif la condition même, l'élément même d'un démarrage industriel et économique définitif. Il sort résolument de l'économie libérale, il se place sur le plan d'une économie de guerre".
En effet, la gauche est consciente de la guerre qui vient ; c'est elle qui a poussé à l'entente franco-russe, qui dénonce le plus violemment les tendances munichoises dans la bourgeoisie française. Les "solutions" qu'elle apporte à la crise ne sont pas différentes de celles de l'Allemagne fasciste, de l'Amérique du New Deal ou de la Russie stalinienne : développement du secteur improductif des industries d'armement. Quel que soit le masque derrière lequel se cache le capital, les mesures économiques mises en place sont les mêmes. Comme le fait remarquer Bilan : "Ce n’est pas par hasard si ces grandes grèves se déclenchent dans l’industrie métallurgique en débutant par les usines d’avions […] c’est qu’il s’agit de secteurs qui travaillent aujourd’hui à plein rendement, du fait de la politique de réarmement suivie dans tous les pays. Ce fait ressenti par les ouvriers fait qu’ils ont dû déclencher leur mouvement pour diminuer le rythme abrutissant de la chaîne (…)"
- enfin et surtout, le Front populaire a amené la classe ouvrière sur le pire terrain pour elle, celui de sa défaite et de son écrasement : le nationalisme.
Avec l'hystérie patriotarde que développe la gauche au travers de 1'anti-fascisme, le prolétariat est amené à défendre une fraction de la bourgeoisie contre une autre, la démocrate contre la fasciste, un État contre un autre, la France contre l'Allemagne. Le PCF déclare : "L'heure est venue de réaliser effectivement l'armement général du peuple, de réaliser les réformes profondes qui assureront une puissance décuplée des moyens militaires et techniques du pays. L'armée du peuple, l'armée des ouvriers et des paysans bien encadrés, bien instruits, bien conduits par des officiers fidèles à la République". C'est au nom de cet "idéal" que les "communistes" vont célébrer Jeanne d'Arc, "grande libératrice de la France", que le PC appelle à un Front Français et reprend à son compte le mot d'ordre qui fut celui de l'extrême droite quelques années auparavant : "La France aux Français !" C'est sous le prétexte de défendre les libertés démocratiques menacées par le fascisme que l'on amène les prolétaires à accepter les sacrifices nécessaires à la santé du capital français et finalement à accepter le sacrifice de leur vie dans la boucherie de la Deuxième Guerre mondiale.
Dans cette tâche de bourreau, le Front populaire va trouver des alliés efficaces chez ses critiques de gauche : le Parti Socialiste Ouvrier et Paysan (PSOP) de Marceau Pivert, Trotskystes ou Anarchistes. Ceux-ci vont jouer le rôle de rabatteurs des éléments les plus combatifs de la classe et constamment se posent comme "plus radicaux", mais ce sera en fait plus "radicaux" dans la mystification de la classe ouvrière. Les Jeunesses Socialistes de la Seine, où les trotskystes tels Craipeau et Roux font de l'entrisme, sont les premiers à préconiser et organiser des milices anti-fascistes, les amis de Pivert qui se regroupent au sein du P.S.O.P. seront les plus virulents pour critiquer la "lâcheté" de Munich. Tous sont unanimes pour défendre la République espagnole au côté des anti-fascistes et tous participeront plus tard au carnage inter-impérialiste au sein de la résistance. Tous ont donné leur obole à la défense du capital national, ils ont bien mérité de la patrie !
A travers la constitution du Front populaire (Frente Popular) et sa victoire aux élections de février 1936, la bourgeoisie avait instillé au sein de la classe le poison de la "révolution démocratique" et réussi ainsi à lier la classe ouvrière à la défense de l’État "démocratique" bourgeois. De fait, lorsqu’une nouvelle vague de grèves éclate immédiatement après les élections, celle-ci est freinée et sabotée par la gauche et les anarchistes parce que "elles font le jeu des patrons et de la droite". Cela va se concrétiser tragiquement lors du Pronunciamiento militaire du 19 juillet 1936. Face au coup d’État, les ouvriers ripostent immédiatement par des grèves, des occupations de casernes et le désarmement de soldats, et ceci contre les directives du gouvernement qui appelait au calme. Là où les appels du gouvernement sont respectés ("Le gouvernement commande, le Front populaire obéit"), les militaires prennent le contrôle dans un bain de sang.
Cependant, l'illusion de la "révolution espagnole" est renforcée à travers la pseudo "disparition" de l’État capitaliste républicain, et la non-existence de la bourgeoisie, tous s’abritant derrière un pseudo "gouvernement ouvrier" et des organismes "plus à gauche" comme "le Comité central des Milices antifascistes" ou le "Conseil central de l’économie", qui entretiennent l’illusion d’un double pouvoir. Au nom de ce "changement révolutionnaire", si facilement conquis, la bourgeoisie demande et obtient des ouvriers l’Union Sacrée autour du seul et unique objectif de battre Franco. Or, "L’alternative ne réside point entre Azaña et Franco, mais entre bourgeoisie et prolétariat ; que l’un ou l’autre des deux partenaires soit battu, cela n’empêche que celui qui sera réellement vaincu sera le prolétariat qui fera les frais de la victoire d’Azaña ou de celle de Franco" (Bilan n° 33, juillet-août 1936).
Très vite, le gouvernement républicain de Front populaire, avec l’aide de la CNT et du POUM, détourne ainsi la réaction ouvrière contre le coup d’état franquiste vers la lutte antifasciste et déploie des manœuvres d’embrigadement pour déplacer le combat d’une bataille sociale, économique et politique contre l’ensemble des forces de la bourgeoisie vers la confrontation militaire dans les tranchées uniquement contre Franco, et l’armement des ouvriers n’est octroyé que pour les envoyer se faire massacrer sur les fronts militaires de la "guerre civile", hors de leur terrain de classe. "L’on pourrait supposer que l’armement des ouvriers contient des vertus congénitales au point de vue politique et qu’une fois matériellement armés, les ouvriers pourront se débarrasser des chefs traîtres pour passer aux formes supérieures de leur lutte. Il n’en est rien. Les ouvriers que le Front Populaire est parvenu à incorporer à la bourgeoisie, puisqu’ils combattent sous la direction et pour la victoire d’une fraction bourgeoise, s’interdisent par cela même la possibilité d’évoluer autour des positions de classe" (Bilan n° 33, juillet-août 1936).
Par ailleurs, cette guerre n’a rien de "civile" mais devient rapidement, avec l’engagement des démocraties et de la Russie du côté des "Républicains" et de l’Italie et de l’Allemagne du côté des "Phalangistes", un pur conflit inter-impérialiste et le prélude à la 2e boucherie mondiale. "Aux [en lieu et place des ndlr] frontières de classe, les seules qui auraient pu démantibuler les régiments de Franco, redonner confiance aux paysans terrorisés par la droite, d’autres frontières ont surgi, celles spécifiquement capitalistes, et l’Union Sacrée a été réalisée pour le carnage impérialiste, région contre région, ville contre ville en Espagne et, par extension, États contre États dans les deux blocs démocratique et fasciste. Qu’il n’y ait pas la guerre mondiale, cela ne signifie pas que la mobilisation du prolétariat espagnol et international ne soit pas actuellement achevée pour son entr’égorgement sous le drapeau impérialiste de l’opposition : fascisme-antifascisme" (Bilan n° 34, août-septembre 1936)
La guerre d’Espagne a encore développé un autre mythe, un autre mensonge. Tout en substituant à la guerre de classes du prolétariat contre le capitalisme la guerre entre "Démocratie" et "Fascisme", le Front populaire défigurait le contenu même de la révolution : l’objectif central n’était plus la destruction de l’État bourgeois et la prise du pouvoir politique par le prolétariat mais des prétendues mesures de socialisation et de gestion ouvrière des usines. Ce sont surtout les anarchistes et certaines tendances se réclamant du conseillisme qui exaltent tout particulièrement ce mythe, proclamant même que, dans cette Espagne républicaine, antifasciste et stalinienne, la conquête des positions socialistes était bien plus avancée que ce qu’avait pu atteindre la Révolution d’Octobre en Russie.
Sans développer ici cette question, il faut toutefois souligner que ces mesures, même si elles avaient été plus radicales qu’elles ne furent en réalité, n’auraient en rien changé le caractère fondamentalement contre-révolutionnaire du déroulement des événements en Espagne. Pour la bourgeoisie comme pour le prolétariat, le point central de la révolution ne peut être que celui de la destruction ou de la conservation de l’État capitaliste.
Le capitalisme peut non seulement s’accommoder momentanément des mesures d’autogestion ou de prétendues socialisations (mise en coopératives) des exploitations agricoles en attendant la possibilité de les ramener dans l’ordre à la première occasion propice, mais il peut parfaitement les susciter comme moyens de mystification et de dévoiement des énergies du prolétariat vers des conquêtes illusoires afin de le détourner de l’objectif central qui est l’enjeu de la Révolution : destruction de la puissance du capitalisme, son État.
L’exaltation des prétendues mesures sociales comme le summum de la Révolution n’est qu’une radicalité en paroles qui détourne le prolétariat de sa lutte révolutionnaire contre l’État et camoufle sa mobilisation comme chair à canon au service de la bourgeoisie. Ayant quitté son terrain de classe, le prolétariat non seulement sera enrôlé dans les milices antifascistes des anarchistes et des "poumistes" et envoyé au massacre comme chair à canon sur les fronts mais, de plus, connaîtra une sauvage surexploitation et toujours plus de sacrifices au nom de la production pour la guerre "de libération", de l’économie de guerre antifasciste : réduction des salaires, inflation, rationnements, militarisation du travail, allongement des journées de travail. Et lorsque le prolétariat désespéré se soulèvera, à Barcelone en mai 1937, le Front populaire et la Generalidad de Barcelone, où participent activement les anarchistes, répriment ouvertement et massacrent la classe ouvrière de cette ville, tandis que les franquistes interrompent les hostilités pour permettre aux bourreaux de gauche d’écraser dans le sang le soulèvement ouvrier.
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Des sociaux-démocrates aux gauchistes, tout le monde est d'accord, y compris certaines fractions de droite de la bourgeoisie, pour voir dans la montée de la gauche au gouvernement en 1936 en France et en Espagne (mais également, de façon moins spectaculaire sans doute, dans d’autres pays comme la Suède ou la Belgique) une grande victoire de la classe ouvrière et un signe de sa combativité et de sa force dans les années 30. Face à ces manipulations idéologiques, les révolutionnaires d'aujourd'hui, comme leurs prédécesseurs dans la revue Bilan, se doivent d'affirmer le caractère mystificateur des Fronts populaires et des "révolutions sociales" que ceux-ci prétendaient initier. L’arrivée au pouvoir de la gauche à cette époque exprimait au contraire la profondeur de la défaite du prolétariat mondial et a permis un embrigadement direct de la classe ouvrière en France et en Espagne dans la guerre impérialiste que préparait toute la bourgeoisie, en l’enrôlant massivement derrière la mystification de l’idéologie anti-fasciste.
" (…) Et je pensais surtout que c’était un immense résultat et un immense service rendu que d’avoir ramené ces masses et cette élite ouvrière à l’amour et au sentiment du devoir envers la patrie" (déclarations de Blum au procès de Riom).
"1936" marque pour la classe ouvrière une des périodes les plus noires de la contre-révolution, où les pires défaites de la classe ouvrière lui étaient présentées comme des victoires ; où, face à un prolétariat subissant encore le contrecoup de l’écrasement de la vague révolutionnaire qui commença en 1917, la bourgeoisie a pu imposer quasiment sans coup férir sa "solution" à la crise : la guerre.
Jos
1 [17] Lire B. Kermoal, "Colère ouvrière à la veille du Front populaire", Le Monde diplomatique, juin 2006, p. 28.
2 [18] Les citations concernant le Front populaires sont généralement tirées de L. Bodin et J. Touchard, Front populaire 1936, Paris : Armand Colin, 1985.
3 [19] Confédération nationale du Travail, centrale anarcho-syndicaliste.
4 [20] Parti Ouvrier d'Unification Marxiste, petit parti concentré en Catalogne représentant l'extrême gauche "radicale" de la Social-démocratie. Il fait partie du "Bureau de Londres" qui regroupe internationalement les courants socialistes de gauche (SAPD allemand, PSOP français, Independent Labour Party britannique, etc.).
5 [21] Edouard Daladier : dirigeant du Parti Radical, de nombreuses fois ministre à partir de 1924 (notamment des Colonnies et de la Guerre), chef du gouvernement en 1933, en 1934 et en 1938. C'est à ce titre que le 30 septembre 1938 il signe les accords de Munich. Pierre Cot : il commence sa carrière politique comme radical et la termine comme compagnon de route du PCF. Il est nommé ministre de l'Air en 1933 par Daladier. Léon Blum : chef historique de la SFIO (parti socialiste) après la scission du Congrès de Tours de 1920 qui voit se former le Parti communiste. Marcel Cachin : figure mythique du PCF, directeur de L'Humanité de 1918 à 1958. Ses états de service sont éloquents : il est jusqu'au-boutiste pendant la première guerre mondiale et, à ce titre, il est envoyé par le gouvernement français pour remettre à Mussolini, alors socialiste, l'argent qui lui permet de fonder Il popolo d'Italia destiné à faire propagande pour l'entrée de l'Italie dans la guerre. En 1917, après la révolution de février, il est envoyé en Russie pour convaincre le Gouvernement provisoire de poursuivre la guerre. En 1918, il se vante d'avoir pleuré quand le drapeau français a flotté à nouveau sur Strasbourg suite à la victoire de la France sur l'Allemagne. En 1920, il rallie le PCF où, il représente la droite du parti aux côtés de Frossard. Toute sa vie, il s'est distingué par son arrivisme et sa servilité ce qui lui a permis d'épouser avec talent tous les tournants du PCF.
6 [22] Plan adopté, sur proposition du banquier américain Charles Dawes, par la Conférence de Londres en août 1924 regroupant les vainqueurs de la guerre et l'Allemagne. Ce plan soulage ce pays des "réparations de guerre" qu'elle devait payer à ses vainqueurs (principalement à la France) ce qui lui permet de relancer son économie, et favoriser les investissements américains…
Un des résultats dramatiques de la contre-révolution qui a noyé dans le sang la révolution d’octobre 1917, a été l’isolement complet d’une poignée de révolutionnaires en URSS qui ont survécu aux goulags et aux rafles du Guépéou et du KGB (lesquels ont aussi réussi à ensevelir les contributions théoriques de la Gauche communiste russe). Lorsque l’effondrement de l’URSS a commencé à lever la chape de plomb mise en place par la bourgeoisie stalinienne, il était donc important que les révolutionnaires en occident et dans les pays de l’ex-URSS tentent de renouer les contacts, afin d’échanger leurs expériences et leurs idées, de telle sorte que les révolutionnaires de ces pays puissent retrouver leur place au sein du milieu prolétarien international. C’est pourquoi le CCI participe depuis 1996 aux conférences organisées à Moscou (et à Kiev en 2005) par le groupe Praxis, et entreprend un travail régulier de correspondance avec plusieurs groupes et contacts en Russie et en Ukraine. Nous avons déjà publié plusieurs articles à propos de cette correspondance sur notre site web en langue russe. Nous venons également de sortir en langue russe la dernière des publications imprimées du CCI, Internationalisme, dans le but de faciliter l’échange des idées en particulier auprès des camarades qui n’ont pas accès à Internet.
Nous savons que ce travail requiert beaucoup de patience de part et d’autre. Les problèmes de langues et de traduction constituent déjà une très grande difficulté; les idées de la Gauche communiste dont le CCI tire son héritage sont très peu connues en Russie ; de même, les notions développées par les camarades dans l’ ex-URSS sont souvent très marquées par l’expérience spécifique de ces pays et sont peu familières pour le lecteur en occident. Les deux articles que nous publions ci-dessous sont le fruit de ce travail de longue haleine : le premier [25],extrait de notre correspondance avec un camarade de Voronezh (ville située sur le Don au sud de Moscou),contient notre réponse au camarade sur la question de l’autogestion ; le deuxième [26] est un article écrit par un camarade d’Ukraine à propos des élections présidentielles en 2004 qui ont renversé le régime de Leonid Kuchma.
Cher camarade,
Nous avons bien reçu ta dernière lettre et nous saluons à nouveau tes contributions sur la loi de la valeur et sur l’autogestion. Elles font partie de l’indispensable discussion entre communistes pour définir avec un maximum de rigueur le programme de la révolution prolétarienne. Voici comment tu abordes les problèmes :
- "Dans votre livre, La décadence du capitalisme, vous dites que sous le socialisme la production marchande sera liquidée. Mais il est impossible de liquider la production marchande sans abolir la loi de la valeur. D’après la théorie de Marx, sous le socialisme, les produits du travail seront échangés selon la quantité de temps de travail nécessaire (selon le travail), c’est-à-dire conformément à la loi de la valeur."
- "Dans votre brochure Plate-forme et Manifestes [27], le point 11 s’intitule : "L’autogestion, auto-exploitation du prolétariat". Qu’est-ce que ça veut dire auto-exploitation ? L’exploitation, c’est l’appropriation des produits du travail d’autrui. Si je comprends bien, l’auto-exploitation c’est l’appropriation des produits de son propre travail. Ainsi Robinson Crusoë s’auto-exploitait quand il consommait les produits de son propre travail. Robinson Crusoë s’exploitait lui-même."
Nous allons essayer de répondre à ces deux questions, tout en montrant comment elles sont liées.
Dans ta lettre du 26 décembre 2004, tu cites un passage de la Critique du programme de Gotha de Marx : "Il [le producteur individuel] reçoit de la société un bon certifiant qu’il a fourni telle somme de travail (après déduction du travail effectué pour les fonds collectifs) et, avec ce bon, il retire des réserves sociales exactement autant d’objets de consommation que lui a coûtés son travail. Le même quantum de travail qu’il a donné à la société sous une forme, il le reçoit en retour sous une autre. Évidemment, il règne ici le même principe que celui qui règle l’échange des marchandises, pour autant qu’il est échange d’équivalents."1 [28]
L’idée essentielle défendue par Marx ici, c’est, qu’après la révolution, alors que le prolétariat détient le pouvoir, il est encore nécessaire pendant toute une période d’aligner les "salaires" des ouvriers sur le temps de travail et, en conséquence, de calculer le temps de travail contenu dans les produits, afin d’arriver à une "valeur d’échange" des produits qui peut être exprimée en "bons de travail". La production marchande, la loi de la valeur, et donc le marché, subsistent encore, et nous sommes bien d’accord avec lui. Nous comprenons donc ta surprise lorsque, dans notre livre La décadence du capitalisme, tu as lu que dans le socialisme la production marchande aurait disparu. Il s’agit en fait d’un malentendu sur les termes. En effet, dans notre presse, nous utilisons toujours le mot socialisme comme un synonyme de communisme en tant que but final du prolétariat : une société sans classes et sans État où les produits du travail ne seront plus des marchandises, où la loi de la valeur aura été éliminée. Dès l’époque où il écrivit Misère de la philosophie (1847), Marx était très clair là-dessus, dans le communisme il n’y a plus d’échange, il n’y a plus de marchandises : "Dans une société à venir, où l’antagonisme des classes aura cessé, où il n’y aura plus de classes, l’usage ne sera plus déterminé par le minimum du temps de production ; mais le temps de production qu’on consacrerait aux différents objets serait déterminé par leur degré d’utilité sociale."2 [29] À ce stade, la valeur d’échange aura été abolie. La communauté humaine réunifiée, au travers de ses organes administratifs chargés de la planification centralisée de la production, décidera quelle quantité de travail devra être consacrée à la production de tel ou tel produit. Mais elle n’aura plus besoin du "détour" de l’échange comme cela se passe dans le capitalisme puisque, ce qui importe, c’est le degré d’utilité sociale des produits. Nous serons alors dans une société d’abondance où non seulement les besoins les plus élémentaires de l’être humain sont satisfaits mais où ces besoins eux-mêmes connaissent un formidable développement. Dans cette société, le travail lui-même aura complètement changé de nature : le temps consacré à la création des besoins de subsistance étant réduit au minimum, le travail deviendra pour la première fois une activité vraiment libre. La distribution, comme la production, changeront également de nature. Peu importe désormais le temps consacré par l’individu à la production sociale, seul règnera le principe : "De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins !"
L’identification et la défense de ce but final de la lutte prolétarienne – une société sans classes, sans État ni frontières nationales, sans marchandises – irriguent toute l’œuvre de Marx, d'Engels et des révolutionnaires des générations suivantes. Il est important de le rappeler puisque ce but détermine profondément le mouvement qui y mène, de même que les moyens nécessaires à mettre en œuvre.
Après l’expérience de la révolution russe, puis de la contre-révolution stalinienne, nous pensons qu’il est préférable pour la clarté politique de parler d’une "période de transition du capitalisme au socialisme" plutôt que de "socialisme" ou de "phase inférieure du communisme". Il est évident qu’il ne s’agit pas d’une simple question de terminologie. En effet, la dictature du prolétariat ne peut pas être conçue comme une société stable, ni comme un mode de production spécifique. C’est une société en pleine évolution, tendue vers la réalisation du but final, faite de bouleversements sociaux et politiques, où les anciens rapports de production sont attaqués et déclinent tandis qu’apparaissent et se renforcent les nouveaux. Dans la Critique du programme de Gotha, juste avant le passage cité au début de cet article, Marx précise bien que : "La société communiste que nous avons ici à l’esprit, ce n’est pas celle qui s’est développée sur ses bases propres, mais au contraire [nous soulignons], celle qui vient d’émerger de la société capitaliste ; c’est donc une société, qui, à tous égards, économique, moral, intellectuel, porte encore les stigmates de l’ancien ordre où elle a été engendrée."3 [30] Quelques pages plus loin, il affirme très clairement : "Entre la société capitaliste et la société communiste, se situe la période de transformation révolutionnaire de l’une en l’autre. À cette période correspond également une période de transition politique où l’État ne saurait être autre chose que la dictature révolutionnaire du prolétariat."
Notre lettre précédente avait permis, semble-t-il, de lever ce malentendu et ta réponse exprimait un accord sur le fond : "Comme je comprends le marxisme, cette période de transition s’appelle le socialisme. Je ne parle pas du communisme de marché, mais du socialisme de marché. (...) Avec l’augmentation des forces productives, la distribution en fonction du travail se transforme en distribution selon les besoins, le socialisme se transforme pas à pas en communisme et le marché disparaîtra avec le temps."
Dans ta lettre du 26 décembre 2004, tu soulignais qu’il n’existe que trois formes de distribution des produits basées sur le temps de travail socialement nécessaire contenu en eux :
- par l’intermédiaire de l’argent (A), auquel cas l’échange des marchandises (M) s’effectue sous la forme M-A-M ;
- par l’intermédiaire d’un bon de travail (B) dont parlait Marx : M-B-M ;
- directement sous la forme du troc : M-M.
Et tu remarquais que, dans les trois cas, nous avons affaire à un échange de marchandises, donc à l’existence du marché, c’est-à-dire à une société qui utilise un équivalent général, la monnaie, pour exprimer le temps de travail, même si la monnaie n'est pas nécessaire dans le cas archaïque du troc pour déterminer l'équivalence. Comme tu le dis : "L’argent et les bons sont presque la même chose, parce qu’ils mesurent la même chose – le temps de travail. La différence entre eux est la même qu’entre une règle graduée en centimètres et une autre graduée en pouces." Nous sommes d’accord avec toi pour dire que c’est à cette situation économique que sera confronté le prolétariat après la prise du pouvoir et qu’ignorer cela représente une régression par rapport au marxisme. Ceci d’autant plus que la guerre civile entre le prolétariat et la bourgeoisie à l’échelle mondiale aura provoqué de nombreuses destructions qui se traduiront par un recul de la production. Sans cesse, les communistes devront combattre les illusions sur une extinction rapide et sans problème de la loi de la valeur. La nécessité pour le prolétariat de mener à son terme la suppression de l’échange et de créer les conditions du dépérissement de l’État, fera de la période de transition une période de bouleversement révolutionnaire comme l’humanité n’en a jamais connue.
Malgré ces précisions, il est évident qu’un désaccord subsiste. Tu écris, par exemple, dans la même lettre : "Sous le socialisme, les produits du travail seront échangés selon la quantité de travail socialement nécessaire. Et là où les produits du travail sont échangés selon la quantité de travail, le marché et la production marchande continuent d’exister. Par conséquent, pour abolir la production marchande il faut abolir la distribution basée sur la quantité de travail. Donc, si vous voulez abolir la production marchande, vous devez abolir le socialisme. Si vous vous considérez comme marxistes, vous devez reconnaître que le socialisme, dans son essence, est basé sur le marché. Sinon, allez chez les anarchistes ! "
De ce que nous avons vu plus haut, nous supposons que tu désignes par "socialisme" la période de transition du capitalisme au communisme. Cette période reste, par son essence, instable : soit le prolétariat est victorieux, et "l’économie de transition" est transformée dans le sens du communisme, c'est-à-dire vers l’abolition de l’économie marchande ; soit le prolétariat perd du terrain, les lois du marché se réaffirment, et il y a le danger que la voie soit ouverte vers la contre-révolution.
Encore dans la même lettre, tu écris qu’on retrouve cette ignorance chez les anarchistes. En effet, chez eux, l’émancipation de l’humanité repose uniquement sur un effort de volonté et, par conséquent, le communisme aurait pu voir le jour à n’importe quelle époque historique. Ce faisant, ils rejettent toute connaissance scientifique du développement social et, du coup, sont incapables de comprendre quel rôle peuvent y jouer la lutte de classe et la volonté humaine. Dans sa Préface au Capital, Marx répondait, sans les nommer, aux anarchistes qui nient l’inévitabilité d’une période de transition : "Lors même qu’une société est arrivée à découvrir la piste de la loi naturelle qui préside à son mouvement – et le but final de cet ouvrage est de dévoiler la loi économique du mouvement de la société moderne – elle ne peut ni dépasser d’un saut ni abolir par des décrets les phases de son développement naturel ; mais elle peut abréger la période de gestation, et adoucir les maux de leur enfantement."4 [31]
Selon Marx et Engels, la nécessité de la dictature du prolétariat, c’est-à-dire d’une période de transition entre les deux modes de production “stables” que constituent le capitalisme et le communisme, repose sur deux fondements :
- l’impossibilité d’un épanouissement du communisme au sein du capitalisme (contrairement au capitalisme qui prit naissance au sein du féodalisme) ;
- le fait que le formidable développement des forces productives obtenu par le capitalisme est encore insuffisant pour permettre la pleine satisfaction des besoins humains qui caractérise le communisme.
Cela, non seulement les anarchistes sont bien évidemment incapables de le comprendre mais, plus encore, leur "vision du communisme" ne dépasse en aucune façon l’étroit horizon bourgeois. On peut le constater déjà dans l’œuvre de Proudhon. Pour celui-ci, l’économie politique est la science suprême et il s’acharne à déceler dans chaque catégorie économique capitaliste les bons et les mauvais côtés. Le bon côté de l’échange, c’est qu’il met face à face deux valeurs égales. Le bon côté de la concurrence, c’est l’émulation. Et il trouvera immanquablement un bon côté à la propriété privée : "Mais il est évident que si l’inégalité est un des attributs de la propriété, elle n’est pas toute la propriété ; car ce qui rend la propriété délectable, comme disait je ne sais plus quel philosophe, c’est la faculté de disposer à volonté non pas seulement de la valeur de son bien mais de sa nature spécifique, de l’exploiter selon son plaisir, de s’y fortifier et de s’y clore, d’en faire tel usage que l’intérêt, la passion et le caprice vous suggèrent."5 [32]
On nous annonçait le règne de la liberté, on écope des rêves bornés et mesquins du petit producteur. Pour les anarchistes, la société idéale n’est qu’un capitalisme idéalisé où régneront en maître l’échange et la loi de la valeur, c’est-à-dire les conditions de l’exploitation de l’homme par l’homme. A contrario, le marxisme se présente comme une critique radicale du capitalisme qui défend la perspective d’une véritable émancipation du prolétariat et, du même coup, de l’humanité tout entière. Marx et Engels ont toujours combattu le communisme grossier qui cantonnait la révolution à la sphère de la distribution et qui aboutissait simplement à un partage de la misère. Ils lui opposaient le jaillissement des forces productrices libérées des entraves du capitalisme. Ils ne réclamaient pas seulement la satisfaction des besoins élémentaires de l’être humain mais encore l’accomplissement de celui-ci, le dépassement de la séparation entre l’individu et la communauté, le développement de toutes les facultés de l’individu actuellement étouffées par la pieuvre de la division du travail : "Dans la phase supérieure de la société communiste, quand auront disparu l’asservissante subordination des individus à la division du travail et, par suite, l’opposition entre le travail intellectuel et le travail corporel ; quand le travail sera devenu non seulement le moyen de vivre, mais encore le premier besoin de la vie ; quand, avec l’épanouissement universel des individus, les forces productives se seront accrues, et que toutes les sources de la richesse coopérative jailliront avec abondance – alors seulement on pourra s’évader une bonne fois de l’étroit horizon du droit bourgeois, et la société pourra écrire sur ses bannières : ‘De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins !’ "6 [33]
Par là, le marxisme ne cède pas aux phrases ronflantes du radicalisme petit bourgeois et de l’utopie ; il sait que le seul moyen de sortir du capitalisme, c’est l’élimination du salariat et de l’échange qui résument toutes les contradictions du capitalisme, qui sont la cause ultime des guerres, des crises et de la misère qui ravagent la société. La politique économique mise en œuvre par la dictature du prolétariat est toute entière tournée vers ce but. Selon cette conception, il n’y a pas transmutation spontanée mais destruction des rapports sociaux capitalistes.
Ce rappel nous permet de souligner l’extrême confusion avec laquelle les anarchistes prétendent dépasser la séparation de l’ouvrier d’avec les produits de son travail. Dans leur esprit, en devenant propriétaires de l’usine où ils travaillent, les ouvriers deviennent forcément propriétaires des produits de leur travail. Ils les dominent enfin, ils en obtiennent même l’intégralité de la jouissance. Résultat : la propriété est devenue éternelle et sacrée. Nous sommes ici en présence d’un régime de type fédéraliste hérité des modes de production précapitalistes. C’est la même démarche chez Lassalle. Celui-ci a appris chez Marx que l’exploitation se traduit par l’extraction de plus-value. Réclamons dès lors pour l’ouvrier le produit intégral du travail et le problème est réglé. Ce faisant, comme dit Engels dans l’Anti-Dühring : "On retire à la société la fonction progressive la plus importante de la société, l’accumulation ; on la remet aux mains et à l’arbitraire des individus."7 [34] Après les travaux de Marx, ces confusions sur le travail, la force de travail et le produit du travail sont devenues proprement inadmissibles. Ce galimatias théorique commun à Lassalle et aux anarchistes forme la base des conceptions autogestionnaires. Ici, on ne s’oriente plus vers l’abolition de l’échange et le communisme, on multiplie les obstacles sur son chemin. Voici comment Marx, toujours dans la Critique du programme de Gotha, conclut la critique acerbe de ces conceptions : "Je me suis plus longuement étendu sur le “fruit intégral du travail”, le “droit égal” et la “distribution équitable”, afin de montrer la faute commise par ceux qui veulent imposer derechef à notre parti, comme des dogmes, des conceptions qui ont pu avoir un sens à une certaine époque, mais qui ne sont plus aujourd’hui qu’une pacotille hors d’usage ; et aussi ceux-là qui dénaturent la conception réaliste enseignée à grand-peine au parti, et qui s’y est à présent bien enracinée ; ceux-là qui réapparaissent avec leurs finasseries d’idéologues, de juristes, ou que sais-je, si familières aux démocrates et socialistes français."8 [35]
De ce point de vue, il nous semble que tu t’arrêtes en chemin dans ton raisonnement. Tu es d’accord avec nous pour dire que, durant cette période, il n’y aura pas d’exploitation de la classe ouvrière, du fait que c’est le prolétariat qui exerce le pouvoir, du fait du processus de collectivisation des moyens de production, du fait que le surtravail n’a plus la forme d’une plus-value destinée à l’accumulation du capital mais est destiné (une fois défalqué le fond de réserve et ce qui est destiné aux membres improductifs de la société) à la satisfaction croissante des besoins sociaux. Tu dis très justement : "La différence entre le socialisme [période de transition] et le capitalisme consiste en ce que sous le socialisme la main-d’œuvre n’existe pas en tant que marchandise" (lettre du 23 janvier 2005). Mais tu affirmes dans la lettre suivante : "La loi de la valeur restera en vigueur complètement, non partiellement." Ce que renforce encore ton expression : "socialisme de marché". Tu vois bien la nécessité d’attaquer le salariat mais pas celle d’attaquer l’échange marchand. Or, les deux sont profondément liés.
La loi de la valeur découverte par Marx ne consiste pas seulement à élucider l’origine de la valeur des marchandises, elle résout l’énigme de la reproduction élargie du capital. Alors même que le prolétaire reçoit de la vente de sa force de travail un salaire qui correspond à sa valeur réelle, il fournit pourtant une valeur bien supérieure dans le processus de production. L'exploitation qui permet que soit ainsi extraite une telle plus-value du travail du prolétaire existait déjà dans la production marchande simple à partir de laquelle le capitalisme est né et s’est développé. Il n’est donc pas possible de supprimer l’exploitation du prolétariat sans s’attaquer à l’échange marchand. C’est d’ailleurs ce que nous explique clairement Engels dans L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’État : "Dès que les producteurs ne consommèrent plus eux-mêmes directement leurs produits, mais s’en dessaisirent par l’échange, ils en perdirent le contrôle. Ils ne surent plus ce qu’il en advenait, et il devint possible que le produit fût employé quelque jour contre le producteur, pour l’exploiter et l’opprimer. C’est pourquoi aucune société ne peut, à la longue, rester maîtresse de sa propre production, ni conserver le contrôle sur les effets sociaux de son procès de production, si elle ne supprime pas l’échange entre individus."9 [36]
Si la loi de la valeur reste "en vigueur complètement", comme tu l’affirmes, alors le prolétariat restera une classe exploitée. Pour que l’exploitation cesse durant la période de transition, il ne suffit pas que la bourgeoisie ait été expropriée. Il faut encore que les moyens de production cessent d’exister en tant que capital. Au principe capitaliste du travail mort, du travail accumulé, qui se soumet le travail vivant en vue de la production de plus-value, il faut substituer le principe du travail vivant qui maîtrise le travail accumulé en vue d’une production destinée à la satisfaction des besoins des membres de la société. La dictature du prolétariat devra dans ce sens combattre le productivisme absurde et catastrophique du capitalisme. Comme le disait la Gauche Communiste de France, "La part de surtravail que le prolétariat aura à prélever sera peut-être au début aussi grande que sous le capitalisme. Le principe économique socialiste ne saurait donc être distingué, dans la grandeur immédiate, du rapport entre le travail payé et non payé. Seule la tendance de la courbe, la tendance au rapprochement du rapport pourra servir d’indication de l’évolution de l’économie et être le baromètre indiquant la nature de classe de la production."10 [37]
La deuxième question en discussion est traitée au point 11 de notre plate-forme : "L’autogestion, auto-exploitation du prolétariat". Tu affirmes ici un net désaccord avec notre position. Cela te paraît inconcevable que les ouvriers puissent s’exploiter eux-mêmes. "Mais je ne comprends pas du tout", écris-tu, "comment il est possible de s’exploiter, c’est à peu près la même chose que de se voler." Depuis les grandes luttes ouvrières de la fin des années 1960, la plupart de nos sections ont été confrontées concrètement à la question de l’autogestion par les ouvriers de "leur" entreprise au sein de la société capitaliste. Elles ont pu donc vérifier dans la pratique que sous le masque autogestionnaire se cache le piège de l’isolement tendu par les syndicats. Les exemples sont en effet nombreux : l’entreprise fabriquant les montres Lip en France en 1973, Quaregnon et Salik en Belgique en 1978-79, Triumph en Angleterre à la même époque et tout récemment dans la mine de Tower Colliery au Pays de Galles. À chaque fois le scénario est le même : la menace de faillite provoque la lutte des ouvriers, les syndicats organisent l’isolement de la lutte et finissent par obtenir la défaite en faisant miroiter le rachat de l’usine par les ouvriers et les cadres, quitte à verser, si nécessaire, plusieurs mois de salaire ou la prime de licenciement pour augmenter le capital de l’entreprise. En 1979, l’usine Lip, entre-temps devenue coopérative ouvrière, est obligée de fermer sous la pression de la concurrence. Lors de la dernière assemblée générale, un ouvrier exprime sa rage et son désespoir face aux délégués syndicaux qui étaient devenus en fait les véritables patrons de l’entreprise : "Vous êtes ignobles ! Aujourd’hui c’est vous qui nous foutez à la porte... Vous nous avez menti !"11 [38] Faire accepter les sacrifices que la crise économique impose, exige d'étouffer dans l’œuf les luttes ouvrières de résistance, voilà l’utilité du mot d’ordre de l’autogestion.
Cette position de principe est pleinement conforme au marxisme. Il faut déjà remarquer que nous ne sommes pas les premiers à utiliser la notion d’auto-exploitation des ouvriers. Voici ce qu’écrivait Rosa Luxemburg en 1898 :
"Mais dans l’économie capitaliste l’échange domine la production ; à cause de la concurrence il exige, pour que puisse vivre l’entreprise, une exploitation impitoyable de la force de travail, c’est-à-dire la domination complète du processus de production par les intérêts capitalistes. Pratiquement, cela se traduit par la nécessité d’intensifier le travail, d’en raccourcir ou d’en prolonger la durée selon la conjoncture, d’embaucher ou de licencier la force de travail selon les besoins du marché, en un mot de pratiquer toutes méthodes bien connues qui permettent à une entreprise capitaliste de soutenir la concurrence des autres entreprises. D’où, pour la coopérative de production, la nécessité, contradictoire pour les ouvriers, de se gouverner eux-mêmes avec toute l’autorité absolue nécessaire et de jouer vis-à-vis d’eux-mêmes le rôle d’entrepreneurs capitalistes. De cette contradiction la coopérative de production meurt, en ce sens qu’elle redevient une entreprise capitaliste ou bien, au cas où les intérêts ouvriers sont les plus forts, qu’elle se dissout."12 [39]
Lorsque des ouvriers jouent "vis-à-vis d’eux-mêmes le rôle d’entrepreneurs capitalistes", c’est cela que nous appelons auto-exploitation. Ta défense de l’autogestion s’appuie sur l’expérience des coopératives ouvrières au 19e siècle et tu cites en particulier la "Résolution sur le travail coopératif", adoptée au premier congrès de l’AIT. En effet, Marx et Engels ont à plusieurs reprises encouragé le mouvement coopératif, essentiellement les coopératives de production, pas tellement pour leurs résultats pratiques mais plutôt parce qu’elles confortaient l’idée que les prolétaires pourront très bien se passer des capitalistes. C’est pourquoi ils se sont empressés d’en souligner les limites, les risques incessants qu’elles tombent plus ou moins directement sous le contrôle de la bourgeoisie. Leur souci était d’éviter que les coopératives ne détournent les ouvriers de la perspective révolutionnaire, de la nécessité de la prise du pouvoir sur l’ensemble de la société. Cette résolution stipule :
"a) Nous reconnaissons le mouvement coopératif comme une des forces transformatrices de la société présente, fondée sur l’antagonisme des classes. Son grand mérite est de montrer pratiquement que le système actuel de subordination du travail au capital, despotique et paupérisateur, peut être supplanté par le système républicain de l’association de producteurs libres et égaux.
b) Mais le système coopératif restreint aux formes minuscules issues des efforts individuels des esclaves salariés, est impuissant à transformer par lui-même la société capitaliste. Pour convertir la production sociale en un large et harmonieux système de travail coopératif, des changements généraux sont indispensables. Ces changements ne seront jamais obtenus sans l’emploi des forces organisées de la société. Donc, le pouvoir d’État, arraché des mains des capitalistes et des propriétaires fonciers, doit être manié par les producteurs eux-mêmes."13 [40]
Tu cites d’ailleurs la première partie de ce passage mais pas la seconde qui lui donne pourtant un éclairage fondamental et qui reflète beaucoup plus fidèlement la véritable pensée de Marx. On sait que dans la 1e Internationale, Marx était obligé de composer avec toute une série d’écoles socialistes confuses qu’il espérait faire progresser. En prenant conscience de lui-même, le mouvement ouvrier se débarrasserait des "recettes doctrinaires" et Marx y contribua activement. Les associations coopératives appartenaient à ce type doctrinaire et entendaient se substituer à la lutte de classe, à la protection des ouvriers, à la lutte syndicale et même au renversement de la société capitaliste. Pour Marx, il était indispensable que la classe ouvrière se hisse à la hauteur d’une compréhension théorique de ce qu’elle devait réaliser dans la pratique. Dans ce sens, la formule : "un large et harmonieux système de travail coopératif" désigne incontestablement dans son esprit la société communiste et non pas une fédération de coopératives ouvrières.
La première partie de cette résolution signifie pour toi que la lutte pour des réformes n’est pas contradictoire avec le renversement révolutionnaire du capitalisme, qu'elle en est complémentaire. Mais cette complémentarité n’était possible qu’à l’époque du capitalisme progressiste, époque où la bourgeoisie pouvait encore jouer un rôle révolutionnaire vis-à-vis des vestiges du féodalisme et où les ouvriers devaient participer aux luttes parlementaires et syndicales pour la reconnaissance des droits démocratiques, pour imposer de grandes réformes sociales afin de hâter l’apparition des conditions de la révolution communiste. Aujourd’hui, au contraire, nous vivons l’époque de la décadence du capitalisme. Avec l’éclatement de la Première Guerre mondiale, avec l’émergence d’une nouvelle période du capitalisme, celle de l’impérialisme, de la décadence, les réformes sont devenues impossibles. Sans cette démarche historique propre au marxisme, on finit par oublier l’avertissement de Lénine dans La révolution prolétarienne et le renégat Kautsky : "L’une des méthodes les plus sournoises de l’opportunisme consiste à répéter une position valable dans le passé."
Tu affirmes que, d’après Marx, "le socialisme naît au sein de la société bourgeoise vieille et mourante." Si nous ouvrons le Manifeste communiste, par exemple, nous ne trouvons nulle part une telle idée. Marx et Engels y expliquent que la bourgeoisie avait développé de nouveaux rapports de production progressivement au sein du féodalisme et que sa révolution politique vient parachever la domination économique acquise auparavant. Ils montrent ensuite que le processus est inverse pour le prolétariat : "Toutes les classes qui, dans le passé, se sont emparées du pouvoir essayaient de consolider leur situation acquise en soumettant la société aux conditions qui leur assuraient leurs revenus propres. Les prolétaires ne peuvent se rendre maîtres des forces productives sociales qu'en abolissant leur propre mode d'appropriation d'aujourd'hui et, par suite, tout le mode d'appropriation en vigueur jusqu'à nos jours. Les prolétaires n'ont rien à sauvegarder qui leur appartienne, ils ont à détruire toute garantie privée, toute sécurité privée antérieure" (Manifeste communiste, "Bourgeois et prolétaires"). La révolution politique du prolétariat représente la condition indispensable à l’émergence de nouveaux rapports de production. Ce qui naît au sein de la société bourgeoise, ce sont les conditions du socialisme, pas le socialisme lui-même.
Pour appuyer ton argumentation, tu développes l’idée que "La décadence signifie la stagnation économique, la floraison de la délinquance, l’augmentation de la misère et du chômage, un pouvoir d’État faible et instable (un exemple frappant ce sont les empires militaires dans l’ancienne Rome qui ne se maintenaient que quelques mois), la lutte de classe aiguë. Et la chose principale que vous n’avez pas mentionné dans votre livre La décadence du capitalisme, c’est l’apparition de nouveaux rapports de classes au sein de l’ancienne société mourante. Dans l’Empire romain, c’était les colons, les esclaves dans les exploitations agricoles, donc des serfs dans leur essence. Dans la période de la destruction de la société bourgeoise, ce sont les entreprises autogérées, plus précisément les coopératives." Il est vrai que, dans le capitalisme décadent, la société bourgeoise est marquée par une grande instabilité. La bourgeoisie doit faire face à un affaiblissement économique sans précédent, la crise de surproduction exerce ses ravages du fait de l’insuffisance des marchés solvables à l’échelle internationale, les rivalités impérialistes s’exacerbent et débouchent sur la guerre mondiale. Précisément, la bourgeoisie répond à cette situation par un renforcement de l’État comme ce fut déjà le cas dans la décadence de l’Empire romain et, pour ce qui concerne le féodalisme, avec la monarchie absolue. L’aggravation de la concurrence, la nécessité d’une surexploitation du prolétariat, l’apparition d’un chômage massif, un État totalitaire qui étend ses tentacules à toute la société civile (et non pas un “État faible et instable”), voilà justement les raisons qui rendent désormais impossible la survivance des coopératives ouvrières.
Nous sommes tout à fait d’accord avec toi pour dire que ce sont "les communistes de Gauche qui avaient raison sur la question [du capitalisme d’État] et pas Lénine." Ils avaient compris intuitivement que le capitalisme se renforçait en Russie même en l’absence d’une bourgeoisie privée et que le pouvoir de la classe ouvrière était en danger. En effet, sous la pression de l’isolement de la révolution, les Conseils ouvriers ont perdu le pouvoir au profit de l’État auquel le parti bolchevique s’était totalement identifié. Mais nous ne sommes pas pour autant d’accord avec les remèdes proposés par l’Opposition ouvrière de Kollontaï. Réclamer que la gestion des entreprises et l’échange des produits passent sous le contrôle des ouvriers de chaque usine ne pouvait qu’aggraver le problème, le rendre encore plus compliqué. Non seulement les ouvriers n’auraient obtenu qu’un pouvoir symbolique mais ils auraient de plus perdu leur unité de classe qui s’était réalisée si magnifiquement par le surgissement des Conseils ouvriers et l’influence d’un réel parti d’avant-garde en leur sein, le parti bolchevique.
Tu penses au contraire que : "Il est beaucoup plus facile et commode pour les ouvriers de contrôler la production au niveau des entreprises. (...) Après Octobre 17, l’économie a été gérée d’une manière centralisée. Finalement, le socialisme s’est dégradé en capitalisme d’État, malgré la volonté des Bolcheviks. (...) Donc, sous le socialisme, les Conseils ouvriers n’auront pas pour fonction de gérer l’économie, ils ne planifieront pas la production ni ne distribueront les produits. Si on prête ces fonctions aux Conseils ouvriers, le socialisme évoluera inévitablement vers le capitalisme d’État." En ce qui nous concerne, nous sommes convaincus que la centralisation est fondamentale pour le pouvoir ouvrier. Si tu retires la centralisation du socialisme, alors tu obtiens les communautés autonomes anarchistes et une régression des forces productives. Ce qui s’est passé en Russie, c’est qu’une force centralisée, l’État, a supplanté une autre force centralisée, les Conseils ouvriers. D’où est donc venue la bureaucratie puis la nouvelle bourgeoisie stalinienne ? Elle est venue de l’État, pas des Conseils ouvriers qui ont, quant à eux, subi un processus de dépérissement qui les a conduits à la mort. Ce n’est pas la centralisation qui est la cause de la dégénérescence de la révolution russe. Si les Conseils ouvriers ont été affaiblis à ce point, si les Bolcheviks se sont faits eux-mêmes happer par l’État, c’est à cause de l’isolement de la révolution. Les mitrailleuses qui assassinaient le prolétariat allemand atteignaient, comme par ricochet, le prolétariat russe qui, sans tarder, ne devint qu’un géant blessé, affaibli, exsangue. Nouvelle confirmation de cette grande leçon de la révolution russe : le socialisme est impossible dans un seul pays !
Pour conclure, revenons à ta conception de l’autogestion des entreprises sous le capitalisme.14 [41] Dans ces coopératives, les ouvriers décident collectivement la répartition du profit. Le salariat n’existe plus, "les ouvriers reçoivent la valeur d’usage et non pas la valeur d’échange de leur force de travail." D’abord, nous pensons qu’il y a ici une confusion entre "valeur d’échange" et "valeur d’usage" : cette dernière exprime l’utilité de ce qui est produit, l’usage qu’on peut en faire. Et justement, une des spécificités fondamentales, par rapport aux autres époques de l’histoire, du processus de production mis en œuvre par le prolétariat moderne, c’est précisément que les valeurs d’usage qu’il produit ne peuvent être appropriées que par la société toute entière : contrairement aux chaussures (par exemple) produites par l’artisan cordonnier, les centaines de millions de puces électroniques produites par les ouvriers d’Intel ou AMD n’ont aucune valeur d’usage "en soi" ; leur valeur d’usage n’existe qu’en tant que composants d’autres machines produites par d’autres ouvriers dans d’autres usines et qui rentrent eux-mêmes dans la chaîne de production d’autres usines encore. La même chose est vraie y compris pour les "cordonniers" modernes : les ouvriers de Jinjiang en Chine produisent 700 millions de chaussures par an : on a du mal à imaginer qu’ils pourraient les porter toutes ! De même, on imagine mal telle usine autogérée rétribuer les ouvriers en moissonneuses-batteuses, par définition indivisibles et telle autre en stylos à bille.
Mais admettons, comme tu le dis, que les ouvriers reçoivent l’équivalent à la fois du capital variable et de la plus value produite. Ils ne peuvent cependant consommer intégralement le profit de l’entreprise mais seulement une partie relativement faible, le reste devant être transformé en nouveaux moyens de production. En effet, les lois de la concurrence (puisque nous sommes bien ici dans une situation de concurrence) sont ainsi faites que toute entreprise doit s'agrandir et augmenter sa productivité si elle ne veut pas périr. Une partie du profit est donc accumulée et transformée à nouveau en capital. Et nécessairement une partie quasiment aussi importante que dans une usine non autogérée, sinon l'entreprise autogérée ne s'agrandira pas aussi rapidement que les autres et finira aussi par dépérir. Au minimum, les prix de revient de l’usine autogérée doivent être aussi bas que ceux du reste de l’économie capitaliste, faute de quoi elle ne trouvera pas d’acheteurs pour ses produits. Ce qui veut dire inévitablement que les ouvriers des usines autogérées devront aligner leurs salaires et leur rythme de travail sur ceux des ouvriers employés par des entreprises capitalistes : en un mot, ils devront s’auto-exploiter.
Plus encore, nous nous retrouvons dans les mêmes conditions d’exploitation que dans toute autre entreprise puisque la force de travail reste soumise, aliénée au travail mort, au travail accumulé, au capital. Tout au plus peuvent-ils récupérer cette fraction du profit qui, dans l’entreprise capitaliste traditionnelle, va à la consommation personnelle du patron ou constitue les dividendes des actionnaires. Les ouvriers qui s’étaient réjouis d’avoir obtenu un supplément à leur salaire devront vite déchanter. Les chefs qu’ils avaient élus en toute confiance, sauront vite les convaincre de rendre ce supplément et même de consentir des réductions de salaire.
"Ni la transformation en sociétés par actions, ni la transformation en propriété d’État, [ni la transformation en entreprises autogérées, pourrions-nous ajouter] ne supprime la qualité de capital des forces productives", dit Engels dans l’Anti-Dühring. La transformation du statut juridique des entreprises ne change rien à leur nature capitaliste. Car le capital n’est pas une forme de propriété, il est un rapport social. Seule la révolution politique du prolétariat, en imposant une nouvelle orientation à la production sociale peut éliminer le capital. Mais il ne peut l’obtenir en reculant par rapport au niveau de socialisation internationale atteint sous le capitalisme. Il doit au contraire parachever cette socialisation en brisant le cadre national, le cadre de l’entreprise et la division du travail. Le mot d’ordre du Manifeste communiste prendra alors tout son sens : "Prolétaires de tous les pays, unissez-vous !".
En attendant de te lire, reçois nos salutations fraternelles et communistes.
Le C.C.I., le 22 novembre 2005
1 [42] Karl Marx, Œuvres, Économie I, Éditions Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, Partie I.3 des Gloses marginales, p. 1419.
2 [43] Karl Marx, Misère de la philosophie, Œuvres, Économie I, Éditions Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, Chapitre premier : Une découverte scientifique ; Deuxième partie : La valeur constituée ou la valeur synthétique, p. 37.
3 [44] Karl Marx, Op. Cit., p. 1418.
4 [45] Karl Marx, Préface de la première édition du Livre Premier du Capital, Œuvres, Économie I, Éditions Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, p. 550.
5 [46] Pierre-Joseph Proudhon, Qu’est-ce que la propriété ? cité dans Claude Harmel, Histoire de l’anarchie, Éditions Champ Libre, Paris, 1984, p. 149.
6 [47] Karl Marx, Critique du programme du parti ouvrier allemand, Œuvres, Économie I, Éditions Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, p. 1420.
7 [48] Friedrich Engels, Anti-Dühring, Éditions Sociales, Paris, 1977, Troisième partie, Chapitre IV : La répartition, p. 348.
8 [49] Critique du programme du parti ouvrier allemand, op. cit., p. 1421.
9 [50] Friedrich Engels, L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’État, Chapitre V : "Genèse de l’État athénien" Éditions Sociales/Messidor, Collection Essentiel, Paris, 1983, p. 202.
10 [51] "L’expérience russe [52]", Internationalisme n°10, mai 1946, republié dans la Revue Internationale n°61, 2e trimestre 1990, et dans notre brochure "Effondrement du Stalinisme".
11 [53] Révolution Internationale n°67, novembre 1979.
12 [54] Rosa Luxemburg, Réforme ou révolution, Petite Collection Maspero, Paris, 1976, deuxième partie, chapitre 2 : "Les syndicats, les coopératives et la démocratie politique", p. 61
13 [55] Karl Marx, Résolutions du Premier Congrès de l’A.I.T. (réuni à Genève en septembre 1866), in Œuvres, Économie I, Éditions Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, p. 1469.
14 [56] Pour citer ta lettre :
"L’autogestion (dans le plein sens du terme), c’est lorsque les ouvriers gèrent eux-mêmes leur entreprise, y compris en se partageant les profits. En fait, l’entreprise est devenue la propriété des ouvriers."
"Pour moi, les entreprises coopératives ont les caractéristiques suivantes :
1 l’absence complète du salariat,
2) l’élection de tous les responsables,
3) la distribution des profits par le collectif des travailleurs de l’entreprise."
"Dans les entreprises où le salariat n’existe pas, c’est-à-dire lorsque les ouvriers reçoivent la valeur d’usage [le capital variable + la plus-value] et non pas la valeur d’échange de leur force de travail [le capital variable], la production est dix fois plus efficace."
"Les ouvriers fabriquent des produits, ils les vendent sur le marché. Avec ce qu’ils ont gagné, ils peuvent acheter l’équivalent de la même quantité de travail à d’autres ouvriers. Il y a bien eu une distribution effectuée sur la base de la quantité de travail. Ensuite, une partie de la valeur va au renouvellement des moyens de production, tandis que l’autre va à la consommation individuelle des ouvriers."
La "révolution orange" de 2004 en Ukraine a été un évènement très fortement médiatisé en occident. On peut dire qu’elle semblait posséder tous les ingrédients d’un feuilleton à succès de politique-fiction : d’un côté une mafia stalinienne profondément corrompue, très probablement coupable du meurtre d’un journaliste qui aurait mené une enquête trop approfondie sur ses "affaires" ; de l’autre l’héroïque défenseur de la démocratie, Yushchenko, au visage ravagé par le poison d’un attentat raté du KGB et à ses côtés la très belle Yulia Timoshenko, figure emblématique de la jeunesse et de l'espoir pour l’avenir.
Un des grands intérêts de cet article très documenté, est le fait qu’il montre les dessous de la "révolution orange" et, de ce fait, démystifie les illusions de la démocratisation dans les pays de l’ex-URSS. Depuis 2004, les évènements ont largement confirmé l’analyse contenue dans cet article : la démocratisation en Ukraine était déterminée essentiellement par des luttes de pouvoir entre les principaux clans de la bourgeoisie de ce pays. Timoshenko, devenue Premier Ministre sous le nouveau gouvernement de Yushchenko, fut limogée par ce dernier à peine neuf mois plus tard. Les élections parlementaires de 2006 (qui ont vu le Parti des Régions de Yanukovich, le candidat présidentiel déçu de 2004, et l’héritier de Kuchma devenir le plus grand bloc parlementaire) ont été suivies par une série de tractations entre les différents partis. Ces élections ont vu Timoshenko (qui n’a pas réussi à revenir à son poste de Premier Ministre malgré une tentative d’accord avec le parti Notre Ukraine de Yushchenko), se joindre aux "socialistes" et "communistes" et… au Parti des Régions afin de nommer son ancien ennemi Yanukovich au poste de Premier Ministre. Les alliances sont tellement instables et entièrement fondées sur des luttes de cliques, que cette situation pourrait très bien être de nouveau renversée d’ici la mise sous presse de notre revue.
Nous faisons nôtre la dénonciation de la démocratie par l’auteur de cet article. En particulier, nous voulons souligner la justesse de l’idée suivant laquelle "si les ouvriers se joignent à un mouvement bourgeois derrière des slogans démocratiques, cela signifie qu'ils refusent de lutter pour les intérêts spécifiques du prolétariat". Il subsiste néanmoins un certain nombre de points sur lesquels nous avons estimé nécessaire de signaler des désaccords ou ce que nous considérons comme des imprécisions. Pour ne pas entraver la trame de l’argumentation, ceux-ci sont signalés dans des notes en fin d’article (notes i à vi).
CCI, 7 juillet 2006
La fonction de la démocratie bourgeoise
Un développement inégal, l'anarchie de la production et une pluralité d'intérêts au sein de la classe dominante sont caractéristiques de la société capitaliste et ce sont des axiomes pour tout observateur sans préjugé. Tel est donc notre point de départ. L'expérience montre que dans la société capitaliste, la configuration des différents groupes d'intérêts au sein de la classe dominante change dans des laps de temps relativement courts. Dans la pratique, aujourd'hui n'est déjà plus comme hier et demain sera notablement différent d'aujourd'hui. Dans la mesure où l'équilibre des intérêts de la bourgeoisie change de façon dynamique, il est nécessaire que le système politique de la société capitaliste soit capable de répondre à ces changements en temps et en heure. En d'autres termes, il ne doit pas seulement être flexible, il doit également montrer qu'il peut prendre les formes les plus variées. Il s'ensuit que moins les formes politiques de la société bourgeoise sont flexibles, moins elles seront capables de répondre à ces changements de rapports de force et moins elles seront durables.
La dictature est probablement l'une des formes les moins flexibles du système politique bourgeois et l'une des moins adaptées pour réagir rapidement à un changement du rapport de forces au sein de la bourgeoisie. A strictement parler, elle est créée pour perpétuer un équilibre établi au moment de sa victoire. Cependant, il est impossible d'éliminer une caractéristique de la société bourgeoise comme les changements d'intérêts au sein de la classe dominante. Aussi la dictature, en règle générale, s'avère historiquement de courte durée. Concrètement, on peut compter sur les doigts d'une main les régimes bourgeois de dictature qui ont duré plus d'un tiers de siècle. En règle générale encore, une telle longévité se retrouve dans les pays capitalistes arriérés. Un exemple de choix est la Corée du Nord où la famille Kim exerce sa dictature depuis soixante ans. Les régimes démocratiques bourgeois, en revanche, peuvent survivre pendant des siècles. Le secret de leur stabilité réside dans leur flexibilité. La démocratie bourgeoise permet de refléter facilement et efficacement les changements de groupes d'intérêts de la bourgeoisie au sein du système politique. En ce sens, ils constituent une couverture politique idéale à la domination du capital.i [60].
Cependant, ce qui nous intéresse ici, ce n'est pas les avantages que tire le capitalisme de la démocratie bourgeoise, mais les processus qui se sont développés dans des conditions dominées par des régimes non démocratiques, autoritaires ou carrément dictatoriaux. Il est sûr qu'il existe des raisons objectives à l'établissement d'un mode particulier de gouvernement, c'est-à-dire qu'un certain équilibre d'intérêts de la bourgeoisie mène à leur apparition. Mais cet équilibre n'est pas aujourd'hui le même qu'hier. Et si la raison qui a mené à l'établissement d'un régime autoritaire disparaît, cela signifie que le régime lui-même doit laisser la place.
Mais, comme nous l'avons dit, les régimes autoritaires ou dictatoriaux ne s'adaptent pas aux situations de la société, ils demandent au contraire que les situations s'adaptent à eux. Plutôt qu'accepter leur propre disparition, ils se cramponneront par toutes les vérités et contrevérités et chercheront à prolonger leur existence en dépit de l'état d'esprit de la société civile.
Une telle situation est nécessairement insatisfaisante pour les couches de la bourgeoisie dont les intérêts ne sont pas exprimés par le régime au pouvoir. Elles cherchent à agir en tant qu'oppositions, accusent le régime d'être anti-démocratique et cherchent à briser le pouvoir. Comme alternative à la dictature, elles proposent la démocratie puisque la démocratie leur donne la possibilité de changer la répartition du pouvoir au sein des organes de pouvoir étatique selon le nouvel équilibre d'intérêts, ce que ne permet pas la dictature ou un mode de domination autoritaire. Toute opposition bourgeoise au sein de ce type de système déploie donc fièrement le drapeau de la démocratie. Qu'elle reste fidèle aux principes de la démocratie après sa victoire est une question secondaire pour nous, car si elle ne le fait pas, la bannière démocratique sera vite brandie par une autre fraction de la bourgeoisie, appartenant peut-être même au groupe au pouvoir, et ainsi la lutte pour la démocratie recommencera.
Bien plus importantes sont les méthodes que l'opposition bourgeoise utilise dans la lutte pour ses propres idéaux politiques. Elles dépendent en grande partie des caractéristiques du régime qu'elle combat. Plus le régime autoritaire ignore avec obstination les revendications de l'opinion publique bourgeoise, plus il s'accroche obstinément au pouvoir, plus il utilise la violence pour éviter de s'effondrer face au nouveau rapport de force entre différents intérêts, plus forte est la résistance que l'opposition bourgeoise doit alors combattre et plus radicales sont les méthodes imposées à ses politiciens. Nous pouvons simplement rappeler que l'opposition au dictateur actuel du Turkménistan, Niyazov, a créé une émigration politique secrète ou que Saakashvili (président de la Géorgie 1 [61]) et Yushchenko (président de l'Ukraine) ont appelé sans vergogne "révolution" les événements qui les ont portés au pouvoir.
Ainsi le radicalisme plus ou moins grand des méthodes dans la lutte pour la démocratie dépend des conditions du régime autoritaire et de la dictature. Plus grande est l'orgie d'arbitraire qu'une dictature se permet dans sa lutte pour sa survie, plus il y a de chance que les figures les plus respectables des oppositions bourgeoises déclarent qu'elles sont révolutionnaires.
Plus le régime autoritaire se montre jusqu'au boutiste et inflexible face au changement dans l'air du temps, plus l'opposition bourgeoise doit concentrer sa force pour le renverser. Pour constituer une telle force, elle doit trouver le soutien des masses travailleuses du prolétariat et de la petite bourgeoisie. Si elle y parvient, elle accroît grandement ses chances de renverser l'ennemi. Cependant, les ouvriers, les paysans et les commerçants rejoignent l'opposition sur une base bourgeoise au départ, puisque celle-ci ne propose aucun autre but stratégique que des changements en faveur des élites bourgeoises. Par conséquent, si les ouvriers se joignent à un mouvement bourgeois derrière des slogans démocratiques, cela signifie qu'ils refusent de lutter pour les intérêts spécifiques du prolétariat. Et les marxistes qui, dans l'intérêt d'un mouvement d'opposition dans le présent, abandonnent les buts stratégiques de la lutte de classe, quittent leur terrain de classe indépendant et suivent le sillage de la bourgeoisie. En développant la propagande pour la démocratie, ils ne font qu'aider une fraction de la bourgeoisie à en renverser une autre, c'est tout.
Même si cette lutte peut être caractérisée par sa grande échelle, l'implication des masses travailleuses, les méthodes radicales, la ténacité envers la résistance de l'adversaire et même la capacité à mener une rébellion armée, cela ne la rend pas pour autant révolutionnaire. Elle génère une illusion de révolution à cause des similitudes avec les formes et les méthodes de lutte qu'on connaît des expériences révolutionnaires. Mais une ressemblance extérieure ne signifie pas une même essence. De la même façon qu'une baleine peut paraître être un poisson et qu'elle n'en est pas un en réalité, mais est un mammifère, de même la lutte pour la démocratie dans la société capitaliste développée ressemble à une révolution mais n'en est pas une. La révolution constitue un changement qualitatif dans le développement d'une société, une transition d'une forme à une autre, et son élément principal est un changement des rapports de propriété ii [62]. Mais quels changements des rapports de propriété ont été apportés par la "révolution orange" par exemple ? Quelles formations ont changé en Ukraine en 2004 ?
Ceci dit, on sait que le terme "révolution" est aussi utilisé pour décrire des événements qui ne remettent pas en cause les rapports de propriété, par exemple, en France en 1830, 1848 et 1870. Mais ces événements étaient caractérisés par un changement progressif : à chaque fois, le pouvoir a été pris par une partie de la bourgeoisie moins encombrée que les précédentes par les survivances féodales. C'est-à-dire que ces événements constituaient les derniers actes de la Grande Révolution française de 1789, débarrassant la société des rapports féodaux de propriété et ce n'est que dans ce sens qu'on peut en parler comme de révolutions. Quand la société capitaliste a atteint sa maturité, un changement dans les fractions dominantes, quelles que soient leurs méthodes, ne constitue pas le passage d'une bourgeoisie chargée de survivances féodales à une fraction plus progressiste. Le changement a lieu entre semblables - entre une fraction bourgeoise et une autre équivalente. Dans une telle situation, on ne peut parler de changements progressistes. Que la lutte ait lieu pour la démocratie contre la dictature ou pour la dictature contre la démocratie, dans la société capitaliste développée, le seul changement révolutionnaire est celui qui mène à sa destruction et à un nouvel ordre, supérieur, au communisme.
Les marxistes qui tentent de s'allier à des groupements d'opposition bourgeois sont condamnés à se liquider eux-mêmes. En entrant en lutte aux côtés d'un groupe bourgeois et en abandonnant leur position indépendante, ils abandonnent aussi, de façon volontaire, l'activité communiste révolutionnaire, la seule qui soit possible dans la période actuelle. Par conséquent, quelles que soient leurs intentions subjectives, ils ne luttent plus pour le communisme. Tel est le piège dans lequel ils tombent en défendant la démocratie. Ils pensent qu'en renversant la dictature, ils se rapprocheront d'une nouvelle forme sociale, mais en réalité, cela détruit complètement leur propre force et leur capacité à lutter pour elle. Au contraire, leurs revendications propres se dissolvent dans le mouvement de l'opposition démocratique : leur différence d'essence par rapport à ce genre de mouvement disparaît.
Cela, c'est la théorie. Mais des conclusions pratiques très importantes en découlent. Les marxistes qui vivent dans des pays aux régimes autoritaires doivent se préparer à leur renversement. Le premier signe avant-coureur de leur renversement futur sera l'apparition d'oppositions bourgeoises aux slogans généralement démocratiques. Ensuite, plus les détenteurs de l'appareil d'Etat seront stupides, plus leur renversement ressemblera à une révolution. Cependant il est nécessaire de bien comprendre qu'une opposition bourgeoise, quelle que soit sa lutte pour la victoire, n'est pas révolutionnaire et n'apportera pas de changements fondamentaux. Aussi, quelles que soient les circonstances, les marxistes ne doivent pas suivre l'opposition, même si au niveau tactique sa lutte et notre lutte contre le régime bourgeois concret peuvent coïncider temporairement. Au contraire, il est nécessaire de dénoncer et le régime autoritaire et les illusions démocratiques qu'il génère. C'est la seule façon possible d'utiliser la ruine d'un régime autoritaire pour renforcer nos propres positions dans la lutte pour le communisme. Pourquoi ? Parce que dans le système politique pour lequel nous luttons, il n'y a de place ni pour une bourgeoisie démocratique, ni pour une bourgeoisie autoritaire.
Les causes de la vague Orange
L'Ukraine n'a pas connu de crise politique aussi aiguë que celle de la "révolution orange" depuis 1993. Cette année-là avait été marquée par la grève générale dans le Donbass et dans la région industrielle de Pridneprovie. Sur la base d'une coïncidence entre ses intérêts propres et ceux des "patrons rouges", la classe ouvrière avait mené une lutte contre les politiques de prédateur de l'Etat ukrainien. La grève conduisit à la démission de Leonid Kuchma (alors premier ministre) et provoqua une crise à la tête de l'Etat bourgeois. Il en a résulté des élections parlementaires et présidentielles anticipées. Cependant la classe ouvrière n'a pas atteint son but principal, à savoir arrêter la crise économique et le vol.
La crise de novembre-décembre 2004 est très différente de celle d'août-septembre 1993. Alors qu'à l'époque, le prolétariat avait surgi comme force politique indépendante, en 2004 on n'a rien vu de tel iii [63]. Aussi, une analyse sociale de classe de ces événements doit partir de l'équilibre entre les forces de pouvoir bourgeois. C'est précisément une rupture dans les rangs de ces dernières qui a provoqué la "révolution orange".
Jusqu'à l'été 2004, le régime Kuchma était en grande partie parvenu à maintenir un black-out sur ce qui se passait en Ukraine ; aussi les premières étapes de la future séparation entre l'aile "bleu-blanc" et l'aile "orange" sont passé inaperçues de la majorité des gens non avertis. Tout au moins, l'auteur de ces lignes, vivant dans la région "bleu-blanc" a-t-il ressenti une atmosphère dominante de stabilité asphyxiante. Pendant ce temps, en Ukraine occidentale, à Kiev et dans certaines régions du centre, le mouvement orange avait déjà commencé à surgir. Mais la rupture au sein de la classe dominante avait précédé ce processus.
La crise bien connue de l'hiver 2000-2001 (l'affaire Gongadze 2 [64]) a fait surgir une opposition anti-Kuchma ; après bien des doutes et des fluctuations, Viktor Yushchenko a finalement rejoint l'opposition. En avril 2001, Kuchma l'avait démis de ses fonctions de Premier Ministre. L'opposition avait menacé Kuchma de mise en accusation et ce dernier eut peur que Yushchenko ne devienne un adversaire (selon la constitution, en cas de mise en accusation du Président, c'est le premier Ministre qui assume ses fonctions). Ce que Kuchma craignait est arrivé. L'ex-Premier Ministre Yushchenko prit la tête d'une opposition de droite et déclara ses ambitions présidentielles. Grâce aux élections parlementaires de 2002 où il a été question de fraude massive en particulier dans la région (oblast) du Donetsk (dont le gouverneur était Yanukovich), Kuchma parvint à créer une majorité stable soutenant sa présidence. Les oppositionnels de tous poils disparurent graduellement de la scène politique ; le contrôle des médias fut renforcé, etc. Lentement mais sûrement, l'Ukraine a été "poutinisée". Cependant, derrière la scène, les choses ne se passaient pas si facilement. D'abord, Kuchma devait penser à son successeur à la présidence.
Les anciens pensaient que le monde reposait sur trois baleines. Bien qu'il ne soit pas "le monde", Leonid Kuchma aussi avait trois piliers, trois clans oligarchiques ou, pour être plus précis, trois groupes financiers-industriels. C'étaient les clans de Kiev, du Donetsk et du Dniepropetrovsk. Ce dernier a pendant longtemps détenu une position dominante - ce qui n'est pas surprenant puisque c'est le clan d'origine de l'ancien président. C'est grâce à Leonid Kuchma qu'il avait rétabli la position dominante qu'il avait à l'époque de Brejnev. Le chef reconnu du clan du Donetsk est Rinat Ahmetov et dans le clan de Kiev, ce sont les frères Surkis et Victor Medvedchuk qui ont le rôle dirigeant.
Alors que dans les années 1990, le rôle dirigeant dans la politique ukrainienne était joué par le clan de Dniepropetrovsk, à la fin de la seconde présidence de Kuchma, la situation a changé. Le développement industriel initié en Ukraine a mené au renforcement des positions du clan du Donetsk. On a peu de détails sur les luttes internes entre les clans dans ces conditions de changement d'équilibre, mais on connaît le résultat final. A l'automne 2002, le clan du Donetsk a promu son homme comme héritier de Kuchma - un chef de l'administration étatique du oblast du Donetsk, Victor Yanukovich. Pendant l'été 2003, il est apparu clairement que ce choix était définitif.
Pour le clan du Donetsk, s'enclencha un processus de renforcement, ce qu'en science économique on appelle un effet de démultiplication . Le renforcement relatif par rapport aux autres clans lui donna un poste de Premier Ministre ce qui, à son tour, provoqua un renforcement économique du Donetsk et constitua un tremplin pour les présidentielles et donc la possibilité d'assujettir définitivement ses rivaux. Utilisant la possibilité incarnée par Yanukovich, les hommes du Donetsk promurent (furent les acteurs d') une expansion économique active. Déjà au début des années 1990, des experts indépendants avaient noté que cela mécontentait le clan du Dniepropetrovsk et potentiellement les hommes d'affaires de Kharkov. Cependant, début 2004, la bourgeoisie de Kharkov restait en bons termes avec le colosse du Donetsk, et le gendre du président, Pinchuk (il faut entendre du clan du Dniepropetrovsk) avec Ahmetov privatisèrent une grand complexe industriel, le Krivorozhsteel. Les frictions internes au sein de l'alliance dominante des clans et de leurs supporters régionaux ne disparurent pas de la scène avant l'automne 2004.
La menace vis-à-vis de l'unité de la fraction dominante de la bourgeoisie est venue du dehors. La bourgeoisie ukrainienne s'avérait incapable de surmonter la rupture qui avait eu lieu en lien avec l'affaire Gongadze, malgré les efforts du parti autoritaire. Les raisons en sont encore obscures. En tous cas, l'auteur peut seulement dire qu'il n'a pas assez d'informations à ce sujet. Cependant, malgré l'isolement graduel de l'opposition, les représentants du "parti autoritaire" continuèrent à rejoindre ses rangs. En 2001-2002, le "parti" perdit des hommes aussi importants que des hommes d'affaires et des politiciens comme Petr Poroshenko (qui quitta le parti social-démocrate d'Ukraine (unifié); Yury Yekhanurov (qui quitta le parti démocratique du peuple), Roman Bezsmertny (qui laissa directement tomber Kuchma puisqu'il était un député présidentiel au Parlement). Le parti de Yushchenko reçut le soutien du maire de Kiev, Alexander Omelchenko. Début 2004, Alexander Zinchenko, membre en vue du SPSDU(u) fut à son tour un gain important de l'opposition. Il se disputa avec ses collègues du parti et avec le clan de Kiev et prit le parti de Yushchenko. En septembre 2004, à cause du succès évident de la campagne électorale de Yushchenko, la majorité parlementaire qui soutenait le président s'évanouit. Certains députés abandonnèrent la fraction du "centre" et le président n'avait déjà plus qu'une majorité relative. Entre temps, la propagande active pour Yushchenko se poursuivait et dans la future région orange, une organisation, "Pora" ("C'est le moment") développait son activité. Dans le sud, elle ne rencontra que peu d'écho. Alors que, en Ukraine occidentale et à Kiev, les autorités locales soutenaient de toute évidence la campagne électorale de Yushchenko, dans le centre, dans le sud et à l'est, l'appareil d'Etat soutenait fermement Yanukovich. Même si dès l'été 2004, il était déjà évident que dans les régions centrales, la population était résolument opposée au point de vue des dirigeants, ceci n'a même pas troublé les députés élus qui auraient pu avoir peur pour leurs sièges.
Mais nous devons dire que le black-out des médias s'est fait sentir durant l'été 2004. La région "bleu-blanc" ne connaissait pas grand chose de l'état d'esprit de la région "orange". C'est une raison supplémentaire pour que les marxistes considèrent qu'un parti bien organisé est nécessaire. Dans des conditions où la classe dominante empêche de se répandre l'information qui lui fait du tort, seul un parti fortement structuré peut créer un canal pour la collecte et la diffusion alternatives de l'information sur ce qui se passe dans le pays.
Cependant, la rupture au sein de la classe dominante était aussi particulière. Avant la "révolution orange", Pinchuk, Kuchma et Poutine - à des moments différents et indépendamment l'un de l'autre - avaient pris position à la fois pour Yushchenko et Yanukovich : il s'agit de représentants de la même orientation. Kuchma exprima même ses regrets envers la scission. Mais malgré la scission, quelque chose comme un gentlemen’s agreement eut lieu entre ses représentants. Chaque partie versa des tonnes d'ordures et de matériel compromettant sur son adversaire, mais un sujet resta tabou. La véritable histoire de la tromperie sans précédent de la population d'Ukraine pendant la première décennie d'indépendance est vraiment un puits sans fond d'informations qui pourraient nuire à l'adversaire. Cependant, ni Yushchenko ni Yanukovich ne les ont utilisées. Probablement le fait que chacun avait participé à ces sales affaires l'emportait sur leur hostilité mutuelle. Mais une chose était claire : les élections ne porteraient pas sur un changement de régime mais sur le changement de sa composition.
La politique étrangère était la seule différence significative entre les deux parties. Yanukovich avait l'intention de poursuivre l'orientation de Kuchma en 2001-2004 qui consistait à balancer entre l'Union européenne et la Russie avec un penchant plus fort pour la Russie. Yushchenko avait la réputation d'être pro-américain mais, en réalité, il penchait plutôt pour l'Union européenne et s'éloigner de la Russie. L'attitude du gouvernement depuis sa victoire le confirme entièrement. Mais lequel avait raison ?
En janvier 2005, le journal Uriadovy Courier publia de premières statistiques sur le développement du commerce extérieur de l'Ukraine en 2004. Elles nous forcent à conclure que la victoire de Yushchenko n'était pas accidentelle. Entre janvier et novembre 2004, les exportations ont augmenté de 42,7 % pour atteindre 29 482,7 millions de dollars tandis que les importations augmentaient de 28,2 % avec 26 070,3 millions de dollars. La balance positive du commerce est passée de 324,3 millions de dollars à 3412,4 millions de dollar. C'est une somme fantastique. Un tel revenu du commerce extérieur permettrait de rembourser la dette extérieure en 4 ans. Mais l'aspect le plus intéressant est que la part russe ne se monte qu'à 18 % des exportations ukrainiennes et celle des Etats-Unis seulement à 4,9. L'Union européenne est apparue comme principal partenaire commercial de l'Ukraine (29,4 ) alors que la part de la CIS est au total de 26,2 %. Parce que le développement industriel de l'Ukraine dépend de l'orientation de l'économie vers l'exportation, la poursuite de l'augmentation des profits de la bourgeoisie ukrainienne, y compris du clan du Donetsk, dépend du succès du développement du commerce avec l'Union européenne? Mais l'Union européenne, c'est bien connu, bloque l'accès de ses propres marchés aux hommes d'affaires d'Etats inamicaux. Aussi la bourgeoisie ukrainienne avait-elle de bonnes raisons de soutenir Yushchenko.
La conjoncture économique étrangère pouvait renforcer la position du groupe de Yushchenko dans la lutte contre Kuchma-Yanukovich, mais elle ne pouvait, par elle-même, créer les événements connus sous le nom de "révolution orange". Pour soulever les masses, un facteur interne était nécessaire. Ce facteur, c'était le mécontentement accumulé pendant des années dans la société. Mais cela non plus n'était pas suffisant. Il ne fait aucun doute qu'un même mécontentement existe aussi en Russie, il n'a cependant donné lieu à aucune "révolution orange". Aussi sommes-nous amenés à conclure que le facteur décisif, qui a servi d'exutoire au mécontentement, est la scission dans la classe dominante. L'opposition décida d'exploiter le mécontentement des exploités, de l'orienter à son profit et d'en faire un bélier pour détruire les positions du groupe dominant. Telle a été l'essence de la "révolution orange".
Le mouvement orange a utilisé les valeurs officielles du régime de Kuchma : le nationalisme, la démocratie, le marché et la prétendue "option européenne". Il n'y a pas grand chose de nouveau là-dedans. Ces éléments sous-tendent l'état d'esprit messianique incarné dans la formule "Yushchenko, sauveur de la nation" qui a déjà ouvert la voie à un culte de la personnalité. C’est ce qui a fait la seule différence du mouvement "orange" avec l'idéologie avec laquelle on a lavé le cerveau de la population ukrainienne depuis 14 ans. Dans ces circonstances, il ne fallait pas grand chose pour être un oppositionnel orange et prendre parti pour Yushchenko. Il suffisait de croire que Kuchma est un hypocrite qui ne faisait pas ce qu'il promettait.
Une croyance aussi enthousiaste dans la propagande de Yushchenko était loin d'être partagée par tous les groupes sociaux. D'abord les ouvriers au sud et à l'est étaient en grande partie satisfaits des succès économiques des dernières années et sceptiques à l'égard des promesses faites par Yushchenko de sauver l'Ukraine. Une question sérieuse, c'est pourquoi le prolétariat de Kiev n'a pas eu la même attitude ? Alors que lui aussi pense qu'il bénéficie du développement industriel, cela ne l'a pas empêché de soutenir la fraction orange. Deuxièmement, parmi les populations du sud et de l'est, le nationalisme ukrainien de Yushchenko a rencontré peu d'écho parce qu'elles sont principalement composées de Russes et d'Ukrainiens russifiés.
A l'exception des jeunes dont la conscience s'est formée dans des conditions de propagande nationaliste, Yushchenko n'a pas reçu de large soutien dans ces régions, et même parmi la jeunesse, ce soutien était plus faible qu'au centre et à l'ouest.
En fin de compte, une grande partie du "mouvement orange" provient des couches petites-bourgeoises de l'Ukraine centrale et occidentale. Ce sont des paysans, des semi-prolétaires, des commerçants et des étudiants. Beaucoup de prolétaires de ces régions ont soutenu la fraction orange. Cela vaut la peine d'examiner leur caractère social. A l'exception de Liv, Lvov et d'autres villes plus petites, le prolétariat de l'Ukraine du centre et de l'ouest est concentré dans de petites villes éparpillées parmi les villages. Selon le recensement de 1989 au moment où le niveau d'urbanisation en Ukraine a atteint un sommet, 33,1 % de la population du pays vivait à la campagne. Des seize régions qui allaient soutenir la fraction orange (sans compter Kiev), dans trois d'entre elles seulement cette proportion était inférieure à 41 %. Dans cinq régions, elle était entre 43 et 47 %, et dans huit, elle dépassait 50% et dans certains cas de façon notable (oblast de Ternopol 59,2%, oblast de Zakarpate 58,9 %). Dans les années 1990, la situation n'a fait qu'empirer : l'industrie a été détruite, le niveau culturel de la population a régressé, les ouvriers ont dû avoir recours à leur jardin potager pour survivre et ont commencé à retourner travailler la terre, à restaurer leurs relations sociales avec les villages où ils ont, de plus, beaucoup de familles. Aussi l'influence de l'atmosphère petite-bourgeoise rurale a immensément augmenté. Finalement, les dernières années de montée industrielle se reflètent clairement, dans cette région agraire, sur le plan électoral : la bourgeoisie et la population de grands centres industriels a bénéficié de l'ascension, mais pas la zone orange. Le résultat, c'est que le potentiel de mécontentement s'est maintenu dans ces régions et le groupe Yushchenko l'a exploité dans sa lutte pour ses intérêts de faction en utilisant à ses fins un prolétariat infesté par une conscience petite-bourgeoise.
Yushchenko et sa sœur d’armes Timoshenko (elle joua une sorte de rôle à la Dolores Ibarruri3 [65] dans la "révolution orange") n'ont probablement jamais entendu le raisonnement de certains marxistes tombés dans le menchevisme à la recherche d'un nouveau type révolutionnaire. Aussi les dirigeants orange ont-ils pris directement de l'expérience des Bolcheviks iv [66]. Dans la nuit du 22 novembre, pendant le comptage des voix du second tour des élections, ils n'ont pas seulement appelé leurs supporters à descendre dans la rue à Kiev. Avant, ils les avaient unis et préparés, avaient assuré une base organisatrice correspondante et leur avaient offert une structure politique bien préparée. Les manifestations spontanées dans les squares de la ville avaient été préparées par une propagande et une organisation soigneuse des masses. Comme l'ont dit certains à Kiev, les tentes sont apparues Place de l'Indépendance avant le second tour et les supporters de Yushchenko avaient expliqué, depuis le printemps, qui était coupable et ce qu'il fallait faire. Evidemment, l'aide des autorités de la ville de Kiev leur a facilité la tâche. Mais ce n'était pas le principal facteur. Quand l'heure décisive arriva, les mécontents du résultat des élections savaient déjà où aller et qui rejoindre. Ils ont attendu avec "Pora", devant le quartier général de Yushchenko, devant les sièges des partis "Notre Ukraine" et "Batkivshchina" ("La patrie"). La protestation sociale (peu importe ce qu'il y a derrière) fut uniquement et clairement canalisée dans des luttes pour "sauver la nation". Les supporters de nouveaux types de révolution sauront-ils dire comment il est possible de neutraliser de pareils pièges de la bourgeoisie et de détacher au moins une partie de la population de son emprise sans lui opposer la même arme -un parti bien organisé et entraîné ?
Le dénouement de la "révolution orange"
Il est nécessaire en même temps de revenir sur quelques points qui ont fait jusque là l’objet de certains doutes. D’abord, y avait-il eu de la fraude lors des élections présidentielles ? Oui, bien sur ! Des deux côtés. On a moins parlé des manœuvres des supporters de Yushchenko pour une simple raison : ils ne contrôlaient pas l’appareil d’Etat comme Yanukovich et c’est pour cela que leurs possibilités étaient sérieusement limitées. Il est possible que sans fraude, les deux Victor aient obtenu le même résultat au deuxième tour qu’au premier. Mais finalement, cela ne s’est pas produit.
Une autre explication affirme que le mouvement orange était artificiel, que les gens le soutenaient pour de l’argent, etc. En fait, il n’en a pas du tout été ainsi et quelquefois, même, de très loin. Commençons par les aspects négatifs. Il est connu que ceux qui opéraient pour Yushchenko ont été payés avant et pendant les élections. Ouvertement, les partis bourgeois n’agissent jamais autrement. On sait aussi que les activistes de "Pora" travaillaient pour de l’argent. D’ailleurs, les individus qui ont été poursuivis pour avoir bloqué le Cabinet ministériel pendant les événements orange, ont répondu aux enquêteurs avec des réponses apprises par cœur, ce qui montrait bien qu’ils n’agissaient pas par conviction. On sait aussi que certaines personnes ont vu leurs voyages à Kiev payés (cette information est cependant limitée à la région " bleu-blanc"). Enfin, c'est un fait que les grèves des patrons d'entreprises ont eu lieu du côté orange aussi bien que du côté " bleu-blanc". 4 [67]
Le journal russe Mirovaia Revolutsi ("Révolution mondiale") a déjà donné des éléments sur la nature de ce phénomène dans la CEI, bien que dans l’article en question il soit suggéré que cette facilité offerte ne serait pas nécessaire à la bourgeoisie ukrainienne dans le futur proche. Cependant, la réalité l’a obligé à revenir là-dessus. Les directeurs de compagnies dans le Donbass et dans la région de Pridneprovie ont les premiers pris l’initiative de soutenir Yanukovich. Avant le deuxième tour, ils ont mené une série de courtes "grèves" contre Yushchenko. A l’appel des sirènes de l’usine, les ouvriers devaient assister à un petit meeting et très vite, chacun retournait produire de nouveau de la plus-value. Les manœuvres des directeurs d’usine orange ne sont pas aussi bien connues et doivent être encore analysées, cependant il est déjà possible de confirmer que les vagues de grèves en Ukraine occidentale après le deuxième tour étaient pour la plupart artificielles ; l’initiative ne venait pas d’en bas, mais d’en haut. Par exemple, dans l'oblast de Vinnitsa, Petr Poroshenko a fermé toutes ses usines et proposé de laisser les gens aller aux meetings à Kiev. Cependant, on n’a pas entendu parler de l’apparition de représentants de groupes de travailleurs ou de comités de grève en relation avec la "révolution orange".5 [68]
Par ailleurs, une multitude de témoignages montre que la majorité des supporters orange allait occuper les places de la ville par conviction.. Les meetings à Kiev rassemblaient plusieurs centaines de milliers de personnes. On peut évaluer leur audience en prenant en compte que la Place de l’Indépendance et les rues adjacentes étaient incapables de contenir tous ceux qui voulaient venir. La marée orange se répandait jusqu’à la Place Sophia, où il y a un monument à Bogdan Khmelnitsky. Ceux qui connaissent la géographie de Kiev n’ont pas besoin d’explication pour voir ce que cela représente. Les supporters orange n'étaient pas effrayés par la température glaciale qui sévissait dans la capitale à la fin novembre. Ni la neige, ni une température de – 10° ne les ont dispersés. Quant à la population de Kiev, elle apportait une aide active aux visiteurs : elle les nourrissait ou leur offrait un endroit où dormir. Alors que pendant les premiers jours de la "révolution", l’état-major de Yushchenko n’avait pas encore réussi à faire des provisions pour les participants aux meetings, c’est le soutien des habitants de la capitale qui a largement contribué au succès des manifestations. En quelques occasions, les élèves ont pratiquement fait l’école buissonnière pour participer aux actions revendicatives malgré les efforts des professeurs pour les en empêcher. Dans les Universités de Lvov et de Kiev, et dans d’autres grandes écoles, les cours étaient suspendus, non parce que les administrations des universités favorables à Yushchenko le voulaient, mais parce que les étudiants abandonnaient leurs études et allaient manifester. On ne peut pas organiser tout cela qu’avec de l’argent.
Il faut aussi mentionner le haut degré de discipline existant chez les supporters orange. Un service d'ordre pour protéger les meetings fut organisé presque immédiatement à Kiev. Selon des personnes dignes de confiance, ce service d’ordre apparut d’abord spontanément. Naturellement, par la suite ce sont les patrons orange qui en prirent les rênes. Malgré le froid, les participants aux meetings ne buvaient pas d’alcool. Les alcooliques et les drogués étaient immédiatement repérés et éjectés de la place. Ainsi le mouvement réussit-il à éviter les provocations, le tapage et les désordres spontanés. Ces faits règlent son compte à une thèse philistine largement répandue : "comment est-il possible de faire une révolution avec un tel peuple ?" Si les gens ont été capables de montrer de telles qualités dans le combat pour des objectifs bourgeois, que seront-ils capables de montrer en matière de discipline et d’organisation quand ils combattront pour leurs propres intérêts de classe !
Dans les conditions actuelles, cependant, on doit reconnaître que malheureusement des centaines de milliers de personnes en Ukraine n’ont ménagé ni leur temps, ni leur énergie, ni leur santé dans le combat d’une partie de la bourgeoisie contre l’autre, pour que le premier ministre écarté par Kuchma l’emporte sur celui en poste.
De ce point de vue, nous devons reconnaître que, depuis la période de la Perestroïka, la bourgeoisie n’avait jamais dominé aussi complètement le prolétariat que maintenant.v [69] Nous n’avons même pas vu la moindre tentative de défendre une position de classe prolétarienne indépendante, sauf si on prend en compte les efforts de quelques groupes marxistes microscopiques. Cela ressemble à un retour à 1987, quand les gens étaient unis au parti et même prêts à mourir pour lui. La bourgeoisie a restauré son hégémonie absolue sur le prolétariat avec la victoire de Yushchenko, mais elle l’a fait de telle manière que cette hégémonie s’avérera de courte durée. Elle va bientôt commencer à s’effriter, bien que nous devions voir plus précisément le pourquoi et le comment. Je voudrais en même temps souligner que dans les circonstances actuelles, le leadership de Yushchenko a un tel crédit qu’il peut complètement ignorer les intérêts du prolétariat. C’est pourquoi le "pouvoir honnête" pour lequel se bat actuellement Yushchenko se montrera bientôt d’un arbitraire sans précédent par rapport aux exploités. Il suffit de dire que les plans pour abolir le jour férié du premier mai est déjà en chantier6 [70]. C’est un début symbolique – tout un programme dans un seul geste.
Terminons avec une analyse des conflits internes de la classe bourgeoise. La vague orange a immédiatement brisé les structures sur lesquelles s’appuyait Yanukovich. Les conseils régionaux et municipaux dans plusieurs oblast de l’Ukraine occidentale et centrale ont déclaré qu’ils reconnaîtraient le président Yushchenko, un conseil de Kiev a pris aussi son parti. Litvin, le président du Soviet Suprême a, par précaution, commencé à accompagner Yushchenko et les représentants du haut commandement de l’armée ont déclaré que celle-ci ne s’opposerait pas au peuple. En ce qui concerne le président Kuchma, il s’est retiré de lui-même des événements, à la surprise complète de tous les observateurs. Pendant les premiers jours de la "révolution orange", il y avait des craintes qu’il ne disperse les meetings par la force. Mais cela ne s’est pas produit. Leonid Kuchma n’a rien essayé du tout. C’est une des énigmes de la "révolution orange". Les contradictions entre les hommes du Donetsk et de Dniepropetrovsk ont probablement affaibli la position de Kuchma. Comme nous l’avons dit, ce dernier avait déjà probablement déjà ressenti le poids de l’expansion des premiers. En tous cas, le clan Kuchma a refusé de soutenir Yanukovich. Trois faits majeurs en sont la preuve : 1. l’inaction de Kuchma ; 2. le puissant businessman Sergei Tigibko qui, à cette époque, dirigeait à la fois la Banque nationale d’Ukraine et la campagne électorale de Yanukovich, donnait sa démission et abandonnait les états-majors de son patron à l’arbitraire du destin ; 3. quand il est devenu clair que la "Révolution orange" n’allait pas être anéantie, un soulèvement s’est produit à Dniepropetrovsk. Le gouverneur en poste, V. Yatsuba, qui était le protégé de Yanukovich, démissionna parce que les députés du conseil de l’oblast avaient élu Shvets, le prédécesseur de Yatsuba, comme nouveau président. Le gouverneur refusa naturellement de travailler avec son ennemi. Cependant, prudemment, Kuchma ne confirma pas cette démission.
Une lutte acharnée se développa aussi dans la région de Kharkov. Les cercles d’affaire dans la ville virent une chance de s’émanciper de la tutelle des hommes du Donetsk et soutinrent le mouvement orange. Le conseil municipal de Kharkov était favorable à Yushchenko. Le "sauveur de la Nation" vint lui-même dans cette ville spécialement pour traiter avec les hommes d’affaire locaux. Mais les autorités locales combattirent pour Yanukovich, et Karkhov, malgré l’activité orange, resta bleu-blanc.
La vague orange a donc ainsi provoqué une division dans la classe dominante et miné la position de Yanukovich. Beaucoup parmi ses supporters changèrent de camp et passèrent dans celui de Yushchenko. Le contrôle de l’appareil d’Etat commençait à lui échapper. Là, nous pouvons voir l’avantage de Yushchenko sur son rival. Il avait un mouvement populaire massif de son côté alors que Yanukovich n’en avait pas. Grâce à l’inaction de Kuchma, la "révolution orange" commençait à remporter des victoires. Son succès est en grande partie dû à la paralysie de l’autorité de l’Etat central. Cependant, à la fin de la première semaine, les bleu-blanc se lançaient dans une contre offensive, conduite par une convention de représentants de gouvernements locaux dans la ville de Severodonetsk. Elle réclamait la transformation de l’Ukraine en fédération et agitait la menace d’une sécession des régions bleu-blanc d’avec l’Ukraine. En même temps commençait une fameuse session de la cour constitutionnelle d’Ukraine qui décidait que les résultats du vote n’étaient pas valables et fixait de nouvelles élections. La décision de la cour représentait un nouveau succès pour les orange. Après ces succès, la lutte se limita à des batailles pour des positions, bien qu’il fût clair que les bleu-blanc perdaient. Ils obtenaient néanmoins quelques succès. Ils réussirent à organiser un mouvement massif pour soutenir Yanukovich, beaucoup plus faible cependant que le mouvement orange.
Globalement, la "révolution orange" s’est achevée avec une victoire partielle du groupe Yushchenko. D’abord, quelques accords furent conclus entre Yushchenko et Kuchma. Aussi tard qu’en février 2005, le cabinet des ministres proposait de réduire les privilèges de Kuchma, l’édit garantissant Kuchma contre les poursuites (comme celui promulgué pour Eltsine par Poutine) n’était pas signé, et les attaques gouvernementales contre l’Usine de Pinchuk, "Krivorozhsteel", commençaient en vue de la nationaliser7 [71]. Il est possible que Kuchma n’ait réussi à n’en tirer que peu de profit pour lui-même et que ce fut fondamentalement Yushchenko qui ait bénéficié du compromis. Mais les détails des négociations restent inconnus. Ensuite, les forces du camp Kuchma-Yanukovich décidaient d’assurer leur sécurité et menaient des réformes constitutionnelles à cette fin. L’accord avec la réforme constitutionnelle devint une base pour un compromis entre la bourgeoisie orange et la bleu-blanc. Au niveau général, la destinée de la réforme constitutionnelle est très intéressante. D’abord, elle avait été conçue pour renforcer un pouvoir présidentiel et, en même temps, pour adapter le système politique ukrainien aux standards européens. Par la suite, à la fin de 2003, la majorité présidentielle décidait qu’il fallait changer de direction et diminuer le pouvoir du président. Il y avait probablement des inquiétudes sur le fait que le pouvoir ne tombe dans les mains du populaire Yushchenko, tout autant que des craintes de donner trop de pouvoir à un protégé des hommes du Donetsk qui apparaissait indubitablement comme le successeur de Kuchma. L’opposition, avec Yushchenko et Timoshenko à sa tête, soutint le nouveau projet au début, mais se prononça contre lui par la suite. Le vote sur les amendements échoua lamentablement en juin 2004. Il ne manquait que 5 voix pour qu’ils soient acceptés. Mais il restait l’espoir qu’ils puissent être votés pendant la session d’automne du Soviet suprême. Pendant la "révolution orange", ceux qui restaient dans la majorité présidentielle ont justement utilisé cette opportunité. Ils se sont déclarés en faveur de la réforme constitutionnelle comme condition essentielle de la satisfaction d’un certain nombre d’exigences politiques orange8 [72]. La faction Yushchenko fut d’accord9 [73]. Seul le clan Timoshenko vota contre. Timoshenko peut cependant le regretter aujourd’hui. Etant devenue premier ministre, elle bénéficie de la plupart des avantages de la réforme. Depuis janvier 2006, le pouvoir du président a été fortement limité et le personnage clef devient le premier ministre, désigné par la majorité parlementaire devant laquelle il est responsable. Cela ne fait rien qu’il n’y ait pas actuellement de majorité dans le Soviet Suprême. Quand le Soviet Suprême a voté pour Timoshenko comme premier ministre, 357 députés sur 425 présents ont voté pour. On n’avait pas vu une telle "approbation" depuis 1989. La bourgeoisie d’Ukraine a ainsi célébré un retour de sa complète hégémonie sur le prolétariat.
En définitive, une leçon importante de la "révolution orange" peut être tirée en ce qui concerne le fonctionnement de la cour constitutionnelle d’Ukraine. Comme on le sait, les victimes firent appel deux fois exactement pour les mêmes raisons. En novembre 2004, Yushchenko entreprit une action contre la falsification des résultats du deuxième tour et en janvier 2005, Yanukovich fit la même chose pour les résultats du troisième tour. Mais les résultats ne furent pas seulement différents mais le jugement aussi. Dans le premier cas, la cour a travaillé de bonne foi, et sur le fond, a répondu positivement à la réclamation du plaignant. Dans le deuxième cas, une réunion a tourné à la farce et il était hors de question de répondre positivement à la plainte. Les adeptes de Yanukovich disent que la cour est vendue aux Oranges. Mais c’est absurde. En réalité, tout est déterminé par le rapport de force. Des centaines de milliers d’individus soutenaient Yushchenko, prêts à prendre des mesures extrêmes pour s’emparer du pouvoir par la violence et ils n’étaient pas concentrés à la périphérie mais dans la capitale même. Yanukovich ne pouvait pas jeter une telle force dans la rue. Le mouvement bleu-blanc avait alors notablement moins de puissance que les orange et n’était pas soutenu dans la capitale. Rien d’étonnant à ce qu’il ait perdu. Il en découle :
1. que la concentration du pouvoir de tout mouvement social (indépendamment de sa nature) dans la capitale est un facteur important de sa victoire ;
2. que dans les moments de conflits sociaux aigus, ce sont les masses qui décident de l’issue de la lutte vi [74] ;
3. que le droit du pouvoir est toujours plus fort que le pouvoir de la loi, et que quelles que soient les lois, les revendications publiques massives sont capables de passer outre.
Ces conclusions ne sont pas nouvelles et confirment la validité des tactiques révolutionnaires élaborées au temps des grandes révolutions européennes. Il est bon aussi de se rappeler que la similitude de méthode ne signifie pas toujours similitude de nature. La "révolution orange" n’avait rien de révolutionnaire par elle-même. Tous ses virages et ses zigzags ne peuvent être expliqués par des motifs de "lutte de classe" mais pour des motifs de "luttes de clans". Le peuple, qui a joué un rôle décisif dans la victoire de Yushchenko, n’en est pas du tout ressorti comme étant l’acteur social principal, il s’en est volontairement remis au "sauveur de la nation". J’espère que cet article le montre suffisamment bien et que les chefs orange détruiront, de façon non moins persuasive, les illusions des lecteurs qui seraient un peu sceptiques par rapport à cette prise de position.10 [75]
Yuri Shakin
1 [76]En 2004, la prétendue révolution - dite "des roses"- a renversé le pouvoir du président Chevarnadzé en Géorgie
2 [77]En novembre 2000, le corps du journaliste de l'opposition Gueorgui Gongadze, disparu en septembre, est retrouvé mutilé et décapité. Le président Kuchma est soupçonné d'être impliqué dans cette affaire.
3 [78]Pour les lecteurs en occident, cela vaut la peine de préciser que, contrairement à Dolores Ibarruri, Yulia Timoshenko est multimilliardaire, soupçonnée d’avoir bâti sa fortune en partie grâce au vol du gaz en provenance de la Russie et et sa revente hors taxes de manière parfaitement illégale.
4 [79]Des protestations d’ouvriers avec arrêt de travail organisées par les chefs d’entreprises. Ainsi les ouvriers "faisaient grève» à la demande de leurs patrons et pas pour leurs intérêts de classe.
5 [80]Aujourd’hui, on ne connaît que trois grèves réelles en faveur de Yushchenko au moment de la révolution Orange. Elles se sont produites à Kieveet dans les régions de Lvov et Volyn.
6 [81]Bien que ces plans aient été abandonnés aujourd’hui, la tendance générale démontre que le pouvoir est de plus en plus arbitraire.
7 [82]Cette grande entreprise a été réellement nationalisée mais immédiatement vendue pour faire plus d’argent.
8 [83]Démission du procureur général et du président de la commission centrale électorale, révision des résultats officiels des élections, etc. Les Oranges obtinrent cela en donnant leur accord à la réforme constitutionnelle.
9 [84]Leurs voix suffisaient pour que les amendements soient acceptés.
10 [85]Les dernières élections parlementaires montrent que j’étais un peu trop optimiste dans ma conclusion. Les illusions dans les rangs d’orange sont en cours de disparition, mais elles meurent aussi lentement qu’elles étaient nées.
Notes de la rédaction
i [86] Nous sommes tout à fait d'accord avec cette caractérisation. Nous voulons insister ici sur le fait que c'est la capacité de mystification de la classe ouvrière que possède cette forme particulièrement efficace de la dictature du capital qui détermine pourquoi la bourgeoisie n'a en général pas d'autre choix que d'y recourir face aux fractions les plus importantes du prolétariat mondial, lorsqu'elles ne sont pas sous le coup d'une défaite physique et politique profonde comme c'était le cas dans les années 1930 dans certains pays tels l'Allemagne ou l'Italie.
ii [87] Nous sommes tout à fait d'accord avec la profonde différence de nature entre la révolution prolétarienne et les "illusions de révolution" correspondant aux formes que peuvent être amenées à prendre les luttes entre fractions de la bourgeoisie. Mais nous voulons insister sur le caractère extrêmement superficiel de la ressemblance dont il est question dans le texte, entre la révolution prolétariennes et la mobilisation par la bourgeoisie du peuple dans la rue, à ses propres fins. Pour nous, sur ce plan, il n'y a pas similitude dans la forme de la lutte et encore moins dans ses méthodes. Il suffit, pour s'en rendre compte, de relire les pages de Trotsky à propos des révolutions de 1905 et 1917 en Russie. Ce qui en ressort c'est la spontanéité des masses ouvrières, leur activité créatrice et leur capacité à s'organiser par elles-mêmes.
iii [88] Il s’agit ici sans doute d’une difficulté dans les termes. Dire que le prolétariat a surgi comme "force politique indépendante" implique une capacité de sa part d’agir, pour ses intérêts propres, sur le terrain politique face au pouvoir étatique. Cela suppose, de sa part, un haut degré de conscience, dont une des expressions est la formation de son propre parti de classe. Il est clair que cette situation n’existait pas en Ukraine (ni nulle part ailleurs) en 1993, et qu’il serait sans doute plus correct de dire que le prolétariat luttait à l’époque sur son propre terrain de classe, c’est-à-dire pour ses intérêts économiques propres, contrairement à la situation en 2004
iv [89] Il est indéniable que c'est la capacité du parti bolchevique à déjouer les pièges de la bourgeoisie, et notamment la provocation de juillet 1917 visant à déclencher une insurrection prématurée, qui a rendu possible la révolution d'Octobre ; de même que sa contribution essentielle à la constitution du Comité militaire révolutionnaire a permis la victoire de l'insurrection. Mais avancer comme le fait le texte, sans plus de précautions, que grâce à de telles qualités politiques, le parti bolchevique aurait pu constituer une source d'inspiration pour les dirigeants orange, cela tend à confiner ce parti dans un rôle d'état major de la classe ouvrière. C'est effectivement une telle vision du parti bolchevique, dont nous ignorons si elle est celle de l'auteur, qui a été véhiculée par le stalinisme et le trotskisme dégénérescent. Pour nous, elle ne correspond pas à la réalité des liens entre le prolétariat et son parti de classe. En particulier, elle fait passer au second plan l'élément fondamental, à savoir le combat politique mené par ce parti pour le développement de la conscience au sein du prolétariat.
v [90] Si cela peut être vrai ponctuellement dans la situation ukrainienne, il faut préciser que le rapport de forces entre bourgeoisie et prolétariat n’est pas déterminé fondamentalement sur le plan national, dans chaque pays, mais internationalement. Le rapport de forces actuellement défavorable aux ouvriers en Ukraine pourra très bien se voir renversé à l’avenir par le développement des luttes dans d’autres pays.
vi [91] Nous trouvons que la généralisation est abusive et que, de ce fait, elle prête à confusion. Comme l'histoire l'a montré, la bourgeoisie est capable de mettre les masses en mouvement, de façon prématurée par rapport à leur niveau général de préparation, afin de leur infliger une défaite militaire décisive comme cela fut le cas lors de l'insurrection à Berlin en janvier 1919.
Dans la première partie de ce résumé du second volume (Revue Internationale n°125 [94]), nous avions analysé comment le programme communiste a été enrichi par l’énorme avancée qu’avait faite la classe ouvrière avec le surgissement révolutionnaire international provoqué par la Première Guerre mondiale. Dans cette seconde partie, nous verrons comment les révolutionnaires ont combattu pour comprendre le recul et la défaite de la vague révolutionnaire, tout en montrant en quoi ils ont ainsi dégagé des leçons inestimables pour les révolutions futures.
Si, comme Rosa Luxemburg l'a écrit, la révolution russe a constitué "la première expérience de dictature du prolétariat dans l’histoire mondiale" (La Révolution russe), il en découle que toute révolution future aura nécessairement à la lumière de cette première expérience et des leçons qu'on en tire. Comme le mouvement prolétarien n'a aucun intérêt à fuir la réalité, l’effort pour comprendre ces leçons doit porter sur l'ensemble du processus révolutionnaire dès ses premiers jours, même s'il a fallu de nombreuses années d’expériences pénibles et de réflexion tout aussi douloureuse pour assimiler pleinement l’héritage que la révolution russe nous a légué.
La brochure de Rosa Luxemburg, La Révolution russe, rédigée en prison en 1918, nous fournit un modèle de démarche critique vis-à-vis des erreurs de la révolution. Luxemburg commence par affirmer sa solidarité totale avec le pouvoir des soviets et avec le parti bolchevique et souligne que les difficultés auxquelles ceux-ci étaient confrontés provenaient d’abord et avant tout de l’isolement du bastion russe. Seule l'intervention du prolétariat mondial – et en particulier du prolétariat allemand – en exécutant la sentence historique d'abattre l'ordre capitaliste pourrait permettre de surmonter ces difficultés.
Dans ce cadre, Luxemburg critique les Bolcheviks sur trois points :
Au sein de la Russie-même, les premières réactions contre le danger de déraillement du parti datent aussi de 1918, et leur foyer principal (au moins au sein du courant révolutionnaire marxiste) était la tendance de la Gauche communiste dans le parti bolchevique. On se souvient surtout de cette tendance pour son opposition au traité de Brest-Litovsk, dont elle craignait qu’il ait pour résultat d’abandonner non seulement des territoires mais les principes de la révolution elle-même. En fait, sur le plan des principes, il n’y a pas de comparaison entre le traité de Brest-Litovsk et celui de Rapallo intervenu quatre ans plus tard : le premier a été établi ouvertement, sans aucune tentative de cacher ses lourdes conséquences ; le second s’est conclu en secret et impliquait de facto une alliance entre l’impérialisme allemand et l’Etat soviétique. Par ailleurs, la position défendue par Boukharine et d’autres communistes de gauche en faveur d’une "guerre révolutionnaire" était, comme Bilan l’a souligné plus tard, fondée sur une sérieuse confusion : l’idée qu'on pouvait étendre la révolution par des moyens militaires sous une forme ou une autre, alors qu’en fait elle ne peut gagner les ouvriers du monde à sa cause qu’à travers des moyens essentiellement politiques (comme la formation de l’Internationale communiste en 1919).
En revanche, les premiers débats entre Lénine et les Gauches sur la question du capitalisme d’Etat ont permis de tirer des leçons plus fructueuses de la révolution. Lénine défendait l’acceptation des termes de la paix allemande car il était nécessaire que le pouvoir des soviets dispose "d’un espace vital" qui permette de reconstruire un minimum de vie sociale et économique.
Les désaccords portaient sur deux questions :
La critique du capitalisme d’Etat par les Gauches était certes embryonnaire et contenait de nombreuses confusions : elles tendaient à voir le principal danger venir de la petite bourgeoisie et ne voyaient pas clairement que la bureaucratie étatique pouvait elle-même jouer le rôle d’une nouvelle bourgeoisie ; elles nourrissaient aussi des illusions sur la possibilité d’une transformation socialiste authentique à l’intérieur des frontières de la Russie. Mais Lénine se trompait quand il voyait dans le capitalisme d'Etat autre chose que la négation du communisme ; en tirant la sonnette d’alarme sur son développement en Russie, les Gauches s'avéraient prophétiques.
Malgré des différences importantes au sein du parti bolchevique à propos de la direction que prenait la révolution et, en particulier, de la direction qui était prise par l’Etat soviétique, la nécessité de l’unité face à la menace immédiate de la contre-révolution tendait à contenir ces désaccords dans certaines limites. On peut dire la même chose des tensions au sein de la société russe dans son ensemble : malgré les conditions épouvantables qu’enduraient les ouvriers et les paysans pendant la période de guerre civile, le conflit naissant entre leurs intérêts matériels et politiques et les exigences économiques du nouvel appareil d’Etat avait été mis en veilleuse à cause de la lutte contre les Blancs. Avec la victoire de la guerre civile, toutefois, le couvercle sauta. De plus, avec l’isolement de la révolution qui se poursuivit du fait d’une série de défaites cruciales pour le prolétariat en Europe, ce conflit devenait maintenant évident en tant que contradiction centrale du régime de transition.
Au sein du parti, les problèmes de fond auxquels faisait face la révolution furent abordés au travers du débat sur la question syndicale, qui passa au premier plan au 10e Congrès du Parti, en mars 1921. Ce débat fut mené essentiellement autour de trois positions différentes, bien qu'au sein de chacune d'entre elles aient existé de nombreuses variantes :
Avec l’avantage du recul, il apparaît clairement qu’il y avait de sérieuses faiblesses dans les prémisses de ce débat. Pour commencer, les syndicats ne se sont pas prêtés si aisément à devenir des organes de discipline du travail par hasard : c'est une trajectoire qui était dictée par les nouvelles conditions du capitalisme décadent. Ce n’était pas les syndicats, mais les organes créés par la classe en réponse à cette nouvelle période – les comités d’usine, les conseils, etc. – qui avaient la tâche de défendre l’autonomie de la classe ouvrière. En même temps, tous les courants engagés dans ce débat étaient acquis, à un degré plus ou moins grand, à l’idée que la dictature du prolétariat devait être exercée par le parti communiste.
Néanmoins, le débat était l’expression d’une tentative de comprendre, dans une situation de grande confusion, les problèmes qui se posent quand le pouvoir d’Etat créé par la révolution commence à échapper au contrôle du prolétariat et à se retourner contre ses intérêts. Ce problème devait apparaître de façon encore plus dramatique lors de la révolte de Cronstadt qui éclata en plein milieu du 10e Congrès à la suite d’une série de grèves ouvrières à Petrograd.
La direction bolchevique dénonça au début la rébellion comme n’étant qu’une conspiration des Gardes blancs. Plus tard, elle mit l’accent sur son caractère petit-bourgeois, mais l’écrasement de la révolte était toujours justifié par le fait qu'elle aurait ouvert la porte, à la fois géographiquement et politiquement, à l'irruption de la contre-révolution. Cependant, Lénine en particulier était contraint de reconnaître que la révolte constituait un avertissement envers le fait que les méthodes du travail forcé de la période du communisme de guerre ne pouvaient continuer et qu’une sorte de "normalisation" des rapports sociaux capitalistes était nécessaire. Mais il n’y avait aucun compromis sur la notion selon laquelle seule la domination exclusive du parti bolchevique pouvait assurer la défense du pouvoir prolétarien en Russie. Cette vision était partagée par beaucoup de communistes de gauche russes : au 10e Congrès, des membres des groupes de l’opposition furent parmi les premiers volontaires pour mener l’assaut contre la garnison de Cronstadt. Même le KAPD, en Allemagne, refusa de soutenir les rebelles. Victor Serge, à contrecœur, défendit aussi l’écrasement de la révolte comme étant un moindre mal par rapport à la chute des Bolcheviks et au retour d’une nouvelle tyrannie des Blancs.
Cependant, il y eut, au sein du camp révolutionnaire, beaucoup de voix qui s’élevèrent contre. Les anarchistes bien sûr, qui avaient déjà porté beaucoup de critiques correctes aux excès de la Tchéka et à la suppression des organisations de la classe ouvrière. Cependant, l’anarchisme n’a pas grand chose à offrir comme leçons de cette grande expérience puisque, pour lui, la réponse des Bolcheviks à la révolte était inscrite, dès l’origine, dans la nature même de tout parti marxiste.
Cependant, à Cronstadt même, beaucoup de Bolcheviks se joignirent à la révolte sur la base d’un soutien aux premiers idéaux d’Octobre 1917 : pour le pouvoir des soviets et pour la révolution mondiale. Le communiste de gauche, Miasnikov, refusa de se joindre à ceux qui avaient participé à l’attaque contre la garnison ; il entrevoyait les résultats catastrophiques que produirait l’écrasement d’une révolte ouvrière par l’Etat "ouvrier". A l'époque, ce n'était que des intuitions. Ce n'est que dans les années 1930, avec les travaux de la Gauche communiste italienne, que les leçons les plus claires purent être tirées. Reconnaissant sans ambiguïté le caractère prolétarien de la révolte, la Gauche italienne défendit que les rapports de violence au sein du camp prolétarien devaient être rejetés par principe ; que la classe ouvrière devait garder les moyens de se défendre face à l’Etat de transition qui, de par sa nature, présente le risque de devenir un point de ralliement pour les forces de la contre-révolution ; et que le parti communiste ne pouvait pas être impliqué dans l’appareil d’Etat mais devait garder son indépendance à son égard. Plaçant les principes au dessus des contingences immédiates, la Gauche italienne était prête à dire qu’il aurait mieux valu perdre Cronstadt que conserver le pouvoir et saper les buts fondamentaux de la révolution.
En 1921, le parti a été confronté à un dilemme historique : garder le pouvoir et devenir un agent de la contre-révolution ou rentrer dans l’opposition et militer dans les rangs de la classe ouvrière. En pratique, la fusion entre le parti et l’Etat était déjà trop avancée pour que tout le parti soit capable de choisir une telle orientation ; ce qui se posait en termes plus concrets, c’était de mener l'activité de fractions de gauche, travaillant à l’intérieur ou en dehors du parti pour contrer son glissement vers la dégénérescence. L’interdiction des fractions dans le parti, après le 10e Congrès, a signifié que ce travail allait devoir être poursuivi de plus en plus en dehors et, en définitive, contre le parti existant.
Les concessions à la paysannerie – nécessité inévitable, pour Lénine, mise en lumière par le soulèvement de Cronstadt – furent intégrées dans la Nouvelle Politique Economique, considérée comme un recul temporaire qui permettrait au pouvoir prolétarien ravagé par la guerre de reconstruire son économie en miettes et de se maintenir comme bastion de la révolution mondiale. En pratique, cependant, les efforts pour rompre l’isolement de l’Etat soviétique conduisirent à des concessions fondamentales sur le plan des principes : pas seulement par le commerce avec les puissances capitalistes, qui, en soi, ne constituait pas une brèche dans les principes, mais par des alliances militaires secrètes, comme le traité de Rapallo avec l’Allemagne. Et de telles alliances militaires s’accompagnèrent d’alliances politiques contre nature avec les forces de la social-démocratie, dénoncée auparavant comme aile gauche de la bourgeoisie. Ce fut la politique du "Front Unique" adoptée au Troisième Congrès de l’Internationale communiste.
En Russie même, Lénine avait déjà affirmé en 1918 que le capitalisme d’Etat constituait un pas en avant pour un pays aussi arriéré ; en 1922, il continuait à défendre que le capitalisme d’Etat pouvait être utile au prolétariat tant qu’il était sous la direction de "l’Etat prolétarien", ce qui voulait de plus en plus dire le parti prolétarien. Et cependant, il était forcé d’admettre que, loin de diriger l’Etat hérité de la révolution, le parti, au contraire, était de plus en plus dirigé par ce dernier – non pas vers la perspective qu’il voulait atteindre, mais vers une restauration de la bourgeoisie.
Lénine vit rapidement que le parti communiste lui-même était profondément affecté par ce processus d’involution. Il localisa d’abord le problème dans les plus basses couches des bureaucrates sans culture qui avaient commencé à affluer dans le parti. Mais, dans ses dernières années, il devint douloureusement conscient que la pourriture avait atteint les plus hauts échelons du parti : comme Trotsky l’a souligné, le dernier combat de Lénine était principalement ciblé contre Staline et le stalinisme naissant. Mais, piégé dans la prison de l’Etat, Lénine était incapable d’offrir autre chose que des mesures administratives pour faire face à cette marée bureaucratique. S'il avait vécu plus longtemps, il aurait sûrement été contraint d’aller plus loin dans sa démarche oppositionnelle, mais désormais la lutte contre la contre-révolution montante devait passer dans d’autres mains.
En 1923, la première crise économique de la NEP éclate. Elle provoque des réductions de salaire, des suppressions d’emploi ainsi qu’une vague de grèves spontanées. Au sein du parti, cela provoqua des conflits et des débats, donnant naissance à de nouveaux regroupements oppositionnels. La première expression ouverte de ces derniers fut la Plate-forme des 46, qui comprenait des personnes proches de Trotsky (désormais de plus en plus mis à l’écart par le triumvirat au pouvoir : Staline, Kamenev et Zinoviev) et des éléments du groupe du Centralisme Démocratique. La Plate-forme critiquait la tendance à considérer la NEP comme la voie royale vers le socialisme, réclamait plutôt plus de planification centralisée que moins. Plus important, elle mettait en garde contre l'étouffement croissant de la vie interne du parti.
En même temps, la Plate-forme prenait ses distances avec les groupes d’opposition les plus radicaux, le plus important d'entre eux étant le Groupe Ouvrier de Miasnikov qui avait une certaine présence au sein des mouvements de grève dans les centres industriels. Catalogué comme une réaction compréhensible mais "pessimiste" à la montée de la bureaucratisation, le Manifeste du Groupe Ouvrier était en fait une expression du sérieux de la Gauche communiste russe :
Les communistes de gauche furent donc l’avant-garde théorique dans la lutte contre la contre-révolution en Russie. Le fait que Trotsky ait adopté, en 1923, une démarche ouvertement oppositionnelle eut une importance considérable étant donnée sa réputation en tant que dirigeant de l’insurrection d’octobre. Mais, comparée aux positions intransigeantes du Groupe Ouvrier, l’opposition de Trotsky au stalinisme était marquée par une démarche centriste et hésitante :
Ces erreurs étaient en partie dues à des questions de caractère : Trotsky n’était pas, comme Staline, un intrigant accompli et n’avait pas son ambition personnelle dévorante. Mais il y avait des motifs politiques plus fondamentaux dans l’incapacité de Trotsky à aller jusqu’au bout de ses critiques et à adopter les conclusions radicales auxquelles était arrivée la Gauche communiste :
En 1927, Trotsky avait accepté l’idée qu’il y avait un danger de restauration de la bourgeoisie en Russie – une sorte de contre-révolution rampante sans renversement formel du régime bolchevique. Cependant, il sous-estimait largement l'avancement de celle-ci :
Les théories économiques de l’Opposition de gauche autour de Trotsky constituaient un obstacle important à la compréhension que "l’Etat soviétique" lui-même était en train de devenir l’agent direct de la contre-révolution, sans qu'ait lieu aucun retour à la propriété "privée" classique. La signification de la déclaration par Staline du socialisme en un seul pays ne fut saisie que tardivement et jamais avec une profondeur suffisante. Enhardi par la mort de Lénine et par la stagnation évidente de la révolution mondiale, Staline put faire cette proclamation qui constituait une rupture ouverte avec l’internationalisme et un engagement à faire de la Russie une puissance mondiale impérialiste. Elle était en opposition complète avec les Bolcheviks de 1917 pour qui le socialisme ne pouvait être le fruit que de la victoire de la révolution mondiale. Mais plus les bolcheviks étaient entraînés dans la gestion de l’Etat et de l’économie russes, plus ils commençaient à développer des théories sur les pas en avant vers le socialisme qu’ils pouvaient effectuer, y compris dans le contexte d’un pays isolé et arriéré. Le débat sur la NEP, par exemple, avait en grande partie été posé en ces termes, la droite défendant que le socialisme pouvait se réaliser en utilisant les lois du marché, la gauche insistant sur le rôle de la planification et de l’industrie lourde. Preobrazhensky, principal théoricien sur le plan économique de la gauche oppositionnelle, parlait du dépassement de la loi de la valeur capitaliste grâce au monopole du marché extérieur et à l’accumulation dans le secteur étatique, qui était même baptisée "accumulation socialiste primitive".
La théorie de l’accumulation socialiste primitive identifiait à tort la croissance de l’industrie avec les intérêts de la classe ouvrière et le socialisme. En réalité, la croissance industrielle en Russie ne pouvait provenir que d’une exploitation croissante de la classe ouvrière. Bref, "l’accumulation socialiste primitive" n'était que de l'accumulation de capital. C’est pourquoi la Gauche italienne, par exemple, met en garde contre toute tendance à prendre la croissance industrielle, ou le développement d’industries étatisées, comme une mesure du progrès vers le socialisme.
En fait, la lutte contre la théorie du socialisme en un seul pays eut lieu à l’initiative des Zinoviévistes après la dissolution du triumvirat régnant. Ceci conduisit à la formation de l’Opposition Unifiée en 1926 qui, à l’origine, incluait également les Centralistes démocratiques. Malgré son adhésion formelle à l’interdiction des fractions, la nouvelle Opposition fut de plus en plus contrainte de porter ses critiques du régime au sein de la base du parti et même directement chez les travailleurs. Elle fut confrontée à des menaces, des mensonges, des accusations montées de toutes pièces, à la répression et à l’expulsion. Malgré cela, elle ne comprenait toujours pas la nature de ce qu'elle combattait. Staline exploita son désir de réconciliation dans le parti pour la forcer à se retirer de toute activité décrite comme "fractionnelle". Les Zinoviévistes et quelques disciples de Trotsky capitulèrent immédiatement ; et en 1928, quand Staline annonça son "tournant à gauche" et adopta une politique d’industrialisation rapide, beaucoup parmi les trotskistes, y compris Preobrazhensky lui-même, pensèrent que Staline adoptait enfin leur politique.
En même temps, cependant, des éléments de l’Opposition étaient de plus en plus influencés par les communistes de gauche qui voyaient beaucoup mieux que la contre-révolution avait eu lieu. Les Centralistes démocratiques, par exemple, tout en gardant encore l’espoir d’une réforme radicale du régime des soviets, étaient beaucoup plus clairs sur le fait qu’industrie étatisée ne veut pas dire socialisme ; que la fusion du parti avec l’Etat conduisait à la liquidation du parti ; que la politique étrangère du régime soviétique s’opposait de plus en plus aux intérêts internationaux de la classe ouvrière. A la suite de l’expulsion massive de l’Opposition en 1927, les communistes de gauche considérèrent de plus en plus que le régime et le parti ne pouvaient plus être réformés. Les éléments qui restaient du groupe de Miasnikov jouèrent un rôle clef dans ce processus de radicalisation. Mais dans les années suivantes, c'est surtout dans les prisons de Staline que ces débats animés sur la nature du régime allaient se tenir.
Etant donnée l’ampleur de la défaite en Russie, le centre de gravité des efforts pour comprendre la nature du régime stalinien s'est déplacé en Europe occidentale. Comme les partis communistes étaient "bolchevisés" - c’est-à-dire transformés en instruments aux ordres de la politique étrangère russe – une série de groupes d’opposition allaient surgir en leur sein, mais allaient rapidement scissionner ou être exclus.
En Allemagne, ces groupes pouvaient représenter quelquefois des milliers de membres, leur nombre diminua toutefois rapidement. Le KAPD existait encore et déployait une activité sérieuse vis-à-vis de ces courants. Un des plus connus fut le groupe autour de Karl Korsch ; la correspondance entre Bordiga et lui, en 1926, met en lumière les nombreux problèmes rencontrés par les révolutionnaires à cette époque.
Une des caractéristiques de la Gauche allemande – et un des facteurs qui contribua à sa défaillance organisationnelle - était sa tendance à tirer des conclusions hâtives sur la nature du nouveau système en Russie. Tout en étant capable de reconnaître sa nature capitaliste, il était souvent incapable de répondre à la question clef : comment un pouvoir prolétarien a-t-il pu se transformer en son contraire ? Très souvent, la réponse était de nier que ce dernier ait jamais eu une nature prolétarienne – de prétendre que la révolution d'Octobre n’était rien de plus qu’une révolution bourgeoise et que les Bolcheviks n’étaient qu’un parti de l’intelligentsia. La réponse de Bordiga était caractéristique de la méthode plus patiente de la Gauche italienne : s’opposant à toute construction hâtive de nouvelles organisations, sans base programmatique sérieuse, Bordiga mettait en avant la nécessité de mener une discussion profonde et large sur une situation qui soulevait tant de questions nouvelles. C’était la seule base possible pour tout regroupement conséquent. En même temps, Bordiga refusait de céder sur le caractère prolétarien de la révolution d’Octobre, et insistait sur le fait que la question posée au mouvement révolutionnaire était celle de comprendre comment un pouvoir prolétarien isolé dans un pays pouvait subir un processus de dégénérescence interne.
Avec la victoire du nazisme en Allemagne, le foyer des discussions se déplaça de nouveau, cette fois vers la France où un certain nombre de groupes d’opposition tinrent une Conférence à Paris en 1933 pour discuter de la nature du régime en Russie. Des tenants "officiels" de Trotsky y assistaient aussi, mais la majorité des groupes se situait plus à gauche et, parmi eux, se trouvait la Gauche italienne en exil. A la Conférence furent développées de nombreuses théories sur la nature du régime russe, beaucoup d’entre elles étant contradictoires : il s'agissait d'un système de classe d’un nouveau genre et il ne fallait plus le soutenir ; ou d'un système de classe d'un nouveau type mais qui devait être défendu ; cela restait un régime prolétarien mais il ne devrait pas être défendu… Tout cela témoigne de la difficulté immense à laquelle étaient confrontés les révolutionnaires pour comprendre réellement la direction et la signification des événements en Union Soviétique. Mais cela montre aussi que la position des trotskistes "orthodoxes" - selon laquelle, malgré sa dégénérescence, l’URSS reste un Etat ouvrier qui doit être défendu contre l’impérialisme – était combattue par différents points de vue.
Ce fut en grande partie à cause de ces pressions de la Gauche que Trotsky écrivit sa fameuse analyse de la révolution russe en 1936, La Révolution trahie.
Ce livre est la preuve que, bien que glissant de façon croissante vers l'opportunisme, Trotsky demeurait encore un marxiste. Ainsi, il fustige de façon éloquente les affirmations de Staline présentant l’URSS comme un paradis pour les ouvriers et, se fondant sur la prise de position de Lénine pour qui l’Etat de transition est un "Etat bourgeois sans la bourgeoisie", il expose des points de vue tout à fait valables sur la nature de cet Etat et les dangers qu’il représente pour le prolétariat. Trotsky avait alors aussi conclu que le vieux parti bolchevique était mort et que la bureaucratie ne pouvait plus être réformée mais devait être renversée par la force. Néanmoins, ce livre est fondamentalement incohérent : en donnant des arguments explicites contre la vision selon laquelle l’URSS était une forme de capitalisme d’Etat, Trotsky s’accrochait fermement à la thèse selon laquelle les formes de propriété nationalisée constituaient une preuve du caractère prolétarien de l’Etat. Alors qu’il concède au niveau théorique qu’il y a une tendance au capitalisme d’Etat dans la période de déclin du capitalisme, il rejette l’idée que la bureaucratie stalinienne pouvait être une nouvelle classe dirigeante simplement au nom du fait qu’elle n’a ni titres, ni actions, et qu’elle ne peut pas transmettre de propriété à ses héritiers. Au lieu d'appréhender le capital essentiellement comme rapport social impersonnel, il le réduit à une forme juridique.
De même, l’idée que l’URSS pouvait encore être un Etat ouvrier révélait aussi une profonde incompréhension de sa part de la nature de la révolution prolétarienne, même s’il admettait que la classe ouvrière, en tant que telle, était entièrement exclue du pouvoir politique. C’est la première révolution dans l’histoire qui soit l’œuvre d’une classe sans propriété, une classe qui ne peut posséder sa propre forme d’économie et qui ne peut parvenir à son émancipation qu’à travers l'utilisation du pouvoir politique comme levier pour soumettre les lois "naturelles" de l’économie au contrôle conscient de l’homme.
Plus grave que tout, la caractérisation faite de l’URSS par Trotsky condamnait son mouvement à faire l’apologie du stalinisme sur la scène mondiale. C’est ce qu'illustre de façon évidente l’argument de Trotsky selon lequel la croissance industrielle rapide sous Staline prouvait la supériorité du socialisme sur le capitalisme, alors qu'elle était basée sur une exploitation féroce de la classe ouvrière et partie intégrante de la construction d’une économie de guerre en préparation d’une nouvelle division impérialiste du globe. Une autre illustration tout aussi évidente de cela est fournie par la défense sans faille de la politique étrangère russe par les trotskistes et la défense inconditionnelle de l’Union Soviétique contre les attaques impérialistes – à une époque où l’Etat russe lui-même était devenu un protagoniste actif dans l’arène impérialiste mondiale. Cette analyse contient les germes de la trahison finale de l’internationalisme par ce courant pendant la Deuxième Guerre mondiale.
Le livre de Trotsky laissait la porte ouverte à l’idée que la question de l’URSS n’avait pas été tranchée de façon définitive, et que seuls des événements historiques décisifs, comme la guerre mondiale, pourraient le faire. Dans ses derniers écrits, peut être conscient de la fragilité de sa théorie sur "l’Etat ouvrier", mais toujours réticent à accepter la nature capitaliste d’Etat de l’URSS, il commença à spéculer sur le fait que, s’il s’avérait que le stalinisme représentait une nouvelle forme de société de classe, ni capitaliste, ni socialiste, le marxisme aurait été discrédité. Trotsky a été assassiné avant d’avoir pu se prononcer sur le fait que "l’énigme russe" avait bien été résolue par la guerre. Mais, parmi ses disciples politiques de la première heure, seuls ceux qui découvrirent le chemin tracé par la Gauche communiste et adoptèrent la position caractérisant le régime en URSS de capitaliste d’Etat (tels que Stinas en Grèce, Munis en Espagne et sa propre femme, Natalia) furent capables de rester fidèles à l’internationalisme prolétarien pendant et après la Deuxième Guerre mondiale.
La Gauche communiste trouve son expression la plus avancée dans les parties du prolétariat mondial qui avaient le plus vigoureusement défié le capitalisme pendant la grande vague révolutionnaire à savoir, en dehors de la Russie, le prolétariat allemand et italien. Ainsi, les Gauches communistes allemande et italienne furent l’avant-garde théorique de la Gauche communiste partout ailleurs en dehors de la Russie.
Lorsqu’elle chercha à comprendre la nature du régime qui avait surgi des cendres de la défaite en Russie, la Gauche allemande fut très souvent en avance dans ses conclusions. Elle fut non seulement capable de voir que le système stalinien était une forme de capitalisme d’Etat, mais elle développa aussi des points de vue perspicaces sur le capitalisme d’Etat en tant que tendance universelle du capitalisme en crise. Et cependant, bien trop souvent, ces analyses allaient de pair avec une tendance à se désolidariser de la révolution d’Octobre et à déclarer que le bolchevisme était le fer de lance de la contre-révolution – vision qui participait d'une hâte à abandonner l’idée même d’un parti prolétarien et à sous-estimer profondément le rôle de l’organisation révolutionnaire.
La Gauche italienne, au contraire, mit beaucoup de temps à arriver à une claire compréhension de la nature de l’URSS, mais sa démarche, plus patiente et plus rigoureuse, s’appuyait sur des prémisses fondamentales :
Cependant, malgré ces bases solides, la vision de la Gauche italienne sur la nature de l’URSS dans les années 30 était extrêmement contradictoire. Superficiellement, elle partageait avec Trotsky l’idée que, puisque l’URSS conservait les formes nationalisées de propriété, elle était toujours un Etat prolétarien : la bureaucratie stalinienne était définie comme une caste parasite plutôt que comme une classe exploiteuse dans le plein sens du terme.
Toutefois, l’internationalisme convaincu de la Gauche italienne la distinguait des trotskistes dont la position de défense de l’Etat ouvrier dégénéré les conduisit à se jeter dans le piège de la participation à la guerre impérialiste. La revue théorique de la Gauche italienne, Bilan, commença à paraître en 1933. Après quelques hésitations au début, les événements des années qui suivirent (l’accession d’Hitler au pouvoir, le soutien au réarmement français, l’adhésion de l'URSS à la Ligue des Nations, la guerre d’Espagne) la convainquirent que, même si l’URSS était encore dotée d'un Etat prolétarien, elle jouait désormais un rôle contre-révolutionnaire à l’échelle mondiale. En conséquence, l’intérêt international de la classe ouvrière exigeait que les révolutionnaires refusent toute solidarité avec cet Etat.
Cette analyse de Bilan était liée à sa reconnaissance du fait que le prolétariat avait subi une défaite historique et que le monde se dirigeait vers une autre guerre impérialiste. Bilan prédisait avec une exactitude impressionnante que l’URSS s’alignerait inévitablement sur l’un ou l’autre des blocs qui se formaient pour préparer ce massacre, rejetant la vision de Trotsky selon laquelle, puisque l’URSS était fondamentalement hostile au capital mondial, les puissances impérialistes mondiales allaient être contraintes de s’unir contre elle.
Au contraire, Bilan démontrait que, malgré la subsistance de formes de propriété "collectivisées", la classe ouvrière en URSS subissait un niveau d’exploitation capitaliste sans merci : l’industrialisation accélérée baptisée "construction du socialisme" ne construisait rien de plus qu’une économie de guerre qui devait permettre à l’URSS de jouer son rôle dans la nouvelle disposition de l’impérialisme. La Gauche italienne rejetait donc complètement les hymnes élogieux de Trotsky à l'égard de l’industrialisation de l’URSS.
Bilan était aussi conscient qu’il existait une tendance croissante au capitalisme d’Etat dans les pays occidentaux, que ce soit sous la forme du fascisme ou du "New Deal" démocratique. Cependant Bilan hésitait à faire le dernier pas : reconnaître que la bureaucratie stalinienne était en fait une bourgeoisie d’Etat, qu’il décrivait comme "un agent du capital mondial" plutôt que comme une nouvelle représentation de la classe capitaliste.
Cependant, comme les arguments en faveur de "l’Etat prolétarien" entraient de plus en plus en contradiction avec les événements qui se déroulaient dans le monde, une minorité de camarades de la Fraction commença à remettre toute la théorie en question. Ce n'est pas par hasard si cette minorité fut la mieux armée pour résister au déboussolement que l’éclatement de la guerre provoqua, au début, dans la Fraction et dont l'expression fut la théorie révisionniste de "l’économie de guerre". Cette dernière, qui prévoyait que la guerre mondiale n’aurait pas lieu, avait conduit la fraction dans une impasse.
Cela avait toujours constitué un axiome que l'éclatement de la guerre devait résoudre, d’une manière ou d’une autre, la question russe. Pour les éléments les plus clairs de la Gauche italienne, la participation de l’URSS dans une guerre impérialiste de rapine fournissait la preuve finale. Les arguments les plus cohérents en faveur d’une définition de l’URSS comme impérialiste et capitaliste furent développés d'abord par les camarades qui on poursuivi le travail de Bilan dans la Fraction française de la Gauche communiste et, après la guerre, par la Gauche communiste de France. En intégrant certaines des meilleures analyses de la Gauche allemande, mais sans tomber dans le dénigrement conseilliste d’Octobre, ce courant a montré pourquoi le capitalisme d’Etat était la forme essentielle adoptée par le système dans son époque de déclin. En ce qui concerne la Russie, les derniers vestiges d’une définition "juridique" du capitalisme furent abandonnés, avec la réaffirmation des fondements de la vision marxiste selon laquelle le capital est un rapport social qui peut aussi bien être administré par un Etat centralisé que par un conglomérat de capitalistes privés. Ce courant en déduisit les conclusions qui s'imposaient à une démarche prolétarienne pour aborder la période de transition : le progrès vers le communisme ne doit pas être mesuré par la croissance du secteur étatique – qui contient en réalité le plus grand danger d’un retour au capitalisme – mais par la tendance du travail vivant à dominer le travail mort, par le remplacement de la production de plus-value par une production orientée vers la satisfaction des besoins humains.
A l'encontre des démarches de plus en plus superficielles envers la question de la culture dans la pensée bourgeoise, qui tendent à la réduire aux expressions les plus immédiates de groupes nationaux ou ethniques, ou même au statut de modes sociales passagères, le marxisme place la question dans son contexte le plus large et le plus profond : celui des caractéristiques fondamentales de l’humanité et de sa spécificité par rapport au reste de la nature, et dans le cadre des modes de production successifs qui constituent l’histoire de l’humanité.
La révolution prolétarienne en Russie, si riche en leçons sur les objectifs politiques et économiques de la classe ouvrière, s’est aussi accompagnée d’une brève mais puissante explosion de créativité dans la sphère de l’art et de la culture : dans la peinture, la sculpture, l’architecture, la littérature et la musique ; dans l’organisation pratique de la vie quotidienne selon des lignes plus communautaires ; dans les sciences humaines telles que la psychologie, etc. En même temps, elle a posé la question générale de la transition de l’humanité d’une culture bourgeoise à une culture supérieure, communiste.
Un des points clef en débat parmi les révolutionnaires russes était de savoir si cette transition verrait le développement d’une culture spécifiquement prolétarienne. Comme les cultures antérieures avaient été intimement liées à la vision du monde de la classe dominante, il semblait à certains que le prolétariat lui aussi, une fois devenu classe dominante, construirait sa propre culture opposée à celle de la vielle classe exploiteuse. C’était certainement la vision du mouvement Proletkult qui se développa de façon considérable dans les premières années de la révolution.
Dans une résolution soumise au Congrès du Proletkult de 1920, Lénine lui-même semblait partager l’idée d’une culture spécifiquement prolétarienne. En même temps, il critiquait certains aspects du mouvement Proletkult : son ouvriérisme philistin, qui aboutissait à la glorification de la classe ouvrière telle qu'elle est plutôt que de voir ce qu’elle doit devenir, et son rejet iconoclaste de tous les acquis antérieurs de l’humanité au niveau culturel. Lénine était aussi gêné par la tendance du Proletkult à se concevoir comme un parti séparé avec sa propre organisation et son propre programme. La résolution de Lénine recommande donc que l’orientation de l’activité culturelle dans le régime des soviets soit directement sous l’égide de l’Etat. Cependant, le principal intérêt de Lénine pour la question culturelle se situait ailleurs. Pour lui, la question de la culture était moins liée au problème grandiose de savoir s’il pouvait y avoir une nouvelle culture prolétarienne en Russie soviétique, qu’à celui de surmonter l’immense arriération culturelle des masses russes, chez qui les coutumes médiévales et la superstition avaient encore une grande influence. Lénine, en particulier, voyait le faible développement culturel des masses comme un terrain fertile pour le fléau de la bureaucratie dans l’Etat des soviets. Elever le niveau culturel des masses était pour lui un moyen de combattre ce fléau et d'accroître la capacité des masses à garder le pouvoir politique.
Trotsky, par ailleurs, développait une critique plus détaillée du mouvement Proletkult. Dans sa vision – exposée dans un chapitre de son livre Littérature et Révolution - l'expression culture prolétarienne est inadaptée. La bourgeoisie, en tant que classe exploiteuse qui, pendant toute une période, pouvait développer son pouvoir économique au sein même du cadre du vieux système féodal, pouvait aussi développer sa propre culture spécifique. Ce n’est pas le cas pour le prolétariat qui, en tant que classe exploitée, ne dispose pas des bases matérielles nécessaires pour développer sa propre culture dans la société capitaliste. C’est vrai que le prolétariat doit se constituer en classe dominante pendant la période de transition au communisme, mais ce n’est qu’une dictature politique temporaire, dont le but n’est pas de préserver indéfiniment le prolétariat mais de le dissoudre dans une nouvelle communauté humaine.
Littérature et Révolution fut écrit en 1924. C’était dans les faits un élément du combat de Trotsky contre la montée du stalinisme. Bien que, dans ses premières années, le plaidoyer de Proletkult pour une initiative autonome du prolétariat ait souvent fait de celui-ci un point de ralliement des groupes de l’aile gauche qui s’opposaient au développement de la bureaucratie soviétique, par la suite, ses héritiers tendirent à s’identifier à l’idéologie du socialisme dans un seul pays. Cette théorie leur semblait cohérente avec l’idée qu’une "nouvelle" culture s’était déjà créée en Union Soviétique. Trotsky dans ses écrits sur la culture dénonce la vacuité de ces affirmations ; il s’oppose vigoureusement à la transformation de l’art en propagande d’Etat et prend position en faveur d’une politique "anarchiste" dans la sphère culturelle, qui ne peut être dictée ni par l’Etat ni par le parti.
La vision de Trotsky de la culture communiste du futur est contenue dans le dernier chapitre de Littérature et Révolution. Trotsky commence par répéter son opposition au terme "culture prolétarienne" pour décrire les relations entre l’art et la classe ouvrière pendant la période de transition au communisme. Il fait d’ailleurs la distinction entre art révolutionnaire et art socialiste. Le premier se définit essentiellement par son opposition à la société existante ; Trotsky considère même qu’il tendra à être marqué par un "esprit de haine sociale". Il pose aussi la question de quelle "école" d’art serait la plus adaptée à une période de révolution et utilise le terme "réalisme" pour la décrire. Cependant, ceci ne signifie pas pour Trotsky la subordination bornée de l’art à la propagande d’Etat associée à l’école stalinienne du "réalisme socialiste". Cela ne signifie pas non plus que Trotsky rejetait la possibilité d’incorporer les acquis des formes d’art qui n’étaient pas directement liées au mouvement révolutionnaire ou étaient même caractérisées par une fuite désespérée de la réalité.
Pour Trotsky, l’art socialiste sera imprégné des émotions les plus grandes et les plus positives qui fleuriront dans une société basée sur la solidarité. En même temps, Trotsky rejette l’idée que, dans une société qui a aboli les divisions de classe et les autres sources d’oppression et d’angoisse, l’art deviendrait stérile. Au contraire, il tendra à imprégner tous les aspects de la vie quotidienne d’une énergie créative et harmonieuse. Comme les êtres humains dans une société communiste auront toujours à affronter les questions fondamentales de la vie humaine – l’amour et la mort, par-dessus tout – la dimension tragique de l’art aura encore sa place. Trotsky se retrouve ici en plein accord avec la démarche de Marx dans les Grundrisse où ce dernier explique pourquoi l’art des époques antérieures de l’humanité ne perd pas son charme pour nous ; c’est parce que l’art ne peut être réduit aux aspects politiques de la vie de l’homme, ou même aux rapports sociaux d’une période particulière de l’histoire, mais qu’il est lié aux besoins fondamentaux et aux aspirations de notre nature humaine.
L’art du futur ne deviendra pas non plus monolithique. Au contraire, Trotsky envisage la formation de "partis" prenant position pour ou contre des démarches ou des projets artistiques particuliers ou, en d’autres termes, un débat continuel et vivant entre les producteurs librement associés.
Dans cette société du futur, l’art sera donc intégré à la production de biens de consommation, dans la construction des villes et dans la conception du paysage. Ce ne sera plus le domaine d’une minorité de spécialistes, il deviendra partie intégrante de ce que Bordiga appelait "un plan de vie pour l’espèce humaine" ; il sera l’expression de la capacité de l’homme à construire un monde "en harmonie avec les lois de la beauté" comme le disait Marx.
En modelant le paysage autour de lui, l’homme du futur ne visera pas à restaurer une vision idyllique de la vie rurale perdue. Le futur communiste sera fondé sur les découvertes les plus avancées de la science et de la technologie. Ce sera ainsi la ville plus que le village qui sera l’unité centrale du futur. Mais Trotsky ne tourne pas le dos à la vision marxiste d’une nouvelle harmonie entre ville et campagne et donc à la disparition des mégapoles gargantuesques et surpeuplées qui sont devenues une réalité si destructrice dans le capitalisme décadent. C’est évident, par exemple, dans l’idée de Trotsky que le tigre et la forêt vierge seront protégés et respectés par les générations futures.
Enfin, Trotsky ose dépeindre les habitants humains de ce futur communiste lointain. Ce sera une humanité qui ne sera plus dominée par les forces naturelles et sociales aveugles. Une humanité qui ne sera plus dominée par la peur de la mort et qui sera de ce fait capable d’exprimer pleinement ses instincts de vie. Les hommes et les femmes de ce futur se déplaceront avec grâce et précision, selon les lois de la beauté dans le "travail, la marche et le jeu". Leur niveau moyen "s’élèvera à la hauteur d’un Aristote, d’un Goethe ou d’un Marx". On peut même aller plus loin : en cernant et en maîtrisant les profondeurs de l’inconscient, l’humanité ne deviendra pas seulement pleinement humaine mais aussi, dans un sens, évoluera vers une nouvelle espèce : "l’homme aura pour objectif de maîtriser ses sentiments, d’élever ses instincts à la hauteur de sa conscience, de les rendre transparents, d’étendre les domaines de sa volonté jusque dans ses recoins les plus cachés, et s’élèvera par là à un nouveau plan, pour créer un type biologique-social supérieur ; ou si vous préférez, le surhomme, l’homme au-delà de l’homme".
C’est certainement une des tentatives les plus sérieuses de la part d'un communiste révolutionnaire de décrire sa vision de la destinée possible de l’homme. Comme elle est solidement fondée sur les potentialités réelles de l’humanité et sur la révolution prolétarienne mondiale comme condition indispensable, elle ne peut être rejetée comme une régression vers le socialisme utopique ; elle réussit en même temps à asseoir les spéculations les plus inspirées des vieux utopistes sur un terrain beaucoup plus solide. Le terrain du communisme comme sphère de possibilités illimitées.
CDW
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[92] https://fr.internationalism.org/en/tag/heritage-gauche-communiste/revolution-proletarienne
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[94] https://fr.internationalism.org/rint125/comm_iii
[95] https://fr.internationalism.org/french/rint/99_communisme-ideal
[96] https://fr.internationalism.org/french/rint/100_communisme_ideal
[97] https://fr.internationalism.org/rinte101/communisme.htm
[98] https://fr.internationalism.org/rinte102/communisme.htm
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[100] https://fr.internationalism.org/rinte106/communisme.htm
[101] https://fr.internationalism.org/rinte109/communisme.htm
[102] https://fr.internationalism.org/rinte111/communisme.htm