La saison théâtrale, qui a pris fin au début de cet été, nous a valu, à Paris, deux œuvres dramatiques d'un grand intérêt pour la politique. L'une est le film "Les raisins de la colère", réalisé d'après l'œuvre de Steinbeck, l'autre la pièce de Sartre "Les mains sales". Cette dernière reste d'actualité et, par conséquent aussi, les quelques remarques qui vont lui être consacrées, puisqu'on annonce sa reprise pour l'automne.
Ce serait un lieu commun de redire qu'aucune œuvre littéraire n'est étrangère aux conditions historiques du moment où elle nait, et que ces conditions lui fournissent à la fois les idées qu'elle met en scène et l'auditoire à laquelle on la destine. Le "public", au sens spécifique qu'on doit entendre dans ce cas, "fait", en quelque sorte, la pièce, la porte et la justifie parce que ce sont précisément les idées mises en œuvre par le drame qu'il vient lui-même rechercher dans la salle de spectacle. L'œuvre d'art ne parle qu'à des convertis ; elle est création parce qu'elle correspond à une attente.
Est-ce à dire que toute œuvre dramatique intéresse la politique proprement dite ? Certes non. Tout d'abord, l'art en général est une des formes de la vie sociale et, à ce titre aussi l'art dramatique ; et c'est pourquoi, dans sa totalité, il pose un problème considérable pour le mouvement révolutionnaire. Il concerne un des aspects authentiques de la révolution. Mais il ne touche à la politique, moment et aspect particuliers des rapports et de la lutte des classes, que s'il évoque consciemment des idées immédiatement en rapport avec une appréciation de l'ordre social, soit pour le justifier, soit pour le critiquer et ce ne peut être de toute façon le cas que pour le seul art littéraire. Dans ce cas encore, la réciproque est également vraie, c'est-à-dire que la politique conditionne directement l'œuvre dramatique. Aussi, ne peut-on, à son tour, la comprendre que par rapport au cadre historique qui lui sert de référence. Tout bachelier sait fort bien que le théâtre de Corneille, par exemple, avec ses héros imbus d'honneur, était l'expression d'un féodalisme cherchant à se survivre à l'heure de la retraite assignée par l'histoire ; celui de Molière ou de Beaumarchais une traduction des aspirations de la bourgeoisie à s'assurer la domination de la société sous les derniers règnes de l'ancien régime. Le marxisme, pour sa part, va plus loin en disant que toute expression dramatique intéressant la politique est une expression de classe. Les deux exemples -fort plats d'ailleurs par leur aspect scolaire- que l'on vient de rappeler, disent suffisamment pourquoi.
Les deux œuvres auxquelles nous nous intéressons ici touchent à la politique puisqu'elles prétendent attaquer, par une critique sociale ou philosophique, les méfaits du capitalisme des monopoles. Elles sont donc l'expression d'une idéologique de classe. Du point de vue de la philosophie de l'histoire, nous savons qu'il n'en peut être autrement.
Mais, de quelle classe ? Voilà la question. Si l'on se fiait à une opinion commune, il s'agirait d'œuvres "révolutionnaires" par leur critique sociale et leur esprit philosophique, sinon au sens littéraire, ce qui, de toute façon, ne serait pas le cas. Par-là, cette opinion commune veut dire -en doutez-vous ?- qu'elles expriment les aspirations subversives du prolétariat.
C'est en réalité fort loin d'être le cas et nous espérons le montrer. "Les raisins de la colère" et "Les mains sales" ne se placent nullement au point de vue de la classe ouvrière, mais à celui de la bureaucratie omnipotente autour de laquelle s'édifie aujourd'hui le capitalisme d'État, phase du capitalisme succédant à celle des monopoles. Certes, ce ne sont point les bureaucrates que l'on voit sur scène mais des paysans, des ouvriers ou des intellectuels. Mais ce qui compte c'est que toute l'analyse, comme la succession dramatique, se présente dans ces œuvres non pas par rapport aux aspirations de classe propre à ces derniers mais aux idées qui traduisent l'existence et la lutte sociale spécifique de la bureaucratie. Or l'on sait que celle-ci exerce la répression idéologique sur laquelle se fonde son pouvoir social en trompant la conscience des masses par l'emploi d'un verbiage "révolutionnaire" dérobé à l'ancien mouvement ouvrier aujourd'hui disparu. C'est grâce à ce verbiage que la bureaucratie parvient à identifier l'État capitaliste avec le socialisme et à provoquer une nouvelle aliénation de la conscience universelle dans l'État. Le prétendu caractère "révolutionnaire" des deux œuvres, où la bureaucratie incarne le bien et le "bourgeois" le mal, est donc bien spécifique de l'idéologie de classe qu'elles reproduisent. Par conséquent, c'est lui aussi qu'il s'agit de démasquer.
Commençons par "Les raisins de la colère". C'est un film américain, d'ailleurs un chef-d'œuvre, dont le thème est le suivant : une famille de paysans pauvres est expropriée - de même que toutes les familles de la région - par une grosse société agricole, et se laisse allécher, tous ses biens étant perdus, par les racoleurs du capital agricole californien. Elle émigre donc vers la Californie dans l'espoir de bons salaires, sous la conduite de son élément le plus actif, jeune garçon énergique récemment libéré après plusieurs années de prison pour homicide au cours d'une rixe. En route, les vieux meurent d'épuisement dans la Ford antédiluvienne qui, sous l'amoncellement du mobilier, sert de roulotte. Le voyage est long, pénible, au milieu d'un monde hostile par sa richesse, sa technique, son rythme de vie. Presque au terme du voyage, sans un sou en poche, cette famille en loque mais joyeuse croit enfin trouver du travail. Or, c'est pour tomber dans le troupeau des émigrants misérables. Ils sont relégués, avec ses derniers, dans des camps sordides où le capital agricole puise une main-d'œuvre qu'il utilise à des salaires de famine sur ses cultures. Les nouveaux arrivants, prêts à accepter du travail pour n'importe quelle rémunération, sont utilisés pour faire concurrence à la main-d'œuvre en place et abaisser ses salaires déjà misérables. Les travailleurs, lorsqu'ils ne sont pas laissés livrés à eux-mêmes, sont parqués avec leur famille sur les exploitations, sous la surveillance brutale d''une police privée qui les mène matraque au poing. Des grèves éclatent ; elles sont manœuvrées par les patrons pour abaisser encore les salaires. Au cours des désordres, le jeune héros tue une nouvelle fois. La victime est un des garde-chiourmes qui s'apprêtait à le matraquer. La famille doit fuir encore. Elle tombe enfin sur un camp organisé, propre, disposant du confort le plus moderne, où elle trouve pour finir un travail bien payé dans la réfection des routes. Elle mène dès lors une vie décente, respectée, saine enfin. Hélas ! Les traiteurs de main-d'œuvre, stipendiés par les patrons locaux, interviennent pour semer désordre et rixes dans le camp. La police officielle, saisie du crime de notre héros, vient enquêter en silence ; et celui-ci comprenant que ses malheurs sont moins le produit de sa malchance que d'un système social qui réduit des millions d'hommes à la misère, laisse sa famille à sa nouvelle fortune et part dans la nuit pour échapper à la police et s'instruire sur les moyens de militer en faveur de sa classe et de contribuer à son organisation.
Trouverait-on un meilleur exemple de film révolutionnaire ? Je crois que la jeunesse parisienne honnête l'a pensé. Du côté stalinien, on a pavoisé : n'était-ce pas un exemple des méfaits du capitalisme américain, la démonstration de ses méthodes sordides ? "Timeo danaos et dona ferrentes", "je crains les grecs et leurs cadeaux"[1]. En vérité, si un concert unanime s'est formé dans le public d'"avant-garde" pour louer la portée sociale de ce film, c'est pour les raisons que nous avons dites : il représente en fait une apologie du capitalisme d'État.
Par conséquent, il a trouvé immédiatement écho et résonance auprès des milieux -notamment dans une certaine jeunesse- qui forment l'aile marchante des transformations du régime et qu'imprègne la phraséologie "révolutionnaire" et "communiste" escroquée au marxisme et au mouvement ouvrier.
En effet, le récit que nous avons donné plus haut représente ce qu'à première vue on retient du film. Tout autre est pourtant ce qu'on y comprend dès qu'on lit entre les images.
En vérité, le thème de l'oppression dont est victime la paysannerie, thème qui caractérise l'essence de drame, ressortit directement, dans le film tel qu'il est conçu, à la démagogie prétendument "pro-paysanne" qui caractérise toutes les réactions. La sympathie, ici développée en faveur de cette famille de fermiers, est en définitive destinée à prouver, non point l'horreur du système capitaliste et de l'exploitation du travail, mais les méfaits du progrès technique, le caractère "privilégié" du prolétariat industriel dans la société, la nécessité du salut par l'État et celle du corporatisme syndical qui le prolonge.
En effet, l'expropriation qui fut à l'origine de cette migration paysanne est présentée, non pas comme l'œuvre de la classe sociale formée par la grande propriété capitaliste de la terre et les compagnies agricoles, mais comme celle des tracteurs à chenilles ! Ceux-ci brisent les limites de la salutaire petite propriété exploitée en famille, avec de "bons" outils dont le manche tient bien en main, dans une bonne misère et (…) abrutissement. Il faut à ces machines de grands domaines, des mécaniciens ; elle exige la monoculture, bref tous les éléments du rendement du travail qui, comme l'on sait, font le malheur de l'homme et défigurent le paysage. Cette terre où nos ancêtres ont toujours vécu et où, par conséquent, il devient pour nous un "devoir" de vivre, va-t-on nous la prendre ? Tel est le dilemme tragique qui fait vibrer le cœur de ces paysans et, avec lui, le cœur de notre metteur en scène hollywoodien.
Cependant, voilà nos paysans en route sans moyens, sans argent. Les vexations quotidiennes se succèdent. Surprise : elles proviennent d'ouvriers. Voici, par exemple, qu'il faut acheter un morceau avec les derniers sous. On s'arrête, on entre dans une boutique (un "drugstore"). Des conducteurs de camion, solides, bien nourris, habillés de bons vêtements de travail sont attablés. Ils n'ont qu'un regard sans ménagement pour les intrus. En partant, ils laissent à la serveuse une dot en guise de pourboire. "Ah, ces camionneurs ! Toujours plein d'argent" dit-elle.
À un autre moment, on fait de l'essence. Les deux employés qui actionnent la pompe ironisent sur la Ford. Ce sont deux nègres. Ils sont tout de blanc vêtus, chemise repassée au pressing, plis impeccables, casquette d'amiral suisse. Quand les vagabonds repartent, ils échangent sur eux quelques remarques cyniques, sans même sourire. Ils s'offrent des cigarettes (…). Concluons : leur présence est aussi scandaleuse pour la misère paysanne que l'était celle des camionneurs.
Pourra-t-on dire que ces détails se trouvent là "par hasard" ? La démagogie anti-ouvrière est toujours le propre de cet esprit réactionnaire qui n'a que larmes d'attendrissement pour les paysans arriérés et abrutis par la société bourgeoise. Il oublie que le capital seul est responsable de cet abrutissement. "La civilisation, dit Trotsky, a fait du paysan un âne qui porte le bât ; à la fin des fins, la bourgeoisie n'a fait que changer la forme du bât." Et les millions d'ouvriers chômeurs qu'ont compté les États-Unis à l'époque où est sensé se passer ce film ? Et les nègres qui, au nombre de 13 millions, sont refoulés en marge de la société américaine ? Combien accèdent à des emplois bien payés et bien blanchis dans les garages, pour les millions qui, dans le sud ou ailleurs, vivent dans des trous, bêtes traquées qui risquent la mort lorsqu'ils osent montrer un réflexe d'homme libre ou de l'intérêt pour une femme blanche ? Faut-il les oublier sous prétexte que l'exploitation capitaliste a aussi ses misères dans les campagnes ? Dans tout le film, on ne voit pas un bourgeois véritable, pas un des capitalistes dans les griffes desquelles tombent nos paysans. Ils restent par derrière, dans l'ombre, telle la grande machine invisible d'oppression chez Kafka. Cela, certes, accroit la grandeur dramatique de l'œuvre. Mais, en même temps, la responsabilité des malheurs sociaux qu'elle stigmatise se trouve rejetée sur des classes qui, pourtant, sont en fait elles aussi des victimes.
Ce qui, précisément, montre qu'aucun de ces détails n'est accidentel, mais correspond bien à une conception idéologique : c'est le rôle de sauveur qui est dévolu à l'État. Ce camp si accueillant, si propre, si moral, dont les régisseurs (façonnés à l'image des visions douceâtres de l'optimisme puritain) sont des gentlemen pleins de tact et de délicatesse, ce camp où enfin, après toutes leurs tribulations, les expropriés trouvent le bonheur, il appartient au gouvernement. C'est un de ces chantiers d'État dans lequel l'armée des sans-travail, laissée pour compte par le capital privé, permet à la machine administrative de faire concurrence à celui-ci, d'entreprendre des travaux publics. Dans les camps des patrons privés, la famille errante avait pourri, sans nourriture, au milieu des bestioles ; elle avait reçu des coups de trique, peiné dur pour un gain dérisoire. Dans le camp du gouvernement, par contre, tout est paradisiaque, accueillant, du directeur aux WC. Ainsi, se dégage la vue manichéiste propre au haut-fonctionnaire de Washington, selon laquelle le méchant patron incarne Satan, tandis que l'État-patron représente le Bon-Dieu. Le film est donc, dans une perspective historique, à la gloire de l'encasernement des travailleurs américains. Le camp de travail n'est certes pas spécial à l'Amérique. Il a régné dans l'Allemagne hitlérienne, il ronge le régime de Staline, il existe sporadiquement dans toute l'Europe. Ce qui est particulier aux camps américains, c'est qu'aujourd'hui ils sont assortis d'un confort qui fait l'envie des ouvriers "libres" du monde entier, alors que partout ailleurs les camps évoquent le travail contraint, prolongé, militarisé et mal payé, parfois même l'extermination. Cette différence tient toutefois, simplement, à une autre : celle qui sépare le niveau économique des USA de celui du reste du monde ; différence écrasante en faveur des premiers, qui permet au capital américain de traiter l'esclave d'État avec la délicatesse qu'on emploie ailleurs pour les nourrissons. Mais, attendons un peu ! Le système des camps d'État est un système mondial, le produit nouveau mais inéluctable de la décadence du capitalisme et de sa chute dans la barbarie, et les plus fortes chances sont qu'une troisième guerre universelle (et elle est proche), si elle prenait fin comme la dernière, c'est-à-dire sans révolution, verrait les camps américains prendre une forme analogue à celle des camps d'Europe et d'URSS. Une nouvelle guerre signifierait, en effet, la ruine du capital monopoliste américain, la destruction par les bombes de richesses importantes sur le territoire de l'Union et, partant, une étatisation massive du capital à un niveau économique, beaucoup plus proche du marasme actuel de l'Europe. Les camps américains cesseraient d'avoir leur confort pour devenir des camps de travail forcé. "Les raisins de la colère ont donc entrepris de louer un système qui, demain, à la mesure d'une décadence plus vaste, fera des expropriés du capital monopoliste des esclaves du capital d'État, outil sur l'épaule, estomac vide et en colonne par quatre.
La "vocation" qui, à la fin, frappe subitement le héros du film, lui fait "découvrir" d'un seul coup, intuitivement, les voies de sa lutte sociale, est digne d'être remarquée. Elle correspond tout simplement au cadre que l'on vient de dégager. La découverte correspond à peu près à ceci : après tout, si l'État sait faire tant de choses, il vaut bien d'y penser. Et le garçon partira au petit matin, sur la grand-route, après sa vision d'une nuit, se sentant "responsable", "appelé", enfin comme il se doit dans l'entendement d'un metteur en scène qui partage l'idéologie protestante des bourgeois anglo-saxons. Mais qu'a-t-il assimilé au juste et que pourra-t-il faire. Il n'a participé à aucune lutte ; la grève des émigrants à laquelle il a pris part est passée par-dessus sa tête. Quelle idéologie, même rudimentaire, anime sa conscience renouvelée ? Aucune. Il n'a rien vu, en fait, et par conséquent qu'a-t-il pu comprendre ? C'est un travailleur, dira-t-on, que peut-il savoir ? Mensonge. Les matelots du cuirassé "Potemkine" et le marin Joukov d'"Au loin une voile" savaient où ils allaient. Qu'étaient-ils ? Des matelots, soit, mais aussi des révolutionnaires, et à côté d'eux les incultes, les ouvriers sans conscience politique (ils sont nombreux), pour aussi sympathiques qu'ils aient été, tenaient cependant une place secondaire. C'est ce qui faisait de ces deux films soviétiques des œuvres révolutionnaires. Ici, c'est le contraire qui se produit. Le jeune paysan américain qu'on nous montre est inculte idéologiquement. Pourtant, il s'apprête à lancer un "message" à ses frères, bien qu'il soit un être sans conscience développée : essentiellement un apolitique. Sa psychologie annonce donc le totalitarisme américain naissant.
Le sort qu'on lui réserve est par conséquent bien simple. Il partira rejoindre l'organisation de "masse", les rangs du syndicalisme ou de tout autre mouvement analogue. Autrement dit, il ira militer dans une organisation dont le rôle historique est aujourd'hui de développer le capitalisme d'État, de pousser au développement de la sécurité sociale, des nationalisations etc. (Roosevelt, dans son "New-Deal", avait favorisé, aidé, soutenu le syndicalisme ; il s'était appuyé sur lui - en particulier sur le CIO - contre le Parti républicain ; il l'avait transformé en rouage indirect de l'appareil d'État. En même temps, il avait ouvert ses usines "nationalisées" et ses confortables camps de travail).
Le héros des "Raisins de la colère", esclave d'État de demain, trouvera - soyons en sûr - la place qu'on lui assigne dans une lutte syndicale, apolitique et anti-révolutionnaire, génératrice de nouveaux et de "meilleurs" camps d'État.
(à suivre)
MOREL
[1] Phrase mise dans la bouche de Laocoon par Virgile dans l'Énéide (II, 49)
Un vent de rébellion a passé sur les plaines polonaises. Mais le souffle court est venu, en la personne de Gomulka, s'affaler dans un fauteuil, y confesser ses péchés nationalistes. Comparée à l'épuration sans à-coups du stalinisme roumain, celle menée dans les rangs staliniens en Pologne semble singulièrement plus animée. C'est qu'Anna Pauker, en ménagère avisée sait laver son linge sale en famille. C'est surtout que la situation intérieure de la Pologne ainsi d'ailleurs que l'attitude adoptée par Belgrade à l'encontre des semonces et représailles du Kremlin rendait pressante autant qu'inévitable une mise au pas des velléitaires du "déviationnisme".
En Pologne, à l'instar des autres pays européens sous la coupe du stalinisme moscovite, la politique des prébendes du capital d'État s'est axée sur un développement forcené de l'industrie, complétée par une "collectivisation" des terres. Les motifs en sont multiples. Historiques : la liquidation physique ou la fuite au cours de la guerre des grands propriétaires a donné mainmise, aux dirigeants du nouvel État polonais, sur l'essentiel du capital social existant encore en 1945-46. Ces dirigeants se trouvent face aux problèmes que pose la colonisation des territoires ex-allemands en même temps que la reconstruction d'un pays atrocement dévasté. On notera aussi qu'en Pologne les seules couches sociales où se peuvent recruter les agents directs de Capital d'État sont celles des techniciens et fonctionnaires du parti d'État s'appuyant sur les masses ouvrières et les contrôlant, et tenant les paysans en main par leur contrôle des stations de tracteurs ; distributions des semences, engrais, etc. Enfin, la Russie, qui a besoin de compléments à son industrie, s'est décidée -après pillage- à soutenir quelque peu la politique d'industrialisation par prêt et "remises" sur "réparations".
Cependant, la pénurie en outillage principalement a dû faire la Pologne se retourner vers l'ouest, vers les États-Unis et les pays marshalliens. Des accords ont été passés, des échanges effectués qui ont donné à réfléchir aux Gomulka et autres dirigeants de l'appareil étatique. Le lourd tribut prélevé par la Russie leur a paru disproportionné par rapport à l'aide effectivement fournie par elle. D'autant que la Russie a offert déjà tout ce qu'elle pouvait offrir : les grands territoires du nord et de l'ouest ou, si l'on peut dire, auquel manque un aval occidental.
D'autre part, Gomulka et ses sous-ordres du parti-État ou du ministère des territoires dits recouvrés se sont trouvés en tête d'une tendance visant au renforcement du caractère privé assez vaguement conféré à la propriété rurale lors de la réforme agraire ; lors aussi de la distribution des terres soustraites aux petits tenanciers ou hobereaux les 8.500.000 expulsés de manière ou d'autre. Gomulka et ses amis, ce faisant, traduisaient les désirs et les craintes conjugués de la paysannerie polonaise, soit 2/3 de la population polonaise. Leur politique, par un freinage dans l'organisation des kolkhozes ainsi que par un relâchement du contrôle étatique sur la production agricole, devait entraîner, à la campagne, une certaine extension du marché noir "accapareur de plus-value". D'où revendications sourdes et absentéisme dans la main-d’œuvre industrielle déjà rare à l'heure actuelle. Bierut et les sommités "dans la ligne" y ont mis le holà. L'opposition paysanne, latente, trouvera là quelque appoint ; la condition ouvrière n'en sera pas spécialement améliorée. En résumé, le limogeage, temporaire ou non, de Gomulka et de ses pareils clôt un débat entre bureaucrates avides. Les uns conscients des impératifs géographiques et des nécessités immédiates ont fait venir à résipiscence les autres, ceux qui, pour eux tout seuls, voulaient garder le gâteau polonais.
***
Aux yeux de Trotsky et selon qu'ils étaient ou non en grâce auprès de Staline, des personnages tels Zinoviev et Kamenev devenaient des "capitulards éhontés", des militants honnêtes et "non-carriéristes". Ses épigones ont-ils plus de suite dans le jugement ? Dans leurs fictions historiques, hier encore contées, Tito et sa clique représentaient "en potentiel... l'un des éléments de la dualité de pouvoir créée en partant de l'action de masses". Aujourd'hui, Tito rejette l'ultimatum du Kremlin et supervise, en conséquence, le congrès du parti d'État yougoslave. Que béni soit son nom ou, plus exactement, celui de la "révolution socialiste yougoslave" (sic !). C'est qu'il exprime "dans des conditions très particulières, la contradiction entre les aspirations révolutionnaires des masses et le rôle contre-révolutionnaire de la direction stalinienne". Pour tout dire, selon les trotskistes, ce serait les "masses ouvrières" de Yougoslavie qui auraient obligé Tito à "résister" au Kremlin.
Telle analyse en prend à son aise avec le déroulement des faits. Pour elle, "l'attirance du dollar est calomnie, au moins pour l'immédiat". Voire ! Il suffira, à ce propos, de consulter les chiffres cités dans le dernier numéro de notre bulletin. Ou bien, peut-être les trotskistes songent-ils à remplacer les exportations et investissements éventuels des anglo-saxons en Yougoslavie par des envois massifs d'épîtres à ce qu'ils appellent le PC yougoslave. Toujours est-il, les USA sont aujourd'hui les seuls dispensateurs de matériel d'équipement industriel et agricole, en même temps que les banquiers du monde.
Pour réaliser son plan d'industrialisation, la Yougoslavie a dû se tourner vers eux. Et bientôt, la vagissante "démocratie populaire" a vu trancher le cordon qui la liait au Kremlin. Intégrées qu'elles sont à l'État par le contrôle policier, par les syndicats, le parti unique, le rationnement alimentaire, etc., les masses ouvrières, en tant que luttant pour leurs objectifs de classe, n'ont en rien pesé sur le cours des événements. Lorsqu'une faction s'est dressée, qui entendait demeurer l'administrateur délégué du capital d'État russe dans les territoires yougoslaves, Tito et Rankovic, son grand maître de la police, l'ont mis à l'ombre.
Des "trahisons idéologiques" que le stalinisme de stricte observance dénonçait chez Tito, il les a, mutatis mutandis, retrouvées chez Gomulka. Mais moins fortement assise, la situation de ce dernier ne lui a pas permis de sauter le pas, d'entrebâiller la porte aux capitaux anglo-saxons. L'ex-Thorez polonais, bien sûr n'est pas plus trotskiste que le maréchal yougoslave. Mais, moins heureux que ce dernier, il ne recevra pas même une petite lettre du "SI" de la IV°. Honte, honte à ce capitulard et arriviste !
La bourgeoisie yougoslave a changé de tuteur. Et le trotskisme, illico, de rendre hommage "à ce parti de travailleurs révolutionnaires" qui, maintenant, va comprendre "la véritable signification des procès de Moscou" !!! Mais, il n'est pas exagéré d'affirmer la dernière évolution trotskiste annonce l'agonie de ce qui fut, en fin de compte, un courant de la pensée révolutionnaire. La guerre qui vient en rangeant, qu'il le veuille ou non, Tito dans "le camp américain" balaiera tout le fatras phraséologique qui va venir de la Rome du trotskisme. Mais, pour ceux de ses militants qui se refusent à opter pour l'un ou l'autre camp des impérialistes, le moment est encore d'assainir leurs cerveaux. Le temps presse !
Cousin
Après une crise ministérielle qui dura plus d'un mois, nous pouvons constater que les mêmes raisons, qui créèrent une situation d'instabilité gouvernementale, existent toujours. Ni la hausse du coût de la vie et les troubles afférents, ni les problèmes immédiats de l'économie française n'ont été résolus.
Le trouble qui s'opère dans les cerveaux des gens est explicable, car les ministres changent mais le verbiage gouvernemental reste le même. Pourtant, nous ne pensons pas que l'actuelle situation soit un produit d'incompétence étatique ou de mauvais établissement d'un plan économique. À quelque variante politique près, la même situation confuse -tant sur le plan social que sur le plan économique- règne dans la majeure partie des États vassaux des deux grands blocs impérialistes.
Ce fait ne peut être applicable qu'en fonction de la conjoncture mondiale. Pour nous, la situation internationale commande la situation française, ainsi que toutes les autres situations nationales. Cette idée maîtresse repose sur deux arguments essentiels.
Le premier part de l'état catastrophique de l'économie française qui, par le simple jeu de la concurrence capitaliste, devrait amener la chute du pays dans un chaos indescriptible. Et pourtant il n'en est rien. La France continue à produire avec un très haut prix de revient ; ceci la disqualifie sur le marché mondial et crée un déséquilibre dans sa balance commerciale qui l'oblige à inflationner et à faire des prêts de capitaux en dehors de ses importations courantes. Bien plus, l'inflation accroissant la dette extérieure, celle-ci n'est pas comptabilisée et se transforme, par la nécessité des choses, en aide presque gratuite.
Aussi, sans les capitaux étrangers, la France ne pourrait vivre. Mais il serait ridicule de supposer que l'aide intérimaire et le plan Marshall soient d'inspiration philanthropique.
Il est vrai que nous assistons de plus en plus à une introduction de capitaux américains dans des branches de l'industrie française, mais ce phénomène ne peut, en aucun cas, justifier les quelques centaines de millions de dollars donnés à la France.
Et c'est le deuxième argument, pensons-nous, qui répond. La France, comme tous les pays vassalisés économiquement, ne peut non seulement vivre en économie de paix mais avoir seulement une production de consommation. L'économie française ne tient que parce qu'elle entre dans le domaine des dépenses militaires américaines.
Hormis cette fonction, la France n'a plus aucun rôle à jouer sur le marché mondial. Aussi, voyons-nous, depuis la "libération", tous les plans économiques des divers gouvernements s'effondrer lamentablement. On ne peut leur reprocher de n'avoir pas été d'envergure ; la seule chose qui clochait était leur impossibilité d'application.
Nous avons bien le plan Monnet qui subit à chaque fois des remaniements importants ; il ne présente une courbe ascendante -qui correspond à la réalité- que dans la branche d'industrie lourde et matières premières. Cette indication n'est pas un hasard ; une industrie lourde est la base de la puissance militaire.
Nous pourrons donc résumer notre pensée en ceci : la situation internationale est une situation de guerre, qui commande chaque situation nationale et en particulier la France, dans le sens d'une politique de guerre tant sur le plan économique que sur le plan social. Examinons donc les répercussions de cette conjoncture de guerre sur les plans économique et social.
Depuis la "libération", tous les gouvernements qui se sont succédés, jusqu'à celui de Schumann en novembre 1947, ont essayé vainement de résoudre le problème de l'économie française de l'après-guerre. Au travers d'un dirigisme plus ou moins actif, c'est le capitalisme d'État qui s'installait. Au moyen des nationalisations et des contrôles de toutes les branches d'activités commerciales et industrielles, l'État tentait de donner une solution aux problèmes des prix et salaires. Si une seule partie de son plan flanchait, toute la politique économique aurait été remise en question. Le problème des capitaux et celui des salaires furent à la source de toutes les crises gouvernementales. Il y avait impossibilité de retarder la montée des prix ; le rendement industriel et la vieille technicité des méthodes engendraient le haut prix de revient. D'où la nécessité de bloquer les salaires en libérant les prix, d'assainir les finances publiques pour attirer les capitaux étrangers, seuls capables de rajeunir l'appareillage industriel, enfin faire cesser l'agitation sociale pour permettre un accroissement du rendement.
Le gouvernement Schuman de novembre 1947 est le premier à poser le problème en ce sens. Il ne s'agit plus de dresser un plan économique mais de pallier par des mesures exceptionnelles autant qu'aléatoires une situation inflationniste.
Et c'est ce que nous avons vu ; d'une part promesse de baisse, d'autre part blocage des salaires, rajustement des prix-hausse-prélèvement exceptionnel, retrait de la circulation des billets de cinq milles, collectage prématuré des impôts. Cette politique économique prétendait réduire le déficit budgétaire et diminuer de beaucoup la consommation intérieure.
L'échéance de juin était trop proche pour faire sentir les effets de cette politique économique. Et c'est une véritable dérobade du gouvernement devant les problèmes économiques en suspens. Schuman va jusqu'à démissionner, mais la relève doit se faire sans tenir les engagements de juin. La cascade de ministères qui s'en suivit ne fit que rendre plus urgent la nécessité d'appliquer la politique financière de Meyer-Reynaud. L'exemple du ministre des finances Pineau (soc.) en fut la confirmation. Le gouvernement qui succéda au deuxième gouvernement Schuman-Pineau devait revenir au plus vite à la politique Meyer-Reynaud.
Le gouvernement Queuille s'est donc posé comme tâche non de résoudre le problème économique français mais, vulgairement, un assainissement des finances publiques, une diminution de la consommation intérieure donc du pouvoir d'achat, pour donner des garanties viables à l'Amérique. De plus, une conjoncture internationale de guerre nécessite une finance publique en apparence saine, entrainant par là une possibilité de stabilisation sociale. Le geste de l'Amérique libérant 45 milliards de francs du plan Marshall, ainsi que la nouvelle de l'état-major occidental réclamant une dizaine de divisions blindées aux É-U pour la France, indiquent bien la nature politique des mesures financières du gouvernement Queuille. Si, aujourd'hui, on sent une réticence du côté américain, nul doute que les troubles sociaux actuels en sont la raison.
Cette raison, les staliniens la connaissent. Ils savent que la politique d'intégration de la France dans le bloc occidental peut se heurter à une situation déficitaire des finances publiques et de la monnaie, à une atmosphère de troubles sociaux pouvant transformer tout le dispositif militaire américain en Europe.
C'est sous cet angle que peut être interprétée la situation sociale française.
Nous savons que des mouvements sociaux ne peuvent exister que si une situation catastrophique de la classe ouvrière se trouve sous-jacente ; mais nous savons aussi combien il est facile de détourner la classe ouvrière pour servir la cause d'un impérialisme. Et les staliniens s'y emploient fort adroitement.
Le marasme économique, la hausse du coût de la vie, l'accroissement des impôts, devaient nécessairement créer une situation trouble. Les éléments petits-bourgeois, les commerçants manifestent dans la mesure de leurs moyens. Les boulangers, par exemple, décident de vendre le pain sans tickets. Le syndicat des moyennes et petites entreprises proteste véhémentement, on parle même d'une grève des impôts. Mais cette agitation n'est pas dangereuse, pourtant elle est symptomatique d'un état d'esprit.
La classe ouvrière voit son pouvoir d'achat diminuer tous les jours ; malgré la lassitude, elle ne peut rester indifférente. Ses mouvements, ses manifestations sont des réactions de désespoir, mais aussi de la confusion idéologique qui règne en son sein. Il est donc normal de voir les staliniens en profiter et même susciter les mouvements.
Pour le gouvernement, sa politique sociale sera à la mesure de sa politique financière. Une plus grande fermeté vis-à-vis des éléments troubles ou anti-occidentaux, une politique ouvrière de coercition et d'ordre bourgeois.
Pour les staliniens, au contraire, la tactique sera de profiter du mécontentement ouvrier pour créer le trouble au profit de l'impérialisme russe et, même si la classe ouvrière ne répond pas, créer des commandos de manifestants.
En conclusion, la situation semble dépendre du gouvernement ou des staliniens, elle représente bien la même configuration que sur le plan mondial où les impérialismes américain et russe se disputent la domination du monde.
La grande tragédie de cette époque réside essentiellement dans cette perspective, de voir la classe ouvrière servir de masse de manœuvre à l'un ou l'autre des impérialismes et cette situation se répercute dans les rangs de l'avant-garde révolutionnaire où la lassitude et le découragement éclaircissent les rangs.
Le problème, pensons-nous, n'est ni tactique ni principiel ; la confusion ouvrière, la dissémination des éléments d'avant-garde reposent sur un terrain idéologique qu'il nous faut rechercher.
Voilà la tâche des révolutionnaires dans cette période noire, tout le reste n'est qu'opportunisme menant dans l'un ou l'autre des camps impérialistes et pour finir à la guerre.
Mousso
Nous publions à partir de ce numéro une étude de A. Orso sur "Propriété et Capital" que nous empruntons à la revue "Prometeo".
Avec une formule simple, justifiée par les exigences de la propagande, on a toujours défini le socialisme comme l'abolition de la propriété privée -en ajoutant la précision : des moyens de production et des moyens d'échange. Même si une telle formule n'est ni complète ni adéquate, elle ne peut être rejetée. Mais, les vieilles et récentes substantielles questions sur la propriété personnelle, collective, nationale et sociale nous obligent à élucider le problème de la propriété en rapport avec l'antithèse théorique, non seulement historique mais aussi de lutte entre le capitalisme et le socialisme.
Tout rapport économique et social se projette en formulation juridique et, partant de telles positions, le Manifeste dit que les communistes mettent en avant, à toutes les étapes du mouvement, la "question de la propriété", étant donné qu'ils mettent en avant le problème de la production et, plus généralement que celui de la production, distribution, consommation, celui de l'économie. Dans une époque où la grande antithèse historique entre féodalisme et régime bourgeois était apparue d'abord comme un conflit idéologique et de droit, que comme rapports économiques et transformation des formes de production, on ne pouvait pas poser avec le maximum de relief, même dans une énonciation élémentaire, la forme juridique des revendications économiques et sociales du prolétariat.
Dans le passage fondamental de la préface à la "Critique de l'économie politique", Marx énonce la doctrine du contraste entre les forces productives et les formes de production, et il ajoute aussitôt "ou bien - et ceci est seulement une expression juridique - avec les rapports de propriétés, la juste acception de la formulation juridique ne peut se fonder que sur la juste présentation du rapport productif et économique que le socialisme postule d'instaurer."
En employant donc, en ce qu'il présente une utilité, le langage de la science courante du droit, il s'agit de rappeler les caractères discriminants du type capitaliste de production -qui seront définis en relation avec les types de production qui le précédèrent- et ultérieurement discriminer entre tels et tels caractères, ceux que le socialisme conserve et ceux au contraire qu'il devra dépasser et supprimer dans le processus révolutionnaire. Telle distinction doit être appliquée sur le terrain de l'analyse économique.
Capitalisme et propriété ne coïncident pas. Les diverses formes économico-sociales qui ont précédé le capitalisme avaient déterminé des institutions de la propriété. Nous verrons immédiatement qu'il a été utile au capitalisme de calquer sa structure juridique sur les formules et les canons dérivés directement des précédents régimes, bien que, en eux, les rapports d'appropriation fussent variés. Non moins élémentaire est la thèse qui, dans la perspective socialiste, présente le capitalisme comme la dernière économie fondée sur la forme juridique de la propriété puisque le socialisme, en abolissant le capitalisme, abolira aussi la propriété. Mais cette première abolition - et pour mieux dire, la succession violente et révolutionnaire - est un rapport purement dialectique et, ainsi, s'énonce avec plus de fidélité, en langage marxiste (notre thèse), que celle de l'abolition de la propriété, laquelle a une saveur un peu trop métaphysique et apocalyptique.
Revenons toutefois à la base de nos conceptions. La propriété est un rapport entre l'homme, la personne humaine, et les choses. Les juristes l'appellent la faculté de disposer d'une chose de la façon la plus étendue et la plus absolue, c'est-à-dire d'en user et d'en abuser. On sait que, pour nous marxistes, ces définitions éternelles ne plaisent pas et nous pourrions mieux donner une définition dialectique et scientifique du droit de propriété : elle est la faculté "d'empêcher" une personne humaine d'user d'une chose en regard d'une autre personne ou d'un groupe.
La variabilité historique du rapport émerge, par exemple, du fait que, pendant des siècles et des siècles, entre autres choses susceptibles d'être un objet de propriété, il y avait la personne humaine (esclavage). De plus, l'institution de la propriété ne peut prétendre aux prérogatives apologétiques d'être éternelle et naturelle ; nous l'avons prouvé plus d'une fois en nous référant à la société primitive dans laquelle la propriété n'existait pas, en ce que tout était acquis et usé en commun par les premiers groupes humains. Dans la relative première forme d'économie ou, pour mieux dire, dans la forme pré-économique, le rapport entre homme et chose était le plus simple.
Pour le nombre limité d'hommes et en raison de la gamme limitée des besoins – à peine supérieurs à ceux des animaux -, les choses nécessaires à la satisfaction des besoins mêmes - que le droit appela ensuite biens - sont mises par la nature à la disposition de tous ; et le seul acte productif consiste à les prendre quand on en a besoin. Les choses se réduisent aux fruits sauvages et, un peu plus tard, à la chasse et à la pêche. Il y avait des objets d'usage à profusion ; il n'y avait pas des objets issus même d'une embryonnaire intervention physique, technique ou travaillée de l'homme sur la matière offerte par la nature.
Avec le travail, la technique productive, l'augmentation de la population, la limitation de terres vierges libres où pouvoir s'étendre, surgissent les problèmes de distribution et il devient difficile de faire front à toutes les nécessités : la demande d'usage et de consommation des produits. Le contraste entre individus et individus, tributs et tributs nait. Il n'est pas utile de rappeler cette étape de l'origine de la propriété, ainsi que celle de l'appropriation pour la consommation, pour la formation des réserves, pour les débuts de l'échange permettant la satisfaction de toujours plus vastes exigences que le travail des hommes et des communautés a produit.
Au travers des processus variés apparaît le commerce, les objets qui n'avaient qu'une valeur d'usage deviennent marchandises ; à son tour, apparaît la monnaie et à la valeur d'usage se surajoute la valeur d'échange.
Parmi les divers peuples et au travers des diverses époques, nous devons comprendre quel fut l'événement de la technique productive en regard de la capacité d'intervention du travail d'homme sur les choses et la matière première ; quel fut le mécanisme de la production et de la distribution, des actes et des efforts productifs entre les membres de la société ; quel fut le jeu de la circulation des produits de main en main, de maison en maison, de pays en pays vers la consommation. Par tels faits, nous pourrons passer à la compréhension des formes juridiques correspondantes, lesquelles tendaient à coordonner les lois de tels processus, en attribuant à des organisations la discipline de ces processus et la possibilité de contraindre et de sanctionner ceux qui les transgressaient.
Pour les mêmes raisons énoncées qui font qu'on ne peut remonter à la primitive humanité pour ce qui est de la propriété des choses et des biens de consommation ainsi que de propriété d'esclaves, de même pour la propriété du sol et des biens immobiliers construits par l'homme. Une telle propriété, dans ses formes privées individuelles, vient en retard sur la propriété des biens mobiliers et des esclaves, en ce que, au début, la terre et les constructions immobilières sont ou bien en commun ou, au moins, attribués au chef du groupe familial, de tribu, de ville ou de région.
Même si on voulait contester que tous les peuples soient partis de cette première forme communautaire et ironiser sur une telle époque d'or, l'analyse qui nous intéresse sur la détermination des institutions juridiques par les stades de la technique n'en est pas infirmée.
En ramenant à un schéma les éléments connus de tous, il suffit de définir les lignes fondamentales des types historiques et successifs de société de classes, au travers des rapports de propriété de l'objet mobile et consommable ou utile de quelque façon, de l'homme esclave ou serf et de la terre. La propriété, dit le juriste, nait de l'occupation. Il le dit en pensant aux biens immobiliers, mais la formule est valable même pour la propriété de l'esclave et de l'objet-marchandise. En effet, "les objets mobiles appartiennent à leurs possesseurs". Le processus de la possession à la propriété se fait.
Si j'ai une quelconque chose en main, en général (même un autre homme ou un bout de terre), sans qu'un autre homme réussisse à se substituer à moi, je suis le possesseur. C'est une possession matérielle jusqu'ici. Mais la possession devient légitime et juridique, et s'élève jusqu'à devenir un droit de propriété quand j'ai la possibilité, contre un éventuel prétendant, de faire appel à la loi et à l'autorité et même à la force matérielle organisée par l'État qui, ainsi, me titularise dans ma propriété. Pour les objets mobiliers ou marchandises, la simple possession la propriété juridique jusqu'à ce que quelqu'un prouve que je lui ai soustrait l'objet par la force ou par la fraude. Pour l'esclave, dans les états bien ordonnés, il y avait un anagraphe domestique qui les enregistrait au patron. Pour les biens immobiliers -même actuellement la machine légale étant bien plus complexe-, la propriété dépend de titres de propriété enregistrés dans des registres publics et le contrôle du changement de propriété est plus complexe.
À la base donc de chaque régime de propriété, il y a un acte d'appropriation des biens en général. Les enfants d'esclave étaient propriété du patron ; s'ils s'enfuyaient, le patron pouvait les faire poursuivre par la loi qui les lui ramenait.
Dans le régime féodal, la production avec une main-d'œuvre d'esclaves semble en général abolie ainsi que la relative investiture de la loi qui discipline la propriété sur la personne humaine. Le fait de disposer de la terre se présente sous une forme plus complexe que celle du droit classique romain, en ce que, sur elle, s'appuie une hiérarchie de seigneurs qui culmine dans le souverain politique, lequel distribue à ses vassaux les terres, avec un régime juridique complexe. La base économique est le travail agricole non pas au travers d'esclaves mais de serfs de la glèbe, qui ne sont pas objets de propriété réelle et d'aliénation au patron mais, en fait, qui ne peuvent pas quitter la terre féodale sur laquelle ils travaillent avec leur famille. Les produits du travail sont appropriés pas qui ? Pour une certaine part, par le serf qui reçoit tout juste pour se nourrir lui et sa famille, tandis qu'il est astreint de travailler sur les vastes terres du seigneur qui s'approprie ainsi les produits. Dans les formes plus récentes, le serf se rapproche du colon, en ce que toute la terre du feudataire est divisée en petites fermes familiales mais où le patron prélève une part du produit de chacune de ces fermes familiales.
Dans ce régime, le travailleur a une parcelle de droit de s'approprier des produits de son travail pour les consommer comme il l'entend. Parcelle en ce que les produits appropriés par le travailleur contiennent le tribut en temps du travail ou en dîmes, dus au patron féodal, au clergé etc.
La production non agricole a un développement très faible, vu la technique arriérée, la faible urbanisation et les besoins primitifs dans la vie des populations. Mais les travailleurs des objets manufacturés sont des hommes libres, c'est-à-dire non liés au lieu de naissance et de travail. Ils sont les artisans renfermés dans les cadres d'organismes coopératifs mais économiquement autonomes. Dans la production artisanale du petit atelier et boutique, la propriété du travailleur s'exerce sur diverses espèces de biens : les instruments non compliqués du travail, les matières premières qu'il acquiert pour les transformer, les produits manufacturés qu'il vend. En mettant de côté les impôts de la coopérative et de la commune et certains droits féodaux sur les bourgs, l'artisan travaille seulement pour lui et jouit du fruit de tout son temps et de tout le résultat de son travail. La majeure partie des travailleurs agricoles consomme sur le lieu ce qu'il produit et vend très peu pour acheter les objets vestimentaires ou de quelque autre utilité. Les artisans et les marchands échangent avec les paysans et entre eux et, au plus, dans le cercle étroit de la cité, du village, de la campagne.
Peu à peu se dessinent les prémisses de la nouvelle ère capitaliste, avec les techniciens et les savants qui enrichissent et développent les procédés de manipulation des produits ; avec les découvertes géographiques et les inventions de nouveaux moyens de transport des personnes et des marchandises, qui élargissent continuellement le champ de circulation et les distances entre le lieu de fabrication et le lieu de consommation des produits.
Le processus de ces transformations est très varié et il connait d'étranges lenteurs et de rapides expansions. Tandis que, au début de l'ère moderne, nous voyons déjà des millions de consommateurs apprendre à connaître et adopter des objets et des marchandises ignorés et exotiques, créant ainsi de nouveaux besoins (café, tabac, etc.), il était encore possible au temps de la Première Guerre mondiale de voir une grande dame calabraise, grande propriétaire, dépenser, en un an, "un sou" pour le superflu, sa propriété lui fournissant le reste.
Étant arrivés à ce point, au travers de notre schématique mais juste rappel des périodes précédant le capitalisme, nous pourrons nous demander quelles sont les réelles caractéristiques différentielles de la nouvelle production et économie capitalistes et du régime bourgeois qui y puise ses bases.
Nous verrons immédiatement en quoi consistent les transformations que les nouveaux moyens techniques, les nouvelles forces de production mises à la disposition de l'homme, induisent après une longue et dure lutte dans les rapports de production, dans les possibilités et facultés d'appropriation des biens, en opposition à ce qui existait dans la précédente société, féodale et artisanale.
Nous commencerons ainsi à établir, de la manière la plus claire, les bases de notre interprétation ultérieure sur les relations effectives entre le système capitaliste et la forme d'appropriation des divers biens - marchandises à consommer, instruments de travail, terre, maisons - et l'étendre ainsi au processus de développement de l'ère capitaliste ainsi que sa fin.
ORSO
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