Après les hostilités oratoires des grandes puissances du monde capitaliste, il était normal d'assister, sur le plan intérieur de certains secteurs nationaux, à une répercussion des antagonismes impérialistes s'exacerbant.
Mais, tandis que les secteurs capitalistes directement absorbés par les 2 grands blocs impérialistes ne présentent que de simples opérations de nettoyage politique et policier dans certains autres, la bataille d'influence revêt des caractères qui s'apparentent à une guerre civile larvaire.
La fissure entre les Américains et les Russes s'accentue parallèlement à une fissure, dans certaines limites nationales, entre les fractions bourgeoises qui allient leurs intérêts à l'un ou l'autre des 2 grands blocs impérialistes.
Récapitulons brièvement : la dernière session générale de l'ONU revêt un caractère de véritable provocation à la guerre. Vyszinski et Marshall ne se gênent pas pour faire comprendre clairement que le dénouement d'une situation issue de la guerre 1939/45 ne peut être qu'une nouvelle guerre.
Quelle que soit la politique internationale ou nationale d'un bloc, celle-ci est présentée par l'autre bloc comme une atteinte à "la paix démocratique" du monde. L'opposition des impérialistes va jusqu'à s'exprimer dans des questions de procédure : nous laissons aux journalistes bourgeois tirer des conclusions, dignes du "café du commerce", de la résolution ou non de certaines querelles de procédure.
Pour nous, cette opposition manifeste, dans les moindres détails, prouve :
Il y a à peine dix à quinze ans, les pays européens se moquaient des résolutions quotidiennes des pays de l'Amérique du sud. On y voyait uniquement la concrétisation des intrigues impérialistes. Aujourd'hui, ces résolutions ont déplacé leur épicentre jusqu'en Europe ; et, parce que plus diplomates, les divers pays qui sont les théâtres de ces "résolutions" ne peuvent concevoir qu'ils sont ramenés, dans leurs manifestations, à jouer le rôle de l'Amérique du sud.
Nous savons parfaitement qu'il est difficile de comparer un Blum, un De Gaulle ou un Thorez à un quelconque général d'opérette d'une république d'Amérique du sud. Mais si cette comparaison fort juste est difficile à concevoir, c'est non en raison de la "haute valeur" des personnages pré-cités mais uniquement en raison de l'entrée en scène, sur un thème impérialiste, de grandes masses ouvrières à vieille tradition révolutionnaire. La classe ouvrière française, italienne, allemande, qui sert de troupes à nos nouveaux "généraux sud-américains" permettent, par leur histoire passée, de présenter les conflits entre ces généraux comme des expressions les plus conscientes et les plus graves d'une situation pré-belliqueuse.
Si un sénateur américain peut dire que les frontières des USA passent par une partie de l'Allemagne, par l'Italie et la France, c'est tout simplement que la doctrine de Monroe a élargi son champ d'action. Nous sommes l'espace vital de l'impérialisme américain, tout comme l'Europe orientale et centrale l'est pour la Russie.
En termes cinématographiques, nous pourrions nous comparer à la figuration nécessaire au déroulement des intrigues des grands personnages américains et russes : nous sommes les mouvements de foule, les bruits divers qui relèvent l'action et le dialogue des premiers plans. On pouvait en dire de même il y a dix à quinze ans des États sud-américains. Mais, heureusement que notre figuration peut porter l'épithète "intelligente" tant nous savons épouser les intrigues des vedettes.
Hier des péons pouvaient se montrer indifférents aux querelles des généraux sauteurs ; aujourd'hui la classe ouvrière semble jouer "intelligemment" le rôle que les bourgeoisies américaine et russe lui ont assigné.
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La conférence de Londres se tient actuellement au milieu de préparatifs intenses de guerre tant sur les plans idéologique et psychologique que sur le plan économico-militaire.
La presse soviétique, parce qu'exprimant une situation de "rat pris au piège", donne une idée très juste des débats quand elle déclare que, à cette conférence, l'Amérique, l'Angleterre et la France présentent une similitude de positions qui semble découler d'accords préalables. Ce à quoi la presse américaine répond que cette situation découle plutôt du fait que Molotov persiste à jouer les cavaliers seuls.
Ce tennis diplomatique n'a rien d'original ; seulement, à la longue, on pouvait espérer que cette démagogie, qui consiste à rejeter sur d'autres la responsabilité d'événements et d'échecs, aurait été usée. Le seul fait marquant de cette conférence de Londres est la proposition Molotov de préparer séparément les traités de paix Allemagne et Autriche. Si on s'émerveille de la réponse de Bidault déclarant qu'une telle proposition tendait à ajourner la conférence, il est plus que certain qu'aujourd'hui la situation est tellement confuse que le fait, en diplomatie, de dire un axiome relève plus du hasard que de la science.
La conférence est donc considérée comme ajournée parce qu'il n'y a plus de place pour des querelles diplomatiques et l'on passe ainsi du plan oratoire à la préparation du terrain stratégique et politico-militaire.
Qui est responsable ? Molotov ? Marshall ? Laissons aux Sartre et Pivert le plaisir de trouver où situer la responsabilité "pour ne pas payer la paix à n'importe quel prix".
Pour nous, cette attitude équivaut à payer la guerre à n'importe quel prix. Nous pensons que la responsabilité n'est personnifiée ni par Marshall ni par Molotov ; elle est supportée par le régime capitaliste décadent qui ne peut vivre hors de la guerre.
Que Molotov et Marshall en soient des représentants hors pair, cela ne fait aucun doute ; mais ils n'en ont pas l'exclusivité car il se trouve sur terre quantité d'intellectuels en veine de prophéties pour rejeter la guerre par la porte tout en laissant la fenêtre ouverte.
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En contraste avec la conférence de Londres - dont le calme ne présage rien de bon et dont les compromis ne peuvent se faire que sur le dos de cette pauvre paix -, une situation tendue règne en France et en Italie.
Ramadier, après un an de fuite et de dérobade devant les revendications ouvrières, devait céder la place à un gouvernement qui, par son autorité et sa majorité plus étendue, puisse prendre des décisions sur le problème salaire-prix et, d'autre part, puisse faire échec aux démagogiques propagandes et actions des staliniens.
L'axe central de la politique gouvernemental en France ne devait pas pour autant changer de sens ; la solution salaire-prix, non qu'elle soit de l'incompétence d'un Ramadier, était accessoire devant les grèves "spontanées" et la possibilité de grève général ; une haute figure politique pouvait, seule, retarder ce mouvement de grève ou, au moins, en diminuer l'acuité.
Blum devait succéder à Ramadier. La majorité devait en décider autrement. Blum, après avoir tracé vaguement un essai de politique économique dont aucun point ne présentait d'originalité (De Gaulle et Thorez auraient pu faire leur ce programme), est mis en disponibilité par l'Assemblée. Gaullistes et Staliniens constituent une minorité constitutionnelle qui permet de repousser la candidature de Blum.
À une politique démagogique et tout en souplesse d'un Blum mais aussi à une politique à longue échéance se basant plus sur un travail d'influence, l'Assemblée, des gaullistes aux staliniens, lui a préféré une politique de force.
De son côté, la fraction bourgeoise française russophile, comprenant l'irréductibilité des intérêts impérialistes américano-russes, cherche la situation trouble qui empêcherait de transformer la France en une terrain solide pour les É-U et, encore une fois, seule une politique de force pouvait créer cette situation trouble.
Les staliniens devaient, à notre avis, retirer plus de profits de cette politique de force. C'est ce qui semble ressortir des débats actuels à l'Assemblée.
Schumann est préféré à Blum ; c'est lui qui se chargera d'empoigner le taureau par les cornes. Non content de disposer d'un arsenal judiciaire qui lui permette d'imposer la force constitutionnellement, il propose à l'Assemblée deux lois nouvelles qui aggravent et facilitent la pénalisation des actes de grève.
La majorité des députés, à la présentation de ces lois, devant l'exploitation politique par les staliniens de ces mesures anti-ouvrières, se rend compte de l'erreur commise et, par des amendements, tache moins de diminuer l'effet judiciaire des lois que de couper, aux staliniens, la possibilité d'exploiter politiquement ces lois anti-grévistes.
Nous assistons alors à un mouvement de grève débutant par les fédérations syndicales les plus staliniennes, comme la fédération de la métallurgie. Les grèves sont imposées à la classe ouvrière par des assemblées syndicales qui ne regroupent que les militants staliniens. Vote à main levée, unanimité à coups de trique. Qu'importe puisque le mouvement part, avec frénésie, en étendue et en profondeur.
Les grèves se succèdent, fléchissent, se transforment en bagarres entre grévistes, non-grévistes et police. Un mouvement généralisé aurait pu permettre à Thorez de dire que les travailleurs font montre de discipline et de force.
À défaut de la discipline et de la force, les grèves se transforment en "commandos", en raid de minorités agissantes sachant qu'il suffit d'immobiliser des points névralgiques pour que la production tombe à zéro.
Les sabotages revêtent aussi moins un souci de propagande qu'une manifestation de prélude social à la 3ème guerre impérialiste.
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Ce qui présente un aspect de véritable tragédie, ce n'est pas tant l'antagonisme inter-impérialiste. Que la bourgeoisie française soutienne la matraque et les lois anti-ouvrières de Schumann ou bien la politique de la terre brulée des staliniens, entrainant par là une chute et de la production et de la puissance déjà négligeable de l'impérialisme français, ceci ne peut offrir qu'une constatation de plus, que le capitalisme ne peut vivre que dans la guerre.
Un grand drame de cette lutte impérialiste antagonique, c'est la place qu'occupe la classe ouvrière.
Affaiblie, démoralisée, lassée par les grèves par paquet du printemps dernier, la classe ouvrière se voit jetée à nouveau dans une lutte de revendications économiques dont elle connait déjà l'issue ; issue qui ne peut en aucun cas arrêter la chute tendancielle du pouvoir d'achat des masses. Les réactions ouvrières - qui, consultées de quelque façon - s'expriment pour une reprise du travail, ne laissent pas dans l'ombre le côté purement politique que les staliniens ont donné à cette grève.
Si, pour les staliniens, cette grève doit permettre la réalisation de leur projet d'échec du plan Marshall, pour les soutiens du gouvernement - comme "Force ouvrière", tendance cégétiste minoritaire - il s'agit de dégouter les masses du stalinisme pour les amener à une complète obédience au gouvernement et, de classe ouvrière, les transformer en vulgaire couche économique dans la nation.
Les staliniens ont, les premiers, attaqué sur le plan social, car ils tentent de saboter un plan qui souderait la France au bloc américain. Le gouvernement et "Force ouvrière" contre-attaquent pour appliquer ce plan.
La classe ouvrière ne sert là que de masse pour l'exécution ou non d'un plan impérialiste. Comme dans la guerre, la classe ouvrière n'est appelée que pour se faire matraquer et tuer. Encore une fois, nous rejetons avec force et volonté. Il n'y a pas de salut pour la classe ouvrière dans une lutte pour la grève ou contre la grève. Cette arme est devenue principalement une arme d'une bourgeoisie contre une autre.
Thorez et Schumann parlent français, c'est-à-dire intérêts de la bourgeoisie ; la classe ouvrière doit leur répondre par le refus de se laisser prendre dans un quelconque dilemme bourgeois.
Ce n'est donc pas la grève que l'on doit accepter ou refuser. Toutes les manifestations de l'État bourgeois doivent être rejetées comme une volonté ennemie de la classe qui s'impose. Schumann profite de l'activité stalinienne pour appliquer des lois anti-ouvrières et réactionnaires sur une classe ouvrière affaiblie et désemparée par l'aventurisme du PCF. Le PCF est pour la grève, Force ouvrière et le gouvernement contre la grève. La classe ouvrière se refuse à épouser la cause des uns ou des autres.
C'est la seule attitude et elle semble négative ; mais elle serait positive et dangereuse pour la bourgeoisie si la classe ouvrière l'exprimait violemment dans toutes les aventures où on veut l'entrainer.
La guerre sociale a débuté en France, prélude de la guerre impérialiste. Les ouvriers doivent répondre par la révolution socialiste et la destruction de l'État bourgeois et de ses organismes de démagogie : parlement et syndicats.
Les troubles sociaux, les grèves actuelles, comme celles de mai dernier, avec leur signification "en soi" sont une des plus grandes préoccupations pour les militants révolutionnaires. Cette préoccupation se justifie par le fait que la pratique permet de contrôler et aussi d'enrichir le patrimoine théorique de l'idéologie des groupes révolutionnaires dans une période où, plus que jamais, l'étude objective de l'évolution historique est le seul terrain fructueux du devenir de la conscience prolétarienne.
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Les événements d'Espagne et les mouvements de grève en France de 1936 sont, aujourd'hui, généralement considérés comme une étape dans un cours historique de recul du prolétariat et un acheminement rapide vers une guerre mondiale.
Le fait que le capitalisme a terminé sa guerre en allant à l'encontre des intérêts prolétariens sans qu'il y ait eu une rupture conséquente du front ouvrier d'avec les idéologies capitalistes l'entrainant dans sa guerre (fascisme contre anti-fascisme) suffisait à démontrer la profondeur de l'enlisement dans lequel se trouve engagé le monde ouvrier.
Nous pouvions également, par le même fait, constater l'influence négative des groupements révolutionnaires au travers de ces années sanglantes.
Si les ouvriers italiens manifestèrent les premières réactions au carnage impérialiste dans les années 1943-45, il est indispensable de souligner que cette action se trouva écrasée avec le développement des partis dits "ouvriers" et des organismes syndicaux.
La politique des "fronts populaires" de France et d'ailleurs devait réapparaitre, avec la libération bourgeoise, à travers des mouvements plus larges, dits de "fronts nationaux". Partis "ouvriers" et syndicats sont, dès cette libération, des organismes que la bourgeoisie met en avant pour conserver son régime. On doit se souvenir de cette grande grève de "libération nationale" en France.
Ce processus s’accompagne de l'anéantissement des ouvriers allemands. Le chien de garde du capital, l'Allemagne, cède la place aux nouveaux gendarmes de la classe capitaliste, la Russie et l'Amérique. C'est ainsi que les ouvriers polonais, tchèques, les travailleurs bulgares et roumains sont utilisés à la consolidation des États totalitaires du bloc oriental. On ne doit pas ignorer l'appui militaire apporté par l'armée "rouge" aux trotskistes finlandais en grève - qui proclamaient le "contrôle ouvrier" pendant la guerre russo-finlandaise en 1938. La Russie étant parvenue à ses fins (la victoire de son armée), les trotskistes ont naturellement été décimés.
Cette évolution historique est loin de ressembler aux luttes de 1917-18 où le prolétariat se lançait à l'assaut de la citadelle capitaliste.
La grève, arme efficace des travailleurs, est utilisée dans la conjoncture actuelle pour la survivance du régime capitaliste.
Cette réalité est sans doute une des causes du découragement des hommes à s'émanciper de leur condition d'esclave. Quoi qu'il en soit, il est parfaitement significatif que, dans les pays européens où la situation économique est de plus en plus précaire, les fractions nationales du capitalisme de ce continent utilisent et fomentent les grèves pour opérer la transition nécessaire vers l'édification de structures capitalistes de mode étatique.
La France et l'Italie sont traversées par ces courants grévistes qui ne sont pas étrangers à la décision par la conférence des partis "communistes" de Belgrade.
Les grèves de mai, de caractère spontané et anti-stalinien, sont aujourd'hui autant d'apports pour le PCF qu'elles restent dans la confusion apparente quant aux perspectives politiques.
C'est pourquoi on doit entreprendre, comme perspective immédiate, l'approfondissement de l'étude du cours réactionnaire épousé par la classe ouvrière depuis ces dernières années. Au travers de toutes ces grèves de caractère revendicatif, s'épanouissant dans les comités de lutte pour la défense de la politique de "la démocratie nouvelle" du PCF (bloc oriental contre la politique expansionniste (bloc américain), la possibilité d'une guerre à brève échéance s'affirme de plus en plus. Voilà la signification de ces grèves.
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Quand nous disons : "approfondissement d'un cours réactionnaire", nous entendons, par-là, indiquer que, contrairement à ce que pensaient certains camarades de la FFGCI, la cassure entre les partis traitres (stalinien et socialiste) ne s'était pas effectuée dans la masse ouvrière, seulement comme le ferait espérer "L'Internationaliste", mais que cette cassure ne s'opérerait en tout cas nullement au bénéfice de la classe ouvrière. Les enseignements de juin 1936 que la FFGCI présente dans L'Internationaliste n° 9 -à qui veut la suivre dans son raisonnement- comme une manifestation de la classe ouvrière, plus exactement comme une bataille de classe, n'enseignent rien du tout. Ce sont les mêmes manifestations qui animent aujourd'hui "l'agitation sociale" ; le drapeau de 1936 est remplacé par les cris de "Vive la France" des Benoit Frachon et consorts. De ces mêmes manifestations la prochaine guerre surgira. L'influence et la possibilité de la voie révolutionnaire, au cours de cet événement antérieur immédiat, rejoint celle de 1938-40, c'est-à-dire qu'elle est pratiquement nulle. Il va de soi qu'une erreur aussi grosse, par son incompréhension des problèmes de l'heure, n'est pas le fait d'un pur hasard dans les groupes de la GCI. Elle est conditionnée par la conception que l'on a de la révolution et du socialisme. Nous ne pensons pas faire usage de la calomnie quand nous disons que, de même que la situation sociale de classe, la lutte révolutionnaire du prolétariat doit être envisagée non plus dans une situation nationale.
De même que le capitalisme a pour combat le monde entier, de même la lutte d'un prolétariat doit être comprise comme une expression locale d'une situation générale et mondiale. De même on ne doit comprendre la lutte de classe sur le plan national qu'en la considérant comme la lutte d'un secteur ayant le monde entier comme front de combat.
En vérité, la grève en soi ne vaut pas sa substance et l'interprétation de la FFGCI est fausse lorsqu'elle nous indique un processus évolutif de prise de conscience dans le n° 8 de "L'Internationaliste". Après les postiers et les ouvriers de la presse, les grévistes de chez Renault nous montrent la voie ; ce mouvement, dira encore "L'Internationaliste", est la confirmation du réveil de classe du prolétariat français annoncé par les précédentes grèves. La grève de Renault mise à part (du fait de sa signification de refus), les grèves - que "L'Internationaliste" nous présente comme une prise de conscience de la classe ouvrière - entrent directement dans le cours qui dégage le chemin à la guerre de demain.
Pour expliquer notre raisonnement, il faudrait d'abord faire comprendre que la classe ouvrière, en tant que classe politiquement indépendante, n'existe que dans l'imagination des laboratoires du trotskisme et qu'entre la notion d'ouvrier, condition économique, et celle de prolétaire, classe historique et politique déterminante, il y a toute une nuance.
En d'autres termes, si la lutte de classe est la force motrice propulsant l'histoire sociale de l'humanité, la notion de classe correctement comprise ne peut être attribuée à toute couche sociale luttant pour ses intérêts économiques particuliers, mais uniquement à des couches sociales dont les intérêts et la lutte se confondent au moment donné avec la nécessité même du développement social productif ; la petite-bourgeoisie, les commerçants, les artisans, les paysans sont autant de réalités économiques, de catégories sociales existantes dans la société moderne que peuvent l'être la classe capitaliste et le prolétariat. Les luttes qu'elles livrent pour la défense de leurs intérêts particuliers est un fait indéniable, constant ; cependant, ces luttes ne se posent pas comme objectif et ne déterminent pas un bouleversement de la société ; ce sont des luttes économique et non historique ; elles ne déterminent pas l'histoire.
La notion de classe, dans son plein sens du mot, n'est pas une simple distinction économique, de même que la condition sociale ne contient pas nécessairement et forcément un devenir historique.
Les travailleurs de France, d'Italie et du bloc oriental ont lutté et luttent encore au travers de ces grèves, pour l'affranchissement d'un capitalisme étatique dans sa phase de transition, contre les fractions d'un capitalisme libéral. En ce sens les ouvriers subissent l'histoire mais ils ne la déterminent pas. Ceci est caractérisé par le fait que cette lutte et ces grèves se développent conformément au cadre du régime capitaliste.
Toute lutte, se déroulant entre les ouvriers et les possesseurs du capital et qui se situe sur le plan de l'appréciation de la valeur marchande de la force de travail, loin de porter atteinte aux principes mêmes du système capitaliste, ne fait au contraire que les proclamer. Les ouvriers ne se présentent pas en tant que véritables maîtres des produits qu'ils ont créés par leur travail ; ils ne proclament pas leur droit sur les produits, ils ne font que réclamer le réajustement du prix de la force de travail qu'ils estiment au-dessous de sa valeur. Ainsi, reconnaissent-ils, en fait et en droit, le système économique établi. Cette opposition ne présente pas, du point de vue de l'évolution historique, un intérêt supérieur à la lutte de toute autre couche sociale.
TOUT AUTRE EST SA SIGNIFICATION quand, de position de salariés luttant pour de meilleures conditions d'aménagement dans le cadre du régime capitaliste, LES OUVRIERS S'ÉLÈVENT ET PASSENT À LA POSITION DE PROLÉTARIAT SE DONNANT COMME OBJECTIF LA NÉGATION DE LEUR PROPRE SITUATION DE SALARIÉS.
La grève à caractère économique ainsi que toutes autres manifestations, lesquelles ont permis au capitalisme de se développer sous les aspects actuels que nous lui connaissons, n'indique pas un contraste de classe. Marx, bien qu'ayant toujours soutenu la lutte des ouvriers contre leurs exploiteurs, n'a jamais fait découler de ces faits la nécessité du socialisme. La force de Lénine était précisément de dépasser la condition économique pour élever la lutte à la hauteur de la compréhension politique.
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Une meilleure compréhension du caractère de la classe dans toute sa signification, dans les groupes de la GCI, aurait évité à l'éditorialiste du n° 12 de "L'Internationaliste" de se donner beaucoup de mal et déclarer qu'il n'est pas dans leur intention de se désintéresser des luttes ouvrières revendicatives. "Nous participons aux luttes de la classe, même à objectifs très limités" écrit "L'Internationaliste". Très noble sentiment... C'est bien dans la ligne des éditorialistes de "L'Internationaliste". Le sentiment, c'est une chose ; la politique en est une autre et c'est ce qui nous sépare des groupes de la GCI.
Partant des considérations objectives dans les mouvements de grève actuels, nous dirons qu'ils se situent en dehors de la lutte de classe, dans le sens réel de l'appréciation de la nature de cette lutte. Ces mouvements indiquent une lutte de fraction au sein d'une classe, la classe bourgeoise. C'est-à-dire que la classe ouvrière ne lutte pas avec sa conscience politique mais uniquement dans l'intérêt d'une fraction de la bourgeoisie française. COMME TELLES, NOUS NE POUVONS QUE DÉNONCER LE CARACTÈRE ANT-OUVRIER DE CES LUTTES. Parler de ces mouvements que les ouvriers subissent mais ne déterminent absolument pas et leur donner une nature de classe, c'est dénaturer le contenu de classe et sa fonction historique.
La conception défendue par les éditorialistes de "L'Internationaliste" n° 12 nie totalement l'enseignement de "Bilan". De plus, elle exprime une contradiction sur la conception du matérialisme historique dégagée par "Bilan".
"Nous participons même à des objectifs très limités parce que nous savons que c'est dans la lutte que les travailleurs apprennent à distinguer les bonnes des mauvaises voies, parce que c'est dans cette lutte que nous pouvons arriver à opposer les ouvriers à leurs dirigeants traitres", nous informe "L'Internationaliste". Par ces déclarations, ce journal émet la possibilité d'un processus évolutif de la conscience politique au travers de l'action revendicative. Ceci est vrai dans l'abstrait en tant que désir ; dans le concret, en tant que réalité objective, il n'existe pas de possibilité d'intervention des éléments communistes, de même qu'en définitive il n'existe aucune force idéologique capable de féconder ces événements. Dans sa conception mécaniste, la FFGC rejoint la position trotskiste. Se situant à la queue du mouvement ouvrier qui se décompose à l'image de son passé, espérant influencer l'histoire, la FFGC se trouve influencée par l'histoire.
À la logique formelle de la continuité s'oppose l'interprétation dialectique de discontinuité. D'une expérience qui a pour départ le mouvement ouvrier dans son expression économique et revendicative, en ce qui nous concerne et qui se confirme ici jusqu'en 1917, pour sombrer ensuite dans les profondeurs du gouffre capitaliste ; de cette décomposition postérieure aux années 1917-18, une EXPÉRIENCE se dégage et indique le négatif, les luttes revendicatives économiques et corporatistes ; elle permet de faire ressortir les idéologies qui apporteront la conscience nécessaire à l'action des luttes à venir.
La distinction entre les bonnes et les mauvaises voies, comme l'écrit "L'Internationaliste", est fonction de tout un processus au cours duquel se forgera l'idéologie capable d'apporter la dualité permettant la compréhension de la réalité nouvelle.
Il n'existe donc pratiquement et immédiatement aucune possibilité de féconder les événements actuels. La possibilité historique de féconder les conflits se fera jour dans la mesure où le monde ouvrier actuel se brisera avec le cours réactionnaire qui l'épouse.
Le fait de la crise permanente du capitalisme n'indique pas la maturité du facteur subjectif.
Il n'existe pas d'automatisme dans le rapport entre une situation objective existante et la prise de conscience qui peut accuser des retards notables. Cette immaturité de la conscience - déterminée par les conditions historiques dans lesquelles évoluent la formation et la vie de la classe - trouve son reflet dans les propositions inachevées et erronées du programme qui, en se cristallisant, deviennent autant d'éléments contribuant à la défaite de la classe. L'expérience vivante de la lutte, en confirmant certaines parties du programme et en affirmant d'autres en faisant surgir des nouvelles données, des éléments nouveaux, rend nécessaire d'incessantes modifications et fait que le programme ne peut être conçu que comme une interminable élaboration et un continuel dépassement.
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Ceci dit, et pour éviter les incompréhensions, nous précisons qu'il n'est pas dans notre intention de participer aux mouvements actuels, aux conflits sociaux d'influence PCF ou de toute autre fraction capitaliste. Nous ne donnons pas comme règle d'établir une polarisation entre les bonnes et les mauvaises voies, comme l'écrit "L'Internationaliste". Nous ne pensons pas non plus clarifier des positions politiques dans une composition avec ces mouvements.
Notre souci immédiat ne se traduit pas par l'appréhension constante de nous couper de la classe ouvrière. Notre attitude par rapport à ces grèves et conflits est caractérisée par le fait que toutes ces manifestations nous conduisent vers la guerre.
Que l'opposition entre les ouvriers et leurs dirigeants traîtres est impossible sur le terrain économique (ou toute autre revendication à objectif limité) lequel est la raison d'être de ces dirigeants.
Nous n'avons pas le souci constant de nous couper de la classe. Notre impossibilité de participer à l'action inconsciente des masses est fonction de son inexistence en tant que classe déterminante. Cette situation n'exprime pas un désir mais une réalité et, par ce fait, le cours vers la guerre est directement ouvert.
La seule clarification possible des positions politiques est, pour nous, fonction de notre action qui ne peut être que :
En insistant sur la perspective de guerre dans le monde capitaliste, en défendant une position "sectaire", nous avons conscience de faire remarquer que la possibilité effective du devenir prolétarien ne peut s'exprimer qu'en tant que solution dialectique, en tant que contradiction et, par ce fait, solution à la crise permanente du capitalisme qui se prolonge dans les guerres successives. Elle ne peut s'épanouir que dans une période d'instabilité où les facteurs progressistes apparents des fractions du capitalisme d'État se dévoileront dans des actions régressives par rapport à l'évolution historique.
Cette position n'a rien de commun avec le fatalisme historique ; elle nous permet d'interpréter les prémices de la lutte de classe de l'avenir.
Refus de participer aux préparations de la guerre dans ces grèves. Refus d'apporter la moindre solution aux problèmes posés par le capitalisme décadent et la seule perspective qui s'inscrit dans le cours de la révolution montante. Cette position a des origines qui s'affirment dans les conflits à caractère anti-stalinien et débordant la CGT. Ils se manifestent chez Renault (refus face aux décisions de famine d'un gouvernement unitaire PCF ou PRL) ; ils se situent également dans le cadre des mouvements sociaux de Nantes, Clermont-Ferrand, Montbéliard, Saint-Étienne, dans les bassins industriels de la Ruhr.
Ces manifestations de travailleurs, qui se refusent d'accepter la situation de famine imposé par le capitalisme, nous indiquent l'orientation de la lutte de classe dans son dépassement historique du capitalisme en général et la possibilité dans la généralisation de ces mouvements d'une action capable de modifier le cours évoluant vers la guerre.
Ces premières réactions de classe, s'exprimant par le refus et se développant sur des bases locales d'auto-défense, indiquent l'orientation structurelle du parti en tant que produit idéologique de la conscience de classe déterminée et déterminante de l'histoire et en tant qu'expression générale mondiale.
Cette position de refus contribue également à l'expérience vivante du programme de classe.
"Il faut à la révolution sociale le torrent de la vie écumante et sans limite pour trouver les millions de formes nouvelles d'improvisations, de forces créatrices, de critiques salutaires dont elle a besoin pour, en fin de compte, se dépasser toujours elle-même, corriger elle-même tous ces faux-pas." (été 1918 – Rosa Luxemburg)
Telle est bien en cela notre conclusion.
Le 28/11/1947
G. Renard
NDLR – La FFGC est la fraction française de la Gauche Communiste Internationale. "L'Internationaliste" est le journal publié par ce groupe.
"Dans la vieille salle de la Ligue des droits de l'homme, une soixantaine de délégués à la mine modeste et au visage d'intellectuels..." C'est ainsi que s'exprime "Le Monde", organe du Comité des Forges, au début de son compte-rendu du congrès du PCI. Ce à quoi répond "La Vérité" : "Il ne suffira pas de la volonté des capitalistes pour ramener notre congrès au niveau d'une assemblée de pêcheurs à la ligne."
Laissons ici, pour quelques instants, les appréciations journalistiques pour pénétrer dans le débat politique du 4ème congrès trotskiste. Comme le congrès précédent, la majorité devient minorité et réciproquement.
La majorité, résolution de Franck, 48 mandats, reproche à l'ancienne direction -Parizot, Demazière, Beaufrère- un manque d'énergie. Elle exprime ce fait par un manque de délimitation d'une politique révolutionnaire avec la clique dirigeante des bureaucrates staliniens. Elle reproche aussi un manque de fermeté dans la préparation de la grève générale. Ainsi, elle dira que... une nouvelle étape s'ouvre avec la grève à Renault, et ceci sur fond d'un plafonnement économique, voir une accentuation de la crise du capitalisme français. De la lutte contre la guerre qu'ils font découler de l'expansion de l'impérialisme américain, la majorité proposera le mot d'ordre : États-Unis Socialistes Soviétiques.
La minorité - ancienne majorité sortante - (46 voix contre 48) présente la situation comme une stabilisation relative du capitalisme, un renforcement de ce dernier et une préparation plus intense de la guerre contre l'URSS. Elle déclare qu'il faut œuvrer pour l'unité d'action des travailleurs, front unique d'action contre le fascisme.
Majorité et minorité, malgré les divergences apparentes, sont profondément unies quant au programme transitoire : échelle mobile, contrôle ouvrier, minimum vital etc., front unique contre le fascisme. Ainsi, majorité et minorité s'intègrent dans le bloc impérialiste stalinien contre "la fascisme gaulliste".
Chez Renault, comme partout ailleurs dans les usines, là où les éléments staliniens sont suffisamment démasqués aux yeux des travailleurs prenant conscience de l'action anti-révolutionnaire du stalinisme, le minimum vital des trotskistes, garanti par l'échelle mobile, apportera son appui au minimum vital des staliniens ; il concourra aussi dans sa démagogie à fomenter de bonnes grèves pour le plus grand profit du PCF.
La lutte pour "les États-Unis Socialistes Soviétiques" de la majorité rejoint, dans la plus grande des confusions, la défense de l'URSS de la minorité au travers de la campagne nationale pour le gouvernement ouvrier et paysan. Ce gouvernement ouvrier et paysan n'ayant rien de commun avec la dictature du prolétariat, cette phase transitoire du laboratoire du trotskisme permettrait, en toute éventualité, de préparer le chemin de ladite armée socialiste soviétique de Russie qui n'est autre qu'une armée au service de l'impérialisme russe.
Majorité et minorité sont d'accord pour passer sous silence le bilan de la faillite de replâtrage de l'État bourgeois baptisé, pour l'occasion : Programme constitutionnel – Rapport de Michèle Mestre, congrès du PCI – 1946 (chambre unique et souveraine élue sur la base de la représentation proportionnelle, pas de président de la république, dissolution des préfectures etc.) ; et tout ce programme réformiste sous le contrôle des syndicats CGT, lisez PCF.
Majorité et minorité omettent ainsi de dévoiler la faillite de ce programme et la diminution constante du nombre de voix à chaque consultation électorale ; programme que se propose le PCF si toutefois les mots d'ordre "gouvernement ouvrier et paysan" contribuaient à le porter au pouvoir.
Avec ces deux tendances majoritaires qui donnent le ton à la politique trotskiste en France, deux autres tendances minoritaires se font jour. Elles se séparent des tendances majoritaires sur l'appréciation de l'État russe et sur la défense de l'URSS.
La première tendance "Chaulieu" rapporte 11 mandats. Elle fait ressortir la séparation des deux blocs qui concourent à la guerre. Pour elle cette guerre ne peut être évitée que par la lutte révolutionnaire. Cette tendance rejette le mot d'ordre "PS-PC-CGT au pouvoir" et propose son remplacement par le gouvernement ouvrier et paysan. Au lieu et à la place de la reconquête des organisations syndicales, la tendance Chaulieu propose des comités de lutte avec comme programme les mots d'ordre économiques du programme transitoire. Sur la nature de l'État russe, cette tendance fait ressortir son rôle contre-révolutionnaire et anti-capitaliste à la fois.
Tout autre se précise la tendance Gallien (8 mandats). Cette tendance incorpore l'évolution russe de la politique russe dans le cadre du capitalisme. Elle s'inscrit contre toute position politique se mettant à la remorque du stalinisme. D'accord avec Chaulieu sur les mots d'ordre transitoires économiques ainsi que sur le contrôle ouvrier.
Quoiqu'en apparence plus à gauche que les tendances majoritaires du PCI, ces deux tendances minoritaires se trouvent bien à leur place parmi les trotskistes. La volonté apparente de ne pas être à la remorque des partis traîtres se trouve contrecarrée par la résolution du programme transitoire qu'elles adoptent : minimum vital, échelle mobile, droit des peuples à disposer d'eux-mêmes etc.
Ces deux tendances ignorent le cours réactionnaire que suit la classe ouvrière au travers des augmentations, illusoires et démagogiques, de salaire, prétexte à des grèves politiques staliniennes. Elles ignorent encore que la lutte contre le fascisme, qu'elles proposent, attache les ouvriers à un bloc contre un autre bloc ; en bref, elles ignorent que toute la politique trotskiste est fonction de son opposition au stalinisme dans le but d'une meilleure défense de la Russie capitaliste.
En ce qui concerne le regroupement révolutionnaire, il nous apparaît que toutes les tendances du PCI ont une attitude aussi confuse que la JCI faisant appel aux Jeunesses Socialistes.
En bref et pour nous faire comprendre, nous dirons que la construction du parti révolutionnaire ne peut s'effectuer en période de recul de la classe ouvrière, celle-ci suivant le cours qui se dirige vers la guerre.
Dans la conjoncture présente, les révolutionnaires doivent œuvrer, au travers d'une action de propagande, à la lutte contre la guerre. Le travail consiste donc à remonter le courant par la formation de cadres conscients. Ceci est loin d'entretenir un bluff éhonté autour d'une poignée de jeunes militants socialistes.
Si les lecteurs de la "Vérité" savaient que c'est sur les doigts d'une seule main que peuvent se compter les ouvriers militants trotskistes dans la plus grande des usines de la région parisienne, ils seraient d'accord avec nous pour reconnaître que, loin de sous-estimer les forces actuelles du trotskisme, le journal bourgeois "Le Monde" nous paraît bien modeste.
R. Goupil
La Fédération anarchiste française vient de tenir son congrès annuel à Angers du 9 au 11 novembre, les mêmes jours où, à Paris, se tenait le congrès trotskiste. Une comparaison entre ces deux congrès est assez curieuse à établir.
Au congrès trotskiste, nous assistons à une lutte politique entre les 4 tendances qui s'affrontent. On peut penser ce que l'on voudra des positions défendues par ces tendances, il reste néanmoins que l'axe du congrès est le débat sur l'analyse de la situation et les perspectives qui en découlent. Chaque tendance a présenté ses thèses, ses résolutions, et la bonne moitié des séances se passe dans la confrontation des idées et l'argumentation.
Rien de pareil dans le congrès anarchiste. Là, nous assistons plutôt à une homogénéité d'autant plus surprenante que l'on connait la multiplicité et la diversité d'opinions qui rentrent sous la dénomination "d'anarchistes". L'intérêt des congressistes est essentiellement capté par des préoccupations d'activité pratique passée et de l'action à venir. La question de l'organisation de la Fédération elle-même, de son activité extérieure, de la propagande et du journal est le fond de ses assises ; et les soins apportés à l'organisation technique du congrès-même illustrent remarquablement ces soucis d'organisation prédominant de la FA.
Comme l'écrira le "Libertaire" : "Notre beau 3ème congrès", et de décrire avec fierté cette organisation : "En gare d'Angers, des équipes se relaient pour accueillir les camarades et leur désigner les chambres retenues. Des affiches fléchées conduisent à la salle du congrès. Les repas sont prévus, y compris le déplacement en car de nos militants de la salle du congrès au restaurant, jusqu'à un buffet-buvette installé pour accueillir les délégués à tout moment." Pour ce qui est de la décoration, elle n'est pas en reste : "Une grande banderole rouge et noire – 3ème congrès de la Fédération anarchiste – barre l'important édifice, et la salle des séances même est décorée de magistrale façon." En plus, chaque délégué reçoit "un sous-main marqué du signe du congrès". Comme on voit, tout a été prévu et bien ordonné : Contrôle sérieux... places réservées... séances se déroulant avec une régularité remarquable... peu de violence dans les propos...
On s'étonnera de voir les anarchistes mettre leur point d'honneur dans cet ordre ; mais il s'agit moins d'ordre que de spectacle car, si les anarchistes ne sont pas des gens entichés de la responsabilité, ils tiennent par contre beaucoup au spectaculaire, d'abord par leur nature infantile et surtout parce que, depuis quelque temps, ils ont appris que le spectaculaire frappe bien davantage les esprits que les raisonnements théoriques secs et ennuyeux ; et en gens d'activité ils ont recours de plus en plus à ce moyen tapageur qu'ils considèrent immédiatement bien plus efficace.
Voilà pour ce qui est de l'aspect extérieur du congrès. Quant à ses travaux et ses débats, ils sont imprégnés du même esprit. Les 4/5ème des débats sont consacrés à des questions d'organisation, de coordination, de l'activité pratique, des rapports sur l'administration du "Libertaire", de reconstruction de l'Internationale anarchiste. Point ou presque pas d'examen et de discussion sur la situation internationale ou française. Sur la question coloniale et l'attitude envers les mouvements dits d'émancipation, le congrès se contente d'une vague résolution, reportant la question pour le congrès prochain.
On peut caractériser ce congrès en disant que c'était un congrès de "bolchévisation" des anarchistes. Ces farouches amants de la liberté, de l'autonomie et du fédéralisme se sont employés à centraliser leur mouvement, à nommer des secrétaires généraux, à renforcer l'autorité du Comité National, soumettant strictement à lui l'activité des autres organismes tout comme le ferait un vulgaire parti politique quelconque. C'en est fini de la légende anti-autoritaire ; c'en est fini des enfantillages d'antan et des velléités de se passer du président dans les réunions et de voter dans le congrès sous le prétexte de se soustraire à la tyrannie d'une discipline. Cela ne nous dérange pas. Mais quoi qu'ils puissent dire, la Fédération anarchiste est aujourd'hui un parti et peut-être encore plus centralisé que le parti trotskiste par exemple.
L'unique résolution adoptée par le congrès porte sur les perspectives et les tâches. En ce qui concerne l'examen de la situation, il faut signaler l'annexion, par la FA, de Burnham et de sa théorie de "l'ère des organisateurs". Ce serait certainement trop demander aux anarchistes - qui n'ont jamais pu bien comprendre la notion de l'État de classe, de l'État capitaliste, de mieux comprendre aujourd'hui la nouvelle notion du capitalisme d'État. Mais cela n'empêche pas, au contraire, la résolution de faire la leçon et de dire : "Le schème en vogue chez les marxistes n'envisageant que les deux termes, capitalisme et socialisme, est faux et dangereux ; les formes d'oppression et d'exploitation sont diverses..." Continuant la même "perspicacité" l'examen des perspectives, la résolution parle encore de difficultés de la reconstruction de l'économie européenne. Mais, si la reconstruction se faisait enfin, de nouvelles crises de surproduction se déclencheraient. "… On peut donc entrevoir la 3ème guerre mondiale et plusieurs périodes de crise, même séparées par quelques années d'accalmie." Mais voilà qui est précis et nous donne un meilleur espoir de vivre encore des "années d'accalmie", probablement pour nous consoler de "plusieurs périodes de crise". En fait de perspectives, nous avons plutôt l'impression d'avoir une description rétrospective.
Pour ce qui est des perspectives en France, la résolution en donne deux :
a) accélération du mécontentement et des grèves vers une situation révolutionnaire, dans le cas où les révolutionnaires véritables verraient croitre rapidement leur influence.
b) affaiblissement et démoralisation de la classe ouvrière ouvrant la voie à un État totalitaire stalinien ou réactionnaire. "La prise du pouvoir peut alors être brutale ou constitutionnelle."
Comme on le voit, les anarchistes ne sont pas plus fixés que cela : ou un État stalinien ou un État réactionnaire qui prendrait le pouvoir ; par voie brutale ou par voie constitutionnelle, cela pour préciser la perspective générale qui est donnée (…) ou un affaiblissement et une démoralisation de la classe ouvrière ou une accélération du mécontentement... vers une situation révolutionnaire. En somme, le jeu du pari est ouvert. La FA, elle, pour être sûr de ne pas se tromper, mise sur tous les tableaux. Et tout ce brillant exposé des perspectives pour la France est donné après avoir pris la précaution supplémentaire de déclarer que : "En France, il faut considérer la situation, non isolément mais dans l'ensemble des intérêts mondiaux."
Il va de soi que les "tâches" fixées par le congrès sont aussi multiples et variées que possible afin de s'adapter à toutes "les perspectives" brossées, comme nous l'avons vu, avec autant de sureté et de sérieux. Les tâches, en effet, vont de la simple éducation culturelle à la propagande généralisée, à la participation à tous les mouvements, luttes et manifestations possibles et imaginables.
Sur le plan syndical, le congrès appelle au renforcement de la CNT et, tout en dénonçant l'intégration de la CGT à l'État, laisse tout de même une porte ouverte pour une présence et une activité en son sein afin de faciliter les détachements de fragments de cette centrale syndicale.
C'est probablement en application de ces tâches du congrès que la CNT a coopéré dans les récentes grèves avec "Force ouvrière" de Jouhaux et la CFTC pour combattre les grèves "Molotov".
Ainsi, sommes-nous fixés sur la valeur de la CNT en tant qu'organisation syndicale "révolutionnaire" et "indépendante" de l'État. Quant à la FA, après avoir consacré au dernier congrès sa constitution en parti, la confusion qui lui sert de fond ne peut cependant laisser de doute sur l'orientation générale qui est la sienne, c'est-à-dire dominée par un sentiment anti-russe. C'est là tout un programme.
Marco
C'est en effet sous ce titre combien suggestif que le Libertaire du 27 novembre publie un article, énumérant la longue liste des trahisons bolchéviques. Nous apprenons, par cet article, d'étonnantes histoires de trahison depuis 1917. Entre autres :
Il s'agit de l'agression de la Pologne en 1920 contre la Russie, l'avance de l'armée rouge et sa défaite aux portes de Varsovie et de la paix imposée aux soviets. On peut difficilement déformer plus cyniquement les événements que le fait intentionnellement ici le Libertaire pour qui l'agression polonaise se transforme en révolution prolétarienne, où "les ouvriers sont maîtres d'une partie de la Pologne", pour qui "l'ouverture de négociations avec l'Entente" précède et détermine l'arrêt général sur la ligne Curzon et le reflux des forces révolutionnaires alors que c'est exactement le contraire qui est vrai. Le tout aurait été manigancé par ces fourbes de bolcheviks pour obtenir que "la ligne Curzon est reconnue par l'Entente comme la frontière occidentale de la Russie bolchévique."
Dans le même style, est présentée cette autre trahison qui est la paix de Brest-Litovsk qui, pour les besoins de la propagande anarchiste, devient une "alliance militaire" germano-russe conclue entre "Lénine et Hindenburg". C'est éventuellement pour faire "pression" sur le gouvernement allemand et en vue d'aboutir à cette alliance que "les nouveaux gouvernants russes menacés font appel au défaitisme révolutionnaire des spartakistes allemands". Les anarchistes ne se sont pas gênés pour ressortir de la poubelle de la propagande de tous les gouvernements bourgeois et de nous servir, toute réchauffée, cette trouvaille de la "trahison bolchévique de Brest-Litovsk". Leur seule originalité consiste à dire que les bolcheviks font appel au défaitisme révolutionnaire des spartakistes parce que menacés dans leurs postes de nouveaux gouvernants. Ceci est une demi-vérité et une calomnie entière propre aux anarchistes, qui savent bien que l'appel au défaitisme révolutionnaire lancé par les bolcheviks aux prolétaires du monde date des premiers jours de la guerre de 1914, alors que Kropotkine et autres idoles anarchistes se vautraient dans la boue de la défense nationale et de l'union sacrée aussi bien du côté de Guillaume que du tsarisme.
La haine quasi irraisonnée des anarchistes contre le marxisme et les bolcheviks et l'identification qu'ils en font avec la Russie et le stalinisme les mènent à une position spécifiquement anti-russe. Imperceptiblement, ils alimentent leur colère sacrée anti-bolcheviks, devenue anti-russe, de matériaux provenant de l'arsenal idéologique nationaliste et chauvin. Citons en exemple la fin de l'article :
Ces lignes en majuscules qui concluent l'article sont en même temps la dénonciation de l'ultime trahison russe. Abomination de la trahison ! Faire de l'Allemagne une forteresse industrielle contre l'occident, quel crime ! Mais les anarchistes passent sous silence les intentions identiques vis-à-vis de l'Allemagne du bloc anglo-américain. Et cela laisse présager de l'attitude des anarchistes dans la prochaine guerre contre les "éternelles trahisons russes."
M.
Deux camarades de notre groupe se sont rendus, cet été, en Italie. En les déléguant, notre groupe a obéi au désir d'avoir des informations directes sur la vie ouvrière et l'activité des militants révolutionnaires dans les autres pays, et à la préoccupation constante d'établir des liens, aussi étroits et directs que possible, avec les militants et les divers groupes existants, des contacts.
L'Italie présente encore pour nous un intérêt plus particulier du fait que ce pays est le premier qui a connu des convulsions sociales en plein déroulement de la 2ème guerre impérialiste (1943) et dont les événements marquaient un début de rupture de classe avec la guerre impérialiste. De plus, l'expérience de nos camarades de la Fraction Italienne de la Gauche Communiste, avec qui nous avons milité étroitement avant et pendant la guerre, leur expérience dans la constitution d'un parti révolutionnaire en Italie, offrait un enseignement de première importance pour tout groupe révolutionnaire.
Au cours de ce voyage, nous avons pu recueillir des indications précieuses sur les événements de juillet 1943. La crise de 1943 n'était pas un simple épisode au cours de cette guerre, un simple changement d'orientation de la bourgeoisie italienne, passant du bloc allemand au bloc anglo-saxon. Ce n'était pas davantage l'effet de "la crise de l'économie de guerre de l'économie italienne", et la chute de Mussolini n'était pas simplement "le fruit pourri qui tombe" comme le présentait la Fraction belge de la Gauche Communiste. L'Italie était le pays où la guerre était le moins populaire. Contrairement à l'Allemagne, la Russie et les pays dits démocratiques où l'État est parvenu à obtenir une adhésion des masses travailleuses à la guerre ; en Italie, la grande majorité des ouvriers est restée hostile à la guerre dès les premiers jours. La faiblesse de l'Italie ne consistait pas dans un matériel de guerre inférieur ou dans une pénurie de matières premières nécessaires pour son économie de guerre, mais essentiellement dans l'hostilité des masses ouvrières. Ce qui explique l'impossibilité de l'État de Mussolini de décréter la mobilisation générale comme dans les autres pays belligérants : le manque de discipline et l'absence de combativité dans l'armée italienne et cela malgré la pression et le contrôle exercés par l'état-major allemand. À l'arrière, cet état se manifeste par des remous dans les usines et par l'esprit défaitiste qui souffle de plus en plus fort dans les masses travailleuses. Le souci du gouvernement de Mussolini de faire face à ce mécontentement par des augmentations de salaires porte à faux, car ce mécontentement n'a pas pour origine la situation économique mais la guerre elle-même. Les nouvelles désastreuses du front ne font que verser de l'huile sur le feu. La situation est grosse d'événements. Pour prévenir le pire, un changement radical de la direction et de l'orientation politique s'impose d'urgence.
Le capitalisme, bien inspiré, sacrifie Mussolini pour faire appel au gendarme démocratique et, en premier lieu, aux forces idéologiques de la démocratie seules susceptibles, par leur démagogie, de reprendre en mains les masses mécontentes et de dominer la situation. Ce fut une opération extrêmement délicate et c'est avec beaucoup de prudence qu'elle fut exécutée.
La séparation de l'Italie en deux, l'abandon quasiment volontaire du centre industriel à concentration ouvrière massive de l'Italie du nord à l'occupation hitlérienne et l'occupation du sud par les forces armées anglo-saxonnes relèvent davantage d'une stratégie de classe que d'une stratégie militaire. Non seulement l'État italien impuissant est relevé par une double occupation militaire étrangère, non seulement la force du prolétariat italien se trouve affaiblie par sa division en deux tronçons, mais surtout cette division et double occupation ont pour avantage de créer artificiellement une situation embrouillée favorisant grandement le détournement du prolétariat de ses objectifs propres et l'engagent à chercher un appui sur une des deux forces antagonistes en présence. Depuis la Commune de Paris où Bismarck a fait l'unité de front avec Versailles contre l'insurrection ouvrière, la bourgeoisie a beaucoup évolué. La guerre espagnole fut la première grande expérience historique du capitalisme se divisant en deux camps impérialistes antagonistes pour mieux dominer les ouvriers en les fixant derrière un des deux camps. Il s'agit non seulement de battre physiquement le prolétariat mais de le battre en détruisant sa conscience de classe, en évitant les conditions de renforcement idéologique ultérieur du prolétariat, et cela n'est possible qu'en lui faisant quitter son propre terrain de classe.
Que cette analyse des événements de juillet 1943 en Italie n'est pas une vue de notre esprit et de nos désirs, nous en trouvons la confirmation non seulement dans l'attitude surprenante des capitalistes en présence (qui ne peut s'expliquer ni du point de vue des intérêts antagonistes inter-impérialistes, ni par la stratégie militaire) mais aussi dans la forte combustion politique confuse et extrêmement significative à l'époque dans les milieux ouvriers.
Au cours de ce voyage, nous avons recueilli maints témoignages de militants sur l'état d'esprit des ouvriers en juillet 1943 contre la guerre et contre le capitalisme. Mais le meilleur témoignage nous est donné par cette presse, ces journaux qui avaient vu le jour spontanément et un peu dans chaque ville de l'Italie du sud. Les journaux comme Bandiera Rossa, Communisme, Le Prolétaire, La Gauche Communiste etc. indiquent, à un haut degré, la combativité et l'orientation révolutionnaire des ouvriers. Alors que le parti stalinien et le parti socialiste n'avaient pas eu encore le temps ni la force de s'organiser, de forts groupes se forment un peu partout, s'intitulant -Fraction de Gauche, -Groupe socialiste, -Communiste révolutionnaire etc.
Ces groupes et les journaux qu'ils publient se prononcent carrément contre la guerre, aussi bien du côté allemand que du côté anglo-saxon, proclament la transformation de la guerre impérialiste en guerre civile, appellent à la lutte révolutionnaire du prolétariat. À bien des égards, ces journaux rappellent les publications de la Gauche socialiste allemande vers la fin de la première guerre impérialiste mondiale. Aucun doute ne peut subsister, pour celui qui a pris connaissance de ces journaux, sur l'état d'esprit des ouvriers italiens et sur les possibilités d'un développement révolutionnaire contenus dans les événements de 1943.
Mais cette situation est de courte durée. La division de l'Italie et l'occupation du nord par l'Allemagne suivie d'une répression féroce contre les ouvriers réussissent à stopper cette évolution de la situation. Les groupes révolutionnaires du sud attendaient du nord la propulsion d'une organisation cohérente et l'orientation programmatique. La liaison avec le nord rompue, ces groupes comme la masse ouvrière subirent l'attrait de la démagogie à la "libération" et à "l'antifascisme". Dans le nord même, où hâtivement les militants de la Fraction de la Gauche Communiste se sont regroupés et ont proclamé la fondation du Parti Communiste Internationaliste, la situation est en recul. La répression, la dispersion des ouvriers fuyant les grandes villes pour la campagne afin d'échapper à la déportation en Allemagne, facilitent grandement l'embrigadement physique et idéologique du prolétariat dans les maquis de la démocratie.
L'activité révolutionnaire du nouveau parti internationaliste se trouve fortement handicapée par cette répression autant que par la psychologie du maquis et l'illusion de la "Libération" qui gagnent les ouvriers. Par-dessus tout, se fait sentir le manque d'un corps programmatique cohérent découlant de l'assimilation des enseignements de l'expérience des 20 dernières années du mouvement ouvrier et de l'évolution récente du capitalisme. L'absence de cette maturation idéologique est le fait le plus saillant dans le nord et encore plus dans le sud. Vingt ans de régime d'étouffement fasciste donne ce résultat double et contradictoire : d'un côté les cerveaux des ouvriers n'ont pas été altérés par la corruption démocratique, comme c'est le fait courant dans les autres pays, et ceci dément la théorie trotskiste qui fait de la démocratie bourgeoise une condition indispensable pour le développement du mouvement ouvrier ; d'un autre côté la camisole de force du fascisme, en rendant impossible toute vie politique, a empêché la formation des cadres de militants pendant 20 ans.
Ce double résultat s'exprime en 1943 par une vive agitation sociale et une haute combativité des masses, et par la terrible faiblesse des cadres de militants capables d'intervenir dans cette agitation et de l'orienter. La Fraction Italienne de la Gauche Communiste, qui s'est formée à l'étranger, s'est trouvée, au moment des événements, en pleine crise organisationnelle et idéologique. Elle n'a pas pu réagir et intervenir en tant que groupe organisé cohérent, elle a manqué à sa tâche au moment où son action était le plus nécessaire. Ce manquement pèsera lourdement dans l'évolution ultérieure et dans la formation du Parti internationaliste.
La guerre s'est terminée en brisant les possibilités de reprise de lutte révolutionnaire du prolétariat qu'elle contenait et qui se sont manifestées dans sa dernière phase. Le mouvement ouvrier a subi une profonde défaite. L'Italie ne pouvait se soustraire à cette évolution générale ouvrant un cours réactionnaire dans le monde. Mais les camarades du PCI n'avaient pas compris cette situation nouvelle qui s'est créée. Au lieu d'aligner leur activité sur les possibilités limitées des conditions nouvelles, ils croyaient pouvoir forcer les conditions. En quelque sorte, ils voulaient rattraper une situation passée. Toute l'activité sera imprégnée de cette orientation à contre sens. Au lieu de se replier sur des tâches de formation des cadres et d'un renforcement idéologique par l'étude et l'examen critique des expériences, on se lance dans l'aventure et l'illusion de formation d'un grand parti. On bat le tambour pour le recrutement massif. Pour ne pas gêner cette politique de large recrutement, on met la sourdine sur les divergences existantes, on se contente de définitions vagues sur les problèmes politiques les plus brulants, on évite de "heurter" les sentiments des adhérents afin de ne pas "troubler" leur activité pratique, on participe activement dans la lutte des syndicats à l'intérieur desquels on tente de former des minorités syndicales révolutionnaires, on reprend sans critique les vieilles positions de l'IC, on pratique le "parlementarisme révolutionnaire" en participant à toutes les élections bourgeoises.
Sur le plan de l'organisation, qui passe au premier plan, on reprend la méthode de la discipline de fer, de l'obéissance à la toute-puissance du Comité central, de l'interdiction de fait du droit de fraction et de la libre discussion.
Toute la mystique du parti et du chef génial reprenne de droit leur place dans ce parti qui ressemble comme deux gouttes d'eau à ces partis-casernes du bon vieux temps de l'IC sous la direction de Zinoviev. Sur le plan international, la répercussion est inévitable ; on donne des investitures, on reconnaît, on excommunie, on fait du bluff avec un bureau international.
Mais jouer au grand parti, ce n'est encore l'être dans la réalité. Aussi, devons-nous constater qu'une bonne moitié des membres s'est volatilisée. Le PCI perd régulièrement plus qu'il ne recrute. Les méthodes bureaucratiques ont pour conséquence le détachement de groupes entiers qui, comme dans le sud, ont formé un petit groupe se proclamant Parti Ouvrier Internationaliste affilié à la 4ème Internationale. Malgré les manifestations donquichottesques du Comité central de Milan sur l'unité de la ligne générale, cette unité n'existe pas et les groupes locaux gardent au fond un esprit d'indépendance politique nettement prononcé. Cette indépendance s'exprime dans les attitudes différentes, souvent carrément opposées des groupes locaux envers un même problème. Ainsi voit-on des sections participer à fond dans les campagnes électorales, d'autres se refusant ou entravant cette participation ; des sections qui ont voté pour la république lors du référendum de 1946, d'autres qui sont contre l'action dans les syndicats et se désintéressent de ce travail.
Tandis que la direction craint la discussion pour ne pas troubler les militants, prétextant le niveau politique relativement bas (ce qui est malheureusement exact), nous avons pu constater avec joie une soif étonnante , de la part des militants, pour l'étude des problèmes et pour la discussion politique. Une grande partie des groupes locaux et des militants de base avec qui nous avons pu prendre contact s'avèrent être des éléments précieux, des militants ouvriers sérieux, susceptibles de servir d'armature et de cadre à la formation ultérieure d'un véritable parti et à la lutte révolutionnaire de la classe. Mais, dans quelle mesure la vie et les méthodes en usage dans le PCI actuel ne vont-elles pas dilapider, gaspiller en pure perte cette réserve de militants ? Telle est la question que l'on ne peut manquer de se poser après avoir eu la possibilité d'examiner de plus près la vie et l'activité du PCI d'Italie.
Nous devons nous expliquer au sujet d'un petit article paru dans Battaglia Communista, organe du PCI, sous ce titre suggestif.
Nous avons annoncé au Comité central notre intention de venir prendre contact avec le Parti en Italie ; et en guise de réponse le Comité central a jugé nécessaire de nous présenter publiquement au Parti, au moment de notre arrivée, par cet article et sous cette dénomination. C'était en quelque sorte la lettre de recommandation qui nous a été délivrée. Ce n'était pas très gentil mais nous n'étions pas autrement surpris. Nous étions bien plus frappés par la liste d'exclusion des membres du parti qui paraît régulièrement dans chaque numéro du même journal. Les motifs donnés publiquement au sujet de ces exclusions massives sont invariablement : indignité politique, divergences, incompatibilité avec le parti etc. À croire que le parti se compose d'un bon nombre d'individus peu recommandables. Les termes de "gangstérisme politique" ne détonnent pas dans une telle atmosphère. Nous nous en sommes vite convaincu par l'accueil fraternel que nous avons reçu de tous les groupes et militants que nous avons pu toucher et par la discussion cordiale et intéressée que nous avons eue avec eux.
Mais pourquoi sommes-nous, aux yeux de Comité central, des "gangsters politiques" ? L'article l'explique. Prenant ombrage de la série d'articles critiques que nous avons publiés concernant les divergences de conceptions que nous avons avec le PCI, les responsables du parti nous accusent de faire de la confusion et de la déformation systématique de leurs positions. Qu'en est-il exactement ?
Pour ce qui est de la déformation, on nous a longtemps reproché notre critique sévère de la politique "antifasciste" pratiquée par la tendance Vercesi au moment de la "libération". La Fraction belge avait même écrit un article en1946 taxant nos critiques de "sottises et fantaisies outrancières" et promettait, "un jour", de les démolir. Nous attendons toujours cette démolition. Mais voilà que nous lisons, dans le numéro de janvier 1947 de l'organe de la Fraction belge, un petit compte-rendu de la conférence de la GCI, où il est dit : "Une résolution prise (à la conférence) condamne la politique suivie par une partie de la Gauche italienne et appuyée par la Fraction belge à la fin de la guerre ; nous la publierons ultérieurement."
On remarquera le ton très vague de cette condamnation d'une politique, dont on ne précise pas le contenu. Seuls les initiés savent qu'il s'agit de la participation à un Comité antifasciste à Bruxelles. D'autre part, on n'a jamais donné suite à la publication de cette résolution ni en Italie ni ailleurs, ni la réfutation qu'on promettait. Comme toujours, c'est resté à l'état de promesse : "un jour". Mais peu importe, après tout ce ne sont que les intentions qui comptent. Ce qu'il importe de retenir, c'est que la conférence de la GCI a condamné une politique, reprenant ainsi à son compte les critiques qu'on taxait auparavant de "sottises et fantaisies outrancières" quand c'était nous qui les énoncions. Cette condamnation présente d'ailleurs peu de valeur politique à notre avis. Ce qui importait ce n'était pas une condamnation verbale, en 10 minutes, d'une politique qu'on a couvert pendant 2 ans contre "les déformations et les gens de mauvaise foi" que nous sommes. Une condamnation ne signifie rien si elle ne résulte pas d'une ample discussion préalable permettant d'abord à chaque militant de se convaincre réellement de la fausseté de la position politique en question. La condamnation de la GCI n'a convaincu personne pour la seule raison qu'il n'y a pas de discussion, que les auteurs de cette politique ne sont même pas venus à la conférence défendre leur point de vue, que les militants continuent d'ignorer absolument tout de la question et de la politique pratiquée. C'est là une façon de faire purement bureaucratique et en accord parfait avec la conception de l'organisation caserne, du plus grand mépris pour les militants et pour toute vie idéologique de l'ensemble de l'organisation. Le chef génial s'est prononcé... Le Comité central approuve ou condamne, les militants s'exécutent, un point c'est tout.
Au début de 1945, nous nous sommes opposés à l'exclusion de cette façon de Vercesi et de ses amis de la Gauche italienne, pour la raison même que nous étions les plus acharnés dans la lutte contre leur position de collaboration dans la guerre et en raison directe de la nécessité qu'il y a, pour chaque militant, de prendre position en parfaite connaissance de cause.
Les exclusions et les condamnations n'ont de signification politique qu'après débat et en conclusion de la discussion (encore que nous fassions les plus grandes réserves sur les mesures d'exclusion). Ce sont absolument des mesures anti-révolutionnaires quand elles précèdent ou se substituent à la discussion, parce qu'elles empêchent la prise de conscience, condition fondamentale pour l'action révolutionnaire.
Doit-on s'étonner qu'après une telle condamnation rien n'ait changé dans la GCI ? En effet, ceux (et ils sont peu nombreux), qui avaient une idée sur cette politique condamnée, restent sur leurs positions ; les camarades "condamnés" se promettent (et le disent) de recommencer la même politique dans une situation analogue ; quant à la grande majorité des militants, ils ne sont pas troublés, ils continuent à obéir aux ordres, à les exécuter et à tout ignorer comme auparavant.
En tous cas, le fait formel reste que la GCI a condamné cette politique, il est vrai avec deux ans de retard. Mais alors, comment peut-on continuer à nous reprocher des "déformations" comme le dit l'article.
Quelles positions politiques déformions-nous alors ? Notre tort est d'avoir eu raison trop tôt. Notre crime impardonnable c'est d'avoir pris position deux ans avant Sa Majesté le Comité central et de l'avoir dit tout haut sans attendre l'autorisation. Pour ce qui est de la confusion,
1) pendant la guerre, nous combattions la position intenable de la nature prolétarienne de l'État russe dont était affligée, jusqu'à cette conférence de décembre 1946, une bonne partie de la GCI. On nous reprochait de vouloir mettre comme critère de relation avec d'autres groupes, entre autres critères, celui de la reconnaissance du capitalisme d'État en Russie. Or, le 5ème point de la résolution votée à la conférence de la GCI en décembre 1946 dit : "En ce qui concerne le dit «soviétisme», la notion d'État prolétarien dégénéré n'est plus aujourd'hui valable." Avec quelques dix ans de retard, on est tout de même arrivé. Enfin, il n'est jamais trop tard pour bien faire. Pour ce qui concerne notre "confusionnisme" dans cette question de la nature de l'État russe, notre tort consiste à avoir eu raison trop tôt ;
2) ne nous arrêtons pas sur la question de la participation aux campagnes électorales que nous rejetons et condamnons, alors que la GCI et plus particulièrement le Comité central de Milan sont encore aux thèses du 2ème congrès de l'IC, à la politique de Lénine dite de parlementarisme révolutionnaire. Le point 9 de la résolution citée dit : "Elle (la GCI) laissera ouverte toutefois la discussion du problème tactique de la participation du Parti aux campagnes électorale..." "Laisser ouvert" est une formule élégante pour dire ne point avoir une position, ou plus exactement ne pas avoir une position hostile à la participation que l'on considérera, pour plus de souplesse, comme un "problème tactique". Pour ce qui est de notre confusionnisme à ce sujet, il va de soi que notre tort consiste à avoir une position là où précisément la question est "laissée ouverte" par la GCI ;
3) d'une façon générale, la GCI considère comme confusionniste toute position politique qu'elle n'est pas encore parvenue à comprendre ou à assimiler. De cette catégorie font partie les problèmes de l'analyse de l'évolution du capitalisme moderne, l'impossibilité économique et politique de la reconstruction, le problème de l'économie de guerre - la nature de la guerre impérialiste et la position révolutionnaire prolétarienne à prendre à l'égard de la guerre -, les problèmes post-révolutionnaires et la nature de l'État après la révolution etc. Sur toutes ces questions, la GCI bafouille lamentablement. Avec notre meilleure volonté, nous ne saurons aligner notre pas sur la marche contradictoire, zigzagante de la GCI. Si c'est là un crime, alors tant pis qu'il nous soit compté.
4) notre position sur le problème des revendications économiques et notre rejet de la position syndicale léniniste orthodoxe, de travail dans les syndicats, sont particulièrement jugés sévèrement par la GCI. Ce fut même une des raisons principales de la rupture avec nous. Alors que le délégué du groupe français[1] à la conférence du PCI d'Italie récitait les litanies léninistes de "La maladie infantile du communisme" -où les arguments plats qui ne faisaient déjà pas trop honneur à Lénine même en 1920 et qui sont complètement sans aucune consistance en 1947- alors qu'on répétait les sottises que le syndicat est "un État dans l'État", un État ouvrier dans l'État et la société capitaliste, on nous reprochait une position syndicale menant à la scission[2]. L'absurdité de la définition de notre position syndicale est manifeste. Nous ne parlons pas plus de la scission que de l'unité syndicale. Notre position se définissait alors et aujourd'hui par l'anti-syndicalisme, considérant que toute organisation syndicale, par sa permanence, sa situation et sa nature corporatiste ne peut être autre chose, à notre époque, qu'un appendice de l'État capitaliste et une caserne où sont embrigadés les ouvriers. Nous ne faisons, contrairement à la GCI, aucune différence de nature entre les corporations fascistes et les syndicats des pays démocratiques, étant tous deux incorporés, intégrés définitivement à l'État.
Notre crime "confusionniste", qui consiste à nier une nature prolétarienne au mouvement syndical, est aujourd'hui peu à peu accepté avec beaucoup de douleur par la GCI. Nous sommes évidemment loin d'une prise de position précise, claire et nette de la part de la GCI qui, par nature, préfère et se trouve mieux dans les problèmes "laissés ouverts".
Nous avons vu ce qui constitue la force et la faiblesse du PCI d'Italie. Pour terminer brièvement notre examen, nous indiquerons les perspectives qui, à notre avis, existent pour les militants d'Italie. Il va de soi qu'en tant que perspectives générales l'Italie ne peut que suivre l'évolution de la situation mondiale, qui s'achemine vers la 3ème guerre impérialiste. La tâche propre des militants, dans cette période, ne peut être qu’une tâche de formation de cadres et de contribution, par l'étude théorique, à l'élaboration du programme de classe de la révolution socialiste à venir. Pour cela, on doit renoncer résolument à la prétention et à l'aventurisme de vouloir jouer au parti agissant, dans les conditions actuelles, sur la marche des événements. Il faut consciemment se cantonner à un travail moins brillant et moins apparent et d'autant plus fécond. Ce travail ne peut être fait qu'en rompant définitivement avec les méthodes bureaucratiques de reconnaissance des chefs et exigences de la soumission de la part des militants, sous le grossier prétexte de la discipline nécessaire et librement consentie. De plus, un travail d'élaboration théorique ne peut être sérieusement fait qu'en relation directe avec les autres groupes existant dans les autres pays, dans la recherche des contacts et des confrontations des idées avec ces groupes. Cette suffisance affichée, jointe à une prétention arrogante et grotesque de donner des ordres sur le plan international, ne peut mener qu'à un auto-isolement complet de ce prétendu parti.
Si les militants d'Italie ne parviennent pas à dégager leur mouvement de l'ornière où il s'enlise chaque jour davantage et à l'engager dans une voie nouvelle, nous assisterons alors inévitablement à une reproduction italienne de ce que sont les partis trotskistes dans les autres pays. Gesticuler et s'agiter ne fait pas encore un parti. Ces mouvements, tout en caricaturant le comportement extérieur d'un parti, ne sont en réalité que des sectes dans le pire sens du mot et des entraves à l'action révolutionnaire du prolétariat.
Le prolétariat italien a été pendant 20 ans retranché de la vie du prolétariat mondial. Ce qui était l'œuvre du fascisme ne doit pas être complété par une fausse orientation des révolutionnaires. C'est en rompant avec les erreurs et le sectarisme que les éléments révolutionnaires du prolétariat italien reprendront leur place dans l'œuvre commune de reconstruction du mouvement ouvrier international.
Marco
La publication du livre de Lénine, d'abord en allemand puis dans une traduction anglaise, montre bien qu'on voulait lui faire jouer un rôle beaucoup plus grand que celui qui avait été le sien dans l'ancienne controverse du parti russe. On le fait lire aux jeunes générations de socialistes et de communistes pour influer sur le mouvement ouvrier international. Alors, nous posons cette question : qu'est-ce que ce livre peut apporter aux ouvriers des pays capitalistes ? Les idées philosophiques qui y sont attaquées sont complètement déformées ; et la théorie du matérialisme bourgeois nous est présentée sous le nom de marxisme. À aucun moment, on ne tente d'amener le lecteur à une compréhension et un jugement clairs et indépendants sur des problèmes philosophiques ; ce livre est destiné à lui apprendre que le Parti a toujours raison, qu'il doit lui faire confiance et suivre ses chefs. Et sur quelle voie ce chef du parti veut-il engager le prolétariat international ? Pour le savoir il n'y a qu'à lire la conception de la lutte de classe dans le monde, que Lénine expose à la fin de son livre :
Aucune allusion ici à l'immense pouvoir de l'ennemi, la bourgeoisie, qui possède toutes les richesses du monde, et contre laquelle la classe ouvrière ne progresse que péniblement. Aucune allusion au pouvoir spirituel de la bourgeoisie sur les ouvriers qui sont encore en grande partie dominés par la culture bourgeoise, dont ils peuvent à peine se dégager dans leur lutte incessante pour le savoir. Aucune allusion à la nouvelle idéologie du nationalisme et de l'impérialisme qui menaçait d'envahir aussi la classe ouvrière et qui, peu après en effet, l'entraîna dans la guerre mondiale. Rien de tout cela : c'est l'Église, c'est le bastion du « fidéisme », qui est pour Lénine la puissance ennemie la plus dangereuse. Le combat du matérialisme contre la foi religieuse représente pour lui le combat théorique qui accompagne la lutte des classes. L'opposition théorique, en fait limitée, de l'ancienne classe dominante et de la nouvelle, voilà pour lui le grand combat d'idées à l'échelle mondiale, et il la plaque sur la lutte du prolétariat dont l'essence et les idées sont bien éloignées de ses propres conceptions. Ainsi, dans la philosophie de Lénine, le schéma valable pour la Russie est appliqué à l'Europe occidentale et à l'Amérique, et la tendance anti-religieuse d'une bourgeoisie montante est attribuée au prolétariat en ascension. Tout comme les réformistes allemands de cette époque pensaient que la division devait se faire entre « réaction » et «progrès », c'est-à-dire non pas selon des critères de classes, mais en se basant sur une idéologie politique - entretenant ainsi la confusion chez les ouvriers - Lénine pense que la division se fait selon l'idéologie religieuse, entre réactionnaires et libre-penseurs. Au lieu de se voir invitée à consolider son unité de classe contre la bourgeoisie et l'État et parvenir ainsi à dominer la production, la classe prolétarienne occidentale reçoit de Lénine le conseil de livrer bataille à la religion. Si les marxistes occidentaux avaient connu ce livre et les idées de Lénine avant 1918, ils auraient, sans aucun doute, critiqué bien plus vivement sa tactique pour la révolution mondiale.
La Troisième Internationale vise à la révolution mondiale d'après le modèle de la révolution russe et avec le même but. Le système économique de la Russie est le capitalisme d'État, appelé là-bas socialisme d'État ou même parfois communisme, où la production est dirigée par une bureaucratie d'État sous les ordres de la direction du Parti communiste. Cette bureaucratie d'État - les hauts fonctionnaires qui forment la nouvelle classe dirigeante - dispose directement de la production, donc de la plus-value, alors que les ouvriers ne reçoivent que des salaires, constituant ainsi une classe exploitée. Il a été possible de cette manière, dans le temps très court de quelques dizaines d'années, de transformer une Russie primitive et barbare en un État moderne dont l'industrie se développe rapidement, utilisant la science et les techniques les plus modernes. D'après le Parti communiste, une révolution analogue est nécessaire dans les pays capitalistes avancés, la classe ouvrière étant la force active qui amènera la chute de la bourgeoisie et l'organisation de la production par une bureaucratie d'État. La Révolution russe n'a pu vaincre que parce que les masses étaient dirigées par un parti bolchevik uni et très discipliné et parce que, dans le parti, c'est la perspicacité infaillible et l'assurance inébranlable de Lénine et de ses amis qui montraient à tous la bonne voie. Il faut donc que, dans la révolution mondiale, les ouvriers suivent le Parti communiste, lui laissent la direction de la lutte et, après la victoire, le gouvernement ; les membres du parti doivent obéir à leurs chefs dans la plus stricte des disciplines. Tout dépend donc de ces chefs du parti capables et qualifiés, de ces révolutionnaires éminents et expérimentés ; il est absolument indispensable que les masses croient que le parti et ses chefs ont toujours raison.
En réalité, pour les ouvriers des pays capitalistes développés, d'Europe occidentale et d'Amérique, le problème est complètement différent. Leur tâche n'est pas de renverser une monarchie absolue et arriérée mais de vaincre une classe qui dispose de la puissance morale et spirituelle la plus gigantesque que le monde n’ait jamais connue. La classe ouvrière ne vise nullement à remplacer le règne des affairistes et des monopoleurs sur une production déréglée par celui de hauts fonctionnaires sur une production réglée par en haut. Son but est de gérer elle-même la production et d'organiser elle-même le travail, base de l'existence. Alors, mais alors seulement, le capitalisme aura été anéanti. Un objectif pareil ne peut cependant être atteint par une masse ignorante et par des militants convaincus d'un parti qui se présente sous l'aspect d'une direction spécialisée. Il faut pour cela que les ouvriers eux-mêmes, la classe entière, comprennent les conditions, les voies et les moyens de leur combat, que chacun d'eux sache de lui-même ce qu'il a à faire. Il faut que les ouvriers eux-mêmes, collectivement et individuellement, agissent et décident et, donc, s'éduquent et se fassent une opinion eux-mêmes. Telle est la seule manière d'édifier par en bas une véritable organisation de classe, dont la forme tient du conseil ouvrier. Que les ouvriers soient persuadés d'avoir des chefs vraiment à la hauteur, des as en matière de discussion théorique, à quoi cela sert-il ? N'est-il pas facile d'en être convaincu quand chacun ne connaît que la littérature de son parti et de lui seul ? En réalité, seule la controverse, le choc des arguments, peut permettre d'acquérir des idées claires. Il n'existe pas de vérité toute faite qu'il suffirait d'absorber telle quelle ; face à une situation nouvelle, on ne trouve la bonne voie qu'en exerçant soi-même ses capacités intellectuelles.
Bien entendu, cela ne signifie nullement que tout ouvrier devrait juger de la valeur d'arguments scientifiques dans des domaines exigeant des connaissances spécialisées. Ceci veut dire, en premier lieu, que tous les ouvriers devraient s'intéresser non seulement à leurs conditions de travail et d'existence immédiates, mais aussi aux grandes questions sociales liées à la lutte de classe et à l'organisation, et se trouver en mesure de prendre des décisions à cet égard. Mais en second lieu, ceci implique un certain niveau dans la discussion et les affrontements politiques. Quand on déforme les idées de l'adversaire parce qu'on ne peut pas les comprendre ou parce qu'on en est incapable, on a de fortes chances de l'emporter aux yeux des militants fidèles ; mais le seul résultat - celui d'ailleurs qu'on recherche dans les querelles partisanes - est de rattacher ces derniers au parti avec un fanatisme accru. Pour les ouvriers, ce qui compte pourtant n'est pas de voir augmenter la puissance d'un parti quelconque, mais bien leur capacité de prendre le pouvoir et d'instaurer leur domination sur la société. C'est uniquement par la discussion, sans vouloir à tout prix diminuer l'adversaire, lorsque les divers points de vue sérieux ont été compris à partir des rapports de classes et en comparant les arguments entre eux. C'est alors que l'auditoire participant au débat pourra acquérir cette lucidité à toute épreuve, dont la classe ouvrière ne saurait se passer pour asseoir définitivement sa liberté.
La classe ouvrière a besoin du marxisme pour s'émanciper. De même que l'acquis des sciences de la nature est indispensable à la mise en œuvre technique du système capitaliste, de même l'acquis des sciences sociales est indispensable à la mise en œuvre organisationnelle du communisme. Ce dont on eut besoin en tout premier lieu, ce fut de l'économie politique, cette partie du marxisme qui met à nu la structure du capitalisme, la nature de l'exploitation, les antagonismes de classe, les tendances du développement économique. Elle fournit immédiatement une base solide à la lutte spontanée des ouvriers contre leurs maîtres capitalistes. Puis, à une étape ultérieure de la lutte, la théorie marxiste du développement social, de l'économie primitive au communisme en passant par le capitalisme, suscita la confiance et l'enthousiasme grâce aux perspectives de victoire et de liberté qu'elle ouvrait. A l'époque où les ouvriers, pas très nombreux encore, entamèrent leur lutte ardue, et où il fallait secouer l'apathie des masses, ces perspectives se révélèrent de première nécessité.
Lorsque la classe ouvrière a grandi en nombre et en puissance, que la lutte de classe occupe une place essentielle dans la vie sociale, une autre partie du marxisme doit venir au premier plan. En effet, le grand problème pour les ouvriers n'est plus de savoir qu'ils sont exploités et doivent se défendre ; il leur faut savoir comment lutter, comment surmonter leur faiblesse, comment acquérir vigueur et unité. Leur situation économique est si facile à comprendre, leur exploitation si évidente que l'unité dans la lutte, la volonté collective de prendre la production en main devraient à première vue en résulter sur-le-champ. Ce qui leur brouille la vue et les en empêche, c'est avant tout la puissance d'idées héritées et injectées, le formidable pouvoir spirituel du monde bourgeois, lequel étouffe leur pensée sous un épais manteau de croyances et d'idéologies, les divise, les rend timorés et leur trouble l'esprit. Dissiper une fois pour toutes ces épaisses nuées, liquider ce monde des vieilles idées, ce processus d'élucidation fait partie intégrante de l'organisation du pouvoir ouvrier, elle-même processus ; il est lié au cheminement de la révolution. Sur ce plan, la partie du marxisme à mettre en valeur est celle que nous avons appelé sa philosophie, le rapport des idées à la réalité.
De toutes ces idéologies, la moins importante est la religion. Comme elle représente l'écorce desséchée d'un système d'idées reflétant les conditions d'un passé lointain, elle n'a plus qu'un semblant de pouvoir à l'abri duquel se réfugient tous ceux qui sont effrayés par le développement capitaliste. Sa base a été continuellement minée par le capitalisme lui- même. Puis la philosophie bourgeoise l'a remplacée par la croyance en ces petites idoles, ces abstractions divinisées, telles que matière, force, causalité, liberté et progrès sociaux. Mais dans la société bourgeoise moderne, ces idoles oubliées ont été abandonnées et remplacées par d'autres plus modernes et plus vénérables : l'État et la nation. Dans la lutte pour la domination mondiale entre les vieilles et les nouvelles bourgeoisies, le nationalisme, idéologie indispensable de cette lutte, est devenu si puissant qu'il a réussi à entraîner derrière lui une grande masse de travailleurs. Mais plus importantes encore sont ces puissances spirituelles comme la démocratie, l'organisation, le syndicat, le parti, parce que toutes ces conceptions prennent leurs racines dans la classe ouvrière elle-même et sont nées de sa vie pratique et de sa propre lutte. Ces conceptions sont toujours plus ou moins liées au souvenir d'efforts passionnés, de sacrifices dévoués, d'une anxiété fébrile quant à l'issue du combat, et leur valeur, qui ne fut que momentanée et fonction des circonstances particulières où elles se développèrent, cède la place à une croyance en leur efficacité absolue et illimitée. C'est ce qui rend difficile la transition vers de nouvelles formes de lutte adaptées aux nouvelles conditions de vie et de travail. Les conditions d'existence contraignent fréquemment les ouvriers à élaborer de nouvelles formes de lutte mais les vieilles traditions peuvent les gêner et les retarder considérablement dans cette tâche. Dans la lutte incessante entre l'héritage idéologique du passé et les nouvelles nécessités pratiques, il est indispensable que les ouvriers comprennent que leurs idées ne sont pas des vérités absolues mais des généralisations tirées d'expériences et de nécessités pratiques antérieures ; ils doivent aussi comprendre que l'esprit humain a toujours tendance à assigner une validité absolue à telles ou telles idées, à les considérer comme bonnes ou mauvaises d'une façon absolue, comme des objets de vénération ou de haine, rendant ainsi la classe ouvrière esclave de superstitions. Mais ils doivent se rendre compte de leurs limites et de l'influence des conditions historiques et pratiques pour vaincre ces superstitions et libérer ainsi leur pensée. Inversement, ils doivent sans cesse garder à l'esprit ce qu'ils considèrent comme leur intérêt primordial, comme la base principale de la lutte de la classe ouvrière, comme la grande ligne directrice de toutes leurs actions, mais sans en faire un objet d'adoration. Voilà le sens de la philosophie marxiste, qui - outre sa faculté d'expliquer les expériences quotidiennes et la lutte de classes - permet d'analyser les relations entre le monde et l'esprit humain, dans la voie indiquée par Marx, Engels, et Dietzgen ; voilà ce qui donne, à la classe ouvrière, la force nécessaire pour accomplir la grande œuvre de son auto-émancipation.
Le livre de Lénine, tout au contraire, a pour but d'imposer aux lecteurs les croyances de l'auteur en une réalité des notions abstraites. Il ne peut donc être d'aucune utilité aux ouvriers. Et en fait, ce n'est pas pour les aider qu'il a été publié en Europe occidentale. Les ouvriers, qui veulent la libération de leur classe par elle-même, ont largement dépassé l'horizon du Parti communiste. Le Parti communiste, lui, ne voit que son adversaire, le parti rival, la Deuxième Internationale, essayant de conserver la direction de la classe ouvrière. Comme le dit Deborin dans la préface de l'édition allemande, l'ouvrage de Lénine avait pour but de regagner au matérialisme la social-démocratie corrompue par la philosophie idéaliste bourgeoise, ou de l'intimider par la terminologie plus radicale et plus violente du matérialisme, et apporter par là une contribution théorique à la formation du « Front Rouge ». Pour le mouvement ouvrier en développement, il importe peu de savoir laquelle de ces tendances idéologiques non marxistes aura raison de l'autre.
Mais d'un autre côté, la philosophie de Lénine peut avoir une certaine importance pour la lutte des ouvriers. Le but du Parti communiste - ce qu'il appelle la révolution mondiale - est d'amener au pouvoir, en utilisant les ouvriers comme force de combat, une catégorie de chefs qui pourront ensuite mettre sur pied, au moyen du pouvoir d'État, une production planifiée ; ce but, dans son essence, coïncide avec le but final de la social-démocratie. Il ne diffère guère aussi des idées sociales qui arrivent à maturation au sein de la classe intellectuelle, maintenant qu'elle s'aperçoit de son importance toujours accrue dans le processus de production, et dont la trame est une organisation rationnelle de la production, tournant sous la direction de cadres techniques et scientifiques. Aussi le PC voit en cette classe un allié naturel et cherche à l'attirer dans son camp. Il s'efforce donc, à l'aide d'une propagande théorique appropriée, de soustraire l'intelligentsia aux influences spirituelles de la bourgeoisie et du capitalisme privé en déclin, et de la convaincre d'adhérer à une révolution destinée à lui donner sa place véritable de nouvelle classe dominante. Au niveau de la philosophie, cela veut dire la gagner au matérialisme. Une révolution ne s'accommode pas de l'idéologie douceâtre et conciliante d'un système idéaliste, il lui faut le radicalisme exaltant et audacieux du matérialisme. Le livre de Lénine fournit la base de cette action. Sur cette base un grand nombre d'articles, de revues et de livres ont déjà été publiés, d'abord en allemand et, en bien plus grand nombre, en anglais, tant en Europe qu'en Amérique, avec la collaboration d'universitaires russes et de savants occidentaux célèbres, sympathisants du Parti communiste. On remarque tout de suite, rien qu'au contenu de ces écrits, qu'ils ne sont pas destinés à la classe ouvrière mais aux intellectuels des pays occidentaux. Le léninisme leur est exposé - sous le nom de marxisme ou de « dialectique » - et on leur dit que c'est la théorie générale et fondamentale du monde et que toutes les sciences particulières n'en sont que des parties qui en découlent. Il est clair qu'avec le véritable marxisme, c'est-à-dire la théorie de la véritable révolution prolétarienne, une telle propagande n'aurait aucune chance de réussite ; mais avec le léninisme, théorie d'une révolution bourgeoise installant au pouvoir une nouvelle classe dirigeante, elle a pu et peut réussir. Seulement, il y a un hic : la classe intellectuelle n'est pas assez nombreuse, elle occupe des positions trop hétérogènes au point de vue social et, par conséquent, elle est trop faible pour être capable à elle seule de menacer vraiment la domination capitaliste. Les chefs de la II° comme de la III° internationale, eux non plus, ne sont pas de force à disputer le pouvoir à la bourgeoisie, et cela quand bien même ils réussiraient à s'affirmer grâce à une politique ferme et claire, au lieu d'être pourris par l'opportunisme. Mais si jamais le capitalisme se trouvait sur le point de sombrer dans une crise grave, économique ou politique, de nature à faire sortir les masses de leur apathie, et si la classe ouvrière reprenait le combat et réussissait, par une première victoire, à ébranler le capitalisme, alors leur heure sonnera. Ils interviendront et se pousseront au premier rang, joueront les chefs de la révolution, soi-disant pour participer à la lutte, en fait pour dévier l'action en direction des buts de leur parti. Que la bourgeoisie vaincue se rallie ou non à eux, en sorte de sauver du capitalisme ce qui peut être sauvé, c'est une question secondaire ; de toute manière, leur intervention se réduit à tromper les ouvriers, à leur faire abandonner la voie de la liberté. Et nous voyons ici l'importance que peut avoir le livre de Lénine pour le mouvement ouvrier futur. Le Parti communiste, bien qu'il puisse perdre du terrain chez les ouvriers, tente de former avec les socialistes et les intellectuels un front uni prêt, à la première crise importante du capitalisme, à prendre le pouvoir sur les ouvriers et contre eux. Le léninisme et son manuel philosophique servira alors, sous le nom de marxisme, à intimider les ouvriers et à s'imposer aux intellectuels, comme un système de pensée capable d'écraser les puissances spirituelles réactionnaires. Ainsi la classe ouvrière en lutte, s'appuyant sur le marxisme, trouvera sur son chemin cet obstacle : la philosophie léniniste, théorie d'une classe qui cherche à perpétuer l'esclavage et l'exploitation des ouvriers.
J. HARPER
Amsterdam (juillet 1938)
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