Dans les conditions actuelles de l'économie française, la tâche principale de tout gouvernement à la tête de l'État est de faire accepter au prolétariat, d'une façon ou d'une autre, la situation de misère croissante dans laquelle le capitalisme français, misérable, se trouve obligé de l'entretenir pour ralentir sa faillite.
Depuis la "libération", les gouvernements successifs ont abusé de la formule magique du "plan économique" devant agir sur la psychologie française, un peu selon le principe de la méthode Coué. En réalité, le "plan économique" est un simple dada qui agite quelques ministres et quelques parlementaires, et qui consiste à rejeter la responsabilité de la situation misérable soit sur l'absence de plan, soit sur le plan qui, quoique à l'état de mythe, est accusé de ne pas être bon ou mal réalisé. Certains diront que l'"on a saboté le plan", d'autres que si l'on avait accepté "leur" plan tout aurait mieux marché et autres "contes à endormir la classe ouvrière" et l'entraîner dans le sillage de la politique de misère des partis bourgeois.
Dans toute cette orgie de plans, il n'est personne, jusqu'aux trotskistes, qui n'a pas dressé et proposé un plan malgré le peu de chance d'être pris au sérieux par tous les comédiens de la planification. Mais là encore, quand tous les partis traîtres à la classe ouvrière et même les partis bourgeois font des plans pour obstruer la vue à la classe opprimée, les trotskistes se doivent de faire mieux que tous et de présenter le meilleur plan afin de participer, mieux que tous, à la démagogie et aux mensonges nécessaires pour faire accepter le capitalisme de misère au prolétariat exsangue.
En fait de "plans", la bourgeoisie française reste sur le terrain des palliatifs, pour les besoins d'un moment et d'une conjoncture d'ailleurs plus politique qu'économique. La fameuse baisse de 10 % avait surtout comme but d'arrêter momentanément la chute vertigineuse de l'économie et de créer un climat favorable psychologiquement, non pas à l'intérieur du pays mais pour un nouvel emprunt aux É-U.
La baisse était fictive dans le sens où elle se situait sur le terrain des marchandises taxées, laissant de côté plus de la moitié des marchandises sur le marché parallèle.
La baisse de 10 % a servi de transition à de nouvelles augmentations. Pendant qu'on faisait la baisse de 10 %, on baissait, sur le marché contrôlé, la quantité et la qualité de pain et de ravitaillement en général. Tout ne pouvait pas venir ensemble ; chaque chose en son temps en politique. Un tour de vis sur le ravitaillement et une démagogie déflationniste, puis un tour de vis sur les prix par des augmentations massives, en faisant la démagogie de la liberté du marché intérieur. Serrer toujours plus la vis, voilà le vrai et le seul plan possible du capitalisme français. Et c'est là qu'apparaît, sous son vrai jour, le "plan" Schumann : il n'a rien d'original, n'importe qui à sa place aurait pu le faire ; il s'agit tout simplement d'une nécessité de serrer la vis encore d'un tour.
Le degré de corruption atteint par le régime parlementaire est tel qu'aucun moyen n'est laissé dans l'ombre pour servir les buts politiques des partis intéressés.
Comme exemple, il suffit de citer tous les scandales : scandale du vin pour torpiller les socialistes, scandale Alamichel contre les staliniens, scandale Hardy contre la droite ; puis c'est de nouveau contre les staliniens, le scandale Roussy, au moment où ceux-ci entravent la politique du gouvernement par leurs grèves giratoires ; aujourd'hui, le Parti Socialiste - attaquant, sur tous les terrains, la droite et la gauche pour consolider la position du centre et la sienne propre -sort l'affaire du MAC- nouvelle "cagoule", qui se rapproche, en plus importante, de l'affaire du "complot des soutanes" - qui est dirigée contre la droite, de même que le dossier Clamamus du Parti Ouvrier Paysan Français est sorti pour "gêner" Cachin et derrière lui le parti stalinien.
Le jeu des rivalités internationales, opposant depuis la fin de la guerre bloc russe et bloc américain, trouvait la bourgeoisie française affaiblie, divisée et en retard sur l'option pour tel ou tel bloc. Dans toute l'Europe, la situation politique intérieure des pays vis-à-vis de la compétition russo-américaine se résume ainsi : ils sont occupés militairement par les russes, par les anglais ou par les américains. Pour la France, on lui laisse la liberté parce qu'on a besoin de sa situation intérieure comme indicateur de la température de la classe ouvrière qui, dans le reste de l'Europe, est directement embrigadée, de gré ou de force, sous les drapeaux de tel ou tel bloc. On a aussi besoin du représentant de la bourgeoisie française comme "Fou" dans les conférences des grandes puissances.
Depuis la "libération", l'évolution de la situation politique intérieure de la France subit donc directement l'influence des rapports internationaux, avec même une précision quasi mathématique :
Quand les staliniens participaient au gouvernement, ils étaient pour le relèvement rapide de la production par un effort stakhanoviste des masses. C'est à ce prix que la bourgeoisie les acceptait. Ils avaient donc, eux aussi, comme tout le monde, "leur plan". Tout ralentissement de la production et toute avarie dans le système de production -que la bourgeoisie avait remis, avec une joie cynique, entre leurs mains- faisaient hurler les staliniens que les sabotages étaient dus "aux trusts sans patrie", pour attaquer De Gaulle et le MRP, ou que l'effort de production n'était pas assez grand à cause du manque d'unité de la classe ouvrière, pour attaquer la SFIO et les "diviseurs" trotskistes ; et, quand un mécontentement même minime se faisait jour dans la classe ouvrière, ils n'avaient pas assez de colonnes dans leurs journaux pour contenir les injures et les attaques diffamatoires contre les "quelques agitateurs hitléro-trotskistes..." Pendant 2 ans, toute la presse stalinienne ne savait pas comment assaisonner toute cette salade de slogans participationnistes au gouvernement, de la même manière qu'aujourd'hui ils s'indignent de la misère de la classe ouvrière et de la politique "réactionnaire" d'un gouvernement auquel ils ne participent pas.
Dans la situation de misère et de décrépitude de la France, l'exploitation démagogique de la misère des masses est devenue une arme excellente entre les mains de politiciens tarés pour servir leurs buts politiques.
À l'époque de la participation des staliniens au gouvernement, la seule opposition conséquente était dirigée habilement par la SFIO, dont les rangs avaient besoin de se gonfler de clientèle ouvrière. C'est dans le sens de cette opposition - où il s'agissait pour la SFIO de faire baisser la presse, qu'avait acquise le PC après la "libération", dans la classe ouvrière - que des grèves, telle celle des PTT, ont été déclenchées par la minorité syndicaliste, réformiste de droite. La lourde machine syndicale bien sûr, même chez les "minoritaires" cégétistes, ne se mettait pas en branle comme cela ; il leur fallait, pour sanctionner une grève, même sous l'étiquette de lutte de la minorité "contre la direction", que cette grève leur tombe toute faite entre les mains. Il est aujourd'hui normal, pour les bureaucrates syndicaux, que les grèves se fassent "spontanément". Le temps où le syndicat travaillait dans les masses pour les rendre combatives et les éduquer est de l'histoire ancienne, d'un âge d'or du capitalisme. Maintenant, la situation de misère de la classe ouvrière crée un climat favorable à la démagogie sur "la grève spontanée". Cependant, il pourrait tout de même être dangereux pour l'État que des mouvements spontanés naissent et se placent spontanément, comme à Toulouse et à Lyon, sur le terrain même qui met l'État et sa politique de famine et de misère en difficulté.
Mais le syndicat peut dormir sur ses deux oreilles, les grèves "spontanées" - que des ouvriers, dans un état de misère et de famine croissantes, pourraient porter sur le terrain même de la famine et de la misère - sont ramenées, par les artisans de "la grève pour la grève" - anarchistes et trotskistes -, sur le terrain, sur le plan rêvé des syndicats étatisés : les revendications économiques dans le cadre corporatiste.
C'est ainsi que les grèves "spontanées" économiques sont servies toutes chaudes par les redresseurs de syndicats trotskistes et par la CNT anarchiste jusqu'aux oppositionnels socialistes ou autres (quand les staliniens détiennent les postes gouvernementaux dédiés à la production), et aux oppositionnels staliniens d'aujourd'hui avec leurs grèves "giratoires" contre le "glissement" par trop net... de la France vers le bloc américain.
De tout temps, la démagogie "gauchiste" a servi de soupape au mécontentement ouvrier, ce qui apporte à la bourgeoisie une aide féconde. C'est, dans ce sens, la seule utilité que les "oppositionnels-gauchistes" du PS et du PC peuvent avoir dans la société. Chacun de ces groupes joue un rôle politique bien déterminé et partage assidument le travail avec les autres, que ce soit les pivertistes de "Masses", avec leur 3ème front, dont le but est de venir en aide à l'impérialisme américain dans sa lutte idéologique contre le bloc russe, ou les trotskistes avec leur "échelle mobile" de revendications économiques et de "plans" qui les conduisent directement à la défense de l'URSS et à la lutte, par tous les moyens, contre son "encerclement" par l'impérialisme américain. La politique du moindre mal -qui permet de justifier, aujourd'hui comme hier, la lutte pour une fraction du capitalisme contre une autre et dans laquelle les anarchistes, comme les autres, ont trempé- les verra probablement, quoiqu'ils soient des pacifistes invétérés quand il n'y a pas de guerre, du côté de l'impérialisme américain, par haine du marxisme, du bolchevisme et du stalinisme ; tout cela, sous un vernis de mots, sous des torrents de verbalisme et de phraséologie révolutionnaires, comme jamais littérature révolutionnaire n'en a contenu.
Il est normal que le Parti Socialiste -qui paie un cher tribut en soutenant sans cesse l'État avec sa participation active aux gouvernements successifs et à la politique de rapprochement avec le bloc américain- ait besoin d'une gauche, comme celle de Pivert dans la Seine ou comme celle des JS, pour redorer son blason qui se ternit au gouvernement. Il est beaucoup moins conséquent pour les trotskistes de faire tant d'efforts pour noyauter cette "gauche" qui, à tout prendre, est aussi à gauche qu'eux.
Mais ici la lutte est âpre ; il s'agit de démontrer aux éléments combatifs que, dans la conjoncture internationale présente, il faut défendre l'impérialisme russe plutôt que l'impérialisme américain. Tout un tas de jeunes chefaillons, venus au mouvement ouvrier dans sa période de décomposition, font un marchandage honteux autour de quelques brins de "masses" qu'ils peuvent "remuer" ou "agiter", s'entre-noyautant pour finir par recruter quelques soldats de plus pour la cause de l'impérialisme que leur idéologie rejoint et défend.
La FFGC est à la remorque des trotskistes sur le programme des revendications économiques. Certes, on ne parle plus de montée révolutionnaire mais on vit d'espoir en ces grèves et en celles de demain ; et, pour les besoins d'un activisme qui n'est pas en rapport avec les forces réelles et qui cache un abandon du travail théorique des révolutionnaires marxistes tout en restant "en soi" et "pour soi" des révolutionnaires authentiques, on fait de la grève à la petite semaine.
Cependant, la situation internationale est suffisamment claire : le bloc américain et ses hommes, Trumann, Marshall, Attlee et Bevin, veulent acculer le bloc russe au pied du mur, en lui assenant des coups de plus en plus rapprochés, surtout depuis la conférence de Moscou. Aussitôt après le plan Marshall, destiné à acculer les russes dans leur véritable isolationnisme, c'est la formation du "Front de la liberté" ; et quand on parle de Front on sait ce que cela veut dire : le FRONT militaire n'est pas loin. En France, le bloc américain a ses hommes solidement assis au gouvernement et soutenus par l'ensemble de la bourgeoisie française : Bidault d'une part et le Parti Socialiste de l'autre - pilier (comme en Angleterre) de la politique américaine.
Les staliniens français se mettent, eux, en branle pour la riposte : c'est, au congrès de Strasbourg, les appels de Thorez dénonçant "le tournant à droite" du gouvernement et sa politique de vassalisation vis-à-vis du bloc américain, se posant en champion de l'indépendance française. Molotov -étant venu à la conférence de Paris sur le plan Marshall, au moment même du congrès stalinien, et laissant, pendant plusieurs jours, l'attitude de la Russie dans l'incertitude- fit faire au PC et à Thorez une gymnastique maladroite que la presse anti-stalinienne et anti-russe s'empressa de ridiculiser. Mais, aujourd'hui, le congrès est terminé, tout est rentré dans l'ordre. Les staliniens revendiquent une place plus grande au gouvernement que celle qui leur avait été accordée jusqu'ici. Ils veulent que la politique de la France soit indépendante et ne s'avilisse pas dans la participation à un bloc anti-russe ; et ils sont décidés à poursuivre leurs attaques contre le gouvernement.
Le Parti Socialiste, lui, consolide ses positions, comme nous l'avons vu, et se déclare prêt à la lutte après s'être assuré de l'appui de l'assemblée.
Cependant, dans la situation de misère généralisée et de famine grandissante en Europe, dans une situation internationale qui vient brusquement de s'éclaircir et de s'engager un peu plus, et cette fois définitivement, dans l'antagonisme russo-américain, la seule chance du prolétariat est de lutter contre cette famine et contre l'État capitaliste qui la perpétue, en se dégageant des contingences politiques et des pièges tendus par les bourgeoisies, leurs partis et sous-partis. Ceci n'est pas un programme révolutionnaire mais un terrain d'intérêts commun à tous les travailleurs et sans-travail, en dehors des frontières nationales, situant ces intérêts directement contre le capitalisme et son État ; c'est le seul terrain commun à toute la classe, sur lequel la bourgeoisie ne peut marchander, tergiverser, donner d'une main et reprendre deux fois plus de l'autre.
Les grèves économiques déclenchées de toute part, ces derniers temps en France, par les trotskistes, les anarchistes ou tout simplement par les staliniens eux-mêmes ont montré, avec suffisamment d'éclat, à quelles fins elles étaient utilisées. Les staliniens en font une arme d'intimidation contre le gouvernement ; le mécontentement dû à la misère et à la famine y trouve une soupape ; le gouvernement ne réagit pas, laisse trainer, tergiverse et finalement sanctionne une augmentation relative des salaires, ce qui lui permet de changer son fusil d'épaule et de passer de la politique de "baisse" à la politique de hausse des prix, c'est-à-dire de passer d'une manière de serrer la vis à une autre supérieure.
La victime éternelle, la classe ouvrière, use ses forces physiques et morales, ce qui permet à la bourgeoisie de préparer la 3ème tuerie mondiale en toute quiétude.
La situation dans laquelle se trouve le monde actuellement (et, en son sein, la situation de la France elle-même) ressemble, sur plus d'un point, à la situation de 1936-38 : une course vers la guerre et des grèves économiques au travers desquelles on use la classe ouvrière ; on l'entraîne progressivement et on la prépare à la guerre.
La seule différence réside dans l'état de famine et de misère dans lequel le capitalisme décadent doit maintenir les masses ouvrières de toute l'Europe, situation qui, sous ce rapport, est bien inférieure à celle de 1936-38. Et c'est de là seulement que peut surgir un sursaut de la classe ouvrière contre la guerre.
Mais c'est, déjà maintenant, bien tard et la situation internationale est bien engagée sans que nous ayons eu des mouvements sérieux en Allemagne, en Italie et en France. Il n'y a cependant pas de fatalisme dans l'Histoire ; il faut aussi bien se garder de verser dans un optimisme de commande que dans un pessimisme que la situation actuelle pourrait cependant justifier.
PHILIPPE
Après Moscou, où l'impossibilité d'entente entre les 2 blocs impérialistes s'était manifestée avec une vigueur insoupçonnée, nous avions raison de dire que les ponts étaient pratiquement coupés entre l'Amérique et l'URSS. Il ne s'agissait pas de rechercher les points de désaccord entre les 2 grands, car aucun compromis n'était possible sinon viable. Les intérêts étaient trop opposés et, au travers des projets et contre-projets présentés, on ne pouvait que saisir la volonté de l'Amérique d'entrer dans la zone d'influence russe et l'opposition farouche de la Russie pour relever "le rideau de fer" encore plus si ce n'est de l'étendre sur une bonne partie de l'Allemagne. Suite à l'échec de Moscou, il était ridicule de penser que la parole n'était plus à la diplomatie mais aux canons.
La stratégie diplomatique n'était pas arrivée à préparer le terrain à la stratégie militaire. L'Amérique ne faisait que voter l'aide à la Grèce et à la Turquie, le Japon lui-même n'était pas encore assez relevé économiquement. De son côté, la Russie devait arrêter net l'attraction américaine sur sa zone d'influence hongroise et bulgare. L'Autriche et l'Allemagne demeuraient des inconnus sur l'échiquier. Et c'est en rapport à cette impréparation politique de nombreux pays, à la nécessité de prise de possession physique du monde que les 2 grands lancent leur bataille diplomatique, dont Paris est la première phase.
La Russie se trouve dans l'obligation d'épurer sa zone d'influence de tout élément pro-américain. C'est le coup d'État en Hongrie -la tendance pro-occidentale est décimée, expatriée ou emprisonnée. C'est l'élimination de l'opposition en Bulgarie, la recrudescence de la guerre civile en Grèce et les victoires chèrement acquises par les troupes du Yunnan en Chine. C'est, en même temps, le resserrement des liens économiques entre la Russie et l'Europe orientale et centrale.
L'Amérique, prise de vitesse par la Russie, marquée par une plus forte dispersion dans son influence sur le monde, se trouvant intérieurement grippée dans son économie par une masse de capitaux morts -parce que ne trouvant pas où se placer avec toutes les garanties nécessaires- l'Amérique, disions-nous, lance l'offensive de la solidarité européenne, fait miroiter aux yeux d'une Europe affamée (y compris la Russie) les milliards de marchandises. C'est le plan Marshall.
Pour la Russie, la ficelle est grossière, mais il s'agit de convaincre du stratagème le monde, sinon une partie.
La conférence de Paris réunit les Trois ministres des Affaires étrangères. La partie est pourtant jouée d'avance et le bloc "occidental" doit résulter de l'échec de la conférence de Paris. Quant à la Russie, elle doit jouer habilement, pas tellement à Paris mais surtout après Paris pour retarder la formation du bloc occidental.
À la conférence des Trois, les 2 thèses en présence sont irréductibles ; et ce n'est pas un problème de procédure qui est en jeu mais la géographie économique de l'Europe.
La thèse franco-anglaise, camouflage de la thèse Marshall, recherche avant tout 2 objectifs :
1°) créer un courant d'échanges économiques inter-européens, permettant une interdépendance complète des différentes économies d'Europe ;
2°) devant l'insuffisance économique qui en résulterait, faire appel globalement à l'aide américaine, pas tellement pour une aide indifférenciée ou pour une supervision des différentes économies, mais surtout pour diriger, par une planification, les différentes économies particulières de l'Europe.
Le but à atteindre est clair : toute planification de l'économie européenne permet avant tout d'ébranler la position stratégique de la Russie dans sa zone d'influence, l'isolant totalement, surtout au point de vue économique ; la pénétration américaine suivrait automatiquement ; ce dernier point n'étant possible que si le premier est atteint.
La thèse russe se devait de parer ce double coup. Économiquement affaiblie, tributaire dans une grande mesure de l'économie mondiale, la Russie se doit de pratiquer une politique économique d'autarcie et d'accords économiques unilatéraux (emprunts anglais, américains et suédois) pour ne pas se laisser vassaliser. Son plan à Paris était le suivant :
1°) pas de planification de l'économie européenne ; le comité Marshall ne doit être qu'un service de réception de commandes ;
2°) chaque pays réclamera l'aide Marshall en ne tenant compte que de ses besoins particuliers, sans préjudice d'accords économiques particuliers.
En définitive, les liens inter-européens sont repoussés et le filet que l'on voulait jeter sur l'Europe pour tout ramasser d'un coup est déchiré.
L'incompatibilité des 2 thèses devait mener à l'échec. Le bloc occidental, si jamais il se constitue sur cet échec tout en exprimant une victoire politique des É-U, n'est qu'un pis-aller pour l'économie américaine. Il n'en demeure pas moins un danger assez grave pour la Russie. Aussi voit-on, dans les pays comme l'Italie et la France, les partis staliniens encourager et diriger une série de troubles sociaux en vue de réintégrer le gouvernement, pour amoindrir les effets de la solidarité du futur bloc occidental.
La conférence inter-européenne, que Mr Bevin et Mr Bidault ont pris sur eux de convoquer, ne présentera pas, nous le pensons, ce caractère net et tranchant de séparation de l'Europe en deux. Nous savons déjà que les satellites orientaux de la Russie n'y participeront pas. Cependant, la Tchécoslovaquie s'est prononcée, bien qu'avec des réserves, pour l'acceptation de l'invitation. Pourquoi ? Ce pays est, parmi les satellites russes, le plus sûr vassal. De plus, en contact constant, de par sa position géographique et industrielle, avec le reste de l'Europe, il est redevable aussi de l'économie extra-russe. Enfin, ce pays pourra très bien jouer le rôle d'observateur au profit de la Russie.
Les événements qui vont suivre la conférence de Paris ne précipiteront pas les jeux. La parole est encore aux prouesses et aux finasseries diplomatiques. La perspective de guerre, que nous rappelons à chaque article, n'est pas basée vulgairement sur une volonté de guerre des puissances impérialistes -conception bien simpliste et bien sentimentale-, mais uniquement sur l'irréduction des antagonismes impérialistes, malgré tous les efforts des Wallace, des Laski et autres vétérans de "la paix". La sentimentalité pacifiste bourgeoise se heurte chaque jour à l'absurdité de tous les compromis. Nous dirons même que ces compromis ne retardent en rien l'échéance de la guerre qui est devenue l'oxygène, le donneur de vie du système capitaliste. Ces compromis sont les premiers contacts de personnes qui doivent se prendre au cou. Et ceci est si vrai qu'il faut vraiment que les jeux soient bien clairs pour permettre à un Bevin de déclarer que, si la provocation continue, il est prêt à dire : "Assez !", et à passer aux actes "guerriers". Il n'y a pourtant pas de provocation, si ce n'est de la part du régime capitaliste qui redemande sa seule possibilité de vie : la guerre.
Si les impérialistes peuvent se permettre d'étaler leurs querelles au grand jour, c'est que la classe ouvrière se tait ou se laisse embrigader par l'impérialisme, qu'il soit russe ou américain. La situation internationale aura encore des hauts et des bas. Nous verrons et entendrons encore des petits-bourgeois pacifistes crier à "la détente" ou "au feu" alternativement. Mais la fin de cette situation ne se résoudra que dans la guerre, SI LA CLASSE OUVRIÈRE NE SORT PAS DE SA TORPEUR ET, DÉLAISSANT LES MANIFESTATIONS STÉRILES ET FATIGANTES DANS LESQUELLES LA POUSSENT LES PARTIS DITS OUVRIERS, NE SE MONTRE INDÉPENDANTE DANS SA LUTTE FAROUCHE CONTRE LA FAMINE ET LA GUERRE DE QUELQUE CÔTÉ QU'ELLES VIENNENT.
SADI
Certaines gens souffrent d'un sentiment d'infériorité, d'autres d'un sentiment de culpabilité, d'autres encore de la manie de persécution. Le trotskisme, lui, est affligé d'une maladie qu'on pourrait, faute de mieux, appeler "le défensisme". Toute l'histoire du trotskisme tourne autour de "la défense" de quelque chose. Et quand, par malheur, il arrive aux trotskistes des semaines creuses où ils ne trouvent rien ni personne à défendre, ils sont littéralement malades. On les reconnaît alors à leurs mines tristes et défaites, à leurs yeux hagards cherchant partout, comme le toxicomane, sa ration quotidienne de poison, une cause ou une victime dont ils pourraient bien prendre la défense.
Dieu merci, il existe une Russie qui a connu autrefois la révolution. Elle servira aux trotskistes à alimenter, jusqu'à la fin des jours, leur besoin de défense. Quoi qu'il advienne de la Russie, les trotskistes resteront inébranlablement pour "la défense de l'URSS", car ils ont trouvé dans la Russie une source inépuisable pouvant satisfaire leur vice "défensiste".
Mais il n'y a que les grandes défenses qui comptent. Pour remplir la vie du trotskisme, il lui faut en plus de la grande, éternelle, immortelle et inconditionnelle "défense de l'URSS" (qui est le fondement et la raison d'être du trotskisme) les menues "défenses... quotidiennes", la petite "défense journalière".
Le capitalisme dans sa phase de décadence déchaîne une destruction générale telle qu'en plus du prolétariat, victime de toujours du régime, la répression et le massacre se répercutent en se multipliant au sein même de la classe capitaliste. Hitler massacre les bourgeois républicains, Churchill et Trumann pendent et fusillent les Goering et Cie, Staline met d'accord tout le monde en massacrant les uns et les autres. Le chaos sanglant généralisé, le déchaînement d'une bestialité perfectionnée et d'un sadisme raffiné, inconnus jusque-là, sont la rançon immanquable de l'impossibilité du capitalisme de surmonter ses contradictions et de l'absence d'une volonté consciente du prolétariat de la faire dépérir. Que Dieu soit loué ! Quelle aubaine pour nos chercheurs de causes à défendre ! Nos trotskistes sont à l'aise. Chaque jour se présentent des occasions nouvelles à nos chevaliers modernes, leur permettant de manifester au grand jour leur généreuse nature de redresseurs de torts et de vengeurs d'offensés.
Qu'on jette donc un coup d'œil sur ce calendrier suggestif de l'Histoire du trotskisme.
- En automne 1935, l'Italie commence une campagne militaire contre l'Éthiopie. C'est incontestablement une guerre impérialiste de conquête coloniale opposant, d'un côté, un pays capitaliste avancé, l'Italie, à un pays arriéré, l'Éthiopie, économiquement et politiquement encore semi-féodal, de l'autre côté. L'Italie, c'est le régime de Mussolini ; l'Éthiopie, c'est le régime du Négus, le "Roi des rois". Mais la guerre italo-éthiopienne est encore plus qu'une simple guerre coloniale de type classique. C'est la préparation, le prélude à la guerre mondiale qui s'annonce. Mais les trotskistes n'ont pas besoin de voir si loin. Il leur suffit de savoir que Mussolini est "le méchant agresseur" du "pauvre royaume" du Négus pour prendre immédiatement la défense "inconditionnelle" de l'indépendance nationale de l'Éthiopie. Ah, mais comment ? Ils joindront leurs voix au chœur général (surtout le chœur du bloc "démocratique" anglo-saxon qui est en formation et qui se cherche encore) pour réclamer des sanctions internationales contre "l'agresseur fasciste". Plus défenseurs que quiconque, n'ayant sur ce point de leçons à recevoir de personne, ils blâmeront et dénonceront la défense, insuffisante à leur avis, de la part de la SDN et appelleront les ouvriers du monde à assurer la défense de l'Éthiopie du Négus. Il est vrai que la défense trotskiste n'a pas porté beaucoup de chance au Négus qui, malgré cette défense, a été battu. Mais on ne saurait, en toute justice, faire porter le poids de cette défaite sur leur dos, car, quand il s'agit de défense et même celle d'un Négus, les trotskistes ne chicanent pas. Ils sont là et bien là !
- En 1936, la guerre se déchaîne en Espagne. Sous forme de "guerre civile" interne, divisant la bourgeoisie espagnole en clan franquiste et clan républicain, se fait, avec la vie et le sang des ouvriers, la répétition générale en vue de la guerre mondiale imminente. Le gouvernement républicain-stalinien-anarchiste est dans une position d'infériorité militaire manifeste. Les trotskistes, naturellement, volent au secours de la République "en danger contre le fascisme". Une guerre ne peut évidemment se poursuivre en l'absence de combattants et sans matériel. Elle risque de s'arrêter. Effrayés par une telle perspective où il n'y aurait plus de question de défense, les trotskistes s'emploient de toutes leurs forces à recruter des combattants pour les Brigades internationales et se dépensent tant et plus pour l'envoi "des canons pour l'Espagne". Mais le gouvernement républicain, ce sont les Azana et les Negrin, les amis d'hier et de demain de Franco contre la classe ouvrière. Les trotskistes ne regardent pas de si près ! Ils ne marchandent pas leur aide. On est pour ou on est contre la "défense". Nous trotskistes, nous sommes des néo-défenseurs, un point c'est tout.
- En 1938, la guerre fait rage en Extrême-Orient. Le Japon attaque la Chine de Tchang kaï-chek. Ah, alors pas d'hésitation possible : "Tous, comme un seul homme, pour la défense de la Chine". Trotsky, lui-même, expliquera que ce n'est pas le moment de se rappeler le sanglant massacre de milliers et de milliers d'ouvriers à Shanghai et à Canton, par les armées de ce même Tchang Khaï-Tcheck, lors de la contre-révolution de 1927. Le gouvernement de Tchang Khaï-Tcheck a beau être un gouvernement capitaliste à la solde de l'impérialisme américain et qui, dans l'exploitation et la répression des ouvriers ne cède en rien au régime japonais, cela importe peu devant le principe supérieur de l'indépendance nationale. "Le prolétariat international mobilisé pour l'indépendance du capitalisme chinois" clamaient les trotskistes en 1938. Le capitalisme chinois reste toujours dépendant... de l'impérialisme yankee, mais le Japon a effectivement perdu la Chine et a été battu. Les trotskistes peuvent être contents. Au moins ont-ils réalisé la moitié de leur objectif. Il est vrai que cette victoire anti-japonaise[1] a coûté quelques dizaines de millions d'ouvriers massacrés, pendant 7 ans, sur tous les fronts du monde pendant la dernière guerre mondiale. Il est vrai que les ouvriers en Chine, comme partout ailleurs, continuent d'être exploités et massacrés chaque jour. Mais, est-ce que cela compte à côté de l'indépendance assurée (toute relative) de la Chine ?
- En 1939, l'Allemagne de Hitler attaque la Pologne. En avant pour la défense de la Pologne ! Mais voilà que "l'État ouvrier" russe attaque aussi la Pologne, fait de plus la guerre à la Finlande et arrache de force des territoires à la Roumanie. Cela embrouille un peu les cerveaux trotskistes qui, comme les staliniens, ne retrouvent complètement leur sens qu'après l'ouverture des hostilités entre la Russie et l'Allemagne. Alors, tout devient simple, trop simple, tragiquement simple. Pendant 5 ans, les trotskistes appelleront les prolétaires de tous les pays à se faire massacrer pour "la défense de l'URSS" et, par ricochet, tout ce qui est allié de l'URSS. Ils combattront le gouvernement de Vichy qui veut mettre au service de l'Allemagne l'empire colonial français et risque ainsi "son unité". Ils combattront Pétain et autres Kisling. Aux États-Unis, ils réclameront le contrôle de l'armée par les syndicats afin de mieux assurer la défense des États-Unis contre la menace du fascisme allemand. Ils seront de tous les maquis et de toutes les résistances, dans tous les pays. Ce sera la période de l'apogée de la "défense".
La guerre peut bien finir, mais le profond besoin de "défense" chez les trotskistes, lui, est infini. Les divers mouvements de nationalisme exaspéré, les soulèvements nationalistes bourgeois dans les colonies, autant d'expressions du chaos mondial qui a suivi la cessation officielle de la guerre -qui sont utilisés et fomentés, un peu partout, par les grandes puissances pour leurs intérêts impérialistes- continueront à fournir amplement matière à défendre aux trotskistes. Ce sont surtout les mouvements bourgeois coloniaux -où, sous les drapeaux de la "libération nationale" et de la "lutte contre l'impérialisme" (toute verbale), on continue de massacrer des dizaines de milliers de travailleurs- qui mettront le comble à l'exaltation de "défense" des trotskistes.
En Grèce, les deux blocs, russe et anglo-américain, s'affrontent pour la domination des Balkans, sous la couleur locale d'une guerre de partisans contre le gouvernement officiel, et les trotskistes sont dans la danse. "Bas les pattes devant la Grèce !" hurlaient-ils ; et ils annoncent, aux prolétaires, la bonne nouvelle de la constitution de Brigades internationales sur le territoire yougoslave du "libérateur" Tito, dans lesquelles ils invitent les ouvriers de France à s'embrigader pour libérer la Grèce.
Avec non moins d'enthousiasme, ils relatent leurs faits d'armes héroïques en Chine, dans les rangs de l'armée dite communiste, et qui a de communiste tout juste autant que le gouvernement russe de Staline, dont elle est d'ailleurs l'émanation. L'Indochine -où les massacres sont également bien organisés- sera une autre terre d'élection pour la "défense" trotskiste de "l'indépendance nationale du Vietnam". Avec le même élan généreux, les trotskistes soutiendront et défendront le parti national bourgeois du Destour en Tunisie, du parti national bourgeois PPA d'Algérie. Ils découvriront des vertus libératrices au MDRM, mouvement bourgeois nationaliste de Madagascar. L'arrestation, par leurs compères du gouvernement capitaliste français, des conseillers de la République et des députés de Madagascar met le comble à l'indignation des trotskistes. Chaque semaine, la "Vérité" est remplie de leurs appels à la défense des "pauvres" députés malgaches. "Libérez Ravoahanguy ! Libérez Raharivelo ! Libérez Roseta !" Les colonnes du journal seront insuffisantes pour contenir toutes les "défenses" qu'ont à mettre en avant les trotskistes : défense du parti stalinien menacé aux États-Unis ; défense du mouvement pan-arabe contre le sionisme colonisateur juif en Palestine et défense des enragés de la colonisation chauvine juive -les leaders terroristes de l'Irgoun- contre l'Angleterre ; défense des Jeunesses Socialistes contre le comité directeur de la SFIO ; défense de la SFIO contre le néo-socialiste Ramadier ; défense de la CGT contre ses chefs ; défense des "libertés..." contre les menaces "fascistes de De Gaulle ; défense de la Constitution contre la réaction ; défense du gouvernement PS-PC-CGT contre le MRP ; et, dominant le tout, DÉFENSE de la "pauvre" Russie de Staline, MENACÉE D'ENCERCLEMENT par les États-Unis.
Pauvres, pauvres trotskistes sur les frêles épaules de qui pèse la lourde charge de tant de "défenses".
Le 31 mai dernier s'est produit un événement quelque peu sensationnel : Abd el-Krim, le vieux chef de la révolte du Rif, brûlait la politesse au gouvernement français en s'évadant au cours de son transfert en France. Cette évasion fut préparée et exécutée avec la complicité du roi Farouk, qui lui a donné un asile, on peut le dire, royal et aussi avec l'indifférence bienveillante des États-Unis. La presse et le gouvernement français sont consternés. La situation de la France, dans ses colonies, n’est rien moins que sure pour y ajouter de nouvelles causes de troubles. Mais, plus qu'un danger réel, l'évasion d'Abd el-Krim est surtout un événement qui ridiculise la France dont le prestige, dans le monde, est déjà suffisamment ébranlé. Aussi comprend-on parfaitement les récriminations de toute la presse, se plaignant de l'abus de confiance d'Abd el-Krim envers le gouvernement démocratique français et s'évadant en dépit de sa parole d'honneur donnée.
"Événement formidable" pour nos trotskistes qui trépignent de joie et d'enthousiasme. La "Vérité" du 6 juin, sous le gros titre "Bravo Abd el-Krim", s'attendrit sur celui qui "... conduisit la lutte héroïque du peuple marocain" et d'expliquer la grandeur révolutionnaire de son geste. "Si vous aviez, écrit la "Vérité", trompé ces messieurs de l'État-major et du ministère des colonies, vous avez bien fait. Il faut savoir tromper la bourgeoisie, lui mentir, ruser avec elle, enseignait Lénine..." Voilà Abd el-Krim transformé en élève de Lénine, en attendant de devenir un membre d'honneur du comité exécutif de la IVème Internationale.
Les trotskistes assurent au "vieux lutteur riffain qui, comme par le passé, veut l'indépendance de son pays" que "... aussi longtemps qu'Abd el-Krim se battra, tous les communistes du monde lui prêteront aide et assistance". Et de conclure : "Ce qu'hier disaient les staliniens, nous autres trotskistes le répétons aujourd'hui."
En effet, en effet, on ne pouvait mieux le dire !
Nous ne reprocherons pas aux trotskistes de "répéter aujourd'hui ce que les staliniens disaient hier" et de faire ce que les staliniens ont toujours fait. Nous ne disputerons pas davantage aux trotskistes de "défendre" ceux qu'ils veulent défendre. Ils sont tout à fait dans leur rôle.
Mais qu'il nous soit permis d'exprimer un souhait, un unique souhait. Mon Dieu ! Pourvu que le besoin de "défense" des trotskistes ne se porte pas un jour sur le prolétariat. Car, avec cette sorte de défense, le prolétariat ne se relèvera jamais.
L'expérience du stalinisme lui suffit amplement.
MARC
[1] Lire, par exemple, dans l'article "La lutte héroïque des trotskistes chinois" de la "Vérité" du 20/06//47 : ... Dans la province de Chantoung, nos camarades devinrent les meilleurs combattants de guérillas... Dans la province de Kiangsi... les trotskistes sont salués par les staliniens comme "... les plus loyaux combattants anti-japonais..." etc.
Un camarade trotskiste, auteur d'un article dans le bulletin "La voix des travailleurs", explique la nécessité actuelle de création d'un syndicat autonome qu'il considère comme la forme d'organisation correspondant aux conditions actuelles. Il pense que le combat révolutionnaire présent doit être mené sous l'impulsion des éléments les plus actifs de la classe ouvrière réunis dans cet organisme. Cette décision de l'Union Communiste, prise en fonction de l'attitude des ouvriers de l'usine Renault, marque-t-elle un pas en avant dans l'interprétation et l'action politiques de ce groupement, et notamment sur le terrain pratique de la lutte de classe ?
Il suffirait, pour répondre à cette question, de souligner que le bulletin incriminé était, lors de la grève, l'organe de la minorité "active" de la CGT et qu'il avait pour mission le "redressement" de celle-ci. Mais entrons dans le vif du sujet. Tout d'abord, nous affirmons que cette décision est une erreur. Elle ne peut que porter un grave préjudice à l'intérêt du mouvement ouvrier. C'est la confirmation, une fois de plus, de la caducité de la méthode (et des moyens) employée par les trotskistes de toutes catégories ; et aussi de toute la tactique de la 3ème Internationale dont ils sont les héritiers. Aujourd'hui, en 1947, il nous faut revenir sur le sujet.
Chez Renault, comme ailleurs, les camarillas trotskistes ont pris pour habitude d'user d'une formule quasi magique, s'inspirant d'un principe selon lequel les travailleurs parviendront à saisir les problèmes politiques de classe par leurs seules luttes quotidiennes. Cette formule se complète, dans la conception trotskiste, par l'idée toute gratuite que lorsque les travailleurs revendiquent des améliorations d'ordre économique, ils font inévitablement l'expérience bénéfique de ce qu'est la gestion d'un gouvernement bourgeois. Le résultat de cet enseignement se traduirait par une volonté consciente et plus accrue de destruction du régime capitaliste.
Or, nous disons : "De quelle valeur sont ces revendications d'ordre économique ? Et nous répondons : "Elles n'expriment en réalité qu'une fausse compréhension de la lutte de classe. Elles ne sont que des marchandages normaux dans l'économie capitaliste elle-même. En dernière analyse, elles ne font que contribuer au maintien de son régime."
D'après cette critique, on est amené à se demander quels sont les moyens susceptibles de faire comprendre à la classe ouvrière les rapports qu'elle doit établir entre la lutte quotidienne pour sa condition économique et son but politique et social. Le prolétariat a conscience, quoiqu'imparfaitement, des abus dont il est l'objet ; mais ce dont il n'a pas conscience, c'est de l'état de ce régime et de sa propre situation au sein de celui-ci. Or les modes de combat que peut revêtir la lutte de classe ne sont que les différentes formes des moyens qui correspondent au conditionnement et à la conjoncture d'un moment donné.
Les objectifs immédiats peuvent varier mais, en aucun cas, ils ne doivent marquer une régression (absolue ou relative) quant à l'éducation de la classe ouvrière. Par l'expérience et l'enseignement de chaque conflit social, l'avant-garde doit se retrouver un peu plus instruite, la classe ouvrière un peu plus éduquée. Aussi elles doivent y avoir puisé plus d'ardeur et de courage. Toute action de lutte doit tendre à faire progresser le prolétariat tout entier sur l'unique itinéraire de la révolution socialiste.
Tel n'est pas, assurément, le résultat de la grève à Renault. Car, il faut le dire, elle a été une défaite ; non, comme l'affirment les trotskistes, une semi-victoire ou une semi-défaite (selon l'une ou l'autre organisation). En réalité, la dépression et l'épuisement en sont les signes.
Il est facile et commode d'en rejeter les torts sur les bonzes de la CGT à l'aide d'une éthique sentimentale ; par contre, il serait difficile et gênant d'en accepter les raisons quelles qu'elles soient à l'aide d'une critique exacte. Mais l'autocritique, de même que l'étude théorique, n'est pas dans la capacité et dans le goût des trotskistes.
On peut en dire de même de la grève à la SNCF, dont l'origine et le contrôle ont constamment été assurés par lesdits bonzes de la CGT. Là, à partir de motifs valables, la surenchère stalinienne n'a pas craint de s'exercer, fortifiée par la leçon Renault. Les possibilités démagogiques, jouissant de d'autant plus de marge de manœuvre que s'élaborait, par ailleurs, le fameux projet financier Schumann.
Assuré d'aussi avantageuses perspectives en matière de politique ouvrière, le tandem gouvernement-CGT affirme et accuse encore celle-ci dans la grève Citroën. Ici, situation plus grave encore, le personnel ouvrier de l'usine se trouve acculé à la famine. La CGT contrôle et le gouvernement surveille ; les ouvriers font chèrement les frais du différend stalino-gouvernemental au profit de l'exploitation capitaliste en général.
Cette situation d'aujourd'hui était la conjoncture d'hier au moment de la grève de Renault et des mouvements de Lyon et de Toulouse, seules manifestations effectives de lutte de classe. Il s'agissait de les encourager sur le terrain sur lequel ils s'étaient engagés, le terrain social.
En effet, des mouvements partant dès le début (ou s'orientant dans un second temps) sur le seul terrain économique sont obligatoirement destinés à l'échec. Au stade actuel du régime capitaliste, la satisfaction des revendications économiques s'avère pratiquement impossible de sorte que, si celles-ci sont octroyées, ce n'est que dans la certitude qu'elles seront résorbées immédiatement. La seule possibilité dont dispose le prolétariat est de porter la lutte sur un plan différent, sur le plan social, champ plus large et plus général englobant l'économique, le dépassant, le conditionnant, le situant tout à la fois. Par le fait même de l'agrandissement de son champ d'action et de l'accession à un niveau de lutte supérieur, il peut alors compléter l'insuffisance de ces revendications strictement économiques, permettre une obtention plus rapide de celles-ci passées en seconde zone, les préserver au maximum. Les revendications sociales (rapports avec l'Administration en matière de ravitaillement par exemple) sont actuellement les prétentions de base pouvant apporter à la fois des améliorations immédiates d'un certain intérêt, la protection des revendications et plus encore. Nous faisons maintenant allusion à l'aspect psycho-idéologique de ces mouvements (...) dans un tel sens. Ils satisfont un critère énoncé ci-dessus, à savoir qu'ils engagent le prolétariat sur le véritable chemin de la révolution socialiste, le faisant spirituellement progresser, lui donnant conscience de sa capacité révolutionnaire, créant un rapport de forces entre celui-ci et l'État bourgeois favorable à des opérations ultérieures, influençant par leur efficacité et leur audace au mieux le restant du prolétariat et permettant à l'avant-garde de dégager les directives révolutionnaires du lendemain.
Ces principes de base, tout trotskiste, quel qu'il soit, les ignore ; ils s'inspirent pourtant directement, de la façon la plus orthodoxe, de la doctrine marxiste dont ils ne sont que l'expression contemporaine.
La stratégie et la tactique des trotskistes en général en face des conflits sociaux actuels ne sont que la conséquence et la transposition, dans le domaine de l'action pratique, de leur interprétation du plan politique, social et économique de la situation actuelle. À leur avis, cette situation évolue, depuis la "libération", dans le sens le plus satisfaisant (malgré le caractère coriace de la réaction évidemment) ; elle s'acheminerait lentement mais surement vers la révolution, comme ça, sans en avoir l'air. S'il y a autant d'espoir, il est sans doute permis d'espérer que l'éventualité de la prochaine guerre n'est que chimère ou que, tout au plus, elle ne pourrait que commencer.
Quant à nous, telle n'est pas notre opinion. Nous pensons, au contraire, qu'il n'y a pas lieu d'être autant optimiste, que dans l'ensemble, surtout après l'échec des mouvements intéressants, la situation de la classe ouvrière n'est pas brillante, qu'en un mot elle traverse une grave période de dépression, que justement, dans le profond bourbier dans lequel elle s'enlise chaque jour davantage, les chances d'actions révolutionnaires s'évanouissent les unes après les autres.
C'est pourquoi il nous apparaît, dans cette extraordinaire confusion, que l'œuvre à accomplir ne supporte aucune comparaison antérieure à d'autres crises. En conséquence, le mouvement ouvrier doit s'adapter à cet état de choses tant dans son action que dans son organisation. De nouveaux moyens et de nouveaux modes doivent succéder aux anciens qui se trouvent périmés, en deçà de la situation actuelle du mouvement ouvrier. Si la lutte économique aujourd'hui ne peut qu'enliser tout mouvement de la classe dans des palabres ministérielles, le syndicat devient, parce qu'il exprime cette lutte, un organisme de confusion et de collaboration de classe. Et ceci s'applique aussi bien à la CGT qu'à tout syndicat autonome, même s'il naît d'une réaction contre la bureaucratie de la CGT.
RENARD
On connaît la vieille et éternelle discussion sur la fin et les moyens. On a pas mal abusé de cette soi-disant opposition. Toute une littérature ennuyeusement moralisante -où les écrivains bien-pensants à la Koestler étalent leur vertu offensée- s'emploie à embrouiller encore davantage les données de ce problème. En réalité, il n'y a pas et il n'y a jamais eu d'opposition de nature entre fin et moyens. Les moyens ne sont et ne peuvent être que des moments, des étapes d'une fin, tout comme une fin détermine, comporte et implique des moyens appropriés. La fin n'est pas un point placé au bout de la ligne, existant "en soi", indépendant et isolé mais elle est une orientation que se donnent les hommes et les classes. Ce que l'on nomme les buts ne sont que des points de repère fixés par les hommes, échelonnés sur la route du développement social que les hommes parcourent. Il est arrivé souvent dans l'Histoire que les hommes aboutissent à des résultats contraires à ceux qu'ils s'étaient fixés ou croyaient atteindre. Cela n'était cependant pas le fait des moyens employés mais un fait inhérent à une réalité mal comprise ou mal connue par les hommes qui s'imposait à eux, et dans laquelle ils évoluaient tout en croyant aller dans un autre sens.
Le problème est donc de savoir si la fin, le sens dans lequel un groupe social ou les classes croient se diriger correspond bien au sens vers lequel ils évoluent réellement ; tandis que l'opposition supposée entre la fin et les moyens, comme deux entités séparées attribuant au mauvais choix des moyens l'échec de la fin, est en réalité un faux problème.
En posant le point d'interrogation sur les méthodes pratiquées par un courant politique, nous n'entendons pas examiner si ces méthodes sont bonnes ou mauvaises d'un point de vue de morale abstraite, "en soi". De tels critères n'existent pas. Mais, connaissant la corrélation étroite existant entre les buts réels et les méthodes, nous sommes en droit de déceler dans ces dernières -qui sont une réalité tangible et directement vérifiable- les buts réels dont elles sont la manifestation concrète.
Il se peut que l'examen attentif de ces méthodes nous révèle que le groupe en question est en train de réaliser des buts dont il n'a pas conscience et qui sont en contradiction avec les buts qu'il affiche. Nous rejetons ou acceptons alors les méthodes, non "en soi", mais en fonction du programme et du but dont elles émanent et qu'elles réalisent.
Le socialisme est avant tout un système social rendu possible et nécessaire par l'évolution historique. En cela, le socialisme est, comme tous les autres systèmes sociaux par lesquels est passée l'Humanité, un fait déterminé par le degré de développement des forces productives. Mais, ce qui a fait la différence fondamentale entre le socialisme et les autres systèmes sociaux dans leur réalisation, c'est qu'en plus de sa nature déterminée qui le rend possible et nécessaire, le socialisme ne peut devenir réalité qu'en tant qu'acte conscient. Quand on étudie l'Histoire sociale de l'humanité, on constate que le passage d'un système à un autre a été essentiellement le produit des forces économiques se développant, se heurtant, s'éliminant et se dépassant. Et s'il est exact que l'Histoire a été faite par les hommes, il n'en est pas moins exact que les hommes n'avaient pas conscience de l'Histoire qu'ils faisaient et vers quoi ils s'acheminaient. Cela ne signifie pas que l'Histoire a suivi on ne sait quel fatalisme, indépendamment de l'action des hommes, mais seulement que les hommes, dans leur action et leur lutte et notamment la lutte de classes, ont été aveuglément dominés par le développement contradictoire de leur propre production.
Ce qui suffisait pour passer de l'esclavage au féodalisme et de ce dernier au capitalisme ne suffit pas pour l'instauration de la société socialiste. Car, contrairement aux autres systèmes -tous basées sur la propriété privée, le privilège de classe et l'exploitation de l'homme- qui trouvent leur fondement dans l'ancienne société et se développent en son sein jusqu'à la résorber et se substituer à elle, le socialisme -qui est la négation de tout privilège et de toute exploitation- ne peut trouver, lui, aucune possibilité économique au sein du capitalisme. Le capitalisme ne fait que rendre possible et nécessaire le socialisme. Possible par le développement de forces productives qu'il a assuré. Nécessaire par les contradictions qu'il a développées.
LA NÉCESSITÉ DU SOCIALISME N'EST DONC PAS LA RÉSULTANTE D'UNE COMPÉTITION ENTRE FORCES ÉCONOMIQUES AU SEIN DE LA SOCIÉTÉ CAPITALISTE ET ABOUTISSANT AU TRIOMPHE DE L'ÉCONOMIE SOCIALISTE, COMME CELA FUT LE CAS DU CAPITALISME AU SEIN DE LA SOCIÉTÉ FÉODALE.
Le capitalisme ne développe donc que la nécessité de sa propre disparition. Le socialisme, en tant que réalité économique, ne commence qu'après la destruction du capitalisme et ne peut se réaliser qu'en tant qu'acte réfléchi, conscient de sa finalité.
Le passage au socialisme représente, dans l'Histoire humaine, un saut révolutionnaire d'une importance comparable au passage de l'animal à l'homme dans l'Histoire universelle. C'est le saut de la nécessité à la liberté, de l'homme soumis et dominé par les forces aveugles de la nature et de la production à l'homme libéré, dominant et soumettant ces forces à sa volonté et devenu maître de sa destinée, de l'Être à la Conscience.
SI SOCIALISME ET CONSCIENCE SOCIALISTE SONT DES TERMES INSÉPARABLES DANS LEUR CONTENU, LE SOCIALISME NE PEUT ÊTRE APPORTÉ COMME UN GÉNÉREUX DON À "L'HUMANITÉ SOUFFRANTE" NI PAR "LES LOIS DE LA NATURE", NI PAR DES COEURS GÉNÉREUX, NI PAR DES PRECHES RELIGIEUX D'ILLUMINÉS, NI PAR DES MINORITÉS IDÉALISTES AGISSANTES ACCOMPLISSANT LE TRAVAIL RÉVOLUTIONNAIRE À LA PLACE ET POUR LE COMPTE DE LA CLASSE OUVRIÈRE.
L'erreur commune au Blanquisme d'avant la Commune de Paris et à l'anarcho-syndicalisme d'avant la guerre de 1914, qui était à la base de leur idéalisme et de leur action révolutionnaire, consistait dans leur croyance en une prise de pouvoir accomplie par une minorité décidée et agissante, ce qui devait être le fait de l'action consciente de la grande majorité de la classe. C'est pourquoi toute leur action n'a jamais dépassé le niveau du complot ou des actions directes limitées au plan économique, et n'a jamais pu atteindre le niveau d'une révolution sociale comme celle dirigée par les bolcheviks en 1917.
La révolution sociale n'est pas un repas préparé par des cuisiniers spécialistes qui, une fois la cuisson achevée, invitent le prolétariat à mettre les pieds sous la table et à le consommer. La phrase de Marx : "L'émancipation des travailleurs sera l'œuvre des travailleurs eux-mêmes" n'est pas un slogan sentimental. Elle contient cette vérité profonde que l'émancipation des travailleurs, c'est-à-dire l'édification de la société socialiste, ne peut être accomplie que par les masses intéressées elles-mêmes, prenant conscience de la possibilité et de la nécessité de cette émancipation et la réalisant pratiquement. Cette idée, Marx l'a sans cesse répété. Posant la question : "Quelle est la position des communistes par rapport à l'ensemble des prolétaires ?" ("Manifeste communiste"), Marx répond : "Ils ne proclament des principes sectaires sur lesquels ils voudraient modeler le mouvement ouvrier. (...) Ils n'ont point d'intérêts qui les séparent du prolétariat en général."
Marx n'a jamais fait cette distinction entre communistes et prolétaires, équivalente à la distinction entre acteurs et spectateurs qu'on voudrait lui attribuer. Les anarchistes l'ont grossièrement calomnié en le présentant comme voulant utiliser l'action des masses pour asseoir l'autorité de "l'élite communiste" aux intérêts distincts de ceux de la classe. Les "trop fidèles" élèves "marxistes" n'ont pas moins déformé sa pensée, en prétendant substituer à l'action consciente des masses l'action d'un groupe, d'une élite, d'un parti agissant "pour le compte" de la classe. La seule distinction qui existe entre les communistes et l'ensemble de la classe ouvrière, Marx la formule ainsi :
d'où
Bien des parties du "Manifeste communiste" (écrit il y a un siècle) ont vieilli, mais cette double idée exprimée par Marx -d'une part que la révolution socialiste ne peut être qu'une lutte de toute la classe et d'autre part que les communistes n'ont d'autre tâche que d'animer cette lutte du prolétariat, en le rendant conscient "des conditions, de la marche et des fins générales du mouvement prolétarien"- reste plus que jamais vivante et d'actualité.
CETTE IDÉE EST À LA BASE DE NOTRE CONCEPTION DE LA RÉVOLUTION SOCIALISTE ET DU RAPPORT DE L'ORGANISATION RÉVOLUTIONNAIRE AVEC LA CLASSE.
SEULE L'ORGANISATION QUI, PAR SON ACTION ET SES MÉTHODES, ASSURE ET DÉVELOPPE LA PRISE DE CONSCIENCE DU PROLÉTARIAT DE SON RÔLE HISTORIQUE DE CLASSE, SEULE CETTE ORGANISATION EST EN RÉALITÉ UNE ORGANISATION RÉVOLUTIONNAIRE. SEULE ELLE OEUVRE, SOUS SES DIFFÉRENTES FORMES, POUR LE DÉCLENCHEMENT DE LA RÉVOLUTION ET POUR L'ÉDIFICATION DE LA SOCIÉTÉ SOCIALISTE.
PAR CONTRE, TOUTE ENTRAVE APPORTÉE PAR UNE ORGANISATION À LA PRISE DE CONSCIENCE DU PROLÉTARIAT, ET CELA QUELLES QUE SOIENT PAR AILLEURS LES AFFIRMATIONS VERBALES DE SES BUTS ET DE SES INTENTIONS, FAIT EN RÉALITÉ DE CELLE-CI, "EN SOI", UNE ENTRAVE À L'ÉMANCIPATION DE LA CLASSE ET UNE FORCE AGISSANTE CONTRE LE SOCIALISME.
L'élévation de la conscience de la classe est le critère fondamental de notre conception du parti, de ses buts et de ses méthodes ; et c'est constamment en fonction de ce critère que nous examinons l'actualité et les méthodes des divers groupes et courants se revendiquant de la classe ouvrière.
Pour revenir à la GCI, en général, et au PCI d'Italie, en particulier, nous préciserons que, pour l'instant, nous ne nous fixons pas pour objectif l'examen de leurs positions politiques (ce que nous avons fait dans d'autres articles et sur lesquelles nous reviendrons à l'avenir) mais uniquement l'examen de leurs méthodes ou, plus généralement, de leurs conceptions de l'organisation révolutionnaire et de ses rapports avec la classe. En faisant ainsi et, d'une manière concrète, sur la base d'exemples précis, nous pourrons faire toucher du doigt le mal profond qui les ronge et qui constitue une des raisons de nos divergences profondes avec eux. Nous parlerons surtout du PCI d'Italie parce que, en tant que colonne dorsale de la GCI par son rayon d'action et par sa force idéologique, il permet de saisir au vif la traduction pratique, la réalisation des conceptions qui sont les siennes.
On pourrait évidemment aussi citer des exemples de la FFGC, mais cela n'apportera pas grand-chose. D'abord parce que celle-ci est plutôt une caricature, copiée sur le modèle du PCI d'Italie, qu'une organisation avec des conceptions propres ; ensuite parce que la FFGC est un conglomérat de diverses tendances, un amalgame éclectique allant de l'opportunisme caractérisé à l'intransigeance verbale et dont les éléments d'union sont la prétention arrogante et l'ignorance grossière, le tout traduit par un sectarisme non tolérant et ultimatiste en matière d'organisation.
(À suivre)
MARCOU
"Matérialisme et empiriocriticisme", tel est le titre du livre de Lénine. Ceci nous contraint à parler ici de l'œuvre du philosophe zurichois, Avenarius. C'est lui qui a créé le mot d'empiriocriticisme pour désigner sa propre théorie, qui en bien des points s'apparente aux idées de Mach. À l'origine son point de départ a été idéaliste, mais, par la suite, dans son œuvre principale : "Critique de l'expérience pure", il adopte un point de vue plus empirique, il part de l'expérience la plus simple et recherche ensuite soigneusement ce qu'il y a de certain dans cette expérience et examine enfin avec esprit critique tout ce que les hommes ont supposé sur le monde et sur eux-mêmes, à quelles conclusions ils sont parvenus, et parmi ces conclusions celles qui sont justifiées et celles qui ne le sont pas.
Dans la conception naturelle du monde, explique Avenarius, je trouve ce qui suit. Je me trouve moi-même avec mes idées et mes sentiments (Gefühlen) au sein du monde environnant : le milieu. À ce milieu appartiennent aussi mes semblables qui parlent et agissent comme moi et que, par conséquent, je considère comme étant de même nature que moi-même. En réalité ceci veut dire que j'interprète les mouvements et les sons des autres hommes comme ayant une signification analogue à colle des miens. Ceci n'est pas un fait d'expérience strict mais une hypothèse -hypothèse toutefois indispensable et sans laquelle l'homme ne peut parvenir qu'à une conception du monde irrationnelle et trompeuse. C'est là l'hypothèse empiriocritique fondamentale, celle de l'égalité humaine. Voici comment se présente «mon» univers. Tout d'abord, il y a mes affirmations -par exemple : je vois et je touche un arbre-, c'est ce que j'appelle une perception. Je retrouve cet arbre toujours au même endroit et je peux en donner une description objective dans l'espace, indépendamment de ma présence, c'est ce que j'appelle le monde extérieur. En outre, je possède des souvenirs (que j'appelle images, représentations (Vorstellungen)) qui dans une certaine mesure ressemblent à mes observations. Il y a ensuite mes semblables qui appartiennent aussi au monde extérieur. En troisième lieu, j'ai les témoignages de ces semblables sur ce même monde extérieur : ils me parlent de l'arbre qu'ils voient eux aussi et ce qu'ils m'en disent est visiblement relié au monde extérieur. Jusqu'à ce point, tout est simple et naturel. Rien n'existe en plus qui puisse donner naissance à des pensées, ni dans les corps ni dans l'âme, ni dans le monde extérieur ni dans le monde intérieur.
Pourtant, je dis : mon univers est l'objet de l'observation d'un de mes semblables qui est porteur de cette perception, celle-ci devenant une part de lui-même. J'affirme qu'elle est en lui au même titre que d'autres expériences, sentiments, pensées, ou volontés dont j'ai connaissance par son témoignage. J'affirme qu'il a une «sensation» de l'arbre, qu'il se fait une «représentation» de l'arbre. Mais la «sensation», la «représentation» d'une autre personne je ne peux les percevoir, elles n'existent pas dans le monde de mes expériences. Ainsi, j'ai introduit quelque chose de nouveau, tout à fait étranger à mes observations, que je ne serai jamais en mesure d'éprouver directement et qui est de toute autre nature que ce qui existait jusque-là. Mes semblables possèdent donc un monde extérieur qu'ils perçoivent et qu'ils peuvent reconnaître, et un monde intérieur composé de leurs perceptions, de leurs sentiments et de ce qu'ils ont appris. Et, puisque je me trouve dans la même situation envers eux qu'eux envers moi, je possède moi aussi un monde intérieur de perceptions, et de sentiments auquel s'oppose le milieu, ce que j'appelle le monde extérieur, que j'observe et que j'apprends à connaître. Avenarius appelle ce processus l'introjection. Cette introjection représente l'introduction à l'intérieur de l'homme de quelque chose qui n'existait pas dans la première conception purement empirique du monde.
L'introjection provoque un clivage du monde. C'est la chute philosophique dans le péché. Avant cette chute, l'homme se trouvait dans l'état d'innocence philosophique. Pour lui, le monde était simple, unifié tel que ses sens le lui présentaient. Il ne distinguait pas encore le corps de l'âme, l'esprit de la matière, le bien du mal. L'introjection a créé le dualisme et tous les problèmes et contradictions qu'il entraîne. Examinons-en les conséquences aux premiers stades de la civilisation. Utilisant son expérience du mouvement et des sons, l'homme pratique alors l'introjection non seulement chez ses semblables mais aussi chez les animaux, les arbres, etc. C'est l'animisme. Lorsqu'un homme dort, il ne tient aucune conversation ; lorsqu'il se réveille, il se met à raconter qu'il était ailleurs. On en conclut qu'une partie de son être est restée ici tandis qu'une autre partie a temporairement quitté son corps. Si cette seconde partie ne revient jamais, la première finit par pourrir et disparaître. Mais l'autre peut apparaître dans les rêves, sous forme d'un spectre. On en déduit que l'homme se compose d'un corps mortel et d'un esprit immortel. L'arbre abrite également un esprit immortel, tout comme le ciel. Dans un stade supérieur de civilisation, l'homme perd ce commerce direct avec les esprits. Ce qui est alors objet d'expérience c'est le monde sensible, le monde extérieur ; le monde spirituel, intérieur, est considéré comme transcendant, au-delà des sens.
Dans ce bref résumé des conceptions de Avenarius nous avons omis quelque chose qui n'est pas indispensable à la compréhension, mais qui, de son point de vue, est un maillon essentiel dans l'enchaînement logique du raisonnement. Dans ses déclarations, mon semblable ne fait pas seulement état de sa propre personne et de son propre corps, mais il fait une place particulière à certaines parties de son corps : son cerveau, son système nerveux. Alors, dit Avenarius, trois relations existent au sein de mon expérience : une première relation entre les déclarations de mon semblable et le monde extérieur, une seconde entre le monde extérieur et son cerveau, une troisième entre son cerveau et ses déclarations. La deuxième relation appartient au domaine de la physique et est justiciable de la conservation de l'énergie ; les deux autres relèvent de la logique.
Avenarius procède ensuite à la critique de l'introjection et à son rejet. Les mouvements de mon semblable et les sons qu'il émet sont (du point de vue de son expérience) reliés au monde extérieur et à celui des pensées. Mais c'est là un résultat de ma propre expérience. Si j'introduis tout cela en lui, c'est dans son cerveau que je le mets. Son cerveau contient des idées et des images ; la pensée est une partie, une propriété du cerveau. Mais aucune dissection anatomique ne permet de le prouver. Ni moi, ni aucun de mes semblables :
L'homme peut dire à juste raison : j'ai un cerveau, c'est-à-dire le cerveau fait partie de «mon moi» au même titre que mon corps, mon langage, mes pensées. Il a tout autant le droit de dire : j'ai des pensées, c'est-à-dire que dans la totalité que j'appelle «moi» se trouvent également les pensées. Mais il n'en résulte aucunement que le cerveau «possède» les pensées :
Cette énumération imposante montre pourquoi il a été nécessaire de faire intervenir le cerveau. Avenarius n'a rien à objecter au fait que j'introduise chez mon semblable des caractères que je qualifie de spirituels : "La pensée est bien une pensée de mon «moi»". Mais si j'y ajoute le cerveau, alors la pensée ne peut qu'être localisée dans le cerveau. Pourtant, fait remarquer Avenarius, ni le scalpel ni le microscope ne révèlent rien de «spirituel» dans cet organe. À cette démonstration simpliste, il en joint une nouvelle : introjection signifie en fait que, par la pensée, je me mets à la place de mon semblable, que je raisonne de son point de vue, et qu'ainsi je combine ma pensée à son cerveau. Mais ceci est du domaine de l'imagination, et ne peut être réalisé dans la pratique. Ces dissertations et bien d'autres (p.e. des paragraphes 126 à 129) sont plutôt artificielles, formelles et peu convaincantes. Et elles doivent servir de base à tout un système philosophique ! Ce qui reste le plus important c'est le phénomène de l'introjection, celui où j'introduis chez mon semblable ce que je connais par mon expérience personnelle, et que ce processus crée en fait un deuxième monde imaginaire (le monde de mon semblable), d'une tout autre nature que le mien, inaccessible à mon expérience, même si ces deux mondes se correspondent point par point. Il est absolument indispensable que j'introduise ce nouveau monde, mais ceci revient à en créer deux et même en fait des millions qui ne me sont pas directement accessibles, qui ne peuvent faire partie du monde de mon expérience.
Avenarius se met alors à développer une conception générale du monde qui soit exempte de l'introjection, qui ne s'appuie que sur les données de l'expérience individuelle directe :
Chacune de ces unités se dissout dans une pluralité d'«éléments» et de «caractères». Ce qu'on appelle le moi est aussi une donnée immédiate. Ce n'est pas moi qui trouve l'arbre, mais plutôt le moi et l'arbre qui se trouvent là simultanément. Chaque expérience implique également le moi et le milieu, qui jouent un rôle différent l'un vis-à-vis de l'autre. Avenarius les appelle respectivement terme central (Zentralglied) et contre-terme (Gegenglied). Dans son exposition, il croit nécessaire d'introduire un système spécial de noms, de lettres, de chiffres, d'expressions algébriques. L'intention en est louable : il ne veut pas se laisser détourner de son raisonnement par les associations instinctives de significations liées au langage quotidien. Mais le résultat n'est qu'une apparence de profondeur de pensée, au sein d'une terminologie abstruse, qui exige une retraduction dans le langage ordinaire si l'on veut parvenir à comprendre le texte : comme on le voit, cet état de fait peut conduire à de nombreuses erreurs d'interprétation. Son argumentation, qui dans sa formulation personnelle est tout à fait compliquée et obscure, peut être résumée ainsi :
Admettre que les actes de mes semblables et les sons qu'ils émettent ont la même signification que les miens dans leurs rapports avec les choses et les pensées, revient à admettre qu'un des éléments du monde qui m'entoure (mon semblable) est lui aussi un terme central. C'est ainsi que s'introduit le cerveau de mon semblable. ("La variation définie du système C à un moment donné peut être décrite comme une valeur de substitution empiriocritique" - p. 158). Lorsque des modifications, qui naturellement appartiennent au monde de mon expérience, ont lieu dans le cerveau de mon semblable, des phénomènes se déroulent dans son monde à lui, et tout ce qu'il déclare à ce propos est déterminé par ce qui se passe dans son cerveau (p. 159 et 160). Dans le monde de mon expérience, c'est le monde extérieur qui détermine les variations qui se produisent dans son cerveau (c'est là un fait neurologique). Ce n'est pas l'arbre que je perçois qui détermine une perception analogue de mon semblable (car cette perception appartient à un autre monde), mais c'est la modification causée dans son cerveau par la vue de l'arbre (tous les deux appartiennent à mon univers) qui détermine sa perception ou pour s'exprimer dans le langage de Avenarius :
Je suis donc contraint d'admettre que mon cerveau et son cerveau (qui appartiennent tous les deux au monde de mon expérience) subissent les mêmes variations sous l'influence du monde extérieur, et, par conséquent, il faut bien que les perceptions qui en résultent soient de même nature et aient les mêmes propriétés. Ainsi se trouve raffermie la conception naturelle selon laquelle mon monde extérieur est le même que celui des autres. Et cette démonstration ramène à la conception naturelle du monde, sans avoir recours à l'introjection. Ainsi s'exprime Avenarius.
L'argumentation en vient en somme à la conclusion que le fait de prêter à notre semblable des pensées et des conceptions analogues aux nôtres, qui, malgré les relations spirituelles qui existent entre nous, serait une introjection non légitime, devient permise dès que nous empruntons le détour du monde matériel physique. Le monde extérieur, dit Avenarius, produit dans nos cerveaux les mêmes modifications physiques (ce qui n'a jamais été et ne sera jamais démontré anatomiquement) et ces modifications de nos cerveaux déterminent à leur tour des déclarations analogues qui véhiculent nos échanges spirituels (même si ces relations de détermination ne peuvent être démontrées). La neurologie peut accepter cette idée comme une théorie valable, mais si je m'en tiens à mon expérience, je n'en ai jamais eu la preuve visuelle et je ne l'aurai jamais.
Les conceptions d'Avenarius n'ont donc rien de commun avec celles de Dietzgen ; elles n'ont pas pour objet la relation entre la connaissance et l'expérience. Elles sont en revanche très proches de celles de Mach par le fait qu'elles partent toutes les deux de l'expérience, et réduisent le monde entier à celle-ci. Les deux hommes croient ainsi éliminer le dualisme :
Nous retrouvons les idées de Mach, avec cette différence toutefois que Avenarius, en philosophe professionnel, a construit un système fermé, sans faille et bien élaboré. Montrer l'identité de l'expérience de tous mes semblables, problème résolu en quelques phrases rapides par Mach, constitue la partie la plus difficile de l'œuvre de Avenarius. Le caractère neutre des «éléments» y est souligné avec plus de précision que chez Mach. Les sensations, le psychique n'existent pas ; il y a simplement quelque chose qui «se trouve là» (vorgefundenes), une donnée immédiate.
Avenarius s'oppose ainsi à la psychologie officielle qui jadis étudiait «l'âme» puis plus tard les «fonctions psychiques» ou le «monde intérieur». Celle-ci en effet part de l'affirmation que le monde observé n'est qu'une image à l'intérieur de nous-mêmes. Mais, selon Avenarius, ceci ne constitue pas une donnée immédiate et ne peut être déduit d'aucune donnée immédiate quelle qu'elle soit.
"Alors que je considère l'arbre placé devant moi comme étant avec moi dans la même relation qu'une donnée immédiate, ou qu'une chose qui «se trouve là», la psychologie officielle considère cet arbre comme «quelque chose de vu» à l'intérieur de l'homme, et plus particulièrement dans son cerveau." (p. 45 Note). L'introjection a détourné la psychologie de son véritable objet ; d'un «devant moi» elle a fait un «en moi», d'une donnée immédiate «quelque chose d'imaginé». Elle a transformé «une partie du milieu (réel) en une partie de la pensée (idéale)».
En revanche, pour Avenarius, les variations qui se produisent dans le cerveau («les fluctuations du système C») sont la seule base de la psychologie. Il s'appuie sur la physiologie pour affirmer que toute action du milieu provoque des modifications dans le cerveau qui donnent naissance à des pensées et à des énoncés. Il faut remarquer que cette conclusion ne fait en aucun cas partie de «ce qui se trouve là» ; qu'elle est extrapolée à partir d'une théorie de la connaissance, sans doute valable, mais qu'elle ne peut en aucune manière être démontrée par l'expérience. L'introjection que Avenarius veut éliminer est un processus naturel, un concept instinctif de la vie quotidienne, dont on peut sans doute démontrer qu'il se trouve au dehors de toute expérimentation sûre et immédiate, mais auquel on peut surtout reprocher de mener aux difficultés du dualisme. Ce que Avenarius apporte dans ce domaine c'est une affirmation sur la physiologie du cerveau, inaccessible à l'expérience, et qui appartient au courant de pensée du matérialisme des sciences de la nature. Il est remarquable que Mach et aussi Carnap parlent d'observer (de manière idéale et non réelle) le cerveau (par des méthodes physiques ou chimiques, par une sorte de «miroir du cerveau»), pour voir comment s'y effectue l'influence des sensations sur les pensées. Il semble que la théorie bourgeoise de la connaissance ne puisse pas éviter d'avoir recours à ce type de conception matérialiste. De ce point de vue Avenarius est le plus conséquent des trois ; selon lui, le but de la psychologie est d'étudier en quoi l'expérience dépend de l'individu, c'est-à-dire du cerveau. Ce qui engendre les actions humaines ce ne sont pas des processus psychiques mais des processus physiologiques à l'intérieur du cerveau. Là où nous parlons d'idées ou d'idéologie, l'empiriocriticisme ne parle que de variations dans le système nerveux central. L'étude des grands courants idéologiques mondiaux de l'histoire de l'humanité devient ainsi l'étude du système nerveux.
Ici, l'empiriocriticisme se rapproche beaucoup du matérialisme bourgeois pour lequel l'influence du milieu extérieur sur les idées de l'homme se réduit à des changements dans la matière cérébrale. Si on compare Avenarius et Haeckel, on se rend compte que le premier est en quelque sorte un Haeckel sens dessus dessous. Pour l'un comme pour l'autre, l'esprit n'est qu'une propriété du cerveau. Tous deux estiment pourtant que l'esprit et la matière sont deux choses entièrement distinctes et fondamentalement différentes. Haeckel attribue un esprit à chaque atome alors que Avenarius écarte toute conception qui fait de l'esprit un être particulier. Il en résulte que, chez Avenarius, le monde prend un caractère quelque peu indécis, effrayant pour des matérialistes et ouvrant la porte à toutes sortes d'interprétations idéologiques, celui d'un monde qui ne se compose que «de mon expérience».
L'identification de mes semblables avec moi-même (de leur monde avec le mien), est quelque chose qui va de soi. Mais si ce que je projette en ce semblable est hors du domaine de ma propre expérience, cette projection est un processus naturel et inévitable qu'on l'exprime en des termes matériels ou spirituels. Une fois de plus, tout vient de ce que la philosophie bourgeoise veut critiquer et corriger la pensée humaine au lieu de la considérer comme un processus naturel.
Il faut encore ajouter une remarque d'ordre général. Le caractère essentiel de la philosophie de Mach et de Avenarius, comme d'ailleurs de presque toute la philosophie des sciences d'aujourd'hui, c'est que tous les deux partent de l'expérience personnelle, comme de la seule base dont on peut être sûr, à laquelle il faut revenir chaque fois qu'il faut décider de ce qui est vrai. C'est lorsque les autres hommes, les semblables, entrent en jeu qu'apparaît une sorte d'incertitude théorique et qu'il devient nécessaire d'introduire force raisonnements laborieux pour ramener l'expérience de ces autres hommes à la nôtre. C'est là une conséquence de l'individualisme forcené de la société bourgeoise. L'individu bourgeois, à cause d'un sentiment exacerbé de sa personnalité, a perdu toute conscience sociale ; aussi ignore-t-il à quel point il est lui-même intégré dans la société. Dans tout ce qu'il est ou dans tout ce qu'il fait, dans son corps, dans son esprit, dans sa vie, dans ses pensées, dans ses sentiments, dans ses expériences les plus simples il est un produit de la société ; c'est la société humaine qui a forgé toutes les manifestations de sa vie. Même ce que je considère comme une expérience purement personnelle (par exemple : je vois un arbre) ne peut entrer dans la conscience que parce que nous la distinguons au moyen de noms précis. Sans les mots dont nous avons hérité pour désigner les choses, les actions et les concepts, il nous serait impossible d'exprimer ou de concevoir une sensation. Les parties les plus importantes ne sortent de la masse indistincte du monde des impressions que lorsqu'elles sont désignées par des sons : elles se trouvent alors séparées de la masse qui est jugée sans importance. Lorsque Carnap reconstruit le monde sans utiliser les noms habituels, il se sert néanmoins de sa capacité d'abstraction. Or la pensée abstraite, celle qui utilise les concepts, ne peut exister sans le langage et s'est d'ailleurs développée avec lui : l'un comme l'autre sont des produits de la société.
Le langage ne serait jamais apparu sans la société humaine où il joue le rôle d'un instrument de communication. Il n'a pu se développer qu'au sein d'une telle société, comme instrument de l'activité pratique de l'homme. Cette activité est un processus social, base fondamentale de toute mon expérience personnelle, de tout ce que j'ai acquis (Erlebnissen). L'activité des autres hommes, qui comprend aussi leur discours, je la ressens comme naturelle et semblable à la mienne, car elles appartiennent toutes deux à une activité commune en laquelle nous reconnaissons notre similarité. L'homme est avant toute chose un être actif, un travailleur. Il doit manger pour vivre c'est-à-dire qu'il doit s'emparer d'autres choses et se les assimiler; il doit chercher, lutter, conquérir. L'action qu'il exerce ainsi sur le monde et qui est une nécessité vitale pour lui, détermine sa pensée et ses sentiments et constitue la partie la plus importante de ses expériences. Dès le début, ce fut une activité collective, un processus social de travail. Le langage est apparu en tant que partie de ce processus collectif, comme médiateur indispensable dans le travail commun et en même temps comme instrument de réflexion nécessaires au maniement des outils, eux-mêmes produits du travail collectif. Il en va de même pour la pensée abstraite. Ainsi, le monde entier de l'expérience humaine revêt un caractère social. La simple «conception naturelle du monde» que Avenarius et d'autres philosophes veulent prendre comme point de départ n'est pas du tout une conception spontanée d'un homme primitif et solitaire mais bien le produit d'une société hautement développée.
Le développement social a, par l'accroissement de la division du travail, disséqué et éparpillé ce qui était auparavant une unité. Les savants et les philosophes ont la tâche spécifique de faire des recherches et des raisonnements tels que leur science et leurs conceptions puissent jouer un rôle dans le processus global de production. De nos jours ce rôle est essentiellement de soutenir et de renforcer le système social existant : le capitalisme. Complètement coupés des racines mêmes de la vie, c'est-à-dire du processus social du travail, savants et philosophes sont comme flottant en l'air et doivent utiliser des démonstrations subtiles et artificielles pour retrouver une base solide. Ainsi, le philosophe commence par s'imaginer qu'il est le seul être sur la terre, comme tombé du ciel, et plein de doutes il se demande s'il peut prouver sa propre existence. C'est avec un grand soulagement qu'il accueille la démonstration de Descartes : "Je pense, donc je suis." Ensuite, par un enchaînement de déductions logiques, il se met en devoir de prouver l'existence du monde et de ses semblables. Enfin après de nombreux détours, apparaît au grand jour, et c'est fort heureux, une chose évidente par elle-même - si toutefois elle réussit à apparaître ! C'est que le philosophe bourgeois ne sent pas la nécessité de poursuivre son raisonnement jusqu'à ses dernières conséquences, c'est-à-dire jusqu'au matérialisme ; il préfère s'arrêter à mi-chemin et décrire le monde sous une forme nébuleuse et immatérielle.
Telle est donc la différence : la philosophie bourgeoise cherche la source de la connaissance dans la méditation personnelle, le marxisme la trouve dans le travail social. Toute conscience, toute vie spirituelle de l'homme, fut-il l'ermite le plus solitaire, est un produit de la collectivité et a été façonnée par le travail collectif de l'humanité. Bien qu'elle prenne la forme d'une conscience personnelle (tout simplement parce que l'homme est un individu du point de vue biologique) elle ne peut exister qu'en tant que partie d'un tout. L'homme ne peut avoir d'expérience personnelle, qu'en tant qu'être social. Bien que son contenu diffère d'une personne à l'autre, l'expérience, tout ce qui est acquis, n'est pas dans son essence quelque chose de personnel ; elle est au-dessus de l'individu car elle a pour base indispensable la société entière. Ainsi, le monde se compose de la totalité des expériences des hommes. Le monde objectif des phénomènes que la pensée logique construit à partir des données de l'expérience est avant tout et par-dessus et de par ses origines, l'expérience collective de l'humanité.
(À suivre)
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