“Nous sommes dans un monde un peu fou. Le Kosovo où l'on découvre chaque jour des crimes contre l'humanité ; les autres conflits moins spectaculaires mais aussi porteurs d'horreurs en Afrique et en Asie ; les crises économiques et financières qui éclatent soudain, imprévues, destructrices, la misère qui s'accroît dans bien des parties du monde...” (Le Monde, 22/6). Dix ans après la fin de la “guerre froide”, l'éclatement du bloc de l'Est et la disparition de l'URSS, dix ans après les proclamations dithyrambiques sur la “victoire du capitalisme” et les déclarations enthousiastes sur l'ouverture d'une “ère de paix et de prospérité”, voilà le constat désabusé, ou plutôt cynique, –mais discret– d'un des principaux dirigeants de la bourgeoisie, le président français, Jacques Chirac. Autre homme politique éminent de la bourgeoisie, l'ex-président américain Jimmy Carter trace exactement le même bilan sur la réalité du capitalisme depuis 1989. “Quand la guerre froide a pris fin il y a dix ans, nous nous attendions à une ère de paix. Ce que nous avons eu à la place c'est une décennie de guerre” (International Herald Tribune, 17/6). La situation du monde capitaliste est catastrophique. La crise économique jette des milliards d'êtres humains dans le dénuement et la misère la plus complète. La moitié de la population mondiale vit avec moins de 1,50 $ (1,53 €) par jour et un milliard d'hommes et de femmes avec moins de 1 $ (0,76 €) (Le Monde Diplomatique, juin 99). La guerre et son cortège d'atrocités font rage sur tous les continents. Cette folie –pour reprendre l'expression de J. Chirac– implacable, dévastatrice, sanglante et meurtrière est la conséquence de l'impasse historique du monde capitaliste dont les guerres au Kosovo et en Serbie, entre l'Inde et le Pakistan –deux pays dotés de l'arme nucléaire–, sont les dernières illustrations dramatiques.
Au moment où la guerre aérienne s'est achevée sur la Yougoslavie, où les grandes puissances impérialistes crient une nouvelle fois victoire, où les médias développent d'énormes campagnes sur les bienfaits humanitaires de la guerre menée par l'OTAN et sur la noble cause qu'elle défendait, au moment où l'on parle de reconstruction, de paix et de prospérité pour les Balkans, il est bon de retenir les confidences discrètes –dans un moment de lassitude?– de J. Carter et J. Chirac. Elles dévoilent la réalité des campagnes idéologiques que nous subissons chaque jour : elles ne sont que des mensonges.
A nous, communistes, elles ne nous apprennent rien. Depuis toujours, le marxisme[1] [1] a défendu au sein du mouvement ouvrier que le capitalisme ne pouvait mener qu'à l'impasse économique, à la crise, à la misère et aux conflits sanglants entre Etats bourgeois. Depuis toujours, et plus particulièrement depuis la 1re guerre mondiale, le marxisme a affirmé que “le capitalisme, c'est la guerre”. Un temps de paix n'est qu'un moment de préparation à la guerre impérialiste ; plus les capitalistes parlent de paix, plus ils préparent la guerre.
Dans les colonnes de notre Revue internationale, durant ces dix dernières années, nous avons maintes fois dénoncé les discours sur la “victoire du capitalisme” et la “fin du communisme”, sur la “prospérité à venir” et la “disparition des guerres”. Nous n'avons eu de cesse de dénoncer les “paix qui préparent les guerres”. Ici même, nous avons dénoncé la responsabilité des grandes puissances impérialistes dans la multiplication des conflits locaux tout autour du globe. Ce sont les antagonismes impérialistes entre les principaux pays capitalistes qui sont à l'origine du dépeçage de la Yougoslavie, de l'explosion des exactions et tueries en tout genre par les petits gangsters nationalistes, et du déchaînement de la guerre. Dans la Revue internationale, nous avons dénoncé l'inéluctabilité du développement du chaos guerrier dans les Balkans. “La boucherie qui ensanglante l’ex-Yougoslavie, depuis maintenant trois ans, n’est pas près de se terminer. Elle n’a fait que démontrer à quel point les conflits guerriers et le chaos nés de la décomposition du capitalisme se trouvent attisés par les menées des grands impérialismes. Et aussi, qu’au bout du compte, au nom du ‘devoir d’ingérence humanitaire’, la seule alternative qu’ils aient, les uns et les autres, à proposer, c’est la suivante : soit bombarder les forces serbes, soit envoyer plus d’armes aux bosniaques. En d’autres termes, face au chaos guerrier que provoque la décomposition du système capitaliste, la seule réponse que celui-ci ait à donner, de la part des pays les plus puissants et les plus industrialisés, c’est d’y ajouter encore plus de guerre.” (Revue internationale n°78, juin 1994)
A l'époque, l'alternative était soit bombarder les serbes, soit armer les bosniaques. Et ils ont fini par bombarder les serbes et par armer les bosniaques. Résultat : cette guerre a fait encore plus de victimes ; la Bosnie est partagée en trois zones “ethniquement pures” et occupée par les armées des grandes puissances, la population vit dans la misère, une grande partie étant constituée de réfugiés qui ne rentreront jamais chez eux. Résultat : des populations qui pouvaient cohabiter depuis des siècles, sont maintenant déchirées, divisées, par le sang et les massacres.
Au Kosovo, “tirant les leçons de la Bosnie”, les grands impérialismes ont tout de suite bombardé les forces serbes et envoyé des armes aux kosovars de l'UCK ajoutant encore plus de guerre. L'admiration et l'enthousiasme des experts militaires et des journalistes devant les 1100 avions militaires utilisés par l'OTAN, les 35 000 missions accomplies, pour les 18 000 bombes dont plus de 10 000 missiles qui ont “traités” –c'est le mot utilisé– 2000 objectifs, est à vomir. Résultat de cette terreur exercée par les grands et les petits impérialismes, par l'OTAN, les forces serbes, et l'UCK : des dizaines de milliers de morts, des exactions innombrables exercées par la soldatesque des petits gangsters impérialistes, les paramilitaires serbes et l'UCK, 1 million de kosovars et une centaine de milliers de serbes obligés de fuir dans des conditions dramatiques, leur maison en flamme et leurs affaires pillées, rançonnés par les uns et les autres. Les grandes puissances impérialistes sont les premières responsables de la terreur et des massacres perpétués par les milices serbes et l'UCK. Les populations kosovars et serbes sont les victimes de l'impérialisme tout comme les bosniaques, croates et serbes l'étaient lors de la guerre en Bosnie et le sont encore. Depuis 1991, ce sont plus de 250 000 morts et 3 millions de “personnes déplacées” qu'a provoqué le partage nationaliste et impérialiste de la Yougoslavie.
Que disent les Etats démocratiques face à un bilan aussi effroyable ? “Il nous faut accepter la mort de quelques uns pour sauver le plus grand nombre” (Jamie Shea le 15 avril, Supplément Le Monde du 19/6). Cette déclaration du porte-parole de l'OTAN, qui justifie les meurtres de civils innocents serbes et kosovars à l'occasion des “dommages collatéraux”, faite au nom des “grandes démocraties”, n'a rien à envier au fanatisme des dictateurs diabolisés pour les besoins de la cause, d'un Milosevic d'aujourd'hui, d'un Saddam Hussein d'hier, d'un Hitler d'avant-hier. Voilà la réalité des beaux discours sur “l'ingérence humanitaire” des grandes puissances. Démocratie et dictature sont bien du même monde capitaliste.
Nous l'avons vu avec Chirac et Carter, il arrive à la bourgeoisie de ne pas mentir. Il lui arrive même de tenir ses promesses. Les généraux de l'OTAN avait promis de détruire la Serbie et de la faire revenir 50 ans en arrière. Ils ont tenu parole. “Après 79 jours de bombardements, la fédération (de Yougoslavie) est économiquement retournée cinquante ans en arrière. Les centrales électriques et les raffineries de pétrole ont été sinon entièrement détruites, du moins au point de ne plus pouvoir fournir une production d'énergie suffisante –en tout cas pour cette hiver–, les infrastructures routières et les télécommunications sont hors d'usage, les voies navigables quasiment impraticables. Le chômage, qui atteignait presque 35 % avant les frappes, devrait presque doubler. Selon l'expert Pavle Petrovic, l'activité économique s'est rétractée de 60 % par rapport à ce qu'elle était en 1998.” (Supplément Le Monde, 19/6). La ruine de la Yougoslavie s'accompagne d'une véritable catastrophe économique aussi pour les pays voisins –déjà parmi les plus pauvres d'Europe, Macédoine, Albanie, Bulgarie, Roumanie– par l'afflux des réfugiés et la paralysie des économies, par l'arrêt des échanges avec la Serbie et par le blocage du commerce sur le Danube et par voie routière.
Les bombardements ont provoqué une catastrophe écologique en Serbie tout comme dans les pays alentour : largage des bombes non utilisées dans la mer Adriatique au grand dam des pêcheurs italiens, pluies acides en Roumanie, “taux anormaux de dioxine” en Grèce, “concentrations atmosphériques en dioxyde de soufre et en métaux lourds” en Bulgarie, de nombreuses nappes de pétrole sur le Danube. “En Serbie, les dégâts écologiques semblent nettement plus inquiétant (...). Mais comme le dit un fonctionnaire des Nations unies sous le couvert de l'anonymat, ‘en d'autres circonstances, personne n'hésiterait : on parlerait de désastre environnemental’.” (Le Monde, 26/5) Comme le dit notre courageux anonyme, “en d'autres circonstances” nombreux seraient ceux qui s'indigneraient, et au premier chef, les écologistes. Mais dans cette circonstance-là, les Verts, au gouvernement en Allemagne et en France en particulier, ont été parmi les plus va-t-en-guerre, les plus bellicistes, et ils partagent la responsabilité d'une des plus grosses catastrophes écologiques de notre temps. Ils ont participé à la décision de lancer des bombes au graphite qui provoquent des poussières cancérigènes aux conséquences incalculables pour les années à venir. Ils ont fait de même pour les bombes à fragmentation –aux mêmes effets dévastateurs que les mines anti-personel– qui sont maintenant disséminées en Serbie, et surtout au... Kosovo où elles ont déjà commencé à faire des ravages parmi les enfants (et les... soldats anglais) ! Leur “pacifisme” et leur “défense de l'écologie” sont au service du capital et, de toute façon, subordonnés aux intérêts fondamentaux de leur capital national, surtout lorsque ceux-ci sont en jeu. C'est-à-dire qu'ils sont pacifistes et écologistes quand il n'y a pas de guerre. Dans les faits, dans la guerre impérialiste et pour les besoins du capital national, ils sont bellicistes et pollueurs à grande échelle comme tous les autres partis de la bourgeoisie.
Face à la terreur de l'Etat serbe sur les populations kosovars, ne fallait-il pas intervenir ? Ne fallait-il pas arrêter Milosevic ? C'est le coup du pompier pyromane. Les incendiaires, ceux qui ont mis le feu aux poudres à partir de 1991, viennent justifier leur intervention par leurs propres méfaits. Qui, sinon les grandes puissances impérialistes durant ces dix ans, ont permis aux pires cliques et mafias nationalistes croates, serbes, bosniaques, et maintenant kosovars, de déchaîner leur hystérie nationaliste sanglante et l'épuration ethnique généralisée dans un processus infernal ? Qui, sinon l'Allemagne, a poussé à l'indépendance unilatérale de la Slovénie et de la Croatie autorisant et précipitant les déferlements nationalistes dans les Balkans, aux massacres et à l'exil de populations serbes, puis bosniaques ? Qui, sinon la Grande-Bretagne et la France, ont cautionné la répression, les massacres des populations croate et bosniaque et l'épuration ethnique de Milosevic et des nationalistes grand-serbes ? Qui, sinon les Etats-Unis, ont soutenu puis équipé les différentes bandes armées en fonction du positionnement de leur rivaux à tel ou tel moment ? L'hypocrisie et la duplicité des démocraties occidentales “alliées” est sans borne quand elles justifient les bombardements par “l'ingérence humanitaire”. Tout comme les rivalités entre les grandes puissances en provoquant l'éclatement de la Yougoslavie ont libéré, précipité, l’hystérie et la terreur nationaliste, l'intervention aérienne massive de l'OTAN a autorisé Milosevic à aggraver sa répression anti-kosovar et à déchaîner sa soldatesque. Même les experts bourgeois le reconnaissent, discrètement certes, faisant mine de s'interroger : “L'intensification du nettoyage ethnique était prévisible (...). Le nettoyage ethnique massif au début des bombardements avait-il été prévu ? Si la réponse est positive, comment justifier alors la faible cadence des opérations de l'OTAN en comparaison du rythme qui leur a été imprimé au bout d'un mois, après le sommet de Washington ?” (François Heisbourg, président du Centre de politique de sécurité de Genève, 3/5, Supplément Le Monde 19/6). La réponse à la question est pourtant claire : l'utilisation ignoble du million de réfugiés, de leurs drames, des conditions de leur expulsion, des menaces, des sévices de tout ordre qu'ils subissaient de la part des milices serbes, à des fins impérialistes, ceci afin d'émouvoir les populations des grandes puissances et pouvoir ainsi justifier l'occupation militaire du Kosovo (et une éventuelle guerre terrestre si elle avait été “nécessaire”). Aujourd'hui, la découverte des charniers et son utilisation médiatique visent encore à justifier le maintien d’une situation de guerre et à masquer les vraies responsabilités.
Mais en fin de compte le succès militaire de l'OTAN n'a-t-il pas permis de faire rentrer les réfugiés chez eux et de ramener la paix ? Une partie des réfugiés kosovars (“Il est déjà clair que beaucoup d'Albanais kosovars ne retourneront jamais dans leur maison dévastée”, Flora Lewis, International Herald Tribune, 4/6) vont rentrer chez eux pour trouver une région dévastée et, bien souvent, les décombres fumantes de leur maison. Quant aux serbes vivant au Kosovo, ils deviennent à leur tour des réfugiés expulsés –dont la bourgeoisie serbe ne veut pas et qu'elle essaie de refouler au Kosovo, là où ils sont l'objet de toutes les haines– quand ils ne sont pas tout simplement assassinés par l'UCK. Tout comme en Bosnie, un fossé de sang et de haine sépare maintenant les différentes populations. Tout comme en Bosnie, tout est à reconstruire. Mais tout comme en Bosnie, la reconstruction et le développement économiques ne resteront que des promesses médiatiques des grandes puissances impérialistes. Les quelques réparations concerneront les routes et les ponts afin de rétablir au plus vite la meilleure circulation possible pour la force d'occupation de la KFOR. Les médias s'en serviront pour en remettre une couche de propagande sur les “bienfaits humanitaires” de l'intervention militaire. N'en doutons pas, le Kosovo déjà misérable avant la guerre, ne se relèvera pas. Par contre, la situation de guerre ne va pas disparaître. Les pompiers incendiaires de l'OTAN sont intervenus avec de l'essence et ont porté le feu à une dimension supérieure, déstabilisant encore plus la région : avec l'occupation, et le partage du Kosovo par les différents impérialismes sous la casquette KFOR, se reproduit la situation de la Bosnie -où IFOR et SFOR occupent toujours le pays depuis 1995- et les accords de “paix” de Dayton. “Avec la Bosnie, l'ensemble de cette région va être militarisée par l'OTAN pour vingt ou trente ans” (William Zimmermann, dernier ambassadeur des Etats-Unis à Belgrade, Le Monde 6-7/6). Qu’en est-il pour les populations ? Au mieux et dans un premier temps, une paix armée au milieu d'un pays en ruines, la division ethnique, la misère, les exactions des milices, le règne des bandes armées et de la mafia. Et dans un second temps, à nouveau des affrontements militaires sur place et aux alentours (au Monténégro, en Macédoine... ?) dans lesquels s'exprimeront encore et toujours les rivalités impérialistes des grandes puissances. S'ouvre donc au Kosovo le règne des petits seigneurs de la guerre, des différents clans mafieux, sous l'uniforme de l'UCK bien souvent, derrière lesquels chaque grand impérialisme –en particulier dans sa zone d'occupation– va essayer de damer le pion à ses rivaux.
En douterions-nous que la cavalcade précipitée des parachutistes russes pour arriver les premiers à Pristina et occuper l'aéroport, révèle ouvertement, et de manière caricaturale, la logique implacable des grands gangsters impérialistes. Non pas qu'ils espèrent en retirer des profits économiques, se gagner le “marché de la reconstruction”, voire s'assurer le contrôle des quelques pauvres ressources minières ou autres. Il n'y a point d'intérêt économique direct dans la guerre du Kosovo, ou d’une importance si minime qu’il n’est en rien la raison, ni même une des raisons de la guerre. Il serait ridicule de croire que la guerre contre la Serbie visait à s'assurer le contrôle des ressources économiques serbes, voire du contrôle du Danube, même si celui-ci est une voie d'eau commerciale importante. Dans cette guerre, il s'agit pour chaque impérialisme de s'assurer une place, la meilleure possible, dans le développement irréversible des rivalités entre grandes puissances afin de défendre ses intérêts impérialistes, c'est-à-dire stratégiques, diplomatiques et militaires.
Une des conséquences majeures de l'impasse économique du capitalisme et de la concurrence effrénée qui en résulte, est de porter cette concurrence du plan économique au plan impérialiste pour finir dans la guerre généralisée, comme le montrent les deux guerres impérialistes mondiales de ce siècle. Conséquence historique de l'impasse économique, les antagonismes impérialistes ont leur propre dynamique : ils ne sont pas l'expression directe des rivalités économiques et commerciales comme l'ont démontré les différents alignements impérialistes tout au long de ce siècle, particulièrement dans et à l'issue des deux guerres mondiales. La recherche d'avantages économiques directs joue un rôle de plus en plus secondaire dans les motivations impérialistes.
Une telle compréhension des enjeux stratégiques de la guerre actuelle, on la trouve chez un certain nombre de “penseurs” de la classe bourgeoise (dans des publications qui, évidemment, ne sont pas destinées aux masses ouvrières mais à une minorité “éclairée”) : “Concernant les finalités, les buts, les objectifs réels de cette guerre, l'Union européenne et les Etats-Unis poursuivent, chacun de leur côté et pour des motifs différents, des desseins fort précis mais non rendus publics. L'union européenne le fait pour des considérations stratégiques” et pour les Etats-Unis “ l'affaire du Kosovo procure un prétexte idéal pour boucler un dossier auquel ils tiennent fortement : la nouvelle légitimation de l'OTAN (...) ‘en raison de l'influence politique qu'elle procure aux Etats-Unis en Europe et parce qu'elle bloque le développement d'un système stratégique européen rival de celui des Etats-Unis’.” (Ignacio Ramonet, Le Monde Diplomatique, juin 99, citant William Pfaf, “What Good Is NATO if America Intends to Go It Alone” International Herald Tribune, 20/5)
Cette logique implacable de l'impérialisme, faite de rivalités, d'antagonismes et de conflits chaque fois plus aigus, s'est exprimée dans l'éclatement et le cours même de la guerre. L'unité des alliés occidentaux dans l'OTAN n'était elle-même que le résultat d'un rapport de forces momentané et instable entre rivaux. Aux négociations de Rambouillet sous l'égide de la Grande-Bretagne et de la France –et desquelles était absente l'Allemagne– ce furent les représentants kosovars qui commencèrent par refuser les conditions d'un accord sous la pression... des Etats-Unis. Puis, avec l'arrivée impromptue de l'américaine Madeleine Albright face à l'impuissance des Européens, ce furent les Serbes qui refusèrent les conditions que les Etats-Unis voulaient leur imposer et qui exigeaient en fait la capitulation complète et sans combat de Milosevic : le droit pour les forces de l'OTAN de circuler librement, sans autorisation, ni avis sur tout le territoire de la Yougoslavie[2] [2]. Pourquoi un tel ultimatum inacceptable ? “L'épreuve de force à Rambouillet, a dit récemment un de ses aides (de Mme Albright), avait ‘un seul but’ : que la guerre débute avec les Européens obligés d'y participer[3] [3].” Encore un démenti aux mensonges humanitaires de la bourgeoisie sur les raisons de faire la guerre. Et effectivement, les bourgeoisies anglaise et française, alliées traditionnelles de la Serbie, ne purent se soustraire à l'engagement militaire contre la Serbie. Refuser de s'engager aurait signifié pour elles être hors jeu à la fin du conflit. A partir de là, toutes les forces impérialistes appartenant à l'OTAN, des plus grandes aux plus petites, se devaient de participer aux bombardements. Absente de Rambouillet, l'Allemagne eut là l'occasion “humanitaire” de revenir dans le jeu et de participer pour la première fois depuis 1945 à une intervention militaire. Le résultat direct de ces antagonismes fut d'octroyer carte blanche à Milosevic et aux siens pour l'épuration ethnique “sans entrave” et l'enfer pour plusieurs millions de personnes au Kosovo et en Serbie.
Et aujourd'hui, de ces divisions impérialistes a résulté le partage du Kosovo en cinq zones d'occupation –avec un contingent russe au milieu– dans lesquelles chaque impérialisme va jouer une nouvelle partie contre les autres. Chacun est en place pour protéger et mettre en avant ses alliés traditionnels contre les autres. Le jeu impérialiste meurtrier va pouvoir reprendre une nouvelle partie avec la nouvelle donne. La non-participation de la Grande-Bretagne et de la France aux bombardements contre la Yougoslavie, les aurait ravalé au niveau de la Russie. Leur participation aux frappes de l'OTAN leur a donné des cartes nettement meilleures, surtout aux britanniques qui sont à la tête de l'occupation terrestre. Dirigeant la KFOR, occupant le centre du pays et sa capitale, l’impérialisme anglais sort considérablement renforcé tant sur le plan militaire que diplomatique. Aujourd'hui au Kosovo, c'est lui qui a les meilleures cartes depuis la fin des bombardements et le début de l'intervention terrestre à la fois comme alliée historique de la Serbie, malgré les bombardements, grâce à sa plus grande capacité à envoyer le plus grand nombre de soldats le plus rapidement possible et l'extrême professionnalisation de ses troupes au sol. Là réside l'explication des appels incessants de Tony Blair à l'intervention terrestre tout au long de la guerre. La bourgeoisie américaine, maître absolu de la guerre aérienne, en essayant de saboter chaque avancée diplomatique, a essayé de retarder le moment d’un cessez-le-feu où elle perdrait son contrôle total sur les événements[4] [4]. La France, à un degré nettement moindre que la Grande-Bretagne reste dans la partie, tout comme l'Italie plus au titre de voisin que de grande puissance déterminante. Enfin, la Russie a réussi à arracher un strapontin duquel elle ne pourra jouer aucun rôle déterminant, sinon celui de fauteur de trouble.
Mais tout au long de cette dernière décennie sanglante dans les Balkans, il n'est qu'une seule puissance impérialiste qui ait réellement avancé vers ses objectifs : l'Allemagne. Alors que les Etats-Unis, la Grande-Bretagne et la France –pour ne citer que les puissances les plus déterminantes– étaient opposées à l'éclatement de la Yougoslavie, dès le début de 1991, faisant “de l'affaire yougoslave son cheval de bataille”[5] [5], l'Allemagne poursuivait un objectif opposé, contre le “verrou” serbe. C’est ce qu’elle poursuit aujourd’hui avec le financement et l’armement en sous-main de l'UCK au Kosovo, tout en s'assurant une position forte en Albanie. Tout au long de cette décennie, l'Allemagne a avancé ses pions impérialistes. La dislocation de la Yougoslavie lui a permis d'élargir son influence impérialiste de la Slovénie et de la Croatie jusqu'à l'Albanie. La guerre contre la Serbie, son isolement et sa ruine, lui ont permis de participer pour la première fois depuis 1945 à des opérations militaires aériennes et terrestres. Exclue de Rambouillet, c'est à Bonn et à Cologne, sous sa présidence, que le G8 –le groupe des sept pays les plus riches plus la Russie– a discuté et adopté les accords de paix et la résolution de l'ONU. Avec 8500 soldats, elle est la deuxième armée de la KFOR, adossée à l'Albanie. Qualifiée de géant économique et de nain politique encore au début des années 1990, l'Allemagne est la puissance impérialiste qui s'est affirmée chaque fois plus et a marqué le plus de points contre ses rivaux depuis lors.
Helmut Kohl, l'ex-chancelier allemand, exprime très bien les espérances et l'objectif de la bourgeoisie allemande : “le 20e siècle a été longtemps bipolaire. Aujourd'hui, nombreux sont ceux, y compris aux Etats-Unis, qui s'accrochent à l'idée que le 21e siècle sera unipolaire et américain. C'est une erreur.” (Courrier International, 12/5) Il ne le dit pas, mais il espère bien que le 21e siècle deviendra bipolaire avec l'Allemagne comme rivale de l'Amérique.
Toutes les puissances impérialistes sont donc maintenant face à face au Kosovo, directement et militairement sur le terrain. Même si des affrontements armés directs entre les grandes puissances sont à écarter dans la période présente, ce face à face représente une nouvelle aggravation, un nouveau pas, dans le développement et l'aiguisement des antagonismes impérialistes. Directement sur place pour “vingt ans” comme le dit l'ex-ambassadeur américain en Yougoslavie, les uns et les autres vont armer et exciter les bandes armés de leurs protégés locaux, milices serbes et bandes mafieuses albanaises, afin de piéger et de gêner les rivaux. Les coups tordus en tout genre et les provocations vont se multiplier. En clair, pour des intérêts géostratégiques antagonistes, c'est-à-dire pour des intérêts impérialistes antagoniques, des millions d'ex-yougoslaves ont vécu l'enfer et vont maintenant payer de leur misère, de leurs drames et de leur désespoir la “folie” impérialiste du monde capitaliste.
Car, il ne faut pas en douter, la mécanique infernale des conflits impérialistes va encore s'accentuer et s'accélérer, allant d'un point à l'autre du globe. Dans cette spirale dévastatrice, c'est tous les continents et tous les Etats capitalistes, petits et grands qui sont touchés. L'éclatement du conflit armé entre l'Inde et le Pakistan alors que ces deux pays se livrent déjà à une course effrénée aux armements nucléaires, en est une expression tout comme les derniers affrontements entre les deux Corée. D'ores et déjà, l'intervention armée de l'OTAN relance l'incendie de par le globe et annonce les conflagrations à venir. “Le succès de la coalition multinationale menée par les Etats-Unis au Kosovo renforcera la diffusion des missiles et des armes de destruction massives en Asie (...). Il est impératif maintenant que les nations aient la meilleure technologie militaire” (International Herald Tribune, 19/6)
Pourquoi est-ce impératif ? Parce que “dans la période de décadence du capitalisme, tous les Etats sont impérialistes et prennent les dispositions pour assumer cette réalité : économie de guerre, armements, etc. C’est pour cela que l’aggravation des convulsions de l’économie mondiale ne pourra qu’attiser les déchirements entre ces différents Etats, y compris, et de plus en plus, sur le plan militaire. La différence avec la période qui vient de s’achever [la disparition de l'URSS et du bloc de l'Est], c’est que ces déchirements et antagonismes, qui auparavant étaient contenus et utilisés par les deux grands blocs impérialistes, vont maintenant passer au premier plan. La disparition du gendarme impérialiste russe, et celle qui va en découler pour le gendarme américain vis-à-vis de ses principaux “partenaire” d’hier, ouvrent la porte à toute une série de rivalités plus locales. Ces rivalités et affrontements ne peuvent pas, à l’heure actuelle, dégénérer en un conflit mondial (même en supposant que le prolétariat ne soit plus en mesure de s’y opposer). En revanche, du fait de la disparition de la discipline imposée par la présence des blocs, ces conflits risquent d’être plus violents et plus nombreux, en particulier, évidemment, dans les zones où le prolétariat est le plus faible.” (Revue Internationale n° 61, février 1990)
Notre prise de position s'est vue confirmée depuis tout au long de cette décennie et jusqu'à aujourd'hui. Au moins sur le plan des conflits impérialistes locaux. Mais qu'en est-il de notre position sur le rôle et la place que nous donnions au prolétariat international dans l'évolution de la situation ?
Le prolétariat international n'a pu s'opposer à l'éclatement des conflits impérialistes locaux tout au long de la décennie. Même en Europe, en Yougoslavie, à deux pas des principales concentrations ouvrières du monde. L'impuissance du prolétariat à ce niveau s'est encore révélée lors de la guerre du Kosovo. Ni le prolétariat international, à plus forte raison ni le prolétariat en Serbie n'ont exprimé d'opposition directe à la guerre.
Nous sommes bien sûr solidaires de la population serbe qui a manifesté au retour des cercueils de ses soldats. Tout comme nous sommes solidaires des quelques désertions collectives qui se sont produites à cette occasion. Elles ont opposé un démenti clair aux ignobles mensonges de la propagande des grandes puissances de l'OTAN qui présentaient tous les serbes comme des assassins et des tortionnaires unis derrière Milosevic. Malheureusement, ces réactions à la guerre n'ont pu déboucher sur une réelle expression de la classe ouvrière, seule capable d'offrir ne serait-ce qu'un début de réponse prolétarienne à la guerre impérialiste. C'est essentiellement l'isolement international de la Serbie, le désespoir de fractions significatives de la bourgeoisie serbe devant les destructions de l'appareil économique, la perspective de l'intervention terrestre de l'OTAN qui se rapprochait, et la lassitude qui s'emparait de la population soumise quotidiennement aux bombardements, qui ont poussé Milosevic à signer les accords de paix. “Nous sommes seuls. L'OTAN n'est pas près de s'effondrer. La Russie n'aidera pas militairement la Yougoslavie et l'opinion internationale est contre nous.” (Vuk Draskovic, Vice premier ministre de Milosevic, tournant casaque le 26/4, Supplément Le Monde, 19/6)
Est-ce à dire que le prolétariat a été complètement absent face à la guerre au Kosovo ? Est-ce à dire que le rapport de forces existant entre le prolétariat et la bourgeoisie, au niveau historique et international, ne joue pas dans la multiplication des conflits locaux ? Non. En premier lieu, la situation historique actuelle issue de la fin des blocs impérialistes, est le résultat du rapport de forces entre les deux classes. L'opposition du prolétariat international tout au long des années 1970 et 1980 aux attaques économiques et politiques s'est aussi exprimée dans sa résistance, particulièrement dans les pays centraux du capitalisme, et son “insoumission” à la défense des intérêts nationaux au plan économique, et a fortiori au plan impérialiste (Voir Revue Internationale n°18, sur Le cours historique). Et ce cours historique, cette résistance prolétarienne, viennent d'être confirmés encore par le déroulement de la guerre au Kosovo même si le prolétariat n'a pu l'empêcher.
Durant cette guerre, la classe ouvrière est restée une préoccupation constante de la bourgeoisie. Les thèmes de campagne de propagande, l'intensité du matraquage médiatique, ont nécessité du temps et des efforts pour arriver péniblement à faire “accepter” –par défaut pourrions-nous dire– une faible majorité dans les... sondages dans les pays de l'OTAN en faveur de la guerre. Et pas dans tous les pays. Et certainement pas au début. Il a fallu les images dramatiques et insoutenables des familles albanaises affamées et exténuées pour que la bourgeoisie réussisse à obtenir un minimum d'acceptation (on ne peut pas parler d'“adhésion”). Et malgré cela, le “syndrome du Vietnam”, c'est-à-dire les inquiétudes devant l'intervention terrestre et les risques de réactions populaires face au retour de soldats morts, a continué à freiner la bourgeoisie dans l'engagement de ses forces armées. “L'option aérienne retenue vise à préserver autant que possible la vie des pilotes, car la perte ou la capture de quelques-uns d'entre eux pourrait avoir des effets néfastes sur le soutien de l'opinion publique à l'opération.” (Jamie Shea, 15/4, Supplément au Monde, 19/6) Et pourtant, il s'agit dans la plupart des armées occidentales de soldats de métier et non de contingents d'appelés. Ce n'est pas nous qui le disons, ce sont les politiciens bourgeois eux-mêmes qui sont obligés de reconnaître que le prolétariat des grandes puissances impérialistes est un frein à la guerre. Même si “l’opinion publique” n’est pas identique au prolétariat, ce dernier est au sein de la population la seule classe capable d’avoir un poids sur la bourgeoisie.
Cette “insoumission” –latente et instinctive– du prolétariat international s'est exprimée aussi directement dans des différentes mobilisations ouvrières. Malgré la guerre, malgré les campagnes sur le nationalisme et la démocratie, des grèves significatives ont eu lieu dans certains pays. La grève des cheminots en France contre l'avis des grandes centrales syndicales, CGT et CFDT, et contre l'introduction d'une flexibilité accrue lors du passage aux 35 heures hebdomadaires ; une manifestation organisée par les syndicats qui a rassemblé plus de 25 000 ouvriers municipaux à New-York ; ce sont les deux expressions les plus significatives d'une montée lente mais réelle de la combativité ouvrière et de sa “résistance”, au moment même où se déchaînait la guerre. Contrairement à la guerre du Golfe qui avait provoqué un sentiment d'impuissance et d'apathie dans la classe ouvrière, le déferlement de la guerre dans les Balkans n'a pas suscité le même désarroi.
Certes, cette résistance ouvrière se limite encore au terrain économique, et le lien entre l'impasse économique du capitalisme, ses attaques, et la multiplication des conflits impérialistes n'est pas fait. Ce lien devra pourtant se réaliser car il sera un élément important, essentiel, pour le développement de la conscience révolutionnaire parmi les ouvriers. De ce point de vue, l'intérêt et l'accueil que nous avons reçus lors de la diffusion de notre tract international dénonçant la guerre impérialiste au Kosovo, par exemple l'accueil et les discussions qu'a suscité sa diffusion dans la manifestation ouvrière de New-York, alors que son objet était tout autre, est encourageant. Il appartient aux groupes communistes non seulement de dénoncer la guerre, et de défendre les positions internationalistes, mais aussi de favoriser la prise de conscience de l'impasse historique dans laquelle le capitalisme se trouve[6] [6]. Sa crise économique porte les rivalités et la compétition économiques à un niveau exacerbé et pousse inéluctablement à l'aiguisement des antagonismes impérialistes et à la multiplication des guerres. Même si les rivalités économiques ne recoupent pas forcement et toujours les rivalités impérialistes, celles-ci ayant leur propre dynamique, les contradictions économiques qui s'expriment dans la crise du capitalisme, sont à la source de la guerre impérialiste. Le capitalisme, c'est la crise économique et la guerre. C'est la misère et la mort.
Face à la guerre, et dans des moments de “bombardement” médiatique massif, au milieu de campagnes idéologiques intenses, les révolutionnaires ne peuvent se contenter d'attendre que ça passe, d'attendre des jours meilleurs en gardant leur position internationaliste bien à l'abri de leur certitude (Voir dans ce numéro “A propos de l’appel lancé par le CCI sur la guerre en Serbie”). Ils doivent faire tout ce qu'ils peuvent pour intervenir et défendre les positions internationalistes face à la classe ouvrière, le plus largement possible, le plus efficacement possible, tout en inscrivant leur action sur le long terme. Ils doivent lui montrer qu'il y a une alternative à cette barbarie, et que cette alternative passe par l'affirmation et le développement de “l'insoumission” tant au plan économique qu'au plan politique. Qu'elle passe par le refus des sacrifices dans les conditions de travail et d'existence et par le rejet des sacrifices pour la guerre impérialiste. Si la guerre impérialiste est le produit, en dernière instance, de la faillite économique du capitalisme, elle est à son tour facteur d'aggravation de la crise économique, et donc de l'accentuation terrible des attaques économiques contre les ouvriers.
L'intensité de la guerre au Kosovo, son éclatement en Europe, la participation militaire sanglante de toutes les puissances impérialistes, les répercussions de cette guerre sur tous les continents, la dramatique aggravation et accélération des conflits impérialistes à l'échelle planétaire, l'étendue, la profondeur et l'actualité des enjeux historiques, mettent le prolétariat international et les groupes communistes devant leur responsabilité historique. Le prolétariat n'est pas battu. Il reste porteur du renversement du capitalisme et de la fin de ses horreurs. Socialisme ou aggravation de la barbarie capitaliste reste l'alternative historique.
[1] [7] Rappelons encore une fois que le marxisme et le communisme n'ont rien à voir avec le stalinisme, les staliniens au pouvoir à l'époque dans les pays de l'ex-bloc de l'Est –tel un Milosevic– avec les staliniens des PC occidentaux, ni avec les maoïstes et ex-maoïstes qui pullulent aujourd'hui dans les milieux intellectuels occidentaux va-t-en-guerre. Historiquement et politiquement, le stalinisme, au service du capitalisme d'État russe, a été et est toujours la négation du marxisme et un des massacreurs de générations de militants communistes.
[2] [8] Cette condition n'a été connue qu'à la suite du déclenchement de la guerre et a été confirmée lors des accords de cessez-le-feu : “Les Russes ont obtenu pour Mr Milosevic d'importantes concessions, disent les officiels, qui rendent meilleure l'offre finale pour Belgrade que le plan occidental précédent imposé aux Serbes et aux Albanais à Rambouillet.” (International Herald Tribune, 5/6). En particulier, “il n'est plus question d'autoriser les forces de l'OTAN à circuler librement dans l'ensemble du territoire yougoslave” J. Eyal, Le Monde, 8/6.
[3] [9] International Herald Tribune, 11/6 : “The showdown at Rambouillet, one of her (Mrs Albright) aides said recently, has ‘only one purpose’: to get the war started with the Europeans locked in.”
[4] [10] Les puissances européennes ont plus de moyens politiques, diplomatiques et militaires, et plus de détermination aussi, du fait de l'histoire et de la proximité géographique, pour contrecarrer et refuser de se laisser imposer le leadership américain comme, par exemple, dans la guerre du Golfe. La capacité militaire de “projection” des forces militaires - en particulier de la Grande-Bretagne - en Europe affaiblit d'autant le leadership américain une fois la guerre aérienne terminée, une fois les opérations militaires de “paix” entamées. La concrétisation de cette réalité s'est traduite par la direction de la KFOR par un général britannique à la place du général américain qui commandait les bombardements aériens.
[5] [11] Nous avons analysé le rôle de l’Allemagne dans la dislocation de la Yougoslavie dès 1991 : voir, entre autres les Revue internationale n° 67 et 68. La bourgeoisie a elle aussi rapidement compris cette politique : “l'Allemagne eut une tout autre attitude. Bien avant que le gouvernement lui-même ne prenne position, la presse et les milieux politiques ont réagi de manière unanime, immédiate et comme instinctive : ils furent aussitôt, sans nuances, favorables à la sécession de la Slovénie et de la Croatie (...). Il est difficile, pourtant, de ne pas y voir une résurgence de l'hostilité de la politique allemande envers l'existence même de la Yougoslavie depuis les traités de 1919 et tout au long de l'entre-deux-guerre. Les observateurs allemands (...) ne pouvaient ignorer (...) que la dislocation de la Yougoslavie ne se ferait pas paisiblement, qu'elle susciterait de fortes résistances. Néanmoins, la politique allemande allait s'engager à fond en faveur du démembrement du pays.” (Paul-Marie de la Gorce, Le Monde Diplomatique, juillet 92)
[6] [12] Pour rejeter nos propositions de faire quelque chose en commun contre la guerre, les groupes du BIPR essaient de ridiculiser notre analyse de l’influence du prolétariat dans la situation historique actuelle. La CWO déclare ainsi dans son courrier de refus de tenir une réunion publique commune : “Nous ne pouvons pas marcher ensemble pour combattre pour une alternative communiste si vous pensez que la classe ouvrière est encore une force avec qui il faut compter dans la situation actuelle. (...) nous ne voulons pas être identifiés même de façon minimale avec une vision qui considère que tout va bien pour la classe ouvrière.” Nous engageons la CWO à considérer avec plus d’attention et de sérieux nos analyses.
Le CCI a tenu son 13e congrès fin mars et début avril 1999. Le Congrès de notre organisation, comme de toutes les organisations du mouvement ouvrier, constitue un moment extrêmement important de sa vie et de son activité. Cependant, ce congrès a revêtu une importance toute particulière. D'une part, c'était le dernier congrès du 20e siècle et il avait été prévu que les rapports préparatoires devaient, plus encore que d'habitude, donner une dimension historique aux questions abordées. Mais d'autre part, au delà des coïncidences du calendrier, le Congrès s'est tenu en un moment marqué par l'accélération considérable de l'histoire que constitue la guerre en Yougoslavie. Il s'agit là d'un événement historique de première grandeur puisque :
En ce sens, la guerre en Yougoslavie, son analyse, ses implications pour la classe ouvrière et pour les organisations communistes, ont été au centre des préoccupations du congrès ce qu'il a traduit notamment dans sa décision de publier immédiatement dans la Revue internationale (n°97) la Résolution sur la situation internationale qu'il venait d'adopter.
Cette résolution, synthèse des rapports présentés au congrès et de ses discussions souligne le fait que :
“Aujourd'hui le capitalisme agonisant fait face à une des périodes les plus difficiles et dangereuses de l'histoire moderne, comparable dans sa gravité à celle des deux guerres mondiales, au surgissement de la révolution prolétarienne en 1917-19 ou encore à la grande dépression qui débuta en 1929. (...) Plus exactement, la gravité de la situation est conditionnée par l'aiguisement des contradictions à tous les niveaux :
Tous ces éléments sont amplement traités dans la résolution. Ils sont encore plus développés dans le présent numéro sur la question la plus brûlante à l'heure actuelle, celle des conflits impérialistes, sous forme d'importants extraits du rapport présenté au congrès.
Par ailleurs, la résolution constate que : “Dans cette situation pleine de périls, la bourgeoisie a confié les rênes du gouvernement aux mains du courant politique le plus capable de prendre soin de ses intérêts : la Social-démocratie, le principal courant responsable de l'écrasement de la révolution mondiale après 1917-1918 ; courant qui a sauvé à cette époque le capitalisme et qui revient aux postes de commande pour assurer la défense des intérêts menacés de la classe capitaliste.” (Ibid.)
En ce sens, le congrès a adopté un texte d'orientation intitulé “Pourquoi la présence actuelle des partis de gauche dans la majorité des gouvernements européens ?” que nous publions également ci-dessous accompagné d'un certain nombre d'ajouts synthétisant des éléments apparus dans la discussion.
L'évolution de la crise capitaliste et de la lutte de classe ont aussi, évidemment, fait l'objet de discussions importantes lors du congrès. Dans le présent numéro de la Revue Internationale nous publions la troisième partie de l'article sur “Trente ans de crise ouverte du capitalisme” qui recoupe grandement le rapport présenté au congrès. Dans le prochain numéro nous publierons le rapport qu'il a adopté sur l'évolution de la lutte de classe qui illustre notamment ce passage de la résolution :
“La responsabilité qui pèse sur le prolétariat aujourd’hui est énorme. C’est uniquement en développant sa combativité et sa conscience qu’il pourra mettre en avant l’alternative révolutionnaire qui seule peut assurer la survie et l’ascension continue de la société humaine.” (Ibid.)
Outre l'analyse des différents aspects de la situation internationale, de l'extrême gravité de celle-ci, la préoccupation majeure du congrès a consisté à examiner les responsabilités des révolutionnaires face à cette situation comme le met en évidence la résolution :
“Mais la responsabilité la plus importante repose sur les épaules de la Gauche communiste, sur les organisations présentes du camp prolétarien. Elles seules peuvent fournir les leçons théoriques et historiques ainsi que la méthode politique sans lesquelles les minorités révolutionnaires qui émergent aujourd’hui ne peuvent se rattacher à la construction du parti de classe du futur. En quelque sorte, la Gauche communiste se trouve aujourd’hui dans une situation similaire à celle de Bilan[1] [14] des années 1930, au sens où elle est contrainte de comprendre une situation historique nouvelle sans précédent. Une telle situation requiert à la fois un profond attachement à l’approche théorique et historique du Marxisme et de l’audace révolutionnaire pour comprendre les situations qui ne sont pas totalement intégrées dans les schémas du passé. Afin d’accomplir cette tâche, les débats ouverts entre les organisations actuelles du milieu prolétarien sont indispensables. En ce sens, la discussion, la clarification et le regroupement, la propagande et l’intervention des petites minorités révolutionnaires sont une partie essentielle de la réponse prolétarienne à la gravité de la situation mondiale au seuil du prochain millénaire.
Plus encore, face à l’intensification sans précédent de la barbarie guerrière du capitalisme, la classe ouvrière attend de son avant-garde communiste d’assumer pleinement ses responsabilités en défense de l’internationalisme prolétarien. Aujourd’hui les groupes de la Gauche communiste sont les seuls à défendre les positions classiques du mouvement ouvrier face à la guerre impérialiste. Seuls les groupes qui se rattachent à ce courant, le seul qui n’ait pas trahi au cours de la seconde guerre mondiale, peuvent apporter une réponse de classe aux interrogations qui ne manqueront pas de se faire jour au sein de la classe ouvrière.
C’est de façon la plus unie possible que les groupes révolutionnaires doivent apporter cette réponse exprimant en cela l’unité indispensable du prolétariat face au déchaînement du chauvinisme et des conflits entre nations. Ce faisant les révolutionnaires reprendront à leur compte la tradition du mouvement ouvrier représentée particulièrement par les conférences de Zimmerwald et de Kienthal et par la politique de la Gauche au sein de ces conférences.” (Ibid.)
C'est dans ce cadre que le 13e congrès du CCI a mené ses discussions concernant ses activités.
Le bilan des activités établi par le 13e congrès est très positif. Il ne s'agit pas là d'une manifestation d'autosatisfaction mais d'une évaluation objective et critique de notre activité. Le 12e congrès avait diagnostiqué que le CCI devait revenir à un équilibre de l'ensemble de ses activités, après avoir mené pendant plus de trois ans un combat pour l'assainissement du tissu organisationnel. En accord avec le mandat du 12e congrès, ce “retour à la normale” a été concrétisé par :
Le renforcement de l'organisation s'est également concrétisé par la capacité du CCI à intégrer de nouveaux militants dans sept sections territoriales (et notamment dans la section en France). Ainsi, le renforcement numérique du CCI (qui est appelé à se poursuivre, comme en témoigne le fait que d'autres sympathisants ont posé récemment leur candidature à l'organisation) vient démentir toutes les calomnies du milieu parasitaire accusant notre organisation d'être devenue une “secte repliée sur elle-même”. Contrairement aux dénigrements de nos détracteurs, le combat mené par le CCI pour la défense de l’organisation, n'a pas fait fuir les éléments en recherche des positions de classe, mais a au contraire permis leur rapprochement et leur clarification politique.
Le CCI a développé une intervention sérieuse et sereine, dans une vision à long terme, en vue d'un rapprochement avec les groupes du milieu politique prolétarien. Cette activité s'est étendue aux contacts et sympathisants aux préoccupations desquels il faut répondre avec sérieux et profondeur et à qui il faut permettre de dépasser les incompréhensions et la méfiance envers l'organisation. Cette orientation du CCI ne résulte pas d'une vision mégalomane mais des exigences de la situation historique qui requiert que le prolétariat, et les minorités révolutionnaires à ses côtés, assume ses responsabilités.
La défense du milieu prolétarien a conduit le CCI à combattre la contre-offensive des éléments parasitaires, notamment en adoptant et en publiant les “Thèses sur le parasitisme” (Revue internationale n°94), lesquelles constituent une arme de compréhension historique et théorique sur cette question pour l'ensemble des groupes du milieu. La défense du milieu prolétarien a consisté aussi pour le CCI à développer une politique de discussions et de rapprochement, mettant en place avec d'autres groupes de ce milieu des interventions communes face aux campagnes anticommunistes qu'a déchaînées la bourgeoisie lors de l'anniversaire de la révolution d'Octobre. De même, cette démarche a connu un prolongement dans le travail d'intervention en direction du milieu politique qui surgit en Russie.
Enfin, dès les premiers jours de la guerre en Yougoslavie, tout de suite après avoir publié un tract international[2] [15], le CCI a envoyé aux différents groupes de la Gauche communiste une proposition d'appel commun dénonçant la guerre impérialiste. Le congrès a soutenu unanimement cette initiative même s'il faut déplorer que les groupes concernés ne lui aient pas donné une réponse positive (voir dans ce numéro notre réponse face au refus des groupes de la Gauche communiste).
Le 13e congrès a établi que l'intervention en direction du “marais politique” doit être assumée de façon plus décidée par l'organisation. Ce “no man's land” indéterminé entre la bourgeoisie et le prolétariat est le lieu de passage obligé de tous les éléments de la classe qui s'acheminent vers une prise de conscience. Il constitue aussi un terrain privilégié de l'action du parasitisme avec lequel se joue une course de vitesse. Aussi l'organisation ne doit pas attendre que les éléments en recherche la “découvrent” pour s'intéresser à eux. Bien au contraire, elle doit s'adresser à ces éléments et mener le combat contre la bourgeoisie dans le marais lui-même.
Ce renforcement de notre vision du milieu politique prolétarien est un résultat du renforcement politique et théorique. Le congrès a souligné que ce dernier ne doit pas être considéré comme une “activité à part”, “à côté” ou “en plus” des autres tâches. Dans la situation historique actuelle et dans la perspective à long terme où s'inscrit la vie des organisations révolutionnaires, le renforcement politique et théorique doit inspirer et constituer le socle de nos activités, de nos réflexions et de nos décisions.
Ainsi, le bilan positif de nos activités se base sur une vision plus claire du fait que les questions d'organisation sont déterminantes face aux autres aspects des activités. En ce sens, le CCI est conscient qu'il doit poursuivre ses efforts et son combat sur ces questions, notamment en luttant contre les effets de l'idéologie dominante sur l'engagement militant. Au cours de ses 25 années d'existence, le CCI a payé les conséquences de la rupture de la continuité organique avec les organisations révolutionnaires du passé. Bien que nous tirions un bilan positif de cette expérience, nous savons que les acquis dans ce domaine ne sont pas définitifs ; surtout dans la période actuelle de décomposition, quand les efforts de l'organisation pour assurer un fonctionnement en cohérence avec les principes révolutionnaires sont sapés en permanence par les tendances de la société au “chacun pour soi”, au nihilisme, à l'irrationalité, qui se manifestent dans la vie organisationnelle par l'individualisme, la méfiance, la démoralisation, l'immédiatisme, la superficialité.
Le 13e congrès a inscrit l'orientation des activités du CCI (presse, diffusion, réunions publiques et permanences) dans la perspective, pour une part, d'une accentuation des effets de la décomposition mais aussi d'une accélération de l'histoire, exprimée par une aggravation de la crise du capitalisme et une tendance au resurgissent de la combativité du prolétariat. Le CCI, et avec lui l'ensemble du milieu prolétarien, sort de ce congrès mieux armé pour affronter cet enjeu historique.
[1] [16] Revue de la Gauche communiste d'Italie dans les années 1930. Cf. notre livre La Gauche communiste d'Italie.
[2] [17] “Le capitalisme c'est la guerre, guerre au capitalisme”, tract international publié en première page de notre presse territoriale et diffusé dans tous les pays où existent des sections du CCI, ainsi qu'au Canada, en Australie et en Russie.
avoir transformé la planète en un gigantesque abattoir, infligé deux guerres mondiales, la terreur nucléaire et d'innombrables conflits sur une humanité agonisante, le capitalisme décadent est entré dans sa phase de décomposition, une nouvelle phase historique marquée au premier plan par l'effondrement du bloc de l'Est en 1989. Durant cette phase historique, l'emploi direct de la violence militaire par les grandes puissances, surtout par les Etats-Unis, devient une donnée permanente. Durant cette phase, la discipline rigide des blocs impérialistes a cédé le pas à une indiscipline et un chaos rampants, à un chacun pour soi généralisé, à une multiplication incontrôlable des conflits militaires.
Au terme de ce siècle, l'alternative historique définie par le marxisme dès avant la 1re guerre mondiale –socialisme ou barbarie– est non seulement confirmée, mais elle doit être précisée et transformée en : socialisme ou destruction de l'humanité.
(...) Bien que pour l'instant une 3e guerre mondiale ne soit pas à l'ordre du jour, la crise historique du système l'a conduit dans une impasse telle que celui-ci n'a pas d'autre choix que d'aller vers la guerre. Pas seulement parce que la crise en s'accélérant a commencé à plonger des régions entières dans la misère et l'instabilité (comme l'Asie du sud-est qui jusqu'à un passé récent avait préservé un semblant de prospérité), mais surtout parce que les grandes puissances elles-mêmes sont de plus en plus obligées d'employer la violence pour défendre leurs intérêts.
(...) Les révolutionnaires ne parviendront à convaincre le prolétariat de la totale validité des positions marxistes que s'ils sont capables de défendre une vision théorique et historique cohérente de l'évolution de l'impérialisme actuel. En particulier, une de nos armes les plus puissantes contre l'idéologie bourgeoise est la capacité du marxisme à expliquer les causes et les enjeux réels des guerres modernes.
En ce sens, une claire compréhension du phénomène de la décomposition du capitalisme et de toute la phase historique qui en porte la marque constitue un instrument de première importance dans la défense des positions et des analyses des révolutionnaires concernant l'impérialisme et la nature des guerres aujourd'hui.
(...) L'événement clé qui détermine tout le caractère des conflits impérialistes au tournant du siècle est l'effondrement du bloc de l'Est.
(...) Le monde entier fut surpris par les événements de 1989. Le CCI n'a pas échappé à la règle mais on doit à la vérité de préciser qu'il a réussi très rapidement à comprendre toute la portée de ces événements (les thèses sur la crise dans les pays de l'Est, qui prévoyaient l'effondrement du bloc russe, ont été écrites en septembre 1989, c'est-à-dire deux mois avant la chute du mur de Berlin). La capacité de notre organisation à réagir de cette façon n'était pas le fruit du hasard. Elle résultait :
C'était la première fois dans l'histoire qu'un bloc impérialiste disparaissait en dehors d'une guerre mondiale. Un tel phénomène a créé un désarroi profond, y compris dans les rangs des organisations communistes où l'on a cherché, par exemple, à en déterminer la rationalité économique. Pour le CCI, le caractère inédit d'un tel événement, qui n'avait aucune rationalité mais représentait une catastrophe pour l'ancien empire soviétique (et pour l'URSS elle-même qui n'allait pas tarder à exploser), constituait une éclatante confirmation de l'analyse sur la décomposition du capitalisme[3] [21].
(...) Jusqu'en 1989, cette décomposition qui a mis à genoux la 2e super puissance mondiale, n'avait que très peu affecté les pays centraux du bloc de l'ouest. Même maintenant, dix ans plus tard, les manifestations de décomposition localisées dans ces pays sont presque dérisoires comparées à celles des pays périphériques. Cependant, en faisant exploser l'ordre impérialiste mondial existant, le phénomène de décomposition est devenu la période de décomposition, en plaçant les pays dominants au coeur même des contradictions du système, et tout particulièrement le premier d'entre eux, les Etats-Unis.
L'évolution de la politique impérialiste américaine depuis 1989 est devenue l'expression la plus dramatique du dilemme actuel de la bourgeoisie.
Durant la guerre du Golfe de 1991, les Etats-Unis pouvaient apparaître, face au développement rapide du chacun pour soi, comme le seul contrepoids en étant encore capables, fouet à la main, de contraindre les autres pays à les suivre. En fait, à l'occasion de cette démonstration écrasante de supériorité militaire en Irak, l'unique super puissance fut capable de porter un coup décisif à la tendance à la formation d'un bloc autour de l'Allemagne, qui avait été ouverte avec l'unification de ce pays. Cependant, six mois seulement après la guerre du Golfe, l'explosion de la guerre en Yougoslavie, venait déjà confirmer que le “nouvel ordre mondial” annoncé par Bush, ne serait pas dominé par les Américains, mais par le “chacun pour soi” rampant. (...)
En février 1998, la puissance américaine, qui, durant la guerre du Golfe avait utilisé les Nations Unies et le Conseil de Sécurité afin que son leadership soit sanctionné par la “communauté internationale”, avait perdu le contrôle de cet instrument à un point tel, qu'elle pouvait être humiliée par l'Irak et ses alliés français et russe[4] [22].
Bien sûr, les Etats-Unis furent capables de surmonter cet obstacle en jetant l'ONU dans les poubelles de l'histoire et en menant, fin 1998, en compagnie de la Grande-Bretagne, l'opération “Lone Ranger” (“Renard du Désert”), dans laquelle ils se sont passés ouvertement de l'avis de toutes les autres puissances concernées, petites ou grandes.
Washington n'a nul besoin de la permission de quiconque pour frapper quand et où il le veut. Mais en menant une telle politique, les états-Unis se placent simplement à la tête d'une tendance qu'ils veulent limiter, celle du chacun pour soi, comme ils avaient momentanément réussi à le faire durant la guerre du Golfe. Pire encore : le signal politique donné par Washington au cours de l'opération “Renard du Désert” s'est retourné contre la cause américaine. Pour la première fois depuis la fin de la guerre du Viêt-nam, la bourgeoisie américaine, dans un contraste marqué avec son partenaire britannique d'aujourd'hui, s'est montrée incapable de présenter un front uni vers l'extérieur alors qu'elle était en situation de guerre. Au contraire, le processus d'“empeachment” contre Clinton s'est intensifié durant les événements : les politiciens américains, plongés dans un véritable conflit interne de politique étrangère, au lieu de désavouer la propagande des ennemis de l'Amérique selon laquelle Clinton avait pris la décision d'intervenir militairement en Irak à cause de motivations personnelles (“Monicagate”), y ont apporté leur crédit. (…)
Le conflit de politique étrangère sous-jacent entre certaines fractions des partis Républicain et Démocrate s'est avéré très destructif, précisément parce que ce “débat” révèle une contradiction insoluble, que la résolution du 12e congrès du CCI formulait ainsi :
Paradoxalement, au temps où l'URSS tête de bloc impérialiste existait encore, les Etats-Unis étaient protégés des pires effets de la décomposition sur leur politique étrangère. (...) Aujourd'hui ils n'ont aucun adversaire assez puissant pour prétendre former son propre bloc impérialiste contre eux. De ce fait il n'y a pas d'ennemi commun, et donc pas de raison pour les autres puissances d'accepter la “protection” et la discipline de l'Amérique. (...)
Face à la montée irrésistible du chacun pour soi, les Etats-Unis n'ont d'autre choix que de mener en permanence une politique militaire offensive. Ce n'est pas un ennemi plus faible que Washington [???], mais la puissance américaine elle-même, qui est de plus en plus obligée d'intervenir militairement de façon régulière pour défendre ses positions (ce qui, normalement, caractérise une puissance plus faible et dans une situation plus désespérée).
Le CCI avait déjà souligné cet aspect lors de son 9e congrès :
“... Par certains côtés, la situation présente des Etats-Unis s'apparente à celle de l'Allemagne avant les deux guerres mondiales. Ce dernier pays, en effet, a essayé de compenser ses désavantages économiques (...) en bouleversant le partage impérialiste par la force des armes. C'est pour cela que, lors des deux guerres, il a fait figure ‘d'agresseur’ puisque les puissances mieux loties n'étaient pas intéressées à une remise en cause des équilibres. (...) Tant qu'existait le bloc de l'Est (...) les Etats-Unis n'avaient pas besoin, à priori, de faire un usage important de leurs armes puisque l'essentiel de la protection accordée à leurs alliés était de nature défensive (bien qu'au début des années 1980, les Etats-Unis aient engagé une offensive générale contre le bloc russe). Avec la disparition de la menace russe, ‘l'obéissance’ des autres grands pays avancés n'est plus du tout garantie (c'est bien pour cela que le bloc occidental s'est désagrégé). Pour obtenir une telle obéissance, les Etats-Unis ont désormais besoin d'adopter une démarche systématiquement offensive sur le plan militaire (...) qui s'apparente donc à celle de l'Allemagne par le passé. La différence avec la situation du passé, et elle est de taille, c'est qu'aujourd'hui ce n'est pas une puissance visant à modifier le partage impérialiste qui prend les devants de l'offensive militaire, mais au contraire la première puissance mondiale, celle qui pour le moment dispose de la meilleure part du gâteau.”[6] [24]
(...) En tirant un bilan des deux dernières années, l'analyse détaillée des événements concrets confirme le cadre posé par le rapport et la résolution du 12e congrès du CCI :
1) Le défi ouvert que représente l'arme nucléaire possédée par l'Inde et le Pakistan, est un exemple qui, de façon presque certaine, sera suivi par d'autres puissances, et qui accroît considérablement le risque de l'emploi de bombes atomiques.
2) L'agressivité militaire croissante de l'Allemagne, libérée de la discipline de fer des blocs impérialistes, est un exemple qui sera suivi par le Japon, autre grande puissance, elle aussi sous la coupe du bloc US après 1945.
3) L'accélération terrifiante du chaos et de l'instabilité en Russie, sont aujourd'hui l'expression la plus caricaturale de la décomposition et le centre le plus dangereux de toutes les tendances vers la dissolution de l'ordre bourgeois mondial.
4) La résistance persistante de Netanyahou à la Pax Americana au Moyen-Orient et le fait que l'Afrique devienne une terre de massacres, sont d'autres exemples confirmant que :
Avec la perte de vue de tout projet concrètement réalisable, mis à part celui de “sauver les meubles” face à la crise économique, l'absence de perspective de la bourgeoise tend à mener à une perte de vue des intérêts de l'Etat ou du capital national dans son ensemble.
La vie politique de la bourgeoisie (des différentes fractions ou cliques) dans les pays les plus faibles, tend à se réduire à la lutte pour le pouvoir ou simplement pour pouvoir survivre. Cela devient un obstacle énorme à l'établissement d'alliances stables ou à une politique étrangère cohérente, laissant la place au chaos, à l'imprévisible et même à la folie dans les relations entre Etats.
L'impasse du système capitaliste mène à l'éclatement de certains Etats qui furent créés tardivement dans la décadence du capitalisme, sur des bases malsaines (comme l'URSS ou la Yougoslavie) ou avec des frontières artificielles comme en Afrique, menant à l'apparition de guerres visant à redessiner les frontières.
A cela, vient s'ajouter l'aggravation de tensions d'ordre racial, ethnique, religieux, tribal ou autre, un aspect très important de la situation mondiale actuelle.
Une des tâches les plus progressistes du capitalisme ascendant fut de remplacer les fragmentations religieuses ou ethniques de l'humanité par de grandes unités centralisées au niveau national (le melting pot américain, l'unité nationale des catholiques et protestants en Allemagne ou des populations de langue française et italienne en Suisse). Mais même en ascendance, la bourgeoisie fut incapable de surmonter ses divisions qui remontaient à la période d'avant le capitalisme. Alors que les génocides, les divisions et les lois ethniques étaient à l'ordre du jour dans les régions non capitalistes où le système se développait, de tels conflits ont survécu au coeur même du capitalisme (Cf. l'Ulster). Bien que la bourgeoisie prétende que l'holocauste contre les Juifs fut unique dans l'histoire moderne et qu'elle accuse de façon mensongère la Gauche communiste parce qu'elle “excuserait” ce crime, le capitalisme décadent en général, la décomposition en particulier, constituent la période des génocides et des “nettoyages ethniques”. Ce n'est qu'avec la décomposition que tous ces conflits récents ou anciens, qui apparemment n'ont rien à voir avec la “rationalité” de l'économie capitaliste, atteignent une explosion généralisée – ils sont le résultat de l'absence totale d'une perspective bourgeoise. L'irrationalité est une des caractéristiques marquantes de la décomposition. Aujourd'hui, nous n'avons pas seulement des intérêts stratégiques concrètement divergents, mais également le caractère absolument insoluble de ces conflits innombrables. (...) La fin du 20e siècle justifie le mouvement marxiste qui au début du siècle, contre le Bund en Russie, montra que la seule solution progressiste à la question juive en Europe était le révolution mondiale ou ceux qui plus tard montrèrent qu'il ne pouvait pas y avoir de formation progressiste d'Etats-nations dans les Balkans. (...)
En plus de la supériorité américaine sur ses rivaux, il existe un autre facteur stratégique, en lien direct avec la décomposition, expliquant la prédominance actuelle du chacun pour soi : l’effondrement du Bloc russe sans défaite militaire. Jusqu'à présent, historiquement, la redivision du monde à travers la guerre impérialiste avait été la précondition à la formation de nouveaux blocs, comme on l’a vu après 1945. (...) De cet effondrement sans guerre il résulte que :
Cette situation, en laissant complètement ouvertes les zones d’influence des plus et moins grandes puissances, et généralement de façon non satisfaisante, est un énorme encouragement au chacun pour soi, à une ruée non organisée en vue de positions et de zones d’influence.
Le principal alignement impérialiste entre les puissances européennes “nanties” et les plus dépourvues, qui a dominé la politique mondiale entre 1900 et 1939, était le produit de décennies voire même de siècles de développement capitaliste. L’alignement de la guerre froide a été pour sa part le résultat de plus d’une décennie de confrontations guerrières les plus aiguës et profondes entre les grandes puissances, du tout début des années 1930 jusqu'à 1945.
À l’opposé, l’effondrement de l’ordre mondial de Yalta est intervenu du jour au lendemain sans résoudre aucune des grandes questions des rivalités impérialistes posées par le capitalisme -excepté celle du déclin irréversible de la Russie.
Le seul “ordre mondial” impérialiste possible dans la décadence est celui des blocs impérialistes en vue de la guerre mondiale.
Dans le capitalisme décadent, il existe une tendance naturelle vers une bipolarisation impérialiste du monde, tendance qui ne peut être reléguée au second plan que lors de circonstances exceptionnelles, habituellement liées aux rapports de forces de classe entre la bourgeoisie et le prolétariat. Ce fut le cas après le 1re guerre mondiale jusqu'à la venue au pouvoir d'Hitler en Allemagne. Cette situation était le produit de la vague révolutionnaire mondiale qui a contraint la bourgeoisie d’abord à arrêter la guerre avant qu’elle n'aille jusqu'au bout de sa logique (c'est-à-dire la défaite totale de l’Allemagne qui aurait ouvert la voie à la formation de nouveaux blocs à l’intérieur du camp victorieux –probablement dirigés par la Grande-Bretagne et par les Etats-Unis), et qui l’a obligée ensuite, après la guerre, à collaborer pour sauver son système face à la menace prolétarienne. Ainsi, une fois le prolétariat battu et l’Allemagne remise de son épuisement, la 2e guerre mondiale a mis aux prises les mêmes principaux protagonistes que la première.
De façon évidente, aujourd’hui, les facteurs qui agissent contre la tendance à la bipolarité sont plus forts que dans les années 1920, où ils furent submergés par la formation de blocs en moins d’une décennie. Aujourd’hui, non seulement la suprématie évidente des États-unis, mais aussi la décomposition peuvent bien empêcher à jamais la formation de nouveaux blocs.
La décomposition est un énorme facteur favorisant le chacun pour soi. Mais elle n’élimine pas la tendance à la formation des blocs. Nous ne pouvons pas non plus prétendre théoriquement que la décomposition en tant que telle rend la formation de blocs impossible par principe. (...)
Ces deux considérations bourgeoises, la poursuite des ambitions impérialistes et la limitation de la décomposition, ne sont pas toujours et nécessairement opposées. En particulier, les efforts de la bourgeoisie allemande pour établir les premières fondations d’un éventuel bloc impérialiste en Europe de l’Est et pour stabiliser plusieurs des pays de cette zone contre le chaos, sont plus souvent complémentaires que contradictoires.
Nous savons aussi que le chacun pour soi et la formation de blocs ne sont pas dans l’absolu contradictoires, que les blocs ne sont que la forme organisée du chacun pour soi dans le but de canaliser une explosion unique de toutes les rivalités impérialistes refoulées.
Nous savons que le but à long terme des Etats-Unis, rester la puissance mondiale la plus forte, est un projet éminemment réaliste. Pourtant, dans la poursuite de ce but, ils sont empêtrés dans des contradictions insolubles. Pour l’Allemagne, c’est exactement le contraire : tandis que son projet à long terme d’un bloc mené par elle pourrait peut-être ne jamais se réaliser, sa politique concrète dans cette direction se révèle extrêmement réaliste. Nous avons souvent remarqué que les Etats-Unis et l’Allemagne sont les seules puissances qui aujourd’hui peuvent avoir une politique étrangère cohérente. A la lumière des récents événements, cela semble être plus le cas pour l’Allemagne que pour les Etats-Unis. (...)
L’alliance avec la Pologne, les avancées dans la péninsule balkanique, la réorientation de ses forces armées vers des interventions militaires sur des théâtres extérieurs, sont des pas dans la direction d’un futur bloc allemand. De petits pas, il est vrai, mais suffisants pour inquiéter considérablement la superpuissance mondiale. (...)
Toutes les organisations communistes ont expérimenté l’extrême difficulté depuis 1989 de convaincre la plupart des ouvriers de la validité de l’analyse marxiste des conflits impérialistes. Il y a deux raisons principales à cette difficulté. La première est la situation objective du chacun pour soi et le fait que les conflits d’intérêts des grandes puissances sont aujourd’hui, contrairement à la période de la Guerre Froide, encore largement cachés. L’autre raison cependant est que la bourgeoisie, avec son équation systématique identifiant le stalinisme avec le communisme, a été capable de présenter comme “marxiste” une vision complètement caricaturale de la guerre qui serait menée uniquement pour remplir les poches de quelques capitalistes cupides. Depuis 1989, la bourgeoisie a bénéficié énormément de cette falsification afin de semer la confusion la plus incroyable. Pendant la guerre du Golfe, la bourgeoisie elle-même a propagé la mystification pseudo-matérialiste d’une guerre “pour le prix du pétrole” afin de cacher le conflit sous-jacent entre les grandes puissances.
A l’opposé de cela, les organisations de la Gauche communiste (le BIPR et les groupes “bordiguistes”) ont exposé résolument les intérêts impérialistes des puissances impérialistes dans la tradition de Lénine et Rosa Luxemburg. Mais ils ont parfois mené ce combat avec des armes insuffisantes, en particulier avec une vision réductionniste, exagérant les motifs immédiats économiques de la guerre impérialiste moderne. Cela affaiblit l’autorité de l’argumentation marxiste. (...) Mais, en outre, cette approche “économiste” tombe dans la propagande de la bourgeoisie, comme le montre le cas de la CWO qui, sur base d'une telle approche, croit à une certaine réalité du “processus de paix” en Irlande.
Tout le milieu prolétarien partage la compréhension que la guerre impérialiste est le produit des contradictions du capitalisme, ayant en dernière analyse une cause économique. Mais chaque guerre qui a lieu dans une société de classe a aussi, et c'est un aspect important, une dimension stratégique, avec une dynamique interne propre. Hannibal marcha dans le nord de l’Italie avec ses éléphants, non pas pour ouvrir une route commerciale à travers les Alpes, mais comme moyen d'une stratégie militaire dans les guerres puniques “mondiales” entre Carthage et Rome pour la domination de la Méditerranée.
Avec l’avènement de la concurrence capitaliste, il est vrai que la cause économique de la guerre devient plus prononcée : c'est clair pour les guerres coloniales de conquête et les guerres nationales d’unification du siècle dernier. Mais la création du marché mondial et la division de la planète entre les nations capitalistes donnent aussi à la guerre, à l’époque de l’impérialisme, un caractère global et donc ainsi plus politique et stratégique, et cela à une échelle encore inconnue dans l’histoire. C’est déjà clairement le cas pour la 1re guerre mondiale. La cause fondamentale de cette guerre est strictement économique : les limites de l’expansion du marché mondial étaient atteintes relativement aux besoins du capital existant accumulé, signant l’entrée du système dans sa phase de décadence. Cependant, ce n’est pas “la crise cyclique de l’accumulation” économique en tant que telle (suivant l'idée du BIPR) qui a conduit à la guerre impérialiste en 1914, mais le fait que toutes les zones d’influence étaient déjà partagées, de sorte que les “derniers arrivés” ne pouvaient s’étendre qu’au détriment des puissances déjà établies. La crise économique en tant que telle était beaucoup moins brutale que celle par exemple des années 1870. En réalité, ce fut plus la guerre impérialiste qui annonça la future crise économique mondiale du capitalisme décadent en 1929, que le contraire.
De la même façon, la situation économique immédiate de l’Allemagne, la principale puissance poussant à un repartage du monde, était loin d’être critique en 1914 –entre autres parce qu’elle avait encore accès aux marchés de l’Empire britannique et d’autres puissances coloniales. Mais cette situation plaçait l’Allemagne, politiquement, à la merci de ses principaux rivaux. Le but principal de la guerre pour l’Allemagne était donc, non pas la conquête de tel ou tel marché, mais de briser la domination britannique des océans : d’une part au moyen d'une flotte de guerre allemande et d'un chapelet de colonies et de bases navales à travers le monde, et d’autre part, à travers une route terrestre vers le Moyen-Orient et l’Asie via notamment les Balkans. Déjà à cette époque, les troupes allemandes furent envoyées dans les Balkans à la poursuite de ces buts globaux stratégiques beaucoup plus qu’à cause du simple marché yougoslave. Déjà à cette époque, la lutte pour contrôler certaines matières premières clés ne furent qu’un moment dans la lutte généralisée pour la domination du monde.
Nombre d'opportunistes dans la 2e et 3e Internationale –et les partisans du “socialisme dans un seul pays”– utilisèrent un tel point de vue partiel, et en dernière analyse national, afin de nier “les ambitions économiques et donc impérialistes” de... leur propre pays. La Gauche marxiste, au contraire fut capable de défendre cette vision globale parce qu’elle comprit que l’industrie capitaliste moderne ne peut survivre sans marchés, matières premières, produits agricoles, moyens de transports et force de travail à sa disposition. (...) A l’époque impérialiste, où l’économie mondiale dans son ensemble forme un tout compliqué, les guerres locales ont non seulement des causes globales mais font toujours partie d’un système international de lutte pour la domination du monde. C’est pourquoi Rosa Luxemburg avait raison quand elle écrivait dans la Brochure de Junius que tous les Etats, grands ou petits, étaient devenus impérialistes. (...)
“La décadence de la société capitaliste trouve son expression éclatante dans le fait que, alors que les guerres avaient auparavant en vue le développement économique (période ascendante), aujourd’hui, l’activité économique se restreint essentiellement en vue de la guerre (période décadente). Cela ne signifie pas que la guerre soit devenue le but de la production capitaliste, le but restant toujours pour le capitalisme la production de la plus-value mais cela signifie que la guerre, prenant un caractère de permanence, est devenue le mode de vie du capitalisme décadent”. (“Rapport sur la Situation Internationale de la Gauche Communiste de France”, juillet 1945).
Cette analyse développée au sein de la Gauche communiste, représente un approfondissement supplémentaire de notre compréhension des conflits impérialistes : non seulement les buts économiques de la guerre impérialiste sont globaux et politiques, mais ils deviennent eux-mêmes dominés par des questions de stratégie et de “sécurité” militaires. Alors qu’au début de la décadence, la guerre était encore plus ou moins au service de l’économie, avec le passage du temps, la situation s’est renversée, l’économie est de façon croissante au service de la guerre. Un courant comme le BIPR, enraciné dans la tradition marxiste, est tout à fait conscient de cela : “... Nous devons clairement réitérer un élément de base de la pensée dialectique marxiste : quand les forces matérielles créent une dynamique vers la guerre, c’est cela qui devient la référence centrale pour les politiciens et les gouvernements. La guerre est menée pour vaincre : les amis et les ennemis sont choisis sur cette base.”
Et ailleurs dans le même article : “... il reste alors pour le leadership politique et l’armée d’établir la direction politique de chaque Etat selon un impératif unique : une estimation de comment accomplir une victoire militaire parce que cela dorénavant l’emporte sur la victoire économique.” (“Fin de la Guerre froide : nouvelle étape vers un nouvel alignement impérialiste”, Communist Review n° 10)
Ici nous sommes loin du pétrole du Golfe et des marchés yougoslaves. Mais malheureusement, cette compréhension n’est pas ancrée dans une théorie cohérente de l’irrationalité économique du militarisme aujourd’hui.
Par ailleurs, l'identification entre les tensions économiques et les antagonismes militaires conduit à une myopie en ce qui concerne la signification de l'Union européenne et de la monnaie unique, considérées par le BIPR comme le noyau d'un futur bloc continental. (...)
Jusqu’aux années 1990, la bourgeoisie n’a pas trouvé d’autre moyen de coordonner ses politiques économiques entre les Etats-nations – dans une tentative de maintenir la cohésion du marché mondial face à la crise économique permanente – que le cadre des blocs impérialistes. Dans ce contexte, la nature du bloc de l’Ouest pendant la Guerre froide, composé de toutes les puissances économiques leaders, était particulièrement favorable à la gestion internationale de la crise ouverte du capitalisme, permettant pendant longtemps d’empêcher la dislocation du commerce mondial qui eut lieu pendant les années 1930. Les circonstances de l’ordre impérialiste mondial après 1945, qui ont duré près d’un demi siècle, pouvaient ainsi donner l’impression que la coordination de la politique économique et l’endiguement des rivalités commerciales entre Etats grâce à l'existence de certaines règles et limites, constitue la fonction spécifique des blocs impérialistes.
Après 1989, cependant, quand les blocs impérialistes disparurent, la bourgeoisie des grands pays fut capable de trouver de nouveaux moyens de coopération économique internationale pour gérer la crise tandis qu’au niveau impérialiste la lutte de tous contre tous est rapidement passée au premier plan.
La situation a été parfaitement illustrée par l’attitude des Etats-Unis qui, au niveau impérialiste résistent massivement à tout mouvement vers une alliance militaire des Etats européens, mais qui, au niveau économique (après quelques hésitations initiales) soutiennent et même tirent avantage de l’Union européenne et du projet de l'Euro.
Pendant la Guerre froide, “le processus d’intégration européenne” était d’abord et avant tout un moyen de renforcer la cohésion du bloc US en Europe occidentale contre le Pacte de Varsovie. Si l’Union européenne a survécu au démantèlement du bloc occidental, c’est surtout parce qu'elle a assumé un nouveau rôle en tant que pôle de stabilité économique ancré au coeur de l’économie mondiale.
En ce sens, la bourgeoisie a appris des années passées à opérer une certaine séparation entre les questions de coopération économique (la gestion de la crise) et celles des alliances impérialistes. Et la réalité aujourd’hui montre que si la lutte chacun pour soi domine au niveau impérialiste ce n'est pas le cas au niveau économique. Mais si la bourgeoisie est capable de faire une telle distinction, c'est uniquement parce les deux phénomènes sont distincts, même si pas complètement séparés : en réalité “l'Euroland” illustre parfaitement que les intérêts stratégiques impérialistes et le commerce mondial des Etats-nations ne sont pas identiques. L’économie des Pays-Bas par exemple, est fortement dépendante du marché mondial en général et de l’économie allemande en particulier. C’est la raison pour laquelle ce pays a été l’un des plus chauds partisans au sein de l’Europe de la politique allemande envers une monnaie commune. Au niveau impérialiste au contraire, la bourgeoisie néerlandaise, précisément à cause de sa proximité géographique de l’Allemagne, s’oppose aux intérêts de son puissant voisin chaque fois qu’elle le peut, et elle constitue un des alliés les plus loyaux des Etats-Unis sur le continent. Si “l’Euro” était d’abord et avant tout une pierre angulaire d’un futur bloc allemand, La Haye serait la première à s’y opposer. Mais en réalité, la Hollande, la France et d’autres pays qui craignent la résurgence impérialiste de l’Allemagne, soutiennent la monnaie unique précisément parce qu’elle ne menace pas leur sécurité nationale, c'est-à-dire leur souveraineté militaire.
A l’opposé d’une coordination économique, basée sur un contrat entre Etats bourgeois souverains (sous la pression de contraintes économiques données et des rapports de forces, évidemment) un bloc impérialiste est un corset de fer imposé sur un groupe d’Etats par la suprématie militaire d’un pays leader et tenus ensemble par une volonté commune de détruire l’alliance militaire opposée. Les blocs de la Guerre froide n’ont pas surgi à travers des accords négociés : ils ont été le résultat de la 2e guerre mondiale. Le bloc de l’Ouest est né parce que l’Europe occidentale et le Japon étaient occupés par les Etats-Unis alors que l’Europe de l’Est avait été envahie par l’URSS.
Le bloc de l’Est ne s’est pas effondré à cause d’une modification de ses intérêts économiques et de ses alliances commerciales, mais parce que le leader, qui tenait le bloc ensemble par la force et le sang, n’a plus été en mesure d’assumer cette tâche. Et le bloc de l’Ouest – qui était plus fort et qui ne s’est pas effondré – est mort simplement parce que l’ennemi commun avait disparu. Comme l’a écrit un jour Winston Churchill, les alliances militaires ne sont pas le produit de l’amour mais de la peur : la peur de l’ennemi commun.
L’Europe et l’Amérique du Nord sont les deux centres principaux du capitalisme mondial. Les Etats-Unis, en tant que puissance dominante de l’Amérique du Nord, étaient destinés par leur dimension continentale, par leur situation à une distance de sécurité des ennemis potentiels en Europe et en Asie et par leur force économique, à devenir la puissance leader dans le monde.
Au contraire, la position économique et stratégique de l’Europe l’a condamnée à devenir et à rester le principal foyer de tensions impérialistes dans le capitalisme décadent. Champ de bataille principal dans les deux guerres mondiales et continent divisé par le “rideau de fer” pendant la Guerre froide, l’Europe n’a jamais constitué une unité et sous le capitalisme elle ne la constituera pas.
A cause de son rôle historique comme berceau du capitalisme et de sa situation géographique comme demi-péninsule de l’Asie s’étendant jusqu’au nord de l’Afrique, l’Europe au 20e siècle est devenue la clé de la lutte impérialiste pour la domination mondiale. En même temps, entre autres à cause de sa situation géographique, l’Europe est particulièrement difficile à dominer sur le plan militaire. La Grande-Bretagne, même au temps où elle “régnait sur les mers”, a dû se débrouiller pour surveiller l’Europe à travers un système compliqué de “rapports de forces”. Quant à l’Allemagne sous Hitler, même en 1941, sa domination du continent était plus apparente que réelle, dans la mesure où la Grande-Bretagne, la Russie et l’Afrique du Nord étaient entre des mains ennemies. Même les Etats-Unis, au plus fort de la Guerre froide, n’ont jamais réussi à dominer plus de la moitié du continent. Ironiquement, depuis leur “victoire” sur l’URSS, la position des Etats-Unis en Europe s’est considérablement affaiblie, avec la disparition de “l’Empire du Mal”. Bien que la superpuissance mondiale maintienne une présence militaire considérable sur le vieux continent, l’Europe n’est pas une zone sous-développée qui peut être contrôlée par une poignée de baraquements de GIs : des pays industriels du G7 sont européens.
En fait, tandis que les Etats-Unis peuvent, pratiquement à leur gré, manoeuvrer militairement dans le Golfe persique, le temps et l’effort imposés à Washington pour imposer sa politique dans l'ex-Yougoslavie, révèlent la difficulté actuelle pour la seule superpuissance restante de maintenir une présence décisive à 5000 kilomètres de son territoire.
Non seulement les conflits dans les Balkans ou le Caucase sont directement reliés à la lutte pour le contrôle de l’Europe, mais également ceux en Afrique et au Moyen-Orient. Le nord de l’Afrique constitue le rivage sud du bassin méditerranéen, sa côte nord-est (particulièrement “la Corne”) domine l’approche au canal de Suez, le sud de l’Afrique, les routes maritimes du sud entre l’Europe et l’Asie. Si Hitler, malgré l’étirement de ses ressources militaires en Europe, envoya Rommel en Afrique, c’est surtout parce qu’il savait qu’autrement l’Europe ne pouvait être contrôlée.
Ce qui est vrai pour l’Afrique l’est d’autant plus pour le Moyen-Orient, le point névralgique où l’Europe, l’Asie et l’Afrique se rencontrent. La domination du Moyen-Orient est l’un des principaux moyens par lequel les Etats-Unis peuvent rester une puissance décisive “européenne” et globale (d’où l’importance vitale de la “Pax Americana” entre Israël et les Palestiniens pour Washington).
L’Europe est aussi la raison principale pour laquelle Washington, depuis plus de 8 ans, a fait de l’Irak son point d’achoppement des crises internationales : en tant que moyen de diviser les puissances européennes. Tandis que la France et la Russie sont les alliés de l’Irak, la Grande-Bretagne est l’ennemi “naturel” du régime actuel à Bagdad, alors que l’Allemagne est plus proche des rivaux régionaux de l’Irak comme la Turquie et l’Iran.
Mais si l’Europe est le centre des tensions impérialistes aujourd’hui, c’est surtout parce que les principales puissances européennes ont des intérêts militaires divergents. On ne doit pas oublier que les deux guerres mondiales ont commencé d’abord comme des guerres entre les puissances européennes –tout comme les guerres des Balkans dans les années 1990. (...)
[1] [25] Voir “Europe de l'Est, les armes de la bourgeoisie contre le prolétariat”, Revue Internationale n°34, 3e trimestre 1983.
[2] [26] Voir “La décomposition du capitalisme”, Revue Internationale n°57, 2e trimestre 1989.
[3] [27] Voir “La décomposition, phase ultime de la décadence du capitalisme”, Revue Internationale n° 62, 3e trimestre 1990.
[4] [28] Voir “Irak, un revers des Etats-Unis qui renforce les tensions guerrières”, Revue Internationale n° 93, 2e trimestre 1998.
[5] [29] Revue Internationale n°90, page 7.
[6] [30] “Rapport sur la situation internationale”, Revue Internationale n°67, 4e trimestre 1991.
(texte d'orientation)
1) Sur les 15 pays que compte l'Union européenne, 13 ont aujourd'hui des gouvernements dirigés par des partis social-démocrates où à participation sociale-démocrate (seules l'Espagne et l'Irlande font exception). Cette réalité a évidemment fait l'objet d'analyses et de commentaires de la part des journalistes bourgeois ainsi que de la part des groupes révolutionnaires. C'est ainsi que pour un “spécialiste” de politique internationale comme Alexandre Adler : “les gauches européennes ont au moins un objectif unique : la préservation de l'Etat providence, la défense d'une sécurité commune des Européens” (Courrier International, n°417) De même, Le Prolétaire de l'automne 1998 consacre un article à cette question qui affirme avec raison que la prédominance actuelle de la social-démocratie à la tête de la plupart des pays d'Europe correspond bien à une politique délibérée et coordonnée à l'échelle internationale de la bourgeoisie contre la classe ouvrière. Cependant, tant dans les commentaires bourgeois que dans l'article du Prolétaire on ne comprend pas la spécificité de cette politique par rapport à celles qu'a menées la classe dominante dans les périodes passées depuis la fin des années 1960. Il nous appartient donc de comprendre les causes du phénomène politique auquel nous assistons à l'heure actuelle à l'échelle européenne et même à l'échelle mondiale (avec la présence des démocrates à la tête de l'exécutif des Etats-Unis). Cela dit, avant même que de rechercher ces causes, il importe de répondre à une question : Peut-on considérer que le fait, indiscutable, de la présence presque hégémonique des partis social-démocrates à la tête des pays d'Europe occidentale résulte d'un phénomène d'ensemble avec des causes communes pour tous les pays ou bien peut on estimer qu'il s'agit d'une convergence circonstancielle d'une série de situations particulières et spécifiques à chaque pays ?
2) Le marxisme se distingue de la démarche empirique en ce sens qu'il ne tire pas ses conclusions à partir seulement des faits observés à un moment donné mais qu'il interprète et intègre ces faits dans une vision historique et globale de la réalité sociale. Cela dit, en tant que méthode vivante, le marxisme se préoccupe d'examiner en permanence cette réalité n'hésitant jamais à remettre en cause les analyses qu'il avait élaborées auparavant :
En aucune façon, la méthode marxiste ne doit être considérée comme un dogme intangible face auquel la réalité n'aurait d'autre alternative que de se plier. Un telle conception du marxisme est celle des bordiguistes (ou de feu le FOR qui niait la réalité de la crise parce qu'elle ne correspondait pas à ses schémas). Elle n'est pas celle que le CCI a héritée de Bilan et de l'ensemble de la Gauche communiste. Si la méthode marxiste se garde bien de s'en tenir aux faits immédiats et refuse de se soumettre aux “évidences” célébrées par les idéologues de la bourgeoisie, elle a cependant pour obligation de tenir compte en permanence de ces faits. Face au phénomène de la présence massive de la gauche à la tête des pays européens, on peut évidemment s'employer à trouver pour chaque pays des raisons spécifiques qui militent en faveur d'une telle disposition des forces politiques. Par exemple, nous avons attribué à l'extrême faiblesse politique et aux divisions de la droite en France le retour de la gauche au gouvernement en 1997. De même nous avons vu que des considérations de politique étrangère avaient joué un rôle important dans la constitution du gouvernement de gauche en Italie (contre le “pôle” de Berlusconi favorable à l'alliance avec les Etats-Unis) ou en Grande-Bretagne (où les conservateurs étaient profondément divisés par rapport à l'Union européenne et aux Etats-Unis). Cependant, vouloir faire découler la situation politique actuelle en Europe de la simple somme des situations particulières des pays qui la composent serait un exercice tout à fait vain et contraire à l'esprit du marxisme. En fait, dans la méthode marxiste, la quantité devient, dans certaines circonstances, une qualité nouvelle. Lorsque l'on constate que jamais depuis qu'ils ont rejoint le camp bourgeois autant de partis socialistes n'ont été simultanément au gouvernement (même si tous l'avaient été à un moment ou à un autre), lorsqu'on voit aussi que dans des pays aussi importants que la Grande-Bretagne et l'Allemagne (où la bourgeoisie habituellement maîtrise remarquablement son jeu politique) la gauche a été installée au gouvernement de façon délibérée par la bourgeoisie, il est nécessaire de considérer qu'il s'agit là d'une “qualité” nouvelle qui ne peut se résumer dans la simple superposition de “cas particuliers[1] [33]”.
D'ailleurs, ce n'est pas autrement que nous avions raisonné lorsque nous avons mis en évidence le phénomène de “gauche dans l'opposition”, à la fin des années 1970. C'est ainsi que le texte adopté par le 3e congrès du CCI, et qui donnait le cadre de notre analyse sur la gauche dans l'opposition, commençait par prendre en compte le fait que dans la plus grande partie des pays d'Europe, la gauche avait été écartée du pouvoir :
“Il suffit de jeter un bref coup d'œil pour constater que… l'arrivée de la gauche au pouvoir ne s'est pas vérifiée ; mieux encore, la gauche a été cette dernière année systématiquement écartée du pouvoir dans la majeure partie des pays de l'Europe. Il suffit de citer le Portugal, l'Italie, l'Espagne, les pays scandinaves, la France, la Belgique, l'Angleterre ainsi qu'Israël pour le constater. Il ne reste pratiquement que deux pays en Europe où la gauche reste au pouvoir : l'Allemagne et l'Autriche.” (“Dans l'opposition comme au gouvernement, la ‘gauche’ contre la classe ouvrière”, Revue internationale n°18)
3) Dans l'analyse des causes qui motivent la venue de la gauche au gouvernement dans tel ou tel pays européen, il faudra continuer à prendre en compte des facteurs spécifiques (par exemple, dans le cas de la France, l'extrême faiblesse de “la droite la plus bête du monde”). Cependant, il est fondamental que les révolutionnaires soient en mesure de donner au phénomène d'ensemble une réponse d'ensemble et la plus complète possible. C'est ce que le CCI avait fait en 1979, lors de son 3e congrès, à propos de la gauche dans l'opposition et la meilleure façon de reprendre ce travail est de rappeler avec quelle méthode nous avions analysé ce phénomène à l'époque :
“Suite à l'apparition de la crise et aux premières manifestations de la lutte ouvrière, la gauche au gouvernement était la réponse la plus adéquate du capitalisme durant les premières années (...), tout comme la gauche posant sa candidature au gouvernement remplissait efficacement sa fonction d'encadrement du prolétariat, le démobilisant et le paralysant par ses mystifications du ‘changement’ et de l'électoralisme.
La gauche devait rester et est restée dans cette position tant que cette position lui permettait de remplir sa fonction. Il ne s'agit donc pas d'une erreur que nous aurions commise dans le passé mais de quelque chose de différent et de plus substantiel, d'un changement qui est intervenu dans l'alignement des forces de la bourgeoisie. Ce serait une grave erreur de ne pas reconnaître à temps ce changement et de continuer à répéter dans le vide sur ‘le danger de la gauche au pouvoir’. Avant de poursuivre l'examen du pourquoi de ce changement et de sa signification, il faut insister tout particulièrement sur le fait qu'il ne s'agit pas là d'un phénomène circonstanciel et limité à tel ou tel pays, mais d'un phénomène général, valable à court terme et peut être à moyen terme pour l'ensemble des pays du monde occidental. (...)
Après avoir efficacement réalisé sa tâche d'immobilisation de la classe ouvrière durant ces dernières années, la gauche au pouvoir ou en marche vers le pouvoir ne peut plus assumer cette fonction qu'en se plaçant aujourd'hui dans l'opposition. Les raisons de ce changement sont multiples ; elles relèvent notamment de conditions particulières spécifiques aux divers pays, mais ce sont là des raisons secondaires ; les principales raisons résident dans l'usure subie par la gauche et le lent dégagement des mystifications de la gauche de la part des masses ouvrières. La récente reprise des luttes ouvrières et leur radicalisation en sont le témoignage évident.
Rappelons les trois critères dégagés lors des analyses et discussions antérieures pour la gauche au pouvoir :
La gauche réunissait le mieux et le plus efficacement ces trois conditions, et les Etats-Unis, leader du bloc, appuyaient plus volontiers son arrivée au pouvoir, avec des réserves toutefois pour ce qui concerne les PC. (...) Mais si les Etats-Unis restaient quand même méfiants pour ce qui concerne les PC, leur soutien au maintien ou à l'arrivée des socialistes au pouvoir, partout où cela était possible, était total. (...)
Revenons aux critères pour la gauche au pouvoir. En les examinant de plus près, nous voyons que même si la gauche les représente le mieux, ils ne sont pas tous le patrimoine exclusif de la gauche. Les deux premiers, les mesures de capitalisme d'Etat et l'intégration dans le bloc peuvent parfaitement être accomplis, si la situation l'exige, par d'autres forces politiques de la bourgeoisie, comme les partis du centre ou même carrément de la droite[2] [34] (...) Par contre, le troisième critère, l'encadrement de la classe ouvrière, est l'apanage propre et exclusif de la gauche. C'est sa fonction spécifique, sa raison d'être.
Cette fonction, la gauche ne l'accomplit pas uniquement, et même pas généralement au pouvoir. (...) En règle générale, la participation de la gauche au pouvoir n'est absolument nécessaire que dans deux situations précises :
En dehors de ces deux situations extrêmes, dans lesquelles la gauche ne peut pas ne pas s'exposer ouvertement comme défenseur inconditionnel du régime bourgeois en affrontant ouvertement et violemment la classe ouvrière, la gauche doit toujours veiller à ne pas trop dévoiler sa véritable identité et sa fonction capitaliste et à maintenir la mystification que sa politique vise la défense des intérêts de la classe ouvrière. (…) Ainsi, même si la gauche comme tout autre parti bourgeois aspire ‘légitimement’ à accéder au pouvoir étatique, on doit cependant noter une différence qui distingue ces partis des autres partis de la bourgeoisie pour ce qui concerne leur présence au pouvoir. C'est que ces partis de la gauche prétendent être des partis ‘ouvriers’ et comme tels ils sont obligés de se présenter devant les ouvriers avec un masque, une phraséologie ‘anticapitaliste’ de loups vêtus de peau de mouton. Leur séjour au pouvoir les met dans une situation ambivalente plus difficile que pour tout autre parti franchement bourgeois. Un parti ouvertement bourgeois exécute au pouvoir ce qu'il disait être, la défense du capital, et ne se trouve nullement discrédité en faisant une politique anti-ouvrière. Il est exactement le même dans l'opposition que dans le gouvernement. C'est tout le contraire en ce qui concerne les partis dits ‘ouvriers’. Ils doivent avoir une phraséologie ouvrière et une pratique capitaliste, un langage dans l'opposition et une pratique absolument opposée dans le gouvernement. (…) Après une première explosion de mécontentement et de convulsions sociales qui avait surpris la bourgeoisie, et n'a été neutralisée que par la ‘gauche au pouvoir’, la continuation de la crise qui s'aggrave, les illusions de la gauche au pouvoir qui se dissipent, la reprise de la lutte qui s'annonce, il devenait urgent que la gauche retrouve sa place dans l'opposition et radicalise sa phraséologie pour pouvoir contrôler cette reprise des luttes qui se fait jour. Evidemment, cela ne peut être un absolu définitif, mais c'est actuellement et pour le proche avenir un fait général[3] [35].” (Ibid.)
4) Le texte de 1979, comme on le voit, rappelait la nécessité d'examiner le phénomène du déploiement des forces politiques à la tête des Etats bourgeois sous trois angles différents :
Il affirmait également que ce dernier aspect est, en dernière instance, le plus important dans la période historique ouverte avec la reprise prolétarienne à la fin des années 1960.
Dans la compréhension de la situation présente c'est un facteur que le CCI a déjà pris en compte dès janvier 1990 lors de l'effondrement du bloc de l'Est et le recul de la conscience qu'il avait provoqué dans la classe ouvrière : “C'est pour cette raison, en particulier, qu'il convient de mettre à jour l'analyse développée par le CCI sur la ‘gauche dans l'opposition’. Cette carte était nécessaire à la bourgeoisie depuis la fin des années 1970 et tout au long des années 1980 du fait de la dynamique générale de la classe vers des combats de plus en plus déterminés et conscients, de son rejet croissant des mystifications démocratiques, électorales et syndicales. (…) En revanche, le recul actuel de la classe n'impose plus à la bourgeoisie, pour un certain temps, l'utilisation prioritaire de cette stratégie.” (Revue internationale n°61)
Cependant, ce qui a l'époque était appréhendé comme une possibilité s'impose aujourd'hui comme règle quasi générale (plus générale encore que celle de la gauche dans l'opposition au cours des années 1980). Après avoir vu la possibilité du phénomène il importe donc de comprendre les causes de son apparition en prenant en compte les trois facteurs énoncés plus haut.
5) La recherche des causes du phénomène d'hégémonie de la gauche à la tête des pays européens doit se baser sur la prise en compte des caractéristiques spécifiques de la période actuelle. Ce travail appartient aux trois rapports sur la situation internationale présentés au congrès et il n'y a pas lieu d'y revenir ici de façon détaillée. Il est toutefois important de comparer la situation actuelle avec celle des années 1970 lorsque la bourgeoisie avait joué la carte de la gauche au gouvernement ou en marche vers le gouvernement.
Sur le plan économique, les années 1970 sont les premières années de la crise ouverte du capitalisme. En fait, c'est surtout à partir de la récession de 1974 que la bourgeoisie prend conscience de la gravité de la situation. Cependant, malgré la violence des convulsions de cette période, la classe dominante s'accroche à l'illusion qu'elles pourront être surmontées. Attribuant ses difficultés à la hausse des prix du pétrole faisant suite à la guerre du Kippour de 1973, elle espère surmonter celles-ci avec une stabilisation des prix pétroliers et la mise en place d'autres sources d'énergie. De même elle mise sur une relance basée sur les crédits très importants (puisés sur les “pétrodollars”) qui sont octroyés aux pays du tiers-monde. Enfin, elle s'imagine que de nouvelles mesures de capitalisme d'Etat de type néo-keynésien permettront de stabiliser les mécanismes de l'économie dans chaque pays.
Sur le plan des conflits impérialistes, on assiste à leur aggravation du fait principalement du développement de la crise économique même si cette aggravation est encore bien en deçà de celle du début des années 1980. La nécessité d'une plus grande discipline au sein de chacun des deux blocs constitue une donnée importante des politiques bourgeoises (c'est ainsi que dans un pays comme la France, la venue de Giscard d'Estaing en 1974 met fin aux velléités “d'indépendance” qui caractérisaient la période gaulliste).
Sur le plan de la lutte de classe, cette période est caractérisée par la très forte combativité qui s'est développée dans tous les pays du monde dans le sillage de mai 1968 en France et du “mai rampant” italien de 1969 ; une combativité qui avait surpris la bourgeoisie dans un premier temps.
Sur ces trois aspects, la situation actuelle se distingue très notablement de celle des années 1970.
Sur le plan économique, il y a belle lurette que la bourgeoisie a perdu ses illusions d'alors sur une “sortie” de la crise. Malgré les campagnes de la période passée sur les bienfaits de la “mondialisation”, elle n'escompte plus revenir au temps béni des “trente glorieuses” même si elle espère encore limiter les dégâts. Mais même cette dernière espérance est sévèrement battue en brèche depuis l'été 1997 avec l'effondrement des “dragons” et des “tigres”, suivi par celui de la Russie et du Brésil en 1998.
Sur le plan des conflits impérialistes, la situation s'est modifiée radicalement : il n'existe plus aujourd'hui de blocs impérialistes. Cependant, les affrontements guerriers n'ont pas cessé pour autant. Ils se sont même aggravés, multipliés et rapprochés des pays centraux, notamment des métropoles d'Europe occidentale. Ils sont également marqués par une tendance à une participation de plus en plus directe des grandes puissances, particulièrement de la première d'entre elles, alors que les années 1970 connaissaient un certain désengagement de celles-ci, particulièrement des Etats-Unis qui quittaient le Vietnam.
Sur le plan des luttes ouvrières, la période actuelle est encore marquée par le recul de la combativité et de la conscience provoqué par les événements de la fin des années 1980 (effondrement du bloc de l'Est et des régimes “socialistes”), début des années 1990 (guerre du Golfe, guerre en Yougoslavie, etc.) même si des tendances à une reprise de la combativité se font sentir et si on constate une fermentation politique en profondeur qui reste encore très minoritaire.
Enfin, il est important de souligner le facteur nouveau affectant la vie de la société aujourd'hui et qui n'existait pas au cours des années 1970 : l'entrée dans la phase de décomposition de la période de décadence du capitalisme.
6) Ce dernier facteur est à prendre en compte pour comprendre le phénomène présent de venue de la gauche au gouvernement. La décomposition affecte toute la société et au premier chef la classe dominante de celle-ci : la bourgeoisie. Ce phénomène est particulièrement spectaculaire dans les pays de la périphérie et constitue un facteur d'instabilité croissante venant souvent alimenter les affrontements impérialistes. Nous avons mis en évidence que dans les pays les plus développés, la classe dominante était beaucoup plus en mesure de contrôler les effets de la décomposition mais en même temps on peut constater qu'elle ne peut pas s'en prévenir totalement. Un des exemples les plus spectaculaires est certainement la pantalonnade du “Monicagate” au sein de la première bourgeoisie mondiale qui, si elle peut viser à une réorientation de la politique impérialiste de celle-ci, provoque en même temps une atteinte sensible de son autorité.
Au sein de l'éventail des partis bourgeois, tous les secteurs ne sont pas affectés de la même façon par le phénomène de la décomposition. Tous les partis bourgeois ont évidemment pour vocation la préservation des intérêts globaux à court terme et à long terme du capital national. Cependant, dans cet éventail, les partis qui ont la plus claire conscience de leurs responsabilités sont en général les partis de gauche par le fait qu'ils sont moins liés aux intérêts à court terme de tel ou tel secteur capitaliste et aussi par le fait que la bourgeoisie leur a déjà attribué un rôle de tout premier plan dans les moments décisifs de la vie de la société (guerres mondiales et surtout périodes révolutionnaires). Evidemment, les partis de gauche sont également affectés par les effets de la décomposition, la corruption, les scandales, les tendances à l'éclatement, etc. Cependant, l'exemple de pays comme l'Italie ou la France mettent en évidence qu'ils sont, de par leurs caractéristiques, plus épargnés que la droite par ces effets. En ce sens, un des éléments permettant d'expliquer la venue de partis de gauche au gouvernement dans beaucoup de pays consiste dans la plus grande résistance de ces partis à la décomposition, et notamment leur plus grande cohésion (ce qui est valable également pour un pays comme la Grande-Bretagne où les tories étaient beaucoup plus divisés que les travaillistes)[4] [36].
Un autre facteur permettant d'expliquer le “succès” actuel de la gauche en lien avec la décomposition est la nécessité de redonner du tonus à la mystification démocratique et électorale. L'effondrement des régimes staliniens a constitué un facteur très important de relance de ces mystifications, et particulièrement auprès des ouvriers qui, tant qu'existait un système présenté comme différent du capitalisme, pouvaient nourrir un espoir dans une alternative au capitalisme (même s'ils se faisaient déjà peu d'illusions sur la réalité des pays “socialistes”). Cependant, la guerre du Golfe en 1991 a porté un coup aux illusions démocratiques. Plus encore, le désenchantement général envers les valeurs traditionnelles de la société qui caractérise la décomposition, et qui s'exprime principalement par l'atomisation et le “chacun pour soi”, ne pouvait pas ne pas avoir d'effet sur l'impact idéologique des institutions classiques des Etats capitalistes, et particulièrement sur la base de celles-ci, les mécanismes démocratiques et électoraux. Et justement, la victoire électorale de la gauche dans des pays où, conformément aux nécessités de la bourgeoisie, la droite avait gouverné pendant une très longue période (notamment dans deux pays aussi importants que l'Allemagne et la Grande-Bretagne) a pu constituer un facteur important de réanimation des mystifications électoralistes.
7) L'aspect conflits impérialistes (qu'il faut d'ailleurs mettre en lien avec la question de la décomposition : effondrement du bloc de l'Est, “chacun pour soi” dans l'arène internationale) constitue un facteur important de la venue de la gauche au gouvernement dans beaucoup de pays. Nous avons déjà vu que la nécessaire réorientation de la diplomatie de l'Italie au détriment de l'alliance américaine avait constitué un facteur de premier plan de la désagrégation et de la disparition de la Démocratie chrétienne dans ce pays de même que de l'écartement du “pôle” de Berlusconi (plus favorable aux Etats-Unis). Nous avons vu également que la plus grande homogénéité du Labour en Grande-Bretagne en faveur d'une politique plus ouverte envers l'Union européenne était une des clés du choix de Blair par la bourgeoisie britannique. Enfin, la venue au gouvernement en Allemagne des secteurs politiques les plus éloignés de l'hitlérisme et qui s'étaient même confectionné un costume de “pacifisme” (social-démocratie et surtout “verts”) constitue un meilleur paravent à l'affirmation des visées impérialistes de ce pays, principal rival des Etats-Unis à long terme. Cependant, il existe un autre élément à prendre en considération et qui s'applique aussi aux pays (comme la France) où il n'y a pas de différence entre la droite et le gauche en politique internationale. Il s'agit de la nécessité pour chaque bourgeoisie des pays centraux d'une participation croissante aux conflits militaires qui ravagent le monde et de la nature même de ces conflits. En effet, ces derniers se présentent souvent comme d'horribles massacres de populations civiles face auxquels la “communauté internationale” se doit de faire valoir “le droit” et mettre en place des missions “humanitaires”. Depuis 1990, la presque totalité des interventions militaires des grandes puissances (et particulièrement celle en Yougoslavie) s'est habillée de ce costume et non de celui de la défense des “intérêts nationaux”. Et pour conduire les guerres “humanitaires” il est clair que la gauche et mieux placée que la droite (même si cette dernière peut aussi faire l'affaire), elle dont un des fonds de commerce est justement la “défense des droits de l'homme[5] [37]”.
8) Sur le plan de la gestion de la crise économique il existe également des éléments qui vont en faveur d'une venue de la gauche au gouvernement dans la plupart des pays. C'est notamment l'échec aujourd'hui patent des politiques ultra libérales dont Reagan et Thatcher étaient les représentants les plus notables. Evidemment, la bourgeoisie ne peut faire autre chose que de poursuivre ses attaques économiques contre la classe ouvrière. De même, elle ne reviendra pas sur les privatisations qui lui ont permis :
Cela dit, la faillite des politiques ultra-libérales (qui s'est exprimée notamment avec la crise asiatique) apporte de l'eau aux tenants d'une politique de plus grande intervention de l’Etat. Cela est valable au niveau des discours idéologiques : il faut que la bourgeoisie fasse semblant de corriger ce qu'elle peut présenter comme ses erreurs, l'aggravation de la crise, afin d'éviter que celle-ci ne favorise la prise de conscience du prolétariat. Mais c'est également valable au niveau des politiques réelles : la bourgeoisie prend conscience des “excès” de la politique “ultra-libérale”. Dans la mesure où la droite était fortement marquée par cette politique de “moins d'Etat”, la gauche est pour le moment la plus indiquée pour mettre en œuvre un tel changement (même si l'on sait que la droite peut également prendre ce type de mesures comme elle l'avait fait dans les années 1970 avec Giscard d'Estaing en France et même si aujourd'hui c'est une homme de droite, Aznar, qui en Espagne se réclame de la politique menée par le travailliste Blair). La gauche ne peut pas rétablir le “welfare state” mais elle fait semblant de ne pas trahir complètement son programme en rétablissant une plus grande intervention de l’Etat dans l'économie.
En outre, l'échec de la “mondialisation débridée” qui s'est notamment concrétisé par la crise asiatique constitue un facteur supplémentaire venant apporter de l'eau au moulin de la gauche. Lorsque la crise ouverte s'est développée, à partir des années 1970, la bourgeoisie a compris qu'il ne fallait pas qu'elle recommence les erreurs qui avaient contribué à aggraver celle des années 1930. En particulier, malgré toutes les tendances qui se faisaient jour en ce sens, il fallait combattre la tentation d'un repliement sur soi, du protectionnisme et de l'autarcie qui risquaient de porter un coup fatal au commerce international. C'est pour cela que la Communauté économique européenne à pu poursuivre son chemin jusqu'à aboutir à l'Union européenne et à la mise en place de l'Euro. C'est pour cela également que s'est mise en place l'Organisation mondiale du commerce visant à limiter les droits de douane et à favoriser les échanges internationaux. Cependant, cette politique d'ouverture des marchés a constitué un facteur important d'explosion de la spéculation financière (qui constitue le “sport” favori des capitalistes en période de crise quand ils se détournent de l'investissement productif aux faibles perspectives de rentabilisation) dont l'effondrement des pays asiatiques a mis en évidence les dangers. Même si la gauche ne remettra pas en cause fondamentalement la politique de la droite dans ce domaine, elle est plus favorable à une plus grande régulation des flux financiers internationaux (régulation dont une des formules est la “taxe Tobin”) permettant de limiter les excès de la “mondialisation”. Ce faisant, sa politique vise à créer une sorte de “cordon sanitaire” autour des pays les plus développés permettant de limiter l'impact des convulsions qui affectent les pays de la périphérie.
9) La nécessité de faire face au développement de la lutte de classe constitue un facteur essentiel de la venue de la gauche au gouvernement dans la période actuelle. Mais avant que d'en déterminer les raisons il faut relever les différences entre la situation actuelle et celle des années dans ce domaine. Dans les années 1970, la venue de la gauche au gouvernement avait comme argument auprès des masses ouvrières :
De façon crue, on peut dire que “l'alternative de gauche” avait pour fonction de canaliser le mécontentement et la combativité des ouvriers dans les urnes électorales.
Aujourd'hui, les différents partis de gauche qui ont accédé au gouvernement en gagnant les élections étaient bien loin de tenir le langage “ouvrier” qu'ils tenaient au début des années 1970. Les exemples les plus frappants sont bien ceux de Blair qui se fait l'apôtre d'une troisième voie et de Schröder tenant d'un “nouveau centre”. En fait, il ne s'agissait pas de canaliser un combativité qui est encore très faible vers les urnes mais de se donner les moyens qu'une fois au gouvernement la gauche n'ait pas un langage trop différent de celui qu'elle avait durant la campagne électorale, et ceci afin d'éviter un discrédit rapide comme cela avait été le cas dans les années 1970 (par exemple, les travaillistes anglais venus au gouvernement début 1974 dans la foulée de la grève des mineurs avaient dû en sortir dès 1979 face à une combativité qui allait atteindre des niveaux exceptionnels au cours de cette même année). Le fait que la gauche d'aujourd'hui ait un visage beaucoup plus “bourgeois” que dans les années 1970 découle bien de la faiblesse actuelle de la combativité ouvrière. Cela permet à la gauche de venir remplacer la droite au gouvernement sans trop d'à coups. Cependant, la généralisation des gouvernements de gauche dans les pays les plus avancés n'est pas seulement un phénomène “par défaut” lié à la faiblesse de la classe ouvrière. Elle joue également un rôle “positif” pour la bourgeoisie face à son ennemi mortel. Et cela, aussi bien à moyen terme qu'à court terme.
A moyen terme l'alternance n'a pas seulement permis de recrédibiliser le processus électoral, elle permet aux partis de droite de se refaire des forces dans l'opposition[7] [39] afin de pouvoir mieux jouer leur rôle lorsque réapparaîtra une situation rendant nécessaire la gauche dans l'opposition avec une droite “dure” au pouvoir[8] [40].
Dans l'immédiat, le langage “modéré” de la gauche pour faire passer ses attaques permet de s'éviter les explosions de combativité favorisées par les provocations du langage dur de la droite modèle Thatcher. Et c'est bien là un des objectifs importants de la bourgeoisie. Dans la mesure où, comme nous l'avons mis en évidence, une des conditions essentielles permettant à la classe ouvrière de regagner le terrain qu'elle a perdu avec l'effondrement du bloc de l'Est et de reprendre son processus de prise de conscience est constitué par le développement de ses luttes, la bourgeoisie essaie aujourd'hui de gagner le plus de temps possible, même si elle sait qu'elle ne pourra pas toujours jouer cette carte.
10) Ainsi il apparaît que parmi les différents facteurs motivant à l'heure actuelle l'utilisation par la bourgeoisie de la carte de la gauche au gouvernement, la gestion de la crise, les conflits impérialistes et la politique face à la menace prolétarienne, c'est ce dernier facteur qui revêt la plus grande importance. Cette importance est d'autant plus grande que dans le facteur gestion de la crise, un des aspects essentiels de la politique de la gauche n'est pas tant dans les mesures concrètes qu'elle est amenée à prendre (et que la droite peut tout aussi bien adopter) que dans sa capacité à tenir un discours différent de celui de la droite qui se trouvait au gouvernement jusqu'à dernièrement. En ce sens, c'est par sa fonction idéologique que la gauche est particulièrement précieuse par rapport à la gestion de la crise, une fonction idéologique qui s'adresse à l'ensemble de la société mais tout particulièrement à la principale classe faisant face à la bourgeoisie, le prolétariat. De même, concernant la question des conflits impérialistes, la contribution essentielle que la gauche peut apporter aux politiques de guerre de la bourgeoisie, leur donner un habillage “humanitaire” le plus seyant possible, relève aussi du domaine du discours idéologique et de la mystification qui, là aussi, s'adresse à l'ensemble de la population mais principalement à la classe ouvrière qui est la seule force qui puisse faire obstacle à la guerre impérialiste.
Le rôle essentiel que joue, en fin de compte, le facteur défense contre la classe ouvrière dans la politique actuelle de gauche au gouvernement menée par la classe bourgeoise constitue une autre illustration de l'analyse développée par le CCI depuis plus de 30 ans : le rapport de forces général entre les classes, le cours historique, n'est pas en faveur de la bourgeoisie (contre-révolution, cours vers la guerre mondiale) mais en faveur du prolétariat (sortie de la contre-révolution, cours vers les affrontements de classe). Le recul subi par ce dernier avec l'effondrement des régimes staliniens et les campagnes sur la “mort du communisme” n'a pas remis en cause fondamentalement ce cours historique.
11) La présence massive des partis de gauche dans les gouvernements européens constitue un élément significatif et très important de la situation actuelle. Cette carte, les différentes bourgeoisies nationales ne la jouent pas chacune dans son coin. Déjà, au cours des années 1970, lorsque la carte de la gauche au gouvernement, ou en marche vers le gouvernement, avait été jouée par la bourgeoisie européenne, elle avait reçu le soutien du président démocrate des Etats-Unis, James Carter. Dans les années 1980, la carte de la gauche dans l'opposition et d'une droite “dure” au pouvoir avait trouvé dans Ronald Reagan (en même temps que Margaret Thatcher) son représentant le plus éminent. A cette époque, c'est au niveau de l'ensemble du bloc occidental que la bourgeoisie élaborait ses politiques. Aujourd'hui les blocs ont disparu et les tensions impérialistes n'ont cessé de s'aggraver entre les Etats-Unis et de nombreux pays européens. Cependant, face à la crise et à la lutte de classe, les principales bourgeoisies du monde ont à cœur de continuer à coordonner leurs politiques. C'est ainsi que le 21 septembre 1998 s'est tenue à New York une rencontre au sommet pour une “internationale de centre-gauche” où Tony Blair a célébré le “centre radical” et Romano Prodi “L'Olivier mondial”. Quant à Bill Clinton il s'est félicité de voir “la troisième voie s'étendre dans le monde[9] [41]”. Cependant, ces manifestations enthousiastes des principaux dirigeants de la bourgeoisie ne doivent pas cacher la gravité de la situation mondiale qui constitue la toile de fond et la raison majeure de la stratégie actuelle de la bourgeoisie.
Cette stratégie, il est probable que la bourgeoisie la maintiendra pour un moment encore. En particulier, il est indispensable que les partis de droite récupèrent les forces et la cohésion qui leur permettront de reprendre leur place au sommet de l’Etat. D'ailleurs, le fait que la venue de la gauche dans un grand nombre de pays (et particulièrement en Grande-Bretagne et en Allemagne) se soit faite “à froid”, dans un climat de faible combativité ouvrière (contrairement à ce qui s'était passé en Grande-Bretagne en 1974 par exemple), avec un programme électoral très proche de celui qui est effectivement appliqué, signifie que la bourgeoisie a l'intention de jouer cette carte pour un bon moment encore. En fait, un des éléments décisifs qui déterminera le moment du retour de la droite sera le retour sur le devant de la scène des luttes massives du prolétariat. Dans l'attente de ce moment, alors que le mécontentement ouvrier ne parvient encore à s'exprimer que de façon limitée et souvent isolée, il appartient à la “gauche de la gauche” de canaliser ce mécontentement. Comme nous l'avons déjà vu, la bourgeoisie ne peut laisser totalement dégarni le terrain social. C'est pour cela qu'on assiste à une certaine montée en force des gauchistes (notamment en France) et que, dans certains pays, les partis socialistes au gouvernement ont essayé de prendre leurs distances avec les organisations syndicales qui peuvent se permettre ainsi d'avoir un langage “un peu contestataire”. Cependant, le fait qu'en Italie tout un secteur de Rifondazione comunista ait décidé de continuer à soutenir le gouvernement et qu'en France la CGT ait décidé lors de son dernier congrès de mener une politique plus “modérée” met en évidence qu'il n'y a pas encore urgence pour la classe dominante.
[1] [42] Il faut noter qu'en Suède où, lors des dernières élections la Social-démocratie a obtenu son plus mauvais score depuis 1928, la bourgeoisie a quand même fait appel à ce parti (avec le soutien du parti stalinien) pour diriger les affaires de l’Etat.
[2] [43] C'est une idée que le CCI avait déjà développée antérieurement à plusieurs reprises : “Ainsi il apparaît que les partis de gauche ne sont pas les représentants exclusifs de la tendance générale vers le capitalisme d'Etat, qu'en période de crise, celle-ci se manifeste avec une telle force, que, quelle que soit la tendance politique au pouvoir, celle-ci ne peut faire autre chose que de prendre des mesures d'étatisation, la seule différence pouvant subsister entre droite et gauche étant celle de la méthode pour faire taire le prolétariat : carotte ou bâton.” (Révolution Internationale n° 9, mai-juin 1974) Comme on peut le voir, l'analyse que nous avons développée au 3e congrès ne tombait pas du ciel mais découlait d'un cadre que nous avions déjà élaboré cinq ans auparavant.
[3] [44] La possibilité pour un parti de gauche de mieux jouer son rôle en restant dans l'opposition plutôt qu'en allant au gouvernement n'était pas non plus une idée nouvelle dans le CCI. C'est ainsi que cinq ans auparavant nous écrivions à propos de l'Espagne : “[le PCE] est de plus en plus débordé dans les luttes actuelles et... il risque, depuis d'éventuels postes gouvernementaux, de ne pas pouvoir contrôler la classe comme c'est sa fonction ; dans ce cas, son efficacité anti-ouvrière serait bien plus grande en restant parti d'opposition.” (Révolution Internationale n°11, sept. 1974)
[4] [45] Il est important de souligner toutefois ce qui est relevé plus haut : la décomposition affecte de façon très différente la bourgeoisie suivant qu'il s'agit d'un pays avancé ou d'un pays arriéré. Dans les pays de vieille bourgeoisie, l'appareil politique de celle-ci, y compris ses secteurs de droite pourtant les plus vulnérables, est capable en règle générale de rester maître de la situation et de s'éviter les convulsions qui affectent les pays du tiers-monde ou certains pays de l'ancien empire soviétique.
[5] [46] Après que ce texte ait été rédigé, la guerre en Yougoslavie est venue apporter une illustration frappante de cette idée. Les frappes de l'OTAN se sont présentées uniquement comme “humanitaires”, avec pour objectif de protéger les populations albanaises du Kosovo contre les exactions de Milosevic. Tous les jours, le spectacle télévisé de la tragédie des réfugiés albanais est venu renforcer la thèse écoeurante de la “guerre humanitaire”. Dans cette campagne idéologique belliciste, la gauche de la gauche que représentent les “verts” s'est particulièrement illustrée puisque c'est le leader des verts allemands, Joshka Fischer qui conduisait la diplomatie de guerre allemande au nom des idéaux “pacifistes” et “humanitaires” dans lesquels il s'était illustré par le passé. De même, en France, alors que le Parti socialiste était hésitant sur la question d'une intervention terrestre, ce sont les verts qui, au nom de “l'urgence humanitaire”, appelaient à une telle intervention. La gauche d'aujourd'hui retrouvait ainsi les accents de son ancêtre des années 1930 qui réclamait “des armes pour l'Espagne” et ne voulait laisser à personne la première place dans la propagande belliciste au nom de l'anti-fascisme.
[6] [47] C'était l'époque où Mitterrand (oui Mitterrand et non pas un quelconque gauchiste !) parlait avec ferveur dans ses discours électoraux de “rupture avec le capitalisme”.
[7] [48] En règle générale, les “cures d'opposition” constituent une bonne thérapie pour les forces bourgeoises qu'une longue présence au pouvoir a usées. Cependant, ce n'est pas valable dans tous les pays. Ainsi, le retour dans l'opposition de la droite française, suite à l'échec électoral du printemps 1997, a constitué pour elle une nouvelle catastrophe. Ce secteur de l'appareil politique bourgeois n'en finit pas d'étaler ses incohérences et ses divisions, chose qu'elle n'aurait pu faire si elle avait gardé le pouvoir. Mais c'est vrai que nous avons à faire à “la droite la plus bête du monde”. A ce propos, il est difficile de considérer comme le laisse entendre Le Prolétaire dans son article que c'est délibérément pour permettre au parti socialiste de prendre la direction du gouvernement que le président Chirac a provoqué des élections anticipées en 1997. On sait que la bourgeoisie est machiavélique mais il y a des limites. Et Chirac, qui est lui-même “limité”, n'a certainement pas désiré la défaite de son parti qui lui donne actuellement un rôle de second plan.
[8] [49] Note postérieure au Congrès du CCI : Les élections européennes de juin 1999, qui ont vu dans la plupart des pays (et particulièrement en Allemagne et en Grande-Bretagne) une remontée très sensible de la droite, ont fait la preuve que la cure d'opposition commence à faire le plus grand bien à ce secteur de l'appareil politique de la bourgeoisie. Le contre-exemple remarquable est évidemment celui de la France où ces élections ont représenté pour la droite une nouvelle catastrophe, non pas tant sur le plan du nombre de ses électeurs mais sur celui de ses divisions qui atteignent des proportions grotesques.
[9] [50] Il faut noter que la carte de gauche au gouvernement jouée aujourd'hui par la bourgeoisie dans les pays les plus avancés trouve (au delà des particularités locales) un certain écho dans certains pays de la périphérie. Ainsi, la récente élection au Venezuela -avec le soutien de la “Gauche révolutionnaire” (MIR) et des staliniens- de l'ex-colonel putschiste Chavez au détriment de la droite (Copei) et d'un parti social-démocrate (Accion Democratica) particulièrement discrédité s'apparente à la formule de gauche au gouvernement. De même, on assiste actuellement au Mexique à la montée en force du parti de gauche PRD de Cardenas (fils d'un ancien président), qui a d'ores et déjà ravi la direction de la capitale au PRI (au pouvoir depuis huit décennies) et qui a bénéficié récemment du soutien discret de Bill Clinton lui-même.
Nous consacrons la troisième partie de cette histoire de la crise capitaliste à la décennie des années 1990. Cette décennie n’est pas encore terminée mais les derniers trente mois ont connu une aggravation toute particulière de la situation économique[1] [53].
Nous avons assisté tout au long de la décennie à l’effondrement de tous les modèles que le capitalisme présentait comme panacée et solution : en 1989 c’est le modèle stalinien que la bourgeoisie a vendu comme du “communisme” pour mieux faire avaler le mensonge du triomphe du “capitalisme”. Après lui se sont effondrés, l’un après l’autre, même si c’est de manière plus discrète, les “modèles” allemand, japonais, suédois, suisse et, finalement, celui des “tigres” et des “dragons” asiatiques. Cette succession d’échecs montre que le capitalisme n’a pas de solution à sa crise historique et que tant d’années de tricheries et de manipulations des lois économiques n’ont fait qu’empirer de façon considérable sa situation.
L’effondrement des pays de l’ancien bloc russe[2] [54] est un authentique cataclysme : de 1989 à 1993 les indices de production connaissent une chute régulière de 10% jusqu’à 30%. La Russie a perdu, entre 1989 et 1997, 70% de sa production industrielle ! Si à partir de 1994 les rythmes de la chute se ralentissent, le bilan continue à être lamentable : des pays comme la Bulgarie, la Roumanie ou la Russie continuent à présenter des indices négatifs tandis que seules la Pologne, la Hongrie et la République tchèque connaissent des taux de croissance positifs.
L’écroulement de ces économies qui représentent plus de 1/6e du territoire mondial est le plus grave de tout le 20e siècle en temps de “paix”. Il s’ajoute à la liste des victimes des années 1980 : la majorité des pays africains et un bon nombre de pays asiatiques, des Caraïbes, d’Amérique centrale et du sud. Les bases de la reproduction capitaliste à l’échelle mondiale souffrent d’une nouvelle amputation importante. Mais l’effondrement des pays de l’ancien bloc de l’Est n’est pas un fait isolé, c’est l’annonce d’une nouvelle convulsion de l’économie mondiale : après cinq ans de ralentissement et de tensions financières (voir l’article précédent), depuis la fin 1990 la récession s’est rapprochée des grandes métropoles industrielles :
Même si en terme de chute des indices de la production, la récession de 1991-93 paraît moins brutale que les récessions pécédentes de 1974-75 et 1980-82, toute une série d’éléments qualitatifs montrent le contraire :
Etat-unis | 6 % |
Grande-Bretagne | 10,4 % |
CEE | 10,4 % |
Brésil | 1800 % |
Bulgarie | 70 % |
Pologne | 50 % |
Hongrie | 40 % |
URSS | 34 % |
La récession de 1991-93 montre la réapparition tendancielle de la combinaison tant redoutée et qui avait fait si peur aux gouvernements bourgeois dans les années 1970 : la récession plus l’inflation, la “stagflation”. De façon générale, cela met en évidence que la “gestion de la crise”, que nous avons analysée dans le premier article de cette série, ne peut ni surmonter ni même atténuer les maux du capitalisme et ne fait pas autre chose que de les repousser, de telle façon que chaque récession est pire que la précédente et moins grave que la suivante. Dans ce sens celle de 1991-93 manifeste 3 traits qualitatifs très importants :
Depuis 1994 et avec quelques timides tentatives en 1993, l’économie des Etats-Unis, accompagnée par celle du Canada et de la Grande-Bretagne, a commencé à présenter des chiffres de croissance qui n’ont jamais dépassé 5%. Ceci a pourtant permis à la bourgeoisie de crier victoire et de proclamer aux quatre vents la “relance” économique et y compris de parler des “années de croissance ininterrompue”, etc.
Cette “relance” s’appuie sur :
Les pays européens suivent le même chemin que les Etats-Unis et à partir de 1995 participent aussi à la “croissance” même si c’est dans une mesure bien moindre (leur indice de croissance oscille entre 1% et 3%).
La caractéristique la plus marquante de cette nouvelle “reprise” est qu’il s’agit d’une reprise sans emplois, ce qui constitue une nouveauté par rapport aux reprises antérieures. Nous voyons ainsi que :
Les nouveaux emplois qui sont créés sont bien plus des sous-emplois, très mal payés et à temps partiel.
Cette reprise qui augmente le chômage est un témoignage éloquent de la gravité à laquelle est arrivée la crise historique du capitalisme comme nous l’avons signalé dans la Revue internationale n°80 : “quand l’économie capitaliste fonctionne de façon saine, l’augmentation ou le maintien des profits est le résultat de l’augmentation du nombre de travailleurs exploités, ainsi que de la capacité à en extraire une plus grande masse de plus-value. Lorsqu’elle vit dans une phase de maladie chronique, malgré le renforcement de l’exploitation et de la productivité, l’insuffisance des marchés l’empêche de maintenir ses profits, sa rentabilité sans réduire le nombre d’exploités, sans détruire du capital.”
Tout comme la récession ouverte de 1991-93, la reprise de 1994-97, de par sa fragilité et ses violentes contradictions, est une nouvelle manifestation de l’aggravation de la crise capitaliste mais à la différence des précédentes :
Nous pouvons conclure que dans l’évolution de la crise capitaliste pendant les trente dernières années chaque moment de reprise est plus faible que le précédent même s’il est plus fort que le suivant, en même temps que chaque phase de récession est pire que la précédente même si elle est moins dure que la suivante.
Pendant les années 1990, nous avons vu fleurir l’idéologie de la “mondialisation” selon laquelle la mise en oeuvre dans le monde entier des lois du marché, de la rigueur budgétaire, de la flexibilité du travail et de la circulation sans entrave des capitaux, permettrait la sortie “définitive” de la crise (ceci grâce à une nouvelle charge de sacrifices accablants sur les épaules du prolétariat). Comme tous les “modèles” qui l’ont précédée, cette nouvelle alchimie est une autre tentative des grands Etats capitalistes pour “accompagner” la crise et essayer de la ralentir. A cet égard cette politique contient trois axes essentiels :
Pendant les années 1990 les pays les plus industrialisés ont connu un accroissement important de la productivité. Dans cette augmentation nous pouvons distinguer d’un côté la réduction des coûts, de l’autre, l’augmentation de la composition organique du capital (la proportion entre le capital constant et le capital variable).
Dans la réduction des coûts sont intervenus plusieurs facteurs :
Le résultat général a été la réduction universelle des coûts du travail (une augmentationbrutale aussi bien de la plus-value absolue que de la plus-value relative).
Taux de variation annuelle des coûts unitaires du travail (Source : OCDE)
Pays | 1985-95 | 1996 | 1997 | 1998 |
Australie | 3,8 | 2,8 | 1,7 | 2,8 |
Autriche | 2,4 | -0,6 | 0,0 | -0,2 |
Canada | 3,1 | 3,8 | 2,5 | 0,8 |
France | 1,5 | 0,9 | 0,8 | 0,4 |
Allemagne | 0,0 | -0,4 | -1,5 | -1,0 |
Italie | 4,1 | 3,8 | 2,5 | 0,8 |
Japon | 0,5 | -2,9 | 1,9 | 0,5 |
Corée | 7,0 | 4,3 | 3,8 | -4,3 |
Espagne | 4,2 | 2,6 | 2,7 | 2,0 |
Suède | 4,4 | 4,0 | 0,5 | 1,7 |
Suisse | 3,5 | 1,3 | -0,4 | -0,7 |
Grande-Bretagne | 4,6 | 2,5 | 3,4 | 2,8 |
Etats-unis | 3,1 | 2,0 | 2,3 | 2,7 |
En ce qui concerne l’augmentation de la composition organique du capital, elle a continué à croître tout au long de la période de décadence car elle est indispensable pour compenser la chute du taux de profit. Dans les années 1990, l’introduction systématique de la robotique, de l’informatique et des télécommunications a provoqué une nouvelle accélération de ce phénomène.
Cet accroissement de la composition organique apporte pour tel ou tel capital individuel, ou pour une nation entière, un avantage certain sur ses compétiteurs, mais que signifie-t-il du point de vue de l’ensemble du capital mondial ? Dans la période ascendante du mode de production capitaliste, quand le système pouvait incorporer de nouvelles masses de travailleurs dans ses rapports d’exploitation, l’augmentation de la composition organique constituait un facteur accélérateur de l’expansion capitaliste. Dans le contexte actuel de la décadence et des trente années de crise chronique, l’effet de ces augmentations de la composition organique est complètement différent. Si elles sont bien indispensables pour chaque capital individuel pour lui permettre de compenser la tendance à la baisse de son taux de profit, elles ont un effet différent pour le capitalisme dans son ensemble car elles aggravent la surproduction et réduisent la base même de l’exploitation en poussant à la baisse du capital variable, en mettant à la rue des masses toujours plus grandes de prolétaires.
La propagande bourgeoise a présenté comme “le triomphe du marché” l’élimination des barrières douanières qui s’est opérée tout au long de la décennie. Nous ne pouvons pas en faire ici une analyse détaillée[4] [56] mais, une fois de plus, il est nécessaire de montrer la réalité qui se cache derrière les rideaux de fumée idéologiques :
La décennie des années 1990 a connu une nouvelle escalade dans l’endettement. La quantité se transforme en qualité, et nous pouvons dire que l’endettement s’est converti en surendettement :
C’est par conséquent ce surendettement et la spéculation exacerbée et irrationnelle qu’il provoque qui mène à cette fameuse “liberté de mouvement” des capitaux, l’utilisation de l’électronique et d’Internet dans les transactions financières, l’indexation des monnaies par rapport au dollar, le libre rapatriement des profits... L’ingénierie financière compliquée des années 1980 (voir les articles précédents) semble être un jouet comparé aux engins sophistiqués et au labyrinthe de la “mondialisation” financière des années 1990. Jusqu’au milieu des années 1980, la spéculation, qui a toujours existé sous le capitalisme, n’était qu’un phénomène temporaire, plus ou moins perturbateur. Mais depuis lors elle s’est convertie en un poison mortel mais indispensable qui accompagne de manière inséparable le processus de surendettement et qui doit être intégré au fonctionnement même du système. Le poids de la spéculation est énorme ; selon les données de la banque mondiale le prétendu “argent chaud” a atteint les 30 milliards de dollars dont 24 milliards pour les pays industrialisés.
Nous soulignons ici quelques conclusions provisoires (pour la période 1990-96, avant l’explosion de ce qu’il est convenu d’appeler “la crise asiatique”) qui, cependant, nous paraissent assez significatives.
I. Evolution de la situation économique
1. Le taux moyen de croissance de la production continue de baisser.
1960-70 | 5,6 |
1977-80 | 4,1 |
1980-90 | 3,4 |
1990-95 | 2,4 |
2. L’amputation des secteurs industriels et agricoles directement productifs devient permanente et affecte tous les secteurs, aussi bien les secteurs “traditionnels” que ceux des “technologies de pointe”.
Pays | 1975 | 1985 | 1996 |
Etats-unis | 36,2 | 32,7 | 27,8 |
Chine | 74,8 | 73,5 | 68,5 |
Inde | 64,2 | 61,1 | 59,2 |
Japon | 47,9 | 44,2 | 40,3 |
Allemagne | 52,2 | 47,6 | 40,8 |
Brésil | 52,3 | 56,8 | 51,2 |
Canada | 40,7 | 38,1 | 34,3 |
France | 40,2 | 34,4 | 28,1 |
Grande-Bretagne | 43,7 | 43,2 | 33,6 |
Italie | 48,6 | 40,7 | 33,9 |
Belgique | 39,9 | 33,6 | 32 |
Israël | 40,1 | 33,1 | 31,2 |
Corée du sud | 57,5 | 53,5 | 49,8 |
3. Pour lutter contre la chute inévitable du taux de profit, les entreprises ont recours à toute une série de mesures qui, même si elles ralentissent la chute à court terme, à moyen terme aggravent les problèmes :
Année | Union européenne | Etats-unis |
1990 | 260 | 240 |
1992 | 214 | 220 |
1994 | 234 | 325 |
1996 | 330 | 628 |
1997 | 558 | 910 |
1998 | 670 | 1500 |
Alors que le gigantesque processus de concentration du capital entre 1850 et 1910 reflétait un développement de la production qui fut positif pour l’évolution de l’économie, le processus actuel exprime le contraire. Il s’agit d’une réponse sur la défensive, destinée à compenser la forte contraction de la demande, en organisant la réduction de la capacité de production (en 1998 les pays industrialisés ont réduit de 10% leurs capacités productives) et la diminution des effectifs employés : des estimations prudentes chiffrent à 11% du total les postes de travail ce qui a été éliminé par les fusions réalisées en 1998.
4. Il y a une nouvelle réduction des bases du marché mondial : une grande partie de l’Afrique, un certain nombre de pays d’Asie et d’Amérique, participent de ce même effondrement dans une situation de décomposition du système, de ce qu’il est convenu d’appeler les “trous noirs” : un état de chaos, la réapparition de formes d’esclavage, de l’économie de troc et de pillage, etc.
5. Les pays considérés comme “modèles” plongent dans un ralentissement prolongé. C’est le cas de l’Allemagne, de la Suisse, du Japon et de la Suède où :
1992 | -0,3 |
1993 | -0,8 |
1994 | +0,5 |
1995 | +0,8 |
1996 | +0,2 |
1997 | +0,7 |
6. Le niveau d’endettement continue son escalade inéluctable et se transforme en surendettement.
Pays | 1975 | 1985 | 1996 |
Etats-unis | 48,9 | 64,2 | |
japon | 45,6 | 67 | 87,4 |
Allemagne | 24,8 | 42,5 | 60,7 |
Canada | 43,7 | 64,1 | 100,5 |
France | 20,5 | 31 | 56,2 |
Grande-Bretagne | 62,7 | 53,8 | 54,5 |
Italie | 57,6 | 82,3 | 123,7 |
Espagne | 12,7 | 43,7 | 69,6 |
Belgique | 58,6 | 122,1 | 130 |
milliards de dollars
1990 | 1480 |
1994 | 1927 |
1996 | 2177 |
7. L’appareil financier souffre des pires convulsions depuis 1929 cessant d’être le lieu sûr qu’il avait été au milieu des années 1980. Sa détérioration va de pair avec un développement gigantesque de la spéculation qui affecte toutes les activités : actions boursières, immobilier, art, agriculture, etc.
8. Des phénomènes qui ont toujours existé dans le capitalisme prennent des proportions alarmantes au cours de cette décennie :
9. En lien avec ce qui précède apparaît un phénomène dans les Etats industrialisés, jusque là réservé aux républiques bananières ou aux régimes staliniens : la falsification chaque fois plus débridée des indicateurs statistiques et les trucages comptables de tout type (la fameuse “comptabilité créative”). Ceci constitue une autre démonstration de l’aggravation de la crise car, pour la bourgeoisie, il a toujours été nécessaire de disposer de statistiques fiables (en particulier, dans les pays du capitalisme d’Etat “à l’occidentale” qui ont besoin de la sanction du marché comme verdict final du fonctionnement économique).
Dans le calcul du PIB, la Banque Mondiale, source de beaucoup de statistiques, inclut comme partie de celui-ci le concept de “services non commercialisables” où est rangée la rémunération des militaires, des fonctionnaires ou des enseignants. Un autre moyen de tricher avec les chiffres est de considérer comme “autoconsommation” non seulement les activités agricoles mais toute une série de services. L’“excédent fiscal” tant encensé de l’Etat américain est une fiction qui a été élaborée à partir du jeu pratiqué avec les excédents des fonds de la Sécurité sociale[5] [57]. Mais c’est dans les statistiques du chômage, du fait de la grande importance politique et sociale de celui-ci, que les tricheries sont les plus scandaleuses aboutissant à une sous-évaluation substantielle des chiffres réels :
1. Le chômage connaît une accélération très brutale tout au long de la décennie :
1989 | 30 |
1993 | 35 |
1996 | 38 |
Pays | 1976 | 1980 | 1985 | 1990 | 1996 |
USA | 7,4 | 7,1 | 7,1 | 6,4 | 5,4 |
Japon | 1,8 | 2 | 2,7 | 2,1 | 3,4 |
Allemagne | 3,8 | 2,9 | 6,9 | 5 | 12,4 |
France | 4,4 | 6,3 | 10,2 | 9,1 | 12,4 |
Italie | 6,6 | 7,5 | 9,7 | 10,6 | 12,1 |
G-B | 5,6 | 6,4 | 11,2 | 7,9 | 8,2 |
L’OIT reconnaît en 1996 que la population mondiale au chômage complet ou sous employée atteint le seuil du milliard de personnes.
2. Le sous-emploi qui est chronique dans les pays du tiers-monde se généralise dans les pays industrialisés :
3. Dans le tiers-monde commencent à se développer massivement des formes d’exploitation telles que le travail des enfants (environ 200 millions selon les statistiques de la Banque mondiale pour 1996) ; le travail sous un régime d’esclavage ou travail forcé ; même dans un pays développé comme la France, des diplomates ont été condamnés pour avoir traité comme esclaves du personnel de maison en provenance de Madagascar ou d’Indonésie !
4. En même temps que la généralisation des licenciements massifs (particulièrement dans les grandes entreprises) les gouvernements adoptent des politiques de “ réduction du coût des licenciements ” :
5. Les salaires connaissent pour la première fois depuis les années 1930 des baisses nominales :
6. Les prestations sociales connaissent une baisse substantielle qui devient permanente. En contrepartie les impôts, taxes et retenues pour la Sécurité sociale augmentent constamment.
7. Depuis le milieu de la décennie, le capital ouvre d’autres fronts d’attaques : l’élimination des minimum légaux dans les conditions de travail, ce qui aboutit à une série de conséquences :
8. Un autre aspect, et qui n’est pas négligeable, c’est que les travailleurs se voient poussés par les banques, les compagnies d’assurance, etc., à placer leurs petites économies (ou les aides de la famille ou des parents) dans la roulette russe de la Bourse, devenant les premières victimes de ses convulsions. Mais le pire du problème est que, avec l’élimination ou la réduction des prestations dérisoires de retraite de la sécurité sociale, les travailleurs se trouvent forcés de faire dépendre leur retraite des Fonds de pension qui investissent le gros de leurs capitaux dans la Bourse, ce qui provoque de graves incertitudes : ainsi, le principal Fond des travailleurs de l’enseignement aux Etats-Unis a perdu 11% en 1997 (Internationalism n°105).
La propagande bourgeoise a insisté jusqu’à la nausée sur la diminution des inégalités, sur un processus de “démocratisation” de la richesse et de la consommation. L’aggravation, tout au
long des 30 dernières années, de la crise historique du capitalisme a démenti systématiquement ces proclamations et confirmé l’analyse marxiste de la tendance aggravée avec l’évolution de la crise à la paupérisation toujours plus grande de la classe ouvrière et de toute la population exploitée. Le capitalisme concentre à un pôle toujours plus petit des richesses énormes et provocantes, tandis qu’à l’autre pôle se développe une misère terrible et meurtrière. Ainsi en 1998, le rapport
annuel de l’ONU a récolté des données significatives : alors qu’en 1996 les 358 individus les plus riches du monde concentraient entre leurs mains autant d’argent que 2,5 milliards de personnes les plus pauvres, en 1997, pour parvenir à la même équivalence, il suffisait de prendre les 225 plus riches.
Adalen.
[1] [59] Pour une analyser en détail de la nouvelle étape d e la crise ouverte en août 1997 avec la dite “crise asiatique”, voir la Revue internationale n°92 et les suivantes.
[2] [60] Ce n’est pas l’objet de cet article d’analyser les conséquences de la crise sur la lutte de classe, sur les tensions impérialistes et sur la vie même des pays soumis au régime stalinien. Pour cela nous renvoyons à tout ce que nous avons publié dans la Revue internationale n°60, 61, 62, 63 et 64.
[3] [61] Alors que la production des Etats-Unis représente 26,7% de la production mondiale, le dollar totalise 47,5% des dépôts bancaires, 64,1% des réserves mondiales et 47,6% des transactions (Données de la Banque Mondiale).
[4] [62] Voir dans la Revue internationale n°86 “Derrière la ‘mondialisation’ de l’économie, l’aggravation de la crise du capitalisme”.
[5] [63] Selon l’analyse réalisée par le New York Times du 9 novembre 1998.
[6] [64] Ces données et les suivantes ont été tirées du Journal Officiel des Communautés Européennes (1997).
Dans les précédents articles de la Revue internationale nous avons vu comment le prolétariat en Russie reste isolé après que le plus haut point de la vague révolutionnaire soit atteint en 1919. Alors que l'Internationale communiste (IC) essaye de réagir contre le reflux de la vague de luttes par un tournant opportuniste, s'engageant ainsi dans un processus de dégénérescence, l'Etat russe devient de plus en plus autonome par rapport au mouvement de la classe et essaye de prendre l'IC sous sa coupe.
A la même époque la bourgeoisie réalise que, après avoir terminé la guerre civile en Russie, les ouvriers en Russie ne représentent plus le même danger et que la vague révolutionnaire a commencé à refluer. Elle prend consciense que l’IC ne combat plus avec la même énergie la social-démocratie et même qu'au lieu de cela elle essaye de s'allier avec cette dernière en développant la politique de front unique. L'instinct de classe de la bourgeoisie lui fait sentir que l’Etat russe n'est plus une force au service de la révolution essayant de s’étendre mais qu'il est devenu une force qui cherche à asseoir sa propre position en tant qu'Etat, comme la conférence de Rapallo le montre clairement. La bourgeoisie sent qu'elle peut exploiter à son profit le tournant opportuniste et la dégénérescence de l’IC ainsi que le rapport des forces au sein de l’Etat russe. La bourgeoisie internationale sent qu'elle peut se lancer dans une offensive internationale contre la classe ouvrière, offensive dont le centre se situe en Allemagne.
Mise à part la Russie en 1917, c'est en Allemagne et en Italie que le prolétariat a développé les luttes les plus radicales. Même après la défaite des ouvriers dans leur combat contre le putsch de Kapp au printemps 1920 et après la défaite de mars 1921, la classe ouvrière en Allemagne est encore très combative, mais internationalement elle est aussi relativement isolée. Alors que les ouvriers en Autriche, Hongrie et Italie, sont déjà défaits et continuent de subir de violentes attaques, et que le prolétariat d'Allemagne, de Pologne et de Bulgarie est poussé dans des réactions désespérées, la situation en France et en Grande-Bretagne, en comparaison, reste stable. Pour infliger une défaite décisive à la classe ouvrière en Allemagne, et affaiblir ainsi la classe ouvrière internationale, la bourgeoisie peut compter sur le soutien international de l'ensemble de la classe capitaliste qui, dans le même temps, a été capable de renforcer considérablement ses rangs avec l'intégration de la social-démocratie et des syndicats dans l'appareil d'Etat.
En 1923, la bourgeoisie essaye d'attirer la classe ouvrière en Allemagne dans un piège nationaliste, dans l'espoir de la détourner de ses luttes contre le capitalisme.
Nous avons vu précédemment comment l'expulsion des “radicaux de gauche” (Linksradikalen), qui devaient plus tard fonder le KAPD, a affaibli le KPD et facilité le développement de l'opportunisme dans ses rangs.
Alors que le KAPD fait des mises en garde contre les dangers de l'opportunisme, contre la dégénérescence de l’IC et le développement du capitalisme d’Etat, le KPD, lui, réagit de façon opportuniste. Dans une “lettre ouverte aux partis ouvriers”, en 1921, il est le premier parti à appeler pour un front unique.
“La lutte pour un front unique mène à la conquête des vieilles organisations de classe prolétarienne (syndicats, coopératives, etc.). Elle transforme ces organes de la classe ouvrière qui, à cause des tactiques des réformistes, sont devenus des instruments de la bourgeoisie, à nouveau en organes de la lutte de classe du prolétariat.” En même temps, les syndicats confessent fièrement: “Mais il reste un fait, que les syndicats sont la seule digue solide qui a protégé l'Allemagne de l'inondation bolchevik jusqu’à maintenant.” (Feuille de correspondance des syndicats, juin 1921)
Le congrès de fondation du KPD n'était pas dans l’erreur quand, par la voix de Rosa Luxemburg, il déclarait : “Les syndicats officiels ont prouvé pendant la guerre et dans la guerre jusqu'à aujourd'hui qu'ils sont une organisation de l'Etat bourgeois et de la domination de la classe capitaliste.” Et maintenant ce parti est pour la retransformation de ces organes passés à la classe ennemie!
En même temps, sa direction, sous l'autorité de Brandler, est pour un front unique au sommet avec la direction du SPD. Au sein du KPD, cette orientation est combattue par une aile autour de Fischer et Maslow qui met en avant le mot d'ordre de “gouvernement ouvrier”. Elle déclare que “le soutien de la minorité sociale-démocrate au gouvernement (ne signifie pas) une décomposition accrue du SPD”; non seulement une telle position entretient des “illusions dans les masses, comme si un cabinet social-démocrate pouvait être une arme de la classe ouvrière”, mais elle va dans le sens “d'éliminer le KPD, puisque le SPD peut mener une lutte révolutionnaire.”
Mais ce sont surtout les courants de la gauche communiste, qui viennent juste de surgir en Italie et en Allemagne, qui prennent position contre cela.
“ Pour ce qui est du gouvernement ouvrier, nous demandons : pourquoi veut-on s'allier avec les social-démocrates ? Pour faire les seules choses qu'ils savent, peuvent et veulent faire ou bien pour leur demander de faire ce qu'ils ne savent, ne peuvent, ni ne veulent faire ? Veut-on que nous disions aux sociaux-démocrates que nous sommes prêts à collaborer avec eux, même au Parlement et même dans ce gouvernement qu'on a baptisé 'ouvrier' ? Dans ce cas, c'est-à-dire si l'on nous demande d'élaborer au nom du parti communiste un projet de gouvernement ouvrier auquel devraient participer des communistes et des socialistes, et de présenter ce gouvernement aux masses comme “le gouvernement anti-bourgeois”, nous répondrons, en prenant l'entière responsabilité de notre réponse, qu'une telle attitude s'oppose à tous les principes fondamentaux du communisme.” (Il Comunista, n°26, mars 1922)
Au 4e congrès, “le PCI n'acceptera donc pas de faire partie d'organismes communs à différentes organisations politiques... (il) évitera aussi de participer à des déclarations communes avec des partis politiques, lorsque ces déclarations contredisent son programme et sont présentées au prolétariat comme le résultat de négociations visant à trouver une ligne d'action commune.
Parler de gouvernement ouvrier... revient à nier en pratique le programme politique du communisme, c'est-à-dire la nécessité de préparer les masses par la lutte pour la dictature du prolétariat.” (Rapport du PCI au 4e congrès de l’IC, novembre 1922)
Sans tenir compte de ces critiques des communistes de gauche, le KPD a déjà proposé de former une coalition gouvernementale avec le SPD en Saxe en novembre 1922, proposition rejetée par l’IC.
Le même KPD qui, à son congrès de fondation au début de 1919, disait encore “Spartakusbund refuse de travailler ensemble avec les laquais de la bourgeoisie, de partager le pouvoir gouvernemental avec Ebert-Scheidemann, parce qu'une telle coopération serait une trahison des principes du socialisme, un renforcement de la contre-révolution et une paralysie de la révolution”, défend maintenant le contraire.
A la même époque le KPD est leurré par le nombre de voix qu'il obtient, croyant que ces votes expriment un réel rapport de forces favorable ou même qu'ils reflètent l'influence du parti.
Alors que les premieres organisations fascistes sont mises en place par des membres de la classe moyenne et de la petite bourgeoisie, beaucoup de groupes armés de droite commencent à organiser des entraînements militaires. L’Etat est parfaitement informé sur ces groupes. La majorité d'entre eux est directement issu des corps francs que le gouvernement dirigé par le SPD avait mis en place, contre les ouvriers, pendant les luttes révolutionnaires de 1918-1919. Déjà, le 31 août 1921, Die Rote Fahne déclare: “La classe ouvrière a le droit et le devoir de protéger la république contre la réaction.” Un an plus tard, en novembre 1921, le KPD signe un accord avec les syndicats et le SPD (accord de Berlin), avec pour objectif la “démocratisation de la république” (protection de la république, élimination des réactionnaires de l'administration, de la justice et de l'armée). De cette façon le KPD accroît les illusions parmi les ouvriers sur la démocratie bourgeoise et se positionne en complet desaccord avec la gauche italienne réunie autour de Bordiga qui, au 4e congrès mondial de l’IC, insiste dans son analyse du fascisme sur le fait que la démocratie bourgeoise n'est qu'une facette de la dictature de la bourgeoisie.
Dans un article précédent nous avons déjà montré que l’IC, par son représentant Radek, critique la politique du KPD en utilisant des méthodes peu organisationnelles et qu'elle commence à affaiblir la direction en mettant en place un fonctionnement parallèle. En même temps des influences petites bourgeoises commencent à pénétrer le parti. Au lieu que la critique, lorsqu'elle est nécessaire, s'exprime de manière fraternelle, il se développe une atmosphère de suspicion et de récriminations, ce qui va amener à un affaiblissement de l'organisation[1] [67]
La classe dominante se rend compte que le KPD commence à répandre la confusion dans la classe au lieu de remplir le rôle d'une véritable avant-garde basé sur la clarté et la détermination. Elle sent qu'elle peut exploiter cette attitude opportuniste du KPD contre la classe ouvrière.
Le changement du rapport de force entre la bourgeoisie et le prolétariat, suite au reflux de la vague révolutionnaire après 1920, devient aussi perceptible dans les relations impérialistes entre les Etats. Dès que la menace immédiate provenant de la classe ouvrière s'éloigne et que s’éteint la flamme révolutionnaire de la classe ouvrière en Russie, les tensions impérialistes reprennent le dessus.
L’Allemagne essaye par tous les moyens de renverser l'affaiblissement de sa position résultant de la fin de la première guerre mondiale et de la signature du traité de Versailles. Vis-à-vis des “pays victorieux” à l'ouest, sa tactique consiste à essayer de monter la France et la Grande-Bretagne l’un contre l’autre, puisqu'aucune confrontation militaire ouverte n'est plus possible avec l’un et l'autre. En même temps l'Allemagne essaye de reprendre ses relations traditionnellement étroites avec son voisin de l’est. Dans nos précédents articles nous avons déjà décrit comment, de façon déterminée, dans le contexte des tensions impérialistes à l'ouest, la bourgeoisie allemande a procédé pour fournir des armes au nouvel Etat russe et a signé des accords secrets de livraison d’armes et de coopération militaire. Ainsi un des grands dirigeants militaires allemands, Seeckt, reconnait : “La relation entre l'Allemagne et la Russie est le premier et jusqu'à présent presque le seul renforcement que nous ayons réalisé depuis la conclusion de la paix. Que la base de cette relation soit dans le domaine économique est dans la nature de l'ensemble de la situation ; mais la force réside dans le fait que ce rapprochement économique prépare la possibilité d’un lien politique et donc également militaire.” (Carr, Ibidem)
En même temps l’Etat russe, avec le soutien de l'IC, déclare par la voix de Boukharine : “J'affirme que nous sommes déjà largement prêts de conclure une alliance avec une bourgeoisie étrangère pour, au moyen de cet Etat bourgeois, être capables de renverser une autre bourgeoisie... Dans le cas où une alliance militaire a été conclue avec un Etat bourgeois, le devoir des camarades dans chaque pays consiste à contribuer à la victoire des deux alliés.” (Carr, Ibidem) “Nous disons à ces Messieurs de la bourgeoisie allemande ... si vous voulez réellement lutter contre l'occupation, si vous voulez lutter contre les insultes de l'Entente, il ne vous reste rien d'autre que de chercher un rapprochement avec le premier pays prolétarien, ...” (Zinoviev, 12e congrès du parti, avril 1923)
La propagande nationaliste parle d'humiliation et de soumission de l'Allemagne par le capital étranger, en particulier par la France. Les dirigeants militaires allemands tout comme les représentants importants de la bourgeoisie allemande ne cessent de faire des déclarations publiques disant que le seul salut possible pour la nation allemande pour se libérer du joug du traité de Versailles est de faire une alliance militaire avec la Russie soviétique et d'engager une “guerre du peuple révolutionnaire” contre l'impérialisme français.
Dans la nouvelle couche de bureaucrates, capitalistes d'Etat, qui se développe au sein de l'Etat russe, cette politique est accueillie avec un grand intérêt.
Au sein de l'IC et du PC russe, les internationalistes prolétariens qui restent fidèles à l'objectif de l'extension de la révolution mondiale sont eux-mêmes, à ce moment-là, aveuglés par ces discours séduisants. Bien qu'il ne soit pas pensable pour le capital allemand d'établir une alliance véritable avec la Russie contre ses rivaux impérialistes de l'Ouest, les dirigeants de l'Etat russe et la direction de l’IC se laissent abuser et tombent dans le piège. Ils contribuent activement, ainsi, à pousser la classe ouvrière dans ce même piège.
Avec la complicité de toute la classe capitaliste, la bourgeoisie allemande est en train d'ourdir un complot contre la classe ouvrière en Allemagne. D'un côté elle cherche à échapper à la pression du traité de Versailles en retardant le paiement des réparations à la France et en menaçant d'y mettre fin, de l'autre côté elle pousse la classe ouvrière en Allemagne dans le piège nationaliste. Cependant, la "coopération" de l'Etat russe et de l’IC lui est indispensable pour cela.
La bourgeoisie allemande prend la décision consciente de provoquer le capital français en refusant de payer les réparations de guerre. Celui-ci réagit en occupant militairement la région de la Ruhr le 11 janvier 1923.
Le capital allemand complète sa tactique par la décision délibérée de laisser courir la tendance inflationniste qui existe du fait de la crise. Il utilise l'inflation comme une arme pour diminuer le coût des réparations et pour alléger le poids des crédits de guerre. En même temps elle cherche à moderniser ses usines de production.
La bourgeoisie sait aussi que le développement de l'inflation va pousser la classe ouvrière à la lutte. Et elle espère détourner ces luttes défensives attendues sur le terrain nationaliste. L'occupation de la Ruhr par l'armée française est ce qui sert à appater la classe ouvrière et c'est le prix que la bourgeoisie allemande est prête à payer pour cela. La question clé va être la capacité de la classe ouvrière et de ses révolutionnaires à déjouer ce piège de la défense du capital national. Sinon la bourgeoisie allemande infligera une défaite décisive à la classe ouvrière. La classe dominante est ainsi prête à défier une nouvelle fois le prolétariat parce qu'elle sent que le rapport de forces au niveau international lui est favorable, que des parties de l'appareil d'Etat russe peuvent être séduites par cette politique et même que l’IC peut être entraînée dans le piège.
En occupant la Ruhr, la bourgoisie française espère devenir le plus gros producteur d'Europe d’acier et de charbon. La Ruhr fournit en effet 72% de la production de charbon, 50% de la production d'acier, 25% de la production industrielle totale de l'Allemagne. Il est clair que dès que l'Allemagne va être privée de ses ressources, la chute brutale de la production entrainera une pénurie de marchandises et de profondes convulsions économiques. La bourgeoisie allemande est prête à faire un tel sacrifice parce que les enjeux, pour elle, sont élevés. Le capital allemand fait le pari de pousser les ouvriers à des grèves pour les amener sur le terrain nationaliste. Les patrons et le gouvernement décident le lock out et tout ouvrier qui veut travailler sous la domination des forces françaises d'occupation est menacé de licenciement. Le président SPD Ebert annonce, le 4 mars, de lourdes amendes pour les ouvriers qui continueraient à travailler dans les mines ou dans les chemins de fer. Le 24 janvier l’association des patrons et l’ADGB (fédération des syndicats allemands) lancent un appel afin de “lever des fonds” pour combattre la France. La conséquence est que de plus en plus d'entreprises jettent leur personnel à la rue. Tout ceci sur fond d'inflation galopante : alors que le dollar vaut encore 1000 marks en avril 1922, en novembre 1922 il est déjà à 6000 marks; après l'occupation de la Ruhr il atteint 20.000 marks en février 1923. En juin 1923 il atteint 100.000 marks, fin juillet il monte à 1 million, fin août il est à 10 millions, mi-septembre 100 millions, fin novembre il atteint son point culminant à 4.200.000.000.000 marks.
Cela ne pénalise pas trop les patrons de la Rhur dans la mesure où ils pratiquent le paiement en or ou le troc. Par contre pour la classe ouvrière cela signifie la famine. Très souvent les chômeurs et ceux qui ont encore un travail manifestent ensemble pour faire valoir leurs revendications. Il y a de façon répétée des confrontations avec les forces françaises d’occupation.
L’IC pousse les ouvriers
dans le piège du nationalisme
En tombant dans le piège des capitalistes allemands qui appellent à une lutte commune entre la “nation allemande opprimée” et la Russie, l’IC commence a répandre l’idée que l’Allemagne a besoin d’un gouvernement fort qui doit pouvoir affronter les forces françaises d’occupation sans que les luttes de la classe ouvrière ne viennent le poignarder dans le dos. L’IC sacrifie ainsi l’internationalisme prolétarien au profit des intérêts de l’Etat russe[2] [68].
Cette politique est inaugurée sous la bannière du “national-bolchevisme”. Alors qu’à l’automne 1920 l’IC a agi avec un grande détermination contre les “tendances national-bolcheviks” et, dans ses discussions avec les délégués du KAPD, insisté pour que les nationaux-bolcheviks de Laufenberg et Wolfheim soient exclus du parti, elle en est maintenant à préconiser cette même ligne politique.
Ce tournant de l’IC ne peut pas simplement s’expliquer par les confusions et l’opportunisme de son Comité exécutif. Mais nous devons y voir la “main invisible” de ces forces qui ne sont pas intéressées par la révolution mais par le renforcement de l’Etat russe. Le national-bolchevisme ne peut prendre qu’à partir du moment où l’IC a déjà commencé à dégénérer, qu'elle se trouve déjà prise dans les griffes de l’Etat russe et même absorbée par celui-ci. Radek argumente ainsi : “L’Union soviétique est en danger. Toutes les tâches doivent être soumises à la défense de l’Union soviétique, parce qu’avec cette analyse un mouvement révolutionnaire en Allemagne serait dangereux et saperait les intérêts de l’Union soviétique...
Le mouvement communiste allemand n’est pas capable de renverser le capitalisme allemand, il doit servir comme un pilier de la politique étrangère russe. Les pays d’Europe organisés sous la direction du Parti bolchevik, qui utilise les capacités militaires de l’armée allemande contre l’Ouest, telle est la perspective, telle est la seule issue...”
En janvier 1923, Die Rote Fahne écrit : “La nation allemande est poussée dans l’abîme si elle n’est pas sauvée par le prolétariat allemand. La nation est vendue et détruite par les capitalistes allemands si la classe ouvrière ne les empêche pas de le faire. Ou la nation allemande meurt de faim et se disloque à cause de la dictature des baïonnettes françaises, ou elle sera sauvée par la dictature du prolétariat.” “Cependant, aujourd’hui le national-bolchevisme signifie que tout est imprégné du sentiment que nous ne pouvons être sauvés que par les communistes. Aujourd’hui, nous sommes la seule issue. La forte insistance sur la nation en Allemagne est un acte révolutionnaire, de même que l’insistance sur la nation dans les colonies.” (Die Rote Fahne, 1er avril 1923). Rakosi, un délégué de l’IC, fait l’éloge de cette orientation du KPD : “...un parti communiste doit s’attaquer à la question nationale. Le parti allemand a traité cette question de façon très habile et adéquate. Il est dans le processus d’arracher l’arme nationaliste hors des mains des fascistes.” (Schüddelkopf, p.177)
Dans un manifeste à la Russie soviétique, le KPD écrit : “La conférence du parti exprime sa gratitude à la Russie soviétique pour la grande leçon, qui a été écrite dans l’histoire avec les flots de sang et les sacrifices incroyables, que la préoccupation de la nation reste encore la préoccupation du prolétariat.”
Talheimer déclare même le 18 avril : “Cela reste la tâche privilégiée de la révolution prolétarienne, non seulement de libérer l’Allemagne, mais d’accomplir l’oeuvre de Bismarck d’intégrer l’Autriche dans le Reich. Le prolétariat doit accomplir cette tâche dans une alliance avec la petite-bourgeoisie.” (Die Internationale, V 8, 18 avril 1923, p.242-247)
Quelle perversion de la position communiste fondamentale sur la nation ! Quel rejet de la position internationaliste développée par les révolutionnaires pendant la 1re guerre mondiale, qui avaient à leur tête Lénine et Rosa Luxemburg et qui ont combattu pour la destruction de toutes les nations !
Après la guerre, les forces séparatistes de Rhénanie et de Bavière sentent leurs chances augmenter et espèrent, avec le soutien de la France, qu’ils pourront séparer la Rhénanie de la Ruhr. C'est avec fierté que la presse du KPD rapporte comment le parti a aidé le gouvernement Cuno dans son combat contre les séparatistes : “De petits détachements armés furent mobilisés dans la Ruhr pour marcher sur Düsseldorf. Ils avaient la tâche d’empêcher la proclamation de la ‘République de Rhénanie’. Quand à 14 heures les séparatistes se rassemblèrent sur les berges du Rhin et s'apprêtaient à commencer leur meeting, quelques groupes de combat, armés de grenades, les ont attaqués. Il a suffi seulement de quelques grenades et toute cette bande fut prise de panique, pris la fuite et abandonna les rives du Rhin. Nous les avions empêchés de se rassembler et de proclamer une ‘République de Rhénanie’.” (W.Ulbricht, Mémoires, p.132, Vol.1)
“Nous ne dévoilons pas un secret si nous disons ouvertement que les détachements de combat communistes, qui dispersèrent les séparatistes dans le Palatinat, dans l’Eifel et à Düsseldorf avec des fusils et des grenades, étaient sous commandement d'officiers prussiens à mentalité nationaliste.” (Vorwärts)
Cette orientation nationaliste n'est pas l'oeuvre du seul KPD; elle est aussi le produit de la politique de l'Etat russe et de certaines parties du l’IC.
Après s'être coordonnée avec le Comité exécutif de l’IC, la direction du KPD pousse à ce que le combat soit dirigé, en premièr lieu, contre la France et seulement après contre la bourgeoisie allemande. Voila pourquoi la direction du KPD proclame : “La défaite de l'impérialisme français dans la guerre mondiale n'était pas un objectif communiste, la défaite de l'impérialisme français dans la Ruhr, par contre, est un objectif communiste.”
La direction du KPD s’élève contre les grèves. Déjà à la conférence du parti de Leipzig, fin janvier, peu de temps après l'occupation de la Ruhr, la direction, avec le soutien de l’IC, bloque le débat sur cette orientation "nationale-bolchévik" de peur que cela ne mène à son rejet dans la mesure où la majorité du parti s'y oppose.
En mars 1923, lorsque les sections du KPD dans la Ruhr tiennent une conférence régionale, la direction du parti se prononce contre les orientations qu'elles dégagent. La Centrale proclame : “Seul un gouvernement fort peut sauver l'Allemagne, un gouvernement qui est porté par les forces vives de la nation.” (Die Rote Fahne, 1er avril 1923)
Dans la Ruhr la majorité de la conférence du KPD met en avant l'orientation suivante :
Au sein du KPD, deux orientations antagoniques s’opposent. L'une est prolétarienne, internationaliste et prend parti pour une confrontation avec le gouvernement Cuno, pour une radicalisation du mouvement dans la Ruhr[3] [69].
Ceci contredit la position de la Centrale du KPD qui, avec l'aide de l’IC, s’oppose énergiquement aux grèves et essaye d’entraîner la classe ouvrière sur le terrain nationaliste.
Le capital peut même être si sûr de la politique de sabotage des luttes ouvrières, que le secrétaire d'Etat, Malzahn, après une discussion avec Radek le 26 mai rapporte dans un mémorandum strictement secret à Ebert et aux ministres les plus importants : “Il (Radek) a pu m’assurer que les sympathies russes découlaient de leurs propres intérêts à se mettre aux côtés du gouvernement allemand (...) Il a défendu énergiquement et a demandé expressément aux dirigeants du parti communiste au cours de la semaine dernière de montrer la stupidité et l'approche erronée de leur attitude précédente vis-à-vis du gouvernement allemand. Nous pouvons être certains de voir que, dans quelques jours, les tentatives de coup d’Etat des communistes dans la Ruhr vont reculer.” (Archives du Foreign Office, Bonn, Deutschland 637.442ff, in Dupeux, p.181)
Après la proposition de front unique avec le SPD contre révolutionnaire et avec les partis de la 2e Internationale, c'est maintenant la politique du silence vis-à-vis du gouvernement capitaliste allemand.
Dans une prise de position de Die Rote Fahne du 27 mai 1923, on peut voir à quel point la direction du KPD est décidée sur le fait qu'il ne faut pas “poignarder dans le dos” le gouvernement : “Le gouvernement sait que le KPD est resté silencieux sur beaucoup de questions à cause du danger provenant du capitalisme français; autrement cela aurait fait perdre la face au gouvernement dans toute négociation internationale. Aussi longtemps que les ouvriers social-démocrates ne luttent pas ensemble avec nous pour un gouvernement ouvrier, le parti communiste n'a pas intérêt à remplacer ce gouvernement sans tête par un autre gouvernement bourgeois... Ou le gouvernement abandonne ses appels au meurtre contre le PC ou nous rompons le silence.” (Rote Fahne, 27 mai 1923, Dupeux, p.1818)
Dans la mesure où l'inflation touche aussi la petite bourgeoisie et les classes moyennes, le KPD pense qu'il peut proposer une alliance à ces couches. Au lieu d'insister sur la lutte autonome de la classe ouvrière qui est seule capable d'attirer les autres couches non exploiteuses dans son sillage, dans la mesure où elle développe sa force et son impact, il envoie un message de flatterie et de séduction à ces couches leur disant qu'elles peuvent faire alliance avec la classe ouvrière. “Nous devons nous adresser nous-mêmes aux masses souffrantes, confuses et outragées de la petite bourgeoisie prolétarienne et leur dire qu’elles ne peuvent se défendre elles-mêmes et défendre le futur de l’Allemagne que si elles s’unissent avec le prolétariat dans leur combat contre la bourgeoisie.” (Carr, L’inter-règne, p.176)
“C’est la tâche du KPD d’ouvrir les yeux de l’importante petite bourgeoisie et des masses intellectuelles nationalistes sur le fait que seule la classe ouvrière –une fois victorieuse– sera capable de défendre le sol allemand, les trésors de la culture allemande et le futur de la nation allemande.” (Die Rote Fahne, 13 mai 1923)
Cette politique de l’unité sur une base nationaliste n’est pas le seul fait du KPD, mais elle est aussi soutenue par l’IC. Le discours que K.Radek prononce au Comité exécutif de l’IC le 20 juin 1923 en est un témoignage. Dans ce discours il fait l’éloge d'un membre de l’aile droite séparatiste, Schlageter, qui a été arrêté et tué par l’armée française le 26 mai pendant le sabotage des ponts de chemin de fer près de Düsseldorf. C'est le même Radek qui, dans les rangs de l’IC en 1919 et 1920, a demandé instamment au KPD et au KAPD d’expulser les national-bolcheviks de Hambourg.
“Cependant, nous croyons que la grande majorité des masses qui sont agitées de sentiments nationalistes appartient non au camp du capital mais au camp du travail. Nous voulons chercher et trouver la route pour atteindre ces masses, et nous y arriverons. Nous ferons tout ce que nous pouvons pour que des hommes qui étaient prêts, comme Schlageter, à donner leur vie pour une cause commune, ne deviennent pas des pélerins du néant, mais les pélerins d'un avenir meilleur pour l’humanité toute entière, ...” (Radek, 20 juin 1923, dans Broué, p.693) “Il est évident que la classe ouvrière allemande ne conquerra jamais le pouvoir si elle n’est pas capable d’inspirer confiance aux larges masses du peuple allemand, qu'il s'agit là du combat mené par ses meilleures forces pour se débarrasser du joug du capital étranger." (Dupeux, p.190)
Cette idée, que “le prolétariat peut agir comme une avant-garde et la petite bourgeoisie nationaliste comme un arrière-garde”, en bref que tout le peuple peut être pour la révolution, que les nationalistes peuvent suivre la classe ouvrière, sera défendue sans la moindre réserve par le 5e congrès de l’IC en 1924. Même si l’opposition se prononce contre la politique du “silence” qui est pratiquée par la direction du KPD depuis septembre 1923, cela ne l'empêche pas d’amener la classe ouvrière dans des impasses et sur un terrain nationaliste. Ainsi R.Fisher propage des mots d’ordre antisémites : “Qui parle contre le capital juif... est déjà un combattant de la classe, même s’il ne le sait pas... Combattre contre les capitalistes juifs, les pendre aux réverbères, les écraser... L’impérialisme français est maintenant le plus grand danger dans le monde, la France est le pays de la réaction... Seule l’établissement d’une alliance avec la Russie... peut faire que le peuple allemand chasse le capitalisme français de la Ruhr.” (Flechtheim, p.178)
Alors que la bourgeoisie vise à attirer la classe ouvrière en Allemagne sur un terrain nationaliste et à l’empêcher de défendre ses intérêts de classe, alors que le Comité exécutif de l’IC et la direction du KPD poussent la classe ouvrière sur ce terrain nationaliste, la majorité des ouvriers dans la Ruhr et dans les autres villes ne se laissent pas entraîner sur ce terrain. Seules quelques usines ne sont pas touchées par les grèves.
De petites vagues de grèves et de protestations se multiplient. Ainsi le 9 mars en Haute Silésie, 40 000 mineurs débrayent, le 17 mars à Dortmund, les mineurs arrêtent le travail. De plus, les chômeurs manifestent avec les actifs, comme le 2 avril à Mulheim dans la Ruhr.
Alors que des parties de la direction du KPD sont séduites et trompées par les flatteries nationalistes, il devient clair pour la bourgeoisie allemande, dès que les grèves surgissent dans la Ruhr, qu’il lui faut l’aide des autres Etats capitalistes contre la classe ouvrière. A Mulheim les travailleurs occupent plusieurs usines. Presque toute la ville est touchée par la vague de grèves, l’Hôtel de ville est occupé. Les troupes allemandes de la Reichswehr ne peuvent pas intervenir à cause de l’occupation de la Ruhr par les forces françaises ; on appelle alors la police, mais leurs effectifs sont insuffisants pour exercer la répression contre les ouvriers. Le maire de Düsseldorf demande par courrier le soutien du Général en Chef des forces d’occupation françaises : “Je dois vous rappeler que le commandement suprême allemand aida les troupes françaises à l’époque de la Commune de Paris, à tout moment, pour écraser ensemble le soulèvement. Je vous demande de nous offrir le même soutien, si vous voulez éviter qu’une situation similaire ne se produise.” (Dr Lutherbeck, lettre au général De Goutte, dans Broué, p.674)
En plusieurs occasions la Reichswehr est envoyée pour écraser des luttes ouvrières dans différentes villes, comme Gelsenkirchen et Bochum. En même temps que la bourgeoisie allemande affiche son animosité dans les relations avec la France, elle n’hésite jamais à envoyer l'armée contre les travailleurs qui résistent au nationalisme.
L’accélération rapide de la crise économique, surtout de l’inflation, impulse la combativité ouvrière. Les salaires perdent de leur valeur heure par heure. En comparaison avec la période d’avant-guerre, le pouvoir d’achat est divisé par quatre. De plus en plus d’ouvriers perdent leur travail. Au cours de l’été 60% de la force de travail se retrouve sans emploi. Même les fonctionnaires reçoivent des salaires ridicules. Les entreprises veulent imprimer leur propre “monnaie”, les autorités locales introduisent une “monnaie de secours” pour le paiement des fonctionnaires. Puisque la vente de leur récolte ne rapporte plus aucun profit, les fermiers gardent leurs produits et les stockent. L’approvisionnement en nourriture est presque au point mort. Les travailleurs et les chômeurs manifestent ensemble de plus en plus souvent. De partout on rapporte des révoltes de la faim et des pillages de magasins. Fréquemment la police ne peut qu’assister passivement aux révoltes de la faim.
Fin mai, près de 400.000 ouvriers partent en grève dans la Ruhr, en juin 100 000 mineurs et métallurgistes en Silésie, tout comme 150.000 ouvriers à Berlin. En juillet, un autre vague de grèves surgit qui mène à une série de confrontations violentes.
Ces luttes comportent toujours une de ces caractéristiques qui seront typiques de toutes les luttes ouvrières dans la période de décadence du capitalisme : un nombre important d’ouvriers quittent les syndicats. Dans les usines les ouvriers s'organisent en assemblées générales, de plus en plus de rassemblements se font dans la rue. Les ouvriers passent plus de temps dans la rue, dans des discussions et des manifestations, qu’au travail. Les syndicats s’opposent autant qu’ils peuvent au mouvement. Les travailleurs essayent spontanément de s’unir dans des assemblées générales et des comités d’usines à la base. La tendance est à l’unification. Le mouvement gagne en puissance. Sa force ne réside pas dans un regroupement autour des mots d’ordre nationalistes, mais dans la recherche d’une orientation de classe.
Où sont les forces révolutionnaires ? Le KAPD, affaibli par le fiasco de la scission entre les tendances d’Essen et de Berlin, à nouveau réduit en nombre et organisationnellement affaibli depuis la fondation de la KAI (Internationale communiste ouvrière), n’est pas capable d’avoir une intervention organisée dans cette situation même s'il exprime assez bruyamment son rejet du piège national-bolchevik.
Le KPD, qui a attiré de plus en plus d’éléments (les 4/5e), s’est cependant lui même passé la corde du pendu autour du cou. Le KPD est incapable d’offrir un orientation claire pour la classe. Que propose le KPD ?[4] [70] Il refuse d'agir pour renverser le gouvernement. En fait le KPD et l’IC accroissent la confusion et contribuent à l’affaiblissement de la classe ouvrière.
D’un côté le KPD fait concurrence aux fascistes sur le terrain nationaliste. Le 10 août par exemple (le jour même où surgit une vague de grèves à Berlin), les dirigeants du KPD, comme Talheimer à Stuttgart, tiennent encore des rassemblements nationalistes ensemble avec les national-socialistes. En même temps le KPD appelle à la lutte contre le danger fasciste. Alors qu’à Berlin le gouvernement interdit toute manifestation et que la direction du KPD est prête à se soumettre à cette interdiction, l’aile gauche du parti quant à elle veut à tout prix organiser le 29 juin une mobilisation du front uni contre les fascistes !
Le KPD est incapable de prendre une décision claire ; le jour de la manifestation quelques 250.000 ouvriers sont dans la rue face aux bureaux du parti, attendant en vain des instructions.
En août une nouvelle vague de grèves commence. Presque tous les jours les ouvriers manifestent, actifs et chômeurs ensemble. Dans les usines c'est l’effervescence, des comités d’usines se forment. L’influence du KPD est à son apogée.
Le 10 août les ouvriers de l’imprimerie de la monnaie nationale partent en grève. Dans une économie heure par heure l’Etat doit imprimer davantage de monnaie, la grève des imprimeurs des billets de banque a un effet paralysant particulièrement fort sur l’économie. En quelques heures les réserves de papier-monnaie sont épuisées. Les salaires ne peuvent plus être payés. La grève de l’imprimerie qui a commencé à Berlin, s’étend comme une traînée de poudre aux autres secteurs de la classe. De Berlin elle s’étend à l’Allemagne du nord, àla Rhénanie, au Wurtemberg, à la Haute Silésie, à la Thuringe et jusqu’à la Prusse orientale. De plus en plus de secteurs de la classe ouvrière rejoignent le mouvement. Les 11 et 12 août se produisent de violentes confrontations dans plusieurs villes ; plus de 35 ouvriers sont tués par la police. Comme tous les mouvements qui ont surgi depuis 1914, ils sont caractérisés par le fait qu’ils se mènent en dehors et contre la volonté des syndicats. Les syndicats comprennent que la situation est sérieuse. Quelques uns simulent un soutien à la grève au début, pour être capables de la saboter de l’intérieur. D’autres syndicats s’opposent directement à la grève. Le KPD lui-même prend position, une fois que les grèves ont commencé à s’étendre : “pour une intensification des grèves économiques, pas de revendications politiques. ” Et dès que la direction syndicale annonce qu’elle ne soutient pas la grève, la direction du KPD appelle les ouvriers à cesser la grève. La direction du KPD ne veut soutenir aucune grève en dehors du cadre syndical.
Alors que Brandler insiste pour arrêter la grève, puisque l’ADGB s’y oppose, les section locales du parti par contre veulent étendre le nombre de grèves locales et les unifier dans un grand mouvement contre le gouvernement Cuno. Le reste de la classe ouvrière est “appelé à s’unir au puissant mouvement du prolétariat de Berlin et à étendre la grève générale à travers l’Allemagne.”
Le parti en arrive à une impasse. La direction du parti se prononce contre la continuation et l’extension des grèves, car ceci impliquerait le rejet du terrain nationaliste sur lequel le capital veut entraîner les ouvriers en même temps qu'une remise en cause du front unique avec le SPD et les syndicats.. Le 18 août, le Rote Fahne écrit encore : “S’ils le veulent, nous combinerons même nos forces avec le peuple qui a assassiné Liebknecht et Rosa Luxemburg.”
L’orientation pour un front unique, l’obligation de travailler dans les syndicats sous le prétexte de vouloir conquérir plus d’ouvriers de l’intérieur, signifie en réalité se soumettre à la structure syndicale, contribuer à empêcher les ouvriers de prendre leurs luttes en mains. Tout ceci signifie un conflit terrible pour le KPD : ou reconnaître la dynamique de la lutte de classe, rejeter l’orientation nationaliste et le sabotage syndical, ou se retourner contre les grèves, être absorbé par l’appareil syndical, en dernière analyse devenir le mur protecteur de l'Etat et agir comme un obstacle pour la classe ouvrière. Pour la première fois dans son histoire, le KPD en arrive à un conflit ouvert avec la classe ouvrière en lutte, à cause de son orientation syndicale et parce que la dynamique des luttes ouvrières pousse les ouvriers à rompre avec le cadre syndical. La confrontation avec les syndicats est inévitable. Au lieu de l'assumer, la direction du KPD discute des moyens de prendre la direction des syndicats pour soutenir la grève !
Sous la pression de cette vague de grèves le gouvernement Cuno démissionne le 12 août. Le 13 août la direction du KPD lance un appel à cesser la grève. Cet appel rencontre la résistance des délégués de base, qui se sont radicalisés, dans les usines à Berlin. De plus, des sections locales du parti s’y opposent aussi et veulent que le mouvement continue. Elles attendent les instructions de la Centrale. Elles veulent éviter les confrontations isolées avec l’armée en attendant que les armes, que la Centrale prétend posséder, soient distribuées.
Le KPD est devenu la victime de sa propre politique national-bolchevik et de sa tactique de front unique ; la classe ouvrière est plongée dans une grande confusion et perplexité, ne sachant pas vraiment quoi faire ; la bourgeoisie par contre est prête à prendre l’initiative.
Comme dans les situations précédentes de développement de la combativité ouvrière, le SPD va jouer un rôle décisif pour briser la tête du mouvement. Le gouvernement Cuno, proche du parti du Centre, est remplacé par une “grande coalition” à la tête de laquelle se trouve le dirigeant du Centre Gustav Streseman, qui est soutenu par 4 ministres du SPD (Hilferding devient ministre des Finances). Le fait que le SPD rejoigne le gouvernement n’est pas l’expression d’une impuissance ou d'une paralysie, ni d’une incapacité du capital d’agir, comme le KPD le croit à tort. C'est une tactique consciente de la bourgeoisie pour contenir le mouvement. Le SPD n’est en aucun manière sur le point de céder, comme la direction du KPD le proclamera plus tard, pas plus que la bourgeoisie n'est divisée ou dans l'incapacité de nommer un nouveau gouvernement.
Le 14 août, Streseman annonce l’introduction d’une nouvelle monnaie et la stabilisation des salaires. La bourgeoisie parvient à prendre le contrôle de la situation et décide de manière consciente d’en terminer avec la spirale de l’inflation – de la même manière qu’un an auparavant elle a consciemment décidé de laisser se développer l’inflation.
En même temps, le gouvernement appelle les ouvriers dans la Ruhr à terminer la “résistance passive” contre la France et, après avoir “flirté” avec la Russie, il déclare la “guerre au bolchevisme” un des principaux objectifs de la politique allemande.
En promettant de maîtriser l’inflation la bourgeoisie parvient à inverser le rapport de forces ; même si après la fin du mouvement à Berlin une série de grèves continuent en Rhénanie et dans la Ruhr, le 20 août, le mouvement dans son ensemble est terminé.
La classe ouvrière n’a pas pu être entraînée sur le terrain nationaliste, mais elle est incapable de pousser en avant son mouvement – une des raisons en étant que le KPD lui-même est une victime de sa propre politique national-bolchevik, permettant ainbsi à la bourgeoisie de faire un pas vers son objectif qui est d’infliger une défaite décisive à la classe ouvrière. La classe ouvrière sort désorientée de ces luttes, avec un sentiment d’impuissance face à la crise.
Les fractions de gauche de l’IC, qui se sentent encore plus isolées après l’abandon du projet d’alliance entre l’“Allemagne opprimée” et la Russie, après le fiasco du national-bolchevisme, se trouvent entraînées à essayer de se tourner à nouveau dans une tentative désespérée d’insurrection. C'est ce que nous aborderons dans la deuxième partie de cet article.
DV.[1] [71] Dans un correspondance privée, le président du Parti en 1922, E.Meyer insulte la Centrale et des dirigeants du parti. Meyer envoie par exemple des notes personnelles, donnant des descriptions de la personnalité des dirigeants du parti dans leur comportement avec leur femme. Il demande à sa femme qu’elle lui rapporte des informations sur l’atmosphère dans le parti, pendant son séjour à Moscou. Il y a un beaucoup de correspondance privée entre les membres de la Centrale et l’IC. Différentes tendances dans l’IC ont des liens particuliers avec différentes tendances dans le KPD. Le réseau de “canaux de communication informels et parallèles” est étendu. Qui plus est, l’atmosphère dans le KPD est pour fortement empoisonnée : au 5e congrès de l’IC, Ruth Fischer, qui elle-même a considérablement contribué à cela, rapporte : “à la conférence du parti de Leipzig (en janvier 1923) il est arrivé quelque fois que des travailleurs de différents quartiers soient assis à la même table. A la fin il demandaient : d’où êtes-vous ? Et quelque pauvre ouvrier disait : je suis de Berlin. Les autres se levaient alors, quittant la table et évitant le délégué de Berlin. Voilà sur l’atmosphère dans le parti.”
[2] [72] Des voix dans le parti tchèque s’opposent à cette orientation. Ainsi Neurath attaque les positions de Talheimer comme une expression de la corruption par les sentiments patriotiques. Sommer, un autre communiste tchèque, écrit dans le Rote Fahne pour demander le rejet de cette orientation : “il ne peut y avoir aucune compréhension avec l’ennemi de l’intérieur.” (Carr, L’inter-règne, p.168)
[3] [73] En même temps ils veulent mettre en place des unités économiques autonomes, une orientation qui exprime le fort poids syndicaliste. L’opposition du KPD veut une république ouvrière qui serait mise en place en Rhénanie-Ruhr, pour envoyer une armée en Allemagne centrale pour y contribuer à la prise du pouvoir. Cette motion, proposée par R.Fischer, est rejetée par 68 contre 55 voix.
[4] [74] Beaucoup d’ouvriers, qui n’ont pas une grande formation théorique et politique, sont attirés par le parti. Le parti ouvre ses portes à l’adhésion de masse. Tout le monde est le bienvenu. En avril 1922, le KPD annonce : “dans la situation politique actuelle, le KPD a le devoir d’intégrer tout ouvrier dans nos rangs, qui veut nous rejoindre.” A l’été 1923, beaucoup de sections de province tombent entre les mains d’éléments jeunes, radicaux. Ainsi, de plus en plus impatients, les éléments inexpérimentés rejoignent le parti. En 6 mois les effectifs du parti passent de 225 000 à 295 000 membres, de septembre 1922 à septembre 1923, le nombre de groupes locaux du parti passe de 2481 à 3321. A cette époque, le KPD a sa propre presse et publie 34 quotidiens et un grand nombre de revues. En même temps beaucoup d’éléments infiltrés ont rejoint le parti, pour essayer de le saboter de l'intérieur.
Les guerres, comme les révolutions, constituent des événements historiques d'une grande portée pour délimiter le camp de la bourgeoisie de celui des révolutionnaires et viennent donner la preuve de la nature de classe des forces politiques. Il en fut ainsi pour la première guerre mondiale qui a provoqué la trahison de la social-démocratie au niveau international, la mort la 2e Internationale et l'émergence d'une minorité qui va constituer les nouveaux partis communistes et la 3e Internationale. Il en fut ainsi avec la seconde guerre mondiale qui confirma l'intégration des différents partis staliniens dans la défense de l'État bourgeois à travers leur soutien au front impérialiste "démocratique" contre le "fascisme", mais aussi des différentes formations trotskistes qui appelèrent la classe ouvrière à défendre “l'État ouvrier” russe contre l'agression de la dictature nazi-fasciste, et qui vit aussi la résistance courageuse d'une infime minorité de révolutionnaires qui surent maintenir le cap au cours de cette terrible épreuve historique. Aujourd'hui nous ne sommes pas encore face à une troisième guerre mondiale, les conditions ne sont pas encore mûres et nous ne pensons pas qu'elles vont l’être dans un futur proche ; toutefois, l’opération guerrière en Serbie est certainement l’événement le plus grave depuis la fin de la seconde guerre mondiale et elle a provoqué une polarisation des forces politiques autour des deux principales classes de la société : le prolétariat et la bourgeoisie.
Alors que les diverses formations gauchistes ont confirmé leur fonction bourgeoise par leur soutien soit à l’attaque de l'OTAN soit à la défense de la Serbie[1] [80], nous pouvons au contraire constater avec une profonde satisfaction comment les principaux groupes politiques révolutionnaires ont tous assumé une position internationaliste cohérente en soutenant les points fondamentaux suivants :
1. La guerre en cours est une guerre impérialiste (comme toutes les guerres aujourd’hui) et la classe ouvrière n’a rien à gagner dans le soutien à l’un ou l’autre front :
“Armer tel ou tel camp –américain ou serbe, italien ou français, russe ou anglais– ce sont toujours des conflits inter-impérialistes suscités par les contradictions de l'économie bourgeoise (...). Pas un homme, pas un soldat pour la guerre impérialiste : lutte ouverte contre sa propre bourgeoisie nationale, serbe ou kosovar, italienne ou américaine, allemande ou française.” (Il Programma comunista, n°4, 30 avril 1999)
“Pour les communistes authentiques, le soutien à tel ou tel impérialisme, en distinguant le plus faible du plus fort parce qu’entre deux maux il faudrait choisir le moindre est erroné, opportuniste et malhonnête. Tout appui à un front impérialiste ou l’autre est un appui au capitalisme. C’est une trahison de toutes les espérances d’émancipation du prolétariat et de la cause du socialisme.
Le seul chemin pour sortir de la logique de la guerre passe seulement par la reprise de la lutte de classe au Kosovo comme dans le reste de l’Europe, aux États-Unis comme en Russie.” (Tract du BIPR, “Capitalisme veut dire impérialisme, impérialisme veut dire guerre”, 25 mars 1999)
2. La guerre en Serbie, loin de poursuivre des objectifs humanitaires en faveur de telle ou telle population, est la conséquence logique de l'affrontement inter-impérialiste au niveau mondial :
“Les avertissements et les pressions sur la Turquie, et même la guerre contre l'Irak, n'ont pas arrêté la répression et le massacre des kurdes ; comme les avertissements et les pressions sur Israël n'ont pas arrêté la répression et le massacre des palestiniens. Les missions de l’ONU, les soi-disant forces d'interposition, les embargos, n'ont ni évité ni arrêté la guerre hier en ex-Yougoslavie, entre Serbie et Croatie, entre Croatie, Serbie et Bosnie, de tous contre tous. Et l’intervention militaire des bourgeoisies occidentales organisée par l'OTAN contre la Serbie n'évitera pas la ‘purification ethnique’ contre les kosovars, comme elle n'a pas évité non plus le bombardement de Belgrade et de Pristina.
Les missions humanitaires de l'ONU (...) ont tout au plus ‘préparé’ le terrain à des répressions et des massacres encore plus horribles. C’est la démonstration que la vision et l'action humanitaires et pacifistes sont en réalité simplement illusoires et donc impuissantes.” (“La véritable opposition aux interventions militaires et à la guerre est la lutte de classe du prolétariat, sa réorganisation classiste et internationaliste contre toutes les formes d'oppression bourgeoise et de nationalisme”, supplément à Il comunista, n°64-65, avril 1999).
3. Cette guerre, au-delà de l'unité de façade, exprime un affrontement entre les puissances impérialistes engagées dans l'alliance atlantique et principalement entre les États-Unis d'une part et l'Allemagne et la France d'autre part :
“la ferme volonté des États-Unis de créer un ‘casus belli’ par l’intervention directe contre la Serbie est apparue pendant les pourparlers de Rambouillet : ces colloques, loin de chercher une solution pacifique à la question inextricable du Kosovo, devait servir au contraire à rejeter la responsabilité de la guerre sur le gouvernement yougoslave. (...) Le vrai problème pour les États-Unis était en fait celui de leur propres alliés et Rambouillet a servi à les presser et leur imposer l’approbation à l'intervention de l'OTAN (...).” (Il Partito comunista, n°266, avril 1999)
“Pour empêcher que se consolide un nouveau bloc impérialiste capable de s’opposer au premier, les États-Unis poussent à l'extension de l’OTAN à l’aire entière des Balkans ainsi qu’à l’Europe de l’Est (...) Ils prétendent (...), peut-être le point le plus important, infliger un coup dur aux aspirations européennes à jouer un rôle impérialiste autonome.
Les européens, à leur tour, font bonne figure dans ce maudit jeu en soutenant l’action militaire de l'OTAN seulement pour ne pas risquer d'être complètement exclus d'une région d’une telle importance.” (Tract du BIPR, “Capitalisme veut dire impérialisme, impérialisme veut dire guerre”, 25 mars 1999)
4. Le pacifisme, comme toujours, démontre encore une fois qu’il est l’instrument non pas de la lutte de la classe ouvrière et des masses populaires contre la guerre, mais le moyen destiné à les endormir, utilisé par les partis de gauche, ce qui confirme le rôle de ces derniers de sergent-recruteur de tout futur carnage :
“Ceci veut dire abandonner toute les illusions pacifistes et réformistes qui désarment et se tourner vers des objectifs et des méthodes de luttes classistes qui ont toujours appartenu à la tradition prolétarienne (...)” (Il Programma comunista, n°4, 30 avril 1999)
“Le front bigarré (...) adresse le même appel pacifiste à tous ceux dont le capital se sert pour faire la guerre : la Constitution, les Nations Unies, les gouvernements (...). Enfin, et ce qui en devient ridicule, on demande à ce même gouvernement qui est en train de faire la guerre... d’être gentil et d’oeuvrer pour la paix.” (Battaglia Comunista, n°5, mai 1999)
Comme on peut le constater, il s’agit d’une pleine convergence sur toutes les questions de fond sur le conflit des Balkans entre les différentes organisations qui font partie du milieu politique révolutionnaire. Toutefois, il existe naturellement aussi des divergences qui concernent une approche différente de l'analyse de l'impérialisme dans la phase actuelle et du rapport de forces entre les classes. Mais, sans sous-estimer ces divergences, nous considérons que les aspects qui les unissent sont de très loin plus importants et significatifs que ceux qui les distinguent par rapport aux enjeux du moment et c’est sur cette base que, le 29 mars 1999, nous avons lancé un appel à l'ensemble de ces groupes[2] [81] pour prendre une initiative commune contre la guerre :
“Camarades, ...
Aujourd'hui, les groupes de la gauche communiste sont les seuls à défendre ces positions classiques du mouvement ouvrier. Seuls les groupes qui se rattachent à ce courant, le seul qui n'ait pas trahi au cours de la seconde guerre mondiale, peuvent apporter une réponse de classe aux interrogations qui ne manqueront pas de se faire jour au sein de la classe ouvrière. Leur devoir est d'intervenir le plus largement possible au sein de la classe pour y dénoncer les flots de mensonge que déversent tous les secteurs de la bourgeoisie et y défendre les principes internationalistes que nous ont légués l'Internationale communiste et ses Fractions de gauche. Pour sa part, le CCI a déjà publié un tract dont nous vous envoyons ici une copie. Mais nous pensons que la gravité des enjeux mérite que l'ensemble des groupes qui défendent une position internationaliste publie et diffuse une prise de position commune affirmant les principes de classe prolétarien contre la barbarie guerrière du capitalisme. C'est la première fois depuis plus d'un demi-siècle que les principaux brigands impérialistes mènent la guerre en Europe même, c'est-à-dire le théâtre principal des deux guerres mondiales en même temps que la principale concentration prolétarienne du monde. C'est dire la gravité de la situation présente. Elle donne la responsabilité aux communistes d'unir leurs forces afin de faire entendre le plus fort possible la voix des principes internationalistes, afin de donner à l'affirmation de ces principes l'impact le plus grand possible que le permettent nos faibles forces.
Il est clair pour le CCI qu'une telle prise de position serait différente par certains aspects de celle contenue dans le tract que nous avons publié puisque nous savons bien qu'il existe au sein de la Gauche communiste des désaccords sur certains aspects de l'analyse que nous pouvons faire de tel ou tel aspect de la situation mondiale. Cependant nous sommes fermement convaincus que l'ensemble du groupe de la Gauche communiste peuvent parvenir à un document réaffirmant les principes fondamentaux de l'internationalisme sans édulcorer ces principes. C'est pour cela que nous vous proposons que nos organisations se rencontrent le plus rapidement possible afin d'élaborer un appel commun contre la guerre impérialiste, contre tous les mensonges de la bourgeoisie, contre toutes les campagnes du pacifisme et pour la perspective prolétarienne de renversement du capitalisme.
En faisant cette proposition, nous nous estimons fidèles à la politique menée par les internationalistes, et particulièrement par Lénine, lors des conférences de Zimmerwald et de Kienthal en 1915 et 1916. Une politique qui fut capable de surmonter ou laisser de côté les divergences pouvant subsister entre différents secteurs du mouvement ouvrier européen pour affirmer clairement la perspective prolétarienne face à la guerre impérialiste. Evidemment, nous sommes ouverts à toute autre initiative que pourrait prendre votre organisation, à toute proposition permettant de faire entendre le point de vue prolétarien face à la barbarie et aux mensonges de la bourgeoisie. (...)
Nous vous adressons nos salutations communiste.
______________________________
Malheureusement les réponses à cet appel n'ont pas été à la hauteur de la situation et de notre attente. Deux des formations bordiguistes, Il Comunista-Le Prolétaire et Il Partito Comunista, n'ont pas encore répondu à l'appel, malgré une seconde lettre de proposition envoyée le 14 avril 1999 pour solliciter une réponse. Le troisième groupe bordiguiste, Programma comunista, avait promis une réponse écrite (négative), mais nous n'avons rien reçu. Enfin le BIPR nous a fait l'honneur de répondre à notre invitation par un refus fraternel. Il est évident que nous ne pouvons que regretter l’échec de cet appel, outre qu’il confirme une fois de plus, s’il en était encore besoin, les difficultés dans lesquelles se trouve aujourd'hui le milieu politique prolétarien, encore fortement imprégné de l’engourdissement sectaire du climat contre-révolutionnaire dans lequel ce milieu s'est reconstitué. Mais en ce moment, par rapport au problème de la guerre, notre préoccupation principale n'est pas d'alimenter encore plus les frictions dans le milieu politique prolétarien en développant une polémique sur l'irresponsabilité que constitue une réponse négative ou une absence de réponse à notre appel, mais de développer jusqu’au bout les arguments qui militent en faveur de la nécessité et de l'intérêt pour la classe ouvrière qu'une initiative commune soit prise par l'ensemble des groupes internationalistes. Pour faire cela nous analyserons les arguments opposés par le BIPR (le seul qui nous ait répondu !) soit par lettre soit dans les rencontres directes que nous avons eues avec ce groupe, en considérant que beaucoup des arguments du BIPR pourraient être avec une forte probabilité ceux que nous auraient donnés les groupes bordiguistes, si seulement ils avaient daigné nous répondre. De cette façon nous espérons réussir à faire avancer notre proposition d'initiative commune face à tous les camarades et toutes les formations politiques de la classe ouvrière et obtenir un meilleur résultat dans le futur.
Le premier argument utilisé par le BIPR est que les positions des divers groupes sont trop différentes, motif pour lequel une prise de position commune serait “de profil politique très bas” et donc peu efficace pour “faire sentir le point de vue prolétarien face à la barbarie et aux mensonges de la bourgeoisie” (de la lettre de réponse du BIPR à notre appel).
Et, en appui à ces affirmations, il ajoute :
“Il est vrai que ‘aujourd'hui les groupes de la gauche communiste sont les seuls à défendre les positions classiques du mouvement ouvrier’, mais il est vrai que chaque courant le fait d’une manière qui aujourd'hui apparaît radicalement différente. Nous n'indiquerons pas les différences spécifiques que tout observateur attentif peut facilement relever ; nous nous limitons à souligner que ces différences marquent une décantation très importante entre les forces qui se réclament d’une Gauche communiste générique. ...” (Ibidem)
Ceci est exactement le contraire de ce que nous venons juste de démontrer. Les citations rapportées au début de l’article pourraient facilement être changées entre les différents groupes sans produire aucune déformation politique et, prises tout ensemble, fournir les éléments politiques de base d'une possible prise de position commune dont a tant besoin la classe ouvrière en ce moment.
Pourquoi alors le BIPR parle de “divergences radicales” qui rendraient inefficaces les efforts pour une initiative en commun ? Parce que le BIPR met sur le même plan les positions de fond (l’attitude défaitiste face à la guerre) et les analyses politiques de la phase actuelle (les causes de la guerre en Serbie, le rapport de forces entre bourgeoisie et prolétariat...). Nous ne cherchons certainement pas à sous-estimer l'importance des divergences actuelles dans le milieu politique prolétarien sur ces analyses. Nous reviendrons sur ces arguments dans un prochain article et notre critique à ce que nous considérons être une position économiste développée en particulier par Battaglia Comunista et par Il Partito comunista. Actuellement nous estimons que le problème le plus important est la sous-estimation que le BIPR, et avec lui tous les autres groupes cités, exprime en ce qui concerne l'écho que pourrait avoir une telle initiative.
Ce n'est pas pour rien si, pour réfuter cette possibilité, le BIPR est contraint de s'attaquer à la signification des conférences de Zimmerwald et de Kienthal et qu'il arrive à les sous-estimer énormément.
“Pour cette raison la référence à Zimmerwald et Kienthal présente dans votre lettre-appel n’est d'aucune référence avec la situation historique actuelle.
Zimmerwald et Kienthal n'ont pas été des initiatives bolcheviks ou de Lénine, mais plutôt des socialistes italiens et suisses qui s’y sont réunis et majoritairement les tendances ‘radicales’ internes aux partis de la Seconde internationale. Lénine et les bolcheviks vont y participer pour pousser à la rupture avec la 2e Internationale mais :
Donc présenter la participation des bolcheviks aux conférences de Zimmerwald et Kienthal comme modèle auquel se référer dans la situation actuelle n'a pas de sens.” (Lettre de réponse du BIPR à notre appel)
Dans ce passage, après avoir rappelé des choses évidentes comme le fait que les conférences ont été à l’initiative des socialistes italiens et suisses et non des bolcheviks (mais c’est peut-être déshonorant ?), que Lénine y a participé avec l'intention de pousser à la rupture avec la 2e internationale et que, par conséquent ajoutons-nous, Lénine est resté en minorité absolue dans les deux conférences, on finit par lancer l’anathème à ceux qui présentent “les conférences de Zimmerwald et Kienthal comme modèle auquel se référer dans la situation actuelle.”
Or, le BIPR ne comprend pas –évidemment par inattention à la lecture de notre appel– ce que nous-mêmes affirmons : c'est “la politique menée par les internationalistes, et particulièrement par Lénine, lors des conférences de Zimmerwald et de Kienthal en 1915 et 1916 (qui a été capable) d'affirmer clairement la perspective prolétarienne face à la guerre impérialiste”. Le problème est que le BIPR semble ignorer l'histoire même de notre classe. S'il est vrai en fait que les bolcheviks, à la “gauche du mouvement ouvrier” de l’époque, ont toujours cherché à pousser le plus loin possible les résultats de ces conférences, ils n’ont jamais imaginé rester en dehors parce qu’ils comprenaient la nécessité de se rassembler dans un moment de décantation politique particulièrement forte et cruciale comme celui du début du siècle. Lénine lui-même y a mené un travail très important animant ce qui s’est appelé “la gauche de Zimmerwald”, le creuset à partir duquel ont été forgées les forces politiques qui permettront la construction de la 3e Internationale. Et, encore à propos du fait que “Zimmerwald et Kienthal n'ont pas été des initiatives bolcheviks”, voilà ce que pensait la gauche révolutionnaire de Zimmerwald :
“Le manifeste accepté par la conférence ne nous satisfait pas complètement. Dans celui-ci il n’y a rien de particulier sur l'opportunisme déclaré ou sur ce qui se cache derrière les phrases radicales –de cet opportunisme qui non seulement porte la principale responsabilité de l’effondrement de l’Internationale, mais qui de plus veut se perpétuer. Le manifeste ne spécifie pas clairement les moyens pour s’opposer à la guerre. (...)
Nous acceptons le Manifeste parce que nous le concevons comme un appel à la lutte et parce que, dans cette lutte, nous voulons marcher, côte à côte, avec les autres groupes de l’Internationale. (...)”
(Déclaration de la Gauche zimmerwaldienne à la conférence de Zimmerwald, signée par N.Lénine, G.Zinoviev, Radek, Nerman, Höglung et Winter et rapportée dans Les origines de l'Internationale communiste, de Zimmerwald à Kienthal, J.Humbert-Droz, éditions Guanda)
Et voilà ce que disait Zinoviev le lendemain de la conférence de Kienthal :
“Nous, zimmerwaldiens, avons l'avantage de nous être déjà retrouvés au niveau international, alors que les sociaux patriotes ne l'ont pas encore pu. Nous devons donc mettre à profit cet avantage pour organiser la lutte contre le social patriotisme (...).
Au fond, la résolution représente un pas en avant. Ceux qui confrontent cette résolution avec le projet de la gauche zimmerwaldienne, en septembre 1915, et avec les écrits de la gauche allemande, hollandaise, polonaise et russe, devront admettre que nos idées ont été alors dans le sens des principes acceptées par la Conférence (...).
Lorsqu’on fait le point, la seconde Conférence de Zimmerwald représente un pas en avant. La vie travaille pour nous (...).
La Seconde Conférence de Zimmerwald sera politiquement et historiquement un nouveau pas en avant sur la voie de la 3e internationale.” (G. Zinoviev, Ibidem)
En conclusion, Zimmerwald et Kienthal ont constitué deux étapes cruciales dans la bataille que les révolutionnaires ont conduit pour le rapprochement des révolutionnaires et leur séparation d’avec les social-patriotes traîtres en vue de la constitution de la 3e Internationale.
Les bolcheviks et Lénine ont été capables de comprendre ce que représentait pour les ouvriers isolés et désespérés sur les fronts, le Manifeste de Zimmerwald : un immense espoir et une sortie de l’enfer. C’est ce que ne comprend malheureusement pas le BIPR. Il y a des moments dans l’histoire où une avancée des révolutionnaires est plus importante que mille programmes les plus clairs politiquement, pour paraphraser ce que disait Marx.
La dernière chose qui reste à comprendre, en ce qui concerne spécifiquement le BIPR, est comment cette organisation, qui il y a encore quelques mois et depuis quelques années, a pris avec nous toute une série d'initiatives communes dont les plus significatives sont :
refuse maintenant toute initiative de ce type. Quand nous avons posé la question aux camarades de Battaglia comunista, ceux-ci nous ont répondu que sur la révolution russe on pouvait travailler ensemble parce que “les leçons étaient acquises depuis beaucoup de temps”, il s'agit là d’analyses consolidées, de choses du passé, alors que la guerre est un problème différent, actuel, qui a des implications sur les perspectives. Or, à part le fait que, outre les réunions publiques sur la révolution d'octobre, c’est aussi l'intervention faite aux conférences en Russie qui ne concernait absolument pas le passé, mais par définition le présent et le futur du mouvement ouvrier, et ce qui est curieux c’est que la même discussion sur Octobre 1917 est présentée comme un élément d'archéologie politique plutôt que comme un instrument pour affiner les armes d'intervention dans la classe ouvrière aujourd'hui. En somme, encore une fois, les arguments du BIPR sont non seulement pas valables, mais en plus ils sont faux.
En réalité, à y regarder de près, ce retournement du BIPR n’est pas tellement mystérieux parce qu'il a été annoncé et correspond à ce que les camarades ont écrit dans leurs conclusions de la “Résolution sous le travail international” du 6e congrès de Battaglia comunista, adoptées par l'ensemble du Bureau et rapportées dans la réponse du BIPR à notre appel :
“C’est maintenant un principe acquis de notre ligne de conduite politique que, sauf dans des circonstances très exceptionnelles, toutes les nouvelles conférences et réunions internationales entreprises par le Bureau et ses organisations doivent se situer complètement dans le sens qui mène à la consolidation, au renforcement et à l’extension des tendances révolutionnaires du prolétariat mondial. Le Bureau International pour le Parti révolutionnaire et les organisations qui lui appartiennent adhèrent à ce principe. (...) Et il est clair à partir du contexte et de l’ensemble des autres documents du Bureau que par ‘tendances révolutionnaires du prolétariat’ nous entendons toutes les forces qui vont former le Parti International du prolétariat. Et, –étant donné la méthode politique actuelle de votre organisation et des autres– nous ne pensons pas que vous puissiez en faire partie.”
Dans ce passage, au delà de l’évidence de la première partie, avec laquelle nous pouvons nous aussi être d'accord, “toutes les nouvelles conférences et réunions internationales (...) doivent se situer complètement dans le sens qui mène à la consolidation, au renforcement et à l’extension des tendances révolutionnaires du prolétariat mondial”, se cache l’idée selon laquelle le BIPR est, aujourd’hui la seule organisation crédible à l’intérieur de la gauche communiste (d’où vient cette auto-proclamation d’un type nouveau au sin du mouvement ouvrier ; mais le BIPR a peut-être comme le pape un “arrangement avec le ciel”), étant donné la nature “idéaliste” du CCI et la “sclérose” des bordiguistes : “étant donné la méthode politique actuelle de votre organisation et des autres, nous ne pensons pas que vous puissiez faire partie” du “Parti International du prolétariat”. Pour cela, autant vaut suivre directement sa propre voie par rapport aux organisations soeurs, mais sans perdre du temps à faire des conférences ou initiatives communes qui auraient des résultats stériles et sans perspective.
C’est la seule position claire du BIPR, mais complètement incohérente ou pour le moins avec des raisons tout à fait spécieuses.
Nous reviendrons sur ces aspects. En ce qui nous concerne nous savons que le parti naîtra de la confrontation et de la décantation politiques qui se fera inévitablement au sein des organisations révolutionnaires existantes.
[1] [82] Voir dans nos différents organes de presse territoriale des mois d'avril, mai, juin 1999 la dénonciation des formations faussement révolutionnaire présentes dans chaque pays.
[2] [83] Bureau International pour le Parti Révolutionnaire (Partito Comunista Internazionalista qui publie Battaglia Comunista en Italie et Communist Workers Organisation qui publie Revolutionary Perspectives en Grande-Bretagne) ; Partito Comunista Internazionale (qui publie Il Comunista en Italie et Le Prolétaire en France) ; Partito Comunista Internazionale (qui publie Il Partito Comunista) ; Partito Comunista Internazionale (qui publie Il Programma Comunista en Italie, Cahiers Internationalistes en France, Internationalist Papers en Grande-Bretagne)
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[46] https://fr.internationalism.org/french/rint/98_congres13_gauche#_ftnref5
[47] https://fr.internationalism.org/french/rint/98_congres13_gauche#_ftnref6
[48] https://fr.internationalism.org/french/rint/98_congres13_gauche#_ftnref7
[49] https://fr.internationalism.org/french/rint/98_congres13_gauche#_ftnref8
[50] https://fr.internationalism.org/french/rint/98_congres13_gauche#_ftnref9
[51] https://fr.internationalism.org/en/tag/conscience-et-organisation/courant-communiste-international
[52] https://fr.internationalism.org/en/tag/questions-theoriques/decadence
[53] https://fr.internationalism.org/french/rint/98_crise_30ans#_ftn1
[54] https://fr.internationalism.org/french/rint/98_crise_30ans#_ftn2
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[64] https://fr.internationalism.org/french/rint/98_crise_30ans#_ftnref6
[65] https://fr.internationalism.org/en/tag/recent-et-cours/crise-economique
[66] https://fr.internationalism.org/en/tag/questions-theoriques/leconomie
[67] https://fr.internationalism.org/french/rint/98_revolution_allemande#_ftn1
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[75] https://fr.internationalism.org/en/tag/5/38/allemagne
[76] https://fr.internationalism.org/en/tag/histoire-du-mouvement-ouvrier/revolution-allemande
[77] https://fr.internationalism.org/en/tag/conscience-et-organisation/gauche-germano-hollandaise
[78] https://fr.internationalism.org/en/tag/approfondir/revolution-allemande
[79] https://fr.internationalism.org/en/tag/heritage-gauche-communiste/revolution-proletarienne
[80] https://fr.internationalism.org/french/rint/99_appel_guerre#_ftn1
[81] https://fr.internationalism.org/french/rint/99_appel_guerre#_ftn2
[82] https://fr.internationalism.org/french/rint/99_appel_guerre#_ftnref1
[83] https://fr.internationalism.org/french/rint/99_appel_guerre#_ftnref2
[84] https://fr.internationalism.org/en/tag/vie-du-cci/interventions
[85] https://fr.internationalism.org/en/tag/conscience-et-organisation/mouvement-zimmerwald
[86] https://fr.internationalism.org/en/tag/courants-politiques/gauche-communiste
[87] https://fr.internationalism.org/en/tag/approfondir/polemique-milieu-politique-guerre
[88] https://fr.internationalism.org/en/tag/questions-theoriques/internationalisme
[89] https://fr.internationalism.org/en/tag/heritage-gauche-communiste/decadence-du-capitalisme