Aujourd’hui, une série de grèves aux États-Unis, portée par des ouvriers excédés, secoue de grandes parties du pays. Ce mouvement baptisé « striketober » (contraction de « strike » et « october ») mobilise des milliers de salariés qui dénoncent des conditions de travail insupportables, la fatigue tant physique que psychologique, l’augmentation outrancière des profits réalisés par les employeurs de groupes industriels comme Kellog’s, John Deere, PepsiCo ou dans le secteur de la santé et des cliniques privées, comme à New York, par exemple. Difficile de comptabiliser précisément le nombre de grèves car l’État fédéral ne dénombre que celles qui impliquent plus de mille salariés. Le fait que la classe ouvrière puisse réagir et faire preuve de combativité dans un pays désormais au centre du processus mondial de décomposition est un signe que le prolétariat n’est pas défait.
Depuis près de deux ans, partout dans le monde, une chape de plomb s’était abattue sur la classe ouvrière avec le surgissement de la pandémie de Covid-19, les épisodes de confinement à répétition, les hospitalisations d’urgence et les millions de morts. Partout dans le monde, la classe ouvrière comptait les victimes de l’incurie généralisée de la bourgeoisie, du délabrement des services de santé débordés et toujours soumis aux exigences de rentabilité. La vie au jour le jour et la peur du lendemain renforçaient un sentiment d’expectative déjà très fort dans les rangs ouvriers, accentuant davantage le repli sur soi. Après le regain de combativité qui s’était exprimé dans plusieurs pays au cours de l’année 2019 et au début de l’année 2020, la confrontation sociale subissait un coup d’arrêt brutal. Si le mouvement de lutte contre la réforme des retraites en France avait manifesté un nouveau dynamisme dans la confrontation sociale, la pandémie de Covid-19 s’est révélée constituer un puissant étouffoir.
Mais en pleine pandémie, des luttes sur le terrain de la classe ouvrière ont malgré tout pu émerger ici ou là, en Espagne, en Italie, en France, à travers des mouvements sporadiques exprimant déjà une relative capacité à réagir face à des conditions de travail insupportables, particulièrement face à l’exploitation accrue et au cynisme de la bourgeoisie dans des secteurs comme la santé, les transports ou le commerce. L’isolement imposé par le virus mortel et le climat de terreur véhiculé par la bourgeoisie rendaient néanmoins ces luttes impuissantes à affirmer une véritable alternative à la palpable dégradation sanitaire, économique et sociale.
Pire, ces expressions de mécontentement face à des conditions de travail infernales et dangereuses pour la santé, les refus (minoritaires) d’aller travailler sans masque et sans protection, étaient présentés par la bourgeoisie comme des exigences égoïstes, irresponsables et, surtout, coupables de porter atteinte à l’unité sociale et économique de chaque nation dans sa lutte contre la crise sanitaire.
Alors que depuis des années, la population américaine est sommée de s’en remettre à l’État tout-puissant, imposant sa logique sanitaire, économique et sociale, abreuvée, comme partout ailleurs, des mensonges populistes d’un Donald Trump, qui se voulait le champion du plein emploi, et du baratin du « nouveau Roosevelt », Joe Biden, des milliers d’ouvriers créent petit à petit les conditions pour retrouver une force collective qu’ils avaient un temps oubliée. Ils redécouvrent lentement une confiance dans leurs propres forces et leurs capacités à refuser l’ignoble « two-tier pay system », (1) manifestant ainsi une solidarité entre les générations où des ouvriers majoritairement expérimentés et « protégés » se battent aux côtés des jeunes collègues les plus précarisés.
Cette solidarité entre les générations s’était déjà manifestée, en France, en 2014, lors de luttes à la SNCF et à Air France, face à des réformes identiques. Elle s’était également exprimée en Espagne, lors du mouvement des Indignados, en 2011, ou en France, en 2006, lors de la lutte contre le CPE. Cette solidarité entre les générations représente une grande potentialité pour le développement des luttes futures, c’est la marque d’une quête d’unité dans les rangs de la classe ouvrière alors que la bourgeoisie ne cesse de diviser les « vieux profiteurs » et les « jeunes fainéants », comme on peut le voir dans le mouvement « Youth for climate », par exemple, réactivé à l’occasion de la COP 26.
Même si ces grèves sont très bien encadrées par les syndicats (ce qui a, d’ailleurs, permis à la bourgeoisie de présenter ces mobilisations comme le « grand retour » des syndicats aux États-Unis), on a pu voir certains signes de remise en cause d’accords signés par différents syndicats. Cette contestation est embryonnaire et la classe ouvrière est encore loin d’une confrontation directe et consciente avec ces chiens de garde de l’État bourgeois. Mais il s’agit d’un signe bien réel de combativité.
D’aucuns pourraient imaginer que ces luttes aux États-Unis sont l’exception qui confirme la règle : il n’en est rien ! D’autres luttes ont vu le jour ces dernières semaines et ces derniers mois :
– en Iran, cet été, des grèves dans le secteur pétrolier contre les bas salaires et la cherté de la vie ont vu des ouvriers de plus de 70 sites participer au mouvement. Du jamais vu depuis 42 ans et l’avènement de la république islamique. D’autres secteurs ont d’ailleurs apporté leur soutien aux grévistes ;
– en Corée, une grève générale a dû être organisée par les syndicats en octobre pour la protection sociale, contre la précarité et les inégalités ;
– en Italie, il y a eu en septembre et en octobre dernier, de nombreuses journées d’action, de grève, d’appel à la grève générale contre les licenciements, également contre les discussions entre la Confédération générale italienne du travail, le gouvernement et le patronat pour un « pacte social » de sortie du Covid. En clair : pour des licenciements plus faciles et la suppression du salaire minimum ;
– en Allemagne, le syndicat des services publics, « ver.di », se sent obligé de brandir la menace de grèves pour tenter d’obtenir l’augmentation des salaires.
Si l’on écoute les économistes bourgeois, l’actuelle inflation qui fait monter tous les prix de l’énergie et des biens de première nécessité, ponctionnant d’autant le pouvoir d’achat, aux États-Unis, en France, au Royaume-Uni ou en Allemagne, n’est qu’un produit conjoncturel de la « reprise économique ». Liée à des « aspects spécifiques », comme des goulots d’étranglement dans les transports maritimes ou routiers, à la « surchauffe » de la production industrielle, particulièrement dans l’augmentation spectaculaire des prix des carburants et du gaz, elle ne serait qu’un mauvais moment à passer avant une régulation, un équilibre dans la production de marchandises. Tout est bon pour rassurer et justifier un processus inflationniste « nécessaire »… qui risque, malgré tout, de durer.
L’argent « hélicoptère », ces centaines de milliards de dollars, d’euros, de yens ou de yuans que les États ont imprimé et déversé sans compter, pendant des mois, pour faire face aux conséquences économiques et sociales de la pandémie et éviter le chaos généralisé, n’a fait que fragiliser la valeur des monnaies et pousse à un processus inflationniste chronique. Il va falloir payer et la classe ouvrière est aux premières loges pour subir ces attaques.
Même s’il n’y a pas encore eu de réaction directe et massive contre cette attaque, l’inflation peut servir de puissant facteur de développement et d’unification des luttes : l’augmentation des prix des produits de première nécessité, du gaz, du pain, de l’électricité, etc., ne peut que dégrader directement les conditions de vie de tous les ouvriers, qu’ils travaillent dans le secteur public ou le secteur privé, qu’ils soient en activité, au chômage ou à la retraite.
Les gouvernements ne s’y trompent, d’ailleurs, pas. S’ils n’ont pas encore imposé de programmes d’austérité formalisés et, au contraire, ont massivement injecté des millions et des millions de dollars, de yuans et d’euros, ils savent qu’il faut absolument relancer l’activité et qu’une bombe sociale existe. Alors que les gouvernements pensaient en finir rapidement avec toutes les mesures de soutien liées au Covid et « normaliser » au plus tôt les comptes, Biden (pour éviter la catastrophe sociale) a ainsi mis en place un « plan historique » d’intervention qui « créera des millions d’emplois, fera croître l’économie, investira dans notre nation et notre peuple ». (2) On croit rêver ! Il en est de même en Espagne où le socialiste Pedro Sanchez met en œuvre un plan massif de 248 milliards d’euros de dépenses sociales tous azimuts au grand dam d’une partie de la bourgeoisie qui ne sait pas comment sera payée la note. En France, également, derrière tout le fatras et les discours électoralistes pour l’élection présidentielle de 2022, le gouvernement tente d’anticiper la grogne et le mécontentement social avec des « chèques énergie » et une « indemnité inflation » pour des millions de contribuables sans que cela ne règle pour autant le problème.
Mais reconnaître et mettre en lumière la capacité du prolétariat à réagir ne doit pas faire tomber dans l’euphorie et l’illusion qu’une voie royale s’ouvre pour la lutte ouvrière. Du fait de la difficulté de la classe ouvrière à se reconnaître en tant que classe exploitée et à prendre conscience de son rôle révolutionnaire, le chemin des luttes significatives permettant d’ouvrir la voie vers une période révolutionnaire est encore loin.
Dans ces conditions, la confrontation reste fragile, peu organisée, largement encadrée par les syndicats, ces organes d’État spécialisés dans le sabotage des luttes et qui jouent tant et plus le corporatisme et la division. En Italie, par exemple, les revendications initiales et la combativité des dernières luttes ont été dévoyées par les syndicats et les gauchistes italiens vers une dangereuse impasse : le mot d’ordre pourri de « première grève industrielle massive en Europe contre le pass sanitaire » que le gouvernement italien a imposé à tous les travailleurs.
De même, tandis que certains secteurs sont fortement touchés par la crise, les fermetures, les restructurations et l’augmentation des cadences, d’autres secteurs sont confrontés à un manque de main d’œuvre et/ou un boom ponctuel de production (comme dans le transport de marchandises où il manque des centaines de milliers de chauffeurs en Europe). Cette situation contient un danger de division au sein de la classe à travers des revendications catégorielles que les syndicats n’hésiteront ni à exploiter ni à susciter.
Rajoutons à cela les appels de la gauche « radicale » du capital à se mobiliser également sur le terrain bourgeois : contre l’extrême-droite et les « fascistes » ou en faveur des « marches citoyennes » pour le climat… Ceci est une expression de plus de la vulnérabilité des prolétaires à l’égard des discours de la gauche « radicale », capable de faire flèche de tout bois pour dévoyer la lutte sur un terrain non prolétarien, notamment celui de l’interclassisme.
De même, si l’inflation peut agir comme un facteur d’unification des luttes, elle touche aussi la petite-bourgeoisie, avec l’augmentation du prix de l’essence et des taxes, éléments qui avaient, d’ailleurs, donné lieu à l’émergence du mouvement interclassiste des « gilets jaunes » en France. Le contexte actuel reste, en effet, propice à la survenue de révoltes « populaires » dans lesquelles les revendications prolétariennes demeurent enfouies dans les préoccupations stériles et réactionnaires des petits patrons eux-mêmes frappés de plein fouet par la crise. C’est, par exemple, le cas en Chine où l’effondrement du géant de l’immobilier Evergrande symbolise de façon très spectaculaire la réalité d’une Chine surendettée, fragilisée, mais qui amène à la protestation des petits propriétaires spoliés et qui réagissent comme tels.
Les luttes interclassistes sont un véritable piège et ne permettent absolument pas à la classe ouvrière de faire valoir ses propres revendications, sa propre combativité, sa propre autonomie pour une perspective révolutionnaire. Le pourrissement de la société capitaliste, accrue par la pandémie, pèse et va continuer de peser sur la classe ouvrière soumise encore à de grandes difficultés.
L’absentéisme au travail, les démissions en chaîne dans les entreprises, le refus de reprendre un travail souvent pénible pour de très faibles salaires, ne cessent pas de s’amplifier ces derniers mois. Mais ce sont des réactions individuelles témoignant davantage d’une tentative (illusoire) d’échapper à l’exploitation capitaliste plutôt que d’y faire face par un combat collectif avec ses camarades de classe. La bourgeoisie n’hésite pas à exploiter cette faiblesse afin de dénigrer et culpabiliser ces « démissionnaires », ces salariés « exigeants », en les rendant directement « responsables » du manque de personnel dans les hôpitaux ou la restauration, par exemple.Autrement dit, semer davantage la division dans les rangs ouvriers !
Malgré toutes les difficultés et les chausse-trappes, cette dernière période a ouvert une brèche et confirme clairement que la classe ouvrière est bien capable de s’affirmer sur son propre terrain de lutte. Le développement de sa conscience passe par ce renouveau de combativité et c’est un chemin encore long et semé d’embûches. À leur niveau, les révolutionnaires doivent saluer et accompagner ces luttes, mais leur responsabilité première est de lutter du mieux qu’ils peuvent à leur extension, à leur politisation nécessaire pour faire vivre la perspective révolutionnaire, tout en étant capables de reconnaître leurs limites et leurs faiblesses en dénonçant fermement les pièges que leur tend la bourgeoisie et les illusions qui les menacent d’où qu’ils viennent.
Stopio, 3 novembre 2021
1) Système de rémunération inférieure pour les nouveaux embauchés, dite « clause du grand-père » que beaucoup de syndicats avaient signé des deux mains.
2) Ce programme typique du capitalisme d’État est aussi destiné à moderniser l’économie américaine pour mieux faire face à ses concurrents, notamment la Chine.
Depuis la rentrée, nous assistons à tout un battage idéologique censé nous convaincre d’une formidable reprise économique : « forte demande », « croissance de l’emploi », « pénurie de main d’œuvre »… Bref, une sorte de « boom inattendu » laissant entendre que le capitalisme aurait retrouvé sa vitalité après le sommeil dans lequel la pandémie de Covid-19 avait plongé l’économie mondiale.
Mais derrière l’euphorie véhiculée et entretenue par les médias se cache, en réalité, une situation extrêmement dégradée. D’abord, parce que les signes de la maladie chronique du capitalisme décadent et son endettement massif transparaissent de nouveau à travers plusieurs symptômes alarmants venant détériorer fortement les conditions de vie des exploités. Ainsi, loin d’être une simple conséquence du Covid, comme voudrait le faire croire la bourgeoisie, la crise s’exprime, malgré « l’effet rebond », dans la continuité de la spirale récessionniste qui s’annonçait début 2019, juste avant le confinement et les mesures gouvernementales de soutien destinées à limiter la casse. Aujourd’hui, l’inflation semble faire son retour de façon globale : « En France, comme ailleurs en Europe, les prix grimpent tous les mois un peu plus. Déjà en hausse de 2,2 % en septembre, les prix à la consommation ont augmenté de 2,6 % sur un an en octobre dans l’Hexagone ». (1) On assiste notamment à une flambée des prix de l’énergie (gaz, essence, électricité…) au point de redouter des situations catastrophiques au cours de l’hiver prochain : « Les 12 millions de Français en situation de précarité énergétique, vont avoir encore plus de mal à payer cette année leur facture ». (2) Aussi, la prétendue protection des plus démunis n’est, en réalité, qu’un vernis politicien, voire un petit geste électoraliste, comme l’est le lissage de la hausse des prix de l’énergie par le gouvernement avec son fameux « chèque pouvoir d’achat ». Mais les 100 euros supplémentaires ne pourront en rien compenser toutes les augmentations !
Ensuite, parce que la prétendue « baisse du chômage » est un trompe l’œil : « Si l’on s’intéresse à l’ensemble des demandeurs d’emploi, en activité ou non (catégories A, B et C), leur nombre reflue un peu depuis cet été, mais reste plus important qu’avant l’épidémie, à 5,87 millions, ce qui est massif ». (3) Un même emploi peut, par exemple, être enregistré des dizaines de fois pour gonfler les statistiques, du simple fait qu’il apparaît sur plusieurs plateformes et donc recomptabilisé comme autant d’emplois supplémentaires. De même, par une pression accrue engagée depuis des années pour inciter et forcer au travail précaire et au turn over, l’État fait disparaître de vrais chômeurs pour les transformer, grâce à un tour de passe-passe bureaucratique, en « actifs ». Cela, sans compter tous les non inscrits, dits en « marge », qui ne sont plus dans les radars de Pôle emploi ! Si les mesures d’urgence du gouvernement ont évité bien des faillites et des licenciements, il n’empêche que ce véritable travail de faussaire est destiné à masquer une situation réellement dégradée marquant l’approfondissement de la crise du capitalisme.
Mais surtout, tous ces discours triomphalistes cherchent à cacher le million de personnes qui a basculé dans la pauvreté depuis la pandémie. Un chiffre qui ne s’est absolument pas résorbé. D’ailleurs, l’aide alimentaire explose et devient une réalité pour un nombre croissant de prolétaires, notamment les jeunes. Pour ne prendre qu’un exemple local, mais qu’on pourrait aisément généraliser : « Au Secours populaire de Saint-Brieuc, la distribution alimentaire est assurée quotidiennement. Ici, sont venus 4 000 personnes en 2019 et déjà plus de 6 000 en 2021 ». (4)
En réalité, malgré la « reprise de la croissance », les attaques brutales ne cessent de pleuvoir, à commencer par la poursuite des licenciements dans les PME et les suppressions de postes dans les grands groupes : SFR prévoit jusqu’à 2 000 suppressions de postes cette année, pour Ariane Groupe, c’est 600 en France et en Allemagne pour 2022, Air France a déroulé un plan de 7 500 suppressions de postes. Danone prévoit sur cette année et pour l’an prochain 450 suppressions d’emplois, SANOFI 1 700 en Europe dont un millier en France, Michelin planifie 2 300 suppressions en France entre 2021 et 2024… La liste est encore très longue !
Le gouvernement, dans cette même logique et en complémentarité, attaque fortement les chômeurs avec sa réforme de l’assurance-chômage. Ainsi, avec la modification du calcul du salaire journalier de référence, 38 % des allocataires auront une indemnisation diminuée de plus de 20 % en moyenne à ce qu’ils touchaient avant la réforme ! Pour l’ouverture des droits au chômage, il faudra désormais travailler 6 mois sur les 24 derniers mois et non plus 4 mois (durée hors confinement). Cela, pour plus d’un million et demi de chômeurs qui seront impactés, qui bien souvent touchent déjà péniblement à peine 900 euros mensuels ! (5) L’objectif est double : faire des économies et forcer à accepter la généralisation de travaux pénibles et sous-payés en affamant les chômeurs.
Mais les grandes œuvres charitables du gouvernement Macron ne s’arrêtent pas là ! Les retraites du secteur privé vont, quant à elles, être réindexées en dessous du seuil de l’inflation. Dans la même logique, les attaques contre le secteur public se poursuivent (suppression de postes, suppression de lits dans les hôpitaux, gel des salaires, etc.). La loi de transformation de la fonction publique, qui entrera en vigueur le premier janvier 2022, imposera, par l’application stricte des 1 607 heures annuelles de travail, la fin des régimes dérogatoires pour gagner en productivité. Comme dans tous les secteurs d’activités, le miracle de ces réformes aura une conséquence similaire à celle qui touche tous les salariés : travailler plus pour gagner moins ! Accroître considérablement l’exploitation des salariés !
Face à toutes ces attaques, les ouvriers ne restent pourtant pas sans riposter. On a pu le constater dernièrement avec la grève des éboueurs à Marseille, mais aussi à Paris ou à Lyon, par des luttes dans les transports, les bus et tramways, à Avignon ou Nancy, à Montpellier, mais aussi à la SNCF…
Dans bon nombre de petites PME, un peu partout en France, de nombreuses luttes existent plus ou moins isolées, voir dans l’anonymat. On peut prendre pour exemple celle des sages-femmes de la maternité du centre hospitalier de la Seine-Saint-Denis, celle des salariés de l’usine FerroPem, aux Clavaux à Livet-et-Gavet (Isère), contre la suppression de postes, la mobilisation des AESH (accompagnants d’élèves en situation de handicap) pour défendre leurs conditions de travail, celle de l’hôpital de Chinon, en Indre-et-loire, où le personnel proteste contre l’alternance du travail de jour et de nuit, etc.
Toutes ces grèves, témoignant d’une grande colère et du refus de se résigner, sont cependant lancées (et pilotées) par les syndicats de manière totalement dispersées, de sorte qu’elles s’épuisent d’elles mêmes par asphyxie. Le résultat de ce travail de sape, poussant à la démoralisation, exploitant les difficultés et fragilités de la classe ouvrière, s’est vérifié lors de la grève et les manifestations du 5 octobre dernier par une forte démobilisation : peu de monde, des cortèges atones exprimant une réelle difficulté à développer une réflexion politique et ce malgré une grande colère qui persiste.
Face à cette situation difficile et de sabotage, le prolétariat ne doit pas se laisser abuser par les mystifications à propos des prétendues conséquences vertueuses de la « croissance économique » et le piège des élections présidentielles de 2022 qui occupe déjà les chaînes d’informations du matin au soir. Face à la dégradation de la situation et à l’accélération de la décomposition du mode de production capitaliste, le prolétariat n’a pas d’autre choix que de lutter par ses propres moyens. Mais il ne peut le faire que s’il refuse l’isolement en étant lui-même à l’initiative pour rechercher la solidarité. Même si la situation rend très difficile ce combat, il n’est pas d’autre issue. Seule l’unité des travailleurs en lutte pourra ouvrir une perspective.
WH, 2 novembre 2021
1) « L’inflation bondit à 2,6 % en octobre en France », Les Échos (29 octobre 2021).
2) « Précarité énergétique : les associations demandent un geste du gouvernement pour aider à payer les factures », France Inter (22 mars 2021).
3) « En France, moins de chômage, mais plus de précarité au troisième trimestre », Le Monde (27 octobre 2021).
4) « La précarité alimentaire est grandissante dans les Côtes-d’Armor », Ouest France (25 septembre 2021).
5) Certaines personnes passeront à 650 euros par mois, sachant que le seuil de pauvreté est officielement fixé en France à 1060 euros pour une personne seule !
Il y a six ans, toute une nuit, Paris est devenu le théâtre d’un massacre d’une horreur indicible. D’abord, une série d’explosions secoue l’entrée du stade de Saint-Denis où se déroule un match de football. Le président de la République d’alors, François Hollande, est évacué en urgence. Trois terroristes fauchent une vie et blessent une dizaine de personnes en se faisant exploser. S’ensuit une seconde série d’attaques, dans les rues de Paris. À l’intérieur du théâtre du Bataclan, où se tenait un concert de rock, les spectateurs sont froidement exécutés à la kalachnikov. Dans les cafés avoisinants, les badauds en terrasse essuient aussi les rafales de balles. Les hôpitaux parisiens se transforment en hôpitaux de guerre. Cette « nuit rouge » fera 130 tués, 350 blessés et scellera l’attentat terroriste le plus meurtrier qu’ait jamais connu la France.
Ce 8 septembre 2021 s’est ouvert le procès « hors-norme » des attentats du 13 novembre 2015.
Six ans après, les survivants sont encore traumatisés et des centaines de familles toujours brisées. Nombreux sont ceux qui, tout naturellement, se raccrochent à ce procès, pour tenter de se reconstruire un peu. Il va durer neuf mois.
Mais, n’hésitant pas à instrumentaliser la douleur des victimes comme la peur entretenue dans la population, ce procès est surtout l’occasion pour l’État français d’une immense propagande :
– « Ce qui doit rester de ce procès, c’est la force de l’État de droit et de la démocratie ». (1)
– « Ce procès se doit d’être exemplaire. La seule façon de répondre à la barbarie, c’est par l’expression de la démocratie ». (2)
– « Ce qui fait la différence entre la civilisation et la barbarie, c’est la règle de droit ». (3)
Mensonges ! Comme l’écrivait Rosa Luxemburg en 1915 face à la boucherie impérialiste de la Première Guerre mondiale : « Souillée, déshonorée, pataugeant dans le sang, couverte de crasse : voilà comment se présente la société bourgeoise, voilà ce qu’elle est. Ce n’est pas lorsque, bien léchée et bien honnête, elle se donne les dehors de la culture et de la philosophie, de la morale et de l’ordre, de la paix et du droit, c’est quand elle ressemble à une bête fauve, quand elle danse le sabbat de l’anarchie, quand elle souffle la peste sur la civilisation et l’humanité qu’elle se montre toute nue, telle qu’elle est vraiment ». (4)
Ainsi, la sauvagerie terroriste ne puise pas ses racines hors-sol ou dans un autre monde. Non, elle pousse et éclot sur le sol capitaliste, sur la barbarie de ce système d’exploitation inhumain. Les kamikazes, que la « société bourgeoise, bien léchée et bien honnête » nous présente aujourd’hui comme des « monstres », sont en réalité un condensé de tout ce que cette même société porte de pire en elle : la haine et le mépris pour la vie, celle des autres comme la sienne propre. Tous ces terroristes suicidaires sont des êtres broyés, humiliés, désespérés, totalement irrationnels, emportés par une idéologie nauséabonde qui leur promet la reconnaissance qu’ils n’ont jamais eue et leur procure l’illusion de donner enfin un sens à une vie qui n’en a aucun.
Au-delà des individus, les groupes terroristes islamistes eux-mêmes trouvent leur origine dans les affrontements impérialistes des « États de droit », dans la barbarie guerrière des démocraties. Ainsi, l’intervention américaine en Irak en 2003, au-delà des 500 000 morts qu’elle a engendrés, a mis à bas le gouvernement sunnite de Saddam Hussein (5) et créé un chaos permanent. Ce sont sur ces ruines, sur le vide laissé par la déliquescence de l’État irakien qu’est né Daesh en 2006. La déstabilisation de la Syrie en 2012 va être l’occasion d’un nouveau développement de l’État islamique. Le 9 avril 2013, il devient « l’État islamique en Irak et au Levant ». Ainsi, chaque nouveau conflit impérialiste, dans lequel les grandes puissances démocratiques, fortes de leurs « États de droit », jouent toutes un rôle incontournable, va chaque fois être l’occasion pour Daesh d’étendre son emprise en poussant sur le terreau pour lui fertile de la haine et de l’esprit de vengeance. Vont ainsi lui prêter allégeance plusieurs groupes djihadistes, tels Boko Haram dans le Nord-Est du Nigeria, Ansar Maqdis Chouras Chabab al-Islamn en Lybie, Jund al-Khalifa en Algérie et Ansar Dawlat al-Islammiyya au Yémen. Indéniablement, la guerre impérialiste a nourri l’État islamique.
Mais la responsabilité des grandes puissances et des « États de droit » ne s’arrête pas là. Elles sont aussi bien souvent directement à l’origine de la création de toutes ces cliques meurtrières et obscurantistes qu’elles ont cherchées à instrumentaliser. L’État islamique est composé des fractions les plus radicales du sunnisme et a donc pour ennemi premier la grande nation du chiisme : l’Iran. C’est pourquoi les ennemis de l’Iran (l’Arabie saoudite, les États-Unis, (6) Israël, le Qatar, le Koweït…) ont tous soutenu politiquement, financièrement et parfois militairement Daesh.
En menant toutes ces guerres, en semant la mort et la désolation, en imposant la terreur des bombes et en attisant la haine au nom de la « légitime défense », en soutenant tel ou tel régime assassin, selon les circonstances, en ne proposant aucun autre avenir que toujours plus de conflits, et tout cela pour défendre leurs sordides intérêts impérialistes, les grandes puissances sont les premières responsables de la barbarie mondiale, y compris celle de Daesh. En cela, lorsque ce prétendu « État islamique » a pour sainte trinité le viol, le vol et la répression sanglante, lorsqu’il détruit toute culture, lorsqu’il vend des femmes et des enfants, parfois pour leurs organes, lorsqu’il massacre à la kalachnikov dans les rues de Bagdad, Kaboul ou Paris, il n’est rien d’autre qu’une forme particulièrement caricaturale, sans artifice ni fard, de la barbarie capitaliste dont sont capables tous les États du monde, toutes les nations, petites ou grandes, dictatoriales ou démocratiques. Telle est la réelle signification des attentats du 13 novembre à Paris qu’aucun procès n’établira jamais !
« Cette folie, cet enfer sanglant cesseront le jour où les ouvriers […] se tendront une main fraternelle, couvrant à la fois le chœur bestial des fauteurs de guerre impérialistes et le rauque hurlement des hyènes capitalistes en poussant le vieil et puissant cri de guerre du travail : prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! » (7)
Pawel, 26 septembre 2021
1) « 13 novembre : Ce qui doit rester de ce procès, c’est la force de l’État de droit et de la démocratie », Public sénat (8 septembre 2021).
2) Marie-Claude Desjeux, présidente de la Fédération nationale des victimes d’attentats et d’accidents collectifs (Fenvac).
3) Le garde des Sceaux, Eric Dupond-Moretti.
4) La crise de la social-démocratie (1915).
5) Rappelons que ce sont ces mêmes États-Unis qui avaient largement contribué à l’arrivée au pouvoir de Saddam Hussein en 1979 en Irak, en tant qu’allié contre l’Iran.
6) « Daesh dispose d’un véritable “trésor de guerre” (2 milliards de dollars selon la CIA), de revenus massifs et autonomes, sans comparaison avec ceux dont disposait Al-Qaïda. Daesh dispose d’équipements militaires nombreux, rustiques mais aussi lourds et sophistiqués. Plus que d’une mouvance terroriste, nous sommes confrontés à une véritable armée encadrée par des militaires professionnels. Quel est le docteur Frankenstein qui a créé ce monstre ? Affirmons-le clairement, parce que cela a des conséquences : ce sont les États-Unis. Par intérêt politique à court terme, d’autres acteurs (dont certains s’affichent en amis de l’Occident), d’autres acteurs donc, par complaisance ou par volonté délibérée, ont contribué à cette construction et à son renforcement. Mais les premiers responsables sont les États-Unis » (propos tenus par le général Vincent Desportes, professeur associé à Sciences Po. Paris lors de son audition par le Sénat français au sujet de l’opération « Chammal » en Irak et disponible sur le site web du Sénat).
7) Rosa Luxemburg, La crise de la social-démocratie (1915).
En 1981, sous la présidence du « socialiste » François Mitterrand, la France, dernier pays d’Europe occidentale à l’appliquer, abolissait la peine de mort. La loi portée par Robert Badinter, ministre de la Justice, permettait à la gauche récemment arrivée au pouvoir de faire d’une pierre deux coups. D’un côté, elle permettait à l’État français de se débarrasser d’un archaïsme judiciaire devenu de plus en plus encombrant dans la « patrie des Droits de l’homme », au point que, depuis plusieurs décennies déjà, les condamnés à mort étaient guillotinés en catimini avant l’aube, dans l’enceinte des prisons et à l’abri des regards. De l’autre, elle permettait à la bourgeoisie de gauche de redorer son blason en inscrivant dans la loi une vieille revendication ouvrière.
En effet, à deux reprises dans son histoire, lors de la Commune de Paris de 1871 et de la Révolution russe de 1917, la classe ouvrière avait initialement mit un terme à la peine de mort, avant d’y recourir à nouveau dans un contexte de guerre civile où se déchaînait la barbarie contre-révolutionnaire de la bourgeoisie (lors de la semaine sanglante à Paris en mai 1871, face à la terreur blanche en Russie en 1917-22). Mais depuis la trahison de la social-démocratie en 1914 et le passage des partis « socialistes » dans le camp du capital, ces derniers n’ont jamais hésité à user du meurtre pour servir les intérêts de la bourgeoisie, que ce soit contre la classe ouvrière, comme l’illustre le rôle de fer de lance de la contre-révolution joué par le SPD (sociaux démocrates) lors de la Révolution allemande de 1918-23, ou contre ses rivaux impérialistes, comme l’illustre la politique menée par le gouvernement de gauche présidé par le « socialiste » Guy Mollet en 1956-57 durant la guerre d’Algérie, gouvernement dont le ministre de la Justice à partir du 2 février 1956 était un certain… François Mitterrand. « Le 17 mars 1956 sont publiées au Journal officiel les lois 56-268 et 56-269, qui permettent de condamner à mort les membres du FLN pris les armes à la main, sans instruction préalable. […] Le 7 janvier 1957, un autre pas est franchi par le gouvernement auquel appartient François Mitterrand : il donne tous pouvoirs au général Massu et à sa 10e division parachutiste pour briser le FLN d’Alger. Les militaires gagneront la “bataille d’Alger”, mais on sait à quel prix : torture systématique et plus de 3 000 exécutions sommaires. La guillotine, elle, s’emballe : “Chiffre jamais atteint jusqu’ici, seize exécutions capitales ont eu lieu en Algérie du 3 au 12 février”, écrit France-Observateur. […] Quand il quitte son bureau de la place Vendôme, le 21 mai 1957, le gouvernement de Guy Mollet cédant la place à celui de Maurice Bourgès-Maunoury, 45 condamnés à mort ont été exécutés en seize mois. […] Sur la peine de mort elle-même, François Mitterrand restera aussi très silencieux durant les années qui le séparent de la présidence. […] Ce n’est qu’à quelques semaines de l’élection présidentielle, le 16 mars 1981, que François Mitterrand se prononce enfin sur le sujet : “Je ne suis pas favorable à la peine de mort […] ma disposition est celle d’un homme qui ne ferait pas procéder à des exécutions capitales” ». (1) Une illustration supplémentaire de l’hypocrisie éhontée, du machiavélisme et la violence sanguinaire de la social-démocratie !
Mais l’année 1981 a-t-elle représenté un « tournant moral » de la part de la bourgeoisie française en général et de la gauche en particulier ? Que nenni ! Sur le plan judiciaire, depuis l’abolition de la peine de mort, le taux de détention en France n’a cessé de croître, passant sur la période 1990-2020 de 78 à 105,4 détenus pour 100 000 habitants, chiffre inégalé depuis le XIXe siècle : la pénalisation d’un nombre de plus en plus important de comportements, le développement de procédures de jugement rapide comme la comparution immédiate, l’allongement de la durée des peines et l’augmentation récente de la détention provisoire ont ainsi abouti à la situation actuelle et persistante de surpopulation carcérale, (2) dans laquelle les détenus vivent dans la promiscuité, l’insalubrité, la souffrance psychique, dans des prisons qui sont des incubateurs notoires de violence.
Mais cette hypocrisie morale est aussi flagrante sur le terrain de l’impérialisme, où les exécutions extra-judiciaires, dont les « opérations Homo » (pour « homicides ») des services secrets, sont monnaie courante. Ainsi, selon le journaliste d’investigation français, Vincent Nouzille, « le nombre de HVT [cibles de haute valeur] “neutralisés” par nos forces armées, ou par nos alliés sur la base de nos renseignements et avec notre aval, atteint la centaine depuis 2013. Soit un rythme soutenu d’au moins une élimination par mois. Sans compter les opérations Homo, menées par des tueurs de la DGSE, par définition difficiles à recenser. Face à des menaces jugées grandissantes, François Hollande, et maintenant Emmanuel Macron, n’ont pas lésiné sur l’usage de la force ». (3) Aujourd’hui encore sous la présidence d’Emmanuel Macron, « la DGSE est autorisée par l’Élysée, dans quelques cas, à pratiquer des opérations Homo contre des “ennemis présumés” hors des lieux d’affrontements directs, de manière clandestine, de façon à ce que ces décès, d’apparence accidentelle, ne puissent être attribués à la France ».
Comme l’histoire le montre, jamais un État bourgeois, y compris sous un démocratique gouvernement de gauche, n’hésitera à prendre les mesures les plus brutales et les plus meurtrières dès lors que les sordides intérêts de la bourgeoisie seront menacés, notamment face à la seule classe ayant la capacité de la renverser en mettant, par là même, fin à sa domination barbare : la classe ouvrière.
DM, 9 octobre 2021
1) « Les guillotinés de Mitterrand », Le Point (31 août 2001).
2) « Comment expliquer la surpopulation des prisons françaises ? », paru sur le site web de l’Observatoire international des prisons (18 février 2021).
3) Vincent Nouzille, Les tueurs de la République (2020).
Depuis quelques années et dans de nombreux pays, face au discrédit croissant des politiciens et des partis politiques traditionnels, surgissent au moment des élections, comme pour l’actuelle campagne présidentielle, des personnalités au profil d’outsider, non encartées dans un parti politique. Comme sortis du chapeau d’un magicien, ces derniers prennent généralement leur envol en surfant sur une popularité soudaine, entretenue et gonflée par les médias, les réseaux sociaux et par leurs discours politiques atypiques.
Le phénomène Zemmour en France et sa popularité soudaine s’inscrivent dans cette tendance qui est propre à une situation où l’accélération de la décomposition du capitalisme favorise l’émergence de ce type de personnalité populiste. Au-delà du contexte et des différences importantes, ce fut le cas d’un Trump aux États-Unis, d’un Bolsonaro au Brésil ou d’un Boris Johnson en Grande-Bretagne : des personnalités perturbant totalement l’équilibre du jeu politique classique.
Échaudée par l’expérience de sa lutte obligée contre le populisme, la bourgeoisie française ne reste pas sans réagir. D’ailleurs, bien avant la lancée de Zemmour, la bourgeoisie en France était préoccupée par le danger que représentait depuis longtemps le Rassemblement national de Marine Le Pen. Si ce polémiste raciste a pu décoller dans les sondages, cela signifie que ce substrat propre au populisme n’a toujours pas disparu en France et qu’il est parfaitement enkysté.
Pour expliquer cette ascension, outre le contexte de décomposition et son talent d’orateur, il faut mentionner aussi quelque chose qui est totalement absent chez les autres candidats : sa conviction ! À l’inverse de la logique des jeux politiciens, des faux semblants et de la langue de bois, du formatage de communiquant laissant transparaître, pour seule motivation, la défense de leurs petits intérêts, Zemmour tranche par ses convictions, croit profondément en ses âneries et n’hésite pas à user d’un langage totalement décomplexé : « Je me fous de la diabolisation » dit-il assez souvent.
Cependant, aussi convaincu soit-il, Zemmour n’aurait certainement pas pu être propulsé de la sorte sans un puissant levier médiatique. À qui profite donc cette ascension si soudaine ? Incontestablement, poser la question est presque déjà apporter une réponse : au futur candidat Macron ! En effet, la première victime de cette ascension est le RN de Marine Le Pen, adversaire potentiel au deuxième tour du futur candidat Macron, meurtri par la défaite de 2017 et usé par une « normalisation » rendant son électorat de plus en plus déçu et sceptique. Un tel torpillage du RN arrange donc tout le reste de la bourgeoisie bien décidée à se débarrasser du danger que représente ce parti populiste.
Mais une telle situation, pour autant, ne profite nullement au parti Les Républicains (LR), lui aussi adversaire de Macron. Au contraire, cette formation en miettes est siphonnée, elle aussi, par Zemmour : bon nombre de ses membres étant séduits et rassurés par sa vision libérale de l’économie et sa capacité à surfer sur les thèmes populaires. Même si on ne sait pas encore si Zemmour va pouvoir se déclarer candidat, tout cela arrange donc parfaitement le camp de Macron, appuyé majoritairement par les fractions bourgeoises dominantes et par les grands médias.
Omniprésent sur la chaîne Cnews de Bolloré et invité en permanence sur différents plateaux de télévision, apparaissant régulièrement à la Une des grands quotidiens et dans les émissions de radio, Zemmour est parfaitement instrumentalisé contre les adversaires de la présidence sortante, encore une fois, principalement contre Marine Le Pen qui était déjà en perte de vitesse et contestée dans ses propres rangs.
Plus « présentable », faisant référence à l’histoire, Zemmour sait donc attirer à la fois les plus radicaux des milieux d’extrême-droite et les moins regardants de la droite classique, grâce à un savant habillage de ses discours, usant des thèmes les plus répugnants contre les immigrés, avec des propos ouvertement xénophobes, contre les musulmans qu’il érige en boucs émissaires, ses diatribes aux relents ouvertement pétainistes mais toujours drapés d’une apparence de culture et d’histoire, et bien sûr son nationalisme ! (1)
Quelle que soit l’issue de la trajectoire de Zemmour, ce dernier permet déjà de saboter le RN et met davantage en difficulté les candidats concurrents du parti LR opposés à Macron. C’est à ce prix, jouant avec le feu de ce nouveau candidat potentiel, pour les intérêts d’un jeu politique qu’elle a de plus en plus de mal à maîtriser, que la bourgeoisie française et son président en viennent à faire la promotion dans l’espace public, directement ou indirectement, de discours aussi répugnants et irrationnels. De telles pratiques, banalisées, en disent long sur la dynamique putride du capitalisme en décomposition et sur le cynisme des politiciens de tous poils, à commencer par ceux qui se situent naturellement à la tête de l’État. La bourgeoisie est une classe prête à tout pour garantir son ordre politique et assurer la bonne marche de ses affaires, pour ses propres intérêts de classe, avec les conditions permettant de gérer au mieux l’exploitation capitaliste.
WH, 4 novembre 2021
1 ) Les discours de Zemmour sont du pain béni pour les gauchistes et l’ensemble de la gauche du capital en mal d’existence.
La rupture du « contrat du siècle » pour la vente de sous-marins conventionnels français à l’Australie n’est pas que la perte de quelques milliards d’Euros par l’industrie d’armement tricolore. Alors que la politique impérialiste de la France dans le bassin Indo-Pacifique consistait à s’affirmer comme un recours entre la Chine et les États-Unis, en s’appuyant sur des alliances politico-militaire avec l’Inde et l’Australie, « les États-Unis et l’Australie ont signifié que Paris n’était pas à leurs yeux un acteur majeur de la sécurité dans la région ». (1) Les États-Unis, engagés dans une lutte de plus en plus ouverte avec leur rival chinois, montrent ici clairement le peu de cas qu’ils font de leur allié français et de ses prétentions dans la région. Quant à l’Australie, il ne fait aucun doute qu’échanger des sous-marins à propulsion classique, avec une autonomie et des capacités offensives limitées, contre une technologie nucléaire qu’elle ne possède pas et une alliance avec un acteur bien plus puissant que la France est une très bonne affaire.
Au-delà de l’indignation de toutes les factions politiques hexagonales et de leurs pirateries sur une prétendue éthique dans les relations entre États capitalistes, ce qui frappe immédiatement est l’impuissance de la bourgeoisie française face à un coup majeur contre ses ambitions dans la région Indo-Pacifique, et qu’elle n’a absolument pas vu venir. Appuyée sur l’Inde et l’Australie, la politique française vient brutalement et sans avertissement de perdre un de ses piliers, ce qui du même coup affaiblit considérablement le poids de cette politique vis-à-vis de ses alliés comme de ses adversaires. Pour la France, la dimension de ce théâtre d’opération, qui va de l’île de la Réunion jusqu’à la Nouvelle-Calédonie, est telle qu’elle ne peut se concevoir sans alliance solide, et l’Australie était évidemment pour elle un partenaire stratégique idéal : par sa position géographique, son statut de puissance régionale et le besoin de se défendre contre les appétits chinois. Et la voilà qui change d’allégeance ! La France se retrouve isolée et renvoyée à son statut de puissance moyenne, écartée du théâtre impérialiste asiatique.
Ce coup n’est que le dernier en date d’une série qui marque un affaiblissement global de l’impérialisme français dans l’arène mondiale. La France est engagée sur beaucoup de fronts et se retrouve pratiquement partout dans une situation de recul ou de repli pur et simple.
L’intervention de l’armée française au Mali et dans la région sahélienne tourne au casse-tête insoluble. Le retrait des forces françaises est inévitable à terme, en laissant la place à d’autres : les mercenaires russes de Wagner, à l’initiative du président malien en exercice, sont déjà en train de s’installer au Mali alors que la force Barkhane réduit sa présence et abandonne clairement certaines zones du pays. L’ours russe n’est pas la seule puissance à s’inviter au festin : la Chine a installé un réseau politico-financier qui enserre de plus en plus d’États africains dans une infernale spirale d’endettement, et elle soutient d’ores et déjà certaines factions locales contre les anciennes puissances coloniales. Dans un autre registre, le récent coup d’État en Guinée s’est fait au détriment du président Alpha Condé, un obligé de l’impérialisme français, ce qui a contraint la France à condamner sans appel ce putsch militaire. Les émeutes qui ont touché le Sénégal au printemps avaient, quant à elles, une forte tonalité anti-française, qui s’est traduite par le pillage de supermarchés de la chaîne Auchan. La politique même menée par les forces françaises au Sahel y a généré dans la population une hostilité qui devient un problème pour l’autorité de la France sur place.
En fait, ce ne sont pas seulement les capacités de l’impérialisme français à intervenir en Afrique qui sont affaiblies, c’est toute son influence qui décline, du fait d’un changement d’orientation d’une partie significative des bourgeoisies locales. Qui plus est, la bourgeoisie française se retrouve très isolée sur cette question vis-à-vis de ses partenaires de l’Union européenne (UE) : « Beaucoup, en Europe, sont désespérés du peu de progrès accomplis depuis dix ans au Sahel […]. Dans le même temps, la menace jihadiste ne cesse de s’étendre. Même si personne ne croit à un départ total des Français, il y a une prise de conscience collective des limites du modèle actuel ». (2) Autrement dit, les bourgeoisies locales s’éloignent peu à peu du parrain français, en même temps que celui-ci n’a jamais réussi à obtenir le soutien qu’il attendait de la part de ses partenaires européens, peu soucieux de s’investir dans ce bourbier sans issue.
Même si les situations ne sont pas comparables, la France s’est également retrouvée très menacée dans ses positions au Proche-Orient. Après plusieurs années de conflit, l’influence française en Syrie est maintenant absolument nulle. Le retrait inopiné des États-Unis de Syrie a mis en évidence l’incapacité de la France de mener seule une campagne militaire lointaine, dépendante qu’elle est de la logistique américaine pour le ravitaillement de ses troupes, y compris, d’ailleurs, pour leur évacuation. Le matériel de l’armée française est, en effet, vieillissant : les véhicules de l’opération Barkhane ont été pour une partie d’entre eux mis en service dans les années 1980, beaucoup de navires ont une trentaine d’années, l’aviation vole aussi sur des appareils souvent âgés.
De même, la tentative de Macron de profiter du désastre causé par l’explosion dans le port de Beyrouth, il y a un an, pour se réimposer en parrain et arbitre au Liban, a tourné à la farce tant la bourgeoisie locale n’a aucune intention de se plier aux diktats de l’ancienne puissance tutélaire. La paralysie actuelle du gouvernement libanais, écartelé entre les différentes factions qui divisent profondément la classe dominante du pays, montre suffisamment l’échec français à réformer un système politique clientéliste, corrompu et incompétent.
Même dans ses bastions les plus proches, l’influence française est battue en brèche : après le camouflet infligé à la France par Trump et Israël au Maroc, la France se trouve maintenant en conflit ouvert avec l’Algérie suite à ses critiques portées contre l’État algérien et à la réduction du nombre de visas offerts aux ressortissants de ce pays. La réponse a été claire : le gouvernement algérien a sorti les crocs en interdisant le passage d’avions militaires français dans son espace aérien, menaçant le ravitaillement en carburant des véhicules de l’opération Barkhane dans le nord du Mali. En Libye, le choix de la France de soutenir le maréchal Haftar se trouve confronté aux ambitions turques, et il semble clair que l’impérialisme français a misé sur le mauvais cheval : non seulement l’offensive de l’hiver de l’Armée nationale libyenne (ANL) d’Haftar contre le Gouvernement d’accord national (GAN) a échoué, mais c’est même le GAN qui regagne du terrain, et Haftar s’avère être un allié particulièrement peu fiable pour Paris.
Pire, la France qui se veut un des moteurs de l’UE est absolument incapable d’y trouver des alliés fiables. La menace que fait peser la Russie sur les frontières orientales de l’UE (sans parler de l’Ukraine directement engagée dans des combats) pousse la plupart des pays d’Europe de l’Est sous le parapluie de l’OTAN, et donc américain ; les bonnes relations qu’entretenaient les gouvernements polonais, hongrois et tchèque avec l’administration Trump ont encore renforcé ce partenariat, alors que Macron a annoncé la « mort cérébrale » de l’Alliance Atlantique. L’Allemagne n’a montré que peu d’empressement à soutenir la France dans ses aventures africaines ou proche-orientales, d’autant que la Turquie, vieil adversaire de la France, est aussi le principal partenaire de l’Allemagne dans la région. L’OTAN cherche par ailleurs à « adapter l’Alliance aux nouveaux défis » posés par la Chine et la Russie. Il s’agit en fait de resserrer les rangs des pays membres derrière les États-Unis contre la Russie et la Chine. Or ce cadre ne convient guère aux besoins français, notamment en Afrique et dans le Pacifique.
En même temps, les alliés de la France sont sous pression partout dans le monde. La Grèce qui est un bon client de l’armement français (et on sait à quel point ce genre de transaction ne peut se faire que sur la base d’un accord politique impérialiste) fait face à l’agressivité de la Turquie en Méditerranée. La France maintient dans cette zone une présence militaire, qui s’est traduite par l’incident du 10 juin 2020, lorsqu’une frégate française voulant contrôler un navire turc soupçonné de contrebande d’armes à destination de la Libye a été prise pour cible par un navire de guerre turc. Mais cette présence française est totalement isolée : face aux ambitions de plus en plus visibles de la Russie, de la Turquie et de l’Iran dans cette zone, « on se sent un peu seuls », comme le dit le commandant de la frégate française Aconit, qui surveille les mouvements de navires en face des côtes syriennes. Si la France a volé au secours de la Grèce suite à divers incidents au cours de l’été 2020, la dispersion de ses moyens militaires, engagés en Méditerranée, en Afrique, en Syrie, dans l’Océan Indien et dans le Pacifique met en évidence des moyens financiers et militaires totalement insuffisants pour courir autant de lièvres à la fois.
Imposante dans l’UE où elle possède les moyens militaires les plus importants, surtout depuis le retrait de la Grande-Bretagne, la France ne peut espérer s’imposer au sein de l’OTAN où elle dispose de bien moins de leviers et d’un poids comparativement bien inférieur. Ceci explique les efforts de longue date de la France de doter l’UE d’une force armée autonome où elle aurait évidemment un rôle prééminent, et d’une « autonomie stratégique en matière économique, industrielle, technologique, de valeur militaire ». (3) Mais l’Allemagne, poids lourd et principal pilier de l’UE, n’y voit que des désavantages : elle devrait suivre la France dans diverses aventures incertaines pour y défendre des intérêts qui ne sont pas les siens, elle briderait son propre développement militaire dans le cadre des exigences françaises, et elle devrait se passer au moins en partie du parapluie de l’OTAN qui l’arrange bien puisqu’il lui permet de ne pas se soucier d’augmenter massivement ses dépenses militaires et d’affronter sur ce point un prolétariat très sensible à un potentiel réarmement.
Mais la France, dont l’industrie d’armement dépend beaucoup des exportations pour compenser une demande « domestique » insuffisante, a besoin non seulement de trouver des alliés capables de lui acheter sa production, mais aussi de partenaires comme l’Allemagne dont les capacités techniques et de production l’aideraient à la fois à produire et à vendre ses armes : l’industrie française d’armement dépend déjà de l’Allemagne pour ses armes d’infanterie. Une des préoccupations centrales du gouvernement français est de limiter, voire si possible d’inverser le déclin industriel et économique du pays, qui handicape lourdement sa capacité à défendre ses intérêts partout dans le monde. Si le Brexit arrange en partie les affaires françaises en lui offrant plus de poids au sein de l’UE, il prive aussi le pays d’un potentiel partenaire pour développer des programmes militaires communs.
L’affaiblissement de la France est caractéristique de la période de décomposition, à la fois sur le plan diplomatique, industriel, militaire et culturel : incapable de peser à la mesure de ses ambitions, son industrie nationale lourdement touchée par la crise économique, l’impérialisme français est condamné, comme les États-Unis, à utiliser principalement son outil militaire pour faire valoir ses ambitions dans l’arène impérialiste.Mais ce faisant, il est de plus en plus seul, ses principaux alliés rechignant franchement à soutenir ses intérêts impérialistes propres. Cette évolution semble irréversible. La liste des reculs et déconvenues subies par la France est fort longue et guère compensée par des succès équivalents. Cette fuite en avant ne peut que générer plus de chaos, de misère et de barbarie partout où elle s’exercera : les exemples de la Syrie, de l’Afghanistan, du Sahel et de la Libye étant suffisamment parlants. Loin de porter « la paix et la démocratie » comme elle le prétend, la classe dominante française est un facteur actif de la désintégration progressive du monde capitaliste et de la généralisation de la barbarie sur toute la planète.
HD, 16 octobre 2021
1) « Après la crise des sous-marins, la stratégie “Indo-Pacifique” de la France dans l’inconnu [22] », Le Monde (29 septembre 2021).
2) « De l’Afghanistan au Sahel, le temps du repli pour l’Occident [23] », Libération (23 septembre 2021).
3) « L’Amérique de retour ? “Assurément”, dit Emmanuel Macron [24] », Libération (12 juin 2021).
Après dix-huit mois de négociations secrètes, l’Australie, le Royaume-Uni et les États-Unis officialisaient, le 15 septembre, la création d’un pacte militaire du nom d’AUKUS, un dispositif stratégique dans la région Indo-Pacifique permettant aux États-Unis de renforcer leur position face à la Chine.
Alors que la puissance américaine ne cesse de s’affaiblir sur l’arène mondiale, l’AUKUS a été conçu dans le but explicite d’endiguer l’expansion de la Chine dans la région. Tandis que la « République populaire » militarise des îlots en mer de Chine méridionale et sort des fournées entières de navires de guerre de ses chantiers navals, les États-Unis déversent sans discontinuer des quantités d’armes sur ses alliés et montrent régulièrement les muscles lors de spectaculaires manœuvres militaires conjointes. L’AUKUS est à ce titre une claire confirmation que la rivalité entre l’Amérique et la Chine ne cesse de s’exacerber et tend à occuper le devant de la scène internationale, obligeant les États-Unis à réorganiser leurs forces au niveau mondial (comme en témoigne le retrait d’Afghanistan) et à recentrer leur présence militaire dans le Pacifique sud.
Avec cette alliance sous égide américaine, limitée à trois pays, sans aucune participation de l’Europe, les États-Unis ont clairement décidé d’accentuer leur démonstration de force. Sous Donald Trump, la zone Indo-Pacifique était officiellement devenue « l’axe principal de la stratégie nationale américaine ». Ce n’était, bien sûr, pas une complète nouveauté dans la mesure où Obama avait déjà annoncé faire « pivoter » le gros des forces militaires américaines de l’Atlantique vers le Pacifique. Mais si d’aucuns pensaient, avec l’arrivée au pouvoir du « sage » Joe Biden, que la politique provocatrice et va-t’en-guerre de Donald Trump avait pris fin au profit d’une approche plus diplomatique, il n’en est rien : Biden, sous une forme peut-être plus policée, persiste, signe et aggrave la perspective guerrière face à la Chine, déstabilise toute la situation impérialiste mondiale.
Mais cette situation ne peut qu’exacerber les tensions et pousser la Chine à réagir. Depuis l’effondrement du bloc de l’Est, la Chine s’est imposée comme le principal rival des États-Unis, menaçant même sa toute puissance économique. La « République populaire » revendique une ribambelle de territoires, allant de simples récifs jusqu’à Taïwan, en passant par des « droits historiques » sur la totalité de la mer de Chine méridionale. La Chine souhaite bouter les Américains hors de cette région, qui connaît une présence américaine importante depuis un certain temps, particulièrement depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Pékin s’efforce donc d’affaiblir et de dénouer les alliances militaires des États-Unis, en s’imposant comme un partenaire incontournable, un « grand frère » asiatique bienveillant et aux poches pleines. Dans l’océan Indien, la Chine avance ses pions et trace ses « routes de la soie » par le biais de concessions portuaires, mais aussi d’infrastructures de transport et de télécommunication. Dans le golfe d’Aden, elle a profité d’opérations anti-piraterie pour entraîner sa marine encore peu expérimentée. En 2017, elle a même installé une base à Djibouti.
Les initiatives dans la région Indo-Pacifique se sont encore accélérées avec la pandémie de Covid-19, en multipliant les manœuvres militaires autour de Taïwan, entre Taïwan et les Philippines, ainsi que dans l’Himalaya. Les affrontements militaires dans la région du Ladakh, entre l’Inde et la Chine ont d’ailleurs montré à quel point les tensions pouvaient aboutir concrètement à des affrontements armés !
Avec les futurs sous-marins atomiques américains, l’Australie va ainsi se doter d’armes et de technologies autrement plus puissantes que les sous-marins diesel français. Avec un approvisionnement en uranium militaire enrichi, les États-Unis fournissent ainsi potentiellement à l’Australie les moyens de fabriquer une bombe atomique avec tous les risques de prolifération nucléaire dans la région et de chaos supplémentaire. L’Inde s’est également dite intéressée par les sous-marins nucléaires français et le renforcement de sa flotte aérienne par des avions Rafale…
Certains voient les États-Unis et la Chine s’engager vers la formation de nouveaux blocs militaires en vue d’une Troisième Guerre mondiale. Ce n’est clairement pas le cas : ce partenariat stratégique, susceptible de dérapages guerriers, n’est nullement l’expression d’une tendance à la reconstitution de blocs. Il s’agit, en effet, le plus souvent, de liens ou d’alliances circonstancielles (comme c’est le cas, par exemple, entre le Japon et la Corée du Sud), voire éphémères et ponctuelles pour d’autres, essentiellement militaires dans le cas de l’alliance AUKUS, mais qui ne vont pas dans le sens d’une alliance solide propre à la formation de deux blocs, comme ce fut le cas au cours de la guerre froide.
Contrairement à ce que pourrait laisser penser le choix australien, la nouvelle confrontation impérialiste dans cette région Indo-Pacifique ne se borne pas à alimenter une confrontation entre la Chine et les États-Unis. Au contraire, l’intensification de la confrontation sino-américaine a grossi les rangs d’opposants réfractaires ou méfiants. On ne crée pas de blocs en écartant ou en humiliant ses alliés potentiels : l’Allemagne avec les entraves constantes et les sanctions économiques imposées depuis 2017 par les États-Unis aux pays européens face au gazoduc Nord Stream 2, reliant la Russie à l’Allemagne via la mer Baltique, par exemple, ou la France humiliée aujourd’hui dans l’affaire des sous-marins.
La France continue de se revendiquer comme une « puissance du Pacifique » en s’appuyant jusqu’alors principalement sur sa coopération avec l’Australie et l’Inde. L’État français avait même fait de ses ventes d’équipements militaires un pilier de sa stratégie en Asie-Pacifique. Celles-ci lui permettaient d’atteindre simultanément deux objectifs : l’un, évident, consistant à glaner des débouchés commerciaux et industriels ; l’autre visant à peser dans la tentative de contrer l’influence de la Chine. La France essayait donc de jouer les équilibristes en adoptant une attitude « conciliante » à l’égard de la Chine, tout en voulant affirmer ses intérêts dans la région à travers l’alliance économico-militaire avec l’Australie. Or, en annonçant l’alliance AUKUS et en infligeant un camouflet à la France, les États-Unis et l’Australie ont signifié que Paris n’était pas à leurs yeux un acteur majeur de la sécurité dans la région. La politique quasi unilatérale des États-Unis vis-à-vis de ses alliés constitue en elle-même la négation d’une perspective de création de bloc. La rupture de contrat de l’Australie vient d’ailleurs paradoxalement renforcer l’intérêt d’une coopération de seconds ou troisièmes couteaux impérialistes en dehors du giron américain. C’est en particulier le cas pour l’Indonésie et, bien sûr, pour la France prête à renforcer ses liens avec l’Inde.
Dans le même temps, dans une région qui a vu naître le principe du soi-disant « non-alignement », les velléités d’autonomie stratégique d’autres requins impérialistes régionaux restent importantes. L’Indonésie et la Malaisie, notamment, ont froidement accueilli ce partenariat AUKUS qui vient bousculer leurs intérêts boutiquiers. Il en est de même de la Nouvelle-Zélande qui a immédiatement affirmé son refus de voir les sous-marins australiens dans ses eaux territoriales.
Quant à la perspective d’un possible bloc impérialiste autour de la Chine, les puissances intéressées ne se bousculent pas au portillon. Même si elle a davantage de liens, en particulier commerciaux, avec des pays lointains qu’avec ses voisins, l’isolement de la Chine sur ce plan est presque total. Même la Russie sait le danger d’un partenariat majeur avec la Chine qui pourrait, à terme, venir parasiter son retour sur la scène impérialiste mondiale. Seule la Corée du Nord serait un client potentiel. C’est dire ! Le « bloc chinois » n’est donc pas en route non plus ! La dynamique des forces centrifuges et le chacun pour soi dans les rivalités impérialistes s’affirment plus que jamais dans l’évolution de cette situation.
Face à cette situation impérialiste chaotique, qui agglomère un nombre croissant d’acteurs de plus en plus armés, tous les dangers pèsent sur l’avenir. Comme une illustration de ces tensions palpables, des responsables américains, sous l’administration Trump, avaient déclaré qu’on n’arriverait pas en 2030 sans un affrontement direct entre la Chine et les États-Unis ! Et même si la France a perdu le marché des sous-marins australiens, six corvettes seront livrées à partir de 2023 à la Malaisie, des missiles Aster le sont déjà pour Singapour, des hélicoptères pour de nombreux pays comme le Vietnam, la Thaïlande, la Corée du Sud, Singapour, le Pakistan, la Nouvelle-Zélande, la Malaisie, l’Indonésie ou encore l’Inde. Cela sans compter les divers autres marchés de ventes d’armes américaines, russes, israéliennes, allemandes, chinoises, suédoises… et on en passe !
Voilà la réalité du monde capitaliste en pleine putréfaction où le chaos n’engendre que toujours plus de tensions et de barbarie !
Stopio, 9 octobre 2021
Le 18 septembre dernier s’est tenu une nouvelle permanence du CCI. Cette rencontre en ligne a permis aux participants d’aborder de nombreux sujets afin de mieux comprendre une situation internationale de plus en plus complexe et mouvante. Si les questions d’actualité, comme le retrait des États-Unis d’Afghanistan, le camouflet de la France autour de la vente de sous-marins ou la question des migrants ont été abordés, un point plus particulier de la situation nous a amené à débattre d’une notion élaborée au moment de la révolution russe de 1917 : la théorie du « maillon faible ».
C’est en abordant la question sociale, en lien avec les difficultés actuelles du prolétariat à mener son combat, qu’a été posée cette question théorique du « maillon faible ». Il s’agit d’une : « thèse ébauchée par Lénine et développée par ses épigones, suivant laquelle la révolution communiste débuterait, non dans les grands bastions du monde bourgeois, mais dans des pays moins développés : la “chaîne capitaliste” devait se briser à son “maillon le plus faible” ». Trois positions se sont dégagées dans la discussion :
– la première, défendue par quelques camarades, reprenait à son compte cette théorie développée par Lénine. Par exemple, une intervention avançait ceci : « l’idée de Lénine d’attaquer la révolution dans un pays où la bourgeoisie est la plus faible me semble valable. […] Il est difficile de faire la révolution dans les pays centraux car la bourgeoisie est très implantée et maîtrise la situation ». Une autre intervention, allant dans le même sens, évoquait la « force numérique du prolétariat en Chine », sous-entendant que ce pays pouvait être un possible « maillon faible » pour le futur, du fait du grand nombre d’ouvriers : « la Chine a su développer, avec des moyens capitalistes, une classe ouvrière dont on ne parle jamais. Mais on ne sait jamais ce qui se passe en son sein, alors qu’elle a une histoire ».
– la seconde position, défendue par quelques camarades, consistait à dire que la théorie du « maillon faible » n’avait au fond plus lieu d’être, eu égard à la faiblesse actuelle du prolétariat : « Il n’y a pas de maillon faible. C’est le prolétariat dans son ensemble qui est dans une situation de faiblesse ».
– Enfin, le troisième positionnement, celui du CCI, rejetait la théorie du « maillon faible ».
Avant de revenir sur les différents points de vue qui se sont exprimés, nous voudrions apporter une réponse à la seconde position défendue dans le débat, celle selon laquelle la théorie du « maillon faible » est en quelque sorte devenue sans objet. Nous pensons, au contraire, que déterminer comment « briser la chaîne capitaliste » reste une question que doivent se poser en permanence les révolutionnaires, même si, naturellement, cet objectif lié au but final, le communisme, n’est pas réalisable à tout moment. En effet, derrière une telle question est posée celle du projet communiste lui-même. En faisant dépendre la question que pose la théorie du « maillon faible » des luttes immédiates du prolétariat ou d’un rapport de force sanctionnant les faiblesses immédiates de la classe, cette approche se base sur une vision photographique du mouvement ouvrier. Il s’agit d’une démarche contraire à la façon dont la classe développe sa conscience sur un plan historique. En réalité, la pertinence d’une critique de la théorie du « maillon faible » ne dépend pas du rapport de force immédiat entre les classes, ni des conditions de la lutte dans tel ou tel endroit du globe à l’instant t, mais exprime une des grandes leçons historiques du mouvement ouvrier permettant de saisir le processus conscient, réel et concret de la lutte de classe.
Comme nous l’avons souligné dans nos réponses, si les conditions historiques très particulières liées à la Première Guerre mondiale ont permis l’éclatement de la révolution en Russie et la prise du pouvoir par les ouvriers dans un bastion où la bourgeoisie était effectivement « faible », cet événement ne valide pas pour autant le point de vue de Lénine et le fait qu’il faudrait faire de cette exception une règle.
Tout au contraire, malgré la tentative héroïque et l’extraordinaire expérience de la prise du pouvoir par les soviets, l’échec de la vague révolutionnaire mondiale apporte déjà la réponse. En effet, si la classe ouvrière en Russie a pu bénéficier de l’apport exceptionnel des bolcheviks et, particulièrement, de Lénine, il faut en premier lieu rappeler que cet apport est avant tout celui d’un combat du prolétariat international.
Par ailleurs, si la classe ouvrière a pu prendre le pouvoir en Russie du fait de la guerre qui s’éternisait et du fait d’une bourgeoisie peu préparée, surprise et divisée, le capitalisme mondial, qui semblait vaciller sur son « point faible », a très rapidement repris du poil de la bête. En effet, après la prise du pouvoir d’Octobre 1917, la bourgeoisie a su rapidement tirer des enseignements et faire bloc contre la révolution : tant pour écraser le prolétariat en Allemagne que pour isoler la Russie rouge. Ainsi, comme au moment de la Commune en 1871, les ennemis impérialistes se sont rapidement coalisés contre leur ennemi de classe. La guerre étant un facteur de radicalisation et de prise de conscience révolutionnaire, les bourgeoisies des deux camps (de l’Entente et de la triple Alliance) ont rapidement signé un armistice. Elles ont ensuite coopéré pour étouffer dans le sang et par la famine le bastion russe excentré et écraser la révolution mondiale.
C’est une coopération certes différente, mais de même nature, que nous avons pu observer bien plus tard en 1980 lors de la grève de masse en Pologne. Au moment où le prolétariat exprimait sa lutte de manière autonome dans le bloc de l’Est, les bourgeoisies occidentales, par le biais de « conseillers » syndicaux (notamment de la CFDT), prêtaient main forte aux dirigeants staliniens et syndicalistes afin de contenir et briser le mouvement. Cela, en accentuant les préjugés liés à l’idéologie démocratique par une propagande destinée à enfermer les ouvriers dans l’étau syndical, celui de l’organisation Solidarnosc. La bourgeoisie a cherché, en effet, à briser la force du mouvement qui s’exprimait dans un processus de grève de masse qui rencontrait un énorme écho dans la classe ouvrière de nombreux pays. Il fallait donc à tout prix casser cette dynamique en enfermant le mouvement dans une logique syndicale, privant la classe de la maîtrise de sa lutte, en la livrant pieds et poings liés à la répression féroce du général Jaruzeslki, à la force brutale de l’État.
Un pays comme la Chine, au développement industriel spectaculaire, au prolétariat très nombreux et à la bourgeoisie « faible » (si on considère ses archaïsmes et rigidités héritées du modèle stalinien) n’est-il pas le nouveau « maillon faible » en faveur d’une future révolution ? S’il est vrai que le prolétariat en Chine a bien une histoire, comme l’a souligné une camarade, s’il est effectivement nombreux et concentré dans de grandes usines et villes gigantesques, il ne possède cependant pas la même expérience ni le même poids politique que dans les pays centraux du capitalisme. D’abord, parce qu’il a été totalement écrasé par la contre-révolution stalinienne des années 1920, notamment dans les métropoles comme Shanghaï ou Canton. Ensuite, parce qu’il a été laminé par des décennies de maoïsme, de bourrage de crâne nationaliste, noyé dans les archaïsmes eux-mêmes utilisés et exploités afin d’abrutir des masses longtemps restées incultes et sous le joug du parti-État.
Après les traumatismes des guerres, la pénurie chronique, les famines et ensuite la « révolution culturelle », l’ère ouverte plus tardivement par Deng Xiaoping n’a fait que renforcer l’illusion d’un « nouveau modèle » ultra-nationaliste. Ce rouleau compresseur n’a laissé que peu d’espace au prolétariat en Chine, notamment celui fraîchement déraciné des campagnes, complètement isolé du reste du monde, pour l’instant un des plus perméables à la mystification démocratique, comme on a pu le constater déjà en 1989 lors du soulèvement de la place Tian’anmen et plus récemment lors des mouvements pro-démocratie à Hong Kong.
La position de Lénine sur la théorie du « maillon faible », erronée au moment où il l’avait formulée, est d’autant plus invalidée aujourd’hui qu’elle est devenue une idée très dangereuse pour la classe ouvrière. Elle tend non seulement à sous-estimer la force de la bourgeoisie au niveau mondial, mais aussi à développer une conception biaisée de la lutte de classe et de la situation réelle du prolétariat. Penser que dans la périphérie du capitalisme, l’état de la conscience, la colère et la combativité pourraient déboucher sur un mouvement révolutionnaire, susceptible d’orienter le prolétariat mondial est un leurre. Aujourd’hui, le poids de la contre-révolution, celui des campagnes idéologiques de masse et les mystifications démocratiques et nationalistes, dans un contexte où les effets de la décomposition se sont renforcés, pèseront plus fortement dans les pays de la périphérie où le prolétariat est généralement moins nombreux, moins concentré et surtout moins expérimenté.
Le prolétariat n’est pas un bloc monolithique où toutes les parties seraient homogènes. Le prolétariat a bien une histoire, une expérience, une avant-garde révolutionnaire, mais qui restent liées à l’histoire même du capitalisme et aux conditions variées de son développement dans des nations différentes. Marx et Engels insistaient sur le fait que si le prolétariat était bien une force politique internationale, si les prolétaires de tous les pays devaient s’unir, le cœur de la révolution mondiale, pour les raisons invoquées, était situé au centre de la vieille Europe industrielle. C’était aussi le point de vue de Rosa Luxemburg qui avait tiré les leçons de la grève de masse en 1905 en Russie pour le mouvement international, soulignant au moment de la prise du pouvoir par les bolcheviks en 1917 que « la question en Russie » n’était que « posée » et ne pouvait se résoudre qu’à l’échelle mondiale. Paradoxalement, Lénine lui-même attendait avec impatience des soulèvements en Europe occidentale, plus particulièrement en Allemagne.
La conception du CCI est nourrie par une méthode qui prône une lutte globale et mondiale. Nous n’opposons nullement les prolétaires du « centre » à ceux de la « périphérie ». Nous défendons au contraire l’unité internationale des travailleurs. Ce n’est pas parce que certaines parties du prolétariat sont plus expérimentées que d’autres, qu’elles s’opposent ou se trouvent en concurrence. Le prolétariat, comme classe exploitée, prend conscience de son combat dans un processus hétérogène et non linéaire. Son combat est justement celui de s’unir et s’organiser de façon consciente au niveau international. La classe dominante utilise et instrumentalise, d’ailleurs, systématiquement les faiblesses des luttes et les préjugés démocratiques qui existent chez les ouvriers dans les pays périphériques contre le prolétariat des pays centraux, notamment en Europe. C’est une des raisons pour laquelle le prolétariat des pays centraux a besoin du lien vital avec les luttes de ses frères de classe de la périphérie. Il doit absolument défendre, par son combat, le principe de l’unité internationale du combat contre le capital.
Si le prolétariat mondial parvient à affirmer de nouveau sa perspective révolutionnaire, la clé du succès sera déterminée par le sort du vieux centre industriel en Europe :
– parce que c’est l’endroit de l’enfance du mouvement ouvrier, les débuts de l’expérience révolutionnaire depuis les premiers assauts de 1848 jusqu’à la Commune et à Mai 68 ;
– parce que la bourgeoisie et les mystifications démocratiques, syndicales y sont les plus sophistiquées et le prolétariat le plus aguerri ;
– parce qu’il s’est confronté aussi à la contre-révolution et aux pièges démocratiques les plus pernicieux et radicaux ;
– parce que du fait de la proximité de multiples frontières entre les nations les plus puissantes d’Europe, la question de l’internationalisme se pose d’emblée au prolétariat ;
– parce que le milieu de la Gauche communiste, bien que minoritaire et encore faible, y est le plus présent et le plus nombreux ;
Le prolétariat devra poursuivre un effort conscient pour renouer avec sa mémoire et ses traditions basées sur 200 ans de luttes acharnées au cœur du capitalisme. Cela pour, quand le moment sera venu, montrer le chemin, offrir une perspective, étendre le plus rapidement possible son combat au reste du monde.
WH, 10 octobre 2021
Dans l’extrait ci-dessous, Rosa Luxemburg exprime ce que nous mettons en avant dans notre article à propos de la théorie du « Maillon faible » : l’importance de la responsabilité du prolétariat des pays centraux dans le processus révolutionnaire international. En l’occurence, elle souligne plus particulièrement celle du prolétariat allemand qui, à l’époque, était considéré comme la force déterminante du mouvement international dont on devait attendre la contribution décisive pour une victoire sur la bourgeoisie mondiale.
Tout ce qui se passe en Russie s’explique parfaitement : c’est une chaîne inévitable de causes et d’effets dont les points de départ et d’arrivée sont la carence du prolétariat allemand et l’occupation de la Russie par l’impérialisme allemand. Ce serait exiger de Lénine et de ses amis une chose surhumaine que de leur demander encore, dans des conditions pareilles, de créer, par une sorte de magie, la plus belle des démocraties, la dictature du prolétariat la plus exemplaire et une économie socialiste florissante. Par leur attitude résolument révolutionnaire, leur énergie sans exemple et leur fidélité inébranlable au socialisme international, ils ont vraiment fait tout ce qu’il était possible de faire dans des conditions si terriblement difficiles. [...]
Les socialistes gouvernementaux d’Allemagne peuvent bien crier que la domination des bolcheviks en Russie n’est qu’une caricature de dictature du prolétariat. Qu’elle l’ait été ou non, ce ne fut précisément que parce qu’elle était une conséquence de l’attitude du prolétariat allemand, laquelle n’était pas autre chose qu’une caricature de lutte de classes. Nous vivons tous sous la loi de l’histoire, et l’ordre socialiste ne peut précisément s’établir qu’internationalement. Les bolcheviks ont montré qu’ils peuvent faire tout ce qu’un parti vraiment révolutionnaire peut faire dans les limites des possibilités historiques. Qu’ils ne cherchent pas à faire des miracles. Car une révolution prolétarienne modèle et impeccable dans un pays isolé, épuisé par la guerre, étranglé par l’impérialisme, trahi par le prolétariat international, serait un miracle. Ce qui importe, c’est de distinguer dans la politique des bolcheviks l’essentiel de l’accessoire, la substance de l’accident. Dans cette dernière période, où nous sommes à la veille des luttes décisives dans le monde entier, le problème le plus important du socialisme est précisément la question brûlante du moment : non pas telle ou telle question de détail de la tactique, mais la capacité d’action du prolétariat, la combativité des masses, la volonté de réaliser le socialisme. Sous ce rapport, Lénine, Trotsky et leurs amis ont été les premiers qui aient montré l’exemple au prolétariat mondial ; ils sont jusqu’ici encore les seuls qui puisent s’écrier avec Hutten : « J’ai osé ! »
C’est là ce qui est essentiel, ce qui est durable dans la politique des bolcheviks. En ce sens, il leur reste le mérite impérissable d’avoir, en conquérant le pouvoir et en posant pratiquement le problème de la réalisation du socialisme, montré l’exemple au prolétariat international, et fait faire un pas énorme dans la voie du règlement de comptes final entre le Capital et le Travail dans le monde entier. En Russie, le problème ne pouvait être que posé. Et c’est dans ce sens que l’avenir appartient partout au bolchevisme.
Rosa Luxemburg, 1918
Dans le premier volet de cette série, nous avons vu que le prolétariat en France était marqué dans ses gènes par une forte tradition de combativité, d’explosivité de ses luttes et par une expérience politique le plaçant aux avant-postes de l’héritage prolétarien international. Dans ce deuxième volet, nous allons revenir plus particulièrement sur sa lutte politique, mais aussi sur les difficiles conditions de son évolution suite à la défaite de la Commune et à la persistance de mythes hérités de la révolution bourgeoise de 1789.
Le combat politique du prolétariat en France a pour toile de fond le cœur des grands et vieux bastions industriels de l’Europe occidentale. En ce sens, il est amené à jouer un rôle important dans la lutte de classe internationale, comme nous avons pu le souligner dans le premier article de cette série.
La révolution ne pourra pas se dérouler dans un seul pays, contrairement au mensonge stalinien ou aux visions petite-bourgeoises « hexagonales » centrées sur le souvenir lointain de la révolution bourgeoise de 1789 et son idéologie républicaine réactionnaire. Engels soulignait ceci en 1847 : « La révolution communiste […] ne sera pas une révolution purement nationale ; elle se produira en même temps dans tous les pays civilisés, c’est-à-dire tout au moins en Angleterre, en Amérique, en France et en Allemagne. […] Elle est une révolution universelle ; elle aura par conséquent, un terrain universel ». (1) Ce n’est qu’en partant de ce cadre historique et mondial qu’il est possible de comprendre quelle peut être la contribution de telle ou telle partie du prolétariat. Selon cette méthode, les plus grandes figures du mouvement ouvrier, à commencer par Marx, Engels, Luxemburg, Trotsky ou Lénine, se sont intéressés de près aux luttes de classes en France, pays qui compte en effet de grandes concentrations ouvrières, surtout parmi les plus instruites et expérimentées au monde. (2)
Depuis les débuts du mouvement ouvrier, l’unique exemple de prise du pouvoir insurrectionnel fut celui de la Révolution française de 1789. En cela, il marqua les esprits du prolétariat naissant dans tous les pays avancés, tout au long du XIXe siècle et même au-delà. Cette révolution bourgeoise sera une source d’admiration et d’inspiration positive pour les jeunes Marx et Engels et la génération de révolutionnaires de cette époque, encore marquée par la résistance face à la présence politique des vieilles couches ou vestiges de l’aristocratie féodale. Sur le plan des idées, les matérialistes français du XVIIIe siècle vont aussi nourrir ces milieux intellectuels radicaux, notamment celui des jeunes hégéliens de gauche en Allemagne jusqu’à la naissance du matérialisme dialectique propre au marxisme. L’héritage de fortes tensions entre les classes en France, qui pré-existait dans les mouvements pré-capitalistes, allait également marquer la classe ouvrière naissante. Dans les premiers foyers industriels d’Île-de-France, dans le Nord et la région lyonnaise, des luttes « populaires » et une forte tradition de jacqueries avaient précédé les combats ouvriers. Loin en arrière, en 1358, par exemple, autour de la région parisienne, on notait déjà une forte simultanéité des révoltes. À Paris, des mouvements quasi insurrectionnels, comme celui d’Étienne Marcel, riche drapier bourgeois et prévôt des marchands, allaient se multiplier et fortement marquer les esprits en laissant des traces dans les mémoires. Bien entendu, si des « ouvriers » étaient mentionnés à l’époque d’Etienne Marcel, notamment pour creuser des fossés et des travaux de fortifications, comme l’atteste les Chroniques de Jehan Froissart, ils ne pouvaient nullement être assimilés à ceux de l’industrie moderne, ni être les véritables acteurs d’un mouvement mené principalement par la bourgeoisie naissante et la petite bourgeoisie (avec d’autres composantes populaires misérables pratiquant parfois des pillages). Les mécontents étaient drainés dans le sillage d’événements qui les dépassaient, accompagnant domestiques, valets, compagnons et autres manouvriers derrière les maîtres, artisans et boutiquiers. Ces derniers, beaucoup plus à l’initiative, composaient en fait le gros de la population parisienne à l’époque de l’Ancien régime. Bien plus tard en 1539, à Lyon, la ville des canuts, une grève de nature quasi ouvrière, pour l’augmentation des salaires, prenait déjà l’allure d’une sorte de « guerre civile ». Le mouvement dura plusieurs semaines, fût difficilement brisé et seul un édit royal de 1544 allait mettre momentanément un terme à l’agitation persistante. Une telle explosion était assez fréquente dans cette région déjà assez urbanisée. En réalité, tous ces travailleurs n’étaient pas vraiment encore tout à fait des prolétaires, restant le plus souvent en possession de leurs moyens de production : bon nombre possédaient encore leur propre métier à tisser. Au XVIIIe siècle, notamment à Paris, les masses plébéiennes étaient souvent impliquées dans de véritables soulèvements accompagnant le déclin des corporations. Même si elles étaient d’une nature sociale différente des luttes ouvrières à proprement parler, ces traditions ont pu, là encore, marquer de leur empreinte le futur prolétariat. (3) Durant la révolution française, de multiples nuances composaient la masse très hétérogène des sans-culottes participant aux soulèvements populaires. Ils étaient une expression politique là aussi pré-capitaliste et ne sauraient être confondus avec le prolétariat naissant. Cependant, un prolétariat embryonnaire pouvait déjà se distinguer par le potentiel de son radicalisme, formant des groupes de chômeurs affamés, des coalitions de compagnons et journaliers mécontents ne disposant que d’un maigre salaire pour vivre. Les salariés des industries émergentes esquissaient déjà les traits des futures « classes dangereuses » régulièrement rappelées à l’ordre par les milices bourgeoises, souvent par la brutalité et/ou des concessions, notamment sur le prix du pain ou les salaires. Le prolétariat parisien, encore très minoritaire et peu développé participa donc certainement aux moments clés des combats révolutionnaires, aux grands assauts populaires du 14 juillet contre la Bastille, à l’insurrection du 10 août 1792, à la levée en masse d’août 1793 et aux insurrections parisiennes de germinal et prairial de l’an III en 1795 pour des motifs qui étaient encore très loin de ses intérêts de classe et de la forme d’une lutte autonome. Dans le combat contre l’aristocratie, le prolétariat restait encore très soudé à la bourgeoisie. Les faubourgs qui allaient devenir bien plus tard les futures banlieues rouges, marchèrent certainement avec les fédérés. À la fin de l’année 1792, les « enragés » (4) firent de nets progrès dans les sections parisiennes, expression radicale d’une fraction populaire, mais là encore, sans véritable présence du prolétariat. Jaurès dira de ces « enragés » qu’ils n’étaient « pas sur le chemin du communisme » et précisait que « si leur doctrine prépara le communisme, ce fut par sa contradiction et son impuissance ». (5)
Mais avec Babeuf et la « conjuration des Égaux » (1795 et 1796), l’organisation politique du prolétariat en formation marquait déjà une véritable rupture avec les méthodes du mouvement populaire et de la « plèbe » par sa capacité à mettre en avant une identité propre et une perspective : celle du communisme. Ainsi, ce que montre l’aube du mouvement ouvrier en France, outre une tradition de luttes spontanées et violentes, c’est que tout un combat progressif conscient était sur le point de naître et tendre à s’affirmer, certes difficilement, pour se constituer, au cours d’un long processus de maturation, comme classe distincte et se dégager peu à peu de cette masse informe et abstraite que constitue le « peuple ».
Le mythe de la « grande révolution », autour de ses figures radicales (comme Robespierre) allait aussi peser de tout son poids sur la classe ouvrière à travers la construction d’une mythologie autour de notions aussi confuses que celle de « peuple » et de « république sociale » (voire « ouvrière »). Sans pour autant freiner ses progrès historiques et sa capacité à développer ses luttes. En effet, la Révolution française, par son premier impact, fut malgré tout une source d’expérience unique de mouvements à caractère insurrectionnels et explosifs.
Plusieurs courants communistes en France allaient peu à peu fleurir, embués par ce passé lié à la révolution bourgeoise, plus ou moins directement inspirés par le babouvisme, en particulier le courant blanquiste. (6) Parmi les sociétés révolutionnaires blanquistes, on allait vite trouver avant 1848 des camarades d’autres nationalités : des Suisses, des Belges, des Allemands… Une forte tradition organisationnelle et surtout un véritable esprit de combat allaient s’affirmer peu à peu, s’incarnant notamment dans les débats prolétariens qui allaient s’amplifier tout au long du XIXe siècle, pour déboucher sur les premières prises de décisions et les ébauches de correspondances internationales. C’est dans le prolongement de ces combats que Marx allait lui-même être gagné à la cause des ouvriers parisiens et allait jouer un rôle militant et politique central au plan international par ses talents d’organisateur et de théoricien.
Dans les années 1840, Paris était un des centres politiques majeurs de l’Europe, un véritable chaudron dont l’emblème était, là encore, la « grande révolution » de 1789. Le mouvement ouvrier était alors confronté à d’anciens restes de sociétés secrètes ouvrières et à des écoles utopistes, de même qu’à différentes chapelles parmi lesquelles se trouvaient de nombreux proudhoniens. Foyer d’exil de nombreux révolutionnaires, Paris était une capitale d’effervescence politique qui accueillait aussi de nombreuses organisations, influencées par des militants allemands, diffusant une presse révolutionnaire. Marx et Engels séjourneront ensemble et bénéficieront de toute la richesse de la réflexion politique ouvrière de la capitale française pour finir par être pleinement gagnés au communisme, comme l’illustrent les célèbres Manuscrits de 1844, rendant compte d’une première élaboration critique des catégories de l’économie politique bourgeoise. Si Marx a aussi abordé les questions économiques prenant en compte une dimension philosophique, ses contacts dans les clubs ouvriers parisiens et la fréquentation de militants révolutionnaires le conduisirent à affermir sa méthode matérialiste, ses positions fondamentales. Expulsé en 1845, Marx tentera avec Engels de créer un bureau de correspondance communiste à Paris depuis Bruxelles en essayant d’y associer vainement Proudhon.
Cette ébullition politique fut également marquée par de nombreuses polémiques qui permirent de clarifier les principes et les bases programmatiques du mouvement ouvrier. Celle que Marx engage en réponse à Proudhon, dont il critique les doctrines économiques dans Misère de la philosophie, publié en 1847, reste emblématique. Mais il est établi qu’en France, les grands débats théoriques et les questions d’organisation étaient d’emblée posés au niveau international. Le prolétariat en France, formé par des ouvriers de différentes corporations, notamment du luxe et du bâtiment, constituait alors un des piliers majeurs dans la recherche de contacts internationaux. (7) Tout cela participera à la constitution des futures Internationales ouvrières qui verront le jour par la mise en relation des militants socialistes des principaux pays : Anglais, Allemands, Italiens, Suisses, Belges…
La lutte des classes en France était ainsi marquée d’un esprit révolutionnaire particulièrement combatif et d’une réelle vision politique solidaire. Dans notre précédent article, nous avions souligné que le prolétariat international avait pu bénéficier des apports des débats et de ses grandes luttes héroïques, en particulier celles de février et juin 1848 ou le prolétariat s’était exprimé clairement et ouvertement, pour la première fois, faisant irruption comme classe distincte et autonome. Cette dynamique, où des leçons fondamentales avaient été tirées par Marx et Engels notamment, allaient constituer une force pour tout le mouvement international qui allait suivre, de même pour la Commune.
Cependant, les confusions héritées autour de l’expérience de la Révolution française et sa notion de « peuple » et de « république sociale », coexistaient aussi avec une forte influence des idées véhiculées notamment par les proudhoniens. En 1851, outre son mépris et l’expression d’une certaine déception, voire d’amertume, Proudhon exprimait toute sortes de confusions centrées sur la notion de « peuple ».
Après 1860, Proudhon était encore vivant et, après sa sortie de prison, conservait une grande partie de ses adeptes même si son discours s’était émoussé depuis l’époque des premières confrontations et la polémique avec Marx. Il développait désormais « une théorie tout à fait pacifique adaptée au mouvement ouvrier légal. Les proudhoniens se donnaient pour but d’améliorer la situation des ouvriers, et les moyens qu’ils proposaient à cet effet étaient adaptés principalement aux conditions de vie des artisans ». (8)
L’influence des idées de Bakounine se propageait également, mais dans une moindre mesure, affectant malgré tout Jules Guesde lui-même. Elles n’en seront pas moins néfastes. Le poids des idéologies de ce type, de nature petite bourgeoise, allait encore se renforcer par la suite et infester les consciences ouvrières, surtout après l’écrasement de la Commune.
Les combats qui allaient suivre la terrible défaite sanglante de 1871 allaient être marqués par la dispersion des Communards et les divisions en leur sein, rendant très difficile la poursuite d’un travail organisé et structuré sur les bases de la méthode marxiste. L’avant-garde du prolétariat en France s’était en effet avérée incapable de tirer les leçons de la Commune, tant sur le plan politique qu’organisationnel. Marx soulignait déjà, avec mordant, les prémices de ces graves faiblesses et leur corollaire au moment même de la Commune : « On ne voulut pas commencer la guerre civile, comme si ce méchant avorton de Thiers ne l’avait pas déjà commencée, en tentant de désarmer Paris. Deuxième faute : le comité central se démit trop tôt de ses fonctions pour faire place à la Commune ». (9) Toutes ces carences, rendant caduque la possibilité d’une véritable continuité politique tournée vers le futur, fait que cette expérience de nature prolétarienne a donné prise au monde des apparences, à diverses pollutions idéologiques, notamment celles de l’anarchisme officiel : par exemple à son audace de proclamer frauduleusement la Commune comme étant un « modèle d’anarchisme ».
Par ailleurs, la forte influence d’idéologies jacobines, héritage de la Révolution de 1789, teintées de nationalisme, formait un obstacle supplémentaire à l’ancrage de l’internationalisme prolétarien dans les rangs du prolétariat. Tout cela joua un rôle important dans la très faible implantation du marxisme, jamais réellement compris et assimilé. Dans ces conditions, la naissance d’un parti socialiste unifié en France n’allait émerger que difficilement et tardivement, en mai 1905 par la création de la Section française de l’Internationale Ouvrière (SFIO), et qui plus est, avec un tas de faiblesses chroniques. (10)
Un premier pas significatif fut la création en 1878 d’une structure unitaire, la Fédération du parti des travailleurs socialistes de France (FPTSF). Mais la désunion s’imposait au moment des différents congrès, comme ceux de 1880 et 1881. Même si quelques années plus tard, en 1893, se constitua le Parti ouvrier français de Jules Guesde, avec une ossature la plus solide, il allait lui aussi être confronté à des confusions politiques et affronter des scissions. Plusieurs sensibilités politiques allaient renforcer les difficultés et des divisions très profondes. Celle des Possibilistes de Paul Brousse, qui fondèrent en 1882 la Fédération des travailleurs socialistes de France (FTSF), marquée par le mutualisme, un fédéraliste anarchisant proudhonien. Les partisans de Jean Allemane, qui formèrent en 1890 le Parti ouvrier socialiste révolutionnaire (POSR) avec également des visions fédéralistes, celles d’une sorte de syndicalisme autogestionnaire et d’un réformisme municipal. On avait en plus des visions blanquistes, vision d’une petite minorité organisée conspirative, destinée à mener des actions révolutionnaires pour entraîner le « peuple ». Tout ceci fit que la dynamique vers une unification, pourtant appuyée par la Seconde Internationale après 1889 et par la social-démocratie allemande, fut relativement difficile. D’autant plus qu’après l’éclatement de l’affaire Dreyfus en 1894, ces visions ont empoisonné la conscience du prolétariat et alimenté fortement ses divisions pendant des années. À cela, s’ajoutait les conceptions de socialistes indépendants, comme Jaurès ou Millerand, qui allaient devenir hégémoniques, soulevant des questions cruciales, comme celle à propos du « ministérialisme », c’est–à-dire la participation des socialistes au gouvernement, faisant l’objet de vifs débats internationaux. (11)
C’est dans cette situation difficile pour trouver l’unité, que l’opportunisme croissant au sein de la social-démocratie, se manifestant par l’affermissement des illusions réformistes et le poids du crétinisme parlementaire, (12) allait finir par mener de nombreuses organisations socialistes à la trahison du prolétariat par le soutien à la Première Guerre mondiale, la fameuse « union sacrée » à laquelle adhéra la SFIO juste après l’assassinat de Jean Jaurès en août 1914. (13)
L’essentiel du combat contre l’opportunisme s’était exprimé presque essentiellement par l’influence croissante du syndicalisme révolutionnaire. Son idéologie fortement influencée par l’anarchisme, par des penseurs comme Fernand Pelloutier et surtout George Sorel, prônait une organisation de la société sur la base d’un modèle gestionnaire de type syndical, se faisant l’ardent propagandiste du mythe du « grand soir », par le moyen de la « grève générale » qui devait, du jour au lendemain, laisser place à une administration ouvrière gérée par le syndicat. Très présents, avec des figures minoritaires restées fidèles à l’internationalisme prolétarien, comme Rosmer ou Monatte, le syndicalisme révolutionnaire de la CGT trouvait son apogée avant la guerre et la révolution d’Octobre 1917. Ainsi, ils sont aux avant-postes lors de la grève de 1908 à Draveil et Villeneuve-Saint-Georges, réprimée par Clemenceau, où plusieurs grévistes furent tués et arrêtés. De même, lors de la grève des cheminots de 1910, elle aussi sévèrement réprimée par l’armée qui avait dû intervenir pour garantir le maintien de l’ordre. L’idéologie syndicaliste révolutionnaire imprégnait bien alors une partie de la classe ouvrière. La raison principale en est que contrairement à la social-démocratie allemande ou au POSDR en Russie, à l’image du travail de Rosa Luxemburg ou des bolcheviks, le mouvement ouvrier en France n’avait pas été capable de faire émerger une véritable gauche marxiste, capable de construire une démarche organisationnelle sur des bases claires et solides. (14)
Au moment de la prise du pouvoir par le prolétariat en 1917, malgré de nombreuses sympathies pour la révolution mondiale, les forces politiques qui allaient mener à la scission au congrès de Tours, en décembre 1920, (15) étaient désarmées et se prononçaient en faveur de la IIIe Internationale tout en restant profondément marquées par de grandes confusions qui ne pouvaient avoir que des conséquences négatives.
Dans le prochain article de cette série, nous aborderons la question du combat pour la défense de l’internationalisme durant la Guerre, puis le mouvement révolutionnaire et la contre-révolution stalinienne. Nous verrons aussi comment, après le réveil du prolétariat mondial en 1968, les luttes en France se sont développées jusqu’à la fin des années 1980, apportant de nouvelles leçons précieuses pour les combats futurs.
WH, juillet 2021
1) Engels, Principes du Communisme (1847).
2) Voir « Critique de la théorie du maillon faible [36] », Revue internationale n° 31 (4e trimestre 1982).
3) Babeuf, par exemple, était très fortement marqué par la lutte des paysans en Picardie.
4) Lors de la Révolution française, les enragés étaient un groupe de révolutionnaires radicaux revendiquant l’égalité civique, politique et sociale
5) Jaurès, Histoire socialiste de la Révolution française (1908)
6) Mouvement politique de nature conspiratrice né autour de la figure d’Auguste Blanqui dans la première moitié du XIXe siècle.
7) On peut ainsi évoquer les initiatives au moment des expositions universelles officielles à Paris ou à Londres, mais plus encore, les liens et rencontres entre ouvriers, émigrés ou non, à Londres. En septembre 1864, par exemple, l’ouvrier Tolain était mandaté en délégation à Londres.
8) Riazanov, Conférences de 1922.
9) Lettre à Kugelmann (12 avril 1871).
11) Une vive polémique éclata suite à l’entrée du socialiste Alexandre Millerand comme ministre au gouvernement bourgeois Waldeck-Rousseau en 1889.
12) L’opportunisme est une sorte de “maladie” propre au mouvement ouvrier qui se caractérise par la pénétration en son sein d’idéologies étrangères, bourgeoise et/ou petite-bourgeoise. Il se traduit par de l’immédiatisme, de l’impatience, des concessions à des visions qui conduisent à s’accommoder au système capitaliste au lieu de le combattre : en l’occurrence celle du réformisme qui a fortement gangrené les partis socialistes de la IIe internationale, dont la SFIO.
13) « Jean Jaurès et le mouvement ouvrier [38] », Révolution internationale n° 448 (sept.-oct. 2014).
14) Après la lutte révolutionnaire de 1905, Paris fut une ville d’accueil des révolutionnaires dans l’immigration et un centre du parti bolchevik dans la clandestinité. Son séjour parisien aura été une circonstance supplémentaire lui permettant de mettre en exergue la faiblesse du marxisme au sein de la classe ouvrière en France et dans ses organisations politiques.
15) « Il y a 100 ans, le congrès de Tours, un anniversaire dévoyé ! », Révolution internationale n° 486 (janv.-fév. 2021).
Links
[1] https://fr.internationalism.org/files/fr/ri-491_bat_0.pdf
[2] https://fr.internationalism.org/en/tag/5/50/etats-unis
[3] https://fr.internationalism.org/en/tag/5/232/coree
[4] https://fr.internationalism.org/en/tag/5/36/france
[5] https://fr.internationalism.org/en/tag/5/42/italie
[6] https://fr.internationalism.org/en/tag/situations-territoriales/situation-sociale-france
[7] https://fr.internationalism.org/en/tag/personnages/macron
[8] https://fr.internationalism.org/en/tag/recent-et-cours/presidentielle-2022
[9] https://fr.internationalism.org/en/tag/situations-territoriales/france
[10] https://fr.internationalism.org/en/tag/30/402/francois-hollande
[11] https://fr.internationalism.org/en/tag/7/287/terrorisme
[12] https://fr.internationalism.org/en/tag/recent-et-cours/attentats
[13] https://fr.internationalism.org/en/tag/recent-et-cours/13-novembre-2015
[14] https://fr.internationalism.org/en/tag/personnages/mitterrand
[15] https://fr.internationalism.org/en/tag/personnages/badinter
[16] https://fr.internationalism.org/en/tag/evenements-historiques/abolition-peine-mort
[17] https://fr.internationalism.org/en/tag/recent-et-cours/peine-mort
[18] https://fr.internationalism.org/en/tag/situations-territoriales/vie-bourgeoisie-france
[19] https://fr.internationalism.org/en/tag/evenements-historiques/zemmour
[20] https://fr.internationalism.org/en/tag/evenements-historiques/macron
[21] https://fr.internationalism.org/en/tag/evenements-historiques/pen
[22] https://www.lemonde.fr/international/article/2021/09/29/apres-la-crise-des-sous-marins-australiens-la-france-cherche-sa-place-dans-l-indo-pacifique_6096392_3210.html
[23] https://www.liberation.fr/international/afrique/de-lafghanistan-au-sahel-le-temps-du-repli-pour-loccident-20210923_K5R3BVU7MNGVXNIZIM3UK4JNVA/
[24] https://www.liberation.fr/international/europe/lamerique-de-retour-assurement-dit-emmanuel-macron-20210612_U2R7J2H3NRBE7FJFKTHQEHS4VM/
[25] https://fr.internationalism.org/en/tag/personnages/biden
[26] https://fr.internationalism.org/en/tag/recent-et-cours/barkhane
[27] https://fr.internationalism.org/en/tag/5/62/chine
[28] https://fr.internationalism.org/en/tag/5/64/australasie
[29] https://fr.internationalism.org/en/tag/5/121/afghanistan
[30] https://fr.internationalism.org/en/tag/evenements-historiques/biden
[31] https://fr.internationalism.org/en/tag/recent-et-cours/aukus
[32] https://fr.internationalism.org/en/tag/vie-du-cci/permanences
[33] https://fr.internationalism.org/en/tag/evenements-historiques/maillon-faible
[34] https://fr.internationalism.org/en/tag/personnages/rosa-luxemburg
[35] https://fr.internationalism.org/en/tag/evenements-historiques/revolution-russe
[36] https://fr.internationalism.org/nation_classe.htm
[37] https://fr.internationalism.org/revolution-internationale/201707/9545/histoire-du-parti-socialiste-france-1878-1920-partie-i
[38] https://fr.internationalism.org/revolution-internationale/201409/9133/jean-jaures-et-mouvement-ouvrier