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Dans la première partie de cet article, nous avons mis en évidence la réaction de toutes les grandes puissances impérialistes pour endiguer la vague révolutionnaire et éviter qu’elle ne se répande dans les grands pays industrialisés de l’Ouest de l’Europe. Alors que les bourgeoisies d’Europe s’étaient entredéchirées durant quatre ans, elles faisaient désormais cause commune contre leur ennemi historique : le prolétariat mondial. Parmi les multiples forces que la classe dominante engagea pour la préservation de son système, la social-démocratie (dont la direction et l’aile droite avaient voté les crédits de guerre en 1914, consacrant ainsi un opportunisme de longue date qui l'amenait à passer définitivement dans le camp de la bourgeoisie) devait jouer un rôle déterminant dans la répression et la mystification de la révolution mondiale. Le parti social-démocrate allemand (SPD) se plaça aux avants postes de cette offensive puisqu’il fut le véritable bourreau de la révolution allemande en janvier 1919. Comme Lénine et Rosa Luxemburg l’avaient pressenti[1], l’impossibilité de l’extension de la révolution dans les grands centres industriels d’Europe de l’Ouest déboucha sur l’isolement, la dégénérescence de la République des soviets et la victoire de la contre-révolution stalinienne qui pèse encore énormément dans les rangs de la classe ouvrière mondiale.
I. La trahison de social-démocratie
Le rejet de la solidarité du prolétariat de Russie
Au cours de la vague révolutionnaire qui gagna l’Allemagne à partir de novembre 1918, la social-démocratie joua véritablement le rôle de tête de pont de la bourgeoisie dans le but d’isoler la classe ouvrière de Russie.
Lorsque la révolution éclata en Allemagne, les diplomates soviétiques furent expulsés par Scheidemann (sous-secrétaire d’État sans portefeuille dans le cabinet de Max de Bade). À ce moment-là, les masses ouvrières n’avaient pas véritablement perçu l’abandon progressif du marxisme par le SPD. À la veille de la Première Guerre mondiale, des centaines de milliers d’ouvriers en Allemagne en étaient encore membres. Mais sa désolidarisation avec la révolution de Russie confirmait sa trahison et son passage dans le camp bourgeois. Après la mutinerie des marins de Kiel, Haase transmit par téléscripteur un message des commissaires du peuple au gouvernement soviétique en le remerciant pour l’envoi de céréales mais, après une pause, le message se poursuivait ainsi : "Sachant que la Russie est oppressée par la faim, nous vous demandons de distribuer au peuple russe affamé le grain que vous entendez sacrifier pour la révolution allemande. Le président de la République américaine Wilson, nous garantit l’envoi de farine et de lard nécessaire à la population allemande pour passer l’hiver." Comme l’a dit Karl Radek par la suite, "la main tendue resta suspendue dans le vide" ! Le gouvernement "socialiste" préférait l’aide d’une puissance capitaliste plutôt que celle des ouvriers de Russie ! En effet, à la place, le gouvernement allemand accepta de la farine et du lard américains, d’énormes quantités d’articles de luxe et d’autres marchandises superflues qui mirent le Trésor allemand à sec. Le 14 novembre, le gouvernement fit parvenir un télégramme au président américain Wilson : "Le gouvernement allemand demande au gouvernement des États-Unis de faire savoir par télégraphe au chancelier du Reich (Ebert) s’il peut compter sur la fourniture de denrées alimentaires de la part du gouvernement des États Unis, de façon à ce que le gouvernement allemand soit en mesure de garantir l’ordre à l’intérieur du pays et de rétribuer équitablement de tels approvisionnements."
En Allemagne, ce télégramme fut diffusé partout pour faire passer le message suivant aux ouvriers : "renoncez à la révolution et à abattre le capitalisme, et vous aurez du pain et du lard !". Mais aucune condition de ce genre n’avait été imposée par les Américains. Ainsi, non seulement la social-démocratie faisait du chantage aux ouvriers mais elle leur mentait effrontément en leur faisant croire que ces conditions étaient imposées par Wilson lui même.[2]
La social-démocratie à la tête de la contre-révolution
Dans ces conditions, il ne faisait aucun doute que la social-démocratie allemande se plaçait aux avant-postes de la contre-révolution. Le 10 novembre 1918, le conseil des ouvriers et de soldats de Berlin, l’organe suprême du pouvoir reconnu par le nouveau gouvernement, prit la décision de rétablir immédiatement les relations diplomatiques avec le gouvernement russe en attendant l’arrivée de ses représentants à Berlin. Cette résolution était un ordre que les commissaires du peuple auraient dû respecter mais ils ne le firent pas. Bien qu’ils s’en soient défendus dans l’organe de l’USPD, la trahison et la vente de la révolution aux puissances impérialistes a été acceptée par les Indépendants (USPD) comme le prouve le procès-verbal de la séance du conseil des commissaires du peuple du 19 novembre 1918 : "Poursuite de la discussion sur les relations entre l’Allemagne et la République des soviets. Haase conseille d’adopter une politique dilatoire. (...) Kautsky est d’accord avec Haase : la décision doit être différée. Le gouvernement soviétique ne peut survivre longtemps ; d’ici quelques semaines, il n’existera plus (...)."[3] Cependant, alors que l’aile droite de ce parti centriste passait progressivement du côté de la contre-révolution, l’aile gauche s'orientait plus clairement vers la défense des intérêts prolétariens.
Mais le zèle du gouvernement "socialiste" ne s’arrêtait pas là. Face à l’irritation de l’Entente du fait de la lenteur avec laquelle les troupes allemandes se retiraient des territoires orientaux, le gouvernement allemand répondit par une dépêche diplomatique qui, bien qu’envoyée après l’expulsion des sociaux-démocrates indépendants (du gouvernement), avait été élaborée avec eux. Voici ce qui était affirmé : "La conviction de l’Entente selon laquelle les troupes allemandes soutiendraient le bolchevisme, de leur propre initiative ou par ordre supérieur, directement ou bien en faisant obstacle aux mesures antibolcheviques, ne correspond pas à la réalité. Nous aussi, Allemands, et donc nos troupes également, retenons que le bolchevisme représente une menace extrêmement grave qu’il faut éventer par tous les moyens."[4]
Si le SPD illustre de la manière la plus extrême le passage de la social-démocratie dans le camp de la bourgeoisie, notamment dans sa lutte ouverte contre la révolution de Russie, la plupart des autres grands partis socialistes dans le monde ne furent pas en reste. La tactique du Parti socialiste italien a consisté, durant toute la guerre, à freiner la lutte de classes sous couvert d’une position faussement neutre dans le conflit mondial illustrée par le slogan hypocrite "ni saboter, ni participer", ce qui revenait à fouler aux pieds le principe de l’internationalisme prolétarien. En France, à côté de la fraction passée avec armes et bagage dans le camp de la bourgeoisie lors du vote des crédits de guerre, le mouvement socialiste restait gangréné par le centrisme qui ne faisait qu’encourager l’hostilité vis à vis de la révolution d’Octobre et de la fraction bolchevique. Néanmoins, un courant de gauche commençait à se dégager à la fin de l’année 1918 et au début de 1919. Même si la bourgeoisie surfait sur la vague de la victoire pour affermir le sentiment patriotique, le prolétariat français payait surtout l’absence d’un véritable parti marxiste. C’est d’ailleurs ce que faisait remarquer Lénine très lucidement : "la transformation du vieux type de parti européen parlementaire, réformiste à l’œuvre et légèrement coloré d’une teinte révolutionnaire, vraiment communiste, est chose extraordinairement difficile. C’est certainement en France que cette difficulté apparaît le plus nettement."[5]
La social-démocratie sabote et torpille les conseils ouvriers[6]
En Russie, comme dans tous les pays où vont éclore des soviets, les partis socialistes jouèrent un double jeu. D’un côté, ils laissaient croire qu’ils étaient favorables au développement de la lutte émancipatrice des ouvriers à travers les soviets. De l’autre, ils firent tout leur possible pour stériliser ces organes d’auto-organisation de la classe. C’est en Allemagne que cette entreprise prit le plus d'ampleur. En apparence favorables aux conseils ouvriers, les socialistes se révélèrent y être farouchement hostiles. En cela, leur action destructrice au sein des soviets montre bien qu’ils se sont comportés en véritables chiens de garde de la bourgeoisie. La tactique était simple, il s’agissait de saper le mouvement de l’intérieur afin de vider les conseils de leur contenu révolutionnaire. Il s’agissait ainsi de stériliser les soviets en les assujettissant à l’État bourgeois, en faisant en sorte qu’ils se conçoivent comme des organes transitoires jusqu’à la tenue des élections à l’Assemblée nationale. Les conseils devaient également être ouverts à toute la population, à toutes les couches du peuple. En Allemagne par exemple, le SPD créa des "Comité de salut public" accueillant toutes les couches sociales avec des droits identiques.
Par ailleurs, les dirigeants SPD/USPD sabotèrent le travail des soviets depuis le Conseil des commissaires du peuple[7] en imposant d’autres instructions que celles données par le Conseil Exécutif (CE), qui était, lui, une émanation des conseils ouvriers, ou encore en faisant en sorte que celui-ci ne possède pas sa propre presse. Sous majorité SPD, le CE prit même position contre les grèves de novembre et décembre 1918. Cette entreprise de démolition de l’auto-organisation de la classe eut lieu également en Italie entre 1919 et 1920 au moment des grandes grèves puisque le PSI fit tout son possible pour transformer les conseils en vulgaires comités d’entreprise bien incorporés à l’État et appelant à l’autogestion de la production. La gauche du parti mena donc le combat contre cette illusion qui ne pouvait qu’enfermer la lutte des ouvriers dans le périmètre étroit de l’usine : "Nous voudrions éviter que ne pénètre dans les masses ouvrières la conviction qu'il suffit sans plus de développer l'institution des Conseils pour s'emparer des usines et éliminer les capitalistes. Ce serait une illusion extrêmement dangereuse (…) Si la conquête du pouvoir politique n'a pas lieu, les Gardes Royales, les carabiniers se chargeront de dissiper toute illusion, avec tout le mécanisme d'oppression, toute la force dont dispose la bourgeoisie, l'appareil politique de son pouvoir" (A. Bordiga)[8].
Mais la social-démocratie allemande montra son nouveau vrai visage lorsqu’elle assuma directement la répression des grèves ouvrières. En effet, le déploiement d’une intense campagne idéologique en faveur de la République, du suffrage universel, de l’unité du peuple ne suffit pas à détruire la combativité et la conscience du prolétariat. Ainsi, désormais au service de l’État bourgeois, les traîtres du SPD firent alliance avec l’armée pour réprimer dans le sang le mouvement de masse qui prolongeait celui né en Russie et qui mettait en péril l’une des puissances impérialistes les plus développés du monde. Le commandant en chef de l'armée, le général Groener, qui avait collaboré quotidiennement avec le SPD et les syndicats au cours de la guerre en tant que responsable des projets d'armements explique :
- "Nous nous sommes alliés pour combattre le bolchévisme. La restauration de la monarchie était impossible. (...) J'avais conseillé au Feldmaréchal de ne pas combattre la révolution par les armes, parce qu'il était à craindre que compte tenu de l'état des troupes un tel moyen irait à l'échec. Je lui ai proposé que le haut commandement militaire s'allie avec le SPD, vu qu'il n'y avait aucun parti disposant de suffisamment d'influence dans le peuple, et parmi les masses pour reconstruire une force gouvernementale avec le commandement militaire. Les partis de droite avaient complètement disparu et il était exclu de travailler avec les extrémistes radicaux. Il s'agissait en premier lieu d'arracher le pouvoir des mains des conseils ouvriers et de soldats de Berlin. Dans ce but une entreprise fut prévue. Dix divisions devaient entrer dans Berlin. Ebert était d'accord. (...) Nous avons élaboré un programme qui prévoyait, après l'entrée des troupes, le nettoyage de Berlin et le désarmement des Spartakistes. Cela fut aussi convenu avec Ebert, auquel je suis particulièrement reconnaissant pour son amour absolu de la patrie. (...) Cette alliance fut scellée contre le danger bolchevique et le système des conseils.» (octobre-novembre 1925, Zeugenaussage)[9]
Le gouvernement social-démocrate n’a pas non plus hésité à faire appel à la bourgeoisie d’Europe occidentale dans l’opération de maintien de l’ordre lors les journées cruciales de janvier 1919. De toute façon, celle-ci se faisait un point d’honneur d’occuper Berlin si la révolution sortait victorieuse. Le 26 mars 1919, le premier ministre anglais Lloyd George écrit dans un mémorandum adressé à Clémenceau et Wilson : "Le plus grand péril, dans la situation actuelle réside, selon moi, dans le fait que l’Allemagne pourrait se tourner vers le bolchévisme. Si nous sommes sages, nous offrirons à l’Allemagne une paix, qui, parce qu’elle est juste, sera préférable pour tous les gens raisonnables à l’alternative du bolchévisme."[10] Face au danger de "bolchévisation de l’Allemagne", les principaux chefs politiques de la bourgeoisie ne se montrèrent pas si pressés de désarmer l’ennemi d’hier. Lors d’un débat au sénat sur la question en octobre 1919, Clémenceau ne cachait absolument pas les raisons : "D’abord pourquoi avons-nous accordé à l’Allemagne ces 288 canons ? (...) Parce que l’Allemagne a besoin de se défendre et que nous n’avons pas intérêt à avoir une seconde Russie bolchevique au centre de l’Europe ; c’est assez d’une."[11]
Alors que l’armistice venait à peine d’être signé, le gouvernement des Ebert-Noske- Scheidemann-Erzberger scellait la paix avec les Clémenceau-Lloyd George et Wilson par un pacte militaire dirigé contre le prolétariat allemand. Par la suite, la violence avec laquelle le chien sanglant Noske et ses corps francs se déchainèrent lors de la "semaine sanglante" du 6 au 13 janvier 1919 n’a d’égale que la répression terrible qu’exercèrent les Versaillais contre les Communards lors de la semaine sanglante du 21 au 28 mai 1871. Comme 38 ans plus tôt, le prolétariat subissait "la sauvagerie sans masque et la vengeance sans loi" (Karl Marx) de la bourgeoisie. Mais le bain de sang de janvier 1919, n’était que le prologue d’un châtiment beaucoup plus terrible qui s’abattit par la suite sur les ouvriers de la Ruhr, d’Allemagne centrale, de Bavière...
La mystification démocratique dans les pays "vainqueurs"
Dans les principaux pays alliés, la victoire sur les forces de la Triple Alliance n’empêcha pas la réaction de la classe ouvrière face à la barbarie que connut l’Europe entre 1914 et 1918. Malgré l’écho retentissant d’Octobre 17 au sein du prolétariat d’Europe de l’Ouest, les bourgeoisies de l’Entente surent instrumentaliser l’issue de la guerre afin de canaliser le développement des luttes du prolétariat entre 1917 et 1927. Alors que la guerre impérialiste est l’expression de la crise générale du capitalisme, la bourgeoisie réussit à faire avaler l’idée que ce n’était qu’une anomalie de l’histoire, que c’était "la der des der", que la société allait retrouver une stabilité et que la révolution n’avait pas lieu d’être. Dans les pays les plus modernes du capitalisme, la bourgeoisie martelait que désormais toutes les classes devaient participer à la construction de la démocratie. L’heure était soi-disant à la réconciliation et non pas aux affrontements sociaux. C’est dans cette optique qu’en février 1918, les parlementaires anglais adoptèrent le Representation of the People Act qui élargissait les effectifs électoraux et octroyait le droit de vote aux femmes de plus de trente ans. Dans un contexte où les luttes sociales faisaient rage en Grande-Bretagne, la bourgeoisie la plus expérimentée du monde, avec beaucoup d’habileté, tentait de détourner la classe ouvrière de son terrain de classe. Comme l’affirmait à l’époque Sylvia Pankhurst, cette habile manœuvre était en grande partie imposée par la menace d’une propagation de la révolution d’Octobre dans les pays occidentaux : "Les événements de Russie ont suscité une réponse à travers le monde, pas seulement parmi la minorité qui était favorable à l’idée du Communisme des Conseils, mais aussi parmi les tenants de la réaction. Ces derniers étaient parfaitement conscients de la croissance du soviétisme lorsqu’ils ont décidé de jouer la carte de la vieille machine parlementaire en accordant à certaines femmes à la fois le droit de vote et le droit d’être élues". (La menace ouvrière, 15 décembre 1923).[12]
Par ailleurs, la bourgeoisie sut très bien instrumentaliser l’issue de la guerre en jouant sur la division entre pays vainqueurs et pays vaincus afin de briser la dynamique de généralisation des luttes. Par exemple, à la suite de la dislocation de l’empire austro-hongrois, le prolétariat des différentes entités territoriales dut subir la propagande des luttes de libération nationale. De la même manière dans les pays vaincus il fut cultivé un état d’esprit revanchard parmi le prolétariat. Dans les pays vainqueurs, même si le prolétariat aspirait majoritairement à la tranquillité après quatre années de guerre, les nouvelles de Russie n’étaient pas accueillies sans provoquer un nouvel élan de combativité en France ou en Grande Bretagne notamment. Mais cet élan fut canalisé par la digue du chauvinisme et le battage de la victoire de la civilisation contre les "sales boches". Face à la dégradation des conditions de vie, consécutive à la poussée de la crise à partir des années 1920, des luttes ouvrières éclatèrent cependant en Angleterre, en France, en Allemagne ou encore en Pologne. Mais ces mouvements violemment réprimés pour la plupart n’étaient en fait que les derniers soubresauts de la vague révolutionnaire qui allait connaître ses dernières convulsions lors de la répression terrible des ouvriers de Shanghai et de Canton en 1927.[13] La bourgeoisie avait donc réussi à coordonner ses forces afin de finir d’étouffer et de réprimer les derniers bastions de la vague révolutionnaire. Par conséquent, comme nous l’avons déjà mis en évidence il faut reconnaître que la guerre ne crée pas les conditions les plus favorables à la généralisation de la révolution. En effet, la crise économique mondiale telle qu’elle se déploie depuis les années 60 semble être une base matérielle beaucoup plus valable pour la révolution mondiale étant donné qu’elle touche tous les pays sans exception et qu’elle ne peut être stoppée contrairement à la guerre impérialiste. Les partis socialistes eurent un rôle central dans la promotion de la démocratie et du système républicain et parlementaire présentés comme un pas en avant sur le chemin de la révolution. En Italie, dès 1919, le PSI prôna sans ambiguïté la reconnaissance du régime démocratique en poussant les masses à aller voter aux élections de 1919. Circonstance aggravante, le succès électoral qui s’en suivit fut approuvé par l’Internationale Communiste. Or, une fois aux commandes, les socialistes gérèrent l’État comme une quelconque fraction bourgeoise. Dans les années suivantes, les thèses antifascistes propagées par Gramsci et les ordinovistes dirigeaient ni plus ni moins la classe ouvrière italienne vers l’interclassisme. Considérant que le fascisme exprimait une dérive et une particularité de l’histoire italienne, Gramsci prônait la mise en place de l’Assemblée constituante, étape intermédiaire entre le capitalisme italien et la dictature du prolétariat. Selon lui, "une classe à caractère international doit, en un certain sens, se nationaliser". Il fallait donc que le prolétariat fasse alliance avec la bourgeoisie au sein d’une assemblée nationale constituante où les députés de "toutes les classes démocratiques du pays" élus au scrutin universel, élaboreraient la future constitution italienne. Lors du Ve congrès mondial, Bordiga répondit à ces errements qui amenaient le prolétariat à quitter son terrain de classe au nom des illusions démocratiques : "Nous devons repousser l’illusion selon laquelle un gouvernement de transition pourrait être naïf au point de permettre qu’avec des moyens légaux, des manœuvres parlementaires, des expédients plus ou moins habiles, on fasse le siège des positions de la bourgeoisie, c’est à dire qu’on s’empare légalement de tout son appareil technique et militaire pour distribuer tranquillement les armes aux prolétaires. C’est là une conception véritablement infantile ! Il n’est pas si facile de faire une révolution !" [14]
II- Les campagnes de calomnie accompagnent la répression sanglante
Une propagande organisée au sommet des États
- "Parallèlement à la préparation militaire de la guerre civile contre la classe ouvrière, on procédait à la préparation idéologique" (Paul Frölich). En effet, très tôt, dans les semaines et les mois qui suivent la révolution en Russie, la bourgeoisie s’employa à réduire l’événement à la prise du pouvoir par une minorité qui aurait détourné la volonté des masses et mènerait la société au désordre et au chaos. Mais cette intense campagne de propagande antibolchevique et anti-spartakiste n’est pas l’entreprise de quelques individualités zélées et déterminées à jouer les chiens de garde de la classe dominante mais d’une politique de toutes les fractions de la grande bourgeoisie pilotée dans les plus hautes sphères des appareils d’État. Comme nous l’avons développé dans un article de la Revue Internationale n°155, la Première Guerre mondiale fut un moment déterminant dans la prise en charge massive, par l’État, de l’information à travers la propagande et la censure. Le but était clair, peser idéologiquement sur les populations pour assurer la victoire dans cette guerre totale. Avec l’ouverture de la période révolutionnaire, le but de la propagande étatique était tout aussi limpide : peser sur les masses pour faire en sorte qu’elles s’éloignent des organisations du prolétariat et assurer la victoire de la contre-révolution. Les grands industriels allemands se montrèrent les plus déterminés et cassèrent leur tirelire pour la "bonne cause" de l’ordre bourgeois. Grâce à la dotation de quelques milliers de marks du banquier Helfferich et du politicien Friedrich Naumann, est fondé un "Secrétariat général sur l’étude et le combat du bolchévisme" le 1er décembre 1918 à Berlin. Le 10 janvier, son fondateur, un certain Stadtler, rassemble près de 50 industriels allemands afin de leur exposer ses vues. De suite après, Hugo Stinnes, l’un des plus grands magnats de l’industrie allemande galvanise les troupes en hauts de forme : "je suis d’avis qu’après cet exposé toute discussion est superflue. Je partage entièrement le point de vue de l’orateur. Si le monde de l’industrie, du commerce et de la banque n’a pas la volonté et n’est pas en mesure de verser une prime d’assurance de 500 millions de marks pour nous prémunir contre le danger qu’on vient de nous révéler, nous ne méritons pas qu’on nous considère comme les représentants de l’économie allemande. Je demande qu’on déclare close cette séance et prie messieurs Mankiewitz, Borsig, Siemens, Deutsch, etc., etc. (il cita à peu près huit noms) de passer avec moi dans la pièce à côté pour que nous nous mettions d’accord immédiatement sur un mode de répartition de cette contribution."[15]
Avec ces centaines de millions de marks de subventions, plusieurs officines purent voir le jour afin de mener la campagne antirévolutionnaire. La Ligue antibolchevique (l’ancienne Association du Reich contre la social-démocratie) fut certainement la plus active pour cracher son venin sur les révolutionnaires de Russie et d’Allemagne par la diffusion de millions de tracts, d’affiches, de brochures ou l’organisation de meetings. Cette première officine faisait partie d’un des deux centres contre-révolutionnaires avec le Bürgerrat et l’hôtel Eden où siégeait le quartier général de la division de fusiliers de cavalerie de la garde.
L’organisation de propagande "Construire et devenir, société pour l’éducation du peuple et pour l’amélioration des forces nationales du travail", fondée par Karl Erdmann fut directement financée par Ernst Von Borsig et Hugo Stinnes. Ce dernier, subventionna par ailleurs la presse nationaliste et les partis d’extrême-droite pour mener la propagande contre les spartakistes et les bolchéviques.
Mais dans la plupart des cas, la social-démocratie fut le maitre d’œuvre dans la manipulation de l’opinion au sein de la classe ouvrière. Comme le relate Paul Frölich, "cela commença par la diffusion de discours insipides célébrant la victoire de la révolution de novembre. Suivirent les promesses, les mensonges, les réprimandes et les menaces. L’Heimatdienst, une institution créée pendant la guerre pour manipuler l’opinion publique, diffusa des centaines de millions de tracts, opuscules et affiches, le plus souvent rédigés par les sociaux-démocrates, en soutien à la réaction. Déformant sans pudeur la signification des révolutions précédentes et les enseignements de Marx, Kautsky y proclamait son indignation vis-à-vis de la "prolongation de la révolution". On faisait du "bolchévisme" un épouvantail pour enfant. Ce concert aussi fut dirigé par les sociaux-démocrates, ces mêmes gentilshommes qui pendant la guerre avaient acclamé, dans les colonnes de leurs journaux, les bolcheviks (décrits comme fidèles disciples de la pensée de Marx) parce qu’ils pensaient alors que les luttes révolutionnaires russes aideraient Ludendorff et compagnie à vaincre définitivement les puissances occidentales. Maintenant, au contraire, ils diffusaient d’affreuses histoires sur les bolcheviks, allant jusqu’à faire circuler de faux "documents officiels" selon lesquels les révolutionnaires russes avaient mis les femmes en commun."[16]
Les révolutionnaires réduits à l’état de sauvages sanguinaires
Dès lors, les forces révolutionnaires qui défendaient l’internationalisme prolétarien furent les principales cibles, tout particulièrement après la prise du pouvoir par les ouvriers de Russie en Octobre 1917. Consciente du danger que pouvait faire peser l’extension de la révolution pour le capital mondial, les États les plus développés mirent en œuvre une véritable campagne de calomnie contre les bolchéviques afin d’écarter tout sentiment de sympathie et toute tentative de fraternisation. Lors des élections de 1919, la bourgeoisie française profita de l’occasion pour axer la campagne sur le "péril rouge" en alimentant la diabolisation de la révolution et des bolchéviques. Georges Clémenceau, l’un des grands acteurs de la contre-révolution fut particulièrement actif puisqu’il fit campagne sur le thème de "l’union nationale" et de la "menace du bolchévisme". Une brochure et une affiche célèbre intitulées "Comment lutter contre le bolchévisme ?" dressaient même le portrait du bolchevik, semblable à une bête, les cheveux hirsutes et un couteau entre les dents. Tout ceci contribuait à assimiler la révolution prolétarienne à une entreprise barbare et sanguinaire. Lors du congrès de fondation de l’Internationale Communiste, George Sadoul rendait compte de l’ampleur des calomnies déversées par la bourgeoisie française : "Lorsque j’ai quitté la France en septembre 1917, c’est-à-dire quelques semaines avant la Révolution d’Octobre, l’opinion publique en France tenait le bolchévisme pour une grossière caricature du socialisme. Les leaders du bolchévisme étaient considérés comme des criminels ou comme des fous. L’armée des bolcheviks n’était à ses yeux qu’une horde composée de quelques milliers de fanatiques et de criminels. (...) Je dois vous avouer à ma grande confusion que les neuf dixièmes des socialistes de la majorité comme de la minorité étaient du même avis. Nous pourrions alléguer comme circonstances atténuantes, d’une part notre parfaite ignorance des évènements russes, d’autre part toutes les calomnies et les faux documents propagés par la presse de toutes tendances sur la cruauté, la félonie et la traitrise des bolcheviks. La prise du pouvoir par cette "bande de brigands" produisit en France un effet de choc. La calomnie qui nous empêchait d’apercevoir la vraie figure du communisme devint encore plus noire lors de la signature de la paix de Brest. La propagande anti-bolchévique atteignit alors son apogée."
Bien que les gouvernements de la Triple Entente aient pu jouer sur l’élan de la victoire pour calmer le mécontentement au sein de la classe ouvrière, ils se devaient également de détourner toutes les velléités révolutionnaires vers le chemin des urnes. La bourgeoisie se montrait sous son vrai visage, vile, manipulatrice, menteuse ! L’anti-bolchévisme véhiculé par la presse, les médias et le monde universitaire depuis plusieurs décennies prend donc racine très tôt, au cours de la vague révolutionnaire, dans les plus hautes sphères des appareils étatiques. En effet, l’offensive militaire aux frontières russes, la répression sanglante de la classe ouvrière allemande en janvier 1919 devaient s’accompagner inexorablement d’une intense campagne de propagande afin de détourner l’élan de sympathie grandissant envers la révolution prolétarienne auprès des couches exploitées du monde entier. Parmi, les multiples affiches de propagande contre-révolutionnaires produites en France, en Angleterre ou en Allemagne, les principales cibles demeuraient les organisations politiques du prolétariat rendues responsables du chômage, de la guerre, de la faim et régulièrement accusées de semer le désordre et le crime[17]. Comme le résume P. Frölich, "les affiches dans la rue représentaient le bolchévisme comme un fauve la gueule grande ouverte, prêt à mordre".
L’appel à tuer l’avant-garde du prolétariat
Dès novembre 1918, la bourgeoisie allemande fit de Spartacus la cible à abattre. Il s’agissait de neutraliser l’influence de l’organisation auprès des masses. Pour ce faire, elle s’employa à l’accuser de tous les maux, Spartacus devint le bouc-émissaire, considéré comme une vraie peste pour l’ordre social et le capital allemand. Il fallait le faire disparaître. Le tableau que dépeint Paul Frölich, dix ans après les évènements est édifiant :
- "Tout délit commis dans les grandes villes n’avait qu’un seul coupable : Spartacus ! Les spartakistes étaient accusés de tous les vols. Des délinquants en uniforme, protégés par des documents officiels, vrai ou faux, surgissaient dans les habitations, fracassant et pillant tout : c’était Spartacus qui les envoyait ! Toute souffrance, tout danger menaçant n’avait qu’une seule origine : Spartacus ! Spartacus, c’est l’anarchie, Spartacus, c’est la famine, Spartacus, c’est la terreur !"[18] L’ignominie de la social-démocratie et de toute la bourgeoisie allemande alla même plus loin, puisque le Vorwärts[19] organisa une véritable campagne de dénigrement et de haine contre Karl Liebknecht, Rosa Luxemburg et d’autres militants influents de la Ligue Spartacus : "Karl Liebknecht, un certain Paul Lévi et l’impétueuse Rosa Luxemburg, qui n’ont jamais travaillé à un étau ou à un tour, sont en train de ruiner nos rêves et ceux de nos pères. (...) Si la clique spartakiste veut nous bannir, nous et notre avenir, alors que Karl Liebknecht et compagnie soient eux aussi bannis !"
Au discours de haine succéda l’organisation d’une véritable chasse aux révolutionnaires. La Ligue pour la lutte contre le bolchévisme promettait d’offrir 10 000 marks pour la capture de Karl Radek ou pour des informations pouvant conduire à son arrestation. Mais les cibles principales restaient Liebknecht et Luxemburg. En décembre 1918, un manifeste placardé sur les murs de Berlin n'appelait rien de moins qu’à les assassiner. Son contenu donnait le ton du degré de violence avec lequel la social-démocratie s’acharnait sur Spartacus : "Travailleur, citoyen ! La patrie est au bord de la ruine. Sauvez-là ! La menace ne vient pas de l’extérieur, mais de l’intérieur : du groupe Spartacus. Frappez leur chef ! Tuez Liebknecht ! Et vous aurez paix, travail et pain ! Les soldats du front." Un mois avant, le conseil des soldats de Steglitz (une petite ville du Brandebourg) avait menacé Liebknecht et Luxemburg que les soldats tireraient à vue s’ils se présentaient dans une caserne pour prononcer "des discours incendiaires." La presse bourgeoise diffusait en réalité une véritable atmosphère de pogrom, "elle chantait les murs éclaboussés de la cervelle des fusillés. Elle transformait toute la bourgeoisie en une horde assoiffée de sang, ivre de dénonciations, qui traînait les suspects (des révolutionnaires et d’autres, parfaitement inoffensifs) devant les fusils des pelotons d’exécutions. Et tous ces hurlements culminaient en un seul cri de meurtre : Liebknecht, Luxemburg !"[20] La palme de l’ignominie peut être décernée au Vorwärts qui, le 13 janvier, publiait un poème qui faisait passer les principaux membres de Spartacus pour des déserteurs, des lâches qui trahissaient le prolétariat allemand et qui ne méritaient que la mort :
"Des centaines de morts en une seule série –
Prolétaires !
Karl, Radek, Rosa et compagnie –
Pas un d’entre eux n’est ici !
Prolétaires !"
Nous savons tous que ces calomnies ont malheureusement eut des effets sordides puisque le 15 janvier 1919, Karl et Rosa, ces deux grands militants de la cause révolutionnaire étaient assassinés par les corps francs. Le récit totalement mensonger que le Vorwärts fit de ces crimes illustrait à lui seul la mentalité de la bourgeoisie, cette classe "pitoyable et lâche" comme le soulignait déjà Karl Marx dans Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte. D’après les journaux du 16 janvier au soir, Liebknecht aurait été tué lors d’une tentative d’évasion et Rosa Luxemburg lynchée par la foule. Comme le rapporte Paul Frölich, le commandant de la division de fusiliers de cavalerie de la garde, dont dépendaient les deux exécutants des deux meurtres, diffusa un communiqué qui falsifiait totalement le déroulement des évènements et qui fut repris par toute la presse. Tout ceci "donnant libre cours à un écheveau de mensonges, de manœuvres de dépistage et de violations de la loi qui fournira la trame d’une honteuse série de comédies interprétées par la magistrature."[21]
Au prix d’un travail acharné, toutes ces affabulations furent battues en brèche par Léo Jogiches qui, en collaboration avec une commission d’enquête créée par le conseil central et le conseil exécutif de Berlin, rétablit la vérité en mettant au jour le déroulement de ces crimes et en publiant la photographie du festin des meurtriers après leurs crimes. Il signait là son propre arrêt de mort ! Le 10 mars 1919, il était arrêté et assassiné dans la prison de la préfecture de police de Berlin. Un "simulacre de justice" eut lieu qui permit de percer la vérité malgré les intimidations et la corruption. Quant aux coupables, ils s’en sortirent par des acquittements ou de courtes peines de prison.
Hier, Rosa Luxemburg était cette sorcière rouge dévoreuse de "bons petites allemands", aujourd’hui, c’est la "bonne démocrate", "l’anti-Lénine", ce "dangereux révolutionnaire" et "l’inventeur du totalitarisme". La classe dominante n’est pas à une contradiction près, et puis, il faut bien le dire, les deux faces de son discours sur Rosa Luxemburg ne constituent pas à proprement parler une contradiction. C'est une nouvelle illustration de ce que la bourgeoisie fait de la mémoire des grands personnages qui ont osé défier son monde "sans cœur et sans esprit" : "Du vivant des grands révolutionnaires, les classes d’oppresseurs les récompensent par d’incessantes persécutions ; elles accueillent leur doctrine par la fureur la plus sauvage, par la haine la plus farouche, par les campagnes les plus forcenées de mensonges et de calomnies. Après leur mort, on essaie d’en faire des icônes inoffensives, de les canoniser pour ainsi dire, d’entourer leur nom d’une certaine auréole afin de “consoler” les classes opprimées et de les mystifier ; ce faisant, on vide leur doctrine révolutionnaire de son contenu, on l’avilit et on en émousse le tranchant révolutionnaire. C’est sur cette façon d’“accommoder” le marxisme que se rejoignent aujourd’hui la bourgeoisie et les opportunistes du mouvement ouvrier". (Lénine, L’État et la Révolution).
III- Le stalinisme, véritable bourreau de la révolution
L’échec de la vague révolutionnaire fait le lit de Staline
L’écrasement sanglant de la révolution en Allemagne a été un coup terrible pour le prolétariat mondial. Comme Lénine et Rosa Luxemburg l’affirmaient, le salut de la révolution à l’échelle mondiale dépendait de la capacité des ouvriers des grandes puissances capitalistes à s’emparer du pouvoir dans leur propre pays. Autrement dit, l’avenir de l’humanité dépendait de l’extension de la vague révolutionnaire qui avait commencé en Russie. Or, ce déferlement n’a pas eu lieu. L’échec du prolétariat en Allemagne, en Hongrie, en Italie sonnait le glas de la révolution en Russie, une mort par asphyxie car n’ayant plus en son sein un souffle suffisant pour donner de l’élan aux ouvriers du monde entier. C’est dans cette agonie "qu’intervient précisément le stalinisme, en totale rupture avec la révolution lorsqu’après la mort de Lénine, Staline s’empare des rênes du pouvoir et, dès 1925, met en avant sa thèse de "la construction du socialisme en un seul pays" grâce à laquelle va s’installer dans toute son horreur la contre-révolution".[22]
Mais voilà, depuis des décennies, historiens, journalistes et autres commentateurs en tout genre falsifient l’histoire en essayant de trouver une continuité entre Lénine et Staline, et alimentent le mensonge selon lequel le communisme est l’égal du stalinisme. Or, dans les faits, un abîme se dresse entre d'une part Lénine et les bolcheviks et, d'autre part, le stalinisme.
L’État qui surgit après la révolution échappait de plus en plus à la classe ouvrière et absorbait progressivement le parti bolchévique où le poids des bureaucrates devenait prépondérant. Staline était le représentant de cette nouvelle couche de gouvernants dont les intérêts étaient en totale opposition avec le salut de la révolution mondiale. La thèse du "socialisme dans un seul pays" servit justement à justifier la politique de cette nouvelle classe bourgeoise en Russie consistant à se replier sur l’économie nationale et l’État, garant du statu quo et du mode de production capitaliste. Lénine n’a jamais défendu de telles positions. Bien au contraire, il a toujours défendu l’internationalisme prolétarien, considérant ce principe comme une boussole permettant au prolétariat de ne pas s’égarer sur le terrain de la bourgeoisie. Bien qu’il ne pouvait pas anticiper ce que serait le stalinisme, dans les dernières années de sa vie, Lénine était conscient de certains dangers qui guettaient la révolution et notamment la difficulté à enrayer l’attraction conservatrice de l’État sur les forces révolutionnaires. Même s’il fut incapable de s’y opposer, il mit en garde contre la gangrène bureaucratique sans pour autant trouver une solution à un problème de toute manière inéluctable. De même, Lénine se méfiait beaucoup de Staline et était hostile à ce que ce dernier obtienne des charges importantes. Dans son "testament" du 4 janvier 1923, il tentait même de l’écarter du poste de secrétaire général du parti où Staline était "en train de concentrer un pouvoir énorme dont il abuse de façon brutale". Une tentative vaine puisque Staline contrôlait déjà la situation. [23]
Comme nous le mettions en évidence dans notre brochure L’Effondrement du stalinisme : "C'est sur les décombres de la révolution de 1917 que le stalinisme a pu asseoir sa domination. C'est grâce à cette négation la plus radicale du communisme constituée par la doctrine monstrueuse du "socialisme en un seul pays" totalement étrangère au prolétariat et à Lénine que l'URSS est redevenue non seulement un État capitaliste à part entière mais aussi un État où le prolétariat a été soumis plus brutalement et plus férocement qu'ailleurs aux intérêts du capital national rebaptisés "intérêts de la patrie socialiste".24]
L’URSS : un État bourgeois impérialiste contre la classe ouvrière
Une fois au pouvoir, Staline voulait donc s’y maintenir. À la fin des années 20, il détenait entre ses mains tous les leviers de commande de l’appareil d’État soviétique. Nous avons démontré, dans l’un des premiers articles produits sur la Révolution en Russie, le processus ayant mené à la dégénérescence de la révolution et à l’émergence d’une nouvelle classe dominante faisant de ce pays un État capitaliste à part entière[25].
Ainsi, l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques n’avait de "soviétique" que le nom !
- "Non seulement le mot d'ordre de toute la période révolutionnaire : "Tout le pouvoir aux soviets" est abandonné et banni, mais la dictature du prolétariat, à travers le pouvoir des conseils ouvriers qui avait été le moteur et l'âme de la révolution et qui révulse et chagrine si fort nos chers "démocrates" d'aujourd'hui, (...) est totalement détruite et devient une coquille vide de sens, laissant la place à une implacable dictature du parti-État sur le prolétariat."[26]
Le stalinisme étant le produit de la dégénérescence de la révolution, il n’a jamais appartenu à un autre camp que celui de la contre-révolution. D’ailleurs, il a trouvé sa place pleine et entière dans le grand concert des nations bourgeoises précisément pour cette raison. Parce qu’il était une force magistrale pour mystifier la classe ouvrière en lui faisant croire que le communisme existait bel et bien à l’Est de l’Europe, que sa progression était momentanément ralentie, et que sa victoire totale reposait sur le soutien des ouvrières du monde entier à la ligne politique décidée par Moscou. Cette grande illusion était bien évidemment entretenue par tous les partis communistes du monde entier. Afin de relayer le mensonge à grande échelle, Moscou et les PC nationaux organisaient notamment les fameux voyages en Union soviétique des délégations ouvrières, un séjour au cours duquel on montrait tous les "fastes" du régime aux "touristes politiques" qui étaient par la suite mandatés pour prêcher la bonne parole dans leurs usines et leurs cellules à leur retour. Voici comment Henri Guilbeaux décrivait cette mascarade : "Lorsque l’ouvrier va en Russie il est soigneusement sélectionné, il ne peut s’y rendre d’ailleurs qu’en groupe. On le prend parmi les membres du Parti, mais on choisit aussi dans les syndicats et dans le parti socialiste, des éléments dits "sympathisants", très influençables et dont il sera facile de "bourrer le crâne". Les délégués ainsi "élus" forment une délégation ouvrière. Arrivés en Russie, les délégués sont reçus officiellement, pilotés, choyés, fêtés. Partout ils sont accompagnés de guides, de traducteurs. On leur fait des cadeaux. (...) Où qu’ils aillent, on leur dit : "Ceci appartient aux ouvriers. Chez nous, ce sont les ouvriers qui dirigent". Dès leur retour, les délégués ouvriers qu’on a repérés comme étant les plus capables de dire du bien de l’URSS sont montés en épingles. On les invite à venir raconter leurs impressions dans des réunions publiques."[27]
Ces séjours de décervelage politique n’avaient pour seul objectif que d’entretenir le mythe du "socialisme dans un seul pays" ; véritable falsification du programme défendu par le mouvement révolutionnaire. Car dès ses origines, celui-ci se présente comme un mouvement international dans la mesure où, comme l’écrivait Engels en 1847, l’offensive politique de la classe ouvrière contre la classe dominante s’effectue d’emblée à l’échelon mondial : "La révolution communiste (...) ne sera pas une révolution purement nationale ; elle se produira en même temps dans tous les pays civilisés (...) Elle exercera également sur tous les autres pays du globe une répercussion considérable et elle transformera complètement et accélérera le cours de leur développement. Elle est une révolution universelle ; elle aura, par conséquent, un terrain universel.[28]
Le socialisme dans un seul pays signifiait la défense du capital national et la participation au jeu impérialiste. Cela signifiait également la dissipation de la vague révolutionnaire. Dans ces conditions, Staline devint un homme respectable aux yeux des démocraties occidentales, désormais soucieuses de faciliter l’insertion de l’URSS dans le monde capitaliste. Alors que la bourgeoisie mondiale n’avait pas hésité à établir un cordon militaire autour de la Russie au moment de la révolution. Celle-ci changea radicalement de politique une fois le danger dissipé. D’ailleurs, suite à la crise de 29, l’URSS devint un enjeu central et toute la bourgeoisie occidentale tenta de s’attirer les bonnes grâces de Staline. C’est ainsi, qu’elle intégra la Société des Nations en 1934 et qu’un pacte de sécurité mutuelle fut signé entre Staline et Laval, le ministre des affaires étrangères français, dont le communiqué du lendemain illustrait la politique antiouvrière de l’URSS : "Monsieur Staline comprend et approuve pleinement la politique de défense nationale faite par la France pour maintenir sa force armée au niveau de sa sécurité". Comme nous le mettions en évidence dans notre Brochure L’effondrement du stalinisme: "C'est cette politique d'alliance avec l'URSS qui va permettre, au lendemain du pacte Laval-Staline, la constitution du "Front Populaire" en France, signant la réconciliation du PCF avec la social-démocratie pour les besoins du capital français dans l'arène impérialiste : Staline s'étant prononcé en faveur de l'armement de la France, du coup, le PCF vote à son tour les crédits militaires et signe un accord avec les radicaux et la SFIO."
La terreur stalinienne ou la liquidation de la vieille garde du parti bolchevik
L’ensemble de la bourgeoisie a compris que Staline était l’homme de la situation, celui qui allait éradiquer les derniers vestiges de la révolution d’Octobre 1917. D’ailleurs, les démocraties se montrèrent plus bienveillantes à son égard lorsqu’il a commença à briser et à exterminer la génération de prolétaires et de révolutionnaires qui avait participé à la révolution d’Octobre 1917. La liquidation de la vieille garde du parti bolchevik exprimait la détermination de Staline à éviter toute forme de conjuration autour de lui afin de consolider son pouvoir ; mais elle permit également de porter un coup à la conscience du prolétariat du monde entier en le poussant à prendre la défense de l’URSS contre les prétendus traîtres à la cause révolutionnaire.
Dans ces conditions, les démocraties européennes n’ont pas hésité à soutenir et à participer à cette entreprise macabre. Si celles-ci se montraient très enthousiastes lorsqu’il s’agissait de brailler de belles formules sur les Droits de l’Homme, elles étaient beaucoup moins disposées à accueillir et protéger les principaux membres de l’Opposition ouvrière, à commencer par Trotsky son principal représentant. Après avoir été expulsé de Russie en 1928, ce dernier est accueilli par la Turquie hostile au bolchévisme, qui, de mèche avec Staline, le laisse pénétrer sur le territoire sans passeport à la merci des résidus de Russes blancs bien décidés à lui faire la peau. L’ancien chef de l’armée rouge échappa à plusieurs tentatives de meurtres. Son chemin de croix se poursuivit après avoir quitté la Turquie lorsque toutes les démocraties d’Europe occidentale, en accord avec Staline, refusèrent de lui accorder le droit d’asile ; "pourchassé par les assassins à la solde de Staline ou des vestiges des armées blanches, Trotsky sera ainsi condamné à errer d'un pays à l'autre jusqu'au milieu des années 30, le monde entier étant devenu pour l'ancien chef de l'Armée Rouge une "planète sans visa"".[29] La social-démocratie s’avéra d’ailleurs la plus zélée à servir Staline. Entre 1928 et 1936, tous les gouvernements occidentaux collaborent avec lui et ferment leurs frontières à Trotsky ou, comme en Norvège, le mettent en résidence surveillée en lui interdisant toute activité politique et toute critique envers Staline. Autre exemple, en 1927, Christian Rakovski, ambassadeur de l’URSS à Paris, est rappelé à Moscou suite à la demande du gouvernement français le considérant comme "persona non grata" après qu’il ait signé la plateforme de l’Opposition de gauche. La "patrie des droits de l’homme et du citoyen" le livrait ignoblement à ses bourreaux et portait sa pierre à l’édifice des grandes purges staliniennes alors qu’aujourd’hui ces mêmes démocraties et leurs intellectuels de pacotille les dénoncent à cor et à cri afin de faire oublier qu’elles ont elles-mêmes participé à ces assassinats.
Pour tous les oppositionnels, les "grandes démocraties" n’étaient rien d’autre que les antichambres des couloirs de la mort staliniens ou les terrains de jeu des agents du Guépéou, autorisés à pénétrer sur leurs territoires pour massacrer les opposants. De même, la presse occidentale relayait la campagne de calomnie désignant les accusés comme des agents d’Hitler, elle justifiait également les purges et les condamnations en s’appuyant, sans les remettre en doute, sur les procès-verbaux des séances du tribunal. Bien évidemment, les partis communistes, suintant de zèle, allaient le plus loin dans la calomnie et la justification de tels simulacres de justice. Après la condamnation des seize accusés du premier procès, le comité central du PCF et les cellules de plusieurs usines votèrent des résolutions pour approuver l’exécution de ces "terroristes trotskistes". Le journal L’Humanité, se distingua également en appelant au meurtre des "hitléro-trotskistes". Mais la célébration la plus immonde de la terreur stalinienne reste peut-être L’hymne à la Guépéou, ce simulacre de poème écrit par Louis Aragon[30] en 1931 qui, après avoir été poète dans sa jeunesse devint un prédicateur stalinien qui ne cessa, jusqu’à son dernier souffle, de chanter des louanges à Staline et à l’URSS!
Trotsky, Kamenev, Zinoviev, Smirnov, Evdokimov, Sokolnikov, Piatakov, Boukharine, Radek... pour ne citer que les condamnés les plus connus. Bien que certains se soient plus ou moins compromis dans la stalinisation, tous ces combattants du prolétariat incarnaient l’héritage d’Octobre 1917. En les liquidant, Staline assassinait un peu plus la révolution ; car derrière la farce de ces procès se cachait la tragédie de la contre-révolution. Ces grandes purges, loin d’exprimer l’épuration de la société pour "la construction du socialisme", marquaient un nouvel assaut contre la mémoire et la transmission des legs du mouvement révolutionnaire.
Alimenté ou discrédité, le mythe du communisme en Union soviétique a toujours été instrumentalisé par la bourgeoisie contre la conscience du prolétariat. Si on avait pu penser que l’éclatement du bloc de l’Est entre 1989 et 1991 allait entraîner dans sa chute cette grande supercherie, il n’en fut rien. Bien au contraire, l’assimilation du stalinisme au communisme n’a fait que se renforcer lors des trente dernières années, bien qu’au sein des minorités révolutionnaires le stalinisme soit reconnu comme le pire produit de la contre-révolution.
Conclusion
Cent ans après les évènements, le spectre de la Révolution d’Octobre 1917 hante encore la bourgeoisie. Et pour tenter de se prémunir contre un nouvel épisode révolutionnaire qui ferait vaciller son monde, elle s’acharne à enterrer la mémoire historique du prolétariat. Pour cela, son intelligentsia s’attelle inlassablement à réécrire l’histoire jusqu’à ce que le mensonge prenne l’apparence d’une vérité.
Dès lors, face à la propagande de la classe dominante, le prolétariat doit se replonger dans l’histoire de la classe et s’efforcer de tirer les leçons des épisodes passés. Il doit également se questionner, et nous espérons que cet article donnera matière à réflexion, sur les raisons qui poussent la bourgeoisie à dénigrer de manière toujours plus infâme l’un des évènements les plus glorieux de l’histoire de l’humanité, ce moment où la classe ouvrière a démontré qu’il était possible d’envisager une société où prendrait fin l’exploitation de l’homme par l’homme.
Narek, (27 janvier 2019).
[1] Voir notamment la brochure de Rosa Luxemburg sur la Révolution russe.
[2] Voir P. Frölich, R. Lindau, A. Schreiner, J.Walter, Révolution et Contre-révolution en Allemagne (1918-1920), Editions Science Marxiste, 2013.
[3] Cité dans P. Frölich, Op. Cit., p 25.
[4] Cité dans P. Frölich, Op. Cit., p 26.
[5] Cité dans Annie Kriegel, Aux origines du Communisme français, Flammarion, 1978.
[6] Pour une approche plus complète voir l’article "Révolution en Allemagne : Les débuts de la révolution (II)", Revue Internationale n°82.
[7] Le Conseil des commissaires du peuple était rien de plus que le nom pris par le nouveau gouvernement le 10 novembre 1918 composé par Ebert, Scheidemann et consorts. Cette appellation permettait de donner quelque peu l’illusion que les dirigeants du SPD étaient favorables aux conseils ouvriers et au développement de la lutte de classes en Allemagne.
[8] Cité dans "Révolution et contre-révolution en Italie (1919-1922). 1ère partie." Revue Internationale n°2.
[9] Cité dans "Révolution en Allemagne : Les débuts de la révolution (II)", Revue Internationale n°82.
[10] Cité dans Gilbert Badia, Les Spartakistes. 1918 : l’Allemagne en révolution, Editions Aden, 2008, p 296.
[11] Cité dans Ibidem, p 298.
[12] Voir l’article paru dans ICC online : "Campagne idéologique autour des "suffragettes" : droit de vote ou communisme ?"
[13] Voir l’article "Enseignements de 1917-1923 : la première vague révolutionnaire du prolétariat mondial" dans Revue Internationale n°80.
[14] "Révolution et contre-révolution en Italie. Partie II : Face au fascisme" Revue Internationale n°3
[15] Cité dans G. Badia, Op. Cit., p 286.
[16] Cité dans P. Frölich, R. Lindau, A. Schreiner, J. Walcher, Révolution et contre-révolution en Allemagne. 1918-1920. De la fondation du Parti communiste au putsch de Kapp, Editions Science marxiste, 2013.
[17] Voir notre article "Naissance de la démocratie totalitaire", Revue Internationale n° 155.
[18] P. Frölich, R. Lindau, A. Schreiner, J. Walcher, Op. Cit., p 45.
[19] Le principal organe de presse du SPD.
[20] P. Frölich, Rosa Luxemburg, L’Harmattan, 1991, p 364.
[21] P. Frölich, R. Lindau, A. Schreiner, J. Walcher, Op. Cit., p 137.
[22] Brochure du CCI L’effondrement du stalinisme.
[23] Brochure du CCI : L’effondrement du stalinisme.
[24] Brochure du CCI : L’effondrement du stalinisme.
[25] "La dégénérescence de la révolution russe (Réponses au "Revolutionary Worker’s Group")", Revue Internationale n°3.
[26] Brochure du CCI : L’effondrement du stalinisme.
[27] H. Guilbeaux, La fin des soviets, Société française d’éditions littéraires et techniques, 1937, p 86.
[28] Dans "Principes du Communisme".
[29] Brochure du CCI : L’effondrement du stalinisme.
[30] Poète, romancier et journaliste français. Il adhère au PCF en 1927 et ne le quittera pas jusqu’à sa mort. Il est resté fidèle à Staline et au stalinisme toute sa vie et a approuvé les procès de Moscou.