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La presse a publié récemment l’histoire de propriétaires d’une papeterie vosgienne (fermée depuis trois ans après cinq siècles d’activité) ayant saboté les machines susceptibles d’être rachetées par des concurrents lors de ventes aux enchères. Le matériel principal, les rouleaux de la machine à papier, ont été percés afin qu’aucun concurrent ne puisse les utiliser.
Après la fermeture de l’usine, qui avait laissé 162 personnes sur le carreau en janvier 2014, d’anciens salariés s’étaient battus en justice, mais en vain, pour reprendre l’usine : le propriétaire du site, le groupe finlandais UPM, avait refusé de la leur céder pour trois millions d’euro, en exigeant dix après être revenu sur la promesse de laisser l’usine aux salariés licenciés pour un euro symbolique. L’ancienne direction osa déclarer : “Si nous fermons l’usine, c’est pour réduire les surcapacités. Pas pour la retrouver ailleurs, et que sa production revienne en France inonder le marché !” L’ignominie est flagrante et spectaculaire de la part de “patrons-voyous” prêts à pratiquer la politique de la terre brûlée pour ne pas avoir de concurrence et préserver leurs profits. Hélas, elle n’est absolument pas exceptionnelle. C’est l’expression même du fonctionnement capitaliste : la rentabilité et le profit commandent. Pour cela, tous les coups sont permis !
Le gaspillage comme mode de vie du capitalisme
Après avoir mis sur la paille des centaines d’ouvriers pour préserver les profits de l’entreprise, le matériel lui-même est détruit pour ne plus pouvoir servir à quiconque, sans états d’âme sur le gaspillage technologique et humain que cette destruction reflète, et encore moins sur l’impact moral, émotionnel, social engendré par la destruction de ces machines sur les salariés actuels ou retraités. Ignorés et même méprisés le travail humain, les efforts, les histoires, les savoir-faire symbolisés par ces machines. Pur gaspillage parce que cet acte n’a rien à voir avec un besoin de remplacement naturel de machines usées. Non, il faut les détruire, de manière violente et brutale pour la seule loi du profit, au nom de la lutte contre la concurrence étrangère. Une expression aboutie de ce qu’on appelle le “patriotisme économique” ! Outre ces opérations de sabotage indissolublement liées à cette nature concurrentielle du capitalisme, le fonctionnement et la logique capitalistes sont toujours au prix d’un gaspillage que l’on retrouve partout et pour d’autres motifs, notamment commerciaux. Mille exemples viennent à l’esprit : l’obsolescence programmée pour nombre de produits de consommation courante (ordinateurs, frigidaires, machines à laver le linge ou la vaisselle, téléphones, imprimantes, etc.) est devenue systématique dans d’innombrables secteurs économiques qui se livrent une véritable guerre commerciale face à un marché de plus en plus saturé. Et que penser de la destruction de 1,3 milliards de tonnes de produits alimentaires chaque année(1) (lait, céréales…), soit 1/3 de la production mondiale ( !), pour maintenir les cours boursiers alors que des centaines de millions de personnes crèvent la faim, ou du gaspillage de travaux de recherche, technologiques et médicales, mis en concurrence au lieu d’être pleinement associés ? Les exemples de gaspillage sont infinis. Cette logique ne traduit en rien une perspective de développement de l’humanité, de l’activité pour répondre aux besoins humains, mais exactement l’inverse. Elle traduit l’irrationalité et l’immoralité du monde capitaliste.
Un état d’esprit immoral
Les ouvriers se sont particulièrement indignés de ce sabotage, pas tant parce qu’ils avaient encore l’illusion de pouvoir reprendre une activité avec ces machines, mais parce que ce sabotage va bien au-delà des machines elles-mêmes : c’est un manque de respect, une offense à la dignité pour tous ceux qui ont travaillé là, depuis cinq siècles. Le respect de ce que représentent ces machines pour l’activité prolétarienne, fait toute la différence entre le point de vue du travail et celui du capital. Les valeurs du capital, sa conception du travail salarié, du processus productif pour réaliser un profit, et de l’être humain tout simplement n’ont rien à voir avec les valeurs que peut exprimer la classe ouvrière. Certains argueront qu’il est arrivé que des ouvriers menacent de détruire ou même détruisent leur usine. C’est vrai. Mais la bourgeoisie, tout au long de son histoire, a détruit sciemment et sans vergogne d’innombrables machines de production, en particulier pendant les guerres, alors que le sabotage par les ouvriers eux-mêmes n’a jamais exprimé autre chose que le désespoir ponctuel de prolétaires atomisés et l’absence de perspective dans des circonstances bien particulières : “De tels actes sont fondamentalement des expressions du mécontentement et du désespoir, surtout fréquents dans les périodes de reflux pendant lesquelles ils ne peuvent en aucune façon servir de détonateur et qui tendent, dans un moment de reprise, à s’intégrer et à être dépassés dans un mouvement collectif et plus conscient”(2). De fait, le sabotage et la destruction aveugle sont surtout l’émanation stérile des classes sans avenir.
Quel travail ?
Depuis les origines de l’humanité, le travail exprime la réponse au besoin de se nourrir, de s’habiller, de se loger mais aussi de se faire plaisir, de stimuler l’esprit, le goût de la découverte et du savoir. Il représente de manière fondamentale la possibilité et la réalité de créer quelque chose avec ses mains, avec sa tête, en transformant la matière, en y prenant plaisir. Il y a chez l’homme, une tendance naturelle au travail bien fait, à accomplir et réaliser au mieux un ouvrage et nul ne prend plaisir à mal faire son travail.
Il a fallu des siècles à l’humanité pour acquérir des compétences, des techniques sans lesquelles les plus beaux produits, les plus pointus et les plus efficaces, les plus géniaux, tous les chefs-d’œuvre artistiques, n’existeraient pas. Ces techniques et ces compétences sont au cœur de tous les métiers de l’art, de la culture, de l’industrie, de l’agriculture. Apprendre, transmettre ces secrets de fabrication demandent intelligence, patience, persévérance et sont sources de plaisir, de fierté souvent.
Si l’homme aime faire du bon travail, comment donc peut-il mal travailler ? Si bâcler son travail le fait souffrir, pourquoi le fait-il ? Tout simplement parce qu’une société d’exploitation, le capitalisme en l’occurrence, est aux commandes. Ses lois de fonctionnement pour obtenir un profit au détriment des besoins humains, impliquent la concurrence mortelle, la rentabilité exigée, les cadences imposées qui en découlent, la séparation du travail manuel et intellectuel, l’aliénation du travail vivant à la machine et souvent la destruction du corps, de la vitalité et plus encore de la créativité des exploités. Les ouvriers ont alors le sentiment d’être eux-mêmes un instrument, une chose, un rouage programmé au service de l’ogre capitaliste. L’image de Charlie Chaplin coincé dans la machine du film : Les Temps modernes, en est tout un symbole.
L’outil, la machine, fruit de toute l’évolution technologique, de l’expérience et de la richesse du travail humain, conçue par l’homme, permet aujourd’hui de produire de manière beaucoup plus rapide, efficace et systématique. Ce travail, bien qu’aliénant et destructeur, s’est aussi construit au fil des générations dans le cadre d’une activité humaine faite d’efforts collectifs et d’expériences partagées. Alors, quand un patron sabote, détruit un outil de production, une machine, c’est comme s’il détruisait également cette somme d’expériences, de travail associé et d’efforts communs. Après le licenciement, cette destruction ressemble à une double peine pour les ouvriers de cette papeterie.
Le travail associé… mais libéré : le futur de l’humanité
Le savoir-faire, le respect pour la matière transformée, dans la maîtrise du geste et de l’outil, se sont transmis de générations en générations. De l’artisanat à la manufacture, de la manufacture à l’usine. Cette production est devenue une collaboration en équipes de plus en plus ample, un travail associé qui nécessite certes que chaque ouvrier fasse du bon travail, mais surtout que ces ouvriers travaillent ensemble et dans le même sens, celui de l’intérêt commun. Même dans le cadre du capitalisme, de la division du travail à outrance, des cadences infernales, chaque ouvrier a pourtant plus de plaisir à contribuer à la réalisation collective qu’à garder “jalousement” sa compétence personnelle, son succès personnel. Bien usiner un boulon, avoir un plan aux bonnes côtes, élaborer un logiciel, avoir un diagnostic sûr à l’accueil des urgences de l’hôpital,… tout cela n’a de sens que si cela participe d’une construction plus globale. Et c’est généralement une réelle fierté que d’y avoir participé.
C’est effectivement cette caractéristique de la classe ouvrière, comme classe associée dans une activité commune, intégrant les compétences de chacun, qui en fait la classe permettant d’entrevoir un futur à l’humanité libérée de l’exploitation, du salariat, du profit, pour en arriver enfin à la seule satisfaction des besoins humains. Face à la décadence du capitalisme, à la dégradation des condition de travail, nombre de philosophes, sociologues ou même managers peuvent se gargariser à bon compte sur la nécessité, en soi, d’en revenir à un travail bien fait, apprendre le bon geste et le maîtriser. Ils peuvent développer leurs incantations sur la bonne utilisation et la bonne maintenance de la machine, pour “diminuer les accidents du travail et les risques psychosociaux”, la nécessité d’une “meilleure réorganisation du travail”, la réalité du capitalisme est faite de souffrances au travail dans un monde totalitaire où règne la loi de la marchandise. Tout cela révèle une immense hypocrisie, ravivée au quotidien par les impératifs de fonctionnement du capital.
Qui est le principal voyou ?
Le concept de “patrons-voyous”, aussi juste soit-il par rapport à des comportements réels, fait référence à tout un tas de méfaits. Cela va de la fraude fiscale, du délit d’initié, de la discrimination à l’embauche, aux manquements à la sécurité, aux licenciements abusifs, au harcèlement, aux paiements tardifs des salaires, etc. Cette “hiérarchisation” des fautes permet de s’indigner des méfaits les plus spectaculaires de la voyoucratie capitaliste et de banaliser des procédures infectes, permanentes, qui touchent globalement à l’exploitation elle-même, à la confrontation avec la classe ouvrière, collectivement ou individuellement.
Et surtout, en suivant cette logique de dénonciation, en les pointant du doigt, de tels ou tels “patrons-voyous”, on devrait en déduire qu’il existerait des “patrons-honnêtes”, propres sur eux et “réglos” avec les employés. En somme, il existerait une exploitation “humaine et équitable”, un capitalisme “éthique” en quelque sorte. Rien n’est plus faux ! Quotidiennement, dans les entreprises, des plus grandes au plus petites, dans les administrations, le secteur public, la classe ouvrière vit tous les jours la réalité de l’exploitation, la course à la rentabilité, la précarisation croissante. Que le patron soit “voyou” ou “honnête” n’est pas la question. Tous les patrons sont des exploiteurs. Il ne peut en être autrement. Ce sont les lois du capital. Le chômage de masse lui-même exprime cette inhumanité du capital au même titre qu’un capitaliste saboteur vosgien. Le capitalisme exhale la destruction et la “voyoucratie” par tous ses pores. C’est le plus grand voyou d’aujourd’hui : immoral, cynique et hypocrite. Il faut le renverser et le remplacer par une société sans classe, sans salariat, une société ou le travail, l’activité humaine ne sera plus synonyme d’exploitation mais de plaisir et créativité.
Stopio, 11 décembre 2017
1) Le Monde.fr, le 16 octobre 2014.
2) Terreur, terrorisme et violence de classe, Revue Internationale n° 14 et 15.