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En Grande-Bretagne, le premier ministre Theresa May a avancé les élections à juin 2017, dans le but de donner une plus grande majorité à son Parti Conservateur avant d’entrer dans la phase de négociations des conditions dans lesquelles le pays va quitter l’Union Européenne. Mais à la place, elle a perdu la majorité qu’elle avait, se rendant elle-même dépendante du soutien des unionistes protestants de l’Ulster (Irlande du Nord) du DUP (Parti unioniste nord-irlandais). Le seul succès du premier ministre à ces élections a été que le parti pour l’indépendance du Royaume-Uni (UKIP, la ligne dure des "brexiteurs" à la droite du Parti Conservateur) n’est plus représenté au parlement. Malgré cela, la dernière débâcle électorale des conservateurs a clairement mis en évidence que le problème fondamental reste irrésolu – le problème qui, il y a un an, rendait possible que le referendum sur l’appartenance de la Grande-Bretagne à l’Union Européenne ait produit un résultat – le "Brexit" - qu’une majorité des élites politiques n’avait pas voulu. Ce problème est la profonde division au sein des Conservateurs – un des deux principaux partis étatiques en Grande-Bretagne. Quand la Grande-Bretagne a adhéré à ce qui était alors la "communauté européenne", au début des années 1970, les Conservateurs (Tories) étaient déjà divisés sur cette question. Un fort ressentiment contre "l’Europe" n’a jamais été surmonté dans les rangs des Conservateurs. Dans les années récentes, ces tensions intérieures au Parti se sont développées en luttes ouvertes pour le pouvoir, qui ont de plus en plus entravé la capacité du parti à gouverner. En 2014, le premier ministre Tory, David Cameron, a réussi à mettre en échec les nationalistes écossais en organisant un referendum sur l’indépendance de l’Ecosse et en gagnant une majorité pour le maintien de l’Ecosse dans le Royaume-Uni. Enhardi par ce succès, Cameron a tenté de réduire au silence les opposants à l’adhésion britannique à l’Union Européenne de la même manière. Mais cette fois, il avait sérieusement mal calculé les risques. Le référendum a eu comme résultat une petite majorité pour quitter l’UE, alors que Cameron avait fait campagne pour rester. Un an plus tard, les Tories sont plus divisés que jamais sur cette question. Sauf qu’aujourd’hui, le conflit n’est plus entre être membre ou non de l’UE, mais de savoir si le gouvernement va adopter une attitude "souple" ou "dure" dans les négociations des conditions à la sortie de la Grande-Bretagne. Bien sûr, ces divisions au sein des partis politiques sont des émanations de tendances plus profondes au sein de la société capitaliste, l’affaiblissement de l’unité et de la cohésion nationale dans la phase de sa décomposition.
Pour comprendre pourquoi la classe dominante en Grande-Bretagne est aussi divisée sur ces questions, il est important de rappeler qu’il n’y a pas si longtemps, Londres était le fier souverain de l’empire le plus grand et le plus étendu dans l’histoire humaine. C’est grâce à ce passé doré que la haute société britannique est encore aujourd’hui la classe dominante la plus riche en Europe occidentale. [1] Et, alors qu’un bourgeois allemand moyen s’engage traditionnellement dans une entreprise industrielle, son homologue, bourgeois britannique moyen, va vraisemblablement posséder une mine en Afrique, une ferme en Nouvelle-Zélande, un ranch en Australie, et/ou une forêt au Canada (pour ne pas citer des biens immobiliers et des actions aux États-Unis) du fait d’un héritage familial. Bien que l’Empire britannique et même le Commonwealth britannique appartiennent au passé, ils jouissent d’une "vie après la mort" très tangible. Les "dominions blancs" (qui ne sont plus appelés ainsi à l’heure actuelle), le Canada, l’Australie et la Nouvelle-Zélande partagent encore formellement avec la Grande-Bretagne le même monarque à la tête de l’État. Ils partagent aussi par exemple (de même qu’avec une autre ancienne colonie de la couronne : les États-Unis) une coopération privilégiée entre leurs services secrets. Nombreux sont ceux dans la classe dominante de ces pays qui ont le sentiment de toujours appartenir, sinon à la même nation, au moins à la même famille. D’ailleurs, ils sont souvent reliés entre eux par les mariages, par des partages de la même propriété et par des intérêts d’affaires. Quand la Grande-Bretagne, en 1973, sous le premier ministre conservateur Heath a rejoint ce qui était alors le "Marché commun" européen, ce fut un choc et même une humiliation pour des parties de la classe dominante britannique que leur pays ait été obligé de réduire ou même de rompre ses relations privilégiées avec leurs anciennes "colonies de la couronne". Tous les ressentiments accumulés pendant des décennies sur la perte de l’Empire britannique ont commencé, et continué, à se décharger contre "Bruxelles". Un ressentiment qui allait vite être accru par le courant néolibéral (très important en Grande-Bretagne depuis l’époque de Margaret Thatcher jusqu’à maintenant) pour qui la "bureaucratie monstrueuse" de Bruxelles était un anathème. Un ressentiment partagé par la classe dominante dans les anciens dominions tels que Rupert Murdoch, le milliardaire australien des médias, aujourd’hui un des "Brexiteurs" les plus fanatiques. Mais au-delà de la force de ces liens ancestraux, il était assez humiliant qu’une Grande-Bretagne qui autrefois "régnait sur les flots" ait les mêmes droits de vote en Europe que le Luxembourg ou que la tradition de la loi romaine règne dans les institutions européennes continentales et l’emporte sur la vieille loi anglo-saxonne.
Mais tout cela ne veut pas dire que les "Brexiteurs" ont, ou aient jamais eu, un programme cohérent pour quitter l’Union Européenne. La résurrection de l’Empire, ou même du Commonwealth dans sa forme originelle, est clairement impossible. La motivation de beaucoup des dirigeants du Brexit, à part le ressentiment, et même une certaine perte de vue de la réalité, est le carriérisme. Boris Johnson, par exemple, le leader de la fraction "Brexit" des Tories l’année dernière, semblait encore plus surpris et consterné que son opposant, le leader du Parti, David Cameron, quand il a entendu les résultats du referendum. Son but ne semblait pas, en fait, être le Brexit, mais de remplacer Cameron à la tête du parti.
Le fait est que ce soit les conservateurs, plus que le Labour, qui sont autant divisés sur cette question est également un produit de l’histoire. Le capitalisme en Grande-Bretagne a triomphé, non pas grâce à l’élimination, mais à travers l’embourgeoisement de l’aristocratie : les grands propriétaires terriens sont devenus eux-mêmes des capitalistes. Mais leurs traditions orientaient plus leurs intérêts dans le capitalisme vers la propriété de terres, de biens immobiliers et de matières premières que vers l’industrie. Comme ils possédaient déjà plus ou moins l’ensemble de leur propre pays, leur appétit pour les profits capitalistes est devenu un des principaux moteurs de l’expansion britannique au-delà des mers. Plus grand devenait l’empire, plus cette couche de propriétaires de terre et de biens immobiliers pouvait prendre le dessus sur la bourgeoisie industrielle (cette partie qui avait été initialement la pionnière de la première "révolution industrielle" dans l’histoire). Et tandis que le Labour, de par à son lien étroit avec les syndicats, est traditionnellement plus proche du capital industriel, les grands propriétaires terriens et de biens immobiliers tendent à se rassembler dans les rangs des Tories. Bien sûr, dans le capitalisme moderne, la vieille distinction entre capital industriel, foncier, marchand et financier, tend à s’atténuer du fait de la concentration du capital et de la domination de l’État sur l’économie. Néanmoins, les traditions différentes, tout autant que les différents intérêts qu’elles expriment encore partiellement, mènent toujours leur propre vie.
Aujourd’hui, il y a un risque de paralysie partielle du gouvernement. Les deux ailes du Parti Conservateur (qui se présentent actuellement comme les partisans d'un Brexit "dur" contre un Brexit "mou"), sont plus ou moins prêtes à faire tomber le premier ministre May. Mais, au moins pour le moment, aucune des deux fractions ne semble oser donner le premier coup, si grande est la peur d’élargir le fossé au sein de ce parti. Si le parti conservateur s’avérerait incapable de résoudre rapidement ce problème, d’importantes fractions de la bourgeoisie britannique pourraient commencer à penser à l’alternative d’un gouvernement travailliste. Immédiatement après le Brexit, le Labour s’est présenté dans un état encore pire que le parti conservateur, si cela est possible. La fraction parlementaire "modérée" était mécontente de la rhétorique de gauche du leader de son parti, Jeremy Corbyn - dont ils avaient le sentiment qu’il repoussait les électeurs - et de son refus de s’engager lui-même en faveur du maintien de la Grande-Bretagne dans l’UE. Ils semblaient aussi prêts à faire tomber leur leader. En même temps, Corbyn les a impressionnés par sa capacité à mobiliser les jeunes électeurs dans les élections récentes. D’ailleurs, si l’incendie tragique de Grenfell Tower (dont la population tient le gouvernement conservateur pour responsable) avait eu lieu avant les élections, au lieu de juste après, il n’est pas interdit de penser que Corbyn serait maintenant premier ministre à la place de May. En l’état actuel des choses, Corbyn a déjà commencé à se préparer à gouverner en laissant tomber certaines de ses revendications les plus "extrêmes", telles que l’abolition des sous-marins Trident dotés de têtes nucléaires qui sont en cours de modernisation.
[1] Des magazines tels que Fortune publient des données annuelles sur les banques, les compagnies, les familles et les individus les plus riches du monde