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La mécanisation de la production et l’affermissement de la lutte de classes amenèrent la bourgeoisie à saisir tous les avantages qu’elle pouvait tirer de l’imposition d’une éducation ouvrière organisée par l’État.
Les ouvriers dans les usines et leurs enfants dans les écoles
La mise en œuvre de “l’école pour tous” est généralement considérée comme la réussite des projets humanistes et philanthropiques de la bourgeoisie libérale et républicaine, soucieuse d’offrir au peuple une culture et une instruction. Si cette analyse contient une part de vérité, elle reste néanmoins à la surface des choses.
La scolarisation constante et progressive des couches exploitées, en particulier des enfants d’ouvriers, découla inexorablement du développement de la production mécanisée. D’ailleurs, sous l’ère de la production manufacturière, alors que les fabricants avaient besoin d’une force de travail considérable, la scolarisation des jeunes ouvriers n’était pas à l’ordre du jour. Elle le devint avec la complexification de la production et la nécessité d’une force de travail beaucoup mieux formée. Mais aussi, lorsque l’atrophie intellectuelle et physique de la jeunesse, occasionnée par l’âpreté des cadences de travail, commença à préoccuper la classe dominante elle-même.
En Angleterre, l’État tenta d’imposer aux patrons l’obligation de scolariser les jeunes ouvriers. Dans un premier temps, ils balayèrent d’un revers de main cette mesure que l’État lui-même ne pouvait encore assumer. Cette situation ridicule est rapportée en 1857 dans un document officiel : “Le législateur seul est à blâmer, parce qu’il a promulgué une loi menteuse qui, sous l’apparence de pourvoir à l’éducation des enfants, ne renferme en réalité aucun article de nature à assurer la réalisation du but proclamé. Il ne détermine rien, sinon que les enfants doivent être tenus enfermés un certain nombre d’heures – trois – par jour entre les quatre murs d’un local baptisé école, et que les employeurs de ces enfants auront à réclamer un certificat de scolarité chaque semaine d’une personne qui le signera à titre de maître ou de maîtresse d’école.”1
En fait, la bourgeoisie anglaise, auréolée de sa toute puissance, fut très hésitante dans ce domaine et prit un peu trop à la légère l’encadrement idéologique du prolétariat, considérant que la morale religieuse suffisait à le détourner de ses désirs de révolte. L’archaïsme de cette éducation ne fit pas long feu et n’eut aucun résultat. Engels railla cet échec en soulignant que l’État lui-même désavouait cette entreprise : “De l’aveu de toutes les autorités, en particulier de la Commission sur l’emploi des enfants, les écoles ne contribuent à peu près en rien à la moralité de la classe laborieuse. La bourgeoisie anglaise est si impitoyable, si stupide et si bornée dans son égoïsme, qu’elle ne se donne pas même la peine d’inculquer aux ouvriers la morale actuelle, que la bourgeoisie s’est pourtant confectionnée dans son propre intérêt et pour sa propre défense !”
Mais l’éducation sous l’ère industrielle n’eut pas seulement vocation à forger de bons producteurs. Devant le danger que commençait à faire peser la classe ouvrière sur la société capitaliste, l’école devint également un instrument utilisé pour mystifier la réalité. En France, dans les années qui suivirent la Commune de Paris, la diffusion de l’instruction républicaine et de la morale citoyenne se fit d’abord et avant tout dans les écoles. Il s’agissait d’éloigner la jeunesse de ce “spectre qui hantait l’Europe” et ôter toute réalité à l’existence de classes sociales aux intérêts antagoniques. Jules Ferry n’avait pas d’autres idées en tête lorsqu’il fit promulguer les lois instaurant l’école gratuite, laïque et obligatoire. L’ancien préfet de Paris, l’un des responsables du massacre de milliers d’ouvriers durant la Semaine sanglante, fut le maître d’œuvre d’un système éducatif où la diffusion du savoir, le développement de l’esprit critique et l’épanouissement personnel restent écrasés par la fonction idéologique de l’école. Ce que les responsables politiques n’osent guère affirmer aujourd’hui, Ferry le claironnait avec autorité du haut de la tribune de l’Assemblée Nationale :
“Non, certes, l’État n’est point docteur en mathématiques, docteur en lettres ni en chimie. (…) S’il lui convient de rétribuer des professeurs, ce n’est pas pour créer ni répandre des vérités scientifiques ; ce n’est pas pour cela qu’il s’occupe de l’éducation : il s’en occupe pour y maintenir une certaine morale d’État, une certaine doctrine d’État, indispensable à sa conservation”.2
Traumatisée par la grande insurrection ouvrière de 1871, la bourgeoisie française considérait l’école républicaine comme un vaccin qui pourrait la prémunir d’un nouvel assaut du prolétariat. Dès lors, l’idéologie républicaine, érigée en “morale d’État”, serait ce voile mystificateur qui donnerait au professeur la capacité “d’exercer cet apostolat de la science, de la droiture et de la vérité, qu’il faut opposer résolument, de toutes parts, à cet autre apostolat, à cette rhétorique violente et mensongère, (…) cette utopie criminelle et rétrograde qu’ils appellent la guerre de classe !”3
Face à la démonstration de créativité et d’auto-organisation du prolétariat au cours des trois mois que dura la Commune, la bourgeoisie comprit une bonne fois pour toutes qu’elle ne pouvait plus laisser la classe ouvrière s’éduquer toute seule.
Briser le potentiel révolutionnaire de la classe ouvrière
Au tournant du XXe siècle, le durcissement des tensions impérialistes, la militarisation de la société et la marche forcée vers la guerre donnent à l’école une nouvelle dimension : propager le sentiment patriotique, distiller dès l’enfance la toute-puissance de sa propre nation et la méfiance voire la haine de la nation concurrente. Il s’agit de forger des “citoyens-soldats” en inculquant le sens du sacrifice, l’amour d’une patrie qui rayonne dans le monde entier par sa prétendue “œuvre civilisatrice” au sein des colonies. L’Angleterre et la France furent les championnes de ce credo qui ne résistait pourtant pas à la véritable attitude de ces deux puissances dans le monde colonial. Comment l’école a-t-elle été utilisée pour mettre en œuvre cela ? En France, dans les années qui précèdent la guerre, la marche militaire, le maniement des armes et les exercices de tirs sont instaurés dans les écoles et les lycées. Sur la carte de France affichée sur le mur de la salle de classe, une tâche violette attire l’attention des élèves. Il s’agit “des territoires perdus” de l’Alsace et de la Lorraine, clairement mis en évidence afin de stimuler l’esprit de revanche des futurs soldats. Cette propagande patriotique et démocratique ne désemplit guère avec la chute du capitalisme dans sa décadence. Alors que l’État prend une place toujours plus importante dans chaque domaine de la société, l’éducation nationale continue à jouer ce rôle idéologique en apparence plus “soft” aujourd’hui. Or, dans les collèges et les lycées, cette “morale d’État” jalonne la scolarité des adolescents dans de nombreux pays. En France, cela se concrétise par le “culte” des idoles ou icônes républicaines comme le drapeau, la Marianne, la Marseillaise, la laïcité ainsi que par la multiplication de manifestations annexes aux enseignements (comme la journée citoyenne, la journée de la laïcité, la visite des tribunaux...). Derrière le mensonge de l’acquisition “d’un esprit critique et d’une culture de l’engagement”(9) se cache la volonté de faire de la citoyenneté quelque chose de naturel, un horizon indépassable qui cherche à briser la capacité des futurs producteurs à lutter contre la société bourgeoise.
Mais le vice va bien plus loin. De plus en plus, l’école participe à l’instrumentalisation des effets de la décomposition sociale en attisant un climat de terreur. Par exemple, les simulations d’attaques terroristes rendues obligatoires dans tous les établissements scolaires visent à accoutumer les plus jeunes à vivre dans un climat de peur permanente où l’État serait le seul défenseur.
Ce dernier est aussi présenté comme le repoussoir de toutes les idées nauséabondes sécrétées par la société bourgeoise à travers l’action de sa justice. Les programmes scolaires martèlent aux élèves que les discriminations comme le racisme, la xénophobie ou le sexisme sont des actes punis par la loi mais se gardent bien de pousser les élèves à se questionner sur les causes profondes de ces phénomènes ; qui sont ni plus ni moins à chercher dans les fondements de cette société qui pourrit sur pied.4
Un établissement disciplinaire
Dans un de ses principaux ouvrages, Surveiller et punir, Michel Foucault a démontré la transformation qui s’est opérée au cours des XVIIe et XVIIIe siècles dans la manière de discipliner le corps et l’esprit. L’enfermement devient une nouvelle méthode de contrôle, de mesure et de dressage des individus dans un objectif bien précis, rendre à la fois docile et utile : “est docile un corps qui peut être soumis, qui peut être utilisé, qui peut être transformé et perfectionné.” L’école devient un établissement disciplinaire parmi d’autres. Un endroit clos où la vie est rythmée par un emploi du temps précis, des règles strictes, des sanctions ou des punitions en cas de manquement, une place spécifique (mais variable) à l’intérieur d’un rang :5
“Le “rang” au XVIIIe siècle, commence à définir la grande forme de répartition des individus dans l’ordre scolaire : rangées d’élèves dans la classe, les couloirs, les cours ; rang attribué à chacun à propos de chaque tâche et de chaque épreuve ; rang qu’il obtient de semaine en semaine, de mois en mois, d’années en années, alignement des classes d’âge les unes à la suite des autres (…) Et dans cet ensemble d’alignements obligatoires, chaque élève selon son âge, ses performances, sa conduite, occupe tantôt un rang, tantôt un autre ; il se déplace sans cesse sur ces séries de cases. (…) En assignant des places individuelles, il a rendu possible le contrôle de chacun et le travail simultané de tous. Il a organisé une nouvelle économie du temps d’apprentissage. Il a fait fonctionner l’espace scolaire comme une machine à apprendre, mais aussi à surveiller, à hiérarchiser, à récompenser.”(10)
L’école c’est aussi l’endroit où l’on apprend à se tenir d’une manière particulière. L’écolier doit intégrer une posture unique du corps : une manière de se tenir sur sa chaise, une manière d’écrire, une manière de se comporter dans la salle de classe (ne pas bouger, ne pas parler, ne pas se retourner). Le “temps de la classe”, c’est le temps de toutes les privations. Dans le même esprit que la prison, elle sert à corriger ce qui aux yeux de la société bourgeoise apparaît comme une déviance. Donner au corps une docilité allant de soi, une normalisation afin d’éduquer les futures forces de travail à produire sans “sortir du rang” ! Dès lors, l’individu doit devenir son propre censeur.
L’antichambre de la formation de producteurs toujours plus qualifiés
Comme l’affirmait Marx et Engels dès 1848 dans le Manifeste communiste, la société bourgeoise “ne peut exister sans révolutionner constamment les instruments de production, donc les rapports de production, donc l’ensemble des conditions sociales”. Dès lors, la production ne cesse de se complexifier et nécessite de reproduire une force de travail toujours plus qualifiée. Seul l’État est capable de prendre en charge cette tâche dans une société où les contradictions des rapports sociaux de production ne cessent de s’amplifier. En 2011, le coût moyen d’un élève de primaire au sein des pays de l’OCDE s’élève à 8296 dollars par an, ce coût moyen est de 9280 dollars pour un élève du secondaire et de 13 958 dollars pour un étudiant. Ainsi, l’État s’adapte aux besoins du capital et lui fournit une main d’œuvre suffisamment éduquée et formée pour poursuivre la production et l’accumulation. Ce n’est pas un hasard si, en France, la programmation informatique fait désormais partie des programmes de mathématiques.
En fait, en tant “qu’atelier” qui contribue en partie à la reproduction de la force de travail, l’école est déjà un lieu de spécialisation et de concurrence. De manière générale, l’évaluation de l’élève sert à identifier sa place potentielle dans le système de production. D’ailleurs, le développement de l’évaluation par compétences (héritée de la logique d’entreprise) ne vise qu’à individualiser l’élève en ciblant de manière extrêmement précise le domaine dans lequel il peut être le plus utile. Toujours dans Surveiller et punir, Michel Foucault avait explicité cela : “L’examen comme fixation à la fois rituelle et “scientifique” des différences individuelles, comme épinglage de chacun à sa propre singularité indique bien l’apparition d’une modalité nouvelle de pouvoir où chacun reçoit pour statut sa propre individualité, et où il est statutairement lié aux traits, aux mesures, aux écarts, aux “notes” qui le caractérisent et font de lui, de toute façon, un “cas.””
De cette façon, l’État sélectionne et oriente les jeunes gens en fonction de leurs compétences potentielles dans la production mais aussi de leur capacité à supporter la prison scolaire.
L’école de la lutte
Il appartient au sens commun d’opposer classe ouvrière et culture. Déjà dans les romans de Zola apparaît cette peinture de l’ouvrier ignare, alcoolique et dépressif de nature. En réalité, la classe ouvrière a démontré à de multiples reprises que l’aspiration à la culture et au savoir fait partie du combat qu’elle mène contre la société bourgeoise. Durant toute la période d’ascendance du capitalisme, elle tenta d’offrir à sa jeunesse une éducation indépendante bien qu’elle s’en vit dépossédée par l’État dans le dernier quart du XIXe siècle comme nous l’avons montré précédemment.
Dans La formation de la classe ouvrière en Angleterre, E.P Thompson décrit ces communautés de tisserands qui, au temps du domestic system, arrivaient à consacrer du temps pour se détendre et s’éduquer et où “chaque district de tisserands possédait ses poètes, biologistes, mathématiciens, musiciens, géologues, botanistes...”
Quand ce modèle de vie traditionnel fut détruit par la production manufacturière, le désir d’éducation s’exprima chez les travailleurs d’usine avec la prolifération des sociétés d’entraide, des clubs, des réseaux de bibliothèques. La classe ouvrière comprit très vite que sa lutte pour l’émancipation de l’humanité l’obligeait à se forger ses propres organisations, ses propres organes de propagande, sa propre analyse du monde. C’est à travers les discussions, les polémiques et sa presse qu’elle améliora ses connaissances, sa capacité de réflexion et la cohérence de sa pensée. Davantage que pour toutes les autres classes révolutionnaires, la théorie est une arme indispensable pour la classe ouvrière.
La compréhension profonde de la réalité est un corollaire indispensable à sa capacité à la transformer. Marx considérait avec beaucoup de sérieux cette dimension éducative et culturelle en participant lui-même à des conférences. Comme le rappelle Engels, “pour la victoire ultime des principes énoncés dans le Manifeste, Marx se fiait uniquement au développement intellectuel de la classe ouvrière, tel qu’il devait résulter nécessairement de l’action et de la discussion commune”.
De la Ligue des Communistes en 1847 au Programme d’Erfurt de la Social-Démocratie allemande en 1891, la revendication pour une éducation libre et accessible à tous fit partie des programmes des organisations révolutionnaires. Non comme une fin en soi mais parce qu’“un prolétariat éduqué ne serait pas disposé à rester dans des conditions d’oppression”, comme le disait Engels.
Au cours de ses luttes, le prolétariat fut aussi capable d’expérimenter de nouvelles mesures éducatives et ainsi se montrer à l’avant-garde dans ce domaine comme les Communards mais surtout les ouvriers de Russie dès 1919. Si dans un premier temps, il s’agissait de pallier l’arriération du pays, à long terme, l’école devait participer à l’abolition complète de la division de la société en classes. L’école “du travail unifié” élaborée dans l’ABC du communisme se proposait de rompre la séparation entre l’éducation mentale et le travail productif : “Les premières activités d’un enfant prennent la forme du jeu ; le jeu doit se transformer graduellement en travail, par une transition imperceptible, de sorte que l’enfant apprend dès son plus jeune âge à regarder le travail non comme une nécessité désagréable ou une punition, mais comme une expression naturelle et spontanée de ses facultés. Le travail doit être un besoin, comme le besoin de manger ou de boire ; ceci doit être instillé et développé dans l’école communiste.” En Russie, ces jalons ont été écrasés dans l’œuf par la contre-révolution mais ils demeurent encore valables aujourd’hui. Leur application dépendra de la capacité du prolétariat à vaincre la bourgeoisie et à détruire l’État afin que l’éducation ne soit plus l’organe de la conservation sociale mais celui de l’émancipation de chacun.
Najek, 3 septembre 2017
1 Jean Vial, Histoire de l’éducation.
2 Ibid.
3 Les premières traces de ce lieu clos sont attestées en Mésopotamie et sont étroitement liées à l’apparition de l’écriture et son appropriation par la classe dominante.
4 H-I Marrou, Histoire de l’éducation dans l’antiquité.
5 Jean Vial, Op. Cit.
6 Cité par F. Engels dans La situation de la classe laborieuse en Angleterre.
7 Discours de Jules Ferry à la Chambre des députés le 26 juin 1879.
8 Discours à la Sorbonne de Jules Ferry, lors de la séance d’ouverture des cours de formation des professeurs, le 20 novembre 1892.
() Présentation du “parcours citoyen” de l’école primaire au lycée. Site Eduscol, organe du ministère de l’Éducation nationale.
() M. Foucault, Surveiller et punir.