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Il fut un temps où le Front national en France, avec à sa tête Jean-Marie Le Pen, agglomérait un public hétéroclite, quelque peu marginal, souvent nostalgique d’une époque révolue, comme d’anciens combattants de l’Algérie française, et une frange de jeunes et moins jeunes, anti-staliniens primaires, prêts à en découdre avec le moindre gauchiste ou démocrate patenté. Les meetings du FN étaient l’occasion pour Le Pen de haranguer quelques centaines de commerçants ou artisans radicaux, des petits bourgeois étudiants encadrés par quelques jeunes nazillons au crâne rasé et rangers de circonstance qui n’hésitaient pas à tendre le bras à la mode hitlérienne pour saluer les discours du “borgne”.
La petite foule de paumés des meetings frontistes a aujourd’hui laissé place à des milliers de personnes, toutes plus convenables et honnêtes les unes que les autres, venant en partie du milieu ouvrier, en famille parfois. Plus grand-chose à voir avec le public outrancier d’hier. Entre-temps, le FN est devenu le premier parti de France sur le plan électoral. Arrivé en tête de plusieurs élections intermédiaires, le parti de Marine Le Pen préoccupe aujourd’hui grandement la bourgeoisie française, cette dernière tenant pour acquis que l’extrême-droite accédera très probablement au second tour de la prochaine élection présidentielle avec un score historique.
Le FN propage une idéologie irrationnelle et immorale
La montée en puissance du populisme, loin d’être une exception française, se nourrit des tendances les plus décomposées d’une société capitaliste empêtrée dans une crise généralisée et face à laquelle le prolétariat est pour le moment incapable de défendre une perspective révolutionnaire. De cette situation de blocage historique de la société, les tréfonds de la morale bourgeoise s’épanouissent à la lumière crue des idéologies les plus réactionnaires, haineuses et revanchardes. Marine Le Pen s’est certes affranchie des excès du père (quoique !), a lissé son discours en faisant un plaidoyer pour les laissés-pour-compte de la crise et du chômage. Elle s’est fait une image plus vertueuse et plus intègre et n’a pas de mots assez durs contre les politiciens de droite et de gauche qui se sont succédés au pouvoir pour faire payer la crise aux plus faibles. Mais la marque de fabrique de ce Parti reste pourtant la même : la xénophobie à tous crins, le racisme maintenant presque ordinaire, les réponses simplistes et démagogiques. “On est chez nous !”, entend-on désormais sans complexe dans certaines manifestations ouvertement xénophobes, amplifiées par les récents actes terroristes islamistes ou la délinquance ordinaire dans les cités gangrenées par la drogue et le désœuvrement.
Si le FN a subjugué ces “citoyens intègres”, tous écœurés de l’incapacité de l’État depuis des années à résoudre les problèmes de leur quotidien, exaspérés de voir les promesses de droite ou de gauche “trahies” par une classe politique de plus en plus corrompue, il l’a fait sur la base d’un discours ignoble selon lequel la survie de certains doit se faire aux dépens des autres : l’intérêt national avant tout, les étrangers peuvent bien crever chez eux ! Cette conception du monde “naturellement” divisé en nations concurrentes est profondément ancrée dans l’idéologie bourgeoise, mais le fait de revendiquer cela en se débarrassant sans aucun complexe de toute l’hypocrisie humaniste qui a longtemps édulcoré le nationalisme et le militarisme représente un pas significatif dans le processus de dissolution de la société : la barbarie en bandoulière, l’immoralité en étendard !
Le FN inquiète le reste de la bourgeoisie française
Cette possibilité de voir arriver le FN au pouvoir inquiète beaucoup l’ensemble de la bourgeoisie, tant son programme économique, social et politique demeure inadapté et irresponsable du point de vue des intérêts du capital national. Mais la classe dominante est loin d’être homogène face au phénomène :
• une partie de la grande bourgeoisie tente de “surfer sur la vague” du populisme, d’abord parce qu’elle pense pouvoir juguler sa montée en puissance en adoptant son discours. Nicolas Sarkozy a ainsi théorisé dès 2007 l’idée de “siphonner les voix du FN”. Mais cette “droite décomplexée” est aussi prête à tout pour défendre ses intérêts de clique en se souciant de moins en moins des intérêts généraux de l’État. En adoptant l’argumentaire du FN, elle a néanmoins normalisé et rendu “acceptable” un discours xénophobe auprès d’électeurs qui, préférant l’original à la copie, ont fini par renforcer le FN.
• Une autre partie de la bourgeoisie plus lucide ou consciente du danger, comme Alain Juppé ou le Parti socialiste, a préféré garder ses distances et maintenir les principes de l’“idéal républicain” démocratique et européen, à leurs yeux seuls garants d’une politique économique et sociale cohérente face à la crise et aux risques sociaux.
Mais cette défense de l’État les désigne aussi comme ceux par qui le mal arrive, “l’establishment” qui désire poursuivre comme avant et qui méprise “le peuple”. En effet, si le soutien d’une partie de la classe ouvrière au FN est si fort, c’est qu’à ses yeux la classe politique, de gauche et de droite, ayant tenu les rênes du pouvoir depuis tant et tant d’années, s’est décrédibilisée profondément. Ces partis ont assumé la désindustrialisation, le chômage, les attaques depuis près de 40 ans. C’est donc cet “establishment” qu’il faut en priorité rejeter par les urnes et mener au pouvoir les grandes gueules qui disent vouloir “donner un grand coup de balai”.
Pour la bourgeoisie et l’État, quelles que soient les orientations adoptées, la réponse au populisme n’aura pas l’effet escompté. C’est une dynamique de fond qui ne peut que se poursuivre sur le terrain de la décomposition sociale. Surtout, le populisme est un poison qui aggrave les difficultés politiques de la classe ouvrière, en pourrissant la conscience des plus fragilisés sur le terrain de la xénophobie, mais aussi en renforçant le piège démocratiste au nom de la défense des “valeurs républicaines” contre le “fascisme”.
Quelles sont les causes profondes du développement du populiste dans le monde ? Vers quoi mène-t-il ? Quelle différence et ressemblance avec le fascisme des années 1930 ? Quelle force dans la société peut endiguer ce phénomène ? C’est à toutes ces questions légitimes que plusieurs articles de ce numéro de RI tentent de répondre.
Stopio, 28 octobre, 2015