Gabon : “L’émirat tropical”, expression de l’enfoncement de l’Afrique dans le chaos

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L’élection présidentielle gabonaise du 27 août dernier n’a pas dérogé à une longue tradition sanguinaire. Alors qu’Ali Bongo, comme naguère son père pendant 40 ans, se proclamait vainqueur d’un scrutin truqué, des émeutes prenant l’allure d’une guerre civile éclataient dans tout le pays, aussitôt réprimées par la police et l’armée. Une grande partie des masses pauvres, utilisée comme chair à canon, excitée pour cela et instrumentalisée par la clique de Jean Ping, adversaire de Bongo, a une nouvelle fois chèrement payé le prix de ce règlement de comptes entre des fractions bourgeoises en lutte pour le contrôle de l’État et son système de corruption généralisée. À l’heure où nous écrivons ces lignes, les chiffres sont encore incertains et manipulés de toutes parts, mais plusieurs sources font état de cinq à sept morts et plus de 1100 arrestations !

À la différence de l’élection de 1990, où l’armée française vint directement réprimer les émeutiers pour sauver le trône vacillant de son pion Omar Bongo, et celle de 2009 où “l’héritier” bénéficia du soutien actif de son “ami” Sarkozy  1, les récents troubles politiques s’inscrivent dans un contexte bien plus délicat pour l’impérialisme français du fait d’une aggravation internationale de la crise économique et l’expansion d’un chaos impérialiste incontrôlable en Afrique.

Une population victime de la crise économique et des règlements de comptes entre cliques bourgeoises

Depuis l’indépendance du Gabon en 1960, l’économie du pays repose presque uniquement sur l’exploitation de son riche sol par des entreprises essentiellement françaises : bois précieux, uranium et surtout pétrole, secteur représentant pas moins de 40  % des recettes de l’État, sont les principales sources de richesse du pays. En dépit de la promesse faite par Ali Bongo, après le décès de son père en 2009, de mettre fin au pillage systématique des deniers publics, l’élite au pouvoir (au premier rang de laquelle se trouve la large famille Bongo elle-même, maîtresses présidentielles incluses  2), a continué à s’enrichir sans vergogne en captant une très large partie des ressources de l’État. Ali Bongo a ainsi hérité de son père, sans rien y changer, d’un système très sophistiqué de corruption et de redistribution officieuse au moyen d’enveloppes soigneusement réparties entre les ethnies, les régions et les nécessités de maintien de la paix sociale.

Mais cette corruption massive a toujours empêché l’État d’opérer une mutation de l’économie pour limiter sa dépendance aux matières premières. La diminution des stocks de pétrole gabonais et la chute du prix du baril à partir de 2014 ont approfondi les effets de la crise économique mondiale, obligeant État et entreprises à limiter leurs investissements. La population, vivant dans des conditions déjà difficiles, a subi de plein fouet l’explosion du chômage, notamment à Port-­Gentil, capitale économique du pays, où la colère contre la clique de Bongo est immense. Depuis le début de l’année, les manifestations s’y sont multipliées. À la violence sociale s’est ainsi ajoutée celle d’une police particulièrement brutale et expéditive.

Ce contexte explique l’ampleur de la mobilisation des partisans de Jean Ping. Toute cette exaspération accumulée, Jean Ping a su la canaliser à son seul profit vers l’impasse démocratique. En réalité, l’opposition à Ali Bongo n’est rien d’autre qu’une clique issue du régime Bongo lui-même et ses largesses ; elle n’a pas d’autre objectif que renverser le pouvoir en place et s’approprier les opaques rentes pétrolières ! Le parcours de Jean Ping est à ce titre très significatif. Le prétendu pourfendeur de la corruption d’État est un pur produit de la dynastie Bongo ; il fut ministre pendant 20 ans ( !), profitant de son mariage avec la sœur aînée de l’actuel président (elle-même ancien membre du gouvernement). De sa toute aussi longue carrière de diplomate, Jean Ping a d’ailleurs tiré une importante leçon : l’élection se joue pour l’essentiel... à Paris. Il a ainsi multiplié les démarches auprès du gouvernement français avant l’élection, espérant son soutien par la promesse de chasser la “légion étrangère de nouveaux collaborateurs entourant le chef de l’État”  3, c’est-à-dire les entrepreneurs américains, chinois ou africains dont s’entoure Ali Bongo pour tenter de s’affranchir de la tutelle française. Comme partout ailleurs, la classe ouvrière habitant le Gabon n’a donc strictement rien à attendre de ce pathétique cirque électoral. Bien au contraire ! Les hommes tombés sous les balles des forces de répression, emportés par une indignation légitime et des espoirs parfaitement illusoires dans l’alternance politique, sont morts au seul bénéfice d’une bande tout aussi corrompue que celle au pouvoir, une clique prête à instrumentaliser une foule en colère et à lui faire verser son sang pour goûter elle aussi à l’ivresse du pouvoir, aux voitures de luxe et aux hôtels particuliers parisiens 4 !

Une “Françafrique” moribonde et incapable d’enrayer le développement du chaos en Afrique

Alors que l’influence française sur ses anciennes colonies se réduit depuis plusieurs décennies à peau de chagrin, le Gabon a fait figure d’élève exemplaire de la “Françafrique” jusqu’aux années 2010. Dès les années 1960, Jacques Foccart, le “Monsieur Afrique” du gaullisme, avait fait de l’ancienne province d’Afrique-­Équatoriale française la pierre angulaire de la politique française sur le continent, en s’appuyant sur des barbouzes telles que le sulfureux Bob Denard qui fut “instructeur” de la garde présidentielle d’Omar Bongo. Si l’implantation d’entreprises hexagonales au cœur de l’appareil productif gabonais est aujourd’hui encore une réalité confirmée par la présence de 14 000 ressortissants français, les liens qui unissent les deux pays dépassaient largement la seule sphère économique. Les affaires louches (scandales autour d’Elf-­Aquitaine ou dans l’immobilier, etc.) sont de notoriété publique mais le principal intérêt du Gabon pour l’État français résidait dans la place qu’il occupe encore aujourd’hui au cœur de son dispositif impérialiste. En plus de la base militaire stratégique que la France occupe à Libreville, le Gabon est lui-même un facteur de relative stabilité dans la région. Il est intervenu, par exemple, lors de la crise ivoirienne de 2010 ou, plus récemment, en Centrafrique.

La montée en puissance du “chacun pour soi” dans le monde, suite à la disparition des blocs issus de la guerre froide, a rapidement entamé le crédit de la France en tant que “gendarme de l’Afrique”, comme en témoigne un mémo diplomatique révélé par Wikileaks : “Les Français accueillent favorablement l’extension de la présence américaine en Afrique comme moyen de contrebalancer l’expansion régionale de la Chine” 5.

Dans ce véritable panier de crabes impérialistes, où petites et grandes puissances s’enfoncent dans une spirale meurtrière sans fin, la situation est devenue hors de tout contrôle : des régions entières sont soumises à la loi des seigneurs de guerre et de bandes mafieuses, de nombreux États sont très affaiblis au point que certains ont carrément perdu le contrôle d’une partie de leur pays, les conflits s’enlisent sous l’œil avide des grands charognards impérialistes... Bien que le Gabon soit encore loin de connaître le niveau d’instabilité du Centrafrique ou du nord du Mali, le pays n’échappe pas aux forces centrifuges du capitalisme et à la logique du tous contre tous.

C’est dans ce contexte qu’Ali Bongo cherche aujourd’hui à jouer plus ouvertement sa propre carte, au détriment de l’ex-puissance coloniale. Il a ainsi facilité l’implantation d’entreprises étrangères, notamment issues des pays asiatiques comme la Chine et la Corée, afin de limiter l’influence française sur le pays. Il s’est même payé le luxe d’une vaine tentative de redressement fiscal contre Total, le géant français du pétrole dans le pays depuis 1956.

Cette crispation dans les relations franco-gabonaises s’est encore accentuée avec l’arrivée au pouvoir du parti socialiste en 2012. Omar Bongo était un fidèle produit du gaullisme. Il a financièrement soutenu de Gaulle et ses héritiers, notamment par l’entremise de réseaux mafieux et l’envoi de “mallettes” au profit du parti gaulliste. D’après plusieurs sources, de l’argent aurait même continué à circuler au profit de Nicolas Sarkozy 6.

En dépit des fortes tensions entre le Parti socialiste et Ali Bongo 7, le gouvernement français s’est montré hésitant, voire impuissant face à la situation politique au Gabon. La France y possède encore d’importants intérêts économiques et militaires qu’il ne s’agirait pas de menacer. Prise dans ses propres contradictions, la bourgeoisie française s’est montrée incapable de défendre une orientation cohérente, encore moins de s’imposer en garant de la stabilité de la région.

Toutes les conditions sont donc réunies pour que le tourbillon du chaos mondial et africain ébranle la stabilité d’un des pays les plus puissants du continent, et de l’ensemble de la région. Le récent appel à la “résistance active” de Jean Ping ne va certainement pas enrayer l’impasse dans laquelle s’enfonce le Gabon, pas plus que le prétendu “dialogue” prôné par la bande de requins impérialistes nommée “communauté internationale”.

L’Afrique nous montre une nouvelle fois le chemin dans lequel nous conduit le capitalisme décadent, celui de la barbarie !

E.-G., 16 octobre 2016

2 Les innombrables maîtresses de l’élite étatique constituent un réseau à la fois significatif de la dépravation de la classe dirigeante et central dans le dispositif politique. À titre d’exemple, Marie-­Madeleine Mborantsuo, ancienne maîtresse d’Omar Bongo, occupe le poste stratégique de présidente de la Cour constitutionnelle gabonaise, notamment chargée d’assurer la validité des élections...

3 “Gabon : les électeurs votent pour une présidentielle sous haute tension”, Le Figaro, 26 août 2016.

4 La famille Bongo est actuellement poursuivie par la justice française dans le cadre d’enquêtes sur des “biens mal acquis” suite à l’acquisition frauduleuse de plusieurs résidences et de voitures de luxe. La dimension politique de ces mesures, dans le cadre de tensions croissantes entre le gouvernement français et Ali Bongo, ne fait aucun doute.

5 Cité par Le Monde du 4 décembre 2010 : “Wikileaks : le reflux de la France en Afrique”.

6 Voir par exemple l’ouvrage de Xavier Harel : Le scandale des biens mal acquis.

7 Plusieurs propriétés ont été récemment saisies à Paris dans le cadre de l’affaire des “biens mal acquis”. Par ailleurs, d’après l’ouvrage de Frédéric Ploquin, Les gangsters et la République, Manuel Valls, l’actuel Premier ministre français, aurait tenté de faire tomber Bernard Squarcini, ancien directeur du renseignement de Nicolas Sarkozy et le mafieux Michel Tomi, tous deux soupçonnés de servir d’intermédiaires entre Libreville et l’UMP.

 

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