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Dès ses origines, le CCI a toujours cherché à analyser la lutte de classe dans son contexte historique. L'existence même de notre organisation est le produit non seulement des efforts des révolutionnaires du passé et de ceux qui ont assumé rôle de pont entre une génération de révolutionnaires et l'autre mais, aussi, du changement du cours historique, ouvert par la résurgence du prolétariat au niveau mondial après 1968 ; celui-ci avait mis fin aux "quarante années de contre-révolution" qui avaient suivi les dernières ondes de la grande vague révolutionnaire de 1917-27. Mais aujourd'hui, quarante autres années après sa fondation, le CCI se trouve face à la tâche de réexaminer tout le corpus de travail considérable qu'il a effectué par rapport à la réapparition historique de la classe ouvrière et aux immenses difficultés que celle-ci rencontre sur la voie de son émancipation.
Ce rapport ne constitue que le début de cet examen. Il n'est pas possible de revenir en détail sur les luttes elles-mêmes ni sur les différentes analyses qui en ont été faites par les historiens ou par d'autres éléments du milieu prolétarien. Nous devons nous limiter à ce qui constitue, déjà, une tâche assez importante : examiner comment le CCI lui-même a analysé le développement de la lutte de classe dans ses publications, principalement dans son organe théorique international, la Revue internationale, qui contient globalement la synthèse des discussions et des débats qui ont animé notre organisation au cours de son existence.
La reprise historique du prolétariat
Avant le CCI, avant Mai 1968, les signes d'une crise de la société capitaliste apparaissaient déjà : sur le plan économique, les problèmes des devises américaine et britannique ; sur le plan socio-politique, les manifestations contre la Guerre au Viêtnam et contre la ségrégation raciale aux États-Unis ; sur le plan de la lutte de classe, les ouvriers chinois se rebellaient contre la prétendue "révolution culturelle", les grèves sauvages éclataient dans les usines automobile américaines, etc. (voir par exemple l'article de Accion proletaria, publié dans World Revolution n°15 et 16, qui parle d'une vague de luttes ayant débuté en réalité en 1965). Tel est le contexte dans lequel Marc Chirik (MC) 1 et ses jeunes camarades au Venezuela établirent le pronostic souvent cité (par nous au moins) : "Nous ne sommes pas des prophètes, et nous ne prétendons pas deviner quand et de quelle façon vont se dérouler les événements futurs. Mais ce dont nous sommes effectivement conscients et sûrs, concernant le processus dans lequel est plongé actuellement le capitalisme, c'est qu'il n'est pas possible de 1'arrêter avec des réformes, des dévaluations ni aucun autre type de mesures économiques capitalistes et qu'il mène directement à la crise". "Et nous sommes sûrs également que le processus inverse de développement de la combativité de la classe, qu'on vit actuellement de façon générale, va conduire la classe ouvrière à une lutte sanglante et directe pour la destruction de l'État bourgeois." (Internacionalismo n°8, "1968: une nouvelle convulsion du capitalisme commence")
Ici réside toute la force de la méthode marxiste héritée de la Gauche communiste : une capacité à discerner les changements majeurs dans la dynamique de la société capitaliste, bien avant qu'ils soient devenus trop évidents pour pouvoir être niés. Et ainsi MC, qui avait passé la plus grande partie de sa vie militante dans l'ombre de la contre-révolution, fut capable d'annoncer le changement du cours historique : la contre-révolution était finie, le boom d'après-guerre touchait à sa fin et la perspective était à une nouvelle crise du système capitaliste mondial et à la résurgence de la lutte de classe prolétarienne.
Mais il y avait une faiblesse-clé dans la formulation utilisée pour caractériser ce changement de cours historique qui pouvait donner l'impression que nous entrions déjà dans une période révolutionnaire – en d'autres termes une période où la révolution mondiale était à l'ordre du jour à court terme, comme elle l'était en 1917. L'article ne dit évidemment pas que la révolution est au coin de la rue et MC avait appris la vertu de la patience dans les circonstances les plus éprouvantes. Pas plus qu'il ne commit la même erreur que les Situationnistes qui pensaient que Mai 1968 constituait vraiment le début de la révolution. Mais cette ambiguïté allait avoir des conséquences pour la nouvelle génération de révolutionnaires qui allaient constituer le CCI. Pendant la plus grande partie de son histoire par la suite, même après avoir reconnu l'inadéquation de la formulation "cours à la révolution" et l'avoir remplacée par "cours aux affrontements de classe" lors de son 5e Congrès, le CCI allait souffrir en permanence d'une tendance à sous-estimer à la fois la capacité du capitalisme à se maintenir malgré sa décadence et sa crise ouverte, et la difficulté de la classe ouvrière à surmonter le poids de l'idéologie dominante, de se constituer en tant que classe sociale avec sa propre perspective.
Le CCI s'est constitué en 1975 sur la base de l'analyse selon laquelle une nouvelle ère de luttes ouvrières s'était ouverte, engendrant également une nouvelle génération de révolutionnaires dont la tâche première était de se réapproprier les acquis politiques et organisationnels de la Gauche communiste et de travailler au regroupement à l'échelle mondiale. Le CCI était convaincu qu'il avait un rôle unique à jouer dans ce processus, se définissant comme l' "axe" du futur parti communiste mondial. ("Rapport sur la question de l'organisation de notre courant international", Revue internationale n°1)
Cependant, la vague de luttes inaugurée par le mouvement massif en France en mai-juin 1968 était plus ou moins terminée quand le CCI s'est formé puisque, globalement, on la voit se dérouler de 1968 à 1974, même si d'importantes luttes aient eu lieu en Espagne, au Portugal, en Hollande, etc. en 1976-77. Comme il n'y a pas de lien mécanique entre la lutte immédiate et le développement de l'organisation révolutionnaire, la croissance relativement rapide du début du CCI se poursuivit malgré le reflux. Mais ce développement était toujours profondément influencé par l'atmosphère de Mai 1968 lorsqu'aux yeux de beaucoup, la révolution avait semblé presque à portée de main. Rejoindre une organisation qui était ouvertement pour la révolution mondiale ne semblait pas à l'époque être un pari particulièrement téméraire.
Ce sentiment que nous vivions déjà dans les derniers jours du capitalisme, que la classe ouvrière développait sa force de façon presque exponentielle, était renforcé par une caractéristique du mouvement de la classe à l'époque où il n'y avait que de courtes pauses entre ce qu'on identifiait comme des "vagues" de lutte de classe internationale.
La deuxième vague, 1978-81
Parmi les facteurs que le CCI a analysés dans le reflux de la première vague, il y a la contre-offensive de la bourgeoisie qui avait été surprise en 1968 mais avait rapidement développé une stratégie politique ayant pour but de dévoyer la classe et de lui offrir une fausse perspective. C'était l'objectif de la stratégie de "la gauche au pouvoir" qui promettait la fin rapide des difficultés économiques qui étaient encore relativement légères à l'époque.
La fin de la première vague coïncida en fait plus ou moins avec le développement plus ouvert de la crise économique après 1973, mais ce fut cette évolution qui créa les conditions de nouvelles explosions de mouvements de classe. Le CCI analysa le début de "la deuxième vague" en 1978, avec la grève des chauffeurs routiers, le Winter of Discontent ("l'hiver du mécontentement") et la grève des sidérurgistes en Grande-Bretagne, la lutte des ouvriers du pétrole en Iran qui fut organisée dans des shoras ("conseils"), de vastes mouvements de grève au Brésil, la grève des dockers de Rotterdam avec son comité de grève indépendant, le mouvement combattif des ouvriers sidérurgistes à Longwy et Denain en France et, par-dessus tout, l'énorme mouvement de grève en Pologne en 1980.
Ce mouvement qui partit des chantiers navals de Gdansk fut une claire expression du phénomène de la grève de masse et nous permit d'approfondir notre compréhension de ce phénomène en revenant sur l'analyse qu'avait faite Rosa Luxemburg après les grèves de masse en Russie ayant culminé dans la révolution de 1905 (voir par exemple l'article "Notes sur la grève de masse", Revue internationale n°27). Nous avons vu dans la réapparition de la grève de masse le point le plus haut de la lutte depuis 1968, qui répondait à beaucoup de questions qui s'étaient posées dans les luttes précédentes, en particulier sur l'auto-organisation et l'extension. Nous défendions alors – contre la vision d'un mouvement de classe condamné à tourner en rond jusqu'à ce que "le parti" soit capable de le diriger vers le renversement révolutionnaire – que les luttes ouvrières suivaient une trajectoire, qu'elles tendaient à avancer, à tirer des leçons, à répondre à des questions posées dans les luttes précédentes. Par ailleurs, nous avons été capables de voir que la conscience politique des ouvriers polonais était en retard sur le niveau de la lutte. Ils formulaient des revendications générales qui allaient au-delà de questions simplement économiques, mais la domination du syndicalisme, de la démocratie et de la religion était très forte et tendait à déformer toute tentative d'avancer sur le terrain explicitement politique. Nous avons vu aussi la capacité de la bourgeoisie mondiale à s'unir contre la grève de masse en Pologne, en particulier via la création de Solidarnosc.
Mais nos efforts pour analyser les manœuvres de la bourgeoisie contre la classe ouvrière ont aussi donné naissance à une tendance très fortement empirique, marquée par "le bon sens commun", le plus clairement exprimée par le "clan" Chénier (voir note 3). Lorsque nous avons observé la stratégie politique de la bourgeoisie à la fin des années 1970 – stratégie de la droite au pouvoir et de la gauche dans l'opposition dans les pays centraux du capitalisme - nous avons dû approfondir la question du machiavélisme de la bourgeoisie. Dans l'article de la Revue internationale n° 31 sur la conscience et l'organisation de la bourgeoisie, nous examinions comment l'évolution du capitalisme d'État avait permis à cette classe de développer activement des stratégies contre la classe ouvrière. Dans une grande mesure, la majorité du mouvement révolutionnaire avait oublié que l'analyse marxiste de la lutte de classe est une analyse des deux classes principales de la société, pas seulement des avancées et des reculs du prolétariat. Ce dernier n'est pas engagé dans une bataille dans le vide mais il est confronté à la classe la plus sophistiquée de l'histoire qui, malgré sa fausse conscience, a montré une capacité à tirer des leçons des événements historiques, surtout quand il s'agit de faire face à son ennemi mortel, et est capable de manipulations et de tromperies sans fin. Examiner les stratégies de la bourgeoisie était une donnée évidente pour Marx et Engels, mais nos tentatives de poursuivre cette tradition ont souvent été rejetées par beaucoup d'éléments comme relevant de la "théorie du complot" alors qu'eux-mêmes étaient "ensorcelés" par l'apparence des libertés démocratiques.
Analyser le "rapport de force" entre les classes nous amène également à la question du cours historique. Dans la même Revue internationale où a été publié le premier texte le plus important sur la gauche dans l'opposition (Revue n°18, 2e trimestre 1979, qui contient les textes du 3e Congrès du CCI) et en réponse aux confusions des Conférences internationales et dans nos propres rangs (par exemple la tendance RC/GCI 2 qui annonçait un cours à la guerre), nous avons publié une contribution cruciale sur la question du cours historique qui était une expression de notre capacité de poursuivre et développer l'héritage de la Gauche communiste. Ce texte s'attache à réfuter certaines des idées fausses les plus communes dans le milieu révolutionnaire, en particulier l'idée empirique qu'il n'est pas possible pour les révolutionnaires de faire des prévisions générales sur le cours de la lutte de classe. Contre une telle vision, le texte réaffirme que la capacité de définir une perspective pour le futur – et pas seulement l'alternative générale socialisme ou barbarie – est l'une des caractéristiques du marxisme et l'a toujours été. Plus particulièrement, le texte insiste sur le fait que les marxistes ont toujours fondé leur travail sur leur capacité à comprendre le rapport de forces particulier entre les classes dans une période donnée, comme nous l'avons vu précédemment dans la partie de ce rapport sur la "reprise historique du prolétariat. De même, le texte montre que l'incapacité à saisir la nature du cours avait amené des révolutionnaires dans le passé à commettre des erreurs sérieuses (par exemple, les désastreuses aventures de Trotsky dans les années 1930).
Une extension de cette vision agnostique du cours historique a été le concept, défendu en particulier par le BIPR (Bureau International pour le Parti Révolutionnaire qui deviendra plus tard la TCI – Tendance Communiste Internationaliste – dont il sera question dans la suite de cet article), d'un cours "parallèle" vers la guerre et vers la révolution : “D'autres théories ont également surgi plus récemment suivant lesquelles "avec l'aggravation de la crise du capitalisme, ce sont les deux termes de la contradiction qui se renforcent en même temps : guerre et révolution ne s'excluraient pas mutuellement mais avanceraient de façon simultanée et parallèle sans qu'on puisse savoir laquelle arriverait à son terme avant l'autre". L'erreur majeure d'une telle conception est qu'elle néglige totalement le facteur lutte de classe dans la vie de la société, tout comme la conception développée par la Gauche italienne [la théorie de l’économie de guerre] pêchait par une surestimation de l'impact de ce facteur. Partant de la phrase du Manifeste communiste suivant laquelle "l'histoire de toute société jusqu'à nos jours est l'histoire de la lutte de classes", elle en faisait l'implication mécanique à l'analyse du problème de la guerre impérialiste en considérant celle-ci comme une réponse à la lutte de classe sans voir, au contraire, qu'elle ne pouvait avoir lieu qu'en l'absence de celle-ci ou grâce à sa faiblesse. Mais pour fausse qu'elle fût, cette conception se basait sur un schéma correct, l'erreur provenant d'une délimitation incorrecte de son champ d'application. Par contre, la thèse du ‘parallélisme et de la simultanéité du cours vers la guerre et la révolution’ fait carrément fi de ce schéma de base du marxisme car elle suppose que les deux principales classes antagonistes de la société puissent préparer leurs réponses respectives à la crise du système – la guerre impérialiste pour l'une et la révolution pour l'autre – de façon complètement indépendante l'une de l'autre, du rapport entre leurs forces respectives, de leurs affrontements. S'il ne peut même pas s'appliquer à ce que détermine toute l'alternative historique de la vie de la société, le schéma du Manifeste communiste n'a plus de raison d'exister et on peut ranger tout le marxisme dans un musée au rayon des inventions ‘farfelues’ de l'imagination humaine”.3
Bien qu'il ait fallu quatre ans avant que nous changions de façon formelle la formule "cours à la révolution", avant tout parce qu'elle contenait l'implication d'une sorte de progrès inévitable et même linéaire vers des confrontations révolutionnaires, nous avions compris que le cours historique n'était ni statique, ni prédéterminé, mais qu'il était sujet aux changements dans l'évolution du rapport de forces entre les classes. D'où notre "slogan" au début des années 1980 en réponse à l'accélération tangible des tensions impérialistes (en particulier l'invasion de l'Afghanistan par la Russie et la réponse qu'elle avait provoquée de la part de l'Occident) : les Années de Vérité. Vérité non seulement dans le langage brutal de la bourgeoisie et de ses nouvelles équipes de droite mais vérité également dans le sens où l'avenir même de l'humanité allait se décider. Il est certain qu'il y a des erreurs dans ce texte, en particulier l'idée de "la faillite totale" de l'économie et d'une "offensive" prolétarienne déjà existante, quand les luttes ouvrières étaient encore nécessairement sur un terrain fondamentalement défensif. Mais le texte montrait une réelle capacité de prévision, non seulement parce que les ouvriers polonais nous ont rapidement offert une claire preuve que le cours à la guerre n'était pas ouvert et que le prolétariat était capable de fournir une alternative mais, aussi, parce que les événements de 1980 se sont avérés décisifs, même si ce n'était pas de la façon dont nous l'avions envisagé au départ. Les luttes en Pologne ont été un moment clé dans un processus menant à l'effondrement du bloc de l'Est et à l'ouverture définitive de la phase de décomposition, l'expression de l'impasse sociale dans laquelle aucune classe n'était capable de mettre en avant son alternative historique.
La "deuxième vague" a aussi été la période pendant laquelle MC nous a exhortés à "descendre du balcon" et à développer la capacité à participer aux luttes, à mettre en avant des propositions concrètes pour l'auto-organisation et l'extension comme, par exemple, pendant la grève des sidérurgistes en France. Ceci donna lieu à un certain nombre d'incompréhensions, par exemple la proposition de distribuer un tract appelant les ouvriers des autres secteurs à rejoindre la marche des sidérurgistes à Paris a été considérée comme une concession au syndicalisme parce que cette marche était organisée par les syndicats. Mais la question qui se posait n'était pas abstraite – dénoncer les syndicats en général - il fallait montrer comment, dans la pratique, les syndicats s'opposaient à l'extension de la lutte et pousser en avant les tendances à remettre en cause les syndicats et à prendre en main l'organisation de la lutte. Que cela était une possibilité réelle, l'écho que certaines de nos interventions dans des meetings massifs formellement appelés par les syndicats ont reçu, comme à Dunkerque, le montre. La question des "groupes ouvriers" qui naissaient de ces luttes fut posée également.4 Mais tout cet effort d'intervention active dans les luttes a eu également un aspect "négatif", l'apparition de tendances immédiatistes et activistes qui réduisaient le rôle de l'organisation révolutionnaire à apporter une assistance pratique aux ouvriers. Dans la grève des dockers de Rotterdam, nous avons joué un rôle de "porteurs d'eau" pour le comité de grève, ce qui donna lieu à une contribution extrêmement importante de MC5 qui établit de façon systématique comment le passage de l'ascendance à la décadence avait apporté de profonds changements dans la dynamique de la lutte de classe prolétarienne et donc à la fonction première de l'organisation révolutionnaire qui ne pouvait plus se considérer comme "l'organisateur" de la classe, mais comme une minorité lucide qui fournit une direction politique. Malgré cette clarification vitale, une minorité de l'organisation tomba encore plus dans l'ouvriérisme et l'activisme, caractérisés par l'opportunisme envers le syndicalisme manifesté dans le clan Chénier qui voyait les comités de grève syndicaux de la grève de la sidérurgie en Grande-Bretagne comme des organes de classe, tout en refusant en même temps de reconnaître la signification historique du mouvement de Pologne. Le texte de la Conférence extraordinaire de 1982 sur la fonction de l'organisation identifiait beaucoup de ces erreurs.6
La deuxième vague de luttes a touché à sa fin avec la répression en Pologne et cela a aussi accéléré le développement d'une crise dans le milieu révolutionnaire (la rupture des conférences internationales, la scission dans le CCI 7, l'effondrement du PCI : voir les Revue internationale n°28 et 32). Mais nous avons continué à développer notre compréhension théorique, en particulier en soulevant la question de la généralisation internationale comme prochaine étape de la lutte, et par le débat sur la critique de la théorie du maillon faible (voir Revue n°31 et 37). Ces deux questions, qui sont liées entre elles, font partie de l'effort pour comprendre la signification de la défaite en Pologne. A travers ces discussions nous avons vu que la clé de nouveaux développements majeurs de la lutte de classe mondiale – que nous définissions non seulement en termes d'auto-organisation et d'extension, mais de généralisation et de politisation internationales - résidait en Europe occidentale. Les textes sur la généralisation et d'autres polémiques réaffirmaient aussi que ce n'était pas la guerre qui constituait les meilleures conditions pour la révolution prolétarienne, comme la plupart des groupes de la tradition de la Gauche italienne continuaient à le défendre, mais la crise économique ouverte ; et c'était précisément cette perspective qui avaient été ouverte après 1968. Finalement, à la suite de la défaite en Pologne, certaines analyses clairvoyantes sur la rigidité sous-jacente des régimes staliniens furent mises en avant dans des articles tels que "La crise économique en Europe de l'Est et les armes de la bourgeoisie contre le prolétariat" dans la Revue internationale n°34. Ces analyses furent la base de notre compréhension des mécanismes de l'effondrement du bloc de l'Est après 1989.
1983-1988 : La troisième vague
Une nouvelle vague de luttes fut annoncée par les grèves du secteur public en Belgique et confirmée au cours des années suivantes par la grève des mineurs en Grande-Bretagne, les luttes des travailleurs des chemins de fer et de la santé en France, des chemins de fer et de l'éducation en Italie, des luttes massives en Scandinavie, en Belgique de nouveau en 1986, etc. Quasiment chaque numéro de la Revue internationale de cette période comporte un article éditorial sur la lutte de classe et nous avons publié les différentes résolutions des congrès sur la question. Il est certain que nous tentions de situer ces luttes dans un contexte historique plus large. Dans les Revue internationale n°39 et 41, nous avons publié des articles sur la méthode nécessaire pour analyser la lutte de classe, cherchant à répondre à l'empirisme et au manque de cadre dominant dans le milieu qui pouvait passer d'une grande sous-estimation à des exagérations soudaines et absurdes. Le texte de la Revue n°41 en particulier réaffirmait certains éléments fondamentaux sur la dynamique de la lutte de classe – son caractère irrégulier, fait de "vagues", provenant du fait que la classe ouvrière est la première classe révolutionnaire à être une classe exploitée et qu'elle ne peut avancer de victoire en victoire comme la bourgeoisie mais doit passer par un processus de douloureuses défaites qui peuvent être le tremplin de nouvelles avancées de la conscience. Ce contour en dents de scie de la lutte de classe est encore plus prononcé dans la période de décadence de sorte que, pour comprendre la signification d'une explosion particulière de luttes de classe, nous ne pouvons l'examiner isolément comme une "photographie" : nous devons la situer dans une dynamique plus générale qui nous ramène à la question du rapport de forces entre les classes et du cours historique.
Au cours de la même période s'est développé le débat sur le centrisme par rapport au conseillisme qui, dans un premier temps, s'est posé sur le plan théorique – le rapport entre conscience et lutte ainsi que la question de la maturation souterraine de la conscience (voir l'article à ce sujet dans la Revue internationale n°43). Ces débats ont permis au CCI de faire une critique importante de la vision conseilliste selon laquelle la conscience ne se développe qu'au moment des luttes ouvertes et d'élaborer la distinction entre deux dimensions de la conscience : celle de son extension et celle de sa profondeur ("la conscience de – ou dans – la classe et la conscience de classe", une distinction qui fut immédiatement considérée comme "léniniste" par la future tendance FECCI). La polémique avec la CWO sur la question de la maturation souterraine notait des similarités entre les visions conseillistes de notre "tendance" et la vision de la CWO qui, à ce moment-là, défendait ouvertement la théorie kautskyste de la conscience de classe (comprise comme importée de l'extérieur à la classe ouvrière par les intellectuels bourgeois). L'article cherchait à avancer dans la vision marxiste des rapports entre l'inconscient et le conscient tout en faisant la critique de la vision de la CWO relevant du "bon sens" commun.
Il est un autre domaine dans lequel la lutte contre le conseillisme n'avait pas été menée jusqu'au bout : tout en reconnaissant en théorie que la conscience de classe peut se développer en dehors des périodes de lutte ouverte, il y avait une tendance de longue date à espérer que, néanmoins, du fait que nous ne vivions plus dans une période de contre-révolution, la crise économique provoquerait des sauts soudains dans la lutte de classe et la conscience de classe. La conception conseilliste d'un lien automatique entre la crise et la lutte de classe revenait ainsi par la fenêtre et, depuis lors, elle est revenue souvent nous hanter, y compris dans la période qui a suivi le crash de 2008.
Un prolétariat à l'offensive ? Les difficultés de la politisation
Appliquant l'analyse que nous avions développée dans le débat sur le maillon faible, nos principaux textes sur la lutte de classe dans cette période reconnaissent l'importance d'un nouveau développement de la lutte de classe dans les pays centraux d'Europe. Les "Thèses sur la lutte de classe" (1984) publiées dans la Revue internationale n°37 soulignent les caractéristiques de cette vague :
"Les caractéristiques de la vague présente, telles qu'elles se sont déjà manifestées et qui vont se préciser de plus en plus, sont les suivantes :
- tendance à des mouvements de grande ampleur impliquant un nombre élevé d'ouvriers, touchant des secteurs entiers ou plusieurs secteurs simultanément dans un même pays, posant ainsi les bases de l'extension géographique des luttes, tendance au surgissement de mouvements spontanés manifestant, en particulier à leur début, un certain débordement des syndicats,
- simultanéité croissante des luttes au niveau international, jetant les jalons pour la future généralisation mondiale des luttes,
- développement progressif, au sein de l'ensemble du prolétariat, de sa confiance en soi, de la conscience de sa force, de sa capacité de s'opposer comme classe aux attaques capitalistes,
- rythme lent du développement des luttes dans les pays centraux et notamment de l'aptitude à leur auto-organisation, phénomène qui résulte du déploiement par la bourgeoisie de ces pays de tout son arsenal de pièges et mystifications et qui s'est réalisé une nouvelle fois dans les affrontements de ces derniers mois." (Thèses sur l'actuelle reprise de la lutte de classe)
Le plus important de ces "pièges et mystifications" fut le déploiement du syndicalisme de base contre les vraies tendances à l'auto-organisation des ouvriers, une tactique assez sophistiquée capable de créer des coordinations prétendument antisyndicales qui, en réalité, servaient de dernier rempart du syndicalisme. Mais tout en n'étant en aucune façon aveugles vis-à-vis des dangers auxquels était confrontée la lutte de classe, les Thèses, comme le texte sur les Années de Vérité, contenaient toujours la notion d'une offensive du prolétariat et prévoyaient que la troisième vague atteindrait un niveau supérieur aux précédentes, ce qui impliquait qu'elle atteindrait nécessairement le stade de la généralisation internationale.
Le fait que le cours soit à des confrontations de classe n'implique pas que le prolétariat soit déjà à l'offensive : jusqu'à la veille de la révolution, ses luttes seront essentiellement défensives face aux attaques incessantes de la classe dominante. De telles erreurs étaient le produit d'une tendance de longue date à surestimer le niveau immédiat de la lutte de classe. C'était souvent en réaction à l'incapacité du milieu prolétarien à voir plus loin que le bout de son nez, thème souvent développé dans nos polémiques et, aussi, dans la Résolution sur la situation internationale du 6e Congrès du CCI en 1985, publiée dans la Revue internationale n°44, qui contient un long passage sur la lutte de classe. Cette partie est une excellente démonstration de la méthode historique du CCI pour analyser la lutte de classe, une critique du scepticisme et de l'empirisme qui dominaient le milieu, et elle identifie aussi la perte des traditions historiques et la rupture entre la classe et ses organisations politiques comme les faiblesses clé du prolétariat. Mais, rétrospectivement, elle insiste trop sur la désillusion envers la gauche et en particulier envers les syndicats, et sur la croissance du chômage comme facteurs potentiels de radicalisation de la lutte de classe. Elle n'ignore pas les aspects négatifs de ces phénomènes mais ne voit pas comment, avec l'arrivée de la phase de décomposition, le désillusionnement passif vis-à-vis des anciennes organisations ouvrières et la généralisation du chômage, en particulier parmi les jeunes, pourraient devenir de puissants éléments de démoralisation du prolétariat et saper son identité de classe. Il est également parlant, par exemple, qu'en 1988 (Revue internationale n°54), nous continuions à publier une polémique sur la sous-estimation de la lutte de classe dans le camp prolétarien. Les arguments sont corrects en général mais ils montrent aussi le manque de conscience de ce qui se profilait – l'effondrement des blocs et le reflux le plus long que nous ayons connu.
Mais, vers la fin des années 1980, il est devenu clair, pour une minorité d'entre nous au moins, que le mouvement en avant de la lutte de classe qui avait été analysé dans tant d'articles et de résolutions au cours de cette période, s'enlisait. Il y eut un débat à ce sujet au 8e Congrès du CCI (Revue internationale n°59), en particulier par rapport à la question de la décomposition et de ses effets négatifs sur la lutte de classe. Une partie considérable de l'organisation voyait la "troisième vague" se renforcer sans cesse et l'impact de certaines défaites était sous-estimé. Cela avait été le cas notamment pour la grève des mineurs en Grande-Bretagne dont la défaite n'arrêta pas la vague mais qui eut un effet à long terme sur la confiance de la classe ouvrière en elle-même et pas seulement dans ce pays, tout en renforçant l'engagement de la bourgeoisie dans le démantèlement des "vieilles" industries. Le 8e Congrès fut aussi celui où fut émise l'idée que, désormais, les mystifications bourgeoises "ne duraient pas plus que trois semaines".
La discussion sur le centrisme envers le conseillisme avait soulevé le problème de la fuite du prolétariat vis-à-vis de la politique mais nous ne fumes pas capables d'appliquer cette question à la dynamique du mouvement de classe, en particulier à la question de son manque de politisation, de sa difficulté à développer une perspective même lorsque les luttes étaient auto-organisées et montraient une tendance à s'étendre. Nous pouvons même dire que le CCI n'a jamais développé une critique adéquate de l'impact de l'économisme et de l'ouvriérisme dans ses propres rangs, le menant à sous-estimer l'importance des facteurs qui poussent le prolétariat au-delà des limites du lieu de travail et des revendications économiques immédiates.
Ce n'est qu'avec l'effondrement du bloc de l'Est que nous avons vraiment pu saisir tout le poids de la décomposition et que nous avons prévu alors une période de nouvelles difficultés pour le prolétariat (Revue internationale n°60). Ces difficultés dérivaient précisément de l'incapacité de la classe ouvrière à développer sa perspective, mais allaient être activement renforcées par la vaste campagne idéologique de la classe dominante sur le thème de "la mort du communisme" et de la fin de la lutte de classe.
La période de décomposition
Suite à l'effondrement du bloc de l'Est, confrontée au poids de la décomposition et des campagnes anti-communistes de la classe dominante, la lutte de classe a subi un reflux qui s'est avéré très profond. Malgré quelques expressions de combattivité au début des années 1990 et de nouveau à la fin de celles-ci, le reflux devait persister au siècle suivant, tandis que la décomposition avançait de façon visible, (exprimée le plus clairement dans l'attaque des Twin Towers et les invasions de l'Afghanistan et de l'Irak qui l'ont suivie). Face à l'avancée de la décomposition, nous avons été obligés de réexaminer toute la question du cours historique dans un rapport pour le 14e Congrès (publié dans la Revue internationale n°107). D'autres textes notables sur ce thème ont été produits : "Pourquoi le prolétariat n'a pas encore renversé le capitalisme" dans les Revue n°103 et 104 et la Résolution sur la situation internationale du 15e Congrès du CCI (2003), Revue n°113).
Le rapport sur le cours historique de 2001 après avoir réaffirmé les acquis théoriques des révolutionnaires du passé et notre propre cadre tel qu'il est développé dans le document du 3e Congrès, est centré sur les modifications apportées par l'entrée du capitalisme dans sa phase de décomposition, où la tendance à la guerre mondiale est contrecarrée non seulement par l'incapacité de la bourgeoisie à mobiliser le prolétariat mais, aussi, par la dynamique centrifuge du "chacun pour soi" qui impliquait des difficultés grandissantes pour la reformation de blocs impérialistes. Cependant, comme la décomposition contient le risque d'une descente graduelle dans le chaos et la destruction irrationnelle, elle crée d'immenses dangers pour la classe ouvrière et le texte réaffirme le point de vue des Thèses d'origine selon lequel la classe pourrait être graduellement écrasée par l'ensemble de ce processus au point de ne plus être capable de se dresser contre la marée de la barbarie. Le texte tente aussi de distinguer entre les événements matériels et idéologiques impliqués dans le processus de "broyage" : les éléments idéologiques émergeant spontanément du sol du capitalisme en déclin et les campagnes consciemment orchestrées par la classe dominante, comme la propagande sans fin sur la mort du communisme. En même temps, le texte identifiait des éléments matériels plus directs comme le démantèlement des anciens centres industriels qui avaient souvent été au cœur de la combattivité ouvrière au cours des précédentes vagues de luttes (les mines, la sidérurgie, les docks, les usines automobile, etc.). Mais, tandis que ce nouveau rapport ne cherchait pas à masquer les difficultés qu'affrontait la classe, il examinait les signes de reprise de la combattivité et les difficultés persistantes de la classe dominante à entraîner la classe ouvrière dans ses campagnes guerrières et concluait que les potentialités de revitalisation de la lutte de classe étaient toujours intactes ; et cela allait se confirmer deux ans après, dans les mouvements sur les "réformes des retraites" en Autriche et en France (2003).
Dans le rapport sur la lutte de classe dans la Revue internationale n°117, nous identifions un tournant, une reprise de la lutte manifestée dans ces mouvements sur les retraites et dans d'autres expressions. Cela se confirma dans de nouveaux mouvements en 2006 et en 2007 comme lors du mouvement contre le CPE en France et dans les luttes massives dans l'industrie textile et dans d'autres secteurs en Égypte. Le mouvement des étudiants en France fut en particulier un témoignage éloquent de l'existence d'une nouvelle génération de prolétaires confrontée à un avenir très incertain (voir les "Thèses sur le mouvement des étudiants en France" dans la Revue n°125 et aussi l'éditorial de ce même numéro). Cette tendance fut confirmée par la suite par la "jeunesse" en Grèce en 2008-2009, la révolte étudiante en Grande-Bretagne en 2010 et, par-dessus tout, par le printemps arabe et les mouvements des Indignados et d'Occupy en 2011-2013 qui ont donné lieu à plusieurs articles de la Revue internationale, en particulier celui de la Revue n°147. Il y eut clairement des acquis dans ces mouvements – l'affirmation de la forme assemblée, un engagement plus direct envers des questions politiques et morales, un clair sens internationaliste, éléments sur la signification desquels nous reviendrons plus tard. Dans notre rapport au BI plénier d'octobre 2013, nous avons critiqué le rejet économiste et ouvriériste de ces mouvements et la tentative de voir le cœur de la lutte de classe mondiale dans les nouvelles concentrations industrielles d'Extrême-Orient. Mais nous n'avons pas caché le problème fondamental révélé dans ces révoltes : la difficulté pour leurs jeunes protagonistes de se concevoir comme faisant partie de la classe ouvrière, l'énorme poids de l'idéologie de la citoyenneté et donc du démocratisme. La fragilité de ces mouvements fut clairement indiquée au Moyen-Orient où nous avons pu voir depuis lors de claires régressions de la conscience (comme en Egypte et en Israël) et, en Libye et en Syrie, une chute quasi immédiate dans la guerre impérialiste. Il y a eu d'authentiques tendances à la politisation dans ces mouvements puisqu'ils ont posé des questions profondes sur la nature même du système social existant et, comme lors des précédents surgissements dans les années 2000, ils produisirent une minuscule minorité d'éléments en recherche mais, au sein de cette minorité, il existait une immense difficulté à aller vers un engagement militant révolutionnaire. Même lorsque ces minorités semblaient avoir échappé aux chaînes les plus évidentes de l'idéologie bourgeoise se décomposant, elles les ont souvent rencontrées sous des formes plus subtiles et plus radicales qui sont cristallisées dans l'anarchisme, la théorie de la "communisation" et des tendances similaires, toutes fournissant une preuve supplémentaire que nous avions tout-à-fait raison de voir "le conseillisme comme le plus grand danger" dans les années 1980 puisque tous ces courants échouent précisément sur la question des instruments politiques de la lutte de classe et, avant tout, l'organisation révolutionnaire.
Un bilan complet de ces mouvements (et de nos discussions à ce sujet) n'a pas encore été fait et on ne peut le faire ici. Mais il semble que le cycle de 2003-2013 touche à sa fin et que nous sommes face à une nouvelle période de difficultés 8. C'est particulièrement évident au Moyen-Orient où les protestations sociales ont rencontré la répression la plus rude et la barbarie impérialiste ; et cette involution terrible ne peut qu'avoir un effet déprimant sur les ouvriers du monde entier. De toute façon, si nous nous rappelons notre analyse du développement inégal de la lutte de classe, le reflux après ces explosions est inévitable et, pour quelque temps, cela tendra à exposer plus la classe à l'impact nocif de la décomposition.
La sous-estimation de l'ennemi
“... Selon les rapports, vous avez dit que j'avais prévu l'effondrement de la société bourgeoise en 1898. Il y a une légère erreur quelque part. Tout ce que j'ai dit, c'est que nous pourrions peut-être prendre le pouvoir d'ici 1898. Si cela n'arrive pas, la vieille société bourgeoise pourrait encore végéter un moment, pourvu qu'une poussée de l'extérieur ne fasse pas s'effondrer toute la vieille bâtisse pourrie. Un vieil emballage moisi comme ça peut survivre à sa mort intérieure fondamentale encore quelques décennies si l'atmosphère n'est pas troublée” (Engels à Bebel, 24-26 octobre 1891).
Dans ce bref passage, l'erreur est si évidente qu'il n'est pas nécessaire de la commenter : l'idée de la classe ouvrière venant au pouvoir en 1898 était une illusion probablement générée par la croissance rapide du parti social-démocrate en Allemagne. Une dérive réformiste se mélange à un optimisme exagéré et à une impatience qui, dans le Manifeste communiste, avaient donné lieu à la formulation selon quoi "la chute de la bourgeoisie et la victoire du prolétariat sont inévitables" (et peut-être pas si loin). Mais à côté de cela, il y a une idée très valable : une société condamnée par l'histoire peut encore maintenir son "vieil emballage moisi" longtemps après que le besoin de la remplacer ait surgi. En fait non des décennies mais un siècle après la Première Guerre mondiale, nous voyons la sinistre détermination de la bourgeoisie de maintenir son système en vie quel qu'en soit le prix pour l'avenir de l'humanité.
La plupart de nos erreurs des quarante dernières années semblent résider dans la sous-estimation de la bourgeoisie, de la capacité de cette classe à maintenir son système pourri et donc de l'immensité des obstacles auxquels fait face la classe ouvrière pour assumer ses tâches révolutionnaires. Pour faire le bilan des luttes de 2003-2013, ce doit être un élément-clé.
Le rapport pour le 21e Congrès de la section en France en 2014 réaffirme l'analyse du tournant : les luttes de 2003 ont soulevé la question-clé de la solidarité et le mouvement de 2006 contre le CPE en France fut un mouvement profond qui prit la bourgeoisie par surprise et la força à reculer car il posait le réel danger d'une extension aux travailleurs actifs. Mais à sa suite, il y a eu tendance à oublier la capacité de la classe dominante à récupérer de tels chocs et à renouveler son offensive idéologique et ses manœuvres, en particulier quand il s'agit de restaurer l'influence des syndicats. Nous avons vu cela en France dans les années 1980 avec le développement des coordinations et nous l'avons vu à nouveau en 1995 mais, comme le souligne le rapport du dernier Congrès de la section en France, nous l'avons oublié dans nos analyses des mouvements en Guadeloupe et dans les luttes sur les retraites en 2010 qui ont effectivement épuisé le prolétariat français et l'ont empêché d'être réceptif au mouvement en Espagne l'année suivante. Et de nouveau, malgré notre insistance passée sur l'énorme impact des campagnes anti-communistes, le rapport à ce Congrès suggère également que nous avons trop rapidement oublié que les campagnes contre le marxisme et contre le communisme ont toujours un poids considérable sur la nouvelle génération qui est apparue pendant la précédente décennie.
Certaines autres faiblesses au cours de cette période commencent seulement à être reconnues.
Dans nos critiques de l'idéologie des "anticapitalistes" des années 1990, avec leur insistance sur la mondialisation comme étant une phase totalement nouvelle dans la vie du capitalisme – et des concessions faites dans le mouvement prolétarien à cette idéologie, en particulier par le BIPR qui semblait mettre en question la décadence – nous n'avons pas reconnu les éléments de vérité au cœur de cette mythologie : que la nouvelle stratégie de "la mondialisation" et le néo-libéralisme ont permis à la classe dominante de résister aux récessions des années 1980 et même à ouvrir de vraies possibilités d'expansion dans des zones où les anciennes divisions entre blocs et les modèles économiques semi-autarciques avaient érigé de considérables barrières au mouvement du capital. L'exemple le plus évident de ce développement est évidemment la Chine dont nous n'avons pas pleinement anticipé la montée au statut de "superpuissance", bien que depuis les années 1970 et la rupture entre la Russie et la Chine nous ayons toujours reconnu que c'était une sorte d'exception à la règle de l'impossible "indépendance" par rapport à la domination des deux blocs. Nous avons donc été en retard pour comprendre l'impact qu'allait avoir sur le développement global de la lutte de classe l'émergence de ces énormes concentrations industrielles dans certaines de ces régions.. Les raisons théoriques sous-jacentes de notre incapacité à prévoir la montée de la Nouvelle Chine devront être recherchées plus en profondeur dans les discussions sur notre analyse de la crise économique.
De façon peut-être plus significative, nous n'avons pas investigué de façon adéquate le rôle joué par l'effondrement de beaucoup d'anciens centres de combattivité de classe dans les pays centraux en sapant l'identité de classe. Nous avons eu raison d'être sceptiques envers les analyses purement sociologiques de la conscience de classe mais le changement de composition de la classe ouvrière dans les pays centraux, la perte des traditions de lutte, le développement des formes de travail les plus atomisées, ont certainement contribué à l'apparition de générations de prolétaires qui ne se voient plus comme partie de la classe ouvrière, même quand ils s'engagent dans la lutte contre les attaques de l'État, comme on l'a vu pendant les mouvements des Occupy et des Indignados en 2011-2013. Particulièrement important est le fait que l'échelle des "délocalisations" qui ont eu lieu dans les pays occidentaux résultait souvent de défaites majeures – les mineurs en Grande-Bretagne, les sidérurgistes en France à titre d'exemple. Ces questions, bien que soulevées dans le rapport de 2001 sur le cours historique, n'ont pas vraiment été traitées et ont été reposées dans le rapport de 2013 sur la lutte de classe. C'est là un retard très important et nous n'avons toujours pas incorporé ce phénomène dans notre cadre, ce qui requerrait certainement une réponse aux tentatives erronées de courants comme les autonomistes et la TCI pour théoriser la "recomposition" de la classe ouvrière.
En même temps, la prévalence du chômage à long terme ou de l'emploi précaire a exacerbé la tendance à l'atomisation et à la perte de l'identité de classe. Les luttes autonomes des chômeurs, capables de se relier aux luttes des ouvriers actifs, furent bien moins significatives que nous l'avions prévu dans les années 1970 et 1980 (cf. Les "Thèses sur le chômage" dans la Revue internationale n°14 ou la Résolution sur la situation internationale du 6e Congrès du CCI évoquée plus haut) et de nombreux chômeurs et employés précaires sont tombés dans la lumpenisation, la culture de bandes ou les idéologies politiques réactionnaires. Les mouvements des étudiants en France en 2006 et les révoltes sociales vers la fin de la décennie du nouveau siècle commencèrent à apporter des réponses à ces problèmes, offrant la possibilité d'intégrer les chômeurs dans les manifestations de masse et les assemblées de rue, mais c'était toujours dans un contexte où l'identité de classe est encore très faible.
Notre principale insistance pour expliquer la perte de l'identité de classe a porté sur le plan idéologique, soit en tant que produit immédiat de la décomposition (chacun-pour-soi, culture de bande, fuite dans l'irrationalité, etc.) ou bien par l'utilisation délibérée des effets de la décomposition par la classe dominante – de façon la plus évidente, les campagnes sur la mort du communisme mais, aussi, l'assaut idéologique au jour le jour des médias et de la publicité autour de fausses révoltes, l'obsession du consumérisme et des célébrités, etc. C'est évidemment vital mais, d'une certaine façon, nous n'avons fait que commencer à investiguer comment ces mécanismes idéologiques opèrent au niveau le plus profond – une tâche théorique clairement posée par les "Thèses sur la morale" 9 et dans nos efforts pour développer et appliquer la théorique marxiste de l'aliénation.
L'identité de classe n'est pas, comme la TCI l'a parfois défendu, une sorte de sentiment simplement instinctif ou à demi-conscient qu'auraient les ouvriers, qu'il faudrait distinguer de la véritable conscience de classe préservée par le parti. Elle est elle-même une partie intégrante de la conscience de classe, fait partie du processus où le prolétariat se reconnaît en tant que classe distincte avec un rôle et un potentiel uniques dans la société capitaliste. De plus, elle n'est pas limitée au domaine purement économique mais dès le début comportait un puissant élément culturel et moral : comme Rosa Luxemburg l'écrivait, le mouvement ouvrier ne se limite pas à une question de "couteau et de fourchette" mais est "un grand mouvement culturel". Le mouvement ouvrier du 19e siècle a donc incorporé non seulement les luttes pour les revendications économiques et politiques immédiates mais aussi l'organisation de l'éducation, des débats sur l'art et sur la science, des activités de sport et de loisir, etc. Le mouvement fournissait tout un milieu dans lequel les prolétaires et leurs familles pouvaient s'associer en dehors des lieux de travail, renforçant la conviction que la classe ouvrière était le véritable héritier de tout ce qui était sain dans les précédentes expressions de la culture humaine. Ce genre de mouvement de la classe ouvrière a atteint son summum dans la période de la social-démocratie mais c'était aussi les prémisses de sa chute. Ce qui fut perdu dans la grande trahison de 1914, ce fut non seulement l'Internationale et les anciennes formes d'organisation politique et économique mais, aussi, un milieu culturel plus vaste qui ne survécut que dans la caricature constituée par les "fêtes" des partis staliniens et gauchistes. 1914 constitua donc le premier de toute une série de coups contre l'identité de classe au cours du siècle passé : la dissolution politique de la classe dans la démocratie et dans l'antifascisme dans les années 1930 et 1940, l'assimilation du communisme au stalinisme, la rupture de la continuité organique avec les organisations et les traditions du passé apportée par la contre-révolution : bien avant l'ouverture de la phase de décomposition, ces traumatismes pesaient déjà lourdement sur la capacité du prolétariat à se constituer en classe avec un réel sens de lui-même en tant que force sociale portant en lui "la dissolution de toutes les classes". Ainsi, toute investigation du problème de la perte de l'identité de classe devra revenir sur l'ensemble de l'histoire du mouvement ouvrier et ne pas se restreindre aux dernières décennies. Même si c'est dans les dernières décennies que le problème est devenu si aigu et si menaçant pour l'avenir de la lutte de classe, c'est seulement l'expression concentrée de processus qui ont une histoire bien plus longue.
Pour revenir au problème de notre sous-estimation de la classe dominante : la culmination de notre sous-estimation de longue date de l'ennemi - et qui constitue aussi la plus grande faiblesse de nos analyses - a été atteinte après le crash financier de 2007-08, quand est revenue au premier plan une ancienne tendance à considérer que la classe dominante au centre du système aurait plus ou moins épuisé toutes les options, que l'économie aurait atteint une impasse totale. Ceci ne pouvait qu'augmenter les sentiments de panique, exacerber l'idée souvent non exprimée et tacite selon laquelle la classe ouvrière et le minuscule mouvement révolutionnaire étaient face à leur dernière chance, ou avaient déjà "raté le coche". Certaines formulations sur la dynamique de la grève de masse avaient nourri cet immédiatisme. En réalité, nous n'avions pas tort de voir des "germes" de la grève de masse dans le mouvement des étudiants en France en 2006, ou dans d'autres comme celui des sidérurgistes en Espagne la même année, celui d'Egypte en 2007, au Bangladesh ou ailleurs. Notre erreur réside dans le fait d'avoir pris la graine pour la fleur et de ne pas avoir compris que la période de germination ne pouvait qu'être longue. Il est clair que ces erreurs d'analyse étaient très liées aux déformations activistes et opportunistes de notre intervention au cours de cette période, bien que ces erreurs doivent également être comprises dans la discussion plus large de notre rôle comme organisation (voir le texte sur le travail de la fraction).
La dimension morale de la conscience de classe
"Si le propriétaire de la force de travail a travaillé aujourd'hui, il doit pouvoir recommencer demain dans les mêmes conditions de vigueur et de santé. Il faut donc que la somme des moyens de subsistance suffise pour l'entretenir dans son état de vie normal.
Les besoins naturels, tels que nourriture, vêtements, chauffage, habitation, etc., diffèrent suivant le climat et autres particularités physiques d'un pays. D'un autre côté le nombre même de soi-disant besoins naturels, aussi bien que le mode de les satisfaire, est un produit historique, et dépend ainsi, en grande partie, du degré de civilisation atteint. Les origines de la classe salariée dans chaque pays, le milieu historique où elle s'est formée, continuent longtemps à exercer la plus grande influence sur les habitudes, les exigences et par contrecoup les besoins qu'elle apporte dans la vie. La force de travail renferme donc, au point de vue de la valeur, un élément moral et historique, ce qui la distingue des autres marchandises." (Marx, Le Capital, volume I, chapitre 6).
Aborder Le Capital sans vraiment saisir que Marx cherche à comprendre le fonctionnement de rapports sociaux particuliers qui sont le produit de milliers d'années d'histoire et qui, comme d'autres rapports sociaux, sont condamnés à disparaître, c'est se trouver ensorcelé par la vision réifiée du monde que l'étude de Marx a pour but de combattre. Cette démarche affecte tous les marxologues intellectuels, qu'ils se considèrent comme de confortable professeurs ou des communistes ultra-radicaux, qui tendent à analyser le capitalisme comme un système auto-suffisant, aux lois éternelles, opérant de la même façon dans toutes les conditions historiques, pendant la décadence du système comme dans son ascendance. Mais les remarques de Marx sur la valeur de la force de travail nous ouvrent les yeux sur ce point de vue purement économique sur le capitalisme et montrent en quoi les facteurs "historiques et moraux" jouent un rôle crucial dans la détermination d'un fondement "économique" de cette société : la valeur de la force de travail. En d'autres termes, contrairement aux affirmations de Paul Cardan (alias Castoriadis, le fondateur du groupe Socialisme ou Barbarie) pour qui Le Capital était un livre sans lutte de classe, Marx défend que l'affirmation de la dignité humaine par la classe exploitée - la dimension morale par excellence – ne peut pas, par définition, être retranchée d'un examen scientifique de la façon dont opère le système capitaliste. Dans la même phrase, Marx répond aussi à ceux qui le considèrent comme un relativiste moral, comme un penseur qui rejette toute morale comme étant des phrases creuses et hypocrites provenant de telle ou telle classe dominante.
Aujourd'hui, le CCI est obligé d'approfondir sa compréhension de l' "élément historique et moral" dans la situation de la classe ouvrière – historique non seulement dans le sens des luttes des 40 dernières années ou des 80 ou des 100 dernières années, ou même depuis les tout premiers mouvements des ouvriers à l'aube du capitalisme, mais dans le sens de la continuité et de la rupture entre les luttes de la classe ouvrière et celles des précédentes classes exploitées et, au-delà de cela, avec toutes les tentatives précédentes de l'espèce humaine pour surmonter les entraves à la réalisation de ses vraies potentialités, pour libérer "ses facultés qui sommeillent", comme Marx définit la caractéristique centrale du travail humain en soi. C'est là que l'histoire et l'anthropologie se rejoignent et parler d'anthropologie, c'est parler de l'histoire de la morale. D'où l'importance des "Thèses sur la morale" et de la discussion de celles-ci.
En extrapolant à partir des Thèses, nous pouvons noter certains moments-clés qui marquent la tendance à l'unification de l'espèce humaine : le passage de la horde au communisme primitif plus large, l'avènement de "l'âge axial" en lien avec la généralisation naissante des rapports marchands qui ont vu l'émergence de la plupart des religions du monde, expressions dans l'"esprit" de l'unification d'une humanité qui ne pouvait cependant pas être unie en réalité ; l'expansion globale du capitalisme ascendant qui, pour la première fois, tendait à unifier l'humanité sous le règne il est vrai brutal d'un mode de production unique ; la première vague révolutionnaire qui contenait la promesse d'une communauté humaine matérielle. Cette tendance a reçu un terrible coup avec le triomphe de la contre-révolution et ce n'est pas par hasard si, à la veille de la guerre la plus barbare de l'histoire, Trotski en 1938 pouvait déjà parler de "crise de l'humanité". Il est clair qu'il avait à l'esprit comme preuve de cette crise la Première Guerre mondiale, la Russie stalinienne, la Grande Dépression et la marche vers la Deuxième Guerre mondiale, mais c'était peut-être par-dessus tout l'image de l'Allemagne nazie (même s'il ne vécut pas pour être témoin des expressions les plus horribles de ce régime barbare) qui confirmait cette idée, celle que l'humanité elle-même était soumise à un test, parce qu'ici avait lieu un processus sans précédent de régression au sein de l'un des berceaux de la civilisation bourgeoise : la culture nationale qui avait donné naissance à Hegel, Beethoven, Goethe succombait maintenant à la domination des voyous, des occultistes et des nihilistes, motivés par un programme qui cherchait à mettre un point final à toute possibilité d'une humanité unifiée.
Dans la décomposition, cette tendance à la régression, ces signes que l'ensemble du progrès de l'humanité jusqu'à présent s'effondre sur lui-même, est devenue "normalisée" sur la planète. Ceci s'exprime avant tout dans le processus de fragmentation et de chacun pour soi : l'humanité, à un stade où la production et la communication sont plus unifiés que jamais, est en danger de se diviser et de se sous-diviser en nations, régions, religions, races, gangs, tout cela accompagné d'une régression tout aussi destructrice au niveau intellectuel avec la montée de nombreuses formes de fondamentalisme religieux, de nationalisme et de racisme. La montée de l'État islamique fournit un résumé de ce processus à l'échelle historique : là où par le passé l'Islam fut le produit d'une avancée morale et intellectuelle à travers et au-delà de toute la région, aujourd'hui l'Islamisme, sous sa forme sunnite comme sous sa forme chiite, est une pure expression de négation de l'humanité – de pogromisme, de misogynie et d'adoration de la mort.
Clairement, ce danger de régression contamine le prolétariat lui-même. Des parties de la classe ouvrière en Europe par exemple, ayant vu la défaite de toutes les luttes des années 1970 et 1980 contre la décimation de l'industrie et des emplois, sont ciblées avec succès par des partis racistes qui ont trouvé de nouveaux boucs-émissaires à accuser pour leur misère – les vagues d'immigrants vers les pays centraux, fuyant le désastre économique, écologique, militaire de leurs régions. Ces immigrants sont généralement plus "visibles" que ne l'étaient les Juifs dans l'Europe des années 1930, et ceux d'entre eux qui adoptent la religion musulmane peuvent se lier directement aux forces engagées dans les conflits impérialistes de leurs pays d' "accueil". Cette capacité de la droite plutôt que de la gauche à pénétrer des parties de la classe ouvrière (en France par exemple, d'anciens "bastions" du Parti communiste sont tombés dans le giron du Front National) est une expression significative d'une perte d'identité de classe : là où par le passé on pouvait voir les ouvriers perdre leurs illusions dans la gauche du fait de l'expérience du rôle qu'elle jouait dans le sabotage de leurs luttes, aujourd'hui l'influence déclinante de cette gauche est plus un reflet du fait que la bourgeoisie a moins besoin de forces de mystification prétendant agir au nom de la classe ouvrière parce que cette dernière est carrément moins capable de se voir comme une classe. Cela reflète aussi l'un des conséquences les plus significatives du processus global de décomposition et du développement inégal de la crise économique mondiale : la tendance de l'Europe et de l'Amérique du Nord à devenir des îlots de "santé" relative dans un monde devenu fou. L'Europe en particulier ressemble de plus en plus à un bunker aux stocks garnis se défendant contre des masses désespérées cherchant refuge contre une apocalypse générale. La réponse de "bon sens commun" de tous les assiégés, quelle que soit la rudesse du régime au sein du bunker, est de resserrer les rangs et de s'assurer que les portes du bunker sont soigneusement fermées. L'instinct de survie devient alors totalement séparé de tout sentiment ou de toute impulsion morale.
Les crises de "l'avant-garde" doivent aussi être situées au sein de ce processus d'ensemble : l'influence de l'anarchisme sur les minorités politisées générées par les luttes de 2003-13, avec sa fixation sur l'immédiat, le lieu de travail, la "communauté" ; la montée de l'ouvriérisme à la Mouvement communiste et son pôle opposé, la tendance "communisatrice" qui rejette la classe ouvrière come sujet de la révolution ; le glissement vers la banqueroute morale au sein de la Gauche communiste elle-même que nous analyserons dans d'autres rapports. Bref, l'incapacité de l'avant-garde révolutionnaire à saisir la réalité de la régression à la fois morale et intellectuelle balayant le monde et de lutter contre.
Le cours historique
En réalité, la situation apparaît très grave. Cela a-t-il encore un sens de parler d'un cours historique vers les confrontations de classe ? La classe ouvrière aujourd'hui est aussi éloignée dans le temps de 1968 que 1968 l'était des débuts de la contre-révolution et, de plus, sa perte d'identité de classe signifie que la capacité à se réapproprier les leçons des luttes qui ont pu avoir lieu au cours des décennies précédentes a diminué. En même temps, les dangers inhérents au processus de décomposition – d'un épuisement graduel de la capacité du prolétariat à résister à la barbarie du capitalisme – ne sont pas statiques mais tendent à s'amplifier au fur et à mesure que le système social capitaliste s'enfonce plus profondément dans le déclin.
Le cours historique n'a jamais été déterminé pour toujours et la possibilité de confrontations de classe massives dans les pays-clés du capitalisme n'est pas une étape préétablie dans le voyage vers le futur.
Néanmoins nous continuons à penser que le prolétariat n'a pas dit son dernier mot, même quand ceux qui prennent la parole n'ont pas tellement conscience de parler pour le prolétariat.
Dans notre analyse des mouvements de classe de 1968-89, nous avions noté l'existence de certains hauts moments qui fournissaient une inspiration pour les luttes futures et un instrument pour mesurer leur progrès. Ainsi l'importance de 1968 en France soulevant la question d'une nouvelle société ; des luttes en Pologne en 1980 qui réaffirmaient les méthodes de la grève de masse ; de l'extension et de l'auto-organisation de la lutte, etc. Dans une grande mesure, ce sont des questions restées sans réponse. Mais nous pouvons aussi dire que les luttes de la dernière décennie ont également connu des points hauts, avant tout parce qu'elles ont commencé à poser la question-clé de la politisation que nous avons identifiée comme une faiblesse centrale des luttes du cycle précédent. De plus, ce qu'il y a de plus important dans ces mouvements – comme celui des étudiants en France en 2006 ou la révolte des Indignados en Espagne – c'est d'avoir posé beaucoup de questions montrant que, pour le prolétariat, la politique ce n'est pas "de savoir s'il faudrait garder ou faire sortir l'équipe gouvernementale", mais le changement des rapports sociaux ; que la politique du prolétariat concerne la création d'une nouvelle morale opposée à la vision du monde du capitalisme où l'homme est un loup pour l'homme. À travers leur "indignation" contre le gâchis de potentiel humain et le caractère destructeur du système actuel ; de par leurs efforts pour gagner les secteurs les plus aliénés de la classe ouvrière (l'appel des étudiants français à la jeunesse des banlieues) ; par le rôle d'avant-garde joué par les jeunes femmes, par leur démarche envers la question de la violence et la provocation policière, dans le désir pour le débat passionné dans les assemblées et l'internationalisme naissant de tant de slogans du mouvement 10, ces mouvements ont porté un coup à l'avancée de la décomposition et ont affirmé qu'y céder passivement n'était pas du tout la seule possibilité, qu'il était toujours possible de répondre au no-future de la bourgeoisie avec ses attaques incessantes contre la perspective du prolétariat par la réflexion et le débat sur la possibilité d'un autre type de rapports sociaux. Et, dans la mesure où ces mouvements étaient eux-mêmes forcés de s'élever à un certain niveau, de poser des questions sur tous les aspects de la société capitaliste - économiques, politiques artistiques, scientifiques et environnementaux - ils nous ont donné une idée de la façon dont un nouveau "grand mouvement culturel" pourrait réapparaître dans les feux de la révolte contre le système capitaliste.
Il y a certainement eu des moments où nous avons eu tendance à être emportés par l'enthousiasme pour ces mouvements et à perdre de vue leurs faiblesses, renforçant nos tendances à l'activisme et à des formes d'intervention qui n'étaient pas guidées par un point de départ théorique clair. Mais nous n'avons pas eu tort, en 2006 par exemple, de déceler des éléments de la grève de masse dans le mouvement contre le CPE. Il est certain que nous avons tendu à voir cela d'une manière immédiatiste plutôt que dans une perspective à long terme mais il n'y a pas à mettre en question le fait que ces révoltes ont réaffirmé la nature sous-jacente de la lutte de classe en décadence : des luttes qui ne sont pas organisées à l'avance par des organes permanents mais qui tendent à s'étendre à toute la société, qui posent le problème de nouvelles formes d'auto-organisation, qui tendent à intégrer la dimension politique à la dimension économique.
Evidemment la grande faiblesse de ces luttes fut que, dans une grande mesure, elles ne se considéraient pas comme prolétariennes, comme des expressions de la guerre de classe. Et si cette faiblesse n'est pas surmontée, les points forts de tels mouvements tendront à devenir des points faibles : les préoccupations morales dériveront vers une vague forme d'humanisme petit-bourgeois qui tombe facilement dans les politiques démocratiques et "citoyennes" – c'est-à-dire ouvertement bourgeoises ; les assemblées deviendront de simples parlements de rue où les débats ouverts sur les questions fondamentales sont remplacées par les manipulations des élites politiques et des revendications qui limitent le mouvement à l'horizon de la politique bourgeoise. Et ceci fut évidemment le destin des révoltes sociales de 2011-2013.
Il est nécessaire de lier la révolte de rue à la résistance des travailleurs actifs, aux divers produits du mouvement de la classe ouvrière ; de comprendre que cette synthèse ne peut que se baser sur une perspective prolétarienne pour l'avenir de la société et que celle-ci, à son tour, implique que l'unification du prolétariat doit inclure la restauration du lien entre la classe ouvrière et les organisations de révolutionnaires. Telle est la question non répondue, la perspective non assumée, posée non seulement par les luttes des dernières années mais aussi par toutes les expressions de la lutte de classe depuis 1968.
Contre le bon sens commun de l'empirisme qui ne peut voir le prolétariat que lorsqu'il apparaît à la surface, les marxistes reconnaissent que le prolétariat est comme Albion, le géant endormi de Blake dont le réveil mettra le monde sens dessus dessous. Sur la base de la théorie de la maturation souterraine de la conscience, que le CCI est plus ou moins le seul à défendre, nous reconnaissons que le vaste potentiel de la classe ouvrière reste pour sa plus grande partie caché et même les révolutionnaires les plus clairs peuvent facilement oublier que cette "faculté qui sommeille" peut avoir un impact énorme sur la réalité sociale même lorsqu'apparemment, elle s'est retirée de la scène. Marx fut capable de voir dans la classe ouvrière la nouvelle force révolutionnaire dans la société sur la base de ce qui pouvait sembler constituer des preuves bien maigres comme quelques luttes des tisserands en France qui n'avaient pas encore complètement dépassé le stade artisanal de développement. Et malgré les immenses difficultés auxquelles est confronté le prolétariat, malgré toutes nos surestimations des luttes et nos sous-estimations de l'ennemi, le CCI voit encore assez d'éléments dans les mouvements de classe au cours des 40 dernières années pour conclure que la classe ouvrière n'a pas perdu sa capacité d'offrir à l'humanité une nouvelle société, une nouvelle culture et une nouvelle morale.
Poser les questions en profondeur
Ce Rapport est déjà bien plus long que prévu et même, il s'est souvent limité à poser des questions plutôt qu'à y répondre. Mais nous ne cherchons pas des réponses immédiates ; notre but est de développer une culture théorique où chaque question est examinée avec profondeur, en la reliant aux trésors intellectuels du CCI, à l'histoire du mouvement ouvrier et aux classiques du marxisme comme guides indispensables dans l'exploration de problèmes nouveaux soulevés par la phase finale du déclin du capitalisme. Une question-clé implicitement soulevée dans ce Rapport – dans sa réflexion sur l'identité de classe ou sur le cours historique – est la notion même de classe sociale et le concept de prolétariat comme classe révolutionnaire de cette époque. Le CCI a fait d'importantes contributions dans ce domaine – en particulier "Le prolétariat est toujours la classe révolutionnaire" dans les Revue n°73 et 74 et "Pourquoi le prolétariat n'a pas encore renversé le capitalisme" dans les Revue n°103 et 104, les deux articles cherchant à répondre aux doutes au sein du mouvement politique prolétarien sur la possibilité même de la révolution. Il est nécessaire de revenir à ces articles mais, aussi, aux textes et aux traditions marxistes sur lesquels ils se basent, tout en testant en même temps nos arguments à la lumière de l'évolution réelle du capitaliste et de la lutte de classe dans les dernières décennies. Il est clair qu'un tel projet ne peut être entrepris qu'à long terme. Il en va de même pour d'autres aspects du Rapport qui n'ont pu qu'être effleurés, comme la dimension morale de la conscience de classe et son rôle essentiel dans la capacité de la classe ouvrière à surmonter le nihilisme et le manque de perspective inhérents au capitalisme dans sa phase de décomposition, ou la nécessité d'une critique très détaillée des différentes formes d'opportunisme qui ont affecté à la fois l'analyse de la lutte de classe par le CCI et son intervention, en particulier les concessions au conseillisme, à l'ouvriérisme et à l'économisme.
Peut-être que l'une des faiblesses qui apparaît le plus clairement dans le Rapport est notre tendance à sous-estimer les capacités de la classe dominante à maintenir son système en déclin, à la fois sur le plan économique (élément qui doit être développé dans le Rapport sur la crise économique) et sur le plan politique à travers sa capacité à anticiper et à dévoyer le développement de la conscience dans la classe à travers toute une panoplie de manœuvres et de stratagèmes. Le corollaire de cette faiblesse de notre part est que nous avons été trop optimistes sur la capacité de la classe ouvrière de contrer les attaques de la bourgeoisie et d'avancer vers une claire compréhension de sa mission historique – une difficulté qui est aussi reflétée dans le développement souvent extrêmement lent et tortueux de l'avant-garde révolutionnaire. C'est une caractéristique des révolutionnaires d'être impatients de voir la révolution : Marx et Engels considéraient que les révolutions bourgeoises de leur époque pourraient être rapidement "transformées" en révolution prolétarienne ; les révolutionnaires qui ont constitué l'IC étaient confiants que les jours du capitalisme étaient comptés ; notre propre camarade MC espérait qu'il vivrait assez pour voir le début de la révolution. Pour les cyniques et les colporteurs du bon vieux sens commun, c'est parce que la révolution et la société sans classe sont au mieux des illusions et des utopies, aussi on peut tout aussi bien les attendre pour demain ou pour dans cent ans. D'un autre côté, pour les révolutionnaires, cette impatience de voir l'aube de la nouvelle société est le produit de leur passion pour le communisme, une passion qui "ne repose nullement sur des idées, des principes inventés ou découverts par tel ou tel réformateur du monde" mais sont simplement "l'expression générale des conditions réelles d'une lutte de classes existante, d'un mouvement historique qui s'opère sous nos yeux" (Le Manifeste communiste). Evidemment la passion doit aussi être guidée et parfois tempérée par l'analyse la plus rigoureuse, la capacité la plus sérieuse de tester, vérifier et d'autocritiquer ; et c'est ce que nous cherchons à faire en premier lieu pour le 21e Congrès du CCI. Mais, pour citer Marx encore une fois, une telle autocritique "n'est pas une passion de la tête mais la tête de la passion."
1 Pour une présentation du militant MC voir la note 6 de l'article "Quel bilan et quelles perspectives pour notre activité ?" du présent numéro de la Revue internationale.
2 Pour davantage d'information sur cette tendance, lire notre article de la Revue internationale n ° 109 "La question du fonctionnement de l'organisation dans le CCI".
3 "Le cours historique", dans la Revue internationale n°18.
4 Cf. “L’organisation du prolétariat en dehors des périodes de luttes ouvertes (groupes, noyaux, cercles. Etc.)” dans la Revue internationale n°21.
5 Cf. “La lutte du prolétariat dans la décadence du capitalisme” dans la Revue internationale n°23.
6 Cf. “Rapport sur la fonction de l'organisation révolutionnaire” dans la Revue internationale n°29.
7 Pour davantage d'information sur cette scission voir notre article de la Revue internationale n ° 109, "La question du fonctionnement de l'organisation dans le CCI", dont le passage suivants est extrait : "Lors de la crise de 1981, il s'était développé (avec la contribution de l'élément trouble Chénier, mais pas seulement) une vision qui considérait que chaque section locale pouvait avoir sa propre politique en matière d'intervention, qui contestait violemment le Bureau international (BI) et son Secrétariat (SI) (auxquels on reprochait notamment leur position sur la gauche dans l'opposition et de provoquer une dégénérescence stalinienne) et qui, tout en se réclamant de la nécessité des organes centraux, leur attribuait un rôle de simple boîte aux lettres".
8 Cette question est encore en discussion dans le CCI.
9 Un document interne encore en discussion dans l'organisation.
10 Nous pouvons parler de l'expression ouverte de solidarité entre les luttes aux Etats-Unis et en Europe et ceux du Moyen-Orient, en particulier en Égypte ou les slogans du mouvement en Israël définissant Netanyahou, Moubarak et Assad comme le même ennemi.